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Angélique T20 - Angélique à Québec 1 - Eklablogekladata.com/vHDr6pq1823dz8SQdPQBEqBI9AQ/Angelique-T20...blancheur se dégageait avec grâce de cet écrin précieux. Angélique

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  • Angélique à Québec 1

    Anne et Serge Golon

  • La série

    01 : Angélique, marquise des anges 102 : Angélique, marquise des anges 203 : Le chemin de Versailles 104 : Le chemin de Versailles 205 : Angélique et le roi 106 : Angélique et le roi 207 : Indomptable Angélique 108 : Indomptable Angélique 209 : Angélique se révolte 110 : Angélique se révolte 211 : Angélique et son amour 112 : Angélique et son amour 213 : Angélique et le Nouveau Monde 114 : Angélique et le Nouveau Monde 2

  • 15 : La tentation d'Angélique 116 : La tentation d'Angélique 217 : Angélique et la démone 118 : Angélique et la démone 219 : Angélique et le complot des ombres20 : Angélique à Québec 121 : Angélique à Québec 222 : Angélique à Québec 323 : La route de l'espoir 124 : La route de l'espoir 225 : La victoire d'Angélique 126 : La victoire d'Angélique 2

  • Première partie

    L'arrivée

  • Chapitre 1

    Ce fut la robe d'azur qu'elle choisit.C'était une robe d'un lourd satin presqueblanc, mais lorsque les plis se cassaientou bien s'ordonnaient en retombéesbrillantes, des reflets d'un bleu pur yjouaient, accompagnant chaquemouvement de leur éclat somptueux etl'on y voyait aussi frémir un roseimperceptible comme celui d'une aurore.

    Regardant vers la fenêtre du châteauarrière du navire Gouldsboro ancré dansla rade de Québec, Angélique se disaitque cette robe était à l'image de ce matin

  • glacé immobile qui les attendait dehors,plongeant ces mêmes nuances de nacredans les eaux calmes du Saint-Laurent,épandues comme celles d'un lactranquille au pied des remparts deQuébec.

    La ville aussi était rosée. Aucun sonn'en montait. Impassible et rêveuse, lapetite cité coloniale, perdue au sein descontrées sauvages du Canada, paraissaitretenir son souffle et attendre.

    Angélique sentait la ville, comme dansson dos, la guettant, l'observant, tandisque dans le grand salon du Gouldsboro,debout devant son miroir, elle,Angélique de Sancé de Monteloup,comtesse de Peyrac ; elle, proscrite du

  • Royaume de France, achevait de separer afin d'être reçue par Monsieur deFrontenac, gouverneur de la Nouvelle-France et représentant sur la terred'Amérique de ce même roi Louis XIVqu'elle avait jadis bravé dans sa révolte.

    Voici pourquoi une légèreappréhension lui serrait la gorge, bienqu'elle s'en défendît et qu'elle parûtapporter au soin de sa toilette toutel'attention nécessaire. Son visage restaitserein, ses grands yeux vertsn'exprimaient que la vigilance critiquequ'elle portait à son reflet dans la glace.

    Pour rien au monde, la jeune femmen'eût voulu laisser transparaître lamoindre alarme devant ceux qui

  • l'entouraient et qui l'aidaient à se vêtir ;ses suivantes, le tailleur, Kouassi-Bâ, legrand nègre porteur du coffret à bijoux.

    Mais l'heure approchant de se rendre àterre, tous les obstacles, qui faisaient decette démarche une folie, luiapparaissaient. Le Roi de France lesavait bannis jadis, elle et son mari, lecomte de Peyrac. De longues années ilsavaient été en lutte contre ce souverainqui, par jalousie, crainte d'un rivalpuissant, les avait injustementcondamnés.

    Au Nouveau Monde même, beaucoupde Français du Canada les considéraientcomme des alliés de la Nouvelle-Angleterre dont ils étaient voisins et, à

  • ce titre, les considéraient commeennemis.

    Or, faisant fi de ces écueils politiques,Joffrey de Peyrac, avec cinq navires desa flotte, venait d'arriver sous Québecafin d'y rencontrer M. de Frontenac et ycontracter une alliance de bon voisinage.Premier pas pour retrouver sa place auroyaume de France et, qui sait, un jour,noms et titres dont il avait été indûmentprivé. Les heures qui allaient suivredécideraient de leur sort.

    Angélique méditait sur la différencedes réactions d'un homme et d'unefemme au sein d'une situation extrême.

    Pour elle, subir une hostilité injustifiée

  • l'affectait beaucoup plus que cet hommequi, à braver les pires persécutions,avait trouvé une sorte d'amusement.

    Il était entré tout à l'heure, escortantles robes et les joyaux qu'on apportaitpour elle et il s'était écrié :

    – Que la fête commence !

    Et il se tenait derrière elle, dans uncostume de satin ivoire très riche. Leplissé, en losanges, était retenu par depetites perles et incrusté de satincramoisi. Pour lors, le regard de Joffreyde Peyrac attaché sur le refletd'Angélique dans le miroir brillait d'uneadmiration contenue, son attentionrequise par les derniers détails à ajouter

  • aux atours de sa femme pour son entréedans Québec. Mais elle ne doutait pasque, dans le secret de lui-même, il étaittrès impatient de voir « la fête »commencer. Elle se sentait en ce momentdifférente et même un peu éloignée delui.

    Ce retour vers la France, ne fût-cequ'en mettant pied dans la petite capitaledu Canada, réveillait en elle le souvenirde sa lutte personnelle contre le Roi deFrance ; ce souverain intransigeant ne luipardonnerait jamais de s'être refusée àlui.

    Joffrey avec sa flotte, sa richesse, laforce que lui conféraient sesétablissements du Maine, était dans une

  • position plus sûre.

    Les hasards de l'été avaient amené àson bord deux grands personnages de laNouvelle-France : Monsieur de Villed'Avray, gouverneur de l'Acadie, etl'intendant Carlon auxquels il avait eul'occasion de rendre service. Avecl'appui de M. de Frontenac, legouverneur, et l'assurance que M. deCastel-Morgeat, gouverneur militaire,n'interviendrait pas, la certitude quel'évêque resterait neutre, on pouvait bienaugurer de l'accueil de Québec.

    Cependant il fallait tenir compte dujésuite d'Orgeval qui les avait combattusen Acadie et qui avait une grandeinfluence sur les Indiens alliés des

  • Français, Abénakis et Algonquins, et surinfiniment de personnes pieuses,désireuses de lui manifester leurdévouement. Le jésuite avait créé unmouvement malveillant à l'égard dunouveau venu Joffrey de Peyrac qui, nerelevant d'aucune bannière, s'étaitinstallé aux confins de l'Acadie,considérée comme domaine du Roi deFrance, et qui commerçait avec lesAnglais. Pour aggraver la situation, unereligieuse de Québec, l'an dernier, avaiteu une vision où lui était apparue unefemme très belle qui apportait beaucoupde malheurs à la Nouvelle-France. Larumeur publique s'était empressée devoir en la femme du comte de Peyrac,dont la beauté était reconnue, la démone

  • annoncée.

    On eût pu en rire. Mais ces courantsfanatiques entraînaient à la guerre.C'était aujourd'hui qu'il fallait assainir lasituation ou la voir déboucher vers unesolution belliqueuse.

    En cette colonie turbulente, il y avaittant de partis que les engagements desuns risquaient de ne pas être tenustoujours par les autres. On leur avaitnommé, parmi les partisans du jésuite,ce Castel-Morgeat qui avait l'armée enmain, et surtout sa femme, Sabine deCastel-Morgeat, qu'on décrivait commeautoritaire et redoutable, et à l'autre boutde l'échelle une certaine Janine Gonfarelqui régnait sur les établissements mal

  • famés de la Basse-Ville et qui, pourobtenir une certaine tolérance desecclésiastiques, soutenait leur politique.Il fallait s'attendre à des réticences.L'apparition d'Angélique dans cettemerveilleuse robe, à la dernière mode,n'allait-elle pas susciter la jalousie deces dames ?

    – Ne devrais-je pas, plutôt, arriversimplement mise, passer inaperçue,comme à Tadoussac ? avait-elledemandé.

    – Non, répondait Peyrac. Vous devezles séduire, les subjuguer... ne pas lesdécevoir aussi. Le peuple attend uneapparition... Il faut la lui donner. LaDame du Lac d'Argent... Un personnage

  • de légende...

    Ainsi donc Angélique ne se dissimulaitpas l'importance des premiers momentset de l'impression qu'elle ferait sur cettefoule, assemblée pour la voir et au seinde laquelle se disputaient des sentimentscontraires.

    Ce soir, Joffrey de Peyrac et les sienscoucheraient dans les murs de Québecou bien ils seraient obligés de se retirer,leur petite flotte vaincue et, de plus,piégée par le grand fleuve septentrionalque, bientôt, envahiraient les glaces.

    Joffrey de Peyrac le sentait également.C'était Angélique qui supporterait lerôle le plus décisif. Et conscient de la

  • charge qui lui incombait, il avait élaboréun plan audacieux, insolite et, pourAngélique, inattendu.

    – Vous débarquerez la première, seuleet point de mire de tous les regards.Monsieur de Ville d'Avray vousescortera. Je l'en ai prévenu. Il est ravi.Deux chaloupes vous accompagnerontavec des hommes en armes : votre garded'honneur. Ainsi, venant des navires,vous serez seule à leur apparaître et lavue de votre splendeur leur causera dela stupeur. Vous en profiterez pour poservotre pied charmant sur la rive deQuébec comme une déesse revenant deCythère. M. de Frontenac, le gouverneur,ce galant homme qui nous est acquisvous tendra la main et ainsi la foule

  • verra bien que vous n'êtes qu'une femmedes plus gracieuses, un être sans danger,l'incarnation même de la féminité et deses charmes. Vous serez donc reçue pourvous-même et non parce que vous êtesmon épouse et sous la protection de mesarmes.

    Il avait ajouté :

    – ... S'il vous agrée ?...

    Mais il n'avait pas besoin d'attendre laréponse. Les yeux brillants d'Angéliquelui disaient combien ce plan luiparaissait heureux et convenait mieux àsa nature impétueuse et entreprenante.

    – Car nous connaissons les gens deFrance, n'est-ce pas ? Chez nous, on peut

  • se montrer ombrageux devant les forcesarmées. En revanche, on ne peutrepousser une femme qui s'avanceseule...

    – Et vous, pendant ce temps-là, queferez-vous ?

    – Moi ! Pendant ce temps-là...j'encerclerai la ville.

  • Chapitre 2

    La robe était très belle. Angélique,malgré les soucis ne pouvait que seféliciter de son image dans le miroir.Dans cette toilette venue de Paris elleavait remarqué certains détailsnouveaux. Ainsi, l'on ne portait plus,semblait-il, ou l'on portait moins, demanteau-de-robe, retroussé en « paniers» sur une ou deux autres jupes, mais cemanteau maintenant retombait tout à fait,de la même couleur que la jupe surlaquelle il s'entrouvrait.

    On donnait toute la magnificence au

  • tissu dont les nuances irisées étaientdignes d'enchanter l'œil le plus raffiné.Le corselet aux courtes basqueségalement rebrodées de roses et leplastron raidi par le buse étaient dumême ton moiré. Il y avait un nœud desatin et une sorte de col de dentelle unpeu raide qui suivait la ligne dudécolleté et remontait par-derrière sur lanuque, encadrant le cou dont lablancheur se dégageait avec grâce de cetécrin précieux.

    Angélique dans cette vêture de rêveavait l'air irréelle. Sa peau ambréequ'elle avait poudrée captait la lumière.On aurait dit qu'elle était éclairée parl'intérieur. Elle avait apporté un soinparticulier au maquillage de ses yeux,

  • avait tracé la ligne exacte des sourcils.Un peu de rose – jus d'orcanette mêléd'un ocre pâle – soulignait d'une ondeimperceptible le méplat des pommettes.Elle avait passé plus d'une heure, dèsl'aube, à ces entreprises, et malgré lefroid vif qui régnait dans la cabine, elleavait eu très chaud à force des'appliquer. Sa vie d'aventurière luiavait fait perdre quelques tours de mainqui étaient, pour elle, routine, lorsque, àVersailles, elle devait se farder avant deparaître sous les lumières de la Cour.

    Elle en était venue à bout et il fallaitcroire que le résultat était réussi, d'aprèsle regard que Joffrey de Peyrac posaitsur elle. Les yeux sombres du comtebrillaient de satisfaction mais il y avait

  • aussi un peu d'attendrissement dans sondemi-sourire.

    C'était encore une nouvelle Angéliquequ'il découvrait, celle qui avait été unegrande dame de Versailles, désirée parle Roi. Mais il n'en prenait pas ombrage,car depuis qu'il l'avait retrouvée il avaitappris à la connaître et à aimer tous lesaspects de son caractère. Elle lesurprenait souvent, l'inquiétait parfois,mais le ravissait plus encore, par sanature changeante et pourtant logiqueavec elle-même.

    Il avança la main et posa ses doigts àla naissance du cou, l'effleurant d'unecaresse.

  • – Des diamants s'imposent sur cedécolleté admirable.

    Puis il reprit :

    – Non, des perles ! Elles sont plusdouces.

    Il se tourna vers le coffret que luiprésentait le serviteur noir Kouassi-Bâ.Il choisit un collier de trois rangs deperles.

    Dans la psyché le couple qu'ilsformaient leur ramenait en mémoire lesouvenir d'une scène semblable qu'ilsavaient vécue l'un et l'autre jadis, dansleur palais de Toulouse, il y avait biendes années de cela.

  • Ils surent qu'ils évoquaient la mêmeimage : Toulouse.

    – Vous ne m'aimiez pas alors, ditPeyrac. Que cela semble loin ! Vousm'avez fait souffrir mille morts. Mais,mordious, je vous aurais attenduejusqu'à la fin des temps. Je ne voulaisvous tenir que de vous-même et non demes droits d'époux, ma petite merveille !Il en est toujours ainsi.

    Ils regardèrent vers la ville avec lepressentiment que ce retour dans lecadre de la France allait leur offrirl'occasion de recommencer tout ce quiavait été détruit, saccagé. Enfin ils neseraient plus des errants sur la mer ou aufond des bois. Ils se retrouveraient

  • parmi leurs pairs, jouant leurs jeux, outenant leurs rôles au cœur d'une sociétécalquée sur l'Ancien Monde.

    Les mains la tenant aux épaules ils'informa tout bas.

    – Avez-vous peur ?

    – Un peu.

    Et comme elle avait eu un légerfrisson, il dit :

    – Vous avez froid. On va faire cherchervotre manteau.

    Delphine, la jeune chambrière, appelaHenriette et Yolande et requit mêmel'aide du tailleur et de Kouassi-Bâ, car

  • ce manteau n'était pas une mince affaireà porter. Il était fait de fourrure blanche,doublé de laine fine et de satin blancavec un capuchon ample et brodé d'or etd'argent au revers. Il fallait veiller à nepas le laisser traîner à terre, lesplanchers d'un navire n'étant pastoujours ce que l'on pouvait trouver deplus net. Ils sortirent en cortège pouraller le chercher dans un cabinet voisin,où il était entreposé, étalé sur descoffres, depuis la veille.

    Joffrey de Peyrac regardait Angéliquedans le miroir.

    – Que pouvez-vous craindre, monamour ? De ne pas réussir, c'est-à-direde ne pas émouvoir. Ignorez-vous à quel

  • point vous fascinez ceux qui vousrencontrent ? Êtes-vous tellementignorante de ce pouvoir de séduction quiémane de vous ? Qui a pu détruire cetteconfiance invincible qui devrait être lavôtre ?

    « Cependant, même si vous doutez,sachez-le, ce charme n'en demeure pasmoins d'une puissance extrême. Et plusredoutable que jamais... Plus irrésistibleque jadis... Il me plairait d'analyser dansmes cornues les éléments qui lecomposent. On y trouverait les millesecrets d'une alchimie qui n'est pas loinde confiner à la magie. Oh ! Ma trèschère et ma très belle, vous qui êtes sihabile à me torturer, au moins que ce quivous assure un tel empire sur ceux qui

  • vous entourent vous confirme dans lacertitude de votre victoire...

    Cette tirade où passait dans la voixchaude et un peu voilée du comte lesouffle inspiré de l'amour courtois destroubadours du Languedoc dont il avaitété l'un des plus renommés, cette tiradeénoncée sur le ton de la tendresse et dela gaieté mais où l'on sentait vibrer unesi totale passion, arracha un sourire àAngélique. Derechef, elle se tournaitvers le miroir. Et le reflet lui apportaitl'image. Don de séduction dont elle avaitjoué avec tant d'hommes, qu'elle avaitmaudit parfois, béni à d'autres heures,mais qu'elle ne pouvait regretter desentir toujours en elle.

  • Joffrey avait raison de le lui rappeler.Le jour était venu de retrouver cetteAngélique qui, au cours de l'année,s'était relevée de ses défaites.

    Elle irait à cette foule avec toute laconfiance dont elle était capable et ellene la décevrait pas. Si on la trouvaitbelle et heureuse, ainsi se calmeraientles peurs, et momentanéments'engourdiraient les haines.

    Elle toucha un de ses pendantsd'oreilles pour voir jouer le reflet dudiamant sur sa joue. Tout cela était trèsbeau. Ses doigts rangèrent encorequelques mèches de cheveux ici et là.C'était le geste ultime qu'ont toutes lesfemmes à l'instant de se livrer aux

  • regards du monde. Rite magique. Signesd'exorcisme afin de se recréer,s'incarner et surgir à ses propres yeuxtelle qu'on s'aime, telle qu'on se plaît,telle qu'on existe.

    Alors la réussite est certaine et l'onsourit dans le miroir.

    Leurs gens revenaient avec le manteaublanc, le portant aux quatre coins commeun étendard. Le comte de Peyrac s'enempara et le drapa lui-même sur lesépaules d'Angélique en arrangeant lesplis, disposant la moelleuse capucheautour de ses cheveux brillants. Onaurait dit qu'il la revêtait pour unadoubement de chevalerie. Comme si cemanteau ainsi qu'une armure pouvait lui

  • donner protection, mais aussi ladésignait pour le combat.

    C'était l'armure de sa séductionféminine qui aujourd'hui lui livreraitQuébec.

    Delphine s'approcha et proposa unpeigne, une épingle.

    – Madame, vous suivrai-je ? interrogeala jeune fille. J'ai là le coffret avec vosaccessoires.

    – Non, c'est inutile, je ne veux pas vousexposer. Il y aura peut-être du danger.

    Joffrey de Peyrac intervint.

    – Damoiselle, votre souci me paraît

  • louable. Mais je ne veux pointaujourd'hui pour vous et vos compagnesde position... en première ligne. Vousallez rejoindre le Rochelais où setrouvent également les enfants avecYolande. On vous donnera là-bas lesinstructions afin que vous puissiez toutesdébarquer au bon moment et prendrepart à la fête.

    Docilement, les jeunes fillesdéposèrent les objets et colifichets dontelles étaient chargées et, après une petiterévérence, se retirèrent sous l'égide d'undes hommes du Gouldsboro qui avaientété plus spécialement chargés de leurprotection au cours de l'opération dedébarquement envisagée.

  • Angélique entendit le comte intimer àKouassi-Bâ :

    – Fais venir ici Monsieur de Castel-Morgeat...

    Elle sursauta.

    M. de Castel-Morgeat, colonel,gouverneur militaire de la Nouvelle-France, et qui, bien que gascon, étaitréputé comme un de leurs plus férocesadversaires, se trouvait-il à bord ? Quesignifiait ?

    Elle comprit en voyant surgir sur leseuil, en lieu et place de l'irasciblecolonel-gouverneur que l'on disait fortpeu maniable, moustachu, noir de poil etd'humeur, son fils, le jeune Anne-

  • François, lui, par contre, telle uneapparition charmante. Le sang gascon necoulait encore dans ses veines que poury apporter la gaieté languedocienne, legoût de l'amour courtois et des poésies,la joie de vivre. Fin et long, il avait desa race les yeux noirs, le teint depruneau mûri par le soleil et l'aventure,le sourire éclatant. Il ressemblait àFlorimond comme un frère, et riend'étonnant qu'ils se fussent entendus aumieux lorsque le hasard les avait fait serencontrer du côté des Mers Douces,ainsi qu'on appelait les Grands Lacs.

    Avec ses cheveux retenus par unbandeau à l'indienne brodé de perles, savêture de peaux de chamois, maisaccompagnée d'un jabot de dentelle noué

  • à la diable qui suffisait à lui donner unair d'élégance, il était tout à fait àl'image de ces jeunes gens, fous deliberté, que la colonie produisait commefruits nouveaux, d'une espèce pas tout àfait connue, quoique rappelant la saveurdu Vieux Monde et des castes ou desprovinces dont ils étaient issus.

    Il salua avec une grâce de jeuneseigneur et renouvela son salut plusprofondément devant Angélique. Lesyeux ardents ne cachaient pasl'admiration que sa vue lui inspirait. Ildemeurait ébahi et eut de la peine à setourner vers Peyrac devant lequel il setint courtoisement, attendant que celui-cil'informât des raisons de sa convocation.Le comte l'examinait avec sympathie et

  • indulgence.

    Quand on les regardait ainsi face àface, le jouvenceau et le gentilhommed'aventure aux tempes grisonnantes, à laface couturée, il était étonnant et presqueémouvant de sentir combien l'Aquitaineavait forgé des fils aux racinessemblables.

    – Beau sire, lui dit Peyrac, on m'alaissé entendre que vous aviez servicomme page à la cour de France pendantquelques années...

    – Cela est vrai. J'ai été au service deMadame de Valenciennes, une amie dema mère, je lui portais la traîne. Etensuite, lorsque mes parents sont partis

  • pour la Nouvelle-France, je suis entré auservice de Madame de Tounnay-Charente à la Cour de Monsieur. Maisquand il y a trois ans Monsieur de Villed'Avray vint à Saint-Cloud m'apportantdes nouvelles des miens, il vit combienje m'ennuyais de ma mère et il obtint dem'emmener avec lui à son retour àQuébec. Je ne le regrette pas, ajouta lejeune homme avec fougue. La vie estplus plaisante à courir les bois qu'àporter l'aiguière et le linge, passer labonbonnière, éventer les dames, serait-ce une princesse.

    – Ah bien ! Voici pourtant le momentde vous rappeler vos apprentissages.Madame de Peyrac a besoin d'un pagepour l'accompagner en cette journée, lui

  • porter son nécessaire à parures etl'assister autant que faire se peut aucours de la cérémonie qui exige de sapart beaucoup d'apparat et qui ne serapas exempte pour elle de fatigues.J'ajoute que je vous ai choisi pour votreréputation de courage, d'habileté etd'amabilité. Vous connaissez le peuplede Québec. Vous saurez, s'il le faut, vousen faire reconnaître, et apporter ainsitoute votre aide à celle que vousescortez. Vous sentez-vous apte àremplir cette mission auprès de lacomtesse de Peyrac ?

    L'expression et l'attitude d'Anne-François de Castel-Morgeat disaientcombien il en était ravi. C'était unechance inespérée pour lui que ce rôle à

  • tenir près d'Angélique pour laquelle ilnourrissait une admiration de plus enplus ardente depuis qu'il avait abordé àTadoussac, venant du Grand Nord.

    Sans particulièrement se soucier de satenue de coureur des bois, Anne-François s'informa du cortège, puis,avec beaucoup de diligence, allaexaminer le coffret qui était d'écailleserti d'or et dont le couvercle relevéprésentait un miroir où jeter à l'occasionun regard rapide et discret. Il s'informade son contenu, vérifia la présence despeignes et brosses, des boîtes de fards.Y avait-il assez d'épingles ? Un flaconde senteur en cas d'évanouissement ?Des pastilles à la girofle à croquer pourdissiper la nausée ? Des mouchoirs de

  • dentelles parfumées pour s'éventer,toujours en cas de malaise ? Les damesqu'il avait servies jadis devaient êtredes femmes particulièrement sujettes auxvapeurs. Il avait été dressé et tout sonsavoir lui revenait sans coup férir, car lavie est dure pour les petits pages dansles cours princières. Avec ses beauxyeux, sa grâce, sa défroque d'Indien et lesérieux dont il se revêtait tout à coup, ilétait plein de séduction. Il dit qu'il allaitse renseigner sur Neals et Timothy quidevaient tenir le bord du manteau et quesi M. et Mme de Peyrac n'avaient plusbesoin de lui, il les attendrait sur lepont. Il sortit, emportant le nécessaired'écaille.

    Angélique voulait regarder le collier

  • de Wampum que le chef iroquois Outtakélui avait remis, au printemps, en signed'alliance. Elle avait l'impression quecela lui porterait chance.

    Pour ouvrir le coffre où il était rangé,elle dérangea le chat qui s'y étaitinstallé. Ce chat, qui l'avaitaccompagnée depuis Gouldsboro,n'approuvait pas le branle-bas decombat qui depuis le matin troublait lecours heureux de ses jours. Il affectait dese plonger dans un sommeil profond.Réveillé, il s'étira d'un air choqué. Ilregarda avec ennui Angélique souleverla ceinture de coquillages, composée depetits grains blancs et bleus, objetauquel la tradition indienne accordaitune vertu de talisman.

  • Le Wampum était considéré commel'or et l'argent monnayés. Celui que lechef iroquois avait remis à Angéliqueétait d'une valeur inestimable. Ilreprésentait un véritable traité de paix.

    Outtaké, le chef des Cinq-Nationsiroquoises, était le plus farouche ennemide la Nouvelle-France. Mais son ententeavec Joffrey de Peyrac et Angélique, euxaussi Français, avait atténué sa virulencevis-à-vis des Blancs du Canada.

    Animée d'une confiance et d'unecertitude nouvelles, Angélique remit leWampum en place. Elle dit au chat :

    – Réjouis-toi mon petit, ce soir tu serasà Québec et tu pourras aller marauder

  • dans les rues d'une vraie ville.

    L'aventure commençait.

    Elle regarda encore vers Joffrey dePeyrac, son époux, son amour, qui, unefois de plus ayant décidé de répondre àune gageure, abordait, sans en paraîtreimpressionné, l'ultime phase dontdépend réussite ou défaite.

    – Comme il est grand ! se dit-elle, etpresque étrange, tellement différent desautres !

    Et, en même temps ;

    – ... Il ne peut que triompher... En toutet toujours... Aujourd'hui était le jour dela résurrection.

  • Angélique posa la main sur le poingqu'il lui présentait.

    – Allons maintenant, dit-il, allons,Madame ! Québec vous attend.

  • Chapitre 3

    Le froid la prit à la gorge dès qu'elledéboucha sur le balcon du premier pont.Un brouhaha énorme s'élevait. Celui dunavire en effervescence dans lesderniers préparatifs du débarquement,mais aussi un tumulte venu de la ville,porté par l'écho des falaises et l'air troplimpide.

    Où avait-elle pris l'idée dans le salondu Gouldsboro que le silence régnait au-dehors ?

    Un bruit de cloches carillonnantes etd'appels s'élevait formant une rumeur

  • immense qui grondait comme un souffledans la conque d'un coquillage.

    Le brouillard continuait à rôder enaval du fleuve et à cacher une partie dela côte, mais l'on pouvait voir que larade alentour s'était couverted'embarcations de toutes sortes, barquesde pêche, canots de bois ou d'écorce, etmême des sortes de radeaux faits derondins encordés avec un gouvernail defortune sur lesquels les audacieux de cesrivages, qui n'avaient d'autre moyen detransport que le fleuve, n'hésitaient pas àse pousser d'une rive à l'autre.

    Joffrey de Peyrac conduisit Angéliquesur le premier pont. Il retenait sa main etelle devina tout à coup qu'il devait se

  • faire violence pour la laisser remplirune mission où elle risquait d'être endanger loin de lui.

    Un grand plateau d'argent s'interposaentre eux. Le maître d'hôtel et ses aidesy présentaient des gobelets d'argent oude cristal contenant soit du rhum, soit unalcool translucide et parfumé, que leseigneur de Wapassou et de Gouldsborose procurait à la Nouvelle-Orange, auxsources du fleuve Hudson où lesHollandais le fabriquaient avec desbaies de genièvre.

    – Le coup de l'étrier, expliqua Joffreyde Peyrac. Pour chacun de mescombattants depuis le mousse jusqu'àvous-même, ma chère, la plus belle

  • ambassadrice des terres d'Amérique.

    Les gobelets contenant l'alcool étaientposés sur un lit de glace pilée car ildevait se boire très frais.

    – Je préférerais un grand verre d'eau,dit Angélique s'avisant qu'elle avait lagorge sèche au point qu'elle n'aurait puprononcer deux mots.

    On le lui apporta presque aussitôt. Ellebut avidement et poussa un soupir.

    – Je me sens mieux. Que voulez-vous,je suis devenue comme les Indiens.Seule, l'eau des sources me communiquela force de la Terre.

    Elle vit dans le regard de Joffrey de

  • Peyrac qu'il avait une envie folle de laprendre dans ses bras et de la couvrir debaisers.

    – Vous êtes belle ! Cela va être untriomphe. On ne tire pas sur une femmequi s'avance comme une reine dans sesplus beaux atours. On prend au moins lapeine, auparavant, de détailler tous lesagréments de sa toilette, ses bijoux, lafaçon dont elle est coiffée et... la partieest gagnée. Le spectacle se déroule,continue. Nul n'est tenté del'interrompre. La vie n'est pas si fourniede distractions de choix dans cette petitecapitale de la Nouvelle-France.

    – Moi aussi, je me réjouis. La partiesera difficile, mais je ne sens plus

  • aucune peur.

    – Oui-da ! La peur sera pour moi, dit lecomte avec une grimace.

    Et il avala d'un seul coup un gobelet derhum.

    Elle comprit qu'il ne la laissait pasaller au feu sans appréhension.Cependant, il ne doutait pas de saréussite.

    Ensuite, il coiffa son abondantechevelure que le vent tourmentait de sonfeutre noir entouré d'une plume blancheretenue par une boucle de diamants. Ilenfila soigneusement ses gants de cuir àcrispins soulignés de dentelle.

  • – Je vais vous quitter, Madame, etcommencer la manœuvre tournante dedébarquement que je vous ai annoncée.À la faveur du brouillard qui cachel'embouchure de la rivière Saint-Charles, je prends pied sur la rive et,longeant la côte, j'atteins les faubourgsde la Basse-Ville et vous rejoins bientôtsur le port avec fifres, tambours ettrompettes. Rassurez-vous pour lesenfants, ils sont sur le Rochelais. Celui-ci croise un peu au large et ne serapprochera que lorsque le plus gros denos troupes aura pris pied sur la rive. Unsignal avertira le Gouldsboro de laréussite de la manœuvre et, à cemoment-là, vous descendrez dans lachaloupe d'honneur et vous dirigerez

  • droit vers Québec.

    Tandis qu'ils parlaient, leurs yeuxcontinuaient à s'interroger et à serépondre. Leurs cœurs suivaient un autredialogue.

    « Je t'aime... tu existes... tu esmerveilleuse... »

    « Je t'aime... tu existes et je me sensbelle, je me sens plus forte... »

    – Et l'enjeu, murmura-t-elle. L'enjeu detout ceci, de tous ces risques. Quel est-il? Amener le roi de France à nous rendrejustice ? Ou bien amener ces peuples quilui sont soumis à se prononcer contre lui?... C'est fou, irréalisable. Nous nousbattons et nous nous débattons, mais

  • dites-moi, mon seigneur, l'enjeu, quelest-il ?

    – Le même que pour tous, répondit-ilavec gaieté : vivre, survivre sur cettedamnée Terre où l'on goûte tant demerveilles. Vivre au mieux. Se battrepour vivre. En épargnant, non pas nosefforts, mais autant que possible le sanget la violence... Certes, nous accueillir,pour la Nouvelle-France, est absolumentillégal. Mais l'hiver commence. Il n'yaura pas de liaison avec la Francependant des mois. Nous sommes enforce, animés d'intentions pacifiques.Ma correspondance avec Frontenacporte ses fruits.

    – Et vous avez aussi un autre allié dans

  • la place, m'avez-vous dit ?

    – Chut ! fit Peyrac, mon allié estd'autant plus efficace qu'il demeuresecret. Mais peu à peu tout se révélera.C'est déjà beaucoup que le gouverneursoit ouvertement pour nous. Il a pris lerisque d'être un jour désavoué par leRoi. Et quel est le sentiment du Roi ànotre égard ? Nous l'ignorons encore.

    – En attendant, notre enjeu, s'il est plusmodeste, ne nous en comblera pasmoins. Pour nous qui sommes des banniset des errants, qu'y a-t-il de plusmiraculeux que de réussir à passer unhiver à Québec, sur le sol de France,parmi des amis ?

  • Chapitre 4

    Il s'était éloigné après lui avoir baiséla main.

    – Ne vous préoccupez pas de moi. luiavait-il dit encore. Il ne s'agit que deVOUS, de VOTRE triomphe, à vous,Marquise des Anges.

    Elle avait ri, en recevant, au vol, cetitre ancien qu'il lui lançait : Marquisedes Anges. C'était le nom secret de la «matterie », qu'elle avait porté parmi lestruands, à la cour des miracles de Paris.Il l'avait appris l'autre soir par sa lettreà Desgrez. À l'entendre de sa bouche,

  • elle en éprouva plaisir et surprise.

    Marquise des Anges !

    En regardant la ville qui ressemblaitde loin à quelque petite ville françaisede Normandie ou de Bretagne, ellesentait son passé se mêler au présent.

    La partie commençait. Chacun peu àpeu gagnait son poste. En retrait, à l'abride la coursive, Angélique attendait lemarquis de Ville d'Avray.

    Leur flotte seule mouillait sousQuébec. Cinq navires, aux rambardes dechaque pont et même celles des hunesgarnies de frise écarlate soutachée d'oret dont les sabords, paupières biencloses, cachaient l'œil noir des canons.

  • La ville était fragile devant eux.L'hiver venant enfermait les antagonistesdans une solitude sans recours. Aucuneintervention à espérer de quiconque. Lecontinent américain sans limite les tenaitprisonniers, face à face, réduits à leursseules forces : les Français de Québecen face des Français que commandaitPeyrac.

    Québec, dressée devant eux commeune pièce d'orfèvrerie ciselée etscintillante de la rive, toute festonnée dehautes maisons blanches serrées les unescontre les autres, jusqu'au sommet duRoc.

    C'était un amoncellement de toitspointus, et encornés de cheminées

  • carrées, un échafaudage peu commun deconstructions de pierre, de bois ou detorchis, qui paraissaient posées les unessur les autres comme dans un château decartes.

    De grands espaces plantés d'arbres,jardins ou vergers, des terrasses, desremparts, des rampes et, par endroits, unpan dressé, écorché, de la falaiseabrupte, marquaient les différents étagesde la cité, que reliaient des boutsd'escaliers, des sentiers de chèvres et unchemin sans contours, tracé comme uneéchelle.

    Au sommet, de grands bâtiments etrésidences, la Cathédrale, l’Évêché, leSéminaire, le Collège des Jésuites, le

  • couvent des Ursulines, l'Hôtel-Dieu, leChâteau Saint-Louis, s'étalaient, formantcomme une couronne dont les fleuronsauraient été leurs multiples clochers etclochetons tous très ouvragés, décorés,ajourés et flanqués de leurs croix aiguës.

    Il y avait quelque chose de singulier encette cité du bout du monde. On auraitdit un ex-voto géant.

    Trois ou quatre petits moulins à ventplantés çà et là, qui au bord du plateau,qui à la pointe d'un cap ou d'un ressaut,donnaient à l'ensemble une touche naïveet familière.

    Au-dessus du cap Diamant, lasilhouette d'une grande croix de bois se

  • détachait, isolée.

    Le marquis de Ville d'Avray sautasoudain près d'Angélique comme unfarfadet en atours de prince.

    – Voulez-vous ma longue-vue ?

    Il ajouta en se présentant de dos et deface :

    – ... Comment me trouvez-vous ? Nesuis-je pas superbe ?

    – Vous êtes magnifique. Mais j'attendsaussi vos compliments sur ma robe...Vous ne me dites rien.

    – Si fait ! Vous êtes admirable... Il n'y apas de mots. Je suis impardonnable,

  • mais vous me voyez tellement excité,tellement joyeux à l'idée de vousescorter. Vous allez être accueillie pardes ovations. Regardez cette foule. Ellene se tient plus d'excitation à l'idée devous voir.

    C'était un fait qu'à l'œil nu on pouvaitvoir la ville grouiller de haut en bastelle une fourmilière en effervescence.

    Angélique emprunta la lorgnette dumarquis de Ville d'Avray, régla ladistance et dans le cercle ainsi précisélui apparurent les quais noirs de mondeet au premier plan les silhouetteschamarrées des officiers en uniforme decérémonie, des dames en robesd'apparat, l'éventail à la main.

  • On les attendait et, apparemment, avectous les honneurs dus à des hôtes demarque et non à des ennemis, ni même àdes étrangers inspirant méfiance etmépris.

    Angélique était impressionnée. Il yavait très longtemps qu'elle n'avait pasvu tant de monde rassemblé et rien quedes Français.

    – Il ont l'air contents.

    – Ils sont ravis. Vous pouvez m'encroire.

    – Et comment se comporte legouverneur militaire, Monsieur deCastel-Morgeat ? s'informa-t-elle.

  • – Il s'est incliné. Le gouverneur a exigéqu'il donne sa parole de ne rien tentercontre vous. Tenez, je l'aperçois dans malongue-vue aux côtés de Monsieur deFrontenac. Il ronge son frein, mais setient coi.

    – Et... le Père d'Orgeval, le voyez-vous?

    On distinguait de nombreuses soutanesnoires. Ville d'Avray se livra à unexamen attentif puis secoua la tête.

    – Je ne le vois pas. Il semblerait quelui aussi se tient sur la réserve.

    Ville d'Avray continuait à examiner lafoule du bout de sa lorgnette. Tout àcoup il trépigna :

  • – Ah ! Le voilà ! Le voilà ! Ça, je lesavais, je vous l'avais dit ! Je vousl'avais dit ! Regardez là-bas, à droiteprès du groupe des officiels Je le vois.Cet ecclésiastique en noir... Je vousl'avais bien dit qu'il arriverait lepremier avant moi et qu'il m'attendraitsur le môle.

    – Qui donc ? Le Père d'Qrgeval ?

    – Mais non voyons ! Mon aumônier !triompha le marquis. Vous voussouvenez, Monsieur Dagenet qui m'avaitrejoint à Gouldsboro et avait refuséensuite de me suivre au fond de la Baiefrançaise et prétendait revenir à Québecpar voie de terre. Ah bien ! Je vousl'avais dit qu'il était capable d'y arriver

  • avant moi. Ha ! Ha ! Voilà ce quel'Acadie fait d'un sulpicienquadragénaire, ranci dans les livres et laprière. Un coureur de bois, son canot surle dos. Je vous l'avais dit : ce pays rendfou.

    Angélique prit la longue-vue et finitpar localiser la silhouette du solennelecclésiastique, au long nez, qu'elle avaitentr'aperçu à Gouldsboro. Et, nul doute,c'était bien lui. L'air confit au bord duquai, il attendait son protecteur et il étaitdifficile d'imaginer qu'il avait traversé àpied, de part en part, et toujours solennel– près de trois cents lieues – descontrées forestières et dangereuses.

    Maintenant Québec avait l'air d'un

  • arbre chargé de fruits. Pas une fenêtrequi ne fût garnie de têtes. Pas une place,un jardin, un verger qui ne fût noir demonde. Les murs de clôture et lesremparts supportaient des brochettesd'individus perchés. De partout, àQuébec, on était aux premières loges.Au-delà des fortins de la Haute-Villes'étendait une vaste plaine verdâtre. Elleparut se recouvrir d'une marée rousse etagitée. C'étaient les sauvages, alliés etamis des Français.

    Ville d'Avray s'éloigna en criant à lacantonade vers Angélique :

    – Naturellement, je mets ma chaise àvotre disposition pour monter la côtelorsqu'il s'agira de se rendre jusqu'à la

  • cathédrale pour le Te Deum. Ma chaise àporteurs est presque la seule de Québec; en tout cas la plus confortable.

    Il revint sur ses pas pour ajouter :

    – ... Ne craignez rien. Sous maprotection, vous êtes sacrée... Vousverrez.

    Il ne pensait pas aux boulets, celui-là !Il s'éloigna derechef vers l'avant, sefrayant un passage parmi l'agitation quirégnait sur le Gouldsboro. Le pont dunavire était envahi de gens qui couraientçà et là, d'hommes d'équipageaujourd'hui vêtus de toile blanche avecune ceinture pékinée bleu et or, unbonnet bleu à glands d'or. Ils avaient

  • superbe mine. Beaucoup étaient enfaction dans les haubans ou alignés aulong des vergues comme des oiseauxprêts, non à s'envoler, mais à libérer lesvoiles en cas d'alerte. La parade nefaisait pas oublier une alerte possible.

    Ville d'Avray, penché par-dessus larambarde vers les baraques et les canotsqui patrouillaient alentour, lançait dessalutations, des appels.

    Neals Abbal, le blond Suédois, etTimothy, le négrillon, vinrent se rangerprès d'Angélique. Elle vit qu'on leuravait fait revêtir de petites redingotes dedrap rouge à revers brodés. Ils étaientchaussés de bas blancs et de souliers ànœuds de satin retenus par une boucle

  • d'argent. Ils étaient très fiers d'êtrechargés de soutenir les pans du manteaud'Angélique.

    Ville d'Avray revenait vers eux. Il étaitblême, décomposé.

    – On a cassé une pièce, dit-il àAngélique. C'est désastreux.

    S'agissait-il d'une pièce de canon ? dequoi ?

    – Mon poêle de faïence ! L'un des plusbeaux motifs, naturellement.

    Sa contrariété s'accentua endécouvrant Timothy dans sa livréecramoisie.

  • – Quoi ! Vous me refusez ce négrillonpour page et vous le prenez pour vous.

    Angélique commença de lui expliquerque ce n'était que provisoire, pour faireplaisir au petit esclave, mais déjà Villed'Avray pensait à autre chose. Saconversation par-dessus bord avec desgens de Québec lui avait apporté unenouvelle plus heureuse.

    – J'ai appris que ma servante étaitrevenue de son hameau de Saint-Joseph.Il paraît qu'un songe l'a avertie de monretour imminent. Elle a briqué à fond mademeure et je parie qu'elle nous aurapréparé une de ces tourtières de gibierdont elle a le secret. Ah Angélique ! Cesoir même, vous serez assise là-haut

  • chez moi et vous vous régalerez enregardant la nuit tomber sur le Saint-Laurent. J'espère que vous m'inviterezsouvent chez moi.

    – Votre servante ne va-t-elle pas êtredéçue de vous voir nous céder votremaison tandis que vous irez vous logerdans la Basse-Ville ?

    – Elle fera ce que je lui dirai.

    Il cherchait avec sa longue-vue.

    – Je voudrais pouvoir vous désignerma demeure mais les arbres du jardin dema voisine Mademoiselled'Hourredanne nous la cachent.

    « En tout cas, je distingue un pan du

  • toit et la fumée qui s'élève de lacheminée. La vie est belle !

  • Chapitre 5

    De temps en temps, le marquis de Villed'Avray et Angélique ne pouvaients'empêcher de regarder du côté del'estuaire de la rivière Saint-Charles,dans la direction qu'avaient prise leschaloupes commandées par le comte dePeyrac. Un brouillard léger continuait àmasquer les mouvements qui setramaient par là.

    – Qu'attendons-nous ? demanda-t-elle.

    – Le signal qu'il doit nous envoyer.Mais, pour l'instant, il estime peut-êtreque le brouillard est trop dense.

  • Presque au même instant, les brumesqui voilaient les contours de la côte deBeaupré commencèrent à se dissiper etdans l'embouchure de la rivière, ondistingua un navire échoué.

    – Quel est ce bâtiment qui semble enmauvaise posture ?

    – Le Saint-Jean-Baptiste, ce vieuxsabot attardé et que nous avons déjà tiréde plus d'un mauvais pas au cours de laremontée du Saint-Laurent. On lui avaitdonné ses chances, mais il était en troppiteux état et, presque arrivé au but hiersoir, il est allé se vomir à l'entrée del'estuaire qu'il obstrue pour l'instant.Mais cet incident arrange nos affaires.Nos yachts Mont-Désert et Rochelais se

  • sont portés au secours des passagers. Ilsont pris à leur bord ceux qui avaient unpeu trop les pieds dans l'eau, dontMonsieur de Bardagne, l'envoyé du Roi,et les officiers de sa maison. Avecl'intendant Carlon et le barond'Arreboust, Monsieur de Peyracdispose d'un bon nombre d'otages. Maisil n'en usera pas. J'admire sa prudencepolitique. L'échouage du Saint-Jean-Baptiste lui a donné prétexte des'affairer dans l'endroit pour se porter ausecours des naufragés. Et il va arriverpar-derrière, amenant dans ses bagagesses hôtes d'honneur sauvés des eaux,l'envoyé du Roi y compris...

    Sur ces entrefaites un jeune homme,aux longs cheveux retenus par son

  • bandeau de perles indiennes, les frangesde peau de sa casaque flottant au vent,arriva à grands pas et vint se planter del'autre côté d'Angélique, là dépassant deplus d'une tête. Il tenait sur son cœur uncoffret d'écaille serti d'or avec autant degravité qu'un roi mage à la crèche.

    – Anne-François, s'exclama Villed'Avray, que faites-vous là, mon ami ?

    – Monsieur de Peyrac m'a chargéd'escorter Madame de Peyrac, fitl'adolescent en se redressant de toute sataille qui était mince et n'en finissait pas.

    – Comment ! L'ESCORTER ! Maisc'est MOI qui dois l'escorter, protesta lemarquis, la main étalée sur son cœur.

  • – Peut-être n'aura-t-elle pas trop dedeux défenseurs ?

    – Billevesées ! Je suis bien capable dela défendre seul. De toute façon, vousmentez. On ne vous a chargé de rien. Etvous détonnez avec votre défroque decoureur de bois. C'est scandaleux !

    – Je suis chargé de porter le nécessaireà parures de Madame de Peyrac.

    – Dans cet accoutrement ! Mascarade !Comment ! Vous n'avez pas été capablede vous vêtir selon votre rang et vousprétendez servir de chambellan à la plusbelle femme du monde... Pas de ça, monpetit !

    – Le signal ! s'écria Angélique qui

  • venait de voir briller le sillage d'unelumière d'étoile filante qui, après s'êtreélevée assez haut, retombait ets'éteignait.

    – Le signal ! répéta Ville d'Avray. C'està nous.

    Immédiatement mobilisé par la gravitéde l'instant, il oublia sa querelle.

    – Nous allons descendre dans lachaloupe. Venez, Angélique ! Et vous,petits pages, êtes-vous prêts ? Tenez lemanteau comme ceci. Voilà... Quant àtoi, Anne-François, recule-toi un peu etne viens pas faire l'avantageux à maplace sinon je te tordrai le cou.

    Le torse bombé, le talon cambré, le

  • marquis de Ville d'Avray prit la maind'Angélique, la levant haut et, commes'il avait eu à la mener à la pavane sousle feu des regards de la Cour, il lui fittraverser le premier pont jusqu'à lacoupée.

    Au pied du Gouldsboro, la chaloupedansait sur les flots. En prévision del'ampleur de la robe et du manteau defourrure d'Angélique, on avait ajusté auflanc du navire une sorte d'escalier debois avec une « main » de corde quipermettait d'embarquer plus facilementdans la chaloupe.

    On fit descendre les deux petits pages.Puis le chevalier de Vauvenart qui priaAngélique de l'excuser de passer devant

  • elle, mais c'était pour l'aider à prendreplace. Le balancement du navire nefacilitait pas le transbordement. La robeet le manteau s'accrochaient etAngélique fut contente de profiter de lasolide poigne du seigneur acadien. Celalui réchauffait le cœur de se voirentourée d'amis canadiens et acadiensqui ne craignaient pas d'affirmer à la vuede tous l'estime et l'affection enlesquelles ils la tenaient.

    Dans la chaloupe, elle préféra se tenirdebout car ces robes de cour étaientdécidément très encombrantes, maisl'embarcation était large et stable et lefleuve peu agité.

    Elle remercia le ciel de la clémence

  • du temps. Par des bourrasques de pluieou de neige, des flots noirs et furieux, onaurait couru à l'échec. Sous ce firmamenttranslucide, tout se déroulait avec calmecomme pour intensifier la perfection dumoment de l'arrivée et de l'image qu'elledevait imposer à Québec. Levant lesyeux, elle vit passer un vol d'oiessauvages. Les dernières... Dessinées ennoir, le cou tendu, traçant un Vgigantesque à travers le ciel, elleslançaient quelques cris aigus, comme unappel ou un salut et Angélique vit enelles un signe bénéfique. Mais aussitôtlui revint le souvenir de la voix feutréequi chuchotait :

    « J'ai appris à haïr la mer parce quevous l'aimiez... et aussi les oiseaux qui

  • passaient... parce que vous les trouviez,beaux... »

    Les paroles haineuses et follesd'Ambroisine-la-Démone l'ébranlèrentd'une crainte furtive comme pour luirappeler qu'il y avait, on ne sait où,contre elle des ennemis qui nedésarmaient pas1.

    Même morte, cette femme, envoyéepour la détruire, pouvait-elle encore lapoursuivre et lui porter malheur ?

    M. de Ville d'Avray descendait à sontour l'escalier mobile et réclama uneplace sur l'un des bancs de nage. Ils'assit en relevant les pans de saredingote brodée, galonnée, soutachée,

  • un vrai chef-d'œuvre.

    Les rameurs saisirent leurs lourdespales. À l'instar de tout l'équipage ilsétaient vêtus de blanc, de bleu et d'or, unpistolet passé à la ceinture. Dans unebarque voisine qui devait les suivre, sixmatelots armés de mousquetscomplétaient l'équipage.

    Angélique, à l'avant, regardait versQuébec. Elle était maintenant impatiented'entamer l'action, de partir à laconquête de nouvelles amitiés, demesurer son pouvoir de séduction surdes êtres prévenus contre elle. Ce futainsi qu'elle fut la première à voirs'épanouir au sommet du Roc, derrièrela palissade d'un fortin, une grosse fleur

  • de fumée blanche.

    – Alerte ! cria-t-elle.

    Puis leur parvint la détonation sourde.Et, simultanément, tout proche,inconcevable, ronflant, terrifiant, ce ventdu boulet. Il y eut un bruit de boisfracassé, une énorme secousse. Unegrande colonne d'eau, surgie comme parmiracle à l'avant du Gouldsboro, grimpaà une hauteur prodigieuse et retomba engerbe avec un crépitement d'averse.Arraché par le choc, à la coupée, aumoment où il s'apprêtait à descendre, lejeune Anne-François passa par-dessusleurs têtes et alla faire le plongeon unpeu plus loin dans le Saint-Laurentserrant toujours sur son cœur le

  • nécessaire à parures en écaille serti d'or.

  • Chapitre 6

    Le beaupré avait été emporté. Peu s'enfallait que ce boulet, tiré des hauteurs deQuébec, n'eût atteint le Gouldshoro dansses œuvres vives, écrasant au passage labarque et ses occupants.

    Le Gouldshoro manœuvrait avec unerapidité exemplaire pour se mettre horsde la ligne de tir.

    La chaloupe avait été soulevée par uneénorme vague. Les rameurs faisaient desprodiges pour s'éloigner du bâtiment etne pas être projetés contre la coque.

  • Dans un bruit de chaînes et declaquements, les volets de bois dessabords du Gouldsboro se relevaient,découvrant la gueule noire des canons.

    « Ça y est, c'est la guerre ! pensaAngélique hors d'elle de rage et dedéception. Oh ! C'est trop bête. »

    Elle avait été projetée en arrière, puisen avant et, maintenant, à demi assise, secramponnait comme elle pouvait.

    Par contre, Ville d'Avray, dressé,s'égosillait à l'adresse de M. d'Urville,commandant le feu de la dunette duGouldsboro.

    – Ne tirez pas par là ! Vous allezdémolir ma maison. Tirez plutôt sur la

  • gauche, sur celle de Monsieur de Castel-Morgeat, le gouverneur militaire, cetraître, ce ruffian. Voyez, là ! Là ! Là !Celle qui est à l'angle, au-dessus de lachapelle du Séminaire. La maison avecle toit d'ardoise. Tirez ! Abattez-la !

    Dominant le tumulte des cris et desordres, la voix du comte d'Urvilles'éleva :

    – Feu !

    Une salve étourdissante fit retentir lesfalaises et l'air s'emplit de fumée acre,tandis que les embarcations à l'entour dunavire semblaient prises de folie. LeGouldsboro manœuvrait voilesdéployées. Les autres navires de la flotte

  • se rapprochaient pour se ranger à sescôtés. Un brouillard jaunâtre remplid'échos grondants et d'appels avaitremplacé le calme du beau matin et, parlà-dessus, les oies sauvages trouvèrentle moyen de repasser en sens inverse,affolées, en lançant des cris desorcières.

    Inquiète pour le jeune Anne-Françoisde Castel-Morgeat, Angélique lecherchait à la surface des eaux. Savait-ilnager ? Elle l'aperçut qui se débattait etelle appela pour que l'on portât secours.Il savait nager, mais ses gros vêtementsde peaux de chamois le gênaient. Enfinun canoë indien où se trouvaient deuxsauvages le repéra. Il se cramponna àleur pagaie. Une barque de pêcheur

  • ensuite le prit à son bord.

    On attendait d'autres coups, d'autressalves mais les échos roulaient encoreen décroissant et rien ne suivait. Celaavait été comme une brève et folleconvulsion. Lentement, la fumée sedissipa, le soleil reparut, la rade serévéla à nouveau vaste et miroitante,avec la ville plus que jamais agitée et eneffervescence.

    Alors ils s'aperçurent que leurchaloupe avait dérivé et que les remousl'avaient entraînée loin de la barqued'escorte où se trouvaient les matelotsarmés. Un fort courant les avait saisisqui les rapprochait irrésistiblement desquais de la Basse-Ville un peu en amont

  • de la Place Royale où attendaient lesofficiels.

    Tout à coup, ils découvrirent àquelques toises des personnes rangées lelong de la rive qui les regardaientapprocher bouche bée. On put entendrequelqu'un crier :

    – La v'là...

    Les rameurs s'efforçaient en vain defaire demi-tour. La marée, encoresensible sous Québec, venait de serenverser et le courant puissant lesentraînait.

    – Tant pis, abordons, décidaAngélique.

  • – Mais c'est le quartier des entrepôts etdes halles, dit Ville d'Avray.

    – C'est Québec ! Et je suis venue poury aborder.

    Elle se dressa à l'avant dans sa roberoyale. Le soleil faisait miroiter sesbijoux.

    La chaloupe s'avançait très vite vers lagrève. Angélique pouvait distinguer lesvisages. L'expression qui les marquait leplus était l'ébahissement. Angéliquecomprit que ces petites gens des basquartiers qui n'espéraient pas avoir,aujourd'hui, beaucoup plus que desmiettes du spectacle officiel, nepouvaient réaliser qu'ils se trouvaient,

  • subitement, aux premières loges.

    De plus, pour avoir été ainsi refoulésdans ce coin écarté de la Basse-Ville, ildevait y avoir parmi eux des élémentshostiles, désapprouvant la politique dugouvernement et prêts à conspuer les «étrangers » qu'on leur avait annoncéscomme suppôts de Satan et alliés deleurs pires ennemis, les Anglais.

    C'est pourquoi Ville d'Avray étaitfurieux. Non seulement un abordage dansce point négligé de la rive manquait partrop de décorum mais on allait êtreobligé de prendre pied parmi lacanaille. Tout était manqué du beauspectacle où il devait jouer un rôle envue et qu'il s'était promis...

  • – La plèbe ! La plèbe ! grommelait-il.Nous voilà bien !

    Mais Angélique, ravie de voir serapprocher a vive allure la grève deQuébec, contemplait avec plaisir lafoule compacte, qui, les prunellesécarquillées, regardait venir à elle cettebarque où se tenait debout uneapparition digne des grandeurs deVersailles.

    En vain, Vauvenart, à l'avant, beuglait-il :

    – Attrapez le filin ! tas d'empotés !Attrapez le filin !

    Personne ne bougeait.

  • Enfin, quelqu'un saisit le cordage quelançait l'Acadien et l'amarra.

    Il y eut un léger choc contre les pilotisd'un petit môle un peu pourri et enfoncédans la vase.

    Ville d'Avray y sauta lestement,retrouvant son enthousiasme dès que lapointe de son soulier de satin toucha lebois humide du débarcadère de sa villepréférée.

    Il tendit la main à Angélique et, aidéedes occupants de la barque et de sespages qui soutenaient son manteau et sesbelles jupes scintillantes, elle prit pied àson tour sur la plate-forme de bois.

    La joie et son sentiment de victoire

  • l'illuminèrent alors.

    Elle touchait à Québec. Elle y étaitenfin.

    À Tadoussac, ils avaient repris piedsur le sol de France.

    Mais à Québec, capitale de la colonieNouvelle-France, c'était le Royaumequ'elle retrouvait, et presque Versailles,et derrière les maisons de pierreédifiées sur la terre d'Amérique, la faceomniprésente du Roi, ce Roi qui l'avaitaimée, qu'elle avait défié, qui l'avaitbannie, Louis XIV, le Roi-Soleil, et quiétait aujourd'hui le plus grand Roiincontesté de l'univers, le Roi desFrançais.

  • Car, quels qu'ils fussent, canailles oubraves gens, plébéiens ou seigneurs,ceux qui l'attendaient là étaient desFrançais comme elle, de sa race, quiparlaient sa langue, et, mieux encore, laplupart originaires de l'ouest de laFrance, dont faisait partie sa provincenatale : le Poitou.

    Toutes ses réflexions et la sensationqui en découlait d'être chez elle, en paysde connaissance, lui causèrent un plaisirimmense.

    Cela devait se lire sur son visagesouriant.

    Ville d'Avray, faisant face à lasituation, se campait auprès d'elle et,

  • tirant son épée, la brandissant en ungeste théâtral, s'écriait :

    – Mes amis, de retour en notre bonneville, moi, le marquis de Ville d'Avray,je vous salue. Et j'ai l'honneur de vousprésenter la comtesse de Peyrac. Leshasards du courant ont fait qu'elle vousvisite avant le gouverneur. Marquez-luivotre bon plaisir d'être ainsi favorisésdu sort et faites-lui une haie d'honneurtandis que je la mène à nos officielsmalchanceux qui l'attendent le nez enl'air...

    Des rires et des vivats fleurirentspontanément à ce discours.

    – En avant et haut les cœurs ! s'écria

  • Ville d'Avray.

    Il rabaissa son épée, la tenant écartéede lui sur le côté, pointe vers la terre,puis, de l'autre main, prenant celled'Angélique, il commença de monter àtravers le quai qui s'élevait ets'élargissait en une vaste place.

    – Il nous faudrait de la musique, décidaVille d'Avray. Nous n'avions pas prévuce cortège.

    Le petit Neals Abbal qui l'entendit luimontra sa flûte de Pan. Il délaissa lemanteau qu'il soutenait avec Timothy et,venant se placer en avant, il portal'instrument à ses lèvres. La musiquegracieuse et légère s'éleva et ils

  • s'avancèrent à pas comptés.

    Ils tenaient à s'avancer lentement afinde ne pas donner à la foule, par une hâteimpatiente, l'impression de craindre sonhumeur. Des gens continuaientd'applaudir tandis que les rangss'ouvraient devant eux. La musique de lapetite flûte de roseau maintenait lecharme.

    Angélique se rappelait ces villes duPoitou, de Vendée, où elle avait faitparfois des entrées triomphales. Oncriait alors vers elle avec espoir et,comme jadis, ceux-ci, elle aurait vouluaussi les embrasser, les serrer dans sesbras. Et ils devaient sentir son élan verseux car peu à peu les visages

  • s'éclairèrent, des sourires s'ébauchèrent.Tout à coup, il y eut de francs éclats derire. On regardait quelque chosederrière elle. En se retournant,Angélique aperçut le chat, son chat quila suivait.

    Sa queue touffue, dressée bien droite,il semblait régler sa marche à leurs paslents et solennels, comme s'il avait vouludire :

    – Eh bien ! Moi aussi, ne vous endéplaise, j'entre à Québec !

    Angélique fut si étonnée de ledécouvrir là qu'elle s'arrêta net.Comment avait-il fait pour la suivre ? Ilavait dû sortir derrière elle du salon du

  • Gouldsboro et ensuite se faufiler dans lachaloupe sans qu'on y prenne garde. Ellevit dans sa présence un signe de bonaugure. Il lui avait toujours portébonheur.

    Jugeant que d'avoir été découvertl'autorisait à prendre le rang qui luiconvenait, le chat les dépassa enquelques bonds et vint se placer près deNeals Abbal pour marcher devant eux.

    Cet incident avait achevé de briser laglace.

    Les applaudissements reprirent, maisplus fournis et plus chaleureux.

    La foule était de plus en plus dense.L'annonce que la comtesse de Peyrac, la

  • Dame du Lac d'Argent, personnagemythique auquel jusqu'alors on necroyait qu'à demi, avait réellementabordé à l'anse du Cul-de-Sac, ets'avançait par le quartier Sous-le-Fort,s'était répandue et vidait les ruelles etles maisons avoisinantes.

    La partie semblait gagnée. Mais, alorsqu'ils parvenaient à l'extrémité de laplace et allaient s'engager dans une rueparallèle au fleuve afin de rejoindre laplace du Marché, dite Royale, un grouped'hommes déboucha avec l'intentionvisible d'obstruer le passage, poussantdes cris séditieux :

    – Vendus à l'Anglais... Traîtres !

  • – Traîtres vous-mêmes ! Laissezavancer ! Ne vous mêlez pas de ce quise passe dans notre quartier. Vendusvous-mêmes ! On vous a payés ! Quivous a payés ?... Le jésuite ?

    – Tais-toi, blasphémateur !

    Dans le hourvari subit qui venaitd'éclater et où les habitants du quartierqui avaient accueilli Angélique à sondébarquement prenaient violemment sadéfense, des pierres commencèrent àvoler. L'un des projectiles ricocha etvint frapper le chat.

    Un miaulement éperdu s'éleva.

    – Mon chat ! s'écria Angélique,bouleversée.

  • L'animal avait poussé un miaulementéperdu, avait fait un bond puis étaitretombé, immobile.

    Sans souci de sa robe princière,Angélique se jeta à genoux près de lui.Tout se désorganisait. Les gens criaientet se molestaient. Les matelots de lachaloupe avaient immédiatement formécercle autour d'Angélique. Celle-ci avaitramassé son pauvre chat, essayant devoir s'il était blessé ou seulementétourdi. Heureusement la pierre avaitricoché et l'avait frappé moinsbrutalement. Ville d'Avray, son épéetendue, réussissait à maintenir les gens àdistance. Il n'aurait voulu blesserpersonne et les adjurait de se calmer.Mais on ne l'écoutait pas.

  • Une voix de poissarde éraillée ettonitruante domina soudain le tumulte.

    – Arrêtez donc, malappris ! Sagouins !Mal torchés ! Vous n'avez donc pas honte! Vous en prendre à une bête ! Je vaisvous réduire en chair à pâté, moi !

    En quelques instants la situation fut denouveau claire et nette. Comme lesquilles ébranlées par la soudaine arrivéed'une boule bien lancée, quelquesantagonistes allèrent mordre lapoussière et dans l'espace ainsidécouvert on aperçut une grosse femme,très violente, tous ses cheveux hors desa coiffe, qui distribuait généreusementde grandes claques et des coups de pied,faisant le vide autour d'elle. Demeurée

  • maîtresse du terrain, elle vint se planterdevant Angélique.

    – T'en fais pas pour ton chat, ma petite,lui lança-t-elle d'une voix radoucie.

    Et tout bas, d'un ton de confidence :

    – Il n'a rien. J'ai vu comment la pierrel'a frappé. Tiens, tu vois, il bouge. J'm'envais te le soigner. Passe-le-moi. C'estpas le moment pour toi de soigner tonchat. Continue tout droit. Vaut mieux pass'attarder par ici. J'ai envoyé mon larbinprévenir ces beaux messieurs et d'ici paslongtemps la garde va s'amener ett'encadrer pour te conduire auGouverneur. Crains rien et fais-moiconfiance. J' vais te le soigner, moi, ton

  • chat.

    Prenant délicatement dans ses brasl'animal qui commençait à gigoter, elleadressa à Angélique un clin d'œilénergique et complice et se perdit dansla foule qui lui livra le passagevolontiers. Elle paraissait être connueici et avoir une grande influence sur lesgens de son quartier.

    Ville d'Avray époussetait sesmanchettes et rectifiait sa perruque.Timothy lui tendit son chapeau qui étaittombé.

    – Mais qu'est-ce que c'est que cesmœurs-là, ronchonna le marquis. Je nereconnais plus ma bonne ville. Ce que

  • c'est que de peindre le diable sur lamuraille et d'effrayer les braves gens !J'en ai reconnu quelques-uns parmi euxqui ne perdent rien pour attendre. Je vaisleur faire payer cher leur insolence. Lelieutenant de police civile et criminelleest mon meilleur ami.

    Angélique regarda autour d'elle. Ellen'était entourée maintenant que depersonnes empressées à lui plaire. Maisl'incident du chat l'avait troublée.Quelque chose lui échappait dansl'intervention de la grosse femme.Pourtant cette femme, malgré safamiliarité, lui avait inspiré confiance.

    Elle regarda vers Ville d'Avray et luidit :

  • – Il faut que nous parvenions à joindreMonsieur de Frontenac.

    À ce moment, la foule s'écarta avecempressement pour laisser s'avancer unhomme qui venait au-devant d'elle d'unpas rapide.

    Lui aussi tenait son épée hors dufourreau, comme prêt, s'il le fallait, àpourfendre quiconque s'opposerait à lui.

    Botté et chapeauté de noir, il portaitpar-dessus son pourpoint une courtechasuble également noire, au centre delaquelle était brodée une grande croixpattée d'argent.

    Elle reconnut, vêtu de son granduniforme de l'Ordre de Malte, le

  • chevalier Claude de Loménie-Chambord.

  • Chapitre 7

    L'inquiétude marquait ses traits.

    – On nous a alertés ! s'exclama-t-il.Dieu merci, vous êtes saine et sauve !Quelle aventure incroyable ! Nous étionstournés vers le fleuve, à essayer dedeviner ce qui allait arriver. Et voicique vous nous prenez à revers...

    Il sourit. Angélique était émue de lerevoir et fort soulagée de sa présence.Le chevalier de Malte possédait ungrand ascendant sur la population.

    – Qui a tiré ? demanda Ville d'Avray.

  • – On ne sait encore... HeureusementMonsieur de Frontenac a agipromptement et avec énergie. Il étaitfurieux qu'on ait contrevenu à ses ordres.Il est remonté en hâte vers la Haute-Villeafin d'intervenir en personne si cela serévélait nécessaire... Mais il semble quetout est rentré dans l'ordre... Venez ! Jevais vous conduire jusqu'à la PlaceRoyale où l'on vous attend... Je vousprends sous ma protection.

    Soudain, ses yeux s'agrandirent,émerveillés. Il venait de s'aviser de sesatours.

    – Seigneur ! Madame ! Que vous êtesbelle !

  • Elle rit gaiement. Il ne l'avait connueau fort Wapassou qu'emmitouflée dansdes fourrures ou de gros lainages,chaussée de bottes. Elle n'était pasmécontente de se montrer à lui sous unjour plus seyant et même éclatant.

    – J'ai voulu faire honneur à Québec,dit-elle. C'est un si beau jour pour moi.

    On lui avait tellement rapporté que lechaste chevalier était tombé amoureuxfou d'elle qu'elle ne pouvait s'empêcherde manifester un peu de coquetterie dansleurs rapports.

    Une chose était certaine, c'est qu'ilavait pris parti pour eux avec fougue,jusqu'à se faire accuser « d'avoir perdu

  • la raison et de s'être laissé envoûter ».En ami loyal il avait tenu bon. Etl'entrevue d'aujourd'hui devait beaucoupà son courage.

    – Et moi ? intervint Ville d'Avray.

    Il avait froncé les sourcils en entendantle comte de Loménie déclarer : « Jevous prends sous ma protection. »

    – Quoi ! On nous bombarde. On noussépare de notre escorte. Nousdébarquons dans la vase des basquartiers sans que personne ne s'en aviseet ne vole à notre secours... Nous nouscolletons avec la canaille pour nousrendre à grand-peine jusqu'à vous. Jedéfends Madame de Peyrac au péril dé

  • ma vie. J'évite à Monsieur de Frontenacune rupture diplomatique grave. Qui sait? La guerre, peut-être ! Et ce n'est pasmoi qui aurai l'honneur de présenterMadame de Peyrac au gouverneur et auxnotables, mais vous ? Croyez-vous,Monsieur de Loménie, que vous n'avezqu'à surgir pour vous adjuger le beaurôle ?

    – Calmez-vous, marquis, fit lechevalier surpris. Et recevez toutes mesexcuses. Je ne m'attendais pas à votreprésence.

    – C'est complet !

    – Je ne vous avais pas vu.

    – Je vous avais pourtant adressé la

  • parole et vous m'avez répondu... Maisvous étiez absent, transporté, ébloui !Par ELLE, évidemment. Notez que jeconçois votre saisissement et je peuxmême l'excuser, mais... je ne m'eneffacerai pas pour autant...

    – Eh bien ! c'est moi qui m'effacerai,consentit en riant le comte de Loménie-Chambord.

    Cependant, il ne lâcha pas la maind'Angélique. Il se plaça seulement à sagauche, tandis que le marquis se mettaità sa droite.

    Encadrée par eux, Angélique fit sonentrée sur la Place Royale qui était aussila place du marché de la Basse-Ville,

  • noire de monde.

    Son apparition suscita des remous, unsilence, puis des cris, des acclamationset des ovations éclatèrent.

    L'absence de M. de Frontenacentraînait du désordre dans le protocole.

    Angélique distingua les officiels dansle fond de la place autour d'une estrade.Tous vêtus d'atours aux vives couleurs etd'uniformes chamarrés. En l'apercevant,ils oscillèrent dans sa direction etAngélique eut l'impression de les voirs'abattre autour d'elle comme un vol degros oiseaux des îles.

    Elle fut entourée aussitôt de souhaits etde compliments chaleureux, de

  • protestations d'amitié, de propositions àse désaltérer, à s'asseoir, d'être menéeau gouverneur qui n'était pas là, enattendant d'être présentée aux uns et auxautres, tous importants.

    On les guida vers l'estrade qui étaitdressée au centre de la Place Royale etsur laquelle étaient disposées des tablesnappées de blanc et surchargées degobelets et de pichets d'étain, de verreset de hanaps dont le cristal miroitait ausoleil d'hiver et d'aiguières de vermeil.

    S'il n'avait fallu que ce détail àAngélique pour lui rappeler qu'elle setrouvait en Nouvelle-France et non enNouvelle-Angleterre, il eût suffi. Car laPlace Royale étant également la place du

  • marché de la Basse-Ville, l'estrade enson centre devait servir pluscommunément aux punitions et auxexécutions capitales, rares, il est vrai.On s'était contenté de retirer le banc etles chaînes du pilori assis et de draperl'échafaud de beaux tapis.

    Quatre barriques de vin des îlesétaient posées sur des tréteaux bas etmises en perce, ainsi qu'uneimpressionnante rangée de fiasques derhum des Antilles alignées sur les tables.

    – Monsieur de Peyrac nous a faitprésent de ces vins excellents, expliquaà Angélique une dame avenante et quiparaissait très active. Il nous les a faitporter de grand matin avec sa chaloupe

  • ainsi que ce rhum chaleureux et desliqueurs pour les dames.

    Ainsi s'expliquait la jovialeexubérance qui régnait. Angélique sedemanda si ce n'était pas avec intentionque Joffrey, dès la prime aube, avaitentrepris de régaler la population deQuébec.

    Sa générosité entraînait à la bellehumeur et c'était pourquoi on avait traitéà la légère ces quelques coups de canonintempestifs. Aussi bien tout semblaits'arranger.

  • Chapitre 8

    Un grand escogriffe arrivait encourant, dévalant le chemin de laMontagne, claudiquant et commeessoufflé, si noir de poil qu'avec sabarbe naissante sur son teint enflammépar le froid on l'aurait dit violet, unesorte d'Espagnol aux yeux de braise. Ils'arrêta brusquement devant Angéliquecomme un cheval qui vient de découvrirl'obstacle.

    – Êtes-vous Madame de Peyrac ?demanda-t-il d'une voix haletante. Il nevous a été causé aucun dommage ? Vous

  • ne vous estimez ni blessée ni maltraitée?

    Et comme Angélique protestait du bonaccueil reçu.

    – ... Il faut prévenir les sauvages, cria-t-il tourné vers le groupe des traitants etcoureurs de bois, qui dans leursvêtements à l'indienne se mêlaient auxassistants. Le grand Narrangasett est entrain de les ameuter sur les plainesd'Abraham en disant que l'on a tiré surses amis... Allez vite le prévenir...

    L'un des « voyageurs » en quiAngélique reconnut Romain deL'Aubignière, se précipita au pas decourse.

  • – Le grand Narrangasett ?... Piksarett,s'écria Angélique.

    Il m'a précédée à Québec. Il m'avaitdit qu'il m'y attendrait.

    L'officier noir de poil continuait à setenir devant Angélique avec un airdésemparé. Il ramassait son manteau surle bras avec nervosité et, voulantexécuter devant elle un courtois salut deCour, ne semblait plus se rappeler dequel côté se trouvait la garde de sonépée. Il avait tant couru que son souffle,dans l'air froid, sortait de sa boucheentrouverte comme des bouffées devapeur d'une marmite.

    – Monsieur de Castel-Morgeat,

  • lieutenant du Roi de France enAmérique, présenta le comte deLoménie.

    – Monsieur de Castel-Morgeat, s'écriaAngélique. Est-ce vous qui avez faittirer sur notre flotte ?

    – Non, mordious ! J'avais donné maparole ! Je sais la tenir.

    Il s'appuya contre l'estrade.

    – Aïe ! Aïe ! Ma jambe !

    – Êtes-vous blessé ?

    – Non, ce sont mes douleurs que j'aicontractées dans la campagne d'hiver enIroquoisie...

  • Il la quitta d'un air encore plus hagardpour se précipiter sur un gentilhommequi survenait entouré de douze soldatsen justaucorps gris-blanc de l'infanterie,mousquet à l'épaule. Il se prit à luichuchoter à mi-voix des explicationsvolubiles.

    Angélique devina que le nouveau venuétait le gouverneur Frontenac. Il lui plutaussitôt. Il y avait en ce quinquagénairerobuste quelque chose de goguenard etde simple qui donnait l'impression de leconnaître depuis longtemps. Lorsqu'ilfronçait ses sourcils touffus, son regardétincelait comme de l'acier frappé par unbrusque éclair. Mais, au repos, sabouche aux lèvres charnues sous lamoustache hérissée avait un pli de bonté,

  • ses yeux riaient volontiers. On voyaitqu'il était avant tout un militaire et quel'habit élégant enfilé le matin, le jabotnoué au mieux, tous les rubans desdécorations à leur place, les bas àbaguettes d'or bien tirés avaientcertainement requis beaucoupd'héroïsme et de savoir-faire de la partde ses valets. Sa perruque, qu'il portaitde cheveux blancs bien qu'il ne fût pasun vieillard, était un peu de travers. Ilécouta Castel-Morgeat avec attentionmais impatience et expédia d'un reversde main les explications que l'autrerecommençait.

    – Tout est votre faute ! l'entendit-ellejeter au gouverneur militaire. Vous vouslaissez mener par le bout du nez. Et, à

  • cause de votre faiblesse insigne, mevoici avec un grave incidentdiplomatique sur les bras. Je connaisMonsieur de Peyrac de réputation delongue date et nous correspondonsdepuis plus d'un an pour mettre au pointnotre alliance ! Et voyez, ses vaisseauxse sont retirés. Que mijote-t-il ? Il ne vapas laisser passer cette insulte qui afailli lui coûter son navire amiral... Jeveux lui faire porter tout de suite unmessage. Vous allez vous en chargerpour votre peine. Allez, embarquez, tantpis si l'on vous tire dessus...

    Sur ces entrefaites, on vint dire à M.de Frontenac que Mme de Peyrac setrouvait là. Il se retourna et l'apercevantpoussa une exclamation stupéfaite et

  • ravie et vint à elle les deux mainstendues.

    – Madame de Peyrac ! Quel miracle !Saine et sauve ! Et votre époux où setrouve-t-il ? J'espère qu'il ne nous enveut pas trop ?

    Sans attendre les réponses à sesquestions, il lui baisait les mains et laregardait avec enthousiasme comme s'ilne pouvait en croire ses yeux. Puis ils'inquiéta de nouveau.

    – Où est Monsieur votre époux ? Quefait-il ?

    – Je l'ignore...

    Rapidement, elle lui conta son

  • odyssée, comment elle se trouvait déjàdans la chaloupe au moment de lacanonnade, et que l'esquif ayant étéentraîné par les remous et les courantselle avait dû aborder en un point de laBasse-Ville.

    – Monsieur de Peyrac doit être foud'inquiétude à votre sujet et de ragecontre moi. Il faut absolument leprévenir et le rassurer.

    Il dicta à son secrétaire, sur uneécritoire volante, une missive remplied'excuses et d'explications et la remit àun officiel de son escorte.

    – Pas vous, dit-il en refoulant Castel-Morgeat du geste, vous ne feriez

  • qu'aggraver les choses.

    L'officier prit place dans une barque.On perdit un peu de temps à trouver undrapeau blanc. On en fabriqua un avecl'écharpe blanche en sautoir d'un de cesmessieurs. Sous l'impulsion de deuxsolides rameurs, le plénipotentiaires'éloigna vers les lointains où seprofilaient, estompés par une brumelégère, les vaisseaux de la flotte dePeyrac. M. de Frontenac le suivit d'unœil anxieux et impatient.

    – Et maintenant, il nous faut attendre.

    Angélique pensait que l'attentepromettait d'être longue. Elle ne pouvaitguère extrapoler sur le tour que

  • prendraient les décisions de Joffrey dePeyrac après cet échange de boulets.Lorsqu'elle s'était embarquée, il était,lui, à terre avec ses hommes en aval deQuébec. Avait-il regagné son bord ? Oubien, progressait-il avec des intentionsguerrières vers la ville traîtresse ?Savait-il seulement ce qui lui était arrivéà elle ?

    Il fallait attendre les effets de la lettrede M. de Frontenac, si celle-ci luiparvenait.

    Angélique aurait aimé lui demanderquel était le parti hostile qui avait osédésavouer et contrecarrer les plansgénéreux du gouverneur. Il était évidentque celui-ci avait été pris de court et

  • dominait mal sa colère qui lui revenaitpar bouffées. Il revint à elle.

    – Désolant ! Une si belle réception !J'avais tout organisé avec l'étiquettevoulue. Vous auriez été reçuesomptueusement, comme une reine, onvous aurait présenté les tambours et lestrompettes faisant retentir les échos.Tandis que regardez-moi ce désordre defoire ! Les gens boivent et rient et secongratulent comme si rien ne s'étaitpassé.

    – Peut-être ma venue les a-t-ellerassurés ? Me voyant là ils savent queles pourparlers ne sont pas rompus.

    – Et si Monsieur de Peyrac refusait de

  • parlementer ?

    – Eh bien ! N'avez-vous pas en moi unotage de marque ? Vous pourrezm'échanger contre le pardon de votreoffense.

    – Et Monsieur de Peyrac, de son côté,peut vous menacer de pendre haut etcourt Messieurs Carlon et de Bardagnequ'il détient en son pouvoir, s'écria Villed'Avray d'un air réjoui.

    – Fi ! Fi, de ces odieux chantages, deces lâches menaces ! se plaignitFrontenac. Ah ! J'avais rêvé autre chose.

    Angélique voulut le réconforter.

    – Monsieur, nous plaisantions...

  • – Madame, vous riez !

    – Mais oui ! Jusqu'ici nous n'avons àdéplorer rien de grave. Pour ma part, jem'estime en bonne compagnie. Et vosvins sont très encourageants.

    – Eh bien ! Je vais suivre votreexemple, décida Frontenac en saisissantun verre sur un plateau qu'on luiprésentait, j'en ai besoin.

    Il tint son verre levé devant le sien.

    – À notre alliance ! dit-il.

    Il paraissait ému. Elle se remémoraqu'il était d'Aquitaine et peut-être savait-il sur elle et sur Joffrey bien des chosesque les autres ignoraient ou avaient

  • oubliées. Le regard de Monsieur deFrontenac, plongé dans le sien, parutévoquer toutes sortes d'images.

    – Aussi belle que la légende, murmura-t-il. Madame, tout ceci n'est pas trèsprotocolaire, mais pardonnez unelégitime émotion, après une si longueattente et de si difficiles tractations. Voirtriompher d'obstacles infranchissables lavolonté d'amitié qui m'unit à vous et àvotre époux me bouleverse au-delà dece que je puis exprimer. Il y a encore uninstant j'ai cru que nous n'en viendrionspas à bout et que cette heure verrait lafin de nos espoirs. Et puis l'onm'annonce que vous êtes là et j'entendsles vivats de la multitude. Et je vousvois...

  • Il vida son verre d'un coup et se fitservir une seconde fois.

    De temps à autre, Frontenac regardaitavec impatience vers le large.

    – Que se passe-t-il ? Que fait-il ?

    Mais Angélique qui savait que Joffreyavait déjà débarqué en aval de Québecne s'attendait pas à le voir de sitôt,surtout si sa progression avait étéinterrompue par l'incident du coup decanon. Dans l'expectative, il lui fallaitau moins s'aviser de la situation de saflotte et des intentions de la ville. Alorsle message de Frontenac finirait parl'atteindre.

    Parmi la foule, des valets circulaient

  • portant de grandes corbeilles debrioches et des pâtisseries.

    Des petits garçons vêtus de noir, unecollerette blanche au cou, y faisaientgrand honneur. Un groupe de prêtres lespatronnait. Les enfants, qui avaient étéamenés sur la place de bonne heure,avaient les joues rouges et les yeuxbrillants. Ils avaient bu de la bièred'épinette et on avait du mal à les fairetenir tranquilles. C'étaient les pupillesdu séminaire de Québec.

    Non loin, un autre groupe de soutanesnoires attira son attention et elle compritqu'il s'agissait de l'assemblée desjésuites, dont le gouverneur avait plus oumoins exigé la présence afin d'honorer

  • les nouveaux venus et de ne souligneraucune réticence.

    Les battements de son cœurs'accélérèrent et elle se pencha vers lechevalier de Malte Loménie-Chambord,l'attirant un peu à l'écart.

    – Monsieur de Loménie, lui dit-elletout bas, voulez-vous avoir l'obligeancede me désigner, parmi ces messieurs dela Compagnie de Jésus, le PèreSébastien d'Orgeval ? Je sais qu'il estvotre ami et que vous êtes le nôtre, maisil n'en est pas moins vrai qu'il s'estcomporté en ennemi à notre égard etqu'il nous demeure certainement hostile.Je suis impressionnée à l'idée de metrouver devant lui et je veux m'y

  • préparer.

    Le front du comte de Loménie-Chambord se rembrunit. Puis il eut unsourire un peu triste. Il regardait avecindulgence le beau visage de femme levévers lui. La timidité rendait la déesseémouvante.

    – Vous ne le verrez pas, dit-il. Depuistrois jours il a disparu.

  • Chapitre 9

    – Disparu ?

    Angélique ne savait encore si lanouvelle l'allégeait d'un poids, ou ladécevait. Elle répéta :

    – Disparu ? Que voulez-vous dire ?

    – Qu'il y a trois jours encore Sébastiend'Orgeval était à Québec. À plusieursreprises, je l'avais rencontré essayant dele convaincre de se rallier à la décisionde Monsieur le Gouverneur de vousfaire bon accueil. J'allai le voir un soirau couvent des jésuites où il m'avait

  • donné rendez-vous. On me dit qu'il étaitchez Monsieur le Gouverneur qui l'avaitconvoqué. Je m'y rendis. Monsieur deFrontenac ne l'avait pas vu. Nousl'attendîmes en vain. Depuis, on ne l'aplus revu à Québec.

    Angélique demeurait interdite, neparvenant pas à se faire une opinion surcette nouvelle dérobade del'insaisissable jésuite. Après un momentde réflexion son sentiment pencha versl'inquiétude. Qu'est-ce que cela cachait ?Le jésuite s'était-il retiré dans l'ombreafin de mieux préparer ses chausse-trappes ?

    – Dès son arrivée à Québec, il avaitrassemblé les sauvages Abénakis et

  • Hurons dans les plaines d'Abraham etles encourageait à s'opposer par lesarmes à votre débarquement. Lesphénomènes étranges que l'on appelle ici« les canots de la chasse-galerie »soutenaient l'annonce qu'il leur faisaitdes calamités qui allaient s'abattre surnous. Un illuminé avait vu passer dans leciel ces lumières qui parfois sous noslatitudes le traversent.

    – ... Je les ai vues aussi, murmuraAngélique, mais comme pour elle-même.

    – Les âmes faibles et effrayées y voientla vision de canots enflammés à borddesquels ont pris place lesmissionnaires et coureurs de bois mortsmartyrs des Iroquois pour la survie de la

  • Nouvelle-France... Annonce demalheurs, appels à la vigilance... Il étaitfacile d'exploiter cette atmosphère defrayeur et je parlais en vain. Sur cesentrefaites arriva le chef des Patsuikettsqui convoquait le ban et l'arrière-bandes Abénakis pour vous recevoir. Peus'en est fallu qu'une bataille rangéen'opposât les partisans du Narrangasett àceux de Sébastien d'Orgeval.

    Une rumeur lointaine qui s'éleva deshauteurs de la ville, et roula vers euxson écho, tel un coup de tonnerreprolongé, interrompit leur conversation.

    Était-ce Joffrey qui arrivait ? sedemanda Angélique en alerte.

  • Le grondement s'amplifia tel celui d'unmascaret, roulant d'étage en étage, auflanc de la falaise.

    Puis un soldat surgit d'une ruelle enpente, le doigt levé en direction dusommet en criant :

    – Monsieur le Gouverneur, lessauvages ! Ils arrivent !

    Des centaines de sauvages, poussantpar instants une clameur géante,dévalaient par les rues, les jardins,sautant les enclos, les murets. Le bruitde leurs colliers de coquillages, secouéspar la course, ajoutait au tumulte uncurieux tintamarre syncopé.

    Frontenac les poings sur les hanches

  • leva le nez en direction de la rumeurtorrentielle.

    – Qu'est-ce qui leur prend ?

    Et, tourné vers Castel-Morgeat :

    – ... Vous ne pouviez pas rester en haut,ventre saint-gris, à tenir tout votremonde ?

    – Mais c'est vous, Monsieur leGouverneur, qui avez exigé que je sois,en bas, au débarcadère.

    – Qui gouverne les sauvages ?

    – Piksarett !

    – Alors, il faut espérer qu'il ne s'agitque d'une manifestation de bienvenue à

  • leur façon.

    Il était quand même un peu sur le qui-vive. Ces Indiens étaient imprévisibles.

    – Le grand sagamore Piksarett a prisfarouchement votre parti, dit-il tournévers Angélique. Il s'affirme de vos amis,ce qui est pour le moins surprenant.

    – Nous nous sommes rendu desservices mutuels, répondit-elle, et je l'aien grand estime.

    La dernière fois qu'elle avait rencontréle grand chef indien, c'était trois moisplus tôt sur le golfe Laurentin, après lestragiques incidents d'Acadie.

    Avant de s'enfoncer dans la forêt,

  • portant à sa ceinture les scalps sanglantsdes partisans d'Ambroisine deMaudribourg, il lui avait crié :

    – Va ! Je te retrouverai à Québec. Tuauras encore besoin de mon aide, là-bas...

    Il tenait parole.

    Il apparut au sommet de la rue desÉparges que terminaient quelquesmarches.

    Seul !

    D'un geste impérieux, il retenait laruée de ses guerriers qu'il avaitentraînés derrière lui, dans cette folledégringolade.

  • Le silence tomba. Dans le mêmetemps, le bord des remparts et desparapets se garnit de têtes emplumées.

    Piksarett pouvait se reconnaître à sahaute taille dégingandée. Mais lui qu'onavait coutume de voir demi-nu ou vêtude son informe peau d'ours noir, il étaitce jour-là superbement harnaché. Desserpentins de peinture rouges et blancsle « matachiaient2 » de la tête aux pieds,selon un rituel compliqué auquel ildonnait sa préférence et qui soulignaitde volutes chacun de ses muscles, lespectoraux, le nombril, les rotules de sesgenoux, garnis de jarretières de plumes.

    Il avait la tête coiffée d'une immensetiare brodée de coquillages qui

  • supportait un non moins impressionnantpanache de plumes de toutes couleurs.

    Il resta un long moment immobile afinque chacun pût l'admirer dans samagnificence, puis il marcha trèssolennellement en direction d'Angéliquequ'encadraient les notabilités françaises.

    Une intense satisfaction faisait luireses prunelles noires et malicieuses.

    Il lui adressa un regard de connivence.Entre eux, il y avait déjà une assez richehistoire d'adversaires, adversairesalliés, d'adversaires d'égale force.

    Soucieux de rappeler ses droits, ilposa une main péremptoire sur l'épauled'Angélique.

  • – Ma captive, dit-il.

    Et, tourné vers Frontenac :

    – ... C'est ainsi, tu dois le savoir. Cettefemme est ma captive et non la tienne.J'ai posé ma main sur elle au village deNewehevanik mais elle m'a dit qu'elleétait déjà baptisée et française. Alors,que pouvais-je faire ? Cependant commetu le vois, je te l'ai amenée à Québec etson époux s'y rend de même afin de mepayer sa rançon. Je connais bien cesétrangers du Haut-Kennébec. Et je peuxt'assurer qu'il n'y a point en eux defourberie. Aussi, je t'en prierai, reçoismes hôtes avec honneur et confiance.

    – Tu peux constater par tes yeux

  • l'honneur que je leur fais et sois