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Angélique T11 - Angélique et son amour Part 1ekladata.com/-99vHdCk0mfdB87X4WPmDSQdwSE/Angelique-T11...Chapitre 1 Ce fut la sensation d'être observée par un regard invisible qui

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  • La série01 : Angélique, marquise des anges 102 : Angélique, marquise des anges 203 : Le chemin de Versailles 104 : Le chemin de Versailles 205 : Angélique et le roi 106 : Angélique et le roi 207 : Indomptable Angélique 108 : Indomptable Angélique 209 : Angélique se révolte 110 : Angélique se révolte 211 : Angélique et son amour 112 : Angélique et son amour 213 : Angélique et le Nouveau Monde 114 : Angélique et le Nouveau Monde 2

  • 15 : La tentation d'Angélique 116 : La tentation d'Angélique 217 : Angélique et la démone 118 : Angélique et la démone 219 : Angélique et le complot des ombres20 : Angélique à Québec 121 : Angélique à Québec 222 : Angélique à Québec 323 : La route de l'espoir 124 : La route de l'espoir 225 : La victoire d'Angélique 126 : La victoire d'Angélique 2

  • Première partieLe voyage

  • Chapitre 1Ce fut la sensation d'être observée parun regard invisible qui ramenaAngélique à la réalité. Elle sursauta etchercha vivement autour d'elle celui quil'avait fait porter ainsi dans lesappartements du château-arrière, au luxeoriental. Elle était persuadée qu'il devaitêtre là mais elle ne le vit pas.

    Elle se trouvait dans ce même salon où,la nuit précédente, l'avait reçue leRescator. La rapidité des événements,leur dramatique déroulement, la paixprésente et l'étrangeté du décor nouveau,

  • donnaient à l'instant un goût de songe.Angélique aurait douté d'être bienéveillée sans la présence d'Honorine quicommençait à s'agiter et à s'étirercomme un petit chat.

    Dans l'ombre envahissante luisait l'or demeubles et de bibelots dont elle devinaitmal les contours. Le parfum qu'ellen'avait pas reconnu sans émoi, et quisemblait particulier au Rescator, rôdaitautour d'elle. Il avait dû garder de laMéditerranée ce raffinement, comme ilavait gardé l'habitude du café, des tapiset des divans aux coussins soyeux. Uncoup de vent froid pénétra par la fenêtreapportant l'humidité des embruns.Angélique eut froid. Elle s'aperçut alors

  • que son corsage était entrouvert sur sapoitrine nue et ce détail la troubla.Quelle main l'avait dégrafé ? Qui s'étaitpenché sur elle alors qu'elle gisait dansl'inconscience ? Quel regard d'hommeavait scruté sa pâleur, peut-être avecinquiétude, l'immobilité de ses traits, sespaupières closes et meurtries par lafatigue ? Puis il s'était aperçu qu'elledormait seulement, terrassée, à bout deforces et il s'était éloigné, après avoirdélacé son corsage afin qu'elle pûtrespirer plus à l'aise. Ce geste, quin'était peut-être qu'une simple attention,mais qui trahissait aussi l'hommefamilier des femmes et habitué à lestraiter toutes, quelles qu'elles fussent,avec une aimable désinvolture, fit

  • soudain rougir Angélique et elle seredressa en rajustant ses vêtements avecune vivacité farouche.

    Pourquoi l'avait-il amenée ici, chez lui,et non pas parmi ses compagnons ? Laconsidérait-il alors comme son esclave,sa captive, à la disposition de sescaprices, malgré le dédain dont il faisaitmontre ?...

    – Y a-t-il quelqu'un ? demanda-t-elle àhaute voix. Êtes-vous là, monseigneur ?

    Rien ne lui répondit que le halètement dela mer et le clapotement des vagues.Mais Honorine s'éveilla tout à fait ets'assit en bâillant. Angélique se penchavers elle et la prit dans ses bras avec ce

  • geste enveloppant et jaloux qu'elle avaiteu tant de fois pour la préserver desdangers qui menaçaient sa frêleexistence.

    – Viens, petit cœur, chuchota-t-elle, et necrains plus rien. Nous sommes sur lamer !

    Elle se dirigea vers la porte vitrée ets'étonna de la voir s'ouvrir sans peine.Elle n'était donc pas prisonnière...

    Au-dehors, il faisait encore clair. Ondistinguait des matelots allant et venantsur le pont, tandis que s'allumaient lespremières lanternes. La houle étaitdouce et une sorte de paix émanait dunavire-pirate, seul sur l'océan désert,

  • comme si, quelques heures auparavant,il n'avait pas eu à affronter maintes foissa propre perte. On ne goûte bien la vieque lorsque la mort vous a paru procheet certaine.

    Quelqu'un qui était accroupi contre laporte se leva et Angélique vit se dresserprès d'elle le gigantesque Maure qui, lanuit dernière, leur avait préparé le café.Il conservait le capuchon de laineblanche des Marocains et portait unmousquet à crosse d'argent ciselé, telqu'elle en avait vu aux gardes de MoulayIsmaël.

    – Où a-t-on logé mes compagnons ?demanda-t-elle.

  • – Viens, répondit-il, le maître m'a dit dete conduire quand tu t'éveillerais.

    Comme tous les navires, qu'ils fussentde fret ou de course, le Gouldsboron'était pas construit pour recevoir despassagers. L'espace réservé àl'équipage, sous le gaillard d'avant, étaitcertes suffisant mais sans plus. On avaitdonc logé les émigrants dans une partiede l'entrepont réservée à la batteriecamouflée du navire-pirate. Après avoirdescendu une courte échelle, Angéliquese retrouva parmi ses amis quicommençaient à s'installer tant bien quemal parmi les canons. À tout prendre,les affûts des grosses pièces de bronze,recouvertes de toiles, pouvaient servir

  • de support pour déposer leurs maigresbagages. La clarté du jour traînait encoresur le pont, mais ici, plus bas, il faisaitdéjà sombre avec à peine une lueurrosâtre venant d'un sabord ouvert.Angélique, dès son entrée, fut assailliepar l'élan fougueux des enfants et de sesamis.

    – Dame Angélique ! On vous croyaitmorte... noyée...

    Presque aussitôt les récriminationséclatèrent :

    – Nous n'y voyons rien... On nous averrouillés comme des prisonniers... Lesenfants ont soif...

  • Dans la semi-obscurité, Angélique lesreconnaissait seulement à leurs voix.Celle d'Abigaël domina.

    – Il faudrait des soins pour maître Berne.Il est gravement blessé.

    – Où est-il ? demanda Angélique, sereprochant de l'avoir oublié.

    On la guida vers l'endroit où lemarchand était étendu, sous le sabordouvert.

    – Nous pensions que l'air frais lui feraitdu bien, mais il ne revient pas à lui.

    Angélique s'agenouilla près du blessé.Grâce à cette clarté rose du couchant quiéclairait encore la cale sombre, elle

  • pouvait distinguer ses traits et elle futeffrayée de sa pâleur et de l'expressionfigée de souffrance qu'il conservait,même dans l'inconscience. Sarespiration était lente et pénible.

    « Il a été frappé en me protégeant », sedit-elle.

    Il y avait quelque chose d'émouvant à levoir là, dépouillé à la fois de sa force etde sa respectabilité de gros marchand deLa Rochelle, avec ses fortes épaulesmises à nu, son torse massif ombré depoils comme celui d'un simpledébardeur. Un homme gisant, faible dansle sommeil et la douleur, comme le sonttous les hommes.

  • Ses compagnons, dans leur impuissance,avaient découpé sa redingote noireimbibée de sang, sa chemise dont ilsavaient fait des tampons sur les plaies.À cause de cette apparence inusitée,Angélique aurait pu ne pas lereconnaître. La différence qui existeentre un paisible négociant huguenot,assis à son écritoire devant son livre decomptes, dans le décor de ses magasinsbien garnis, et le même homme nu etdésarmé, lui apparut aussi profondequ'un abîme. Dans son étonnement, unepensée saugrenue, et qu'elle jugeainconvenante, traversa son esprit : « Ilaurait pu être mon amant... »

    Il lui paraissait soudain très proche, lui

  • appartenant un peu, et son inquiétuderedoubla tandis qu'elle posait doucementla main sur lui.

    – N'a-t-il pas bougé ou parlé, depuisqu'on l'a porté là ?

    – Non. Pourtant ses blessures ne nousparaissaient pas graves. Un coup desabre qui a entamé les chairs de l'épauleet du sein gauche. Les plaies saignentpeu.

    – Il faut faire quelque chose.

    – Mais que faire ? protesta derechef lavoix acide du médecin Albert Parry, jen'ai rien à ma disposition, ni purgatif, niclystère, ni apothicaire à proximité pour

  • y envoyer chercher des plantes.

    – Vous auriez pu au moins emporter envoyage votre propre trousse, maîtreParry, dit Abigaël, avec une véhémencequ'on ne lui connaissait pas. Ce n'étaitpas si encombrant.

    – Co... comment, suffoqua l'homme del'art, me reprocher d'avoir laissé mesinstruments, alors qu'on m'a tiré du litsans explications et poussé jusqu'à cenavire, quasiment en chemise et bonnetde nuit, sans que j'aie eu le temps mêmede me frotter les yeux. Et puis d'ailleurs,dans le cas de Berne, je ne peux pasgrand-chose. Je ne suis pas chirurgienaprès tout.

  • Laurier supplia, cramponné à Angélique.

    – Est-ce que mon père va mourir ?

    De partout des mains la serraient, quiétaient peut-être celles de Séverine oud'Honorine ou de Martial, ou d'autresmères, anxieuses devant leur dénuement.

    – Les enfants ont soif, répétait MmeCarrère comme un leitmotiv.

    Heureusement, ils n'avaient pas tropfaim, le boulanger ayant généreusementdistribué sa provision de pain et debrioches, qu'à la différence du docteur ilavait eu le sang-froid d'emporter, et quesa course sur la lande ne lui avait pasfait lâcher.

  • – Si ces forbans ne nous apportent pasde la lumière, le défonce la porte, clamasoudain Manigault, debout, quelque partdans l'obscurité.

    Comme s'ils n'avaient attendu que cettevoix tonitruante pour se manifester, desmatelots parurent dans l'éclat de troisgrosses lanternes qu'ils allèrent attacheraux deux extrémités et au milieu de labatterie, puis ils revinrent sur le seuilreprendre et transporter un baquet d'oùmontait une odeur appétissante et unseau rempli de lait. C'étaient les deuxhommes d'origine maltaise qui avaientdéjà servi d'escorteurs à Angélique.Malgré l'aspect assez sauvage que leurteint olivâtre et leurs yeux de braise

  • pouvaient leur conférer, elle avaitcompris que c'étaient de braves gens...dans la mesure où n'importe quelmembre d'un équipage de pirates pouvaitappartenir à une telle catégorie. Ilsmontrèrent le taquet de soupe auxpassagers d'un air fort engageant.

    – Et comment voulez-vous que nous lamangions ?... cria Mme Manigault d'unevoix aiguë, nous prenez-vous pour despourceaux à laper tous notre pâtée dansla même auge ?... Nous ne possédonsmême pas une assiette !...

    Elle éclata en sanglots hystériques,tandis qu'elle pensait à ses bellesfaïences brisées dans le sable des dunes.

  • – Ah ! tout ça ne fait rien, dit MmeCarrère, bonne femme, on sedébrouillera !

    Mais elle était elle-même trèsdépourvue n'ayant à offrir qu'une uniquetasse, fourrée par miracle au derniermoment dans son maigre baluchon.Angélique expliqua de son mieux lasituation aux matelots en se servant dusabir méditerranéen dont elle serappelait des bribes. Ils se grattèrent latête avec embarras. Cette questiond'écuelles et d'ustensiles allait poser unproblème épineux à l'équipage. Ilspartirent en disant toutefois qu'on allaits'arranger. Massés autour du baquet, lespassagers épiloguèrent longuement sur

  • son contenu.

    – Du ragoût avec des légumes...

    – De la nourriture fraîche, en tout cas.

    – Nous n'en sommes donc pas encore aubiscuit et à la viande salée, si habituelsen mer.

    – C'est qu'ils ont dû piller tout cela àterre. J'ai entendu grogner des porcs etbêler une chèvre dans la cale au-dessousde nous.

    – Non. Ils nous les ont achetées, lesbêtes, leur prix de bons écus sonnants ettrébuchants. On a fait de bonnes affairesavec eux.

  • – Qui parle ainsi ? demanda Manigaultlorsque cette dernière explication,donnée en patois charentais, parvint àson entendement.

    À la lueur nouvelle des lanternes, ildécouvrit des figures inconnues : deuxmaigres paysans aux longs cheveux etleurs femmes auxquelles s'accrochaientune demi-douzaine de rejetonsdépenaillés.

    – Mais d'où sortez-vous, vous autres ?

    – Nous sommes des Huguenots duhameau de Saint-Maurice.

    – Et qu'est-ce que vous f... ici ?

    – Ben dame ! quand tout l'monde a couru

  • vers la falaise, nous on a couru aussi. Etpis après on s'est dit : puisque tout lemonde embarque, embarquons. Croyez-vous qu'on avait envie de tomber entreles mains des dragons du Roi ? Probablequ'ils auraient passé leur mauvaisehumeur sur nous... Surtout quand ils seseraient aperçus qu'on avait eucommerce avec les pirates. Et qu'est-cequ'on laissait derrière nous au fond ?Pas grand-chose, puisqu'on leur avaitvendu notre dernière chèvre et nosderniers porcs... Alors ?

    – Nous étions bien assez nombreuxcomme cela, dit Manigault furieux.Encore des bouches inutiles à nourrir.

    – Pour l'instant, mon cher monsieur, dit

  • Angélique, je vous ferai remarquer quece n'est pas à vous que ce souci incombeet, même, indirectement, que c'est bien àces paysans que vous devez votre soupedu soir puisque c'est sans doute lesmorceaux d'un de leurs porcs qui ontservi à sa confection.

    – Mais quand nous serons aux Iles...

    Le pasteur Beaucaire intervint :

    – Des paysans qui savent retourner laterre et s'occuper des bêtes ne sontjamais à charge dans une colonied'émigrants. Mes frères, soyez les bienvenus parmi nous.

    L'incident fut clos et le cercle s'ouvrit

  • pour faire place aux pauvres gens. Pourchacun, cette première soirée sur unnavire inconnu, qui les emmenait versleur destinée, avait quelque chosed'irréel. Hier encore, ils s'endormaientdans leur demeure, riche pour les uns,misérable pour les autres. L'angoisse deleur sort faisait alors trêve car lesprojets de départ les avaient apaisés. Lesacrifice consenti, ils mettraient tout enœuvre pour qu'il fût accompli avec lemaximum de sécurité et de confort. Etvoici, maintenant, qu'ils se retrouvaientballottés dans la nuit de l'océan, coupésde toutes leurs attaches, presqueanonymes comme les âmes des damnésdans la barque de Caron. Cettecomparaison venait à l'esprit des

  • hommes, car ils étaient pour la plupartfort lettrés et c'est pourquoi ilsregardaient d'un air lugubre la soupeclapoter doucement dans le baquet, auxmouvements du roulis. Les femmesavaient autre chose à faire que des'attarder aux réminiscences du poèmede Dante. En l'absence d'écuellesindividuelles, elles se repassaientl'unique tasse de Mme Carrère etfaisaient boire le lait aux enfants à tourde rôle. L'opération n'allait pas sansmal, à cause du balancement du navirequi s'accentuait avec la nuit venue. Lesenfants riaient de se voir éclaboussésmais les mères grondaient. Ellesn'avaient guère de vêtements derechange et où pourrait-on faire des

  • lessives sur ce bateau ? Chaque instantapportait son cortège de renoncements etde douleurs. Au cœur des ménagèressaignait le regret de leurs bellesprovisions de cendre et de pains desavons dans les buanderiesabandonnées, de leurs brosses de toutestailles – comment laver sans brosse ? – La boulangère se dérida en se souvenantqu'elle avait emporté la sienne. Ellepromena un regard triomphant sur sesvoisines déprimées.

    Angélique était retournée s'agenouillerprès de maître Gabriel. Un regard l'avaitrassurée sur le sort d'Honorine qui avaittrouvé le moyen de se faire servir l'unedes premières en lait et qui maintenant

  • pêchait subrepticement quelquesmorceaux de viande dans la soupe.Honorine saurait toujours se défendre !...

    L'état du marchand dominait les soucisd'Angélique. À son anxiété s'ajoutaientle remords et la reconnaissance.

    « Sans lui, c'est moi qui aurais reçu cecoup de sabre, ou Honorine... »

    L'immobilité du visage de Gabriel Berneet sa longue inconscience ne luiparaissaient pas normales. Maintenantqu'on avait apporté de la lumière, ellevoyait bien que son teint était cireux.

    Lorsque les deux hommes d'équipagerevinrent avec une dizaine de bols qu'on

  • se distribua, elle vint en tirer un par lamanche et l'amena devant le blessé, enlui faisant comprendre qu'ils n'avaientrien pour le soigner. Il parut assezindifférent, haussant les épaules et levales yeux en disant :

    – Madona !

    Il y avait eu aussi des blessés parmi lesmatelots et comme sur tout navire pirateon ne devait guère les soigner qu'avecles deux remèdes miracles : le rhum et lapoudre à fusil pour désinfecter ou brûlerles plaies. Plus des prières à la Vierge,comme il paraissait le recommander.

    Angélique soupira. Que pouvait-ellefaire ? Elle se remémorait toutes les

  • recettes que sa vie de maîtresse demaison et de mère de famille lui avaitenseignées et, même, celles de lasorcière qu'elle avait appliquées auxblessés dans les bois, lors de la révoltedu Poitou. Mais elle n'avait rien,vraiment rien de tout cela sous la main.Les petits sachets d'herbes médicinalesétaient dans le fond de son bahut à LaRochelle et n'avaient guère effleuré sapensée à l'heure du départ.

    – J'aurais dû pourtant m'en préoccuper,se gour-manda-t-elle. Ce n'était pasgrand-chose que de les glisser dans mespoches.

    Il lui parut qu'un frémissementimperceptible avait crispé les traits de

  • Gabriel Berne et elle se pencha plusattentivement. Il avait bougé, ses lèvrescloses et serrées s'entrouvraient,cherchant son souffle. Il avait l'air desouffrir et elle ne pouvait rien pour lui.

    « S'il allait mourir », se dit-elle.

    Elle éprouva un grand froid en elle.

    Le voyage commencerait-il sous unsigne de malédiction ? Par sa faute, lesenfants qu'elle aimait perdraient-ils leurseul soutien ? Et elle-même ? Elle étaithabituée à le savoir là, à s'appuyer surlui. Au moment où se brisaient ànouveau toutes sortes de liens, elle nevoulait pas qu'il s'en aille. Pas lui !C'était un ami sûr car elle savait qu'il

  • l'aimait. Elle posa la main sur la poitrinerobuste, mais mouillée d'une mauvaisesueur. Par ce contact, elle cherchaitéperdument à le ramener à la vie, à luicommuniquer sa propre force, qu'elleavait puisée tout à l'heure en sedécouvrant libre sur la mer. Il tressaillit.La douceur inhabituelle de cette mainféminine sur sa chair devait pénétrer soninconscience.

    Il remua et ses paupières s'ouvrirentvaguement. Angélique guettait avidementce premier regard. Serait-ce celui d'unagonisant ou celui d'un homme quirevient à la vie ? Elle fut rassurée. Déjà,les yeux ouverts, maître Gabriel quittaitson apparente faiblesse et ce qu'il y

  • avait de bouleversant dans le spectaclede cet homme vigoureux, abattu,s'estompait.

    Malgré les brumes de son long coma, leregard conservait son expressionprofonde et avisée. Il erra un instant surla voûte basse et mal éclairée del'entrepont, puis se fixa sur le visaged'Angélique, tout proche du sien.

    Alors, elle vit bien que le blessé n'avaitpas encore retrouvé sa maîtrise, carjamais elle ne lui avait connu cetteexpression dévorante et extasiée, mêmece jour tragique où, après avoir étrangléles sbires de la police, il l'avait prisedans ses bras. D'un seul coup, il luiavouait ce qu'il ne s'était peut-être

  • jamais avoué à lui-même. La soif de toutson être pour elle ! Enfermé dans sa durecarapace de morale, de sagesse, deméfiance, la source violente d'un telamour ne pouvait se faire jour qu'en unmoment semblable, alors qu'il étaitaffaibli, indifférent au monde extérieur.

    – Dame Angélique, souffla-t-il.

    – Je suis là.

    « Heureusement, songea-t-elle, lesautres sont occupés ailleurs. Ils n'ontrien vu. »

    Sauf, peut-être Abigaël, agenouillée elleaussi, un peu en retrait, et qui priait.Gabriel Berne eut un mouvement vers

  • Angélique. Aussitôt il gémit et sespaupières se fermèrent à nouveau.

    – Il a bougé, murmura Abigaël.

    – Il a même ouvert les yeux.

    – Oui, j'ai vu.

    Les lèvres du marchand remuèrentpéniblement.

    – Dame Angélique... Où... sommes-nous ?

    – En mer... Vous avez été blessé...

    Quand il fermait les yeux, il nel'intimidait plus. Elle se sentaitseulement responsable de lui comme

  • lorsqu'elle lui portait le soir, à LaRochelle, quand il s'attardait devant sesregistres, une tasse de bouillon ou de vinchaud en lui prédisant qu'il allait seminer la santé par manque de sommeil.

    Elle caressa le front large. Elle avait eusouvent envie de faire ce geste, à LaRochelle, quand elle le voyait soucieuxet accablé d'inquiétudes, qu'ildissimulait sous son air serein. Gestematernel, geste d'amie. Aujourd'hui, ellepouvait se le permettre.

    – Je suis là, mon cher ami... Ne bougezpas.

    Sous ses doigts, elle sentait la chevelureagglutinée et elle retira sa main poissée

  • de sang. Ah ! il avait donc été aussiblessé à la tête ! Cette blessure et,surtout, le coup pouvaient expliquerl'évanouissement prolongé. Maintenant ilfallait le soigner énergiquement, leréchauffer, le panser et il s'en tirerait àcoup sûr. Elle avait vu tant de blessés,qu'elle pouvait faire son diagnostic.

    Elle se redressa et s'aperçut alors dusilence étrange qui régnait dans la cale.Les discussions autour du baquet desoupe avaient cessé et, même les enfantsse taisaient. Elle leva les yeux etdistingua, avec un choc au cœur, leRescator debout, aux pieds du blessé.Depuis combien d'instants était-il là ?Partout où le Rescator paraissait, il

  • commençait par inspirer le silence.Silence hostile ou simplement méfiantque provoquait la vue du masque noirhermétique. Une fois de plus, Angéliquepensa, en effet, qu'il était vraiment unêtre à part. Elle n'expliquait pasautrement le trouble et l'espèce de peurqu'elle-même ressentait à le découvrirlà. Elle ne l'avait pas entendu venir etles autres non plus, sans doute, car dansla lumière des lanternes, les visages desProtestants révélaient une sorte destupeur inquiète tandis qu'ilsexaminaient le maître du navire parmieux, comme l'apparition du diable.Apparition d'autant plus troublante quele Rescator était accompagné d'unpersonnage bizarre, un long et maigre

  • individu, vêtu d'une robe blanche sousun manteau long et brodé. Son visageburiné, comme par le couteau d'untailleur de bois, était tout en ossaturequ'on aurait dite couverte d'un vieux cuirsombre, avec un nez immense, sur lequelmiroitaient les carreaux de grossesbésicles à monture d'écaille.

    Au terme d'une journée fertile enémotions, sa vue confinait au cauchemar.Et celle du Rescator, dans le clair-obscur des lanternes, ne rassurait pasplus.

    – Je vous ai amené mon médecin arabe,dit le Rescator de sa voix sourde.

    Il s'adressait peut-être à Manigault qui

  • s'était avancé. Mais Angélique eutl'impression qu'il ne s'adressait qu'àelle.

    – Je vous remercie, répondit-elle.

    Albert Parry grommela.

    – Un médecin arabe ! Il ne manquait plusque ça...

    – Vous pouvez lui faire confiance,protesta Angélique, choquée, la sciencedes médecins arabes est la plus ancienneet la plus complète du monde.

    – Je vous remercie, madame, répondit levieil homme non sans une imperceptibleironie à l'adresse de son collèguerochelais.

  • Il parlait un français très pur. Ils'agenouilla et de ses mains habiles etlégères – des bâtonnets de buis quisemblaient à peine effleurer les choses – il examina les blessures de son patient.Celui-ci s'agitait. Brusquement, alorsqu'on s'y attendait le moins, maîtreBerne s'assit sur son séant et dit d'unevoix furieuse.

    – Qu'on me laisse en paix ! Je n'ai jamaisété malade et je n'ai pas l'intention decommencer aujourd'hui.

    – Vous n'êtes pas malade, vous êtesblessé, dit Angélique patiemment.

    Avec douceur elle mit un bras autour deses épaules afin de le soutenir. Le

  • médecin s'adressait en arabe auRescator. Les blessures, disait-il,quoique profondes n'étaient pas graves.Seul le choc du sabre sur la boîtecrânienne méritait une plus longueobservation. Apparemment, puisque leblessé avait repris conscience, ce chocn'aurait d'autre suite qu'une fatigue dequelques jours.

    Angélique se pencha vers maître Gabrielpour lui traduire la bonne nouvelle.

    – Il dit que, si vous vous tenez tranquille,vous serez bientôt sur pied.

    Le marchand ouvrit un œil soupçonneux.

    – Vous comprenez l'arabe, dame

  • Angélique ?

    – Certes, dame Angélique comprendl'arabe, répondit le Rescator. Ignoriez-vous, monsieur, qu'elle fut en son tempsune des plus célèbres captives de laMéditerranée ?

    Cette explication désinvolte donna àAngélique l'impression d'un couplâchement frappé. Elle ne réagit pas sur-le-champ parce que cela lui paruttellement odieux qu'elle ne fut pas sûred'avoir bien entendu.

    Elle ramena sur maître Gabriel sonpropre manteau, n'ayant d'autrescouvertures à lui offrir.

  • – Le médecin va vous faire porter desmédicaments qui apaiseront vossouffrances. Vous pourrez dormir.

    Elle parlait d'une voix calme, maisfrémissait intérieurement de colère. LeRescator était de grande taille. Ildominait l'ensemble du groupe qui sepressait autour de lui, dans un silencemédusé. Lorsqu'il tourna vers eux saface noire, bardée de cuir, lesProtestants eurent un mouvement derecul. Il dédaigna les hommes et cherchadu regard les coiffes et les bonnetsblancs des femmes.

    Alors, ôtant le feutre à plumes qu'ilportait sur un foulard de satin noir, il lessalua avec beaucoup de grâce.

  • – Mesdames, je profite de l'occasionpour vous souhaiter la bienvenue surmon navire. Je regrette de ne pouvoirmettre à votre disposition plus deconfort. Hélas, vous n'étiez pasattendues. J'espère cependant que cettetraversée ne sera pas pour vous d'un tropgrand désagrément. Sur ce, je voussouhaite une bonne nuit, mesdames.

    Même Sarah Manigault qui avaitl'habitude de recevoir le voisinage de LaRochelle dans ses salons, fut incapablede répondre le moindre mot à cesparoles du monde. L'apparence de celuiqui les prononçait, le timbre inusité dela voix qui leur donnait on ne sait quelsens de moquerie et de menace,

  • pétrifiaient toutes les femmes. Elles leregardaient avec une sorte d'horreur. Etlorsque le Rescator, après avoir adresséencore un ou deux saluts à la ronde,passa entre elles pour se diriger vers laporte, suivi de la silhouette fantôme duvieux médecin arabe, un enfant hurla defrayeur en se jetant dans les jupes de samère. C'est alors que la timide Abigaël,rassemblant tout son courage, osa parler.Elle dit d'une voix étranglée :

    – Merci de vos souhaits, monseigneur, etmerci plus encore de nous avoir sauvé lavie en ce jour dont nous ne manqueronspas désormais de bénir l'anniversaire.

    Le Rescator fit demi-tour. La pénombrequi l'avait déjà englouti restitua son

  • personnage ténébreux et insolite. Ilmarcha vers Abigaël qui pâlit, et l'ayantconsidérée, il posa la main sur sa jouepour tourner son visage d'un mouvementdoux mais inflexible vers la lumière. Ilsouriait. Dans la lueur crue de lalanterne proche, il examinait ce purvisage de madone flamande, ces grandsyeux pâles et sages, dilatés encore parl'étonnement et l'incertitude. Il dit enfin :

    – La race des Iles d'Amérique va setrouver fort bien d'un tel apport debelles filles. Mais le Nouveau-Mondesaura-t-il apprécier les richesses desentiment que vous lui apportez, mamie ? Je l'espère. En attendant, dormezen paix et cessez de vous torturer le

  • cœur pour ce blessé qui est là...

    D'un geste un peu méprisant, il désignaitmaître Gabriel.

    – ... Je vous garantis qu'il n'est pas endanger et que vous n'aurez pas ladouleur de le perdre.

    La porte de l'entrepont s'était déjàrefermée sur le souffle amer du vent, queles témoins de cette scène n'arrivaientpas à se remettre.

    – M'est avis, dit l'horloger d'une voixlugubre, que ce pirate-là, c'est Satan enpersonne.

    – Comment avez-vous eu l'audace de luiadresser la parole, Abigaël ? fit le

  • pasteur Beaucaire suffoqué. Susciterl'attention d'un homme de cette espèceest dangereux, ma fille !

    – Et cette allusion qu'il a faite sur la racedes Iles qui bénéficierait de... quelleindécence ! protesta le papetierMercelot en regardant sa fille Bertheavec l'espoir qu'elle n'avait pas compris.

    Abigaël tenait à deux mains ses joues enfeu. De sa longue vie de fille vertueuseet qui ne se savait pas belle, aucunhomme n'avait eu pour elle un gesteaussi osé.

    – Il me... Il m'a semblé que nous devionsle remercier, balbutia-t-elle...Quel qu'ilsoit, il a quand même risqué son bateau,

  • sa vie, son équipage...pour nous...

    Ses yeux égarés allaient du fond obscurde la batterie par où avait disparu leRescator à maître Berne étendu.

    – Mais pourquoi a-t-il dit cela ? s'écria-t-elle, pourquoi a-t-il dit cela ?...

    Elle plongea son visage dans ses mainset éclata en sanglots hystériques.Aveuglée, titubante, elle écarta ceux quifaisaient cercle autour d'elle pour allerse jeter dans un coin contre l'affût d'uncanon et y pleurer désespérément, à boutde nerfs.

    Cet écroulement de la sereine Abigaëlfut le signal, parmi les femmes, d'un

  • moment de dépression. Leur chagrinlongtemps contenu éclata. Les terreurséprouvées au moment de leur fuite et del'embarquement les avaientprofondément secouées. Comme il estfréquent en ces cas-là, le danger passé,cris et larmes les soulageaient. La jeunefemme enceinte se cognait la tête contreun des bat-flanc, en répétant :

    – Je veux retourner à La Rochelle... Monenfant va mourir...

    Son mari ne savait comment l'apaiser.Manigault prit la situation en main, à lafois énergique et débonnaire.

    – Allons, femmes, un peu de retenue...Satan ou pas, cet homme a raison : nous

  • sommes las et il nous faut dormir...Cessez de crier. Je vous préviens quecelle qui se taira la dernière recevra unbaquet d'eau de mer à la figure.

    Le calme revint subitement, général.

    – Et maintenant prions, dit le pasteurBeaucaire car, faibles mortels, nousn'avons jusqu'ici songé qu'à nouslamenter, non à remercier le Seigneur denous avoir sauvés.

  • Chapitre 2Angélique avait profité du désarroigénéral pour se glisser au-dehors. Ayantgravi la petite échelle, elle s'arrêta,cramponnée à une balustrade proche. Lefroid de la nuit, imprégné d'humiditésalée, la pénétrait, mais elle n'en avaitcure. L'indignation et la rage suffisaientà la réchauffer.

    Les lanternes accrochées aux mâts et auxrambardes dissipaient mal l'obscuritéprofonde. Mais derrière l'obstaclereprésenté par la base du grand mât, ellepouvait distinguer les vitraux rouges de

  • l'appartement du Rescator. C'est danscette direction qu'elle s'avança et, d'unpas assuré, car elle retrouvait d'instinctl'habitude acquise en Méditerranée detraverser le pont mouvant d'un navire.

    En chemin, elle se heurta à quelqu'un etelle faillit crier d'épouvante en sentantcomme une serre brûlante se refermersur son poignet. Au contact, elle réalisaque c'était une main d'homme et commeelle s'évertuait à la desserrer, le diamantd'une bague l'écorcha.

    – Où courez-vous ainsi, dameAngélique ? demanda la voix duRescator, et pourquoi vous débattez-vous de la sorte ?

  • C'était exaspérant de devoir toujourss'adresser à un masque. Il jouait de saface de. cuir comme un démon. Ellen'avait pu le distinguer dans ces ténèbreset, lorsqu'elle levait le visage vers savoix, c'était comme si elle s'adressait àla nuit.

    – Où vous rendiez-vous ? Aurais-jel'insigne chance d'apprendre que c'étaitvers la dunette, pour m'y demander.

    – Parfaitement ! éclata-t-elle. Car jevoulais vous avertir que je n'admettraipas vos allusions à mon passé devantmes compagnons. Je vous interdis,entendez-vous, je vous interdis de leurapprendre que j'ai été esclave enMéditerranée et que vous m'avez achetée

  • à Candie, ou que j'ai fait partie du haremde Moulay Ismaël, ni rien de ce qui meconcerne. Comment avez-vous osé leurdéclarer cela ? C'était manquer de laplus élémentaire courtoisie envers unefemme.

    – Il y a des femmes qui inspirent lacourtoisie, d'autres non.

    – Je vous défends de m'insulter parsurcroît. Vous êtes un homme grossier,sans galanterie... Un vulgaire pirate.

    Elle jetait cette dernière injure en yrassemblant tout ce qu'elle pouvait demépris. Elle avait renoncé à se dégagercar, maintenant, il lui tenait les deuxpoignets. Les mains du Rescator étaient

  • chaudes comme celles d'un homme bienportant et accoutumé à affronter lesintempéries et les climats les plus diverset cette chaleur rayonnait en elle, quifrissonnait de malaise et d'exaspération.

    Après l'avoir irritée, le contact de cesmains lui était bienfaisant. Mais ellen'était pas en état de le reconnaître. Pourl'instant, le Rescator lui semblait un êtrehaïssable et elle avait envie del'exterminer.

    – Vous n'admettrez pas... vousm'interdisez... répéta-t-il. Ma parole,vous perdez la tête, petite mégère !Oubliez-vous que je suis le seul maître àbord et que je peux vous faire pendre,vous jeter à la mer ou vous donner en

  • jouet à mon équipage, si je le juge bon.

    « C'est sans doute sur ce ton que vousparliez à mon bon ami d'Escrainville ?La façon dont il vous a dressée ne vousa-t-elle pas guérie de votre manie detenir tête aux pirates ? En l'écoutantévoquer d'Escrainville, des images luirevenaient. Depuis la veille, elle vivaitécartelée entre ses aventures passées,son âme présente. C'était sur ce navire,en présence de cet homme, le Rescator,qu'elle allait se trouver au confluent detoutes ses existences.

    « Ah ! qu'il me lâche donc, supplia-t-elle en elle-même, sinon que deviendrai-je, son esclave, sa chose... Il me prendma force. Pourquoi ? »

  • – Vous croyez-vous encore à la cour duRoi-Soleil, madame du Plessis-Bellière ? demanda le Rescator à voixbasse, pour vous montrer si arrogante ?Prenez garde, vous n'avez plus derrièrevous la protection de votre royalamant...

    Elle céda soudain avec cette souplesse,non dénuée de coquetterie, mais aussi defranchise, qui avait souvent apaisé desfureurs plus dangereuses, éveilléescontre elle.

    – Monseigneur le Rescator, pardonnezmes paroles inconsidérées. Je suis folle.Il est vrai que je n'ai plus derrière moique l'estime de mes compagnons. Quelavantage gagneriez-vous à me séparer de

  • mes derniers amis ?...

    – Votre passé vous cause-t-il si grandehonte que vous trembliez ainsi à lapensée qu'ils le connaissent ?

    Elle répondit et les parolesfranchissaient ses lèvres sans qu'elle eneût conscience.

    – Quand on arrive au mi-temps de sa vieet que l'on a beaucoup vécu, quel êtrehumain digne de ce nom n'a, dans sessouvenirs, quelques hontes à cacher ?

    – Voici qu'après la colère, vous revenezà la pure philosophie.

    « Voici, songea-t-elle, qu'à nouveau jeredeviens étrangement proche de cet

  • homme. Pourquoi ? »

    – Il faut que vous compreniez, reprit-ellecomme si elle parlait à un ami, que lamentalité de ces Huguenots est trèséloignée de la nôtre. Ils sont différentsde gens comme vous ou de ceux quicomposent votre équipage. Vous avezaffreusement choqué cette pauvreAbigaël en lui parlant avec une pareillefamiliarité et s'ils découvraient que j'aipu adopter, serait-ce malgré moi, unmode de vie aussi scandaleux...

    *****

    Tout à coup, il arrivait cequ'inconsciemment elle souhaitait depuisun moment. Il l'attirait contre lui et la

  • serrait à la briser. La tenant ainsi, il luifit faire quelques pas et elle se trouvacontre la rambarde du navire. Unmouvement du roulis lui envoya en pleinvisage l'éclaboussement d'une vague.Elle apercevait au-dessous d'elle le pâleéchevellement de l'écume. Une lueurassourdie, celle de la lune, cachée parune couche épaisse de nuages, mais qui,par instants, filtrait à travers eux, posaitsur la mer un reflet d'argent terni.

    – Vraiment ? dit le Rescator. Il y a tantde différences entre ces Huguenots etmes hommes d'équipage ? Entre cethonorable pasteur à cheveux blancs quej'ai entr'aperçu et moi-même, cruelpirate de toutes les mers du monde ?...

  • Entre la sage et pudique Abigaël et uneabominable pécheresse de votreacabit ?... Tant de différences ?...Quelles différences, ma chère ?...Regardez donc autour de nous...

    Un nouvel éclatement d'embruns contrela coque du navire vint mouiller levisage d'Angélique et, effrayée par legouffre obscur sur lequel il la forçait àse pencher, elle se cramponna d'unemain nerveuse à son pourpoint develours.

    – Non, fit-il, nous ne sommes pasdifférents. Nous ne sommes quequelques humains, tous embarqués sur lemême navire, au sein de l'océan !

  • Ces lèvres qui lui parlaient luisemblaient dangereusement proches dessiennes. Tant qu'il ne l'avait pas touchée,elle pouvait encore lui tenir tête. Maismaintenant elle s'affolait de se sentir àsa merci. Elle ne savait plus quel nomdonner au singulier trouble qui laravageait. Il y a trop longtemps qu'ellene l'avait éprouvé. Elle se disait : peur,et c'était, désir. La pensée qu'il usait d'unpouvoir magique pour l'asservir etl'entraîner dans une situation impossiblela fit se raidir.

    « Si nous en sommes là ce soir, pensa-t-elle, nous deviendrons tous fous et nousnous entre-tuerons tous avant la fin duvoyage. »

  • Et elle se détourna si bien que les lèvresdu pirate effleurèrent à peine sa tempe.Elle sentit seulement le choc dur de sonmasque de cuir, et s'arrachant à cetteétreinte oppressante, elle s'éloigna delui, cherchant à tâtons un appui.

    Elle entendit encore sa voix ironique.

    – Pourquoi fuyez-vous ? J'avaisseulement l'intention de vous inviter àsouper. Vous pourrez vous délecter sivous êtes gourmande car j'ai un excellentcuisinier.

    – Comment osez-vous me proposercela ? fit-elle indignée. À vous écouter,on se croirait aux environs du Palais-Royal ! Je dois partager le sort de mes

  • amis. Et maître Berne est blessé.

    – Maître Berne ? Ce blessé sur lequelvous vous penchiez avec une si tendrepréoccupation ?...

    – C'est mon ami le meilleur. Ce qu'il afait pour moi et pour mon enfant...

    – Eh bien, à votre guise, je veux bienaccepter retard sur paiement de vosdettes, mais vous avez tort de préférervotre entrepont humide à monappartement car vous me semblez d'unnaturel frileux. À propos, qu'avez-vousfait encore du manteau que vous m'aviezemprunté la nuit dernière ?

    – Je ne sais plus, dit Angélique se

  • sentant prise en faute.

    Elle passa la main sur son front,cherchant à se rappeler. Elle avait dûl'oublier lorsqu'elle s'était enveloppéed'un autre capuchon que lui avaitpréparé Abigaël...

    – ... Je... je crois que je l'ai laissé à lamaison, dit-elle.

    *****

    Et, soudain, la maison de La Rochellelui apparut avec son âtre éteint. Ellerevit, avec netteté, les beaux meubles,les cuivres étincelants de la cuisine, lespièces ombreuses où veillait l'œil rondet limpide de précieux miroirs vénitiens

  • et, le long des tapisseries de l'escalier,les portraits attentifs des corsaires etmarchands rochelais. La nostalgie de cetasile où elle n'avait régné qu'à titre deservante, voici tout ce qu'elle emportaitdu Vieux Monde ! Derrière la paix decette image les lampions de Versailless'estompaient, l'âpreté de ses luttes etjusqu'à l'amertume que pouvait susciteren elle la pensée du Château des Plessis,avec ses ruines noircies, au sein duPoitou, sa province ravagée, et pourlongtemps maudite.

    Mais il y avait déjà longtemps quel'image de Monteloup l'avait quittée.Monteloup était passé à Denis et desenfants y naissaient. C'était leur tour de

  • guetter dans les couloirs le fantôme de lavieille femme aux mains tendues, et dese forger dans leur noble misère uneenfance émerveillée.

    Depuis longtemps Angéliquen'appartenait plus à Monteloup, ni auPoitou. Et tandis qu'elle pénétrait dansl'entrepont, ce qui la poursuivait, c'étaitle souvenir de maître Gabriel écrasantles derniers tisons dans l'âtre de samaison, avant de prendre Laurier par lamain pour s'en aller.

    Ce soir, derrière les paupières desexilés, défilerait le souvenir des bellesdemeures protestantes de La Rochelle,désertées de leur âme, malgré la clairelumière du ciel d'Aunis qui ruisselle sur

  • leurs façades. Vitres closes, yeux morts,elles attendent et, seul, le froissement dupalmier dans les cours et du lilasd'Espagne contre les murs rappelle lavie. La cale était sombre et froide. Onavait éteint deux lanternes afin que lesenfants terrassés de fatigue puissentdormir. Des voix chuchotaient,marmonnaient. Un époux réconfortait safemme, la raisonnait :

    – Tu verras !... Tu verras !... quand nousserons aux Iles, tout s'arrangera.

    Maîtresse Carrère secouait son mari :

    – Vous n'en ferez pas moins aux Iles qu'àLa Rochelle. Alors qu'avions-nous àperdre ?...

  • Angélique s'approcha du cercle delumière dans lequel veillaient Manigaultet le pasteur, près du blessé. Celui-cisemblait reposé et détendu. Il s'étaitendormi. Les deux hommes informèrentbrièvement Angélique que le médecinarabe était revenu avec un acolyte. Ilsavaient pansé maître Berne et lui avaientfait avaler on ne sait quelle mixture quil'avait grandement soulagé.

    Elle n'insista pas pour prendre son tourde garde. Elle sentait la nécessité de sereposer, non qu'elle fût si lasse, mais illui semblait que sa tête était en pleinchaos. Elle n'arrivait pas à reprendrepied dans la situation exacte et,d'ailleurs, l'obscurité et le mouvement

  • du roulis y étaient peut-être aussi pourquelque chose.

    « Demain il fera jour. Demain jecomprendrai ! »

    Ce fut presque machinalement qu'ellechercha Honorine. Une main l'agrippa aupassage. Séverine lui montra ses deuxfrères endormis.

    – Je les ai couchés, dit-elle fièrement.

    Elle les avait recouverts de leursmanteaux et leur avait mis autour despieds de la paille, dénichée on ne saitoù. Séverine était une vraie femme.Vulnérable dans la vie quotidienne, elletenait solidement la barre aux heures

  • graves. Angélique l'embrassa commeune amie.

    – Chérie, dit-elle, nous n'avons mêmepas pu nous revoir tranquillement depuisque j'ai été te chercher à Saint-Martin-de-Ré.

    – Ah ! toutes les grandes personnes ontla tête à l'envers, soupira la fillette, etpourtant c'est maintenant que nousdevrions être tranquilles, dameAngélique. J'y pense à chaque instant etMartial aussi. Nous avons échappé aucouvent et aux Jésuites.

    Elle ajouta vivement, comme si elle sereprochait son étourderie :

  • – C'est vrai que père a été blessé, mais,voyez-vous, cela me semble moins graveque si on l'avait mis en prison et si nousavions été séparés de lui pour toujours...Et puis, le médecin à la longue robe a ditque, dès demain, il serait guéri... DameAngélique, j'ai essayé de coucherHonorine, mais elle dit qu'elle ne veutpas dormir parce qu'elle n'a pas sa boîteà trésors.

    L'esprit des mères est doué d'uneoptique particulière. De toutes lescatastrophes accumulées depuisquelques heures, celle d'avoir oublié laboîte à trésors d'Honorine parut àAngélique la plus lourde deconséquences et la plus irréparable. Elle

  • en fut accablée. Sa fille se tenait cachéederrière un canon, debout, éveilléecomme un petit chat-huant.

    – Ze veux ma boîte à trésors.

    Angélique hésitait entre la méthode duraisonnement et celle de l'énergie sansappel, lorsqu'elle reconnut la formeprostrée près de laquelle, en fait,Honorine s'était réfugiée.

    – Abigaël ?... Est-ce vous ?... Maispourquoi ?...

    L'abattement d'Abigaël, toujours si digneet mesurée, la gênait presque.

    – ... Que vous arrive-t-il ? Êtes-voussouffrante ?

  • – Oh ! J'ai tellement honte, répondit lajeune fille d'une voix étouffée.

    – Mais pourquoi ?

    Abigaël n'était ni sotte ni bégueule. Ellen'allait tout de même pas se mettremartel en tête parce que le Rescator luiavait effleuré la joue.

    Angélique la força à se redresser et à laregarder en face.

    – Qu'y a-t-il ?... Je ne comprends pas.

    – Mais ces paroles qu'il a dites, c'estépouvantable !

    – Quelles paroles ?

  • Angélique essayait de se rappeler lascène. Si la façon de se comporter duRescator envers Abigaël lui avait paruhardie et déplacée – mais c'étaient sesfaçons habituelles – les mots échangésne l'avaient pas frappée.

    – Vous n'avez pas compris ? balbutia lajeune fille... Vraiment ?

    Son émoi la rajeunissait et, avec sesjoues enflammées et ses paupièresmeurtries, on s'apercevait, en effet,qu'elle était belle. Mais il avait fallu cedamné Rescator pour s'en aviser aupremier coup d'œil. Angélique pensaque tout à l'heure il l'avait serrée contrelui, sans qu'elle eût même l'idée de s'eneffaroucher. Il traitait ainsi tous et

  • chacun autour de lui et surtout lesfemmes comme s'il avait des droits deprince sur eux. Elle eut un réflexe derévolte.

    – Abigaël, n'attachez aucune importanceau comportement du maître de ce navire.Vous n'avez pas l'habitude de ce genred'homme et même parmi tous lesaventuriers que j'ai connus, il est bien leplus... le plus...

    Mais elle ne trouvait pas de mot.

    – Il est impossible, conclut-elle. Mais,dans le danger imminent que nouscourions, je n'ai pu trouver que ce hors-la-loi pour nous arracher à un sortaffreux. Maintenant nous sommes entre

  • ses mains. Il faut l'accepter lui et sonéquipage et veiller à ne pas s'attirer leuranimosité. Lorsque je voyageais enMéditerranée – pourquoi le nierpuisqu'il s'est chargé si peu galammentde vous l'apprendre – je ne l'ai rencontréqu'une fois mais sa réputation étaitgrande. C'est un pirate sans foi ni loimais je ne le crois pas sans honneur.

    – Oh ! Il ne me fait pas peur, murmuraAbigaël en secouant la tête.

    Son expression s'apaisait et elle leva surAngélique son ancien regard, plein desagesse.

    – Que de mystères chez les êtres quenous côtoyons chaque jour ! fit-elle

  • rêveusement ; Angélique, pour avoirsoulevé le voile que vous baissiez sijalousement sur votre passé, il mesemble que vous êtes à la fois plusproche et plus lointaine de moi.Pouvons-nous encore nous comprendre ?

    – Je le crois, chère, chère Abigaël. Sivous le voulez, nous serons toujours desamies.

    – Je le veux de toute mon âme. Là oùnous allons, Angélique, si la haine et lamesquinerie sont plus fortes en nous quel'affection, nous serons brisées commeverre, nous ne pourrons survivre.

    Voici qu'elle exprimait soudain la mêmepensée que le Rescator, tout à l'heure.

  • « Nous ne sommes plus que des hommeset des femmes embarqués sur le mêmenavire... avec leurs passions et leursregrets... et leur espérance. »

    – C'est une chose si étrange, Angélique,continuait tout bas Abigaël, que dedécouvrir tout à coup d'autresdimensions à la vie. Comme si on tiraitbrusquement un rideau de théâtre sur undécor nouveau et qui élargirait à l'infinice que l'on croyait acquis, immuable...C'est ce qui m'est arrivé subitementaujourd'hui... je me souviendrai jusqu'àma mort de ce jour. Non pas telle ment àcause des dangers que nous avonscourus, mais surtout des révélations quim'ont été faites... Peut-être me fallait-il

  • les recevoir pour me préparer àl'existence qui nous attend au delà desmers... Il nous faudra tous dépouiller lavieille écorce... Je crois profondémentque c'est pour nous une bénédictiond'avoir été obligés d'embarquer sur cenavire... précisément celui-ci...

    Ses yeux brillaient et Angélique nereconnaissait plus, sous cette apparencepassionnée, la jeune femme effacée deLa Rochelle, presque résignée aurait-ondit, parfois.

    – Parce que cet homme que vous appelezun hors-la-loi, Angélique, je suiscertaine qu'il sait lire dans le regard lessecrets les plus enfouis au fond descœurs. Il y a en lui un pouvoir.

  • – En Méditerranée, on l'appelait leMagicien, chuchota Angélique.

    L'adhésion d'Abigaël lui causait unabsurde plaisir qu'elle n'analysait pas.L'instant lui paraissait exaltant et richede promesses. Elle écoutait le bruit deslames cognant contre la coque. Lemouvement du navire la grisait et elleserait bien restée toute la nuit prèsd'Abigaël à lui faire des confidences surson passé et à s'entretenir avec elle duRescator, si le souci maternel causé parHonorine ne l'en eût détournée.

    – Et cette Honorine qui ne veut pasdormir parce qu'elle n'a pas sa boîte àtrésors ! soupira-telle en désignant lapetite personne dressée, toujours

  • boudeuse, auprès d'elles comme unjusticier.

    – Oh ! je suis impardonnable, fit Abigaëlen se levant.

    Elle s'était, maintenant, tout à faitressaisie. Elle les quitta pour allerchercher quelque chose dans sesbagages et revint portant le petit coffretde bois sculpté par Martial pourHonorine.

    – Mon Dieu ! Abigaël, s'écria Angéliqueen joignant les mains, vous aviez pensé àcela ! Vous êtes un ange ! Vous êtesmerveilleuse !... Honorine, tescoquillages !...

  • *****

    Ensuite, tout fut simple. La paix, revenueau cœur d'Honorine, se communiqua àcelui de sa mère. Angélique déplia lesquelques vêtements qu'elle avaitemportés : sa jupe et son caraco feraientpour la si petite fille de très amplescouvertures. L'ayant couchée sur le bat-flanc près d'elle, Angélique put se direque la petite ne manquait de rien. Elle-même avait dormi parfois en prison,dans des conditions plus inconfortables.Cependant elle n'avait pas chaud et lesommeil la fuyait. Elle s'appuya contrela paroi et essaya de mettre de l'ordredans ses pensées.

    De quoi demain serait-il fait ?

  • Sur la chair de ses bras, elle sentaitencore l'emprise des deux mains duRescator. En y songeant, elle défaillait.Et parce qu'elle avait froid, l'évocationdu moment où il l'avait tenue étroitementcontre lui, lui semblait délicieuse.Angoissante, aussi. Car sous lepourpoint de velours que crispait samain, au lieu de sentir un torse d'hommevivant, elle avait deviné un écran durci.Cotte de mailles ou plastron d'acier ?...Homme du danger, prévoyant la mort àchaque instant. Son cœur était bardé defer. Un tel homme, au surplus, pouvait-ilseulement avoir un cœur ?

    Allait-elle commettre l'imprudence detomber amoureuse de cet homme ?...

  • Non ! D'ailleurs elle était incapabled'être amoureuse désormais dequiconque. Alors ? Il la séduisait etl'hypnotisait par des moyens magiquescomme... qui donc, jadis, lui avaitinspiré ainsi des sentiments pareillementmêlés d'attirance et de méfiance ? Et l'ondisait également que c'était un hommequi avait un pouvoir magique et qu'ilattirait les femmes en...

    L'éclat d'une lampe sur son visage lui fitcligner des yeux.

    – Ah ! vous voici !

    Une grosse tête velue s'inclinait verselle. C'était Nicolas Perrot, l'homme aubonnet de fourrure.

  • – Le chef m'a chargé d'aller vous porterceci pour vous et un hamac pour l'enfant.

    Ceci, c'était une chaude étoffe, manteauou couverture, lourde, brodée,moelleuse, comme en tissent leschameliers du désert en Arabie. L'odeurorientale l'imprégnait encore. D'un doigtexpert, Nicolas Perrot avait déjà fixé lehamac aux poutres basses. Elle y déposaHonorine sans qu'elle s'éveillât.

    – C'est tout de même mieux et moinshumide. Mais on ne peut pas donner lemême confort à tous. Nous n'avons pas àbord ce qu'il faut pour tant de monde.Pas prévu une fichue cargaison pareille.Mais quand nous serons dans la zone desglaces, on vous fera porter des braseros.

  • – Remerciez, de ma part, monseigneur leRescator.

    Il cligna de l'œil d'un air entendu ets'éloigna en tanguant sur ses grossesbottes de peau de phoque.

    Des ronflements s'élevaient dans la cale.On avait éteint la deuxième lanterne, neconservant la lumière que dans la zoneoù se trouvait le blessé. Mais, par làaussi, tout semblait calme.

    Angélique s'enveloppa dans lacouverture somptueuse.

    Au matin, ses compagnes nemanqueraient pas de remarquer la faveurinsigne dont elle était l'objet. Le

  • Rescator n'aurait-il pas pu lui faireporter une couverture moins voyante ?Non, il l'avait fait exprès. Cela l'amusaittellement de mettre les gens à l'envers,d'éveiller leur surprise, leur jalousie,leurs réactions basses ou violentes.Cette couverture c'était aussi une insulteau dénuement des autres. Mais, aprèstout, peut-être qu'il n'en avait pasd'autres à sa disposition ? Le Rescators'entourait de choses de prix. Il ne savaitpas faire un présent ordinaire. Ç'auraitété indigne de lui. Il avait la grandeurdans le sang, comme...

    « Il n'a pas d'épée, il porte un sabre,mais c'est un gentilhomme, j'enjurerais... le salut qu'il adressait aux

  • dames ce tantôt, ce n'était ni comédie, niaffectation. Il ne peut saluer autrementqu'avec noblesse. Et je n'ai jamaisrencontré un homme qui sût porter lemanteau comme lui sauf... »

    Son esprit butait sur une comparaisonqui, obstinément la fuyait. Il y avait dansson souvenir un homme que lui rappelaitle Rescator...

    « Il ressemble à quelqu'un que j'aiconnu. C'est peut-être pour cela qu'il mesemble parfois familier et que je meconduis à son égard comme s'il était l'unde mes anciens amis... Le même genred'homme évidemment, car dire qu'il« ressemble » c'est une métaphore,puisque je n'ai jamais vu son visage...

  • Mais cette désinvolture, cette façonnaturelle de dominer les autres et de s'enmoquer... oui, cela m'est familier... Etd'ailleurs... l'Autre aussi portait unmasque... »

    Son cœur se mettait à battre à petitscoups irréguliers. Elle avait soudain trèschaud et puis très froid. Elle s'assit etporta la main à sa gorge comme pourécarter la peur inexplicable quil'étreignait.

    « Il portait un masque... Mais, parfois, ill'ôtait et alors... »

    Elle étouffa un cri. Brusquement, ledéclic s'était fait. Elle se souvenait.

  • Puis elle se mit à rire nerveusement.

    « Mais oui, c'est cela... Je saismaintenant à qui il ressemble... Ilressemble à Joffrey de Peyrac, monpremier mari... C'est cela dont j'essayaisde me souvenir, en vain. »

    Mais une fièvre extraordinaire continuaità la brûler. Sa tête était toute pleined'éclairs multicolores qui éclataientsuccessivement comme les fusées dansla nuit de Candie...

    « Il lui ressemble !... Il masque sonvisage... et il régnait en Méditerranée. Etsi c'était... Lui ! »

    Une marée étouffante emplissait sa

  • poitrine. Il lui semblait que son cœurallait éclater, sous la poussée d'un crid'agonie et de joie.

    « Lui... Et je ne l'aurais pas su ! »...

    Puis, brusquement, elle retrouvait lesouffle... Mélange de soulagement et dedéception !

    « Que je suis sotte !... Quelle idée folle !C'est ridicule ! »

    Sur le décor enchanté de Toulouse, ellevenait de revoir celui qui s'était avancévers la jeune épousée. Évocationpresque oubliée. Si elle ne pouvaitrecréer le visage aux traits un peuestompés dans sa mémoire, elle revoyait

  • nettement l'ample chevelure noire quil'avait tant surprise quand elle s'étaitaperçue que ce n'était pas une perruque.Et puis, surtout, la démarche claudicantequi l'avait tant effrayée, de celui qu'onappelait alors : le grand boiteux duLanguedoc.

    *****

    « Que je suis sotte ! Comment ai-je puune seconde m'imaginer cela ?... »

    Elle reconnut, après réflexion, quecertaines particularités pouvaientl'induire en erreur et enflammer sonimagination. Une forme d'espritcaustique, désinvolte. Mais le Rescator,lui, possédait une tête d'oiseau de proie,

  • bien spéciale, qui semblait petite, poséesur de grands cols raides à l'espagnole.Il avait aussi une démarche particulièreet sûre, des épaules robustes...

    « Mon mari était boiteux... Et cettedisgrâce, il savait si bien s'enaccommoder qu'on l'oubliait... Sonesprit étincelant ravissait mais il n'yavait pas de méchanceté en lui commechez cet aventurier des mers... »

    Elle s'aperçut qu'elle était inondée desueur comme après un accès de fièvre.En ramenant sur elle la couverturesoyeuse, elle la caressa d'un doigtméditatif.

    « Méchanceté ?... Est-ce bien le mot ?...

  • Joffrey de Peyrac aurait eu aussi peut-être des gestes semblables,chevaleresques... Mais commentoserais-je les comparer ! Joffrey dePeyrac était le plus noble desToulousains, un grand seigneur, unpresque roi. Le Rescator, lui, bien qu'ilse fasse appeler avec suffisance :Monseigneur, n'est, après tout, qu'unaventurier vivant de rapines et decommerces illicites. Un jourprodigieusement riche, un autre plusmisérable qu'un gueux, traqué comme ungibier de potence. Ces corsaires sefigurent toujours qu'ils peuvent garderleur fortune. Rien n'est plus instable,surtout pour eux... Fortune aussi vitedétruite qu'amassée... »

  • Elle évoqua le marquis d'Escrainvilledevant son navire en feu.

    « Des joueurs qui n'ont que le seul tortd'être dangereux, puisque leur coup dedés repose sur le sacrifice de vieshumaines. Joffrey de Peyrac, lui, étaitpar contre un épicurien. Il dédaignait laviolence. L'existence d'un Rescatorrepose sur des cadavres. Il a les mainstachées de sang... »

    Elle pensa à Cantor, aux galères couléessous les canons du pirate. Elle-mêmeavait vu de ses yeux la barge traversièrede l'escadre royale disparaître dans unmaelström avec ses forçats, tandis que lechébec du Rescator manœuvrait autourd'eux comme un vautour.

  • « Et c'est pourtant par ce même hommeque je suis attirée... car je suis attirée, jene saurais le nier moi-même. »

    Il fallait regarder les choses en face.Angélique se retournait sur le bat-flancde bois. Elle aurait été incapable defermer l'œil. C'était bien à ce mêmehomme qu'elle était venue demandersecours. C'était entre ses mains qu'elles'était remise avec confiance, avec unmanque de prudence totale.

    Qu'avait-il voulu dire en lui faisantremarquer qu'« il acceptait retard sur lepaiement de ses dettes » ; de quellefaçon comptait-il lui faire payer leservice qu'il avait consenti à lui rendre,aussi bien que le mauvais tour qu'elle lui

  • avait joué jadis ?

    « Voilà en quoi il diffère foncièrementde mon ancien époux. Il ne doit passavoir rendre service sanscompensation, accomplir un gestegratuit, ce qui est l'apanage des vraisnobles. Joffrey de Peyrac, lui, était unvrai chevalier. »

    Elle devait se forcer avant de prononcerle nom qui, si longtemps, avait habitéson cœur. Joffrey de Peyrac !

    Depuis combien de temps s'était-elleinterdit de ranimer en elle ce souvenir ?Depuis combien de temps avait-ellecessé d'espérer le retrouver vivant en cemonde ?

  • Quoi qu'il en fût, elle s'était cruerésignée. Or, à l'émotion qui l'avaitsecouée tout à l'heure, elle s'apercevaitsoudain que son illusion, malgré tout,demeurait vivace. La vie n'avait pueffacer en elle le souvenir d'une époqueoù elle avait connu un merveilleuxbonheur. Et pourtant, combien peuressemblait-elle aujourd'hui à celle quiavait été la petite comtesse de Peyrac ?

    « Alors, je ne savais rien. J'étaispourtant absolument persuadée que jesavais tout. Je trouvais tout naturel qu'ilm'aimât. »

    L'image du couple qu'elle avait forméavec le comte de Peyrac la faisaitsourire. Cela était devenu vraiment une

  • image et elle pouvait maintenant lacontempler sans trop de tristesse, ainsique le portrait de deux étrangers. Lasplendeur de leur fortune, la courraffinée dont ils s'entouraient, la placeque tenait dans le royaume le Seigneurd'Aquitaine, combien tout cela semblaittellement sans rapport avec un naviremystérieux, chargé d'émigrants et deforbans, voguant vers une terreétrangère. Et quinze années s'étaientécoulées !

    Le royaume était loin, le Roi neretrouverait jamais Angélique duPlessis-Bellière, ex-comtesse de Peyrac.Lui, le Roi, au moins demeurait debout,toujours parmi ses marionnettes, au cœur

  • de la châsse monumentale et miroitante :Versailles.

    Oui, elle avait été cette femme vêtued'or, favorite d'un monde grandiose, d'unpays conquérant, qui faisait trembler unepartie de l'univers.

    *****

    Mais plus l'esquif s'éloignait au gré del'océan, plus le mirage de Versaillesperdait de sa force. Il se figeait, revêtaitl'apparence fausse et clinquante desdécors de théâtre.

    « C'est maintenant que je vis réellement,se dit-elle, c'est maintenant que je suisdevenue vraiment moi-même... ou sur le

  • point de le devenir. Car j'ai toujourssouffert, même à la Cour, de me sentirincomplète, hors de mon chemin ».

    Il fallut qu'elle se levât pour regarder latravée obscure, vaguement éclairée, oùdormait une humanité écrasée de peineset de fatigue.

    La faculté de renouvellement qu'elledécouvrait en elle, subitement, effrayaitpresque Angélique. On ne renie pasainsi, totalement, son passé, on ne sedécharge pas ainsi d'un coup d'épaule dece qui vous a formé, marqué, de sesamours... et de ses haines. C'estmonstrueux !...

    Pourtant c'était ainsi. Pauvre, elle se

  • sentait, par surcroît, privée même de sonpassé. Elle arrivait à ce point de sa vieoù la seule richesse que l'on possède etqui ne puisse vous être enlevée, c'estvous-même. Les personnages diversqu'elle avait assumés et qui s étaientlonguement combattus en elle – femmefidèle ou volage, ambitieuse ougénéreuse, révoltée ou docile – avaientfini à son insu par faire la paix en elle.

    « Comme si je n'avais vécu tout cela quepour le seul but de me retrouver un joursur un navire inconnu, parmi desinconnus, voguant vers un but inconnu ! »

    Mais fallait-il oublier aussi Joffrey dePeyrac ? L'abandonner au passé ? Leregret lancinant de ce qu'aurait pu être

  • leur amour à tous deux, la traversacomme un coup de poignard. L'auraient-ils détruit, au cours des années, commetant de couples qu'elle avait rencontrés ?Ou bien auraient-ils su le vivre parmiles embûches de la vie ? Tâche difficile.« Je le connaissais peu... »

    Pour la première fois, elle s'avouait queJoffrey de Peyrac, bien qu'elle fût safemme, ne lui avait pas été entièrementaccessible. Les courtes années de viecommune où, pour elle,

    Angélique, la découverte de l'amour etde ses délices, auxquels s'entendait sibien à l'initier le grand seigneurtoulousain, de douze ans son aîné, avaitbeaucoup plus compté que la recherche

  • d'une entente plus profonde, ne luiavaient pas laissé le temps de mesurerses forces morales, à elle, et chezJoffrey de Peyrac les bases réelles etimmuables d'un caractère plein defantaisie apparente, déconcertant auxyeux des autres et qui se voulait tel. Ellen'avait appris à se connaître elle-mêmeque dans le combat féroce que lui avaitimposé l'existence et qu'elle avait dûmener seule.

    Seule, elle le demeurait toujours.

    Bien que par deux fois mariée, bien quemère, le jeu des circonstances avaitvoulu que son destin fût celui d'unefemme seule.

  • Seule pour orienter sa vie, choisird'aller ici ou là, seule pour accepter ourefuser de suivre un chemin plutôt qu'unautre. Jamais une épaule pour s'yreposer les yeux fermés, en songeant« Qu'importe ! Conduis-moi ! Car je suista femme et ce que tu veux, je le veuxaussi ». Contrainte par la solitude, sesactes n'avaient cessé d'être déterminéspar sa seule volonté. Et elle s'apercevaitqu'elle en était lasse, car ceci n'est pasdans la nature féminine.

    *****

    Parvenue à ce point de ses réflexions,Angélique réagit avec vigueur. Qu'avait-elle ce soir à s'appesantir sur sasolitude ? Rien n'avait prouvé jusqu'ici

  • qu'elle était créée pour la docilité.Accepterait-elle aujourd'hui de selaisser conduire ? Après tout, elle savaitbeaucoup mieux que la plupart deshommes ce qu'elle avait à faire. Le jougmarital l'aurait agacée. Maître Berne netarderait pas à la demander en mariage.Pour l'instant, il était blessé. Celagagnait du temps. Mais s'il l'aimait, il luidemanderait de l'épouser, et querépondrait-elle ? Un oui ou un non luisemblaient également impossibles carelle avait besoin de se sentir aimée.

    « Voici, songea-t-elle, le joug aprèslequel je soupire. Celui de l'amour.Peut-il exister sans liens ? »

    Sa dernière réflexion la fit sursauter.

  • « Mais c'est faux ! Je déteste l'amour. Jene veux pas de l'amour. »

    Sa voie lui parut tracée. Elle resteraitseule. Elle resterait veuve. C'était celason destin : Veuve, liée à un amour passédont elle garderait, jusqu'à l'heure de samort, la nostalgie. Elle vivraitdroitement. Elle rendrait heureuse etbelle Honorine, son enfant chérie. Ellen'aurait pas le temps de s'ennuyer auxIles en organisant leur vie nouvelle. Elleserait l'amie de tous, et surtout desenfants, et ainsi elle ne trahirait pas sondestin de femme qui est de donner et defaire croître.

    Quant au Rescator... Elle ne pouvaitcompter sans le Rescator. Pendant

  • quelques instants elle avait réussi àécarter son image, mais celle-ci retenait,obsédante. Il était trop proche. Luin'était plus le mort qu'elle croyaitpendant longtemps. Sa présence actuelleétait aussi trop vivante pourqu'Angélique ne sût qu'elle aurait à luttercontre des pièges, dont les plusdangereux étaient peut-être en elle-même. Heureusement, elle savaitmaintenant pourquoi son cœur et sonimagination s'exaltaient, prenaient feu.Une ressemblance subtile dans lecomportement, les manières, avec celuiqu'elle avait tant aimé, l'avait peu à peuentraînée vers un mirage trompeur. Ellene laisserait pas le maître duGouldsboro faire d'elle son jouet. Le

  • sommeil venait enfin... « Aucuneressemblance, se répéta-t-elle encoreavant de s'endormir, sauf... quoidonc ?... » Elle examineraitattentivement le Rescator la prochainefois qu'elle se trouveirait en saprésence...

    Mais ce n'était pas tout à fait de sa faute,c'était à cause de cette ressemblance etde ses souvenirs qu'elle en était, malgrétout, un peu... amoureuse.

  • Chapitre 3Ce fut le lendemain que Maître GabrielBerne la demanda en mariage. Il avaitparfaitement repris connaissance etsemblait déjà convalescent. Un bandagemaintenait son bras gauche, mais appuyéà un gros oreiller de paille qu'Abigaël etSéverine avaient arraché à la litière deschèvres et des vaches, dans la calevoisine, il avait repris son apparencehabituelle, le teint solidement coloré,l'œil tranquille. Il ne cachait pas qu'ilmourait de faim. Vers le milieu de lamatinée, le Maure, gardien desappartements du Rescator, apporta de Ta

  • part du maître pour le blessé une petitemarmite d'argent contenant un excellentragoût finement épicé, ainsi qu'un flaconde vin vieux et deux petits pains auxgraines de sésame.

    L'apparition du grand Arabe fit sensationdans la cale. Il avait l'air bon enfant etse prêta, en riant de ses fortes dentsblanches, à la curiosité des jeunes quil'entouraient.

    – Chaque fois que l'un de ces lascarspénètre dans notre entrepont, ilappartient à une race différente, fitremarquer maître Gabriel, en suivant duregard, sans aménité, le Maure quis'éloignait, cet équipage me semble plusbariolé qu'un costume d'Arlequin.

  • – Nous n'avons pas encore vud'Asiatique, mais par contre j'ai aperçudéjà un Indien, commenta Martial trèsexcité, oui, oui, je suis sûr que c'étaitbien un Indien. Il était vêtu comme lesautres matelots mais il avait des tressesnoires et une peau rouge comme labrique.

    Angélique disposait le repas apporté,près du blessé.

    – Vous êtes traité en hôte de marque.

    Le marchand grommela quelque chosed'indistinct et, comme Angéliques'apprêtait à le faire manger, il se mitpresque en colère.

  • – Pour qui me prenez-vous ? Je ne suispas un nouveau-né !

    – Vous êtes encore faible.

    – Faible ? fit-il en haussant les épaules,ce qui le fit grimacer de douleur.

    Angélique se mit à rire. Elle avaittoujours aimé sa vigueur tranquille. Il enémanait pour l'entourage une impressionde paix et de sécurité. Sa corpulencemême ajoutait à son aspect rassurant. Cen'était pas celle des bons vivants quitiennent ou du coussin ou du mollusqueballonné. Sa corpulence à lui faisaitpartie de son tempérament sanguin et ilavait dû, très jeune, prendre del'embonpoint, sans pour cela perdre de

  • sa force. Il paraissait seulement plus queson âge réel et en avait ainsi vite imposéà ses clients et à ses collègues. D'où lerespect non feint qu'on continuait à luitémoigner. Angélique le regarda avecindulgence avaler avec appétit le ragoût,en s'aidant d'une seule main, la marmiteposée près de lui.

    – Vous auriez pu être un fin gourmet,maître Berne, si vous n'aviez pas étéHuguenot.

    – J'aurais pu être bien autre choseencore, répliqua-t-il en lui jetant unregard énigmatique. Un homme porte enlui son envers et son endroit.

    Il ajouta, en hésitant à porter une

  • nouvelle cuillerée à sa bouche :

    – Je vois ce que vous voulez dire, maisj'avoue qu'aujourd'hui, j'ai une faim deloup et...

    – Mangez donc. Je vous taquinais, dit-elle affectueusement. En souvenir detoutes les fois où vous m'avez grondéed'avoir trop bien soigné votre table, à LaRochelle, et d'incliner vos enfants aupéché de gourmandise.

    – C'est de bonne guerre, reconnut-il avecun sourire. Nous sommes hélas loin,désormais, de tout cela...

    Le pasteur Beaucaire rassemblait sesouailles. Le quartier-maître venait de

  • l'avertir que tous les passagers devaientmonter sur le pont pour une courtepromenade. Le temps était beau et c'étaitl'heure où ils risquaient le moins degêner la manœuvre. Angélique restaseule avec maître Berne. Elle voulaitprofiter de ce moment pour lui dire sareconnaissance.

    – Je n'ai pu encore vous remercier,maître Berne, mais une fois de plus jevous dois beaucoup. Vous avez étéblessé en me sauvant la vie.

    Il leva les yeux sur elle et la contemplalonguement. Elle baissa les paupières.Son regard, qu'il pouvait rendreimpavide et froid, avait à ce moment lamême éloquence qu'hier au soir lorsque,

  • en s'éveillant de son coma, il n'avait vuqu'elle.

    – Comment n'aurais-je pas pu voussauver, dit-il enfin. Vous êtes ma proprevie.

    Et comme elle ébauchait un geste deprotestation :

    – Dame Angélique, voulez-vous être mafemme ?

    Angélique se troubla. Le moment étaitdonc venu.

    Elle n'en éprouvait pas de panique. Etmême il fallait l'avouer, une certainedouceur. Il l'aimait au point de la vouloirsa compagne devant Dieu, malgré tout ce

  • qu'il savait... ou ne savait pas de sonpassé. Pour un homme de sonintransigeance morale c'était bien donnerla mesure de son amour. Mais elle sesentait incapable de formuler uneréponse nette. Elle croisa ses deuxmains et les serra fortement dans unmouvement de perplexité. Gabriel Bernene quittait pas des yeux ce profil pur etharmonieux dont la vue l'emplissait d'unsentiment déchirant et presquedouloureux. Depuis qu'il avait cédé à latentation de la regarder en femme,chaque regard lui découvrait d'autresperfections. Il aimait jusqu'à la pâleur defatigue qui marquait ses traits, aulendemain du jour dramatique où elle lesavait portés tous, comme à bout de bras,

  • pour les arracher à leur impitoyabledestin. Il revoyait son beau regardenflammé, il entendait sa voiximpérative leur criant de se hâter. Ellecourait à travers la lande, les cheveuxarrachés par le vent, portant les enfantsmenacés, soulevée par cette forceprodigieuse des femmes quand leurinstinct de vie est en jeu. Il n'oublieraitjamais cette vision.

    La même femme était là, agenouilléeprès de lui, et elle paraissait faible. Ellemordait ses lèvres et il pouvait devinerles battements précipités de son cœur.Sa poitrine se soulevait convulsivement.

    Elle répondit enfin :

  • – Je suis très honorée, maître Berne, dela proposition que vous venez de mefaire, mais... je ne suis pas une femmedigne de vous.

    Il fronça les sourcils. Sa mâchoire secrispa et il eut peine à ne pas éclater. Illui fallut un bon moment pour sereprendre et comme, surprise de sonsilence, elle osait le regarder, elle vitqu'il avait pâli de fureur :

    – J'ai horreur quand vous vous conduisezen hypocrite, déclara-t-il sans ambages.C'est moi qui ne suis pas digne de vous.Ne croyez pas qu'on me berne sifacilement. Mon nom est là pour megarder d'être naïf... Or je sais... j'ai laconviction, sinon la certitude que vous

  • appartenez à un autre monde que lemien. Oui, madame. Je sais qu'en face devous je ne suis qu'un simple marchand,madame.

    Elle le regarda, saisie, avec un tel effroide se sentir devinée, qu'il lui prit lamain.

    – Dame Angélique, je suis votre ami.J'ignore ce qui a pu vous séparer desvôtres et quel drame vous a conduitejusqu'à la misère où je vous ai trouvée...Ce que je sais, par contre, c'est qu'ilsvous ont chassée, qu'ils vous ont reniée,comme les loups écartent du troupeaucelui ou celle qui ne veut pas hurleravec eux. Vous avez trouvé refuge parminous et vous y avez été heureuse.

  • – Certes, j'y ai été heureuse, fit-elle, toutbas.

    Il tenait toujours sa main et l'élevant,elle posa sa joue contre la sienne, dansun mouvement humble et tendre qui le fittressaillir.

    – À La Rochelle, je n'osais pas vousparler, fit-il d'une voix étouffée, à causede cet écart énorme que je sentais entrenous. Mais aujourd'hui il me semble quenous nous retrouvons tellement... égauxdans le dénuement. Nous allons vers leNouveau-Monde. Et vous avez besoin deprotection, n'est-ce pas ?

    Elle hocha la tête affirmativementplusieurs fois. Il aurait été si simple de

  • répondre : « Oui, j'accepte » et des'abandonner à un destin modeste dontelle connaissait déjà la saveur.

    – J'aime vos enfants, dit-elle, j'aimevous servir, maître Berne, mais...

    – Mais...

    – Le rôle d'épouse comporte certainsdevoirs !

    Il la regarda fixement. Il tenait toujourssa main et elle sentit ses doigts tremblerautour des siens.

    – Êtes-vous femme à les redouter ?...demanda-t-il avec douceur. (De lasurprise vibrait dans sa voix.) À moinsque ma personne ne vous soit par trop

  • antipathique ?

    – Ce n'est pas cela, protesta-t-elle,sincère.

    Brusquement, elle se mit à lui faire,pêle-mêle, le récit tragique qui n'avaitjamais pu franchir ses lèvres : sonchâteau en flammes, les enfants sur lespiques, les dragons l'humiliant, laforçant tandis qu'on égorgeait son fils. Àmesure qu'elle parlait, elle se sentaitsoulagée. Les images avaient perdu deleur force et elle s'apercevait qu'elleparvenait à les évoquer sans défaillir. Laseule blessure à laquelle elle ne pouvaittoucher sans douleur, c'était celle dusouvenir de Charles-Henri, endormi,mort dans ses bras.

  • Des larmes roulèrent sur ses joues.

    Maître Berne l'écoutait avec uneattention extrême sans manifester nihorreur, ni pitié. Il réfléchit longtemps.

    Son esprit chassait impitoyablementl'image d'un beau corps offensé, commeil avait résolu de ne jamais se tournervers le passé de celle qu'on appelaitdame Angélique faute de savoir sonnom. Il ne voulait s'adresser qu'à cellequi était devant lui et qu'il aimait, et nonà la femme inconnue dont la vietourmentée affleurait parfois dans cesprunelles changeantes, couleur de mer.S'il s'attardait à la deviner, à découvrirce qu'elle avait été, il deviendrait fou,obsédé. Il dit avec fermeté :

  • – Je crois que vous vous laissez aller àquelques manières en vous imaginantque ce drame passé vous empêche devivre à nouveau une vie de femme sainedans les bras d'un époux qui vous aimerapour le meilleur et pour le pire. Encoresi vous aviez été fille neuve quand celaest arrivé, vous auriez pu en êtremarquée assez durement. Mais vousétiez femme, et si j'en crois les allusionsque faisait hier ce perfide individu quinous mène, le Rescator, une femme quine s'était pas toujours montrée timideavec les hommes. Le temps a passé. Il ya belle lurette que ni votre cœur, ni votrecorps ne sont plus ceux qui ont subi cesmisères. Les femmes ont cette faculté derenouvellement comme la lune, comme

  • les saisons. Vous êtes maintenant autre.Pourquoi s'appesantir dans lameurtrissure des souvenirs, vous abîmer,vous, dont la beauté semble créée d'hierà peine.

    Angélique l'écoutait avec surprise ; cerude bon sens, non dénué de finesse, laréconfortait. Pourquoi, en effet, sonesprit à elle n'aurait-il pu bénéficier dela vitalité qu'elle sentait renaître dansson corps ? Pourquoi ne pas le laver dessouvenirs impurs ? Recommencer tout,même l'expérience, toujoursmystérieuse, de l'amour ?

    – Vous avez sans doute raison, fit-elle,j'aurais dû balayer ces événements dema pensée et il se peut que je n'y attache

  • encore de l'importance que parce qu'ilssont liés à la mort d'un fils. Cela je nepeux l'effacer !...

    – Personne ne vous le demande. Maisvous avez cependant réappris à vivre. Etj'irai même plus loin pour dissiper vosappréhensions. J'affirme que vousattendez l'amour d'un homme pourrevivre tout à fait. Sans vous accuser decoquetterie, dame Angélique, il y a envous quelque chose qui appellel'amour... et cet appel vient de vous.

    – Pouvez-vous m'accuser de vous avoirjamais provoqué ? protesta Angélique,indignée.

    – Vous m'avez fait passer de bien

  • mauvais moments, fit-il d'un ton lourd.

    Sous son regard insistant, elle baissa ànouveau les yeux. Quoiqu'elle s'endéfendît, il ne lui était pas désagréable,en effet, de découvrir la défaillance del'irréductible protestant.

    – À La Rochelle, encore, vous étiez àmoi, à l'abri sous mon toit, reprit-il. Ici,il me semble que tous les regards deshommes vous suivent et vous convoitent.

    –Vous m'accordez un pouvoir fortexagéré...

    – Un pouvoir dont je suis bien placépour mesurer l'étendue. Qu'a donc étépour vous le Rescator ? Votre amant,

  • n'est-ce pas ? Cela saute aux yeux...

    Il lui serrait la main avec une soudainebrusquerie et elle réalisa la force peucommune de cette poigne, accoutuméecependant à des besognes bourgeoises.Elle se rebiffa.

    – Il ne l'a pas été !

    – Vous mentez. Il y a, de vous à lui, desliens que les moins avertis ne peuventignorer lorsque vous vous trouvez enprésence.

    – Je vous fais serment qu'il n'a jamaisété mon amant.

    – Alors, quoi donc ?

  • – Pire, peut-être ! Un maître qui m'aachetée fort cher et des mains duquel jeme suis enfuie avant qu'il ait pu user demoi. Ma situation vis-à-vis de lui estdonc aujourd'hui... ambiguë, je lereconnais et j'ai un peu peur, je l'avoue.

    – Pourtant il vous séduit, c'est visible !

    Angélique allait répliquer avec vivacité,mais elle se ravisa et un sourire éclairason visage.

    – Voyez, maître Berne, je crois que nousvenons là de découvrir un nouvelobstacle à notre mariage.

    – Lequel ?

    – Nos caractères. Nous avons eu le

  • temps de bien nous connaître,mutuellement, vous êtes un hommeautoritaire, maître Berne. J'ai cherché àvous obéir, en tant que servante, je nesais pas si j'aurais la même patiencecomme épouse. Je suis habituée à dirigerma vie.

    – Aveu pour aveu. Vous êtes une femmeautoritaire, dame Angélique, et vousavez sur moi le pouvoir des sens. J'ailongtemps débattu, avant de voir clair,car j'étais effrayé de deviner à quelpoint vous pourriez m'asservir. Vousregardez aussi la vie avec une libertéqui ne nous est pas coutumière à nousautres Huguenots. Nous sommes leshommes du péché. Nous sentons ses

  • embûches et ses crevasses sous nos pas.La femme nous fait peur... Peut-êtreparce que nous la rendons responsablede notre condamnation. Je me suisouvert de mes scrupules au pasteurBeaucaire.

    – Qu'a-t-il répondu ?

    – Il m'a dit : « Soyez humble enversvous-même. Reconnaissez vos désirs,qui sont, au demeurant, naturels etsanctifiez-les par le sacrement dumariage, afin qu'ils vous élèvent au lieude vous perdre. »

    « J'ai suivi son conseil. À vous de mepermettre de les réaliser. À nousd'abandonner la part d'orgueil qui nous

  • empêcherait de nous entendre.

    Il se souleva et, passant son bras autourde sa taille, l'attira vers lui.

    – Maître Berne, vous êtes blessé !

    – Vous savez bien que votre beauté estde celles qui ressusciteraient un mort.Hier au soir, d'autres bras l'avaientétreinte avec la même possessionjalouse. C'était peut-être vrai ce quedisait maître Berne qu'elle n'attendaitque les caresses d'un homme pour seretrouver femme. Pourtant quand ilvoulut se pencher sur ses lèvres, elle leretint, d'un réflexe incontrôlé.

    – Pas encore, murmura-t-elle, oh ! je

  • vous en prie, laissez-moi réfléchirencore un peu.

    Les mâchoires du marchand secrispèrent. Il avait de la peine à semaîtriser. II y parvint au prix d'un effortqui le fit pâlir. S'écartant d'Angélique, ilretomba sur son oreiller de paille. Sesyeux ne la regardaient plus, mais fixaientau contraire, avec une expressionétrange, la petite marmite d'argent que leMaure du Rescator lui avait apportéetout à l'heure. Tout à coup il s'en saisit etla projeta avec violence sur la paroi, enface de lui.

  • Chapitre 4Il y avait maintenant près de huit joursque le Gouldsboro avait quitté LaRochelle, tenant le cap général vers lecouchant. Angélique venait de lescompter sur ses doigts. Près d'unesemaine d'écoulée. Et elle n'avait pasencore donné sa réponse à maître Berne.Et il ne s'était rien passé.

    Et que pouvait-il donc se passer ? Elleavait l'impression d'attendre, avecimpatience, un événement important.

    Comme si ce n'était pas déjà suffisant

  • d'avoir à s'organiser dans des conditionsaussi précaires ! On y arrivaitcependant, avec de la bonne volonté.« Les récriminations de Mme Manigaultfinissent par ne pas causer plus d'effet,disait irrévérencieusement maîtreMercelot, que des litanies papistes ».Les enfants, eux, étaient distraits par laseule vie de la mer et l'inconfort lesgênait peu. Les pasteurs avaient organisédes exercices religieux qui obligeaientles émigrants à se réunir, entre eux, àcertaines heures. Si le temps lepermettait, la dernière lecture de laBible avait lieu sur le pont, sous lesyeux de l'étrange équipage.

    – Nous devons montrer à ces hommes

  • sans foi ni loi l'idéal qui nous habite etque nous devons transporter avec nousintact, disait le pasteur Beaucaire.

    Habitué à sonder les âmes, le vieilhomme sentait, sans le dire, sa petitecommunauté menacée d'un péril intérieurpeut-être plus grave que celuid'emprisonnement et de mort qu'ilsavaient encouru à La Rochelle. Lesbourgeois et artisans, pour la plupartcossus et solidement ancrés entre lesmurs de leur ville, en avaient étéarrachés trop brusquement. La rupturecruelle mettait les cœurs à nu. Lesregards même avaient changé. Lors desdernières prières, Angélique s'asseyaitun peu à l'écart, Honorine sur les

  • genoux. Les paroles du Livre saint luiparvenaient dans la nuit : « Il y a untemps pour tout, un temps pour touteschoses sous les deux... un temps pourtuer et un temps pour guérir... un tempspour haïr et un temps pour aimer... »

    Et quand reviendrait-il, le tempsd'aimer ? Or il ne se passait rien. EtAngélique attendait quelque chose. Ellen'avait pas revu le Rescator depuis lepremier soir de leur embarquement aucours duquel elle avait si longuementmédité sur les sentiments divers qu'il luiinspirait. Après avoir décidé qu'elledevait se méfier de lui et d'elle-même,elle aurait dû se féliciter de sadisparition. En fait, elle s'en trouvait

  • inquiète. On ne le voyait pour ainsi direplus. Lorsque les passagers, à certainesheures, émergeaient de l'entrepont pourla promenade, il arrivait qu'on aperçût,au loin, sur le château arrière lasilhouette du maître, l'envol de sonmanteau sombre dans lequels'engouffrait le vent.

    Mais il n'intervenait plus dans leursaffaires, et à peine, semblait-il, dans lamarche du navire. C'était le capitaineJason qui, du haut de la dunette, clamaitses ordres dans le porte-voix de cuivre.Marin excellent, mais lui-même taciturneet peu sociable, il ne s'intéressait guèreà la cargaison de Huguenots embarquée,sans doute, contre son propre

  • assentiment. Quand il ne portait pas demasque, il montrait un visage rude etfroid qui décourageait de l'aborder. Et,pourtant, chaque jour, Angélique étaitchargée de s'entremettre, au nom de sescompagnons, pour mettre au pointcertains détails. Où pouvait-on faire lalessive ? Avec quelle eau ?... Car laration d'eau douce était réservée à laboisson. Il fallait donc se contenter del'eau de mer. Premier drame imprévupour les ménagères... car le linge n'étaitpas blanc et demeurait poisseux. Àquelles heures pouvait-on venir sur lepont sans gêner les manœuvres ?... etc.Par contre, Nicolas Perrot, l'homme aubonnet de fourrure, lui fut d'un plusprécieux recours. Il ne paraissait pas

  • avoir dans l'équipage un rôle biendéfini. On le voyait plus souvent rôdantet fumant sa pipe. Puis il s'enfermait delongues heures avec le Rescator. Par lui,Angélique put faire parvenir leursrevendications à qui de droit et il sechargeait de transmettre les réponses, enatténuant ce qu'elles avaient dedéplaisant, car c'était un homme aimableet bon enfant. Ainsi, il y eut un tollégénéral dans la cale des passagerslorsque, le cinquième jour, les cuisiniersapportèrent, comme complément auxquartiers de viande salée, une mixtureétrange et aigre, quelque peunauséabonde, dont ils prétendaient quechacun devait manger. Manigault refusaune nourriture qui lui paraissait

  • suspecte. Jusqu'ici l'ordinaire du bordavait été acceptable et suffisant. Mais sil'on commençait, dès maintenant, à leurfaire ingurgiter de la pourriture, lesenfants tomberaient malades et le voyageà peine commencé s'achèverait sur desdeuils cruels. Mieux valait se contenterde viande salée et du maigre morceau debiscuit distribué, la nourriture habituelledes marins.

    À la suite de ce refus, le quartier-maîtrevint leur crier qu'ils devaient manger dela « sauercraute », sinon on les yforce