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Alain CAILLÉ [1944- ] sociologue français, professeur émérite de sociologie à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense (2004) La sociologie comme moment anti- utilitariste de la science sociale LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Alain CAILLÉ [1944- ]sociologue français,

professeur émérite de sociologie à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense

(2004)

La sociologie commemoment anti-utilitariste

de la science sociale

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès, fondée au Cégep de Chicoutimi en 1993 et développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQÀC) de-puis 2000.

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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.

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Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, socio-logue, bénévole, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi, à partir de :

Alain CAILLÉ

“La sociologie comme moment anti-utilitariste de la science sociale.”

Un article publié dans la Revue du MAUSS, 2004/2, no 24, pp. 268-277. Paris : Les Éditions La Découverte.

Courriel : Alain Caillé : [email protected].

Police de caractères utilisés :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 7 août 2019 à Chicoutimi, Québec.

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Alain CAILLÉ [1944- ]sociologue français,

professeur émérite de sociologie à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense

“La sociologie comme momentanti-utilitariste de la science sociale.”

Un article publié dans la Revue du MAUSS, 2004/2, no 24, pp. 268-277. Paris : Les Éditions La Découverte.

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“La sociologie comme moment anti-utilitaristede la science sociale.”

Table des matières

Aujourd'hui. Panorama [268]

Quant à l’objet [268]Quant aux méthodes [270]

De la sociologie classique et de son unité relative [271]Héritage contemporain de la tradition sociologique [274]De l'unité relative des sociologies éclatées [274]Sociologie et mondialisation [276]De la discipline sociologique [276]

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Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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[268]

Alain CAILLÉ [1944- ]sociologue français,

professeur émérite de sociologie à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense

“La sociologie comme momentanti-utilitariste de la science sociale.”

Un article publié dans la Revue du MAUSS, 2004/2, no 24, pp. 268-277. Paris : Les Éditions La Découverte.

Aujourd'hui. Panorama

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Si l'on devait s'en tenir à l'incroyable variété des écrits qui reven-diquent le label sociologique ou à l'invraisemblable hétérogénéité des cursus d'enseignement de la sociologie - dans aucune université, on n'enseigne sous ce nom la même chose -, force serait de conclure que la discipline n'existe que sous la forme d'une fiction et que, pour au-tant qu'elle se veuille scientifique, elle s'apparente fortement à la science introuvable des questions ou des solutions imaginaires. Dans aucun autre champ de pensée prétendant à la connaissance, on ne trouve un écart aussi grand entre des définitions également possibles et reçues de l'objet ou de la méthode.

Quant à l'objet. - Dans le sillage de la tradition positiviste française (de Saint-Simon jusqu'à Marcel Mauss en passant par Auguste Comte et Durkheim), elle peut être pensée comme l’autre nom qui désigne la science sociale en général, en y incluant l'anthropologie, l'histoire et une partie de l'économie et de la philosophie politiques, ou bien, au contraire, comme une discipline particulière des sciences sociales par-

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mi d'autres. Et chacun de ces deux choix à son tour - le choix généra-liste ou le choix particulariste - ouvre sur toute une série d'options possibles. La visée généraliste peut en effet être menée dans une op-tique systémique, avec un fort accent placé sur la synchronie. L atten-tion principale est alors portée à l'unité, plus ou moins fragmentée, de la société et à la manière dont celle-ci se décompose en sous-systèmes plus ou moins fonctionnels et systémiques, plus ou moins compatibles ou plus ou moins irréductibles et perdifférenciés (aus-diffenrenziert). Ou bien, à l'inverse, priorité est donnée à l'histoire, à l'aléa, à l'événe-mentiel et à la contingence, et l'idée même de société ou d'une pos-sible cohérence systémique de l'ensemble des sphères d'action sociale se retrouve alors minorée, voire congédiée. La première option, qui va de Durkheim à Luhmann en passant par Talcott Parsons, Lévi-Strauss et Louis Dumont, est celle de l'école sociologique française, du fonc-tionnalisme, du culturalisme et du structuralisme. La seconde ouvre sur le gigantesque champ de la sociologie historique comparative dont le champion incontestable est Max Weber. Mais il convient d'ajouter que chacune de ces deux options possibles ne prend d'envergure véri-table qu'en ménageant en son sein une place à l'option symétrique.

[269]Cependant, depuis une trentaine d'années au moins, le choix qui

semble s'imposer de plus en plus au sein de l'institution sociologique est le choix particulariste. Confrontés aux fortes revendications identi-taires des autres disciplines, et notamment à celles de la science éco-nomique, de l'histoire ou de la philosophie, les sociologues n'ont cessé d'en rabattre de leurs ambitions. Es ne revendiquent généralement plus un savoir généraliste, transversal ou en surplomb, mais un savoir dif-férent. Mais différent en quoi et par quoi ? Différent en raison de la possession d'un objet spécifique ou bien de la capacité du sociologue à jeter sur les objets des autres un regard décalé ? Cette question n'est en fait guère résolue et elle n'est, à vrai dire, même pas souvent posée.

Que la sociologie puisse avoir un ou des objets spécifiques, cela semble tout d'abord évident si l'on en juge par l'existence de nom-breuses sociologies spécialisées : sociologie du travail et des organisa-tions, sociologie du sport, du loisir, de la santé, du droit, de l'État, de la guerre, de la science, de l'économie, etc. Les objets ainsi visés étant bien réels, les sociologies qui en traitent peuvent se croire assurées de leur scientificité au moins potentielle. À un objet donné, un savoir dé-

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limité. Néanmoins la question se pose de savoir comment ces diverses sociologies se rapportent les unes aux autres et ce qu'elles peuvent bien avoir en commun, en quoi elles sont « de la sociologie », s'il n'existe pas une forme ou une autre de sociologie générale (faut-il d'ailleurs parler d'une sociologie politique, d'une sociologie écono-mique, d'une sociologie industrielle, etc., ou bien d'une sociologie de la politique, de l'économie, de l'industrie, etc. ?). Par ailleurs, sur cha-cun de ces objets, la concurrence avec les autres disciplines est rude. Pour quelles raisons une économie, une ethnologie, une philosophie ou une histoire de chacun de ces objets ne seraient-elles pas supé-rieures et préférables, en fait ou même en droit, à leur sociologie ? La définition des sociologies particulières par leur objet empirique se ré-vèle donc illusoire (Simmel l’avait déjà fortement souligné). Reste alors aux sociologues à revendiquer en propre non pas l'étude du contenu de telle ou telle activité mais de sa forme, et à exhiber, à dé-faut d'une théorie générale, les appareillages méthodologiques spéci-fiques permettant de la fixer.

Concrètement, depuis une trentaine d'années, l'évolution domi-nante de la discipline s'est caractérisée par le passage d'une perspec-tive macrosociologique aune optique microsociologique, inspirée par l'interactionnisme symbolique (aujourd'hui relayé par l’analyse de ré-seaux), et par l’abandon partiel du projet d'une sociologie historique comparative systématique, attentif à l'histoire universelle, au profit d'un point de vue constructiviste-déconstructionniste qui se soucie plus de démontrer la part de contingence et d'arbitraire des institutions existantes que d'analyser leur enracinement historique concret. Reste à savoir quelles méthodes vont être réputées adéquates au point de vue micro-interactionniste et déconstructiviste aujourd'hui dominant.

[270]Quant aux méthodes. - La querelle entre les diverses options envi-

sageables en matière de méthodes est peut-être plus inexpiable encore que celle qui porte sur les objets. Wolf Lepenies a bien montré com-ment la sociologie classique s'est trouvée tiraillée entre l'idéal littéraire du roman réaliste (lui-même sensible à l'idéal sociologique...) et l'idéal des sciences de la nature. L'œuvre de connaissance sociologique doit-elle être de même type que l'œuvre scientifique (impersonnelle et cu-mulable), que l'œuvre d'art (toujours singulière) ou que l'œuvre de pensée philosophique (singulière comme l'œuvre d'art, mais visant à la

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connaissance comme l'œuvre de science) ? Plus concrètement, com-ment une même discipline peut-elle abriter en son sein des champions de l'analyse mathématique des faits sociaux (de Paul Lazarsfeld à l'analyse des réseaux), de simples observateurs empiristes sans phrases et des défenseurs, comme Jean Baudrillard, de l'analyse poé-tique, sans compter les multiples variantes de l'approche phénoméno-logique, diversement croisées avec l'épistémologie du second Witt-genstein ? À cette diversité déjà considérable, il convient d'ajouter le fait que selon son choix d'objet - généraliste ou particulariste - et en relation avec ses options méthodologiques ou théoriques, chaque so-ciologue prendra plus particulièrement appui sur telle ou telle disci-pline - la science économique pour les tenants de la rational action theory, l'histoire pour les comparativistes, la philosophie morale et politique pour les sociologies critiques, l'anthropologie, l'éthologie ou la linguistique pour l'interactionnisme microsociologique, etc. Et cha-cune de ces disciplines, à son tour, est elle-même traversée, bien sûr, par des querelles d'objet et de méthode. Sans parler des différends po-litiques et idéologiques...

La seule conclusion qui semble donc se dégager de ce premier pa-norama est que l'hétérogénéité de la discipline sociologique est telle que, pour tenter de faire tenir ensemble vaille que vaille tous ses mor-

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ceaux éclatés, il faudrait les rassembler sous l'idéal d'une sociologie vraiment très très [271] générale. Trop générale ? Celle-ci semblant hors de portée, grande est donc la tentation de laisser la discipline dans son état global d'éclatement sans prétendre recoller quelque mor-ceau que ce soit. Et au nom de quoi d'ailleurs, à quel titre, entrepren-drait-on cette reconquête de l'unité perdue - et d'autant plus perdue que jamais trouvée - du savoir sociologique ?

De la sociologie classiqueet de son unité relative

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Avant de se résigner à la démission face à des disciplines mieux assurées de leurs fondements et de leur unité relative, il faut néan-moins se demander s'il est vraiment impossible d'identifier un com-mun dénominateur partagé par ceux qui sont généralement considérés comme les grands ancêtres ou les pères fondateurs de la discipline. La seule chose sur laquelle les sociologues sont d'accord, écrivait R. Aron, c'est sur le fait qu'ils sont en désaccord sur ce qu'est la sociolo-gie ! Mais, fait étrange - et qui mérite réflexion -, ils sont également et en tout cas le plus souvent d'accord sur ce qui n'est assurément pas de la sociologie. Est-il vraiment impossible d'identifier les sources et les raisons de cet accord sur le désaccord ? Autrement dit, de repérer en quoi la sociologie diffère de la philosophie des philosophes, de l'éco-nomie des économistes ou de l'histoire des historiens ?

Esquissons ici un type idéal de la sociologie des fondateurs. Pour comprendre l'enjeu central de la sociologie classique, il faut montrer, croyons-nous, comment l'ambition sociologique s'est déterminée au premier chef par rapport à l'économie politique, dans son sillage et en opposition avec elle, et, secondairement, par rapport à la philosophie (secondairement puisque la prise de distance principale a déjà été ef-fectuée par les économistes).

Le fait premier à observer est que la sociologie se constitue tout d'abord dans une relation d'adhérence à l'économie politique et, au-delà d'elle, à l'imaginaire utilitariste qui lui sert de matrice. Pour la quasi-totalité des fondateurs, grands lecteurs des économistes, il allait

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sans dire que les économistes avaient en effet ouvert la voie à une analyse proprement scientifique, objective, des phénomènes sociaux (seuls Comte et Durkheim rechignaient à l'admettre). L'adhérence au « programme » des économistes est tout d'abord largement adhésion. Le degré zéro de la démarche sociologique apparaît avec la superposi-tion à cet acquiescement premier d'une dimension d’objection à l'éco-nomie politique, qui est au premier chef objection au modèle de l’Ho-mo œconomicus. Ce dernier, pensent les sociologues, ne peut pas se réduire à lui-même. Il n'est tel que sous le capitalisme (Marx), qu'en Amérique et doublé d'un homme profondément croyant (Tocqueville), combiné avec un sujet également wertrational, affectif et traditiona-liste (Weber), immergé dans la logique des actions illogiques [272] (Pareto), que pour autant qu'il a été longtemps Homo donator (Mauss), etc. Bref, la sociologie naissante est à la fois utilitariste et anti-utilitariste, mais aussi longtemps qu'elle se borne à contester par-tiellement le modèle de l’Homo œconomicus - ce que j'appelle pour ma part l'axiomatique de l'intérêt - sans proposer d'explication propre et différente de l'action sociale, elle n'est anti-utilitariste, en somme, que négativement et par défaut.

La sociologie ne commence à se constituer positivement et comme telle que lorsqu'elle sort de l'adhésion à l'explication économique pour entrer dans une relation de dépassement de l'économie politique. Ce dépassement, à son tour, s'opère en deux temps et selon deux modali-tés à la fois complémentaires et opposées. D'une part, les sociologues se veulent plus objectifs et objectivants encore que les économistes. De l'autre, ils espèrent au contraire conférer au sujet sociologique, in-dividuel ou collectif, davantage de subjectivité, de liberté et de créati-vité que n'en peut avoir le triste Homo œconomicus. Du côté de l'ob-jectivation, la démarche sociologique entend objectiver les objectiva-tions des économistes en les historicisant et en faisant apparaître ainsi que ce que les économistes tiennent pour des données de nature (l’Ho-mo œconomicus, le calcul économique, le capital, la monnaie, la va-leur, l'intérêt, etc.) est en fait le résultat d'une histoire - une histoire qui n'est pas l'histoire spéculative des philosophes (ici se prend la dis-tance avec une certaine philosophie, dont la démarche sociologique historicise également les concepts centraux), mais l'histoire empirique des hommes concrets qu'il faut reconstruire scientifiquement. Et tout d'abord empiriquement.

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Les « hommes concrets », cependant, qu'est-ce à dire ? Les indivi-dus calculateurs des économistes ? les groupes ? les classes ? les races ? les peuples ? les nations ? Chacun des fondateurs de la tradi-tion sociologique donnera une réponse différente à cette question. Mais cette diversité, trop évidente, ne doit pas occulter l'impression-nante analogie des trajectoires de pensée suivies par les uns et les autres. Tous partis d'une vision assez prosaïque de la nature profonde de l'homme social - une vision proche de celle des économistes à la relation d'objection près - tous, à un moment ou à un autre, sous une forme ou sous une autre, tous (même Marx) débouchent sur la décou-verte du rôle déterminant de la religion dans le façonnage de l'action proprement sociale.

Le problème, c'est que les sociologues n'ont jamais pu se mettre d'accord sur une quelconque définition de ce fait religieux qu'implici-tement ou explicitement, ils en venaient tous pourtant à tenir pour si essentiel. C'est là, très probablement, que réside au premier chef l'énigme non résolue de la sociologie classique et la raison de son in-capacité à produire un modèle d'intelligibilité des fais sociaux et histo-riques aussi clair, partageable et opérationnalisable que celui des éco-nomistes. Sans prétendre résoudre [273] l'énigme du sphinx, indi-quons pourtant dans quelle direction il nous semble que la solution doit être cherchée. Elle a d'ailleurs, à bien des égards, déjà été trouvée à maintes reprises.

Plutôt que de parler du rôle déterminant de la religion, disons que ce que la sociologie découvre au plus profond, c'est que la relation entre les sujets humains et sociaux doit être constituée comme telle, qu'elle est irréductible à ses enjeux utilitaires, instrumentaux, fonc-tionnels ou économiques, pourtant bien réels par ailleurs, que la rela-tion a une efficace propre, mais qu'elle ne peut se former, exister et jouer son rôle que pour autant qu'elle est symbolisée (et ritualisée). La sociologie est la science de cette efficace propre de la relation (dont la religion n'est qu'une mise en forme), irréductible à son contenu. Cela, c'est sans doute Simmel qui l'a le mieux formulé. Mais sa formulation ne prend tout son sens qu'interprétée à travers l'auteur dont il est en fait le plus proche intellectuellement, Marcel Mauss. La relation ne peut se former qu'à partir d'une dimension de don qui figure le mo-ment d'inconditionnalité sans lequel il n'y a pas de relation en tant que telle mais seulement de l'échange, du contrat et du donnant-donnant.

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L'inconditionnalité dont il s'agit est une inconditionnalité condition-nelle. La relation ne peut survivre (sauf domination et exploitation) que si chacun y trouve son compte - moment de la conditionnante, de l'utilitaire et de l'instrumental -, mais elle ne peut se former et se réen-gendrer que dans l'inconditionnalité anti-utilitariste.

Ainsi reformulée, la sociologie n'apparaît plus comme un anti-utili-tarisme seulement négatif, critique des économistes au nom d'une in-satisfaction indéterminée, mais comme un anti-utilitarisme positif, qui ne se lamente pas sur les faiblesses du modèle de l’Homo œconomicus au nom d'un idéal du pur amour, du don gratuit, de l'amour fusionnel ou de la relation chaleureuse imputée aux petites communautés fer-mées, mais qui analyse concrètement l'engendrement du lien social à travers les mille et une [274] modalités du sacrifice anti-utilitariste provisoire de l'utilitaire au profit de la relation elle-même, celle dans laquelle, grâce au symbolisme, les agents qui la nouent trouvent leur reconnaissance comme sujets, leur liberté et leur créativité. Et cela est vrai tant au plan macro (où le don constitutif de la relation n'est autre que le politique) qu'au plan micro.

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Héritage contemporainde la tradition sociologique

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Parce qu'elle ne sait pas identifier le socle paradigmatique de la tradition sociologique dont elle se veut l'héritière, la sociologie contemporaine entretient vis-à-vis d'elle une curieuse relation d'évite-ment et la traite comme une sorte de Deus otiosus, objet de toutes les vénérations obligées (et notamment dans l'enseignement) mais dont on ne sait pas trop quoi faire en pratique. On pourrait montrer com-ment la grande majorité des productions sociologiques récentes s'ins-crivent quelque part à l'intérieur du quadrilatère que nous esquissions en introduction en opposant le choix de la sociologie générale - avec ses deux options, systémiste ou historiste - et celui de la microsociolo-gie, avec ses deux options, sociologie spécialisée ou/et approche inter-actionniste (symbolique ou réticulaire). Ces approches se pensent lar-gement irréductibles les unes aux autres. Le sont-elles réellement ?

De l'unité relative des sociologies éclatées

À y regarder de plus près, il apparaît qu'il n'y a d'éclatement global de la sociologie que pour qui se la représente depuis l'intérieur de l'une des écoles constituées et que pour autant qu'on présuppose que seule celle-ci donnerait la vérité de l'ensemble. Ainsi la rational ac-tion theory, la théorie utilitariste de l'action, ne pose pas problème par elle-même. Elle ne devient problématique que pour autant qu'elle af-firme que toute l'action sociale doit être supposée réductible au calcul instrumental rationnel. La même chose est vraie d'une théorie ritua-liste de l'action (ou de l'interaction) qui ne voudrait voir en elle que la dimension d'obligation, voire de compulsion. Ou, à l'inverse, de théo-ries qui feraient de la solidarité ou de la liberté (individuelle ou collec-tive) les faits premiers et uniques, et assignant en conséquence leurs contraires au pôle de l'aliénation ou de la réification. De même, la querelle des méthodes est-elle largement stérile. Il est clair que chaque

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méthode est légitime dès lors qu'elle permet de mettre en évidence ce que les autres échouent à percevoir.

Mais on ne peut évidemment pas s'en tenir ici à un éclectisme di-plomatique politiquement correct. Pour assurer une coexistence fé-conde de [275] courants de pensée apparemment irréductibles, il faut disposer de propositions métathéoriques minimales qui permettent de se donner un repérage même grossier des puissances explicatives po-tentielles de chacun.

Le principal défi théorique et métathéorique que la sociologie doit savoir affronter pour trouver son identité et son unité relative est celui de la clarification d'une théorie de l'action proprement sociologique, à la fois complémentaire et opposée au paradigme économique stan-dard. Quel rapport entre la théorie wébérienne de l'action (et interpré-tée comment ?), le schéma AGIL de Parsons, la théorie bourdieu-sienne de l’habitus, les formulations habermassiennes ou luhman-niennes, etc. ? Pour ma part, il me semble que le terrain d'articulation de ces diverses théorisations est à trouver dans le cadre d'une théorie maussienne de l'action (restée malheureusement trop implicite), qui montre comment dans toute action il entre, indissociablement, à la fois une part d'intérêt (pour soi) et d'intérêt pour autrui (que je propose de baptiser aimance), et une part d'obligation et de liberté (ou de créativi-té). Dans ce cadre, la théorie maussienne de l'action affirme le primat hiérarchique, à la fois positif et normatif, des intérêts de constitution du sujet (de reconnaissance) sur ses intérêts instrumentaux, le primat hiérarchique de la dimension anti-utilitariste sur la dimension utilita-riste. Notons que ce paradigme multidimensionnel de l'action est anti-paradigmatique puisqu'il ne préjuge jamais de la force relative de cha-cun des quatre mobiles et qu'il laisse la réponse à la question ouverte à l'enquête empirique, même s'il affirme avec force que la relation so-ciale et la reconnaissance des sujets ne peuvent être obtenues en tant que telles que par le détour du moment anti-utilitariste. Ajoutons enfin que ce paradigme de l'action individuelle se transforme aisément en paradigme de l'action collective, dont la coordination peut être assu-rée, à son tour, par l'intérêt ou/et par la solidarité, par l'obligation (la hiérarchie) ou/et la liberté et la créativité.

Quant aux méthodes, il est peu douteux qu'une approche sociolo-gique recevable doit savoir satisfaire à quatre impératifs principaux : décrire la réalité, l'expliquer en faisant appel au principe de raison et

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en recherchant des causes objectives (les weil Motiven de Schiitz), comprendre et interpréter le sens subjectif de l'action (les wo zu Moti-ven de Schütz), et enfin, évaluer la réalité, indiquer la voie de ce qui est souhaitable et détourner de ce qui l'est moins. Je suppose qu'il n'y aura guère de désaccord sur les trois premiers impératifs, même si chaque école privilégie en fait tel ou tel d'entre eux. Seul le quatrième a des chances d'être sérieusement contesté. Je considère pour ma part qu'il s'agit de l'impératif méthodologique principal, celui par lequel la sociologie s'ouvre à la réflexivité axiologique et rejoint la tradition philosophique (et économique) par ses propres voies.

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Sociologie et mondialisation

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La sociologie doit s'interroger sur le fait qu'elle est une discipline récente, tard venue, et dont rien ne garantit que la pertinence n'ait pas été étroitement liée à la période historique très particulière dans la-quelle elle est apparue, celle du basculement des grandes sociétés tra-ditionnelles (d'Ancien Régime) dans la modernité révolutionnaire, économique, politique, technique et scientifique. Ces sociétés étaient encore des sociétés, elles faisaient corps parce qu'il survivait en elles tous les anciens principes d'unification, religieux, communautaires, symboliques, contre lesquels, par ailleurs, le travail de la modernisa-tion démocratique luttait sourdement. Il est permis de se demander si la mondialisation ne marque pas le passage dans une ère où il ne sub-sistera plus rien de l'ordre ancien des choses et où, en conséquence, plus rien n'évoquera quoi que ce soit qui ressemble à une société de type durkheimien ou parsonien. Malgré tout, ce monde ne pourra pas survivre s'il ne sait pas, à des échelles infiniment variées et enchevê-trées, continuer à édifier la relation sociale en tant que telle et à ména-ger, en conséquence, une place à la dimension anti-utilitariste de l'être social qui est celle que la tradition sociologique a repérée en propre.

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De la discipline sociologique

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Les conséquences pratiques que je tire de ces réflexions pourront sembler légèrement contradictoires avec elles. Minimisant, en défini-tive, l'importance de l'éclatement théorique et méthodologique de la discipline, il pourrait sembler logique que j'en appelle à sa réunifica-tion et à l'affirmation de son identité irréductible face aux autres disci-plines. Or, ma conclusion est tout autre. Pour des raisons pragma-tiques et pour des raisons de fond mêlées.

Raisons pragmatiques : si d'un point de vue métathéorique, l'éclate-ment actuel de la sociologie n'est pas intrinsèquement dommageable, il n'en va pas de même en pratique. L'absence d'unité et de cohérence dans l'enseignement de la discipline, sa difficulté à s'approprier sa propre tradition et à la revendiquer face aux disciplines voisines, tout cela conduit à l'enfermement des étudiants puis des chercheurs dans le cadre étroit de l'école, des sociologies spécialisées ou des méthodolo-gies localement dominantes avec lesquelles les hasards de leur cursus les ont amenés à entrer en contact. Tout cela engendre une proliféra-tion de spécialisations bornées quand elles ne sont pas, en outre, sec-taires. C'est ainsi que le débat proprement théorique entre les diverses écoles et traditions se réduit à sa plus [277] simple expression. Et quant au débat avec la philosophie, l'économie, l'histoire ou la poli-tique, il reste lui aussi trop marginal.

Il faut donc tenter un retour (en vue d'un nouveau départ) à un point de vue à la fois simmelien et durkheimien-maussien, qui per-mette de définir une nouvelle alliance avec les autres disciplines constituées des sciences sociales. Reconnaître, comme Simmel, que la sociologie n'a pas d'objet propre, et en conclure, avec Durkheim et Mauss, que la sociologie générale n'est rien d'autre que la science so-ciale considérée du point de vue de son unité à la fois inaccessible et tendancielle. Ce qui a rendu le projet durkheimien impraticable et sus-cité l'hostilité déclarée et active des autres disciplines, c'était son am-bition excessive couplée à la tentative paradoxale de faire d'une science sociale particulière le lieu de la synthèse, nécessairement en surplomb, des résultats des autres sciences. Là où la philosophie avait prétendu à la synthèse spéculative, la sociologie durkheimienne pré-

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tendait à la synthèse empirique et positive. Si l'on veut redonner vie au débat en science sociale et surmonter les cécités inhérentes aux spé-cialisations sans se priver des bénéfices de la division du travail intel-lectuel qu'autorise le principe disciplinaire, il faut, à côté des disci-plines spécialisées des sciences sociales, faire émerger et instituer un cursus, une carrière de science sociale générale dans le cadre desquels se retrouveraient les chercheurs formés dans les disciplines spéciali-sées - science économique, sociologie, histoire, anthropologie, philo-sophie morale et politique - et qui désireraient s'inscrire dans ce cadre généraliste parce qu'ils estimeraient que ce qu'ils partagent avec les autres disciplines est plus important que ce qu'ils possèdent en propre. Un tel lieu institutionnel de la généralité en science sociale, assurant à la fois la formation pédagogique et l'organisation de la recherche, ne serait pas spécifiquement sociologique, économique, philosophique ou quoi que ce soit d'autre. Mais il ne fait pas de doute que si nous parve-nions à le faire exister, alors nous renouerions avec l’esprit profond de la sociologie classique en nous donnant une chance d'assumer enfin son héritage.

Fin du texte