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Apollinaire: Intermittences des saltimbanques

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Sur "Saltimbanques", de G. Apollinaire (1913)Commentaire de Christian Jacomino

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Apollinaire : Intermittences des saltimbanques Sur Saltimbanques, de Guillaume Apollinaire

1. Dans la plaine les baladins2. S’éloignent au long des jardins3. Devant l’huis des auberges grises4. Par les villages sans églises

5. Et les enfants s’en vont devant6. Les autres suivent en rêvant7. Chaque arbre fruitier se résigne8. Quand de très loin ils lui font signe

9. Ils ont des poids ronds ou carrés10. Des tambours des cerceaux dorés11. L’ours et le singe animaux sages12. Quêtent des sous sur leur passage

Ce poème évoque la déambulation d’un petit groupe d’artistes dans la campagne. Le vocabulaire en est simple, mis à part l’ « huis des auberges grises » (v. 3) devant lequel on nous dit que les figures faméliques « s’éloignent » pour nous signifier, sans doute, qu’elles ne sont pas assez riches pour entrer. Il comporte pourtant une difficulté de lecture. Les personnages sont désignés dans le titre du nom de « saltimbanques », puis dans le premier vers, du nom de « baladins ». Mais ensuite on ne les donne guère à voir. Comment se déplacent-ils? Comment sont-ils vêtus? À quoi ressemblent-ils?

La troisième strophe nomme des accessoires (poids, tambours, cerceaux) et des animaux (ours, singe) qui les accompagnent. Ces indications confirment l’idée que des adultes peuvent se faire de leur mode de vie, et elles ajoutent des couleurs, des images précises. Mais les éléments convoqués restent détachés des corps, des gestes. Si bien que les voyageurs risquent de garder, dans l’esprit des jeunes lecteurs, des moins instruits, un caractère fantomatique.

La question se pose de savoir comment gérer cette difficulté de lecture avec des élèves de primaire ou de collège. La plupart d’entre eux, lorsqu’on aborde ce poème, ne connaissent pas le sens du mot SALTIMBANQUE. S’il leur est arrivé de l’entendre, c’est dans l’acception très générale de ‘professionnel du spectacle, comédien’. Alors qu’il est employé ici dans un sens plus précis, qui est celui de ‘Comédien ou marchand ambulant dont la profession est d'amuser la foule dans les foires ou sur les places publiques, avec des acrobaties, des tours d'adresse ou de force, ou grâce à des boniments’.

Si les élèves d’aujourd’hui ignorent le sens premier dans lequel ce nom est employé ici, c’est que les saltimbanques ont presque complètement disparu des villes et des villages où les plus âgés d’entre nous se souviennent les avoir vu se produire. Des Roms passent encore nos frontières. 1

Mais, pour la plupart, ils ont perdu, hélas, leur ancien mode de vie qui en faisait des artistes de rue, pour devenir des mendiants.

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Convient-il de parler d’eux aux enfants davantage que ne fait le poème? De leur montrer des images? De leur donner à entendre de la musique? La réponse est oui, assurément, pour trois raisons au moins. La première est que l’auteur s’adressait à un public pour qui ces figures présentaient un caractère familier, même si elles se marquaient en même temps d’une inquiétante étrangeté, qui conférait à leurs apparition un caractère onirique et comme irréel.

Il s’agissait d’étrangers, venus on ne savait d’où, avec lesquels les échanges parlés se réduisaient à peu de mots, mais qui s’insinuaient dans la vie du quartier, du village, du marché, de la fête, de manière saisonnière et comme habituelle. Les sédentaires les regardaient comme des énigmes, comme des revenants, ou comme d’autres figures d’eux-mêmes, plus archaïques en même temps que plus séduisantes sans doute, demeurées ordinairement forcloses et qui soudain se révélaient à leurs propres yeux sous les arbres d’une place, autour d’une fontaine.

La seconde, que ce poème, parait pour la première fois dans la revue Les Argonautes, en février 1909, avec un autre qui se retrouvera lui aussi dans Alcools (1913), intitulé « Crépuscule » et dont voici le texte:

Frôlée par les ombres des mortsSur l’herbe où le jour s’exténueL’arlequine s’est mise nueEt dans l’étang mire son corps

Un charlatan crépusculaireVante les tours que l’on va faireLe ciel sans teinte est constelléD’astres pâles comme du lait

Sur les tréteaux l’arlequin blêmeSalue d’abord les spectateursDes sorciers venus de BohêmeQuelques fées et les enchanteurs

Ayant décroché une étoileIl la manie à bras tenduTandis que des pieds un penduSonne en mesure les cymbales

L’aveugle berce un bel enfantLa biche passe avec ses faonsLe nain regarde d’un air tristeGrandir l’arlequin trismégiste

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Ici, l’on croirait que l’auteur condense plusieurs tableaux vivants, auxquels les rues de Paris donnaient aux badauds de l’époque l’occasion d’assister, et que le rêve, ajouté à certaines circonstances personnelles, aurait transfigurés . Ici, les mêmes personnages s’exhibent, vêtus (et 2

dévêtus) de costumes d’arlequin qui leur confèrent un caractère crépusculaire, très opposé à celui qu’ils arborent dans « Saltimbanques ». Or, le point étonnant est que les deux poèmes semblent n’en avoir formé qu’un d’abord. Un manuscrit conservé au Fonds Doucet fournit, en effet, le texte suivant :

Dans la plaine les baladinsS’éloignent au long des jardinsDevant l’huis des auberges grises,Par les villages sans égliseAvec des poids ronds ou carrésDes tambours des cerceaux dorésChaque arbre fruitier se résigneQuand de très loin ils lui font signe.La main d’un petit saltimbanqueSupplée au mouchoir qui lui manque.

Les petits enfants s’en vont devantLes autres suivent en rêvantChaque arbre fruitier se résigneQuand de très loin ils lui font signeIls ont des poids ronds ou carrésDes tambours, des cerceaux dorés.L’ours et le singe, animaux sagesQuêtent des sous sur leur passage

L’un qui meurt en cheminEt que l’on oubliera demainLa main d’un petit saltimbanqueSupplée au mouchoir qui lui manqueEt la femme donne à fêterLe lait d’oubli comme un LéthéÀ son Jésus près du nain tristeEt d’un Arlequin trismégiste

Et l’enfant tête goulûmentL’aveugle berce un bel enfantLa biche passe avec ses faonsLa danseuse rit au nain triste3

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G. Apollinaire a proprement extrait « Saltimbanques » de cette première version, et avec ce qu’il en restait, il a composé un autre poème très différent, d’une esthétique beaucoup moins lumineuse, sans la même innocence, mais tout aussi cohérent quant à la composition de l’univers décrit, et parfait d’un point de vue formel. À moins que l’inverse ne se soit produit, «  Crépuscule  » se dégageant le premier de la masse de marbre commune, de la première nuée de mots, pour se prolonger, s’enrichir, laissant à « Saltimbanques » ce « presque-rien » qui nous ravit et qui le rend si merveilleusement accessible aux élèves de l’école élémentaire, dès les premières années, tandis que « Crépuscule » se recommande davantage au collège.

La troisième raison pour laquelle il paraît justifié de déborder le texte est que le même thème des saltimbanques circule à travers les œuvres poétique et picturale d’Apollinaire et Picasso, et que le compagnonnage entre ces deux artistes est l’une des plus belles histoires, et des plus instructives, qu’il soit donné à des adultes cultivés de faire découvrir à des enfants. Une histoire trop brève, hélas, puisque qu’elle commence en 1905, quand les deux jeunes étrangers se rencontrent à Paris, pour se terminer le 9 novembre 1918 dans la même capitale, avec le décès de Guillaume, alors que celui-ci avait presque miraculeusement échappé à la guerre, où il avait été blessé à la tête, le 17 mars 1916, très peu de jours après y avoir gagné la nationalité française.

Guillaume fréquente dès 1905 l’atelier de Pablo, qui vient de s’installer au Bateau-Lavoir. Celui-ci débute alors sa période rose après la bleue, et peint quantité de toiles peuplées d’acrobates et de personnages de cirque, parmi lesquelles la Famille de saltimbanques, aux dimensions imposantes, qui est aujourd’hui conservée à la National Gallery of Art de Washington. L’occasion, bien sûr, de demander aux élèves d’effectuer des recherches sur internet, mais aussi d’écrire à leur tour d’autres poèmes (en vers ou en prose) pour la composition desquels ils s’inspireront d’autres tableaux de Picasso .4

Cette amitié soulève une question encore dont il n’est pas certain qu’elle doive être soufflée à des élèves avant le niveau du lycée, voire de l’université, mais dont il me parait indispensable qu’un professeur d’école ou de collège l’ait à l’esprit. C’est celle de la dissymétrie qui existe entre les pratiques de la poésie et de la peinture, qu’illustrent de manière si remarquable les vies et œuvres des deux artistes.

G. Apollinaire produit sur une période brève (sept années seulement) une œuvre poétique qui tient en quatre minces volumes—Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée (1911), Alcools (1913), Vitam impedere amori (1917), Calligrammes (1918)—, à l’intérieur desquels les différences de factures entre des pièces composées sur les mêmes thèmes et à des dates parfois très proches ne peuvent pas manquer de surprendre . À l’opposée, il faut mesurer l’étendue de l’œuvre de Picasso qui produit 5

sans relâche, à un rythme effréné, avec l’obstination et l’autorité d’un artisan génial (manière d’Héphaïstos), et qui livre encore quantité de pièces remarquables dans les toutes dernières années de sa vie—sa mort survenant en avril 1973, alors qu’il est âgé de quatre-vingt-onze ans. Parmi les tableaux qui atteignent aujourd’hui les prix les plus astronomiques dans les salles de vente, ceux qu’il a signés ont quelquefois été peints à des dizaines d’années d’intervalles. Or, quel poète a pu connaître une telle longévité en même temps qu’un tel bonheur de création?

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Il convient de voir, dans cette opposition, quelque chose qui ne tient pas aux seuls hasards des vies mais aux disciplines elles-mêmes, plus précisément à la poésie dans ce qui l’oppose aux autres arts (roman compris). À propos d’Edward FitzGerald, qui fut le découvreur et traducteur anglais des Rubaiyat du poète persan Omar Khayyam, Jorge Luis Borges écrit : « Il sait bien que tout homme dont l’âme enferme quelque musique peut faire des vers dix ou douze fois dans le cours naturel de sa vie, si les astres lui sont propices mais il ne se propose pas d’abuser de ce modique privilège . » 6

À la différence de la peinture ou de la musique, la poésie n’a presque jamais été, pour aucun poète, l’activité de toute une vie, ni même, dans les périodes où il l’a exercée, une activité à plein temps . 7

La poésie est pauvre et intermittente, et les poètes le sont aussi. Elle est précaire. On lui connaît des éclipses jusque dans l’histoire des cultures. Ainsi notre XVIIIe siècle—celui des Lumières et de la Révolution—ne semble pas avoir produit un seul poète dont aujourd’hui nous nous souvenions. Et sa valeur est directement relative à cette précarité.

La poésie ne se commande pas. Elle vient et va, elle nous visite à sa guise, sans que personne ne puisse la retenir. Elle fait comme faisaient les saltimbanques d’Apollinaire, que ces douze vers nous permettent d’apercevoir de loin, sans les effaroucher.

La lecture à haute voix de cette pincée de paroles françaises exige de la lenteur et de la distinction. Aucune des huit syllabes dans aucun vers ne doit manquer, sans pour autant que l’on perde le legato, et pour cela il convient d’allonger les voyelles en même temps qu’adoucir (amoindrir, atténuer) tant que faire se peut les consonnes. Demandons aux élèves de prononcer chaque mot à sa place, sans en rien élider, mais juste prononcer, non point articuler, « car (notait Roland Barthes à propos de la phonétique musicale de Charles Panzéra) l’articulation est la négation du legato ; elle veut donner à chaque consonne la même intensité sonore, alors que dans le texte musical, une consonne n’est jamais la même : il faut que chaque syllabe, loin d’être issue d’un code olympien des phonèmes, donné en soi et une fois pour toutes, soit sertie dans le sens général de la phrase . »8

Quant à moi, j’ai rarement omis de demander aux élèves, quel que soit leur âge, de se lever au début de la seconde strophe et de jouer, pour les uns les arbres fruitiers (oui, les deux bras bien au-dessus de la tête, comme des branches), et pour les autres les saltimbanques qui de très loin font signe aux premiers, le temps de mâchouiller tous ensemble la joliesse du verbe RÉSIGNER, tel qu’il est employé ici (v. 7), et d’en saisir la tendre malice.

J’ajoute que j’ai rarement omis aussi de les faire chanter—avec Yves Montand qui enregistre en 1953 une version du même poème mis en musique par Louis Bessières, que le public lui réclamera pendant plusieurs décennies, sur les scènes du monde entier.

Christian Jacomino

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Terme adopté en 1971 par l’Union romani internationale (URI) pour désigner un ensemble de 1

populations nomades connues jusque là sous les noms de Bohémiens, Gitans, Manouches, Romanichels, Tziganes, etc…

Voir, dans Calligrammes, « Un fantôme des nuées », qui débute par ces vers: « Comme c’était la 2

veille du quatorze juillet / Vers les quatre heures de l’après-midi / Je descendis dans la rue pour aller voir les saltimbanques… » Quant aux circonstances personnelles, « Crépuscule » est dédié À Mademoiselle Marie Laurencin, que l’auteur rencontre en 1907 et avec laquelle nous savons qu’il a vécu une liaison tourmentée.

Apollinaire, Œuvres poétiques, édition établie et annotée par Marcel Adéma et Michel Décaudin, 3

Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, pp. 1055-1056.

Précisons que l’influence de Picasso sur Apollinaire n’est pas exclusive de celle d’autres peintres. 4

Concernant « Crépuscules », Pascal Pia indique : « Il suffit de lire: ‟L’aveugle berce un bel enfant / La biche passe avec ses faons‟ pour être transporté non plus devant les tréteaux où paradent les saltimbanques de Picasso, mais dans l’univers féerique que les créatures de Mlle Laurencin, nourries de fleurs et de songes, regardent de leurs yeux étonnés de biche ou de gazelle » (Pascal Pia, Apollinaire, éd. du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1954, p. 75).

Considérons, par exemple, le très scolaire «  Nuit rhénane  », placé en tête de la partie 5

« Rhénanes » d’Alcools (comment donc l’auteur lui-même le lisait-il pour lui faire occuper cette place?), et comparons-le au « Mai » exquis qui se lit à la page suivante. On se souvient d’ailleurs que, parmi les critiques les plus sévères que suscita la parution du recueil, celle de Georges Duhamel concernait l’hétéroclite : « … il est venu échouer dans ce taudis une foule d’objets hétéroclites dont certains ont de la valeur… » (cité M. Adéma et M. Décaudin, p. 1041).

« L’énigme d’Edward Fitzgerald », dans Enquêtes (1937-1952), tard. Paul et Sylvia Bénichou, 6

Gallimard, coll. « Du monde entier », 1957, p. 102.

Cette règle, bien sûr, comporte des exceptions. Pour le domaine français, V. Hugo en fournit une 7

remarquable. Tout près de nous, Jacques Roubaud, une autre.

« La musique, la voix, la langue », dans L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, éd. du Seuil, coll. 8

« Points-Essais », 1982, p. 250.

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