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2 les inrockuptibles 03.02.2015 03.02.2015 les inrockuptibles 3 analyse petits profits entre amis $ Solidarité, échange, rencontres… Une belle idée, la consommation collaborative . Une alternative à notre société consumériste, le « plan B » dans une économie en crise. Mieux manger, se déplacer à moindre frais... Les projets séduisent. À tel point que le secteur devient un vaste fourre-tout dans lequel cohabitent grosses entreprises, associations, consommateurs et militants. Le collaboratif est un terreau dans lequel germent des dérives en tout genre. par Camille Sellier, Thomas Laborde et Hugo Lanoë freepik conso collaborative.indd 2-3 06/02/2015 16:26

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2 les inrockuptibles 03.02.2015 03.02.2015 les inrockuptibles 3

analyse

petits profits entre amis

$Solidarité, échange, rencontres… Une belle idée, la consommation collaborative. Une alternative à notre société consumériste, le « plan B » dans une économie en crise. Mieux manger, se déplacer à moindre frais... Les projets séduisent. À tel point que le secteur devient un vaste fourre-tout dans lequel cohabitent grosses entreprises, associations, consommateurs et militants. Le collaboratif est un terreau dans lequel germent des dérives en tout genre. par Camille Sellier, Thomas Laborde et Hugo Lanoë

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Un miel au goût amer. Acheter du fromage de chèvre sur internet auprès d’un producteur du coin et récupérer le tout chez votre voisin, en sortant du boulot, ça vous dit ? Des produits locaux et des rencontres, c’est l’idée de La Ruche Qui Dit Oui !, un concept qui fait bourdonner les oreilles de certaines associations pour le maintien d’une

agriculture paysanne (Amap). La start-up, chercherait le profit derrière l’étendard local, social et solidaire, sans l’être. Parmi les clients de la Ruche ou les Amapiens, beaucoup pratiquent aussi le covoiturage en passant par la plate-forme Blablacar, leader européen du secteur. Ici, la polémique gronde fort. Difficile pour certains d’accepter le monopole international que la compagnie construit. À la base gratuite, la plate-forme se rémunère désor-mais en ponctionnant des commissions sur chaque transaction. Comme un pied-de-nez à ceux qui dénoncent sa démarche, le site s’est lancé, en Inde.

La Ruche et Blablacar, deux projets, qui cristallisent, chacun à son échelle, les critiques faites au secteur collaboratif. Militer pour une consommation locale et responsable ou pour plus de solidarité entre voyageurs, c’est ce que lisent beaucoup d’entre nous sur les sites de ce type. « Rassemblons-nous pour acheter les meilleurs produits aux agriculteurs et aux artisans de nos régions », ou « You’ve got friends in Turkey (and all over the world) », (« Tu as des amis en Turquie et partout dans le monde »), « Bienvenue à la maison » telles sont les incitations affichées. Rencontrez le producteur des légumes que vous mangerez le soir via La Ruche Qui Dit Oui !. Voyagez à l’autre bout du monde en logeant gratuitement chez un local, avec qui vous partagerez de formidables moments grâce à Couchsurfing. Avec Blablacar, traversez la France en bonne compagnie et pour trois fois moins cher qu’avec la SNCF. Louez un appartement de rêve à un particulier le temps d’une nuit sur Airbnb. Des gestes faciles, des « plans B », pour lutter contre la grande distribution, le tourisme de masse ou les voyagistes abusifs. Le collaboratif séduit quelle que soit sa forme. Cette conception de l’économie donne l’espoir d’une société qui ne subit plus la crise, moins individualiste, plus sociale, avec une organisation horizontale du travail. Finalement, dit comme ça, il suffisait d’y penser et d’aller toquer chez le voisin. Internet nous connecte les uns aux autres et a permis l’essor de la tendance collaborative.

Un « prosommateur », le citoyen à la fois consommateur et producteur, voilà, ce que nous serions tous en train de devenir. C’est l’une des idées prédominantes de La Nouvelle Société du coût marginal zéro de Jeremy Rifkin, économiste et essayiste améri-cain. Il y décrypte l’ère Internet et ses effets sur la société. Une planète connectée où les individus et les plus petites structures seraient capables de remplacer les multinationales, en produi-sant eux-mêmes une partie des biens. L’avènement du collabo-ratif annoncerait alors la fin du capitalisme. Thèse audacieuse. L’époque n’est plus à la lutte contre la société de consommation. Au contraire. Plus consommer, c’est l’idée du « consomm’acteur », désireux de mieux manger et de minimiser ses frais.

Gratuité, lien social… et profit. Rien qui ne remette en question le modèle capitaliste. En 2004, Casey Fenton, un jeune Américain voyageur et visionnaire, cofonde l’association à but non lucratif Couchsurfing. Sur le modèle d’un réseau social, chacun peut contacter l’autre pour « surfer son canapé » temporairement lors d’un voyage. La plate-forme est entièrement gratuite. Le mot d’ordre : système alternatif et solidarité. La même année, Frédéric Mazzella, chercheur en physique, crée Covoiturage.fr, ancêtre de Blablacar, un site gratuit permettant de partager une voiture et les frais de voyage avec d’autres personnes faisant le même trajet pour contourner les prix exorbitants de la SNCF. Mais plus encore. Comme Couchsurfing, Covoiturage.fr nourrit l’espoir de faire se rencontrer les citoyens autrement. Un projet de société militant, fâché avec un système capitaliste complètement déshumanisé. Dix ans plus tard, ces deux plates-formes pionnières sont les figures de proue de la consommation collaborative. Ce sont aussi des entreprises générant un chiffre d’affaires – non communiqué – de plusieurs centaines de millions d’euros. La première, Couch-surfing, est devenue une société par actions. Le changement de statut a largement enrichi les deux fondateurs. La seconde, Blablacar, est une multinationale implantée dans plus de 10 pays. L’esprit alternatif des débuts semble enterré. Et ces évolutions se sont évidemment accompagnées d’importantes modifications : les prestations offertes par les deux sites sont désormais payantes. « C’est de l’économie et non pas du social. Le secteur se développe et connaît une concurrence grandissante. Il faut donc être com-pétitif et rentable », commente Edouard Dumortier, fondateur de Ilokyou, qui propose locations et services entre particuliers. Pour le moment, le site est gratuit. Mais son créateur envisage d’instaurer une commission de 15 % sur les transactions effectuées.

Sur Couchsurfing, pour avoir un profil d’utilisateur « vérifié », c’est-à-dire être digne de confiance en tant qu’hôte ou invité, il faut payer 25 dollars (22 euros). Sur Blablacar, chaque transaction fait l’objet d’une commission. En fonction de la date de réserva-tion du trajet,celle-ci évolue à la hausse. Comme chez n’importe quel voyagiste. Imaginez. Ayant réservé le trajet 24 heures à l’avance, vous payez le prix requis par le conducteur plus 17,2 % de frais. Votre voisin, plus prévoyant, a réservé 72 heures plus tôt. Ses frais ne s’élèvent qu’à 10,5 %. Concrètement, un trajet à 25 euros vous en aura couté 29,30 euros. Votre compagnon de route, lui, n’aura payé que 28 euros.

Mais l’économie du partage est bien un marché. Arthur de Graves, du réseau OuiShare dédié à l’économie collaborative, explique : « Il ne faut pas polariser sur le gratuit ou le payant. Le fait que le service ait une valeur, c’est normal. » Et la valeur grandissante du service de Blablacar serait justifiée par la démo-cratisation du covoiturage. Kévin Deniau, responsable presse de l’entreprise, justifie : « Il a fallu être sûr d’être à la hauteur, et mettre les utilisateurs en confiance. Pouvoir surveiller les abus aussi. Pour cela, il faut embaucher du monde, ce qui a un coût. » Des entreprises comme les autres qui opèrent des levées de fond et mettent en place des véritables stratégies.

Quelle place, alors, pour les projets militants restés proches de l’esprit des débuts ? Le plus gros, le mieux financé, semble toujours l’emporter. « C’est l’ordre naturel des choses », répond Philippe Moati, économiste à l’Observatoire société et consommation, loin de l’idéalisme de Jeremy Rifkin. Blablacar détient 95 % du marché du covoiturage. Difficile pour des petites plates-formes comme Covoiturage-libre.fr – pourtant gra-

tuite et proche de l’esprit collaboratif de la première heure – de rivaliser avec les géants qui construisent un marketing abusif. L’application mobile, Uber, met en relation des particuliers et des chauffeurs profes-sionnels. Et se revendique comme acteur du collaboratif, alors qu’il n’en est rien : via cette application, vous commandez un taxi qui n’a pas eu à payer sa licence. Un marché, rien de plus.Mais il n’y a pas que les entreprises qui dérivent. Si ces dernières se sont éloignées des valeurs de l’économie du partage, l’utilisa-teur, s’en est sensiblement écarté aussi. « Le lien social passe au second plan, souligne Philippe Moati, il s’agit avant tout de faire un bénéfice économique. » A l’arrière des voitures, les passagers se comportent comme des usagers de la SNCF, casque sur les oreilles et mutisme total. L’esprit covoiturage n’est plus au rendez-vous. Certains conducteurs n’hésitent plus à prendre jusqu’à huit personnes dans un véhicule du type Transporter et à effectuer le même trajet plusieurs fois par jour pour faire du profit. Cela dit, pour les personnes gravement touchées par la crise, c’est

‘‘nous avons affaire au stade suprême du capitalisme’’

Philippe Moati, économiste

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pour faire du covoiturage ou du couchsurfing

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aussi une nouvelle façon de survivre. Ces pratiques posent donc le problème de la régulation. En juin 2013, le Sénat a adopté une définition légale du covoiturage. L’objectif étant d’en préciser la notion et de limiter les abus. Le système est ainsi défini comme le strict partage des frais de voyages sans bénéfice. Une goutte d’eau dans l’océan puisque les autres formes de consommation collabo-ratives doivent encore être réglementées. Le cas d’Airbnb nourrit une polémique représentative des vides juridiques existants. Les hôteliers mis à mal par les usagers de la plate-forme s’agacent. D’une part, malgré des prix exorbitants – 117 euros la nuit pour un petit studio près de Montmartre – les touristes préfèrent de plus en plus le confort de l’appartement d’un particulier à celui d’une chambre d’hôtel impersonnelle. D’autre part, peu de particuliers déclarent les revenus générés par la location de leur logement. Félix H., 28 ans et utilisateur de Airbnb depuis deux ans, ne se ment pas : « Il n’y a rien de collaboratif chez Airbnb. J’y suis avant tout pour des raisons économiques. »

Du côté de l’entreprise aussi, l’éthique n’est plus vrai-ment au programme. En juillet 2014, une enquête de BFM Business a révélé que la société ouvrait des filiales. Devinez où ? Dans plusieurs paradis fiscaux aux États-Unis et en Eu-rope. L’objectif ? Payer le moins d’impôts possible évidem-ment. Malin, pour une entreprise dont le chiffre d’affaires annuel est estimé à 884 millions d’euros. Par sa maîtrise des rouages fiscaux, la plate-forme, s’est transformée en empire financier en capitalisant sur les biens immobiliers de chacun.

La pratique collaborative deviendrait finalement un moyen d’optimiser sa consommation. « Nous avons affaire au stade suprême du capitalisme, considère Philippe Moati, c’est ainsi que les entreprises marchandisent ce qui ne l’était pas jusqu’ici à savoir la sphère privée des utilisateurs. » Concurrence, compétitivité, croissance, rentabilité, appât du gain... à se demander quel sera le « plan C ». n

1 Sur leur compte en banque, votre appartement, AirbnbSpécialisée dans la location de logements entre particuliers à

travers le monde, l’entreprise fait partie du club fermé des start-up valorisées à environ 8,8 milliards d’euros, derrière Google, Yahoo ! ou Facebook. Avec un chiffre d’affaire annuel estimé à 880 millions d’euros grâce, notamment, aux commissions prélevées sur chaque réservation, Airbnb est une de ces machines « collaboratives » aux revenus extrêmement juteux.

2 En roue libre, BlablacarCommissions évolutives et dérives sécuritaires nourrissent

constamment la polémique autour du site qui a perdu de vue l’esprit covoiturage des débuts. Prise dans les filets de la finance, l’entre-prise a réalisé, l’été dernier, une levée de fonds record d’environ 88 millions d’euros. Hier alternative militante, Blablacar est désormais un empire financier international.

3 On s’est couché sur nos idéaux, CouchsurfingPionnier de l’hébergement gratuit chez l’habitant, le site

intéresse les fonds d’investissement. Créée en 2004, sous le statut d’association à but non lucratif, la plate-forme, désormais société par action, a levé pas loin de 13 millions d’euros auprès de General Cata-lyst Partners, fond d’investissement soutien d’Airbnb. Et en 2012, 20 millions d’euros sont levés par la start-up. Un pas a été franchi de la stricte solidarité entre voyageurs au néolibéralisme dur.

1 Elles mettent la main à la terre, les AmapLes Associations pour le maintien d’une agriculture pay-

sanne prônent le circuit-court entre le producteur et le consom-mateur. Légumes, fruits, pain, produits laitiers... Elles assurent la qualité biologique des produits dans une zone géographique restreinte. Véritable alternative collaborative, la production alimentaire des Amap se fait en fonction de ce que la nature est en mesure d’offrir.

2 Payez les péages pas les com’ avec Covoiturage-libre Association à but non lucratif, la structure lutte pour un

retour aux valeurs originelles du covoiturage. En réaction aux dérives de Blablacar, la page d’accueil du site annonce : « ici, pas de gestion de compte, pas d’avis sur les utilisateurs, pas de photo, pas de réservation en ligne, pas de sms automatique... Juste une annonce et un moteur de recherche. »

3 Pas de « frais de bienvenue » chez BeWelcomeLa plate-forme est un réseau d’échange d’hospitalité

permettant à des voyageurs de se rencontrer. Et de se loger gratuitement les uns chez les autres. Sans but lucratif, le site, entièrement gratuit, est basé sur un logiciel libre. Il repose sur une organisation transparente et démocratique, s’opposant ainsi au nouveau fonctionnement de Couchsurfing. Ce sont des volontaires qui animent la communauté et gèrent la structure.

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Les deux mondes opposés de la planète collaborative

Le financement participatif, ou crowdfunding, est une des grandes tendances de la consommation

collaborative. Il s’agit de financer des projets via des plates-formes internet en faisant appel à des particuliers, prêts à soutenir des initiatives. En 2014, le concept a permis de collecter entre 120 et 150 millions d’euros. Un outil alternatif aux prêts bancaires pour certains et complé-mentaire pour d’autres. Le crowdfunding répond en fait à une carence du système. Mais les banques ne restent plus en marge du concept, bien au contraire.Kiss Kiss Bank Bank, pionnier en France, se présente comme la banque de la créativité et de l’innovation. Le site est partenaire depuis 2011 de la Banque Postale. Les fondateurs sont aussi à l’origine de Len-dopolis, une plate-forme qui permet aux particuliers « d’investir directement dans l’économie réelle ». L’objectif ? Redonner le pouvoir aux citoyens qui pourront investir dans le développement de TPE-PME. Un projet qui s’inscrit dans la même lignée que Widee, une plate-forme qui a noué depuis janvier 2014, un partenariat avec BNP Paribas. « Sur les plateformes de nos concurrents nous observons que des banques débloquent de l’argent pour venir investir car il y une bonne rentabilité » explique Adrien Aumont, cofondateur de Kiss Kiss Bank Bank. « Le risque est que les banques entrent trop dans la mécanique » ajoute-t-il. Ces partenariats sont en effet loin d’être isolés. Le Crédit Mutuel Arkéa est par exemple actionnaire à hauteur de 35% de Prêt d’Union, une plate-forme de prêts entre particuliers. Adrien Aumont ne s’inquiète pas encore : « Le crowdfunding peut éduquer les banques et les aider à métamorphoser leur manière de fonction-ner. Il faut tout faire pour ce soit la foule et la mobilisation citoyenne qui remporte la majorité des flux. »

crowdfunding Depuis quelques mois, les banques sui-vent le filon collaboratif. Le financement participatif propose une alternative au prêt bancaire dont elles ne veulent pas être exclues.

le manque à gagner des banques

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Monique Larre est un peu speed ce mercredi après-midi. Déjà, c’est son caractère. Et depuis trois ans, cette femme dynamique de 52 ans,

jean-baskets et cheveux courts, est reine des abeilles. Jeu de rôle ? Non, c’est la Ruche Qui Dit Oui !, une plateforme de mise en relation directe de producteurs locaux et de consommateurs. Monique, traiteur professionnel à la demande, est responsable de ruche. Dans sa petite maison de Saint-Pierre-des-Corps (37), un mercredi sur deux, les utilisateurs du site, baptisées« abeilles », viennent récupérer auprès des producteurs leurs commandes effectuées en ligne. Comme un supermar-ché, mais auprès de locaux, dans un cadre plus intimiste. Et à la différence de ce qui se produit dans une grande enseigne, l’ori-gine de chaque produit est connue. Pour accueillir tout le monde, Monique range un peu son intérieur. Puis, elle libère l’espace de sa petite terrasse où seront agencées dès 17 h des étagères mobiles apportées par les producteurs eux-mêmes. Enfin, elle prépare la liste des commandes et se tient prête à saluer ses abeilles. Enthousiaste, elle parle de l’effet ruche : « Ca m’a permis de m’interroger sur notre rapport à la nourriture. Le lien direct avec les produc-teurs change la vision des choses. »

En pleine campagne tourangelle, à 40 kilomètres de Tours, un autre décor pour un concept presque similaire. Chaque vendredi soir, à Dolus-le-Sec,

paysans producteurs et consommateurs se rencontrent à l’Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) de la ferme de Belêtre. Les acheteurs ont au préalable payé leur panier de fruits et légumes pour trois mois. Chaque semaine, 44 paniers sont constitués. Mathieu Lersteau, 32 ans, est un des agriculteurs responsables de la structure. Il vit sur place avec trois autres producteurs. Tout est produit à la ferme, même le pain. Depuis quelques mois, une polémique agite les relations entre La Ruche Qui Dit Oui ! et certaines Amap. Celles-ci critiquent notamment le fonctionnement capitaliste de l’en-treprise. Le jeune paysan à la barbe de trois jours évoque l’affaire avec détache-ment : « Il faut qu’il y ait une diversité de circuit court. Nous, on va juste plus loin dans l’alternative. Avec la Ruche, les producteurs sont toujours dépendants de la demande. »

La polémique n’a d’ailleurs pas vrai-ment lieu d’être pour Philippe Moati, économiste à l’Observatoire société et consommation. Les deux systèmes peuvent cohabiter : « La Ruche s’adresse à des consommateurs, les Amap à des militants. » Au-delà de ces querelles de quartier, les agriculteurs préparent la grange en bois clair où les amapiens viendront prendre leur panier. Il est 17h30 et l’enceinte de la ferme se remplit de voitures. Beaucoup viennent en bottes. Il a plu. La grange aménagée se présente comme un lieu de rencontre chaleureux.

D’un côté, il y a le pain de seigle fait mai-son. Mie moelleuse et croute craquante, il se suffit à lui-même. De l’autre, tous les fruits et légumes exposés dans des ca-gettes. Les vaches aubrac, gardiennes de la grange, observent patiemment la valse des légumes. La convivialité flirte avec le mi-litantisme. Chantal, 59 ans, petite femme à lunettes, souriante, y apprécie les deux : « Chaque distribution est l’occasion de dis-cuter un peu. On ne choisit pas le contenu du panier. C’est notre manière d’accorder notre confiance et de nous engager. » Ce soir, tous sont ravis. Poireaux, brocolis, choux-fleurs, carottes, pommes de terre, la production a été conséquente. Ce n’est pas toujours le cas. Entièrement bio, l’exploi-tation est dépendante des caprices de la nature. Avec l’Amap, c’est le deal. Beau-coup trouvent ce système contraignant.

Sans savoir à l’avance ce qu’il y aura dans le panier, il faut s’engager sur plusieurs mois. Et puis, la communication des Amap reste confidentielle.

L’inverse de la Ruche, qui réunit ceux qui veulent consommer plus responsable mais sans contraintes. Le site se pré-sente comme un supermarché en ligne, où tout est produit près de chez vous. Presque tout. Le principe du local n’est pas toujours respecté. Chaque article vendu fait l’objet d’une commission : 10 % pour le responsable de ruche, 10 % pour la société. Un pourcentage et un système de commandes qui poussent les producteurs à augmenter leurs prix d’une part, à jouer le jeu de l’offre et de la demande d’autre part. « Mais c’est beaucoup plus souple que les Amap », souligne, Anne-Marie Pichon, tête et lunettes rondes, 54 ans, abeille de la ruche de Saint-Pierre des Corps.

Chez Monique, la moitié des com-mandes est déjà partie. Des rires éclatent sur la terrasse. Producteurs et consommateurs, principalement des parents du voisinnage, partagent du vin chaud. Une ambiance bon enfant qui attire de plus en plus d’utilisateurs. « On rencontre ses voisins dans un cadre plus agréable que le supermarché », lance un habitué, le verre à la main. Monique, elle, court dans tous les sens. « La 44, la 44, vous me trouvez la 44. » Les produc-teurs mettent la main à la pâte. Les com-mandes sont déjà triées. Miel, vin, lapin, volaille, fromage, jus, fruits et légumes. Il y a de tout. Chaque produit est repré-

senté par celui qui l’a fait. Jean-Pierre Duval, producteur de lapins, avance les atouts d’être inscrit sur la Ruche : « Déjà, pas d’impayés ! Et on vient avec ce qu’on nous a commandé. Pas d’invendus. On est moins seul, aussi. On s’est créé un vrai réseau de producteurs autour de la Ruche. L’abeille est un insecte très sociable. Je suis content d’en être. »

Amap et Ruches proposent deux visions qui finalement ne divergent pas tant que cela. Deux fonctionnements qui se regardent et se tournent parfois le dos. Monique se pose enfin. Elle conclue sur un ton qui lui ressemble : « Ce serait con qu’il n’y ait qu’un seul système. » n

reportage

à l’Amap, la convivialité flirte avec le militantisme

de la Ruche à l’Amap, un battement d’aileLe point commun entre une petite maison de Saint-Pierre des Corps, à côté de Tours et une grande ferme de la campagne tourangelle ?Le circuit court ! Visite croisée.

les amapiens devant la production hebdomadaire de la ferme

Monique tend le pain à Anne-Marie.

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