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s c i e n c e s & h i s t o i r e Ampère encyclopédiste et métaphysicien Robert Locqueneux

Ampère - isidore.co encyclopediste et... · amis les plus intimes est-elle bien dans l’esprit du temps, qui tourne à la confession d’un enfant du siècle : on pense à Ren

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  • s c i e n c e s & h i s t o i r e

    Ampreencyclopdiste et mtaphysicien

    Robert Locqueneux

  • Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    Robert Locqueneux

    17, avenue du HoggarParc dActivit de Courtabuf, BP 112

    91944 Les Ulis Cedex A, France

    Lille 1

  • Sciences & Histoire

    La collection Sciences & Histoire sadresse un public curieux de sciences. Sous la forme dun rcit ou dune biographie, chaque volume propose un bilan des progrs dun champ scientifique, durant une priode donne. Les sciences sont mises en perspective, travers lhistoire des avances thoriques et techniques et lhistoire des personnages qui en sont les initiateurs.

    Quelques parutions :LUnivers dvoil, par James Lequeux, 2005

    Pionniers de la radiothrapie, par Jean-Pierre Camilleri et Jean Coursaget, 2005

    Charles Beaudouin. Une histoire dinstruments scientifiques, par Denis Beaudouin, 2005

    Des neutrons pour la science. Histoire de lInstitut Laue-Langevin, une coopration internationale particulirement russie, par Bernard Jacrot, 2006

    Histoire dun pionnier de linformatique. 40 ans de recherche lInria, par Alain Beltran et Pascal Griset, 2007

    Un nouveau regard sur la nature. Temps, espace et matire au sicle des Lumires,par Jacques Debyser, 2007

    Franois Arago, un savant gnreux. Phisique et astronomie au XIXe sicle, par James Lequeux, 2008

    Histoire de lanesthsie. Mthodes et techniques au XIXe sicle, par Marguerite Zimmer, 2008.

    Imprim en France

    ISBN EDP Sciences : 978-2-7598-0038-4

    Tous droits de traduction, dadaptation et de reproduction par tous procds, rservs pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 nautorisant, aux termes des alinas 2 et 3 de larticle 41, dune part, que les copies ou reproductions strictement rserves lusage priv du copiste et non destines une utilisation collective , et dautre part, que les analyses et les courtes citations dans un but dexemple et dillustration, toute reprsentation intgrale, ou partielle, faite sans le consentement de lauteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (alina 1er de larticle 40). Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du code pnal.

    2008 EDP Sciences

  • Sommaire

    Introduction iii

    PREMIRE PARTIELhorizon lyonnais (1775-1803)

    Chapitre 1Lempreinte du pre 3

    Chapitre 2Les amitis lyonnaises 43

    Chapitre 3De llgie la tragdie 67

    Chapitre 4Les premiers pas dAmpredans le monde savant 121

    DEUXIME PARTIELes annes de philosophie et de chimie (1803-1820)

    Chapitre 5Linaptitude au bonheur 151

    Chapitre 6La pense philosophiqueaux environs de 1800 247

    Chapitre 7Un scientifique en philosophie :Ampre mtaphysicien 289

    Chapitre 8Des fluides et des forces 339

    Chapitre 9Ampre et la chimie 411

    Chapitre 10Ampre mathmaticien et physicien 455

  • ii Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    TROISIME PARTIEComment Ampre devnt le Newton de llectricit (1820-1826)

    Chapitre 11Grandeur et misre du dcouvreurdes phnomnes lectrodynamiques 495

    Chapitre 12De lexprience dOersted la dcouvertedes forces lectrodynamiques 545

    Chapitre 13Dveloppement et achvementde la thorie des phnomneslectrodynamiques 577

    Chapitre 14Des causes cachesdes phnomnes physiques 607

    QUATRIME PARTIELe dernier ouvrage (1826-1836)

    Chapitre 15La classification des sciencescosmologiques et noologiques 625

    Chapitre 16Crpuscule 663

    Notes et rfrences 705

  • Introduction

    La vie dAmpre est un roman, un roman sem dpines. Au terme dune enfance heureuse :la mort dune sur tendrement aime, les grands espoirs de 1789 trahis par la Terreur, le mar-tyr de Lyon, le pre guillotin, il rencontre enfin Julie et, pendant un bref moment, Ampre peut penser retrouver le bonheur, un bonheur tel quon a pu le connatre dans son monde au temps des Lumires : une vie de salon rduite au cercle de la famille de la promise. Aprs son mariage, Ampre recherche des cours particuliers. Puis professeur lcole centrale de Bourg-en-Bresse, il connait lexil et la maladie de Julie. lidylle succde alors la tragdie, la mort de la jeune pouse au terme dune longue agonie. Ensuite il obtient le poste de rpti-teur danalyse lcole polytechnique, connait un second mariage malheureux suivi dune sparation dfinitive, linstallation de sa famille Paris, quelques dsordres sentimentaux, la tentation du suicide, des moments de doute et de dsespoir, la foi qui se perd, et, enfin la paix intrieure atteinte dans une foi tranquille retrouve (Ozanam nous le montre priant le matin Saint-tienne-du-Mont), mais cest aussi le temps dune sant dclinante. Toute une vie qui peut tre retrace grce une correspondance abondante1, qui traduit frquemment ses tats dme, laisse deviner ses amours, dissque ses doutes religieux et suit sa reconversion. Ampre se dcouvre totalement dans cette correspondance. Il sy montre mme loccasion colrique envers sa sur lorsque les dettes saccumulent, mal inspir lorsquil tente en vain et cest heureux dorienter la carrire de son fils, encore plus mal inspir lorsquil marie sa fille un inconnu et toujours lche envers ce gendre joueur, alcoolique et violent la piti peut tre lche nutilisant pas les moyens que la loi met sa disposition pour protger sa fille. Cette correspondance peut nous le montrer travaillant tout le jour comme une brute, indiffrent tout ce qui nest pas lobjet de ses recherches et linstant suivant tourment par quelque mal moral, quelque dsespoir amoureux, quelque doute religieux, quelque dgot de la vie, en bref tourment par le mal du sicle. Ainsi cette correspondance adresse ses amis les plus intimes est-elle bien dans lesprit du temps, qui tourne la confession dun enfant du sicle : on pense Ren de Chteaubriand, Oberman de Senancourt ou Adolphede Benjamin Constant.

    Les amis dAmpre ont tous une forte personnalit, tous ont souffert de la Terreur, quel-ques-uns faillirent y prir, certains eurent une conduite hroque et obtinrent des fonctions minentes dans les administrations les plus inamovibles de lEmpire ou de la monarchie constitutionnelle ; ces derniers favorisrent constamment la carrire de leur ami. Ils ont laiss des tmoignages des conversations passionnes dAmpre, soit quil parle de science, de phi-losophie ou de religion soit que, plus simplement, il refasse le monde. Ampre et ses amis appartiennent la mouvance librale et chrtienne ; ses opinions politiques sont celles de Camille Jordan. Dautres nous le dcrivent errant comme une ombre dans le salon de Mme Rcamier. Sa correspondance nous le montre plus souvent chez les Cuvier ou chez les Jussieu. Nous avons des tmoignages contrasts de la vie dans la maison dAmpre selon quils sont de la patte du peintre Delecluse ou de Frdric Ozanam, qui vcut chez Ampre le temps de ses tudes. Nous avons donc la matire dune biographie intime dtaille.

  • iv Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    Ampre a appris lire dans lHistoire naturelle de Buffon. Trs jeune, il sest plong dans lEncyclopdie de Diderot et de dAlembert : on ne stonnera pas que, comme dAlembert, il se soit intress autant la philosophie quaux sciences. Toute sa vie, Ampre sera tourment par le dsir de connatre la nature de lintelligence et de la volont, de remonter lorigine de nos connaissances et au principe de dtermination de nos actes. ses dbuts en philosophie, comme tout le monde en France, Ampre suit Condillac, il y trouve un thme de recherche quil poursuivra toute sa vie : la question de lorigine de nos ides. Mais trs vite, en sloignant de Condillac et de Destutt de Tracy, Ampre cherchera restaurer la certitude de lexistence relle du monde physique et du monde moral que, pense-t-il, les systmes de Condillac, de Reid et de Kant dtruisent. Pour ce faire, il labore sa thorie des rapports : Ampre emprunte Kant la distinction entre dune part les phnomnes, que sont les sensations et le sentiment du Moi, et dautre part les noumnes ou substances que nous ne pouvons percevoir, mais que nous concevons comme causes des phnomnes et qui nont avec eux aucune ressemblance. Ainsi la matire serait-elle la cause de la sensation, lme celle du Moi et Dieu celle de lme et de la matire. Convaincu de la vrit des thories physiques, Ampre cherche jeter un pont indestructible sur labme qui spare la connaissance de la ralit. Ce pont, cest sa thorie des rapports par laquelle il tablit du moins sen montre-t-il convaincu que les rapports que nous apercevons entre les phnomnes sont identiques ceux qui existent entre les substances. Ampre pense ainsi achever le travail de ces lignes de philosophes qui sattachent dterminer la valeur de la connaissance et qui vont de Locke Reid et Kant. Jean-Jacques Ampre2, le fils, tmoigne des ambitions philosophiques de son pre qui ne veut rien moins que corriger Kant. Pour suivre une telle construction philosophique, il convient, en nous gardant des gnralits vagues qui napporteraient aucune lumire utile la connaissance de la philosophie dAmpre, de retracer ces diffrents courants de pense qui naissent de lEssai sur lentendement humain de Locke, lequel conduit Condillac et lidologie en France, lidalisme de Berkeley et au scepticisme de Hume en Irlande et en cosse, ce dernier appelant en rponse la philosophie du sens commun de lcole cossaise de Reid et la Critique de la raison pure de Kant Heidelberg. Luvre philosophique dAmpre, cest aussi lhistoire dune collaboration privilgie avec Maine de Biran, une collaboration qui produisit une correspondance persvrante de 1805 1819 3. On peut raisonnablement penser quAmpre, qui appartint lcole mystique de Lyon, ne fit quune brve incursion en idologie, fut trs tt influenc par Kant et guida la dmarche de Maine de Biran, lequel fut plus inspir par Reid que par Kant, de lidologie au spiritualisme.

    La correspondance entre Maine de Biran et Ampre renferme la thorie des rapports, et galement une classification des faits de lintelligence en psychologie, une classification quAmpre chafaude dans le mme temps quil tablit une classification des lments en chimie. la fin de sa vie, Ampre consacrera tout son temps une classification des sciences noologiques et cosmologiques.

    En sciences, Ampre est avant tout un mathmaticien. Dans la premire partie de sa car-rire, lcole polytechnique, il enseigne les mathmatiques ; il est un peu plus tard charg du cours de mcanique. lAcadmie des sciences, cest un fauteuil de mathmaticien quil sollicitera. Ainsi une grande partie de sa carrire dpend-elle de ses recherches en mathmati-ques. Mais Ampre est un touche--tout : il est aussi chimiste, naturaliste amateur, il disputera avec Cuvier sur la formation du globe ; passionn de botanique, il discute avec Geoffroy Saint-Hilaire de la classification des plantes.

  • Introduction v

    Lorsquen octobre 1807 Ampre est nomm professeur supplant danalyse, son intrt pour les mathmatiques a dj fortement dclin. Ampre est devenu mtaphysicien et compte le res-ter : comment quitter les ruisseaux et les bocages [de la mtaphysique] pour ces dserts brls par les rayons du soleil mathmatiques . Il frquente les membres de la socit dAuteuil et lie une relation de travail fconde avec Maine de Biran. Les travaux dAmpre en mtaphysique ne firent lobjet daucune publication et ne sont connus que par sa correspondance avec Maine de Biran pour la plus grande part. En 1808, lintrt que, dans sa jeunesse, Ampre avait manifest pour la chimie renat, lorsquil apprend la dcouverte du potassium et du sodium par Davy. En chimie comme en mtaphysique, Ampre ne publie pas. Cest dans ses discussions particu-lires et dans sa correspondance avec Davy quil dveloppe alors ses ides sur le chlore, le fluor et liode : il est alors le premier qui considre que ces corps sont des corps simples. Dans une let-tre date de mars 1813 et dans un mmoire sur le fluor publi en juillet de la mme anne, Davy reconnat avoir une dette envers Ampre. Voil ce qui lincite entreprendre la publication de ses travaux : trois mmoires de chimie sensuivront : le premier, en janvier 1814, sur la loi de Mariotte ; le second, la mme anne, sur la thorie de la combinaison chimique qui parat sous la forme dune lettre Berthollet ; le troisime, en 1816, sur la classification des corps simples en chimie. La rdaction du second mmoire fut tourmente, son auteur en pleine crise sentimen-tale songeait au suicide ds quil levait les yeux de ses papiers. En plus, il briguait un fauteuil de mathmatiques lAcadmie des sciences, aussi tait-il urgent quil rdige quelques mmoires danalyse, ce quil avait omis de faire depuis fort longtemps : il passe ainsi une grande partie de son temps rdiger un mmoire sur les quations aux drives partielles. La relation privilgie dAmpre avec le chimiste Davy et une relation conflictuelle avec Thnard ont loign Ampre des membres de la Socit dArcueil. Ampre a cependant fait part de ses ides sur la combi-naison chimique Berthollet qui la engag les publier. Alors quil craint davoir contre lui les Bonaparte de lalgbre lors de sa candidature lAcadmie des sciences, ceux-ci ont remis septembre llection lAcadmie, en partie pour lui donner le temps dy lire son mmoire de mathmatiques, lequel fera lobjet dun long compte rendu de Poisson dans le Bulletin de la socit philomatique de Paris. Ainsi Ampre reprend-t-il got aux mathmatiques : il compl-tera ensuite son mmoire sur les quations aux drives partielles par plusieurs mmoires o il traite de diverses applications et publiera encore quelques mmoires de mcanique. Il publiera aussi, en 1815, un mmoire sur les lois de la rfraction ordinaire et extraordinaire, mmoire dans lequel ses travaux sur les quations aux drives partielles trouvent sappliquer et qui gn-ralise un mmoire de Laplace sur le mme sujet. Les deux mmoires, celui de Laplace et celui dAmpre, sont prsents par Biot dans son Trait de physique exprimentale et mathmatique en 1816. Ainsi, en 1816, Ampre sest-il rapproch des membres de la Socit dArcueil, lorsquun vnement scientifique va len loigner nouveau : en mai 1816, la suite dune communi-cation dun mmoire de Fresnel par Arago lAcadmie des sciences, Ampre abandonne regret la thorie de lmission pour la vraie thorie de la lumire , fonde sur lhypothse ondulatoire. Voil scell un nouveau groupe damis : Arago, Fresnel et Ampre. Ampre mettra beaucoup de temps convaincre Fresnel de la ncessit de supposer la transversalit des vibra-tions de lther et nen convaincra jamais Arago. Cette option loigne Ampre des Bonaparte de la physique , qui sen tiendront toujours la thorie de lmission. Les travaux de Fresnel recueillirent nanmoins les encouragements de Laplace mais pas son assentiment ; mais les disciples de Laplace et de Berthollet sont loin de partager la largeur desprit de leurs matres, Poisson et Biot penchaient plutt pour lanathme.

  • vi Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    En 1820, un vnement va bouleverser les projets dAmpre, Oersted a mis en vidence laction dun circuit galvanique (que nous nommons la suite dAmpre un courant lectri-que) sur un aimant. Ampre interrompt ses diffrents travaux philosophiques, chimiques et mathmatiques pour se consacrer ce phnomne qui drange les physiciens franais :il dcouvre linteraction entre les courants lectriques et invente llectrodynamique 4. Pour ce faire, Ampre conoit et fait construire des instruments qui permettent de dterminer les forces dinteraction de deux circuits lectriques de formes diverses, partir de leurs conditions dquilibre. Ampre qui tait un exprimentateur fort malhabile fut aid dans ses manipula-tions par Fresnel et Arago ; il reut de ce dernier les exhortations ncessaires la publication quasi hebdomadaire de ses premiers travaux. Ampre conoit des enroulements de fils lec-triques, des solnodes le mot est de lui qui imitent laction des aimants, et partir de l, il ramne le magntisme llectricit.

    Dans ce domaine de recherche, Ampre et Biot sont alors concurrents ; ainsi, une nouvelle fois, Ampre soppose aux convictions de la Socit dArcueil. Alors quAmpre ramne les actions des aimants celles des courants lectriques, Biot ramne les secondes aux premires. Il sensuit quAmpre suppose que des actions entre les particules (ou les fluides) lectriques sont de natures diffrentes selon que les particules sont au repos ou en mouvement, il distin-gue des actions lectrostatiques et des actions lectrodynamiques. Biot de son ct suppose que les interactions sont les mmes que les particules lectriques ou magntiques soient au repos ou en mouvement et considre que le courant lectrique rend par sa prsence, passa-grement magntique, les corps conducteurs. Ainsi est-ce par une action magntique que le fil lectrique drange laimant. Alors que Biot voit dans laction des courants lectriques des phnomnes statiques, Ampre y voit des phnomnes dynamiques. Dans ses travaux sur les phnomnes lectrodynamiques, Ampre a jou tour tour sur plusieurs registres, soit quil recherche les causes caches des phnomnes physiques entre un atomisme proche de celui de Laplace et le dynamisme dOersted, soit quil labore sa thorie mathmatique des ph-nomnes lectrodynamiques sur quelques lois gnrales et lmentaires tires de lexprience, une approche thorique qui lui vaut les loges dAuguste Comte. Cest sur cette dernire note quau terme dune priode de travaux de six ans, plusieurs fois interrompue par la maladie, Ampre met un point final cette recherche en publiant la Thorie mathmatique des phnomnes lectro-dynamiques uniquement dduite de lexprience ; entre temps, en 1824, Ampre a obtenu, pour la premire fois de sa carrire, une chaire qui lui convient, la chaire de physique expri-mentale au Collge de France.

    Ampre revient ensuite la mtaphysique en sattachant llaboration dune classifica-tion des sciences cosmologiques et noologiques et, en passant, il donne les bases dune sci-ence naissante, lethnologie. La classification claire ses diffrentes approches de la physique :approche exprimentale, approches interprtatives. Ampre puise dans le systme du monde de Newton et dans la structure de lther propose par Fresnel pour rendre compte de la trans-versalit des ondes lumineuses, la conviction que les thories physiques saisissent la ralit mme des choses et les vritables causes des phnomnes.

    Nous avons voulu prsenter ici, tout la fois, un hritier des Lumires, un hros romantique tourment par le mal du sicle, lauteur dune uvre philosophique profondment clectique qui contribua mener la philosophie franaise de lidologie au spiritualisme, un scientifique aux centres dintrt multiples : un mathmaticien de profession que seuls ses soucis de carrire ramnent aux mathmatiques, un chimiste passionn, enfin, ce qui assura sa gloire, linitiateur

  • Introduction vii

    dune nouvelle branche des sciences physiques, llectrodynamique. Nous ne pousserons pas le souci de la vrit en mlant les sentiments et les travaux scientifiques dAmpre : une corres-pondance dans le style de Senancourt et des analyses historiques des uvres mtaphysiques ou scientifiques mme sils furent souvent simultans. Mais tout en les sparant, nous ferons au risque de quelques redites dans le rcit des uns et des autres quelques vocations de lun et lautre afin de mieux faire ressentir leur simultanit.

  • Premire partie

    Lhorizon lyonnais(1775-1803)

  • Chapitre 1

    Lempreinte du pre

    Jean-Jacques Ampre, le pre du physicien, est n le 8 janvier 1733 Lyon. Il y devint ngociant en soie comme son pre et ses trois frres. trente-huit ans, il pousa Jeanne (Antoinette) de Sutires-Sarcey, elle aussi membre dune famille de ngociants en soie qui ntaient pas sans quelques prtentions nobiliaires. Jeanne Sarcey, dune quinzaine dannes plus jeune, tait orpheline et vivait avec sa sur cadette Antoinette qui continua vivre avec le couple.

    Quelques semaines avant son mariage, le 30 juin 1771, Jean-Jacques Ampre achte pour 20 000 livres (dont 6 000 livres de mobilier) une proprit Poleymieux, aux Monts dOr, une dizaine de kilomtres au nord de Lyon, lcart des grandes rou-tes. Le 12 juillet 1771, il signe son contrat de mariage, le mobilier de la marie y est estim 3 000 livres. Le mariage eut lieu le 16 juillet ; le 8 fvrier 1772, la jeune pouse avait reu une dot de 25 000 livres contre une rente viagre de 500 livres de lun de ses oncles Jacques Sutires-Sarcey habitant Paris. Louis de Launay, qui publia la correspondance dAmpre, estime la fortune du mnage environ de 100 000 livres, somme quil juge importante pour le milieu et pour lpoque.

    Pendant une dizaine dannes, Jean-Jacques Ampre continue son ngoce. Le couple habite Lyon, et Poleymieux nest quune maison de campagne o il ne passe que lt. Les deux premiers enfants naissent Lyon, dans la paroisse Saint Nizier o ils sont baptiss : Antoinette nat le 22 juin 1772 et Andr, le 22 janvier1775, lanne du sacre de Louis XVI. Lacte de baptme du physi-cien qui tient lieu dtat civil, comporte le texte suivant :

    Le 22 janvier, jai baptis Andr-Marie, n le 20, fils de SieurJean-Jacques Ampre, bourgeois de Lyon et de demoiselle Jeanne-Antoinette de Sarcey, son pouse. Parrain : Sieur Andr de Sutires-Sarcey (loncle de Jeanne Sarcey) ancien capitaine au rgimentde Bretagne ; marraine Marie-Magdeleine Bertoy, veuve de SieurFranois Haller, marchand mercier Paris, reprsente par demoi-selle Antoinette Sarcey, fille mineure, qui avec le pre, ont sign1 .

    Cest Lyon quAndr2 passe les premires annes de son enfance et que se rattachent les premiers souvenirs quil relate dans sa biographie crite la troisime personne.

  • 4 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    Avant de pouvoir lire, le plus grand plaisir du jeune Ampre taitdentendre des morceaux de lhistoire naturelle de Buffon, il deman-dait sans cesse quon lui lt lhistoire des animaux et des oiseauxdont il avait appris depuis longtemps tous les noms en samusant en regarder les figures. La libert quon lui laissait de ntudierque quand il lui plaisait de le faire fut cause que, quoiquil st pe-ler depuis longtemps, il ne lisait point encore, et cest en sexerantseul comprendre lhistoire des oiseaux quil apprit enfin lirecouramment3 .

    Lenfant avait le got dapprendre et une excellente mmoire, aussi son pre dcida-t-il de linstruire lui-mme sans le contrain-dre daucune sorte. En effet, comme beaucoup de bourgeois au XVIIIe sicle, Jean-Jacques Ampre tait lettr ; selon son fils, il navait jamais cess de cultiver la littrature latine et franaise, ainsi que plusieurs branches des sciences .

    Bientt, (ds que lenfant sut lire) la lecture des livres dhistoireet des pices de thtre quil trouvait dans la bibliothque de sonpre lattacha autant que celle de Buffon. Il se passionnait pour lesAthniens et les Carthaginois et prenait en haine les Lacdmonienset les Romains, quand il les voyait subjuguer ou dtruire les peuplesquil affectionnait. Il prenait un singulier plaisir apprendre desscnes entires des tragdies de Racine et de Voltaire et les rciteren se promenant seul. Les sentiments que ces lectures dveloppaienten lui lexaltaient parce quil entendait raconter des vnements dela guerre que lAngleterre et la France se faisaient alors au sujetde lindpendance des tats-Unis4 .

    Lorsquen 1783 cette guerre cessa et que, par le trait de Versailles, lAngleterre reconnut lindpendance des tats-Unis, Andr navait que huit ans ; il tait donc bien jeune lorsquil par-tageait avec son pre les passions de son temps pour lhistoire ancienne, les tragdies et le sort des Amricains.

    En 1782, Jean-Jacques Ampre prit sa retraite. Il tait alors, selon les critres de lpoque, un homme g, il approchait la cinquan-taine. Un troisime enfant, Josphine naquit Lyon le 22 janvier1785. partir de ce moment, la famille sinstalla Poleymieux, ne passant plus Lyon o elle avait gard son domicile que deux mois dhiver. Ainsi dans les dernires annes de lAncien Rgime la famille Ampre toucha-t-elle de trs prs lidal de bonheur de son temps. Poleymieux fut le cadre de la priode la plus heu-reuse, sinon la seule, de la vie dAmpre. Cest l que se ratta-chent tous ses souvenirs denfant et de jeune homme, souvenirs quil cultivera tout au long de sa vie (figure 1.1).

    La maison dAmpre est toujours l, transforme en muse. Laspect du village tel quil tait la veille de la Rvolution et

    Figure 1.1. Maison dAmpre Poleymieux,

    laquelle est aujourdhui un muse de llectricit.

  • Lempreinte du pre 5

    sa situation conomique et sociale nous sont connues grce au procs-verbal de la premire sance de lAssemble municipale qui se tnt au chteau seigneurial le 25 mai 1788. Le but de la ru-nion tait de rpondre une enqute prescrite par ladministra-tion de la gnralit sur ltat de la commune. Tout cela nous est restitu par un historien local, Andr Vernay qui fut instituteur Poleymieux dans les annes 19305.

    cette poque, Poleymieux compte 80 feux y compris le ch-teau, la cure et cinq maisons bourgeoises (dont la maison dAmpre).Le chteau situ tout fait dans le haut du village fut brl au dbutde la Rvolution. Il ne subsiste plus, aujourdhui, quun vaste bti-ment (aux murailles paisses de deux mtres) o lon retrouve seule-ment quelques modestes vestiges du pass .

    Cependant, non loin, slve encore une haute et large tour, appele autrefois la Tour des Commissaires et qui dpen-dait du chteau. Tout ct se trouvait alors la petite glise de la paroisse dorigine trs ancienne, peut-tre primitivement cha-pelle du chteau. (Elle fut dsaffecte vers 1860 et transforme en maison bourgeoise.)

    En 1788, la commune comptait 406 habitants Les paysansntaient pas riches et il y avait alors 20 pauvres laumne.La majeure partie des habitants na que de trs petites facults parla situation des lieux qui est dune culture trs pnible et les terrainsdun trs mdiocre produit6 .

    Dailleurs le seigneur et le cur possdaient une grande par-tie de la superficie cultivable : le premier exploitant directe-ment 90 hectares et le deuxime affermant 18 bicheres (environ 2,30 hectares). Les pentes dominant le village taient des com-munaux servant de pturages. Et les bons terrains eux-mmes taient encombrs de nombreux mrgers (des monticules for-ms avec les pierres tires des champs lors du dfrichement) qui gnaient les travaux des champs.

    On sent qu cette poque Poleymieux est surpeupl et que la commune ne peut nourrir tous ses habitants. Aussi on sme en bl-froment toute la surface possible (52 hectares en 1788), le reste tant en vignes, bois, il ny a que quelques petites prairies ! .

    Les produits en bl sont modiques, il sen faut bien quen gnral,on rcolte du bl pour la consommation de la paroisse. Aussi la plusgrande partie des habitants est force daller moissonner en Bresse,afin den rapporter quelques bls quils ne peuvent point se permettrechez eux. Malheureusement, ils rapportent de ce pays marcageuxdes fivres qui leur font payer durement le fruit de leurs peines.

  • 6 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    On vend quelque vin Neuville et Lyon. Il est de la plus difficileet de la plus prilleuse exportation, par la nature des chemins !En somme, la paroisse nest pas riche : il ny a que 5 paires debufs, divises entre le seigneur et 3 bourgeois, 50 vaches, environ100 brebis. Les btes cornes y sont sujettes la maladie du char-bon. Les vaches ne sont point fruitires parce quelles labourent etvoiturent ! .

    Comme ressources, il faut ajouter quelques journes que pro-curent les gens aiss et les bourgeois ; pas de fabriques, quelques petits commerants : 3 cabaretiers, un tailleur de pierres un mar-chal-ferrant et mme un tisserand.

    La diminution de la dme sera la premire revendication de la paroisse : La quotit est la plus accablante puisquelle est de 11 la 12e (la douzime gerbe tant donne au fermier de la dme) pendant que dans les paroisses limitrophes elle est de 20 la 21e.Elle se peroit sur le vin et sur toutes sortes de grains ; elle est afferme 1 300 1 400 livres .

    Jean-Jacques Ampre vcut alors fort bourgeoisement de ses rentes fort substantielles. Il dirigeait lexploitation de son domaine, que cultivait un granger, Delorme. Il devint aussi le procureur fiscal du seigneur de Poleymieux en quelque sorte son intendant. Ces activits lui laissaient le loisir de cultiver la littra-ture et dduquer ses deux enfants. Peut-tre sous linfluence de Rousseau, il les laissa sinstruire sans contrainte, se bornant leur inspirer le dsir de savoir et les dirigeant presque leur insu.

    Reprenons lautobiographie dAndr Ampre :

    Son pre qui connaissait et parlait mme la langue de Virgile aussibien que laurait pu faire le plus habile professeur, lui inspira ledsir de lapprendre en lui rcitant souvent des vers de cet admirablepote, dont lharmonie charmait le jeune Ampre. Il sut bientt assezde latin pour comprendre les auteurs qui ne prsentent pas de gran-des difficults : mais treize ans, les lments de mathmatiques deRivard et de Mazeard tant tombs sous sa main, tout autre tudefut oublie. Il sen occupa uniquement, et la lecture de ces deux livresfut suivie de celle de lalgbre de Clairaut et des traits des Sectionsconiques de La Chapelle et du Marquis de LHopital. Ne connaissantpersonne qui eut la moindre connaissance des mathmatiques, il semit composer un trait des sections coniques avec les matriauxquil trouvait dans ces ouvrages et des dmonstrations quil ima-ginait et croyait nouvelles. Mais quand il voulut lire les articles demathmatiques de lEncyclopdie, il fut arrt par lemploi du calculinfinitsimal dont il navait aucune ide.Ayant cette poque, pendant un sjour de quelques mois que sonpre fit Lyon, eu loccasion de voir M. Daburon, alors professeur

  • Lempreinte du pre 7

    de Thologie au Collge de la Trinit de Lyon qui stait beaucoupoccup de mathmatiques, il lui raconta lembarras o le mettaientles d quil trouvait dans ces articles sans quon y et dit ce que cettelettre reprsentait. M. Daburon fut frapp de ce que le jeune Ampreavait fait sans autre secours que les livres quil avait tudis. Il eutla bont de lui donner quelques leons de calcul diffrentiel et decalcul intgral et lui aplanit ainsi les difficults qui lavaient arrt.Son pre, pntr de reconnaissance, se lia dune intime amiti avecM. Daburon qui venait parfois passer quelques jours la campagneo il avait ramen son fils. M. Daburon dirigea les tudes mathma-tiques du jeune Ampre et lui inspira une nouvelle mulation quirendit ses progrs plus rapides7 .

    Sainte-Beuve qui recueillit les souvenirs dAmpre et de sa famille donne une relation de cet pisode dans lequel il sattache sans doute plus la justesse des sentiments qu celle des faits.

    Le jeune Ampre connaissait dj toute la partie lmentaire desmathmatiques et lapplication de lalgbre la gomtrie, lorsquele besoin de pousser au-del le fit aller un jour Lyon avec son pre.M. labb Daburon (depuis inspecteur gnral des tudes) vit entreralors dans la bibliothque du collge M. Ampre, menant son filsde onze douze ans, trs petit pour son ge. M. Ampre demandapour son fils les ouvrages dEuler et de Bernouilli. M. Daburon fitobserver quils taient en latin : sur quoi lenfant parut consternde ne pas savoir le latin ; et le pre dit : Je les expliquerai monfils et M. Daburon ajouta : Mais cest le calcul diffrentiel quony emploie, le savez-vous ? Autre consternation de lenfant ; etM. Daburon lui offrit de lui donner quelques leons, et cela se fit8 .

    Malgr ce quAmpre dit dans son autobiographie, il parat stre entich des mathmatiques avant treize ans ; en effet cet ge il prsente sa premire communication lAcadmie de Lyon, le 8 juillet 1788 : Sur la rectification dun arc quelconque de cercle plus petit que la demi-circonfrence , qui prouve quil a alors parfaitement assimil le calcul diffrentiel9.

    Lintrt que labb Daburon porta son lve nous permet de relativiser le jugement port dordinaire sur la formation auto-didacte dAndr Ampre. Le collge de la Trinit a une longue tradition denseignement scientifique. Au temps des Jsuites (avant quils ne soient chasss du Royaume en 1762), le pre Braud y a form Montucla, Lalande et labb Bossut. De cette poque, le Collge gardait pour son enseignement une vaste col-lection dinstruments mathmatiques en architecture civile et militaire, gomtrie, mcanique, optique, et hydraulique. Les Oratoriens qui succdrent aux Jsuites conservrent cet enseignement et la section de philosophie, dont lenseignement

  • 8 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    stend sur deux annes, tait subdivise en deux sections distinc-tes : lune de philosophie proprement dite, lautre de physique.

    Daburon dut tre dautant plus laise pour diriger la forma-tion du jeune Ampre, que, par tradition, lOratoire, les matres avaient surtout un rle de directeur de lectures, de recherches et de travaux. Les cours peu nombreux, devant un faible audi-toire, se prolongeaient par un dialogue avec les lves10. Voil qui rduit dautant la distance entre la formation dAmpre et celle de ses contemporains.

    En 1790, lAssemble constituante supprima la congrgation, dsorganisant lenseignement. Mais on peut douter quAndr Ampre lait suivi sil navait pas t supprim, car, lge de quinze ans, ses connaissances dpassaient dj celles des lves de ces classes.

    Ainsi la vocation scientifique dAmpre saffirme-t-elle trs tt. Ampre nous laisse accroire quelle lui vint du sentiment denthou-siasme pour les sciences physique et philosophique que fit natre en lui la lecture de Lloge de Ren Descartes de Thomas11, lecture propre enflammer limagination dun enfant solitaire, lme religieuse. En effet, [Thomas] croi(t) voir Descartes, avec le res-pect dont il tait pntr pour la Divinit, entrer dans le temple et sy prosterner : (il croit) lentendre dire Dieu : O Dieu ! Puisque tu mas cr, je ne veux point mourir sans avoir mdit sur tes ouvrages : je vais chercher la vrit, si tu las mise sur la terre ; je vais me rendre utile lhomme, puisque je suis homme ; soutiens ma faiblesse, agrandis mon esprit, rends-le digne de la nature et de toi : si tu permets que jajoute la perfection des hommes, je te rendrai grce en mourant, et ne me repentirai point dtre n12 .

    moins que Thomas naime le voir debout sur la cime des Alpes (y) mditant profondment la lueur des orages .

    Puisque cet ouvrage a contribu la vocation philosophique et scientifique dAndr Ampre, nous en prendrons prtexte pour en exposer les grandes lignes ; il nous fait connatre lopi-nion commune des savants de lpoque, tant il y a, selon Garat, dans chaque sicle, un esprit gnral qui influe, sans quon sen aperoive, sur tous ceux qui vivent dans le mme temps 13.

    En effet, cet loge de Descartes, crit dans les annes 1760,reflte bien les convictions de ces savants qui considrent que les vastes systmes philosophiques sont plus propres garer les-prit humain qu le servir et qui se veulent les hritiers de Locke et de Newton. Thomas nous montre ce que ces derniers emprun-tent Descartes, comment ils se gardent de ses garements ;il montre aussi ce que Newton tient de tous ceux qui lont pr-cd. Ainsi Thomas brosse-t-il en larges traits un tableau des pro-grs de lesprit humain.

  • Lempreinte du pre 9

    La philosophie, ne dans lgypte, dans lInde et dans la Perse,avait t, en naissant, presque aussi barbare que les hommes. Dansla Grce, aussi fconde que hardie, elle avait cr tous ces systmesqui expliquaient lunivers, ou par le principe des lments, ou parlharmonie des nombres, ou par les ides ternelles, ou par les combi-naisons de masses, de figures et de mouvements, ou par lactivit dela forme qui vient sunir la matire14. Dans Alexandrie, et la courdes rois, elle avait perdu ce caractre original et ce principe de fcon-dit que lui avait donn un pays libre. Rome, parmi des matreset des esclaves, elle avait t galement strile ; elle sy tait occupe,ou flatter la curiosit des princes, ou lire dans les astres la chutedes tyrans. Dans les premiers sicles de lglise, voue aux enchan-tements et aux mystres, elle avait cherch lier commerce avec lespuissances clestes ou infernales. Dans Constantinople, elle avaittourn autour des ides des anciens Grecs, comme autour des bornesdu monde. Chez les Arabes, chez ce peuple doublement esclave et parsa religion et par son gouvernement, elle avait eu ce mme caractredesclavage, borne commenter un homme (Aristote), au lieu dtu-dier la nature. Dans les sicles barbares de lOccident, elle navaitt quun jargon absurde et insens, que consacrait le fanatisme etquadorait la superstition. Enfin, la renaissance des lettres, ellenavait profit de quelques lumires, que pour se remettre par choixdans les chanes dAristote15 .

    Du sicle dAristote celui de Descartes, Thomas aperoit un vide de deux mille ans ; il peroit enfin, dans le sicle qui prcda la naissance de Descartes une espce de fermentation gnrale. On veut partout remuer les anciennes bornes ; on veut tendre la sphre humaine 16 : les grands navigateurs dcouvrent des contres immenses et nouvelles ; Copernic rtablit le mouvement de la terre ; Kpler, le lgislateur des cieux, ouvre la route des vrits nouvelles ; Galile fait dans les cieux ce que les grands navigateurs faisaient sur les mers, il aborde de nouveaux mon-des (et) lhomme touche aux extrmits de la cration .

    Alors : la gomtrie est applique la doctrine du mouve-ment ; la force acclratrice dans la chute des corps est mesure ;on dcouvre la pesanteur de lair ; on entrevoit son lasticit ; (et) Bacon fait le dnombrement des connaissances humaines, et les juge17 .

    Enfin, quand tout (fut) dispos pour une rvolution ,Descartes vint. Thomas peut alors faire lhistoire de ses penses, il commence par o Descartes a lui-mme commenc. Faisant table rase de toute opinion, Descartes slve au doute universel et trouve dans son doute mme la premire vrit : puisque je doute, je pense ; puisque je pense, jexiste . Voici que Descartes sent en lui un tre aux facults bornes mais qui embrasse et

  • 10 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    conoit linfini. Mais cette ide ne suppose-t-elle pas hors de lui un tre qui en soit le principe, la cause ? Lide seule de ltre parfait renferme une existence ncessaire, voici dmontre lexis-tence de Dieu. Thomas montre comment, aprs stre lev Dieu, Descartes est descendu dans son me, a saisi sa pense, la spare de la matire, sest assur quil existait des corps hors de lui18 et qualors, sr de tous les principes de ses connaissan-ces, peut slancer dans lunivers physique quil va parcourir, embrasser, connatre.

    Mais Thomas nest pas seulement lhagiographe de Descartes ;il le montre aussi sgarant dans la mtaphysique :

    accoutum des mditations profondes, habitu vivre loin dessens, chercher dans son me, ou dans lessence de Dieu, lorigine,lordre et le fil de ses connaissances, (il ne) pouvait souponner quelme ft entirement dpendante des sens pour les ides.Ntait-il pas trop avilissant pour elle quelle ne ft occupe quparcourir le monde physique, pour y ramasser les matriaux de sesconnaissances, comme le botaniste qui cueille ses vgtaux ; ou extraire des principes de ses sensations, comme le chimiste qui ana-lyse les corps ?

    Aussi Descartes imagina-t-il que les ides sont innes en lhomme. Selon Thomas, il tait rserv Locke de nous don-ner, sur les ides, le vrai systme de la nature, en dveloppant un principe connu par Aristote, et saisi par Bacon, mais dont Locke nest pas moins le crateur ; car un principe nest cr que lors-quil est dmontr aux hommes19 .

    Voil pour la mtaphysique de Descartes ; voici mainte-nant la partie la plus solide de luvre de Descartes :

    (il a) transport dans sa logique la mthode des gomtres ; il seservit de lanalyse logique pour perfectionner lalgbre ; il appli-qua ensuite lalgbre la gomtrie ; la gomtrie et lalgbre lamcanique ; et ces trois sciences combines ensemble, lastronomie.Cest donc lui quon doit les premiers essais de lapplication de lagomtrie la physique : application qui a cr encore une sciencetoute nouvelle. Arm de tant de forces runies, Descartes marche lanature ; il entreprend de dchirer ses voiles, et dexpliquer le systmedu monde .

    Et Descartes rduit le monde entier, des cieux aux tres ani-ms, une seule et immense machine, dont les roues et les res-sorts ont t disposs au commencement, de la manire la plus simple, par une main ternelle20 .

    Il est de peu de consquence pour les progrs de lesprit humain que Descartes sgare puisquil a forg les outils qui

  • Lempreinte du pre 11

    permirent Leibniz et Newton de prolonger son uvre et de la corriger. Il appartient la gloire de Newton de dmontrer les rapports de la gravitation dans les cieux, de calculer la marche des plantes et de crer une optique nouvelle.

    Thomas nexprime-t-il pas ce que lenfant ressent sans oser se lavouer ? Plus encore ne dcrit-il pas ses propres tats dme ?

    La nature, qui travaillait sur cette me et la disposait insensible-ment aux grandes choses, y avait mis dabord une forte passion pourla vrit. Ce fut l peut-tre son premier ressort. Elle y ajoute ce dsirdtre utile aux hommes elle lui donne ensuite, pour le temps de sajeunesse, une activit inquite, ces tourments du gnie, ce vide duneme que rien ne remplit encore, et qui se fatigue chercher autourdelle ce qui doit la fixer21 .

    Comment cet loge de la solitude qui a bien touch Voltaire, ne toucherait-t-il pas un enfant qui se clotre dans ses lectures.

    Est-ce l le premier contact dAmpre avec lhistoire de la phi-losophie et de la pense scientifique22 ? Reprenons lautobiogra-phie dAmpre l o nous lavons laisse.

    Chaque anne, M. Ampre passait deux mois Lyon ; il condui-sit son fils quelques leons du cours de physique de Monsieur leProfesseur Mollet. De retour la campagne, celui-ci lut quelquesouvrages de physique, et quelque temps aprs la lecture des Lettresde Rousseau sur la Botanique lui ayant inspir une grande ardeurpour ltude de cette science, il partagea son temps entre les herbori-sations et les calculs23 .

    Cest aussi lge, des longues promenades dans les chemins creux travers champs et bosquets o le fils du granger, selon son tmoignage, laccompagnait parfois le dimanche. Ils en reve-naient avec un grand panier charg de plantes et de cailloux, quitte sattirer les railleries des gamins de leur ge ; dailleurs, toujours distrait et rveur, le jeune Ampre passait pour un illu-min dans tout le village.24

    Le jeune Ampre lit beaucoup et rien de ce quil a conu ne sort de sa mmoire. Cest cette poque quil lut lEncyclopdie :Sainte-Beuve et Arago affirment tous deux quil sut toujours tout ce quelle contenait.

    Mais ce sont les mathmatiques qui, jusquen 1793, loccup-rent le plus.

    dix-huit ans, il tudiait la Mcanique Analytique de Lagrange(louvrage paru en 1787) dont il avait refait presque tous les calculs ;et il a rpt souvent quil savait alors autant de mathmatiques quilen a jamais sues25, 26 .

  • 12 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    1789, la convocation puis louverture des tats gnraux, la constitution du Tiers tat en Assemble nationale, le serment du Jeu de Paume, la runion du clerg et de la noblesse au tiers ; sur ces vnements, Jean-Jacques Ampre fonde lespoir de voir, un prochain jour, les ides des Lumires triompher en France comme elles lont fait aux tats-Unis. Lecteurs des Encyclopdistes et de Rousseau, Jean-Jacques Ampre et son fils croient au progrs de lesprit humain. Ils esprent que les lumires de la raison appli-ques au gouvernement des hommes vaincront larbitraire, lin-tolrance, le fanatisme. Ils voient dj le pouvoir arbitraire cdant la place une monarchie constitutionnelle qui garantirait lga-lit de tous devant la loi, les liberts individuelles et la libert du commerce et de la manufacture.

    La prise de la Bastille fit sur le jeune Ampre une trs vive impression quil a pu comparer celles que lui firent sa premire communion et la lecture de Lloge de Descartes.

    La prise de la Bastille, Rtif de la Bretonne, inlassable prome-neur de Paris, nous en fait les tmoins.

    je respirais librement, lorsque japerus devant moi une fouletumultueuse Je mavance, et, spectacle dhorreur ! ce sontdeux ttes que je vois au bout dune pique ! Au milieu de la grve, je trouve un corps tronqu de sa tte, tenduau milieu du ruisseau, et quenvironnaient cinq ou six indiffrents.Je questionne.Cest le gouverneur de la Bastille.Javanai, sans minformer davantage : mon me prouvait trop desensations. Elle naurait pu, dans son motion orageuse, entendredes dtails.Aprs avoir pass larcade de lHtel de Ville, je rencontre des can-nibales ; lun, je lai vu, ralisait un horrible mot, prononc depuis :il portait, au bout dun taille-cime, les viscres sanglants dune vic-time de la fureur, et cet horrible bouquet ne faisait frmir personne.Plus loin je rencontre les morts des assigeants, ports sur un bran-card. Jen vis cinq en tout, y compris deux blesss. Derrire euxtaient les invalides et les Suisses prisonniers. De jeunes et joliesbouches jen frmis encore criaient : Pendez ! pendez ! Jallais pour voir commencer le sige de la Bastille et dj tout taitfini : la place tait prise. Des forcens jetaient des papiers, des papiersprcieux pour lhistoire, du haut des tours, dans les fosss Un gniedestructeur planait au-dessus de la ville Je la vois, cette Bastilleredoute, sur laquelle, en allant chaque soir dans la rue Neuve-Saint-Gilles, trois annes auparavant, je nosais jeter les yeux ! Je la vistomber avec son dernier gouverneur !O quelles rflexions ! Jen tais suffoqu et peine je pouvais dmlerma pense Je men revins ; un sentiment de joie de voir cet horrible

  • Lempreinte du pre 13

    pouvantail prt tomber se mlait aux sentiments dhorreur dontjtais rempli27 .

    En 1796, aprs qu Poleymieux se sera joue la version cham-ptre de la prise de la Bastille, aprs les horreurs de Lyon, et la dcapitation de son pre Andr Ampre aura sur la prise de la Bastille, les mmes sentiments mls :

    Et que le jour sanglant de nos premiers forfaitsAit dtruit ces cachots, lopprobre des Franais,O le fatal abus dun pouvoir lgitimeEnchanait tour tour linnocence et le crime28 .

    Beaucoup plus tard, on peut avancer quil eut sur lvnement un sentiment fort semblable celui que Chateaubriand exprima, en 1821, dans les Mmoires dOutre-tombe :

    On admira ce quil fallait condamner, laccident, et lon nalla paschercher dans lavenir les destines accomplies dun peuple, le chan-gement des murs, des ides, des pouvoirs politiques, une rnova-tion de lespce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait lre,comme un sanglant jubil. La colre brutale faisait des ruines, etsous cette colre tait cache lintelligence qui jetait parmi ces ruinesles fondements du nouvel difice.Mais la nation qui se trompa sur la grandeur du fait matriel,ne se trompa pas sur la grandeur du fait moral : la Bastille tait sesyeux le trophe de sa servitude ; elle lui semblait leve lentre deParis, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de sesliberts29 .

    cette poque, Jean-Jacques Ampre entreprit de traduire ses convictions politiques dans une tragdie : Artaxerxe oule Roi constitutionnel ; il fit, laborieusement, sur un thme corn-lien des vers la manire de Voltaire.

    Bientt Andr sintressa moins aux vnements politiques, tout comme la grande majorit des Franais ; il sintressa de moins en moins aux vers paternels et revint ses proccupations habituelles, cest--dire aux mathmatiques.

    Un vnement trouble alors la quitude de la famille Ampre,

    le mardi 14 dcembre (1790), un dtachement de la garde nationalede Lyon, accompagn par la municipalit de Poleymieux, se disantautoris par ordre suprieur, est venu sur le soir, suivi dune grandequantit de personnes armes, visiter le chteau, la cure et lglise,o il ne trouva rien, quil ne soit permis davoir30 .

    cette date, Jean-Jacques Ampre est toujours le procureur fiscal du chtelain, on peut donc le souponner de dtenir les

  • 14 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    papiers terriers du chteau, voire mme des armes, aussi perqui-sionne-t-on sa maison.

    Ces perquisitions font suite la dcouverte dun complot royaliste Lyon dont lun des chefs, Antoine Guillin du Montet, tait le frre du seigneur de Poleymieux. Les royalistes lyonnais auraient tent de soulever la troupe, et il semble que le peuple voulait accueillir Lyon le prince de Cond et le comte dArtois qui taient alors Turin.

    La municipalit leur est favorable ; Mme Roland ncrit-elle pas, le 1er novembre 1790, nous laisserons les Lyonnais ordon-ner leur municipalit, dans laquelle le parti aristocrate redoute terriblement de voir entrer des patriotes ?31

    Aprs Varennes, de nombreux officiers ne se sentant plus lis par serment au roi migrrent. La France fut alors hante par la crainte dune invasion trangre et dune trahison intrieure ;comme au temps de la Grande Peur, des troubles naissaient dans les campagnes.

    La Grande Peur avait affect le Dauphin et la Dombes toute proche ; cette fois, des troubles naissent au Mont dOr, le 24 juin1791, le chteau de Chaponnay Morance est pill et saccag. Et, deux jours plus tard, une seconde perquisition du chteau de Poleymieux est ordonn par le club dun village voisin, Chasselay. Le club de Chasselay dpend de la Socit des Amis de la Constitution (cest le nom du club des Jacobins), club lyon-nais affili au club des Jacobins de Paris. Dans le registre parois-sial, le cur a not laconiquement : Le dimanche 26 juin 1791, le chteau de Poleymieux fut pill, saccag, incendi et le seigneur Aim Guillain du Montet fut tu dans le mme instant hors de son chteau et son corps fut jet au feu32 .

    Ainsi les troubles du temps touchrent-ils de prs le jeune Ampre, deux fois de suite, Poleymieux.

    Six mois plus tard, la famille Ampre passe comme laccou-tume les mois les plus rigoureux de lhiver Lyon. Cest alors que Jean-Jacques Ampre est lu juge de Paix dans le quartier de la Halle au bl (la Grenette), le 12 janvier 1792 ; il est lu par une Assemble de citoyens actifs runis lglise des Cordeliers, trois voix de majorit au troisime tour de scrutin. Jean-Jacques Ampre passera maintenant la majeure partie de son temps Lyon, laissant sa famille Poleymieux.

    Peu de temps aprs, le 2 mars, Antoinette, la sur ane, sest teinte, dune maladie de langueur ; elle est inhume au cimetire de Poleymieux. Andr a perdu la plus tendre amie , la compa-gne de son enfance, il en prouva une grande douleur et pendant plusieurs annes, il ne put se rsoudre franchir le seuil de la petite glise de sa paroisse.

  • Lempreinte du pre 15

    Longtemps aprs, il composa cette lgie la mmoire dAntoinette.

    Jours dinnocence et de flicitO, libre encore et matre de moi-mme,Jtais aim de tout ce que jaimais !Jours fortuns : Ne pourrai-je jamaisVous retrouver auprs de ce que jaime ?Je men souviens, peine mon printempsJe respirais pour la plus tendre amie33 !Quel calme heureux, quels doux panchementsFaisaient alors le charme de ma vie !De nos deux curs la tendre sympathie,Ces riens nafs, ces premiers sentimentsQue la nature inspire notre enfance,Les plaisirs purs que sa main nous dispense,De ces beaux jours filaient tous les moments34 .

    Cest cette poque qu Paris et Lyon se nouent les vne-ments qui vont, en bouleversant les destines de la France, affec-ter la situation de la famille Ampre, modifier le cours de la vie dAndr Ampre, ancrer ses convictions politiques et marquer profondment sa sensibilit.

    Lhiver 1791-1792 fut une priode daccalmie politique : lAs-semble lgislative a t lue et il semble alors que la Rvolution est acheve. La composition de lAssemble a de quoi satisfaire Jean-Jacques Ampre ; la droite aristocratique ny a plus de repr-sentant ; les feuillants qui se regroupent autour de La Fayette et du Triumvir Barnave, Lameth et Dupont composent prsent la droite de lAssemble ; les Jacobins avec Brissot, Condorcet, Vergniaud, sigent gauche, ceux-ci prennent leur ligne de conduite au club des Jacobins que domine Robespierre. LAssemble entire est donc attache luvre de la constituante et prte en dfen-dre les acquis.

    Mais, trs tt, deux tendances apparaissent au club des Jacobins. Autour de Brissot, se rassemblent les partisans de la guerre, autour de Robespierre, ceux qui opposent cette croisade extrieure lide dune croisade intrieure35 .

    Les premires dfaites militaires confortent la position de Robespierre ; les vetos du roi qui rduisent lAssemble limpuis-sance vont remettre en marche le processus rvolutionnaire. La fracture entre Brissotins et Montagnards va, en sapprofondissant, les rendre inconciliables. Les premiers vont susciter les manifesta-tions du 20 juin pour obtenir du roi quil lve son veto, en vain.

    Les meutes du 10 aot 1792 qui provoquent la chute de la royaut ne sont pas le fait des Jacobins mais des sans-culottes ;

  • 16 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    agissant dans les sections de Paris, ils ont cr un comit insurrec-tionnel qui a destitu la commune de Paris et lui a substitu une commune insurrectionnelle ; ils ont russi placer lun des leurs, Hanriot, la tte de la garde nationale.

    La destitution du roi rend inapplicable la constitution de 1791, le rle de lAssemble nationale sachve l. E. Quinet crit quil ne lui restait plus qu se donner des successeurs et que ladernire poque ne fut plus quune longue et muette soumission aux volonts des orateurs des clubs36 .

    Les vnements vont opposer Brissot Robespierre et Marat. Pragmatiques, ces deux derniers pensent que la conqute du pou-voir passe par le contrle des sections et que, pour sassurer ce contrle, il convient de remettre plus tard tout programme libral et douvrir une parenthse rvolutionnaire : cest--dire denvisa-ger des lois provisoires. En ce moment cest le club des Cordeliers qui dtient le pouvoir insurrectionnel ; il est lorgane dexpression des sectionnaires de Paris, ces sans-culottes qui se recrutent pour la plupart dans la petite bourgeoisie, boutiquiers et artisans des faubourgs parisiens. Ils vibrent aux discours de Danton, de Marat, de Fabre dglantine ou de Santerre. Ils appellent de leurs vux une intervention de ltat dans la vie conomique alors que les Jacobins, membres de professions librales, intellectuels ou grands bourgeois sont partisans du laisser faire en conomie.

    Lorsque les lections commencent, Brissot, Roland, Vergniaud ont abandonn le club des Jacobins aux Montagnards, lesquels rpandent sur eux des rumeurs de trahison.

    Nous sommes sous le couteau de Robespierre et de Marat (critMme Roland, le 5 septembre) ; ces gens-l sefforcent dagiter lepeuple et de le tourner contre lAssemble nationale et le Conseil.Ils ont fait une chambre ardente ; ils ont une petite arme quilssoudoient laide de ce quils ont trouv ou vol dans le chteau(des Tuileries) et ailleurs, ou de ce que leur donne Danton qui, sousmain est le chef de cette horde. Croiris-vous quils avoient lanc unmandat darrt contre Roland et Brissot, comme suspects dintelli-gence avec Brunswich, et quils nont t retenus que par une sortede crainte ;37 .

    En septembre, les lections se droulrent Paris sur fond de massacres ; ces massacres de septembre sont une ide de Marat. Danton, ministre de la Justice, laissa faire, pouvait-il faire autre-ment ? Il semble que Robespierre nait fait que se taire ; mais ce ne fut pas le sentiment des Brissotins si nous nous fions ce qucrit Mme Roland au soir du 9 septembre :

    Mon ami Danton conduit tout ; Robespierre est son mannequin,Marat tient sa torche et son poignard ; ce farouche tribun rgne et

  • Lempreinte du pre 17

    nous ne sommes que des opprims, en attendant que nous tombionsses victimes. Si vous connoissis les affreux dtails des expditions !Les femmes brutalement violes avant dtre dchires par ces tigres,les boyaux coups, ports en rubans, des chairs humaines mangessanglantes ! Vous connoisss mon enthousiasme pour la rvolu-tion, eh bien ! jen ai honte ! Elle est ternie par des sclrats ! elle estdevenue hideuse !38 .

    La convention est issue du suffrage universel, le premier de notre histoire, mais seuls les militants rvolutionnaires ont os paratre aux assembles, do une participation infrieure dix pour cent du corps lectoral. Paris, les sections contrlent les lections, la plupart des lus de Paris sont issus de la com-mune insurrectionnelle : Marat, Danton, Robespierre, Camille Desmoulin, Collot dHerbois, et Billaud de Varennes, ces deux derniers issus des mouvements sectionnaires39. Malgr cela, les Brissotins Brissot, Roland, Vergniaud, Condorcet semblent assurs de la victoire, ils sont le plus souvent lus par les provin-ces en 1840, Lamartine les nommera Girondins, le nom leur est rest mais ils paraissent tre lus contre Paris.

    En 1793, pour rpondre aux circonstances (revers des armes, soulvement de Vende, difficults conomiques), la Convention tourne le dos aux principes de 1789 et adopte des mesures de salut public : Tribunal rvolutionnaire, Comits de surveillance, Comit de salut public ; les conditions dun rgime dictatorial sont runies.

    La Convention est, ds ses dbuts, le thtre de la lutte des fac-tions. Un moment, les Girondins emportent ladhsion de la Plaine et dominent lassemble. Irralistes, nos Girondins, arms du droit et de la loi, pensent dominer la force : ils assignent Marat devant le Tribunal rvolutionnaire, lequel labsout, sous la pression de la rue ; celui-ci revient en triomphe la Convention. Incorrigibles rveurs, ils tablissent la commission des Douze contre les fauteurs de troubles, et lancent des mandats darrt contre Hbert et Varlet, des extrmistes du club des cordeliers. Cest trop, les sections pari-siennes sont en alerte, et le 2 juin 1793 la commune de Paris fait arrter Mme Roland et quelques chefs Brissotins. Elle ordonne lencerclement de la Convention par la garde nationale et exige la destitution de 22 dputs Brissotins, la Convention cde la force.

    Chacun de ces vnements dont Paris est le thtre eut une rpercussion immdiate Lyon. Chacun Lyon, submerg par les vnements est spectateur ou engag selon les circonstances parfois, selon son caractre le plus souvent. Sans lavoir voulu sans doute, Jean-Jacques Ampre sengagea, et, par temprament, il sengagea dans le camp des Girondins et consentit lutter et mourir pour ses ides.

  • 18 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    Avant de suivre la tourmente rvolutionnaire Lyon qui a conduit Jean-Jacques Ampre lchafaud et modifi le destin de son fils, il nous faut caractriser ceux qui sopposrent Lyon comme Paris.

    Entre Girondins et Jacobins, lopposition est en effet plus une opposition de tempraments que de convictions politiques. Nous suivons ici lopinion de Quinet tant elle nous semble conforme au sentiment que gardrent des vnements ceux qui Lyon en subirent les consquences de la manire la plus dramatique.

    Selon Edgar Quinet,

    le fond des Girondins tait de ne plus vouloir de matre aucunprix. Lme des Jacobins tait, ce semble, moins haute. Beaucoupdentre eux eussent consenti se refaire un matre, pourvu quilsappelt dictateur.Tout tait nouveau chez les premiers, le moyen et le but. Car ils vou-laient arriver la libert par la libert ; ils rejetaient tout lhritagede la France ancienne. Il ny avait de nouveau que le but chez lesJacobins. Quant au moyen, la contrainte et lautorit, cest ce quelon avait toujours vu chez nous depuis des sicles.Ainsi, ils se pliaient lancienne tradition. Ils se servaient du sys-tme politique de lancienne France pour la dtruire, sexposant parl la refaire.On comprend que le systme jacobin pt renfermer lancien des-potisme, le faire clore de nouveau ; car ils taient de mme ligne,appartenaient au mme genre, le pouvoir centralis.Par la loi que les naturalistes appellent atavisme, qui veut quele petit-fils rappelle la figure et le temprament de son aeul, la dic-tature jacobine pouvait ramener le temprament de la monarchiepure, et les descendants de Robespierre retourner Richelieu ou Csar.Cela ntait gure possible avec lesprit de la Gironde. Entre son sys-tme et le despotisme, il ny avait aucune parent, aucune filiationnaturelle ; ils se repoussaient lun lautre ; entre eux il y avait unhiatus.En 1793, Napolon tait jacobin de lcole de Robespierre. Il net putre girondin sans se contredire davance et faire avorter, dans luf,sa puissance absolue40 .

    Les vnements parisiens se rptrent Lyon avec quelques variantes, un ton plus droite (ce qui fit toute la diffrence) : la constitution civile du clerg y est plus mal accepte et le sort de Louis XVI y trouble plus profondment les consciences.

    Roland est originaire de Villefranche sur Sane et sa femme sjourne alors souvent Lyon, aussi y ont-ils une grande influence sur les notables et les membres des diffrents Conseils.

  • Lempreinte du pre 19

    Ici, comme Paris, les dissensions grandissent au club des Jacobins entre modrs et partisans des Montagnards, le club est bientt sous linfluence de Chalier, un commerant en soie au caractre excessif, admirateur de Marat et de Robespierre ; bien-tt les modrs sexcluent du club. Dans le mme temps, Chalier acquiert un grand ascendant sur les sections des quartiers les plus populaires.

    Aprs la journe du 10 aot 1792, les acteurs sont prts pour que la tragdie rvolutionnaire se joue Lyon.

    Ds le 25 aot, en accord avec le club des Jacobins, le prince de Hesse fit arrter des officiers de larme du Midi que le gnral de Montesquiou-Fezensac envoyait la dfense des frontires, on les souponnait de vouloir migrer. La nouvelle des massacres de septembre suscita chez Chalier et ses partisans une mulation patriotique . Le 9 septembre, la foule se prsenta la prison de Pierre Scize et massacra les officiers prisonniers ; la prison de Roanne situe au centre de Lyon, elle rserva le mme sort deux prtres rfractaires. Quelques jours plus tard, le prince de Hesse notait :

    Le peuple de Lyon a coup hier douze ttes et les a promenes parla ville 1 500 prtres chasss en trois jours de temps dici et lacatastrophe davant-hier font partir les migrs et les aristocrates et, prsent, nous avons la majorit dans Lyon41 .

    Pendant ces vnements, comme Paris, et sans doute pour les mmes raisons, les corps constitus sont rests silencieux.

    lautomne 1792, le Conseil gnral du dpartement et le Conseil de la commune sont toujours majoritairement mod-rs ; mais en dcembre Chalier a t lu prsident du tribunal de district. Ds fvrier, aprs lexcution du roi, Lyon connut une atmosphre de guerre civile ; en mars, lun des amis de Chalier, Bertrand, est lu maire de Lyon, et la municipalit devient jaco-bine. Au club des Jacobins, Chalier ne parlait plus que de ttes couper et de boyaux dvider. Il avait propos une formule de serment o on jurait dexterminer tous les tyrans, ainsi que leurs suppts dsigns sous le nom daristocrates, de feuillantins, de modrs et tous les inutiles citoyens de la caste sacerdotale42 .

    Les listes de proscriptions, les visites domiciliaires et les arres-tations commencrent faisant craindre quelques nouveaux mas-sacres, mais le rapport des forces nest pas tel que Chalier puisse mettre excution ses sinistres menaces ; celles-ci contribuent dailleurs souder les modrs et la majorit des sections, soute-nues par le Conseil gnral, refuse la politique jacobine.

    la mi-mai, les modrs ont exclu les lments les plus jacobins de la plupart des sections. Le 29 mai 1793, les sections appuyes

  • 20 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    par la Garde nationale et les autorits dpartementales dclen-chrent lpreuve de force contre la municipalit. On en vint aux armes, la bataille fut brve, la municipalit jacobine fut dissoute. La municipalit provisoire et les comits de sections firent aussi-tt incarcrer Chalier et les principaux meneurs jacobins.

    Quelques jours plus tard, le 2 juin, Paris, au terme dune meute, les partisans les plus proches de Brissot et de Roland per-dent le pouvoir et sont dcrts darrestation. Sans lavoir voulu, en protestant de son attachement la Rpublique une et indivisi-ble, Lyon entre en dissidence.

    Ainsi Paris, la Commune et la Convention sont maintenant domines par les Montagnards, alors qu Lyon, les Girondins ont pris par les armes le contrle de la ville contre la municipalit jacobine, ils seront vite rejoints par les royalistes. Lyon passera peu peu au royalisme ouvert ; le soulvement de Vende a com-menc en mars.

    Ds quils apprennent larrestation de vingt-neuf dputs girondins, les autorits lyonnaises dcrtent que la reprsenta-tion nationale nest plus libre et quils sont prts mourir pourle maintien dune reprsentation nationale rpublicaine libre et entire .

    Le 5 juillet, la Convention dcrte que les dpositaires actuels de lautorit dans Lyon rpondront individuellement sur leur tte des mesures prises contre les citoyens arrts le 29 mai.Le 8 juillet, la Commission rpublicaine et populaire de Lyon rpond que la Convention nest plus compose que dun reste impur de factieux et de sclrats et dcide de lever contre elle une arme dpartementale. Le 12 juillet, la Convention surenchrit dans ses menaces, elle dclare Lyon en tat de rvolte ouverte : tous les administrateurs, officiers municipaux et fonctionnaires seront dclars tratres et leurs biens squestrs43 .

    La rponse ne se fait pas attendre et le 16 juillet, Chalier inau-gure la guillotine quil avait dresse pour ses adversaires politi-ques ; la rupture avec Paris est irrvocable.

    En ces mois de 1793, la rvolte ne gronde pas qu Lyon, mais aussi Bordeaux, Toulouse, Nmes, Montpellier, Marseille, Toulon et en Vende, la guerre a commenc.

    Le 7 aot, larme de la Convention paraissait devant les for-tifications de Lyon et le 10 aot, le bombardement commenait. La situation des insurgs nest gure facile, une opposition jaco-bine persiste : quelques sections manifestent contre lautorit municipale et prononcent lloge de Chalier. Il fallut bien pour dfendre la ville se compromettre avec les royalistes.

    Trs tt, les bancs des Conseils gnraux de la ville et des dpartements sclaircissent, de nombreux notables pris de peur

  • Lempreinte du pre 21

    ont prfr quitter la ville. Trs vite, aussi la mfiance sinstalle entre les membres de ces Conseils et les nouveaux venus, plus droite queux, qui tiennent prsent la municipalit provisoire et les sections.

    Le commandement de larme dpartementale fut confi au comte de Prcy qui conduira avec bravoure sa petite troupe contre une arme qui, au fil du temps acquiert une supriorit numrique crasante. La dfense des fortifications fut confie un officier dartillerie, Agniel de Chenelette, qui y dployait un grand talent.

    Le sige dura deux mois, du 10 aot au 9 octobre, la Convention y mobilisa jusqu 60 000 hommes. Dans la nuit du 8 au 9 octobre,une troupe de Jacobins lyonnais prend la redoute de Sainte-Foy et ouvre ainsi la ville aux assigeants. Les dfenseurs abandonnent le combat, les autorits livrent la ville larme de la Convention. La cavalerie du comte de Prcy tente une sortie en longeant la Sane, esprant ainsi se rfugier en Suisse, beaucoup prirent au combat et ceux qui furent pris neurent que trs rarement un sort plus enviable.

    Sans lavoir cherch, Jean-Jacques Ampre se retrouve au centre de la tourmente. Il cumule en effet les fonctions de juge de paix et dofficier de police de sret et il prside le tribunal de police correctionnelle ; il lui incombe donc dinstruire et de juger ceux qui troublent lordre public. L, il a choisi son camp, celui des modrs. Cest lui qui a lanc les mandats darrt contre Chalier et contre plusieurs officiers municipaux et qui a instruit leur procs.

    Maintenant que Lyon nest plus, Jean-Jacques Ampre est pas-sible de la peine de mort, en vertu des dcrets de la Convention du 5 juillet et du 12 juillet.

    Trs tt, ds juillet, peut-tre avant, il dut sentir le risque mor-tel de sa situation, il choisit cependant de rester. Nous ignorons quelle angoisse il ressentit et comment il vcut sa mort annonce ;mais nous savons quil y est prt quand Lyon tombe ; sa foi et sa culture ly ont aid.

    Le sentiment que nous prouvons devant lattitude nergi-que et sereine de Jean-Jacques Ampre dans la tourmente rvo-lutionnaire nest pas tranger celui quveillent en nous ces demi-figures acadmiques peintes durant les annes 1780 par un tienne-Barthlmy Garnier ou un Franois-Xavier Fabre :les vertus du martyr guideront le fils.

    Depuis le milieu du rgne de Louis XVI, les lettres et les arts marquent un retour la rigueur classique, Jean-Jacques Ampre sest, comme ceux de sa gnration, familiaris avec les textes

  • 22 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    exaltant les hros de la Rpublique romaine. Ce retour lanti-que na pas manqu dinfluencer la sensibilit du temps. Celle-ci peut-elle justifier que, parmi les rvolutionnaires, se soit trouv tant de stoques aux yeux secs (pour) vole(r) embrasser la mort, (tandis que le pote) pleure et espre ?

    Les bataillons auvergnats conduits par Couthon investirent la ville presque en bon ordre, sans mise sac. On peut crditer Couthon davoir exerc alors une influence apaisante.

    La Convention a mis la Terreur lordre du jour le 5 septembre1793, mais en ce mois doctobre, Couthon ne semble pas encore totalement convaincu de ses vertus politiques. En juillet, Lindet, membre du Comit de salut public a pacifi lOuest sans aucune condamnation mort et si depuis mars 1793 le Tribunal rvolu-tionnaire de Paris est en place, son activit est rduite. Cest partir doctobre quil pourvoira le plus la guillotine lorsque les prils de la guerre sont carts et que les sections sans-culottes ont t rduites limpuissance.

    Fin 1793 sont guillotins Philippe galit et Marie-Antoinette et les perdants de la Rvolution, les derniers Feuillants : Bailly et Barnave, les Girondins arrts au printemps : Brissot, Vergniaud et Mme Roland avec eux. Les modrs lyonnais seront les victi-mes dsignes de lintensification de la Terreur.

    Le jour mme de la reddition de Lyon, les chefs militaires et les fonctionnaires sont arrts, ces derniers en vertu des dcrets du 5 et du 12 juillet.

    Le 9 octobre, Jean-Jacques Ampre est arrt, la rquisition dun jeune citoyen quil ne connaissait pas et duquel il ne croyait pas avoir jamais dmrit :

    Il fut, dit-il, arrach de son domicile au milieu du jour et tra-duit la maison commune, escort dun canonnier de larme de laRpublique qui lui tint, pendant le trajet un pistolet deux doigtsde la tempe droite. Ce jeune citoyen le dsignait la force arme dela Rpublique qui remplissait toutes les rues de la ville, comme unchef de la Vende44 .

    On lenferma la prison de Roanne.Le 12 novembre, sur proposition de Barre, la Convention

    dcrta la destruction de la ville : Tout ce qui fut habit par le riche sera dmoli ; il ne restera que la maison du pauvre, les habitations des patriotes gorgs ou proscrits45 . La runion des maisons conserves portera dsormais le nom de Commune-Affranchie.46 : Lyon fit la guerre la Libert, Lyon nest plus .

    Couthon mettait cependant quelques modrations dans lexcution des ordres : il frappe du marteau quelques-unes des orgueilleuses faades des demeures des riches destines la

  • Lempreinte du pre 23

    pioche des dmolisseurs, et se contente dordonner la dmoli-tion de quelques maisons de la place Bellecourt. Il constitue une commission militaire qui nenvoie au peloton dexcution que les chefs militaires pris les armes la main ; ce qui, par les temps qui courent, est un signe de mansutude. Il constitue un tribunal rvolutionnaire, une commission extraordinaire de cinq membres qui jugent sans appel les contre-rvolutionnaires et dcident des condamnations et excutions, cette Commission de justice populaire procda avec lenteur et nordonna en trois semaines quune trentaine dexcutions.

    Mais Ampre ne peut certes pas esprer la clmence de ses juges alors quil a lanc le mandat darrt contre Chalier, lequel est maintenant inscrit au martyrologue des patriotes. Le 17 octo-bre, alors quil est prisonnier depuis une semaine, il russit faire parvenir sa femme une longue lettre qui linforme de ltat de leur patrimoine et lui indique les moyens de le dfendre, ce qui nous instruit sur lvolution de ses biens avant quils ne soient confisqus, et sur la procdure suivre pour tenter de conser-ver sa fortune propre quil estime au cube de 4 par le cube de 10 approchant , cest--dire, environ 64 000 francs ; en cette matire, il est bon de se prserver contre les indiscrets.

    Il faut, ma trs chre amie, que tu fasses renouveler en ton nomles promesses que la Tatan possde, ou bien au nom de ta sur, tuferas valoir le seul immeuble qui mappartient Polmieux ; la dota-tion que ton oncle ta faite, la licitation de la maison de ville quejai vendue feu la citoyenne Guyau, ton contrat de mariage conte-nant reconnaissance de tes meubles, la pension viagre de cinq centsfrancs dont je suis charg lgard de ta belle-mre, un capital decinq mille livres que je dois ma cousine Hilaire, de Paris.Tu trouveras dans mon cabinet les titres qui te concernent ; si lonsobstinait vendre Poleymieux ton prjudice, tu pourrais le faireracheter par Delorme ou tout autre, en ton nom ou en celui de nosenfants.Je dois douze livres dix sols la citoyenne Passot pour cinquantebouteilles de rencontre, dont il ne faut pas se servir sans les avoirbien fait nettoyer et prouver ; huit livres moins un quart de pain la citoyenne Barbaret, et environ quinze livres de pain la veuvePourra.Une somme de dix livres au citoyen Rivai, Grande Rue Mercire,pour le chapeau rond de mon fils. Je ne crois pas devoir autre chose,si ce nest soixante francs un vitrier qui a rpar le vitrage de lafourragerie.Il ne faut pas oublier de faire opposer tous nos domestiques, desquelstu as reu tant de bons et fidles services, pour obtenir le payementde leurs gages, qui seront dus la Saint-Martin.

  • 24 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    Jajoute nos dettes celles que jai contractes avec la citoyenne M,qui nous a nourris, la Tatan et moi, pendant le sige, et qui a avancpresque un an entier mon frre de la rente que je lui faisais.Jatteste sincres et vritables les dettes que jai dtailles dans cetcrit pour me mettre labri de tous reproches lgard de mes conci-toyens qui ont suivi ma foi. Lyon, le jeudi 17 octobre 1793, lan II de la Rpublique. Jean-Jacques Ampre, juge de paix jusqu ce moment.Il sen faut de beaucoup, ma trs chre amie, que je te laisse richeet mme une aisance ordinaire ; tu ne peux limputer ma mau-vaise conduite ni a aucune dissipation ; ma plus grande dpense at lachat des livres et des instruments de gomtrie dont notre filsne pouvait se passer pour son instruction, mais cette dpense mmetait une sage conomie, puisquil na jamais eu dautres matres quelui-mme.Il est vrai de dire cependant que ma fortune, depuis ma retraite ducommerce, a souffert une diminution ; la place que jai occupe deuxans ma cot trois mille livres de mon capital, qui a subi aussi quel-ques retranchements par le rachat des droits fodaux, fixes et ven-tuels, que jai pays au receveur de la nation, il y a plus de deuxans, payement qui, avec les impositions accumules de quatre cinqannes, y a fait une brche de dix-huit mille livres ; il faut ajouter cela le quart de mon revenu, les offrandes la patrie, le contingentdu recrutement du mois de mars dernier, qui font prs de deux millelivres ; ma dpense extraordinaire ncessite par ma place de juge depaix, qui exigeait de moi un loyer, un domestique, un mnage et troisfeux de plus. Je doute quavec daussi minces ressources il y ait eu unseul citoyen qui ait autant rendu que moi la patrie ; je ne regretterien que le malheur dtre mconnu dElle, car dtre fltri par mesennemis ou des envieux est ce qui mafflige le moins, mais cest montonnement.Je neus jamais que le got et la passion de mes devoirs, je nai nirepentir, ni remords, et je suis toujours digne de toi ; je tembrasse,et tout ce qui nous est cher, du fond de mon cur.Jean-Jacques Ampre, poux, pre, ami, et citoyen toujoursfidle47 .

    Mais, dj le 18 septembre, la maison de Poleymieux a t mise sous squestre. Deux surveillants sont nomms et la citoyenneAmpre est dsigne comme gardienne . On sabstient alors de poser les scells et la citoyenne Ampre et les personnes quelle avait, occupant tous les appartements continurent dhabiter la maison.

    Le procs-verbal malgr sa scheresse nous permet dima-giner lintrieur fort modeste dans laquelle vcut cette famille bourgeoise :

  • Lempreinte du pre 25

    au premier : cinq chambres : dans une est log le citoyen Truc[prieur de la Trinit voici qui montre les rapports troits de la familleAmpre avec les prtres de lOratoire de Lyon] et les meubles luiappartenant, dans les quatre autres : six lits garnis, une commode,une garde-robe de noyer, 2 glaces et autres objets de mnage, au rez-de-chausse, trois pices de plain-pied ; dans lune un bureau, undessus de chemine, chaises et tables, la seconde pice est vide, dansla cuisine quelques petits objets48.

    Linventaire fut-il dress de manire exhaustive ? On ny parle pas de la bibliothque familiale, avait-elle t dplace aupara-vant ? Dans la chambre du citoyen Truc, par exemple ?

    Puis voici qui nous renseigne sur limportance de la ferme deux bufs, trois vaches, deux gnisses, un cheval, deux ch-vres, douze moutons et 225 bicheres de terre , ce qui fait envi-ron 28 hectares.

    Le 17 germinal an II, (31 mars 1794), on procda un nouvel inventaire de la maison. Le mme jour, on procda linventaire de la maison dun avocat lyonnais, Raire qui avait probable-ment t un ami politique dAmpre, peut-tre excut lui aussi. Un mois plus tard, le 11 floral an II (le 30 avril 1794), le maire revint pour placer les scells sur un placard de la maison o le linge a t rang aprs lessive faite : 15 nappes la Venise, 80 ser-viettes, 15 bons draps, 7 mauvais, 13 tabliers. La leve du sques-tre ne devait tre prononce quen 1795.

    Couthon est rappel Paris et remplac par Collot dHerbois et Fouch. Ceux-ci arrivent Lyon le 7 novembre pour y organiser la rpression en grand. Ils remplacrent la Commission de justice populaire coupable dindulgence par une Commission rvolu-tionnaire qui pronona plus de 1 600 condamnations mort.

    La commission rvolutionnaire commena sa sinistre besogne le 11 novembre.49 Jean-Jacques Ampre comparut le 23 novem-bre, ce moment l la commission sembarrassait encore de quel-ques formes lgales que limpatience rpressive allait supprimer. Le 23 novembre, Jean-Jacques Ampre eut un procs dans les for-mes lgales ; le procs-verbal de son interrogatoire, son arrt en bonne et due forme, la dfense crite quil adressa aux reprsen-tants du peuple quelques jours avant, montrent son attachement la loi au milieu des passions et la rectitude avec laquelle il rem-plit ses fonctions dans cette atmosphre de guerre civile.

    Je conviens davoir instruit la procdure du citoyen Chalier sur ladnonciation qui mavait t faite le 27 mai par laccusateur publicqui avait le droit de provoquer mon ministre. Jai fait galementplusieurs instructions contre des officiers municipaux la suite du

  • 26 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    29 mai et, en statuant sur ces procdures, jai renvoy la formede la loi par-devant le directeur du jury tous les prvenus. Le titredaccusation rglant seul ma comptence, je me suis conform linstruction sur les fonctions des officiers de police, qui sont unique-ment prposs pour recueillir les vestiges des dlits, et en renvoyer lejugement aux tribunaux qui en doivent connatre. Les circonstancestaient telles que la prudence concourait avec mon devoir pour meprescrire la marche indique par la loiIl est notoire que des agitateurs (royalistes) avaient lintention demettre profit ces circonstances pour faire massacrer lanciennemunicipalit (jacobine) et ses partisans Lexposant rencontraitjournellement des groupes o lon sefforait denflammer les citoyenspour cette horrible mesure. Il tait oblig de leur reprsenter toutmoment quen employant des partis violents, ils discrditeraientleur cause et se rendraient coupables ; que lon soccupait dinformercontre les perturbateurs de la tranquillit publique ; que rpandre lesang de ses frres accuss, mais rputs innocents jusqu ce que laloi les et dclars coupables, serait le plus grand des forfaits ; quilsne pourraient chapper aux reproches, aux remords et au supplicesils osaient gorger linnocence, qui tait toujours prsume lorsquela loi navait pas parl50 .

    Mais Jean-Jacques Ampre tait condamn davance. Au cours de la mme journe, il comparut, fut jug, condamn mort et guillotin. Lexcution se fera le mme jour. criteau qui aura ces mots : Juge de paix qui a lanc le mandat darrt contre Chalier51 .

    Dans sa cellule, juste avant dtre emmen la guillotine, Jean-Jacques Ampre crivit sa femme cette lettre :

    Jai reu, mon cher ange, ton billet consolateur ; il a vers unbaume vivifiant sur les plaies morales que fait mon me le regretdtre mconnu par mes concitoyens, qui minterdisent, par la pluscruelle sparation, une patrie que jai tant chrie et dont jai tant cur la prosprit. Je dsire que ma mort soit le sceau dune rconci-liation gnrale entre tous nos frres ; je la pardonne ceux qui senrjouissent, ceux qui lont provoque et ceux qui lont ordonne.Jai lieu de croire que la vengeance nationale, dont je suis une desplus innocentes victimes, ne stendra pas sur le peu de bien quinous suffisait, grce ta sage conomie et notre frugalit qui futta vertu favorite. Il vient de toi, il tappartient, ou ta sur, ou des cranciers dont les titres ne sont pas quivoques ; tu feras doncvaloir tes droits de concert avec eux suivant linstruction que je taifait passer ds les premiers jours de ma dtention au cachot, et lesgages de notre union, qui sont si dignes de notre tendresse, seront dumoins labri de lindigence.

  • Lempreinte du pre 27

    Jespre quun motif de cette importance te fera supporter ma perteavec courage et rsignation. Aprs ma confiance en lternel, dansle sein duquel jespre que ce qui restera de moi sera port, ma plusdouce consolation est que tu chriras ma mmoire autant que tu mast chre ; ce retour mest d. Si, du sjour de lternit o notrechre fille ma prcd, il mtait donn de moccuper des chosesdici-bas, tu seras, ainsi que mes chers enfants, lobjet de mes soinset de ma complaisance. Puissent-ils jouir dun meilleur sort queleur pre et avoir toujours devant les yeux la crainte de Dieu, cettecrainte salutaire qui opre en nous linnocence et la justice malgr lafragilit de notre nature.Jadresse la Tatan les plus tendres adieux, et je compte sur sonamiti pour toi et tous les tiens ; puisse-t-elle avoir une partie ducourage qui manime, afin que vous vous encouragiez mutuelle-ment. Ne parle pas ma Josphine du malheur de son pre, fais ensorte quelle lignore ; quant mon fils, il ny a rien que je nat-tende de lui, tant que tu les possderas et quils te possderont ;embrassez-vous en mmoire de moi. Je vous laisse tous mon cur.Adieu, tendre amie, reois les derniers lans de ma tendresse et dema sensibilit52 .

    Ainsi et il ny faut voir aucune contradiction ce libral, nourri des ides des Lumires, rdige-t-il quelques instants avant sa mort un testament spirituel dans la grande tradition chrtienne du XVIIe sicle qui sachve sur une paraphrase des paroles de la messe : cela, faites-le en mmoire de moi (Luc, 22, 19).

    Bientt, la terrible nouvelle arrivait Poleymieux, mais reve-nons lautobiographie dAndr-Marie Ampre.

    Daprs [les] ordres de son pre, le jeune Ampre fut retenu dans lacampagne o il lavait laiss, on le berait de la vaine esprance queson pre allait lui tre rendu, et ltude des mathmatiques loccupaitplus que jamais, parce quon avait eu soin de lui procurer, peu avantle sige de Lyon, la Mcanique Analytique [de Lagrange], dont lalecture lavait anim dune nouvelle ardeur. Il en refaisait tous lescalculs et se livrait encore ce travail dans linstant o le sort deson pre lui fut rvl. Pendant plus dun an livr une douleur quilabsorbait uniquement, il ne fut plus question pour lui daucunetude53 .

    Sainte-Beuve nous dit que :

    cette mort fut un coup affreux pour le jeune homme, et sa douleurou plutt sa stupeur suspendit et opprima pendant quelque tempstoutes ses facults. Il tait tomb dans une espce didiotisme, et pas-sait sa journe faire de petits tas de sable, sans que plus rien desavant sy trat54 .

  • 28 Ampre, encyclopdiste et mtaphysicien

    Quelques jours aprs lexcution de Jean-Jacques Ampre, Collot dHerbois et Fouch institurent la commission des sept dont les jugements ne furent plus quune parodie sinistre. Ds le 5 dcembre commencrent les mitraillades qui supplrent la guillotine juge trop lente et qui traumatisrent la population de Lyon.

    Le 20 dcembre 1793, une dlgation de dputs lyonnais vint dnoncer la Convention les actes de cette commission rvolu-tionnaire qui se transportait dans les prisons et jugeait, en un moment, le grand nombre de dtenus qui les remplissaient :

    peine le jugement tait-il prononc, que ceux quil condamnesont exposs en masse au feu du canon charg mitraille. Ils tombentles uns sur les autres frapps par la foudre, et, souvent mutils, ontle malheur de ne perdre, la premire dcharge, que la moiti de leurvie. Les victimes qui respirent encore, aprs avoir subi ce supplice,sont acheves coup de sabres et de mousquets. La piti mme dunsexe faible et sensible a sembl un crime, deux femmes ont t tranesau carcan pour avoir implor la grce de leurs pres, de leurs mariset de leurs enfants. On a dfendu la commisration et les larmesQuatre mille ttes sont encore dvoues au mme supplice55 .

    Ce discours nergique que lon a compar celui du paysan du Danube devant le snat romain, sut mouvoir la Convention, mais celle-ci nosa sabandonner la piti.

    Collot dHerbois accourut de Lyon, se justifia, tonna, fit trem-bler lassemble, les ptitionnaires lyonnais furent mis en arres-tation ; on rechercha celui qui avait crit leur supplique. Garat,dit Sainte-Beuve, eut le bon got de deviner et la lgret de nom-mer Fontanes , un pote proscrit, qui continua dchapper la Terreur.

    En fvrier, Fouch attnue la rpression, le 18 fvrier, il clt les listes darrestation et le 16 mars le tribunal rvolutionnaire est soustrait linfluence des Jacobins lyonnais et transfr Neuville sur Sane. Alors que Paris touchait au paroxysme de la Terreur, celle-ci est teinte Lyon.

    partir de ce moment, Madame Ampre avec laide de quel-ques amis dvous engagea timidement quelques dmarches pour sauver ce qui pouvait ltre de son patrimoine. La fortune propre de son mari avait t confisque, elle ne pouvait donc que tenter de garder ses biens propres, en justifiant de contrats rguliers.

    Aprs la chute de Robespierre, on accueille avec indulgence une ptition du 18 aot 1794 par laquelle la citoyenne Sarcey, veuve du nomm Ampre tomb sous le glaive de la loi rclame la jouissance de sa maison de Poleymieux ; le 3 mars 1795,

  • Lempreinte du pre 29

    on liquide ses biens la somme de 65 000 francs quelle deman-dait, ce qui ne signifie pas quelle en retrouvera la jouissance. Enfin, dans le dernier mois de la Convention thermidorienne, le 2 juillet 1795, la leve dfinitive du squestre est prononce. La famille Ampre retrouve la pleine jouissance de sa proprit de Poleymieux laquelle reprsente peine une vingtaine de mille francs ; le reste sest vanoui, mis part quelques crances douteu-ses. Andr Ampre, tout comme sa mre tait incapable de grer des biens. Aussi Andr Ampre connatra-t-il toute sa vie des pro-blmes dargent qui influenceront la conduite de sa carrire.

    Andr Ampre sortit de sa prostration un jour dautomne de 1794, quand par hasard, Les lettres sur la botanique de Jean-Jacques Rousseau lui tombrent sous les yeux et retinrent son attention. Il cessa dtre, selon ses dires, un tmoin muet, un visiteur sans yeux et sans pense56 .

    Le got de la botanique se rveilla le premier en lui, lorsquil revit,dans ces campagnes o il avait tant de fois herboris, les plantes dontil avait dtermin des noms57.Vers ce mme temps, par une concidence heureuse, (nous ditSainte-Beuve) un Corpus poetarum latinorum ouvert au hasard,lui offrit quelques vers dHorace dont lharmonie, dans sa douleur,le transporta, et lui rvla la muse latine. Ctait lode Liciniuset cette strophe : Le pin immense est plus souvent agit des vents,et les tours leves croulent dune chute plus lourde, et les clairsfrappent les monts la cime58 .

    Arago et Sainte-Beuve qui recueillirent souvent ses souvenirs denfance et purent ainsi parcourir tous deux en imagination la campagne de Poleymieux, nous le montrent errant tout le jour par les bois et les campagnes, herborisant (et) rcitant aux vents des vers latins dont il senchantait, vritable magie qui endormait ses douleurs .

    Continuons de citer Sainte-Beuve :

    le sentiment de la nature vivante et champtre lui crait en cesmoments toute une nouvelle existence dont il senivrait. Circonstancepiquante et qui est bien de lui ! cette nature quil aimait et quil par-courait en tous sens alors avec ravissement, comme un jardin de sajeunesse, il ne la voyait pourtant et ne ladmirait que sous un voilequi fut lev seulement plus tard. Il tait myop