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1 © Éditions Belin/Éditions Gallimard, 2009. LIVRET PÉDAGOGIQUE « Sous le pont Mirabeau coule la Seine »… Parmi les vers que les amoureux de poésie murmurent de temps à autre, bon nombre, sans aucun doute, proviennent des pages vivifiantes d’Alcools. Ce recueil révèle la fascination d’Apollinaire pour l’esprit nouveau des premières années du XX e siècle. Il nous fait don de mots en liberté qui chantent la mélancolie des souvenirs d’amours défuntes, la magie des légendes rhénanes, la beauté mouvementée de la vie urbaine moderne. Un véritable kaléidoscope. ISBN 978-2-7011-5152-6 224 pages - 5 BAC T o u t p o u r r é u s s i r l e Arrêt sur lecture 1 p. 38-42 Pour comprendre l’essentiel p. 38-39 Une poésie placée sous le signe de la modernité Apollinaire a supprimé tous les signes de ponctuation dans ses poèmes. Cet effacement nous rend plus sensible aux effets de rythme, de sonorités, de construction et de sens de chaque vers et des différents groupements de vers. Analysez le premier grand fragment de « Zone », du premier vers à « l’avenue des Ternes » (v. 24) en mettant en évidence ces différents effets. Le signe le plus manifeste de la modernité revendiquée par Apollinaire est l’absence de toute ponctuation dans les trois poèmes d’ouverture, et d’une manière plus générale dans tous les poèmes d’Alcools. Apollinaire a supprimé toutes les marques de ponctuation sur les épreuves du recueil. Il s’agit donc d’un rema- niement tardif, mais décisif, qui doit inviter à examiner avec une attention soutenue les propriétés rythmiques, mélodiques et structurelles d’un texte poétique non ponctué. « Pour ce qui concerne la ponctuation, déclarait Apollinaire, je ne l’ai supprimée que parce qu’elle m’a paru inutile et elle l’est en effet ; le rythme même et la coupe du vers voilà la véritable ponctuation et il n’en est point besoin d’une autre ». Il convient d’ajouter que la déponctuation favorise une écoute plus fine des phénomè- nes de liaison de vers à vers et de strophe à strophe. En fait, à la ponctuation graphique ordinaire, dont les marques n’apparaissent pas, se substitue un autre type de ponctuation qui produit d’un Alcools Guillaume Apollinaire Édition de Henri Scepi

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L I V R E T P É D A G O G I Q U E

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine »…

Parmi les vers que les amoureux de poésie murmurent

de temps à autre, bon nombre, sans aucun doute,

proviennent des pages vivifiantes d’Alcools.

Ce recueil révèle la fascination d’Apollinaire pour l’esprit

nouveau des premières années du XXe siècle. Il nous fait don

de mots en liberté qui chantent la mélancolie des souvenirs

d’amours défuntes, la magie des légendes rhénanes,

la beauté mouvementée de la vie urbaine moderne.

Un véritable kaléidoscope.

ISBN 978-2-7011-5152-6224 pages - 5 €

BACTou

t po

ur réussir leArrêt sur lecture 1p. 38-42

Pour comprendre l’essentiel p. 38-39

Une poésie placée sous le signe de la modernité

� Apollinaire a supprimé tous les signes de ponctuation dans ses poèmes. Cet effacement nous

rend plus sensible aux effets de rythme, de sonorités, de construction et de sens de chaque vers et

des différents groupements de vers. Analysez le premier grand fragment de « Zone », du premier

vers à « l’avenue des Ternes » (v. 24) en mettant en évidence ces différents effets. Le signe le plus

manifeste de la modernité revendiquée par Apollinaire est l’absence de toute ponctuation dans les

trois poèmes d’ouverture, et d’une manière plus générale dans tous les poèmes d’Alcools. Apollinaire

a supprimé toutes les marques de ponctuation sur les épreuves du recueil. Il s’agit donc d’un rema-

niement tardif, mais décisif, qui doit inviter à examiner avec une attention soutenue les propriétés

rythmiques, mélodiques et structurelles d’un texte poétique non ponctué. « Pour ce qui concerne la

ponctuation, déclarait Apollinaire, je ne l’ai supprimée que parce qu’elle m’a paru inutile et elle l’est

en effet ; le rythme même et la coupe du vers voilà la véritable ponctuation et il n’en est point besoin

d’une autre ». Il convient d’ajouter que la déponctuation favorise une écoute plus fine des phénomè-

nes de liaison de vers à vers et de strophe à strophe. En fait, à la ponctuation graphique ordinaire,

dont les marques n’apparaissent pas, se substitue un autre type de ponctuation qui produit d’un

AlcoolsGuillaume Apollinaire

Édition de Henri Scepi

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vers à l’autre soit des effets de détachement et de relance, soit des effets d’ambiguïté syntaxique et sémantique.Dans le premier grand fragment de « Zone » (du premier vers à « l’avenue des Ternes », p. 11-12), la ponctuation graphique est remplacée par un rythme du discours poétique qui tire parti des blancs typographiques (v. 1, 2 et 3) et qui, dans un premier temps, isole trois propositions initiales ayant valeur de phrases détachées. D’un point de vue syntaxique ces phrases ne forment pas un tout unifié. Les vers qui suivent, réunis en un groupe de trois, ne jouent pas le détachement mais bien la relance, la liaison interne : un effet d’accélération se produit, que rend plus sensible encore la répétition du mot « religion » placé en position initiale et en position finale du vers 5. La suite du fragment est intéressante de ce point de vue, car elle juxtapose, aux vers 8 et 9, deux propositions qui visiblement ne s’articulent pas au sein de la même phrase. Il y a là une ambiguïté, d’autant plus forte que le coordonnant « Et », en tête de vers, est apte à assurer une fonction soit de liaison soit de détache-ment. Il faudrait poursuivre cette analyse et insister dans la deuxième partie de l’extrait sur l’effet de mouvement produit par l’enchaînement des vers non ponctués. Dans tous les cas, l’accent doit être mis sur ce qu’Apollinaire appelle la « coupe », c’est-à-dire le temps d’arrêt marqué à la fin de chaque vers et qui, en l’occurrence, donne à entendre la rime ou l’assonance (« dactylographes/passent » ; « industrielles/Ternes »…).

� Traditionnellement, un poème se reconnaît à la disposition des vers ordonnés en strophes régu-lières, comme dans « Le pont Mirabeau ». « Zone », au contraire, est caractérisé par la dislocation de la strophe. Dites comment on peut interpréter cette construction en fragments, en vous appuyant sur les indications temporelles et spatiales. Achevé en 1912, « Zone » est le poème le plus récent d’Alcools. À première vue, il ne comporte pas de strophes traditionnelles immédiatement percepti-bles et ordonnées en un système stable. Ni quintil, ni quatrain, ni distique, ni sizain… Apollinaire n’a pas construit son poème sur des moules préétablis, des formats typiques. De même, il est malaisé de circonscrire des suites de vers réguliers, tant domine dans ce poème une liberté formelle qui autorise les agencements amétriques les plus imprévisibles :

J’ai vu ce matin/une jolie rue/dont j’ai oublié le nom (5/5/7)Neuve et propre/du soleil elle était le clairon (4/9)Les directeurs/les ouvriers/et les belles sténo-dactylographes (4/4/10)Du lundi matin/au samedi soir/quatre fois par jour y passent (5/5/7) (v. 15-18, p. 12)

On parlera alors de vers libres – pour lesquels le nombre des syllabes est indifférent. Pourtant, à y regarder de plus près, on est amené à dégager de cet ensemble apparemment chaotique des régions métriques où figurent des vers facilement repérables tels que des vers de 12 syllabes. On peut isoler par exemple des groupements rimés, franchement irréguliers, qui mêlent des alexandrins approxima-tifs et des pseudo-vers constitués de lignes de prose :

Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfantTa mère ne t’habill(e) que de bleu et de blanc (6/6)Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René DalizeVous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église (5/7) (v. 25-28, p. 12)

On observe aussi bien un enchaînement de distiques formés de vers de 12 syllabes plus réguliers :

Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre (6/6)Un instant voile tout de son ardente cendreLes sirènes laissant les périlleux détroitsArrivent en chantant bellement toutes troisEt tous aigle phénix et pihis de la ChineFraternisent avec la volante machine (v. 65-70, p. 14)

Si on reprend par exemple les six premiers vers du texte, on constate qu’Apollinaire donne à son lecteur une clé : deux secteurs distincts apparaissent, l’un où règne une relative régularité métri-que (notamment le segment de six syllabes), l’autre où l’emporte en revanche l’irrégularité. Cette instabilité métrique, génératrice de dislocation formelle, est représentative d’une écriture poétique qui entrelace les époques et les lieux : « Zone » est un poème de la mémoire qui recompose, à la façon d’une mosaïque, les épisodes d’une vie d’errance et de solitude. Voir comment, par exemple, on passe des déictiques « Maintenant tu marches dans Paris… » (v. 71) ou « Aujourd’hui tu marches dans Paris… » (v. 81) à « Maintenant tu es au bord de la Méditerranée » (v. 89) et « Te voici à Coblence… » (v. 107). La grande irrégularité des mètres et des strophes correspond à la discontinuité spatio-tempo-relle d’une mémoire mélancolique, d’une géographie sentimentale éclatée.

� « Zone » est un poème composé en vers libres. Relevez les caractéristiques principales de ce type de vers, en centrant votre attention sur le décompte des syllabes et les rimes notamment. Synthèse de la question précédente. Prendre appui sur la définition des « vers libres » donnée dans

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le glossaire, p. 210 et mettre en lumière le remplacement fréquent dans « Zone » de la rime par l’as-sonance (« Saint-Lazare »/ « rois-mages », v. 123-124, p. 17) ou l’allitération (« échecs »/ « boutiques », v. 132 et 134, p. 17). Mais cette opération de substitution ne bouleverse pas fondamentalement la règle de l’homophonie. Elle introduit des variations, des modulations et des dissonances. Pour ce qui est des strophes, du mètre proprement dit et du décompte des syllabes, voir la question 2.

La mélancolie du poète mal-aimé

� Dans les trois poèmes que vous venez de lire domine la tonalité mélancolique. Montrez com-ment se dessine la figure attristée du « Mal-Aimé » en vous appuyant avec précision sur chacun de ces textes. Cette figure, à la fois centrale et dispersée, n’est pas dissociable de la forme erratique ou cyclique que revêt le poème. « Zone » est un texte méditatif et remémoratif qui épouse le mouvement d’une déambulation dans Paris. Sa facture mouvante et fluctuante favorise l’émergence d’une figure lyrique spécifique, celle de l’homme victime de l’épreuve continuelle du « désamour » et voué à la solitude (« Tu es seul le matin va venir », v. 144, p. 18). Le poème déroule la trame parfois effilochée d’une mémoire sentimentale. L’amour y est peint comme une souffrance (voir p. 15-16). L’errance du solitaire le conduit d’un matin à un autre, après une nuit de désespoir. C’est pourquoi le texte s’achève sur une image qui associe au soleil, ordinairement symbole de vie et de puissance, une note sanglante et funèbre (« cou coupé », v. 155, p. 18). La structure même du poème, qui opère une espèce de retour sur soi, est révélatrice d’une absence d’issue : la condition de Mal-Aimé est donc durable.« Le pont Mirabeau » (p. 19) n’offre pas du sujet lyrique un portrait riche et varié. Mais la musique lancinante qui l’envahit en fait une chanson dans laquelle percent les accents mélancoliques du Mal-Aimé. Le poème évoque la fin d’un amour ainsi que les tourments d’une mémoire ressassante (« Et nos amours / Faut-il qu’il m’en souvienne », v. 2-3). Il met en outre l’accent sur une donnée générale et universelle : l’inexorable effacement des choses, des sentiments et des êtres, loi implacable qu’il-lustre l’image de l’écoulement de la Seine.Enfin, « La chanson du Mal-Aimé » (p. 21) suffit, de par son titre, qui est tout un programme, à indiquer l’ancrage d’une parole lyrique tout entière placée sous le signe de la mélancolie et de la souffrance. Le texte se compose de quatre séquences et de trois « intermèdes ». Chacune des séquences orches-tre à sa manière, et parfois contradictoirement, la thématique de la faillite de l’amour. Ainsi, le motif initial de l’amour illusoire et trompeur (« Au moment où je reconnus/La fausseté de l’amour même », v. 24-25, p. 22) fait progressivement place, à la fin de la première séquence, au souvenir d’un bonheur passé et à l’intermède de l’amour euphorique. Ce dernier s’efface au seuil de la deuxième séquence, qui évoque le triomphe de l’amour défunt et, presque simultanément, la fidélité du mal-aimé et la permanence de son sentiment amoureux. La plainte de l’amant abandonné se nourrit constamment de l’espoir du retour de la femme aimée.

� Le portrait du poète mélancolique n’est pas exclusivement centré autour d’un « moi » unique et unifié. Repérez les différents personnages auxquels s’identifie ou s’apparente le poète-amant dans « La chanson du Mal-Aimé ». « La chanson du Mal-Aimé » mobilise un certain nombre de figures empruntées au fonds mythologique et historique. Le locuteur se projette ainsi successivement dans le destin de Pharaon (v. 10, p. 21), Ulysse (v. 27, p. 22), « l’époux royal de Sacontale » (v. 31, p. 22), la femme du roi Mausole (v. 14, p. 26), les cosaques Zaporogues (v. 24, p. 27), les bourgeois de Calais (v. 34, p. 30), le roi Louis II de Bavière (v. 26, p. 36). Par ce système d’analogies se noue et se conforte le motif de l’absolue fidélité à l’amour, en dépit des revers et des infortunes de la passion.

� Dans « Zone », le « moi » est comme dédoublé et fragmenté. Montrez-le en prenant appui notam-ment sur le jeu des pronoms personnels. Dans « Zone », un processus de morcellement du « moi » est à l’œuvre (alternance par exemple du je/tu). Dès les premiers vers, se met en place un jeu parfois un peu déroutant qui fait alterner ou mêle les pronoms de première et de deuxième personne. Ainsi, dans le premier fragment de ce poème, on constate que la première partie est dominée par le « tu » (pronom qui marque ici la réflexivité et qui s’avère propice à l’énonciation dédoublée de la méditation intérieure) tandis que le « je » l’emporte dans la deuxième partie (v. 15, p. 12 : « J’ai vu ce matin… »). Ce dispositif se complique de séquences qui entrelacent le « je » et le « tu » (« Je suis malade d’ouïr… / Et l’image qui te possède… », v. 85 et 87, p. 15). La fin du poème cède la place au « tu », marquant ainsi des degrés dans le mouvement méditatif du texte et sa dynamique remémorative. Quoi qu’il en soit, ce procédé rejoint les mécanismes de dislocation qui font éclater toute représentation unifiée et univoque du « moi ». Discontinuité identitaire et diffraction formelle sont les propriétés majeures d’une esthétique d’inspiration cubiste.

La permanence de la tradition poétique

� Dans « La chanson du Mal-Aimé », Apollinaire choisit de recourir au genre de la chanson poé-tique. Retrouvez les principes de construction sur lesquels repose ici la chanson et précisez dans quelle mesure ces principes peuvent être appliqués au « pont Mirabeau ». Une chanson, dans sa

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définition minimale, repose sur une alternance de couplets et de refrains. Ce jeu est présent dans « La chanson du Mal-Aimé », quoique soumis à variations. On le trouve bien sûr dans « Le pont Mirabeau » : le poème est composé de quatre couplets et d’un refrain dont le retour est régulier. Mais c’est une chanson triste, toute teintée de mélancolie, si bien que s’ajoutent aux caractéristiques formelles du genre le bercement rythmique et la musicalité monotone. Apollinaire semble vouloir retenir de la chanson, outre la souplesse de la forme qui lui est inhérente, la notion de chant pur, voire de plainte chantée, ainsi que le suggèrent d’ailleurs les premiers mots de l’épigraphe de « La chanson du Mal-Aimé » : « Et je chantais cette romance » (p. 21).

Dans la perspective moderne d’Apollinaire, la poésie est associée au monde urbain et industriel. En vous appuyant sur « Zone » et « La chanson du Mal-Aimé », montrez que ce parti pris n’interdit pas le recours aux références bibliques et mythologiques. On relève des allusions ou des mentions explicites d’épisodes bibliques (la terre de Chanaan dans le refrain de « La chanson du Mal-Aimé », la traversée de la mer Rouge dans le même poème, strophes 1 et 3 de la première séquence, Enoch et Elie dans « Zone »), des figures de la mythologie (Ulysse, le grand Pan dans « La chanson du Mal-Aimé », Icare dans « Zone »…) et des personnages historiques (allusion à Doushmanta, au roi de Mausole, à Louis II de Bavière et à son frère Othon, aux Cosaques Zaporogues de l’Ukraine de la fin du XVIIe siècle, dans « La chanson du Mal-Aimé »). Mais la figure dominante reste celle du Christ qui rayonne dans la première partie de « Zone », dans un contexte où est affirmée la modernité du christianisme. Le Christ est d’abord une image qui s’anime dans le souvenir de l’enfance pieuse avant de se voir décer-ner le titre de recordman « du monde pour la hauteur ». Allusion drôle à l’ascension du Christ après sa résurrection, péripétie miraculeuse considérée ici comme une prophétie, qui annonce la naissance de l’aviation. C’est ainsi que, pour Apollinaire, le Christ participe de la modernité. La tradition religieuse rejoint l’innovation technologique dans l’accomplissement d’une sorte de prodige : voler.

Apollinaire utilise une grande variété d’images dans ces trois poèmes d’ouverture mais il pri-vilégie la comparaison et la métaphore. Analysez le mécanisme de la métaphore dans la strophe 11 de « La chanson du Mal-Aimé » (« Mon beau navire… »). Dans cette strophe le fonctionnement de l’image repose sur un phénomène de juxtaposition du comparant et du comparé, caractéristi-que d’une métaphore in praesentia : la mémoire est comparée à un « beau navire » (notons que le comparant est antéposé, créant ainsi un effet d’attente : le lecteur se demande ce que recouvre ce navire…). Sur cette base mémoire = navire se tissent des associations qui permettent de filer la méta-phore d’une navigation dans le passé, en l’enrichissant notamment du motif clef de l’ivresse (« boire », « divagué »…). L’image suggère qu’il y a une griserie du souvenir ; c’est en fait cet aspect qui justifie le recours initial au comparant « mon beau navire », car le navire avec son tangage et son roulis est aussi ici la matérialisation de l’ivresse et de ses écarts.

Vers l’oral du Bac p. 40-42

Analyse du poème « Le pont Mirabeau », p. 19-20

☛ Montrer comment la forme de la chanson renouvelle le traitement du thème de la fuite du temps

Analyse du texte

I. Une chanson poétique

a. Une chanson comporte quelques éléments récurrents et invariables, tels que le refrain. Analysez la façon dont le refrain s’insère dans la continuité du poème. Le refrain, quoique par nature répétitif, introduit cependant, en fonction des endroits où il apparaît, des nuances et des modulations séman-tiques. Dans ce poème, le refrain semble consacrer l’inéluctable fuite de l’amour et l’inguérissable solitude du moi. Venant après le premier couplet, il amplifie la donnée initiale du texte en énonçant un constat qui articule passé/présent (voir les temps verbaux). À la suite du deuxième couplet, qui évoque la présence muette des amants, le refrain introduit une nuance de stabilité, de permanence, s’opposant à l’écoulement généralisé des choses (l’affirmation « je demeure », peut revêtir une valeur positive : marque de fidélité, de constance). Mais après le 3e couplet, qui entérine l’effacement des sentiments tout en conservant une touche d’espoir, il fait résonner la note du désespoir (puisque l’Es-pérance elle-même est violence, douleur). Enfin, la dernière occurrence du refrain vient couronner le constat d’une perte irrémédiable : l’amour ne renaît pas de ses cendres. Dès lors, le « je demeure » final doit être compris comme la manifestation d’une solitude profonde.

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b. « Le pont Mirabeau » est un poème qui, quoique bref, possède une structure complexe. Étudiez la progression thématique du texte. Le poème épouse un mouvement qui résume sinon une vie du moins un destin sentimental. Le locuteur y évoque, à la faveur d’une image quotidienne (la Seine), la fin d’un amour, et l’espoir d’une renaissance, comme l’indique clairement le vers 4. Mais cette renaissance de la joie se heurte à la lassitude des amants (voir couplet 2). De là, la persistance d’une illusion, qui cohabite avec le constat de la faillite de l’amour (couplet 3 : à l’énoncé d’une vérité géné-rale répond la formule « Et comme l’Espérance est violente » où se traduit le désir d’une reconquête). Le dernier couplet du texte dénoue la tension : le temps a fait son œuvre et définitivement ruiné l’espoir d’un retour de l’ancienne passion. La progression du poème est donc résolutive ; elle illustre la thématique mélancolique de la perte et de l’abandon, qui caractérise la condition du Mal-Aimé.

c. Le vers initial est repris à la fin du quatrième et dernier couplet du poème. Analyser l’effet pro-duit par cette répétition. Au vers 1, l’affirmation possède une valeur de constat initial. Dans le dernier vers, comme elle recueille le dénouement du poème, elle résonne plutôt comme la confirmation d’un écoulement et d’un changement : le cours de la Seine est une donnée invariable, l’eau y est toujours la même et une autre. C’est là désormais l’image de l’effacement de l’amour. Ce vers remplit également une fonction de clôture : il boucle le texte, marquant par là l’achèvement d’un cycle.

II. Une musique lancinante

a. Une chanson est aussi composée sur une ligne mélodique, une musicalité. Montrez comment le choix des rimes et la répétition de certaines sonorités d’une strophe à l’autre contribuent à créer l’harmonie sonore de ce poème. La répétition des motifs sonores contribue à créer la tonalité élégia-que du texte, sa monotonie caractéristique. L’expression du regret et de la perte se traduit sur le plan phonique grâce à la distribution dans le poème de différents timbres. Répartition : couplet 1 : thème vocalique (ou) [u], accompagné de l’appui consonantique M/N. Couplet 2 : thème vocalique (a) [a], soutenu par les consonnes R et S. Couplet 3 : thème vocalique (ou) [u] et (an/en) [ã], avec comme soutien consonantique R et V. Reprise dans ce couplet du timbre principal du couplet 1. Dernier couplet : mélange de tous les thèmes vocaliques utilisés ([u], [a], [ã]) et des principaux appuis consonantiques (R, M, N, S, V). Il convient d’ajouter à ces remarques que les trois rimes féminines sont identiques dans chaque couplet, concourant de la sorte à une impression de circuit fermé.

b. L’absence de ponctuation autorise quelques effets volontaires d’ambiguïté. D’un point de vue syntaxique, on peut rattacher « Et nos amours » (v. 2) au premier vers ou au troisième. Explicitez les deux interprétations ainsi rendues possibles. « Et nos amours » est un fragment qui bénéficie d’un statut flottant. Soit il est rattaché au vers 1, à la façon d’une adjonction (hyperbate), et alors on doit comprendre que les amours, comme la Seine, coulent et s’écoulent. Soit il se détache du vers 1, à la faveur d’une rupture de construction (anacoluthe), et devient du coup le support des vers 3 et 4, comme semble l’indiquer le pronom adverbial « en » (« faut-il qu’il m’en souvienne », v. 3) qui reprend « Et nos amours ». Il y a manifestement une ambiguïté liée à la construction syntaxique et à l’absence de tout signe de ponctuation.

c. Quelques mots clés sont répétés d’un vers à l’autre ou d’une strophe à l’autre. Relevez-les et analysez l’effet produit par ces reprises lexicales. Les mots clés qui reviennent inlassablement, comme une espèce de ritournelle obsédante, sont d’abord « amours » / « amour », mais aussi, plus discrètement, « pont » (v. 1, 9 et 22). Comme si Apollinaire souhaitait faire ressortir de la sorte l’ar-ticulation métaphorique du texte en la simplifiant : les amours passées (mouvement, effacement, mélancolie) coulent comme l’eau de la Seine sous le pont (symbole de solidité et surtout métaphore du lien, du passage, comme le suggère le couplet 2). Ne négligeons pas en outre le verbe s’en aller et ses actualisations.

III. La fuite du temps et la fin d’un amour

a. Ce poème développe les motifs conjoints de la fuite des amours et de la fuite du temps. Montrez comment se croisent ces deux motifs tout au long du poème. Le poème développe tous les motifs consacrés d’un des thèmes les plus exploités de la poésie lyrique : la fuite des amours et, conjointe-ment, la fuite du temps. Il est aisé de repérer les lieux de croisement de ces deux lignes solidaires : d’abord dissociées (v. 13 et 19), ensuite placées en regard l’une de l’autre (« L’amour s’en va », v. 14, est l’écho de « Les jours s’en vont », v. 6), elles se recoupent enfin aux vers 20-21 : « Ni temps passé / Ni les amours reviennent ». Si bien que le vers inaugural et conclusif devient la devise imagée de cet effacement concomitant de l’amour et du temps.

b. L’irrésistible fuite des choses entre en conflit avec la volonté de permanence du poète. Montrez comment se manifeste cette opposition, en vous appuyant en particulier sur l’analyse de la méta-phore « le pont de nos bras » (v. 9). Le vers 2 du refrain témoigne d’un souci de durer, qui se manifeste

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à intervalles réguliers dans les trois premiers couplets : l’évocation des amours passées ressuscite un souvenir de joie victorieuse (v. 4) ; l’impératif du vers 7 (« restons ») et la métaphore « Le pont de nos bras » suggèrent ce même désir de permanence ; enfin « L’Espérance […] violente » dont il est question au v. 16 marque l’espoir d’un retour aux amours anciennes. À partir de ces remarques, l’expression « je demeure » – à nuancer comme on l’a fait selon les contextes d’insertion – peut être entendue comme l’affirmation d’un pôle de fixité.

c. Apollinaire a choisi de mettre une majuscule à « Espérance ». Dites comment vous comprenez ce choix et montrez que ce mot peut être interprété de deux façons dans le poème. Le terme d’Espérance, doté d’une majuscule, peut renvoyer bien sûr à une des trois vertus théologales du christianisme (foi, charité et espérance). Mais la majuscule est aussi, un indice d’allégorisation, par quoi un terme abstrait revêt les traits d’un être animé, et plutôt humain. Apollinaire, quoi qu’il en soit, a veillé à attirer l’attention du lecteur par ce signal graphique, qui vaut accentuation : l’espoir dont il s’agit peut être dès lors interprété soit comme le désir de ressusciter les amours défuntes soit comme l’attente fiévreuse d’un nouvel amour.

Les trois questions de l’examinateurQuestion 1. « Le pont Mirabeau » se présente, à première vue, comme un poème de facture tradi-tionnelle. En 1905, Apollinaire avait écrit : « il ne peut y avoir aujourd’hui de lyrisme authentique sans la liberté complète du poète et même s’il écrit en vers régulier, c’est sa liberté qui le convie à ce jeu ». Dites si la lecture de ce poème vous permet de confirmer les dires d’Apollinaire. La ques-tion de la liberté du poète invite à articuler la tradition (forme de la chanson poétique et thématique de la fuite des amours) à l’innovation. Pour Apollinaire, il n’y a pas de rupture en art, mais des modu-lations, des adaptations, qui font des artistes des expérimentateurs et des chercheurs avant tout. Ce qui distingue « Le pont Mirabeau » d’une chanson traditionnelle (de la Renaissance ou de la période romantique par exemple), c’est bien sûr – au delà de sa tonalité élégiaque si particulière – le sens sub-til de la musicalité des vers et le goût de l’ambiguïté sémantique qui en fait autre chose qu’une plainte univoque et directe. Ainsi, Apollinaire respecte le moule classique de la chanson (alternance réglée de couplets et de refrains) ; il est également soucieux de conserver la brièveté du genre (une chanson est un genre bref, qui en peu de mots et peu d’images évoque toute une histoire, et peut-être même l’histoire d’une vie). Mais ce respect n’est pas une servitude : le poète introduit dans le cadre généri-que de la chanson poétique des variations et des modulations qui, par exemple, entraînent d’imper-ceptibles nuances dans la réalisation du mètre. Le vers initial du 1er couplet est un décasyllabe césuré 6/4, celui du 2e couplet est césuré 5/5, celui du 3e et du 4e couplet, 4/6 (segmentation classique du décasyllabe). De même, comme on l’a vu, l’absence de ponctuation en créant des lieux d’ambivalence sémantique favorise l’essor de la musicalité des sonorités.

Question 2. L’élégie est un genre de poème où domine la note de la mélancolie associée au sen-timent d’une perte ou d’un deuil. Montrez que les trois poèmes d’ouverture se placent, selon des aspects différents toutefois, sous le signe de la poésie élégiaque. Les trois poèmes d’ouverture sont lyriques et mélancoliques ; ils mettent en scène la figure d’un sujet esseulé, malmené par l’amour défait et torturé par les souffrances qui en découlent. La tonalité élégiaque se vérifie dans les trois textes : victime du désamour, le sujet solitaire s’adosse au passé heureux pour dire le présent dysphorique, et dans cet écart temporel se mesure toute l’importance de la perte. Qu’on réécoute par exemple la confession de « Zone » : « Tu as souffert de l’amour à vingt ans / J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps… » (v. 117-118, p. 16). Dans « Le pont Mirabeau », le locuteur évoque le passé heureux avec regret : « Faut-il qu’il m’en souvienne » (v. 3). Il est avant tout celui qui reste, qui « demeure », alors que tout autour de lui, à l’image de l’eau de la Seine, passe et s’écoule. C’est cette fidélité à l’amour ancien qui fait de ce sujet lyrique un être mélancolique et qui, du même coup, confère aux poèmes leur coloration proprement élégiaque. « Comme la femme de Mausole / Je reste fidèle et dolent » (v. 14-15, p. 26), lit-on dans « La chanson du Mal-Aimé ». Si ce poème amplifie, sur le mode de la varia-tion continue, la plainte de l’amant rejeté et abandonné, il présente en outre l’intérêt de diversifier les visages de ce sujet dolent et de moduler ainsi les accents de l’élégie. Orchestrant sur plusieurs modes et selon plusieurs voix les motifs principaux de sa chanson triste, le poète-amant multiplie les reflets de sa propre figure et déploie un éventail d’identités possibles. Ainsi, tantôt il est associé aux Cosaques Zaporogues dans l’intermède 2 (p. 27), tantôt il s’apparente à Louis II de Bavière dans la dernière séquence du poème (p. 35). Ces identifications, destinées à renforcer la thématique centrale du texte, opèrent aussi une mise à distance : le sujet « objective » en quelque sorte sa souffrance – et le poème élégiaque se transforme en une composition plurielle et polyphonique.

Question 3. « Le pont Mirabeau » évoque Paris de façon allusive. « Zone » est également un poème parisien. « La chanson du Mal-Aimé » nous plonge d’emblée dans les brumes londoniennes. Analysez la représentation de la grande ville dans les trois poèmes et dites quelle atmosphère il

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s’en dégage. Pour répondre à cette question on s’appuiera sur la fiche 4, p. 179. Paris, dans « Le pont Mirabeau », est impliqué par métonymie, le pont Mirabeau suffisant à situer l’imaginaire du texte et à ancrer son énonciation en un lieu précis. « Zone » est le poème parisien par excellence ; il se construit comme une déambulation dans la capitale, accomplissant un tour de cadran (d’un matin à un autre). Mais dans l’espace de cette ville, dont le tableau initial recueille les éclats de nouveauté, la beauté jaillissante, se dessinent d’autres lieux. « La chanson du Mal-Aimé » s’ouvre sur une évocation rapide, mais suggestive, de Londres (p. 21). Mais très vite ce cadre urbain s’efface pour reparaître dans la dernière séquence du poème : le poète y retrace alors une marche dans Paris (p. 36), de retour de son séjour à Londres. Trois strophes sont alors consacrées au tableau de la capitale, à son pittoresque (« Les dimanches s’y éternisent / Et les orgues de Barbarie… », v. 36-37, p. 36) comme à sa modernité bruyante et vertigineuse (« Soirs de Paris ivres du gin… », v. 41, p. 36).

Arrêt sur lecture 2p. 71-75

Pour comprendre l’essentiel p. 71-72

Les plaintes du Mal-Aimé

� Dans la suite de poèmes allant des « Colchiques » à « L’adieu », Apollinaire réagence, sur le mode de la variation, les motifs principaux qui figuraient dans les trois poèmes d’ouverture (la condition du Mal-Aimé, le sentiment d’abandon et la conscience mélancolique qui en découlent). Montrez-le en vous appuyant avec précision sur les textes. La thématique de l’amour déçu, inspirée par les liaisons malheureuses avec Annie Playden et Marie Laurencin, est reprise et renforcée, dans des textes tels que « Crépuscule » (p. 48), « Le voyageur » (p. 63) ou « Marie » (p. 66). « Les colchiques » (p. 43) renvoie par exemple à la passion pour Annie, « La blanche neige » (p. 67) recueille le souvenir de Marie Laurencin. Le poète-amant, quoique abandonné à sa solitude et aux seules images de sa mémoire, ne désespère pas de raviver le feu de ses amours mortes. Dans « Clotilde » (p. 58) il avoue poursuivre « Cette belle ombre que tu veux » (v. 12). Comme dans « La chanson du Mal-Aimé », le discours amoureux ne se dépassionne pas. Dans « Marie », on lit également : « Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine / Et mon mal est délicieux » (v. 9-10). Mais ces élans ne font qu’accentuer la conscience d’une perte sans retour – de là le renforcement de la mélancolie (voir « L’adieu », p. 70).

� La mémoire du poète ressuscite les événements d’une vie sentimentale vouée à l’échec. En vous appuyant par exemple sur « Les colchiques » (p. 43), « Le voyageur » (p. 63), « Marie » (p. 66) et « La blanche neige » (p. 67), vous mettrez en valeur cette caractéristique. La plupart des poèmes de cette partie résonnent d’une tonalité triste et plaintive. L’amour défait nourrit la mélancolie, envahit la rêverie et conduit le poète devant cette porte définitivement et symboliquement close : « Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant » (« Le voyageur », v. 1, p. 63). Il importe de ne pas oublier le passé, de ne pas se soustraire à l’emprise du deuil : « Et de tous ces regrets de tous ces repentirs / Te souviens-tu […] / Je m’en souviens je m’en souviens encore » (« Le voyageur », v. 5-6 et 10, p. 63). Les souvenirs d’Annie et de Marie planent sur ces poèmes et les enveloppent de leur ombre. La mémoire ressuscite les événements clés d’une vie sentimentale vouée à l’échec et se reprend, nostalgique, à cet inlassable refrain : « et que n’ai-je / Un cœur à moi… » (« Marie », v. 13-14, p. 66) ou encore : « et que n’ai-je / Ma bien-aimée entre mes bras » (« La blanche neige », v. 11-12, p. 67).

� Le sentiment de déception cède parfois la place au désespoir. Relevez et analysez, dans les poèmes qui forment ce pan du recueil, les différentes formes que revêt la présence obsé-dante de la mort. Il n’est pas rare que certains textes prennent une coloration sombre. Si « Les colchiques » (p. 43) se construit sur une analogie entre la femme aimée et la fleur – selon une formule consacrée – il n’en est pas moins vrai que cette femme-fleur est d’abord une femme-poison, envoûtante et vénéneuse, destructrice par sa capacité à inspirer la souffrance et la folie

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(voir l’emploi de l’adjectif « dément », v. 12, p. 43). D’autre part, les évocations de l’ombre liées à une évidente atmosphère funèbre abondent et disséminent au point de former comme un réseau symbolique dense et cohérent. L’amour est ainsi mis en scène dans l’étroit voisinage de la mort. L’arlequine dénudée de « Crépuscule » (p. 48) est « Frôlée par les ombres des morts » (v. 1), le jardin mélancolique évoqué dans « Clotilde » (p. 58) est hanté par des silhouettes passagères, traces d’un amour perdu : « Il y vient aussi nos ombres / Que la nuit dissipera / Le soleil qui les rend sombres / Avec elles disparaîtra » (v. 5-8). Vers qui ne sont pas sans rappeler le troisième distique de « Colloque sentimental » de Verlaine (Les Fêtes galantes, 1869). Ce sont d’ailleurs des spectres qui, dans le poème « La maison des morts » (p. 50), font serment de fidélité et promesse d’amour éternel aux vivants rencontrés sur leur chemin, tout se passant comme si l’amour n’était pas de ce monde et comme si sa durée était confondue avec l’éternité de la mort.

L’errant solitaire

� Comme dans « Zone », le poète apparaît souvent sous les traits d’un être de passage, voyageur ou errant solitaire. Montrez comment se décline cette figure dans des poèmes comme « Annie » (p. 49), « Clotilde » (p. 58) et « Cortège » (p. 59). La figure de l’errant ou du voyageur impénitent en quête de destination rencontre également dans ces poèmes de nouveaux avatars. Dans « Annie », le poète est celui qui « passe sur la route bordée de tilleuls » (v. 8). C’est un voyageur, imaginairement lancé à la recherche d’Annie « Sur la côte du Texas » (v. 1). « Clotilde » résume sa vocation à un impé-ratif : « Passe » (v. 11). « Cortège » illustre le prolongement de ce motif symbolique : « Je ne vis que passant ainsi que vous passâtes » (v. 67). Plus que jamais, le poète-amant apparaît sous les traits d’un être nomade, sillonnant les villes et les espaces imaginaires, fantôme d’amour à la recherche de l’âme sœur à jamais perdue.

� Bien qu’endeuillé par le souvenir de ses amours déçues, le poète solitaire n’est pas pour autant étranger au monde et à ses semblables. Analysez ce rapport aux autres dans « Cortège » (p. 59). Dans « Cortège », la connaissance quasi divinatoire des autres donne sa pleine mesure. « Moi qui connais les autres / Je les connais par les cinq sens et quelques autres / Il me suffit de voir leurs pieds pour pouvoir refaire ces gens à milliers » (v. 23-25). On observera que ces sens secrets (« et quelques autres »), qui offrent d’autrui une connaissance intuitive et profonde, sont liés à l’imagina-tion créatrice, qui permet de « refaire » la multitude dans toute sa diversité vivante, son histoire et sa généalogie. Il est donc bien question ici du pouvoir de l’invention poétique qui, s’appliquant à la foule des inconnus, dégage à partir d’indices ou de signaux ténus une vérité et un savoir. C’est sur cet aspect divinatoire de la poésie qu’Apollinaire insistera quand, en 1917, il déclare : « le moindre fait est pour le poète le postulat, le point de départ d’une immensité inconnue où flambent les feux de joie des significations multiples » (Conférence sur l’Esprit nouveau, 26 novembre 1917).

� Au contact des hommes, le poète devient un autre : il se transforme en un voyant. Montrez comment s’opère cette transformation dans « La maison des morts » (p. 50) et « Cortège » (p. 59). Précisez les pouvoirs qu’Apollinaire confie au poète et à la poésie. Le poème « La maison des morts » met en scène une vision animée qui prend son essor à la strophe 3 : « Le ciel se peupla d’une apocalypse / Vivace » (v. 18-19). Il convient d’accorder au mot « apocalypse » son sens étymolo-gique de « révélation » ou de « vision », tel que, par exemple, nous le trouvons dans le titre du dernier livre du Nouveau Testament, l’Apocalypse de Jean. La suite du poème suggère assez nettement qu’Apollinaire a largement emprunté aux sources néo-testamentaires, comme l’indiquent « les mille mythologies immobiles » (v. 22) ou encore « l’ange en diamant » (v. 23).« Cortège » est un autre grand poème de la révélation : le protagoniste s’y invente une ascendance quasi mythique qui puise aux origines croisées de la mer et de la terre. « Les géants couverts d’al-gues » (v. 52) et les « mille peuplades blanches » (v. 56) apportent au poète errant le « sang » et le « langage », la vie et le verbe. La vision donne accès à toute la profondeur du passé : « Et détournant mes yeux de ce vide avenir / En moi-même je vois tout le passé grandir » (v. 68-69). Ainsi, la poésie apparaît douée d’un pouvoir de divination ; elle est apte à faire sa vision ou révélation, non pas d’un futur encore en germe (comme c’est le cas de la prophétie), mais d’un passé enfoui dont elle offre une figuration supérieure. Pour Apollinaire, le poète mage ou voyant est celui qui ressaisit le passé, qui réactive la mémoire.

Une esthétique de la rupture

� Dans nombre de ses poèmes, Apollinaire utilise une forme narrative qui s’apparente à la fable. Analysez l’emploi que le poète fait de cette forme dans « La maison des morts » (p. 50) et dans « Cortège » (p. 59). « La maison des morts » repose sur un dispositif descriptif (strophes 1 et 2) et nar-ratif (strophes 3 et suivantes) qui sera exploité tout au long du texte selon des effets d’alternance ou de juxtaposition dans lesquels entrent également des parties dialoguées. Nous avons de fait affaire à un récit comme l’indiquent d’ailleurs les temps verbaux (passé simple et imparfait) caractéristiques

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d’une énonciation en récit. La conclusion de ce poème est au présent : elle renferme une moralité (v. 215-217), comme dans une fable.« Cortège » présente une composition différente : le poème s’ouvre par un prologue au présent qui s’apparente à une méditation : le locuteur y offre son auto-portrait symbolique. Le récit à proprement parler commence p. 60 avec l’attaque « Un jour » (v. 19). Mais loin de dérouler les péripéties d’une histoire, le texte observe un cours plus fluctuant où dominent la réflexion et le discours intérieur. « Cortège » se clôt par deux quatrains : le premier rapporte l’énoncé à la subjectivité et au domaine de l’expérience individuelle (noter les marques de personne), le second, en revanche, se caractérise par l’absence de toute marque de personne et le recours au présent de vérité générale et à la modalité assertive. C’est là la formulation terminale d’une leçon.

L’écriture poétique d’Apollinaire est riche en ruptures de ton et en contrastes de toutes sortes qui n’écartent pas la trivialité. Analysez les contrastes de niveau de langue dans la cinquième stro-phe de « Palais » (p. 44) puis dans les huitième et neuvième quatrains de ce même poème. Dans la cinquième strophe de « Palais » Apollinaire laisse libre cours à sa fantaisie : il associe volontairement une formule d’hommage, rituelle et figée (« Dame de mes pensées… », v. 17) à une expression fran-chement familière, qui charge le texte d’une note érotique : « au cul de perle fine ». Il est évident que le poète se plaît à jouer sur les différentes acceptions du mot « cul » – comme il tirera avantage de l’image de la « perle » (terme grivois pour désigner le sexe féminin) en introduisant le mot « orient » (l’orient d’une perle est son reflet nacré). Les strophes 8 et 9 de « Palais » illustrent un autre aspect de l’esthétique de la rupture et du contraste. Le lexique de la cuisine y cohabite avec le champ lexical de la vie intérieure : association atypique qui ne manque pas de créer un effet de dissonance. Que penser également de la comparaison du vers 35 avec « les grands mammouths gelés » ? Ces contrastes étaient prévisibles : le titre du poème « Palais » est à lui seul tout un pro-gramme, puisqu’il désigne la résidence d’un monarque autant que le palais de la bouche et le sens du goût. Le festin des « rêveuses pensées » (v. 20) dans « le palais de Rosemonde au fond du Rêve » (v. 1), tourne à la ripaille grotesque et funèbre.

L’esthétique de la rupture favorise les pointes d’humour. Montrez comment, par exemple, Apollinaire détourne les conventions de la poésie amoureuse dans « Les colchiques » (p. 43) et « Annie » (p. 49). « Les colchiques » exploite le registre de la poésie amoureuse pour mieux s’en démarquer. Le texte détourne les formules consacrées de l’hommage à la femme aimée, à commencer par cette articulation comparative traditionnelle et rituelle avec la fleur (voir la poésie de la Pléiade et notamment Ronsard et son « Ode à Cassandre »). Le poète prête à la femme louée des propriétés destructrices et non plus des vertus de bonté et de perfection. Femme fatale ? Sans doute et la chose est admise en poésie depuis Baudelaire et jusqu’à la fin du XIXe siècle. En revanche, le renversement qui intervient au vers 13 est plus atypique : il fait basculer la poésie amoureuse dans le champ, c’est le cas de le dire, de la poésie rurale. L’évocation des « vaches » fait contraste évidemment. On pourrait y voir une allusion à la poésie pastorale et à la fin des amours innocentes des bergers et des bergères de l’Arcadie… Mais l’humour d’Apollinaire vaut aussi d’être étudié ici.Dans le poème « Annie », la femme aimée se voit transportée dans une Amérique imaginée, « Sur la côte du Texas / Entre Mobile et Galveston » (v. 1-2), au milieu d’un jardin fleuri de roses. Alors que les deux premières strophes semblent progressivement associer l’image de la rose à celle de la femme, comme le veut la convention poétique, la chute du poème introduit une note d’humour inattendue : les deux amants sont réunis par l’effet d’un calembour sur le mot « bouton » (v. 11) (bouton de rose et bouton de veston).

Vers l’oral du Bac p. 73-75

Analyse du poème « Crépuscule », p. 48

☛ Montrer comment un spectacle de bateleurs se transforme en une fable sym-bolique

Analyse du texte

I. Le déroulement d’un spectacle

a. Le poème donne à voir des tours de bateleurs. Analysez la composition du texte en veillant à montrer que chaque strophe correspond à un moment précis du spectacle. Vous préciserez le rôle que remplit, selon vous, le quatrain initial. Chaque quatrain correspond en effet à un moment du spectacle des bateleurs : la strophe 2 est consacrée au boniment du « charlatan » qui invite les passants à assister à un numéro ; l’arlequin entre en scène dans la strophe 3 et salue l’auditoire ;

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la strophe 4 évoque le numéro proprement dit, prestation à mi-chemin entre la pantomime et la prouesse du prestidigitateur. La strophe 5 opère un brusque changement de perspective ; désormais le projecteur est braqué sur quelques silhouettes disparates, avant de revenir sur la figure de l’arle-quin en pleine métamorphose, dernière phase du spectacle. La strophe initiale paraît, dans ces condi-tions, faire office de hors-cadre : elle campe une figure qui n’est pas appelée à faire son numéro ; mais l’arlequine est pleinement concernée par le spectacle qui est sur le point de se dérouler et qui met en lumière un arlequin, son amant ou son promis. En outre ce quatrain d’ouverture donne au poème qu’on va lire sa coloration mélancolique et crépusculaire.

b. Comme dans tout spectacle, il y a ici un numéro d’exception. Identifiez-le et dites en quoi il constitue le « clou » de cette prestation foraine. Le « clou » du spectacle repose sans nul doute sur le moment où l’arlequin, ayant décroché une étoile, se rapproche du monde cosmique, accède ainsi à une grandeur inattendue. Ce moment clé est annoncé par quelques indices préparatoires : la tombée du jour, dans la strophe initiale (« le jour s’exténue »), le ciel parsemé d’astres (strophe 2), ce sont là des éléments qui par métonymie permettent de dessiner un cadre naturel et qui, dans le même temps, relèvent du monde en deux dimensions des tréteaux de théâtre.

c. Le monde évoqué est à la fois celui de la féerie et de l’illusion. Montrez comment se manifeste cette ambivalence dans le poème. C’est pourquoi il y a une ambiguïté permanente dans ce poème : l’étoile décrochée n’est évidemment qu’un accessoire du décor, une étoile de carton si on veut, qui crée l’illusion. De même le ciel dont il est question dans le deuxième quatrain est sans doute une toile peinte tendue dans le fond de la scène. Le monde de ce « crépuscule » est singulier ; il se situe entre illusion et féerie, comme le suggèrent des termes tels que « charlatan » (v. 5), « sorciers » (v. 11), « fées » (v. 12) et « enchanteurs » (v. 12), tout un personnel emprunté de fait à cet univers de la magie qui n’est qu’un trompe-l’oeil. De même que peut sembler illusoire la croissance finale de l’arlequin, effet de théâtre que l’on rencontrait dans les féeries. Cette ambiguïté est génératrice d’étrangeté.

II. Une atmosphère étrange et surnaturelle

a. Le poème, à dominante descriptive, installe un cadre où se fondent les couleurs, les tons et les nuances. Analysez les notations descriptives et figuratives permettant de faire un tableau. Les élé-ments descriptifs mobilisés dans ce poème participent de l’art de la touche colorée ; leur agencement engendre un effet de fusion nuancée, d’où émerge un tableau mi-figuratif mi-abstrait : contrastes de couleurs et de lumières dans la strophe initiale – où le nom « arlequine » est à lui seul un condensé chromatique –, dans la strophe 2 également (le fond du ciel est « sans teinte » et les astres « pâles comme du lait ») ; disposition des personnages dans l’espace : l’arlequin d’abord occupe une position centrale, qu’environnent dans la strophe 4 un « pendu » musicien puis dans la strophe terminale des figurants muets. Ainsi, aux couleurs, aux ombres et aux lumières, s’adjoignent des composantes rela-tives à la profondeur du tableau : profondeur optique, mais aussi symbolique.

b. Le monde esquissé dans ce poème est comme suspendu entre vie et mort. En vous appuyant notamment sur la strophe initiale, montrez comment est traduit ce moment indécis. L’atmosphère décrite dans ce texte est incertaine : c’est l’instant si particulier du crépuscule, où les éclats du jour brillent de leurs derniers feux, avant de s’assombrir. Moment suspendu entre vie et mort (« Frôlée par les ombres des morts », v. 1). D’ailleurs, l’arlequine dénudée, dont le corps se réverbère dans l’eau de l’étang, n’est-elle pas la métaphore du crépuscule ? Les connotations funèbres affectent les compo-santes majeures du tableau : cadre naturel (strophes 1 et 2), personnages (« charlatan crépusculaire », v. 5, « arlequin blême », v. 9, « un pendu », v. 15…).

c. L’univers du surnaturel contamine ce tableau. Repérez, dans le poème, les indices d’une inquié-tante étrangeté. L’étrangeté du moment est accentuée par la présence d’un bien curieux auditoire : « sorciers », « fées » « enchanteurs » (v. 11-12), autant d’officiants des mondes surnaturels, troubles et inquiétants. C’est cette inquiétante étrangeté – à la fois fondée sur des traits de familiarité et des éléments inattendus – qui confère au poème sa tonalité spécifique. Mais c’est elle aussi qui introduit le lecteur à une nouvelle approche du texte.

III. Une fable symbolique

a. Ce poème évoque, indirectement, une petite histoire sentimentale. Montrez-le en accordant toute votre attention au couple Arlequin-Arlequine. La prestation de l’arlequin s’apparente à un geste symbolique : reconquérir le cœur de l’arlequine, dont la figure a été évoquée dans la strophe d’ouverture, au moment même de son évanouissement dans l’atmosphère assombrie du crépuscule. Le numéro apparaît ainsi comme la projection simplifiée du drame d’Apollinaire lui-même, qui dédie ce poème à Marie Laurencin. Dès lors, la pantomime de la strophe 4 ressaisit toute l’ambivalence de l’amour selon le poète : à la fois élévation vers la pureté des astres, accès à l’infini, et condamnation à une mort certaine (« un pendu », v. 15).

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b. Arlequin est une métaphore de l’artiste créateur. Présentez les attributs que lui donne le poète

et le rôle précis qu’il joue dans cette fable. L’arlequin artiste est celui qui, par un tour de magie,

passe de la vie à la mort, tel un dieu, et revient à la vie, comme l’indique la strophe finale où coha-

bitent le monde des humains et des animaux dans une espèce d’équilibre serein. Le symbolisme du

texte révèle les pouvoirs consentis à l’artiste : celui-ci accède à un monde supérieur, surnaturel, où vie

et mort se réconcilient.

c. « Crépuscule » illustre le passage d’un monde terrestre à un monde supérieur. Analysez la façon

dont Apollinaire met en scène ce passage à un monde surnaturel (tenez compte des connotations

contenues dans l’adjectif « trismégiste », qualifiant habituellement le dieu Hermès). L’adjectif « tris-

mégiste » qualifie habituellement le dieu Hermès, dieu des magiciens, messager traversant les mon-

des, considéré comme le fondateur de la doctrine alchimiste. Cette allusion éclaire d’un jour nouveau

l’attitude théâtrale d’arlequin : le comédien entre en contact avec les forces cosmiques de la nature

(l’étoile) et rétablit ainsi les images de la tendresse et de l’amour, le triomphe de la vie (« L’aveugle

berce un bel enfant / La biche passe avec ses faons », v. 17-18).

Les trois questions de l’examinateur

Question 1. « Crépuscule » est un poème à dominante descriptive et visuelle. Dans quelle mesure

peut-on dire qu’il illustre une poésie désireuse de rivaliser avec la peinture ? Dédié à Marie

Laurencin, artiste peintre, « Crépuscule » se place sous le signe de la peinture. Le poème fait allu-

sion aux baladins qui figurent sur certaines toiles de Picasso (Famille de saltimbanques…), avec

lequel Apollinaire était très lié (voir fiche 2, p. 175). La rhétorique descriptive du texte repose sur

des effets de composition visuelle qui peuvent donner à penser, en effet, que le poème cherche

à rivaliser avec la peinture. Les mots se chargent ainsi de connotations chromatiques : « l’herbe »

(v. 2) évoque la couleur verte, « l’arlequin » est un bouquet coloré, « l’étang » suggère une teinte

bleu sombre… Voir aussi la strophe 2 (v. 7-8).

Mais le poème se fait aussi tableau, comme on l’a dit, par le choix de certaines figures : les saltimban-

ques (Picasso), par exemple, mais aussi le nain et l’aveugle, qui semblent empruntés à la peinture

flamande (Bruegel) ou espagnole (Velazquez). La juxtaposition de ces figures, souvent disparates

(voir la strophe finale), commande l’organisation du tableau conclusif, qui condense toute la dimen-

sion symbolique du tableau. De même, l’arlequin et le pendu forment un couple quasi allégorique, qui

renvoie au code visuel de la peinture figurative.

Question 2. Apollinaire se plaît aux effets d’illusion et aux ambiguïtés, qui sont souvent les signes

de l’étrange. En prenant appui éventuellement sur d’autres poèmes du recueil, montrez que la poé-

sie d’Apollinaire est « surnaturaliste ». C’est à Baudelaire et à Nerval que nous devons l’emploi de ce

qualificatif de « surnaturaliste », qui suppose une esthétique visant à dépasser les contraintes et les

normes du réalisme. Le surnaturalisme présuppose ainsi un monde de l’au-delà de la réalité et des

apparences, lieu des mystères et des secrets profonds, que le poète initié est à même de pénétrer.

« Crépuscule » en est une éloquente illustration, puisque l’arlequin, double du poète, transfigure l’or-

dre du quotidien en ouvrant les portes d’un monde étrange et fantastique. D’autres poèmes peuvent

être cités : « La maison des morts » (p. 50) par exemple, « Cortège » (p. 59), « Palais » (p. 44)… Dans le

« Poème lu au mariage d’André Salmon » (p. 68), Apollinaire dit des poètes qu’ils ont « des droits sur

les paroles qui forment et défont l’Univers » (v. 36). La poésie visionnaire et surnaturaliste est donc

une façon d’affirmer la puissance transformatrice de l’art, dont les formules sont susceptibles non

seulement d’éclairer l’ordre caché des choses, mais aussi de le modifier.

Question 3. L’allusion à Hermès, impliquée par l’adjectif « trismégiste », témoigne de l’intérêt

d’Apollinaire pour l’alchimie. Montrez que les pouvoirs impartis à l’artiste l’élèvent au rang d’un

être quasi divin. Comparé à Hermès, dieu des alchimistes, le poète apparaît doué d’un pouvoir quasi

divin, ainsi que nous invite à le penser le motif du grandissement final, par lequel l’arlequin, figure

des tréteaux, devient un être surdimensionné, non humain. Les relations de la poésie et de la science

alchimique remontent très haut dans le temps : le Moyen Âge et la Renaissance font du mage un

initié qui, par l’effet de son pouvoir magique, maîtrise les secrets et les lois d’engendrement des

êtres et des choses. La transmutation des métaux vils en or, qui est l’une des occupations principales

des alchimistes, métaphorise cette inlassable quête de la puissance de création, que les hommes

disputent à Dieu. « Crépuscule » s’inscrit dans cette tradition : à la strophe initiale, qui dissout la figure

d’arlequine dans l’eau de l’étang répond, en contrepoint, la strophe finale où le monde est comme

régénéré et rétabli dans son équilibre et son harmonie.

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Arrêt sur lecture 3p. 108-112

Pour comprendre l’essentiel p. 108-109

Mythes et mythologie personnelle

� Dans cette suite de treize poèmes, Apollinaire réactive un fonds mythique collectif en mettant en scène des personnages légendaires ou sacrés. Relevez ces figures et expliquez quelles valeurs et quelles significations les réunissent. Apollinaire mobilise des figures mythiques douées d’une nature religieuse, mystique ou surnaturelle. C’est le cas par exemple de Jean-Baptiste (« Salomé », p. 77), de Merlin (« Merlin et la vieille femme », p. 80), du larron – substitut du Christ en croix, et repré-sentant du christianisme (« Le larron », p. 84) – et de la figure emblématique de l’ermite (« L’ermite », p. 94). Quatre figures que le poète habite de ses propres hantises et auxquelles il prête les attributs et les signes de sa condition.Ainsi, des poèmes comme « Merlin », « Le larron » et « L’ermite » sont imprégnés de références empruntées à la culture chrétienne. Ces références structurent l’imaginaire du poète. Que ce soit Jean-Baptiste, condamné à la décapitation par le bon plaisir de Salomé ; Merlin l’Enchanteur, le magi-cien du cycle arthurien soumis ici à la danse charmeuse d’une amante fée ; le larron enfin, sorte de Christ déchu appelé à comparaître devant un tribunal moqueur et provocateur, puis chassé comme un paria, toutes ces figures incarnent d’une certaine manière le drame du poète victime de la cruauté des femmes et promis à une sûre et durable condamnation : celle d’une errance perpétuelle (voir la fin du « Larron »).

� Les emprunts à la culture chrétienne abondent dans des poèmes tels que « Salomé » (p. 77), « Merlin et la vieille femme » (p. 80), « Le larron » (p. 84), « L’ermite » (p. 94). Montrez que ces références permettent, dans la plupart des cas, de réactiver l’opposition entre le paganisme et le christianisme. Les figures qu’on vient de relever et d’analyser brièvement se caractérisent par un conflit majeur, qui met aux prises la morale chrétienne, dans sa définition ascétique et rigoureuse, avec les attraits du monde païen, matérialisés par les séductions de l’univers sensible et les appé-tits charnels. L’opposition ressort avec netteté du poème polyphonique « Le larron » où, après avoir révélé sa confession – « Et le larron des fruits cria Je suis chrétien » (v. 84) – le voleur est l’objet d’une raillerie corrosive qui équivaut à une réfutation en règle du christianisme (v. 97-100). Réfutation des mystères fondateurs en vérité, puisque l’Incarnation (v. 97) est ravalée au rang d’une déchéance comparable au péché originel ; la Sainte-Trinité n’échappe pas non plus au massacre ; le dogme de l’Immaculée Conception est ruiné à son tour, de même que l’« aséité » (le fait d’être par soi-même) se voit niée. Dès lors le larron est promis à l’errance. L’antagonisme du paganisme et du christianisme semble se résoudre à l’avantage du premier.

� Les figures religieuses et légendaires apparaissent comme des doubles du poète voué au jeu simultané du désir et de la création. Étudiez comment le thème du désir croise celui de la création poétique dans « Salomé » (p. 77) et « Merlin et la vieille femme » (p. 80). Les figures de Jean-Baptiste et de Merlin sont des figurations symboliques du poète voué au double destin du désir qui foudroie et de la création qui sauve. « Salomé » est le poème de la mise à mort du désir, brisé par la cruauté. Selon la Bible (Nouveau Testament, Mat. 14, 1-12), Salomé, princesse juive, obtint de son oncle Hérode, roi de Galilée, la tête de Jean-Baptiste, alors prisonnier du roi. La danse de la jeune fille, prélude à la terrible requête, a été traitée par quelques écrivains et peintres du XIXe (Flaubert, « Hérodias » ; dans les Trois Contes en 1877 ; Huysmans dans À rebours, en 1884 ; Gustave Moreau dans son tableau Salomé dansant devant Hérode en 1876) avant de devenir l’un des thèmes privilégiés de la littérature symboliste. En reprenant cet épisode biblique devenu un lieu commun littéraire, Apollinaire le remo-dèle cependant à son image et y introduit une part de ses obsessions et une caractéristique impor-tante : l’amour de Salomé pour Jean-Baptiste (une donnée qui demeure ambiguë dans la tradition). Mais cet amour – ce désir foudroyant –, à l’image de celui que le poète nourrit à l’égard d’Annie, n’est pas exempt de cruauté et de perversité.Le thème du désir croise celui de la création poétique dans « Merlin et la vieille femme ». Si Jean-Baptiste incarne le poète mis à mort par son amante, Merlin l’Enchanteur est aussi une projection du créateur qui guette « la vie et l’éternelle cause / Qui fait mourir et puis renaître l’univers » (v. 7-8). Il

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possède un savoir occulte qui explique les ressorts cachés du monde, il n’aspire qu’à une chose : se détourner de la tentation pour se consacrer à un « ouvrage immortel ».

Le symbolisme du feu : purification et création

� Les images du feu se concentrent dans le poème « Le brasier » (p. 103). Analysez la fonction puri-ficatrice dévolue au feu dans ce poème et montrez qu’elle participe d’une régénération du « moi ». Dans « Le brasier » le feu est doué d’une fonction purificatrice : il détruit et régénère. Il possède par conséquent une valeur positive, que marque bien l’accent de joie libératrice que l’on peut relever dans la strophe initiale de la première séquence du poème : « J’ai jeté dans le noble feu / Que je transporte et que j’adore… ». Le poète renferme en lui un foyer ardent, objet de vénération : il y brûle un passé associé à la mort. Sa soumission à la flamme est en outre de l’ordre de la dévotion vouée à une divinité. Dans ce contexte, le feu apparaît comme l’instrument d’un sacrifice nécessaire : c’est le poète lui-même, ces « têtes », souvenirs défunts, sa « jeunesse » et « l’amour […] devenu mauvais » (v. 13), qui flambent dans la promesse d’une renaissance future.

� Purifié par le feu, le poète transfiguré accède à une nature surhumaine, quasi prométhéenne. Relevez les marques de cette nouvelle puissance en vous appuyant en particulier sur le 2e mouve-ment du poème (p. 105). Purifié par le feu, le poète se distingue de ses semblables et accède à une nature supérieure : celle d’un être presque divinisé, mythique, qui agit sur les forces cosmiques et qui s’identifie au soleil. Le deuxième mouvement du « Brasier » (p. 105) s’achève par ces vers : « Il n’y a plus rien de commun entre moi / Et ceux qui craignent les brûlures ». Le brasier a ainsi transfiguré le poète, lui conférant éternité et puissance : « Je suffis pour l’éternité à entretenir le feu de mes délices / Et les oiseaux protègent de leurs ailes ma face et le soleil » (v. 5-6).

� Le pouvoir du feu est un pouvoir créateur. Analysez cet aspect en vous référant plus par-ticulièrement au 3e mouvement du poème où le poète se voit gratifié d’une espèce de don de voyance (p. 106-107). Le feu solaire recèle une fonction créatrice : il fait advenir des êtres et des œuvres, à l’image de ce théâtre « Que construisit le ver Zamir sans instrument » (v. 8), édifice « bâti avec le feu solide / Comme les astres dont se nourrit le vide » (v. 14-15). De la même manière, le poète, arbre de feu (« Les flammes ont poussé sur moi comme des feuilles », v. 19), construit des édifices de mots, des poèmes qui sont le reflet d’une vie immatérielle parce que pleinement transfigurée. Devenu astre de feu, le poète se voit nanti d’un don de voyance qui le rend maître de la lumière et de l’avenir (v.1-3).

Fantaisie, humour et jeux de mots

� À côté des poèmes mélancoliques ou graves, se tiennent des textes plus légers et fantaisistes. En prenant appui sur « Rosemonde » (p. 102), analysez la façon dont le poète célèbre un amour de passage. « Rosemonde » est typique de la fantaisie humoristique et mélancolique d’Apollinaire : le poème évoque une silhouette féminine, à peine rencontrée, peut-être entrevue furtivement, que le poète laisse aller à son destin (la première strophe marque une frontière symbolique, infranchissable : le perron). L’adieu dont il gratifie cette passante ravive le souvenir d’un amour douloureux (v. 8-10), discrètement suggéré. Afin de couper court à toute gravité, la dernière strophe tire habilement parti des jeux avec et sur les mots (Rosemonde et Rose du Monde) et de la motivation par allusion : la rose étant une des fleurs cultivées en Hollande, avec la tulipe, Apollinaire ne manque pas de le souligner (v. 12-13). Mais c’est aussi un motif consacré de la poésie lyrique, qui autorise l’assimilation galante de la femme à la fleur…

La poésie d’Apollinaire se fait parfois humoristique en jouant sur les sonorités et les mots. Montrez-le en analysant la quatrième strophe de « L’ermite » (p. 94). Dans la 4e strophe de « L’ermite », le jeu de mots repose sur le mécanisme de l’équivoque, qui établit une homophonie continuée, sur un certain nombre de syllabes. De là résulte une ambivalence sémantique évidente : « L’amour jeu des nombrils ou jeu de la grande oie / La mourre jeu du nombre illusoire des doigts » (v. 14-15). Un lien analogique se noue donc grâce au calembour entre l’amour et la mourre (jeu sicilien) faisant de l’amour précisément un jeu à qui perd gagne, une loterie de hasard.

La non-concordance entre le vers et la phrase entraîne des effets inattendus, cocasses et drôles. Montrez-le en analysant la succession des vers 3 et 4 de « L’émigrant de Landor Road » (p. 100). L’humour dans le cas des vers 3 et 4 de « L’émigrant de Landor Road » résulte de l’effet suspensif que l’on doit obligatoirement marquer à l’entrevers – même, comme c’est le cas, lorsqu’il y a enjam-bement. Ainsi l’expression « Ce commerçant venait de couper quelques têtes » (v. 3) laisse présager le pire, elle oriente la visée sémantique dans le sens de la cruauté et de l’horreur (nous sommes en Grande-Bretagne où les galeries des horreurs ne manquent pas au XIXe et au début du XXe siècle). Mais le vers qui suit, apportant un complément utile, corrige cette perspective : ces têtes ne sont que celles de mannequins (l’artificiel et le factice remplacent l’humain). Ce mécanisme illustre parfaitement le

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fonctionnement de l’humour, qui consiste à alléger un sentiment pénible ou une angoisse par une expression détournée et plaisante.

Vers l’oral du Bac p. 110-112

Analyse du poème « L’émigrant de Landor Road », p. 100

☛ Montrer comment ce poème raconte la fable de l ’amant délaissé rêvant d ’un voyage sans retour

Analyse du texte

I. Un poème narratif

a. Ce poème présente toutes les caractéristiques du récit. Montrez-le en relevant le pronom per-sonnel et le temps verbal majoritaires, ainsi que les indications temporelles et spatiales qui sou-lignent la construction du récit. Les caractéristiques majeurs du récit sont : le système des temps verbaux (passé simple, imparfait, actualisés dans la quasi-totalité des strophes) ; les pronoms per-sonnels (à quelques exceptions près, présence majoritaire du pronom « il », qui désigne ici le prota-goniste, l’émigrant) ; les indications spatiales (trois cadres spatiaux sont sinon clairement indiqués, du moins suggérés : la boutique du tailleur – strophes 1 à 7 –, le port – mentionné aux strophes 8 et 9 – et le bateau – de la strophe 8 à la fin du poème) ; les marqueurs temporels qui tracent comme une chronologie événementielle, tels l’adverbe de liaison « Puis » (v. 29), les indices implicites, intégrés à une perspective spatiale (v. 37-38), où le rapetissement des formes traduit l’éloignement du bateau et l’écoulement de la durée.

b. La trame narrative du poème fait également place à des moments de pause ou de réflexion. Identifiez ces passages en vous appuyant sur les changements de personne et de temps verbal. Le récit est entrecoupé à plusieurs endroits d’énoncés qui introduisent soit des pauses soit des moments de réflexion dans la trame narrative. Les strophes 2 et 3 sont comme un collage de monologue inté-rieur (présence des composants grammaticaux du discours : « je », temps verbaux…). Cette intrusion du discours contribue à souligner un serment : « Et je ne reviendrai jamais » (v. 10). Elle permet égale-ment un changement de point de vue : d’un point de vue extérieur et pseudo-objectif, on passe à une vision intériorisée, subjective, propre à la réflexion. La strophe terminale du poème relève du même dispositif : le « je » s’y exprime sans détour. Dans les strophes 6 et 7, nous avons affaire à une pause descriptive : le regard se porte « au-dehors », conformément au code de la description qui est censée se tourner vers les aspects de la réalité sensible. Or, ici, ce « dehors » est un espace contaminé par les formes et les figures du passé qui défilent en un tableau animé très proche du poème « Spleen LVVIII » de Baudelaire. La description se fait symbolique ; elle fait valoir encore une fois les hantises et les angoisses du « je ».

c. La strophe conclusive du poème comporte une tonalité particulière. Définissez-la en vous appuyant sur une analyse des images et du lexique du dernier quatrain. La strophe conclusive du texte résonne d’une tonalité plus emportée et véhémente, qui tient à l’usage de la modalité impéra-tive. L’apostrophe rhétorique (« Ô Mer ») soutient une parole adressée, à l’élément cosmique, à la fois promesse ambiguë d’engloutissement et de renouveau. Ainsi, l’injonction « Gonfle-toi vers la nuit » est une espèce d’appel désespéré aux ténèbres. Mais les « squales » dévoreurs des « cadavres de jours » sont bien sûr les agents d’une purification possible.

II. La fable du Mal-Aimé

a. Le caractère linéaire du récit n’est pas prioritaire ; la composante lyrique prédomine. Montrez-le en vous appuyant notamment sur les marques de personne. Comme on l’a vu plus haut (I. b.), le « je » n’est pas absent de ce poème : pivot de la dimension lyrique de la parole, il rayonne en certains lieux du texte sur lesquels il convient de revenir sous l’angle cette fois de l’expressivité. La linéarité suppo-sée du récit est interrompue ou retardée par des moments qui révèlent l’univers intérieur tourmenté de l’émigrant. C’est la résonance d’une absence – celle de l’être aimé – qui trouve à se moduler selon des formules récurrentes. Ainsi, à la foule de ceux qui restent se mêlent « Des ombres sans amour qui se traînaient par terre » (v. 6) ; le privatif « sans amour » est manifestement l’indice d’une projection : l’émigrant solitaire laisse ainsi s’épancher son sentiment d’abandon et de détresse sentimentale. Voir également les v. 33-34, qui illustrent cette contamination affective du récit. Mais la composante lyri-que se manifeste ouvertement dans les passages dominés par le pronom personnel « je » : voir ainsi les strophes 3-4 (au v. 11 par exemple, il est question des « prairies lyriques », indice précieux), mais

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surtout les strophes 6-7 et 13. S’intensifie en ces moments privilégiés la note mélancolique du poème, dès lors rapportée au foyer de la subjectivité meurtrie du moi. L’histoire de l’émigrant (qui est censé s’embarquer pour l’Amérique dans le dessein d’y faire fortune) rejoint en fait la fable du Mal-Aimé.

b. Tout un réseau d’images reflète le sentiment d’abattement profond, propre au Mal-Aimé. Relevez ces images et montrez qu’elles suggèrent la solitude et la défaite de l’amour. Un réseau d’images s’ordonne en effet au motif obsessionnel de la perte affective et de l’amour défait. Dès la première strophe, sur le mode humoristique, le ton est donné : il est question de têtes coupées comme dans « Salomé » (p. 77). Le thème s’atténue ensuite avec notamment les images récurrentes des mains qui s’élèvent en signe d’imploration ou d’adieu (voir strophes 2, 8 et 9). Mais ce champ thématique est dominé par les notes endeuillées et funèbres contenues dans les strophes 6 et 7 : l’abattement du Mal-Aimé en quête d’évasion et d’oubli est ainsi renforcé et soutenu par ces images qui toutes connotent le vide, la solitude, le spleen incurable : « journées veuves », « vendredis sanglants », « lents enterrements » (v. 26). Autant d’éléments qui confirment la vision de la strophe 2 : « Des ombres sans amour qui se traînaient par terre » (v. 6) – évocation où se dessine l’amour vaincu, rabaissé à l’état d’illusion, promis à la mort.

c. Le poète abandonné est captif du passé. Analysez, pour le montrer, les strophes 6, 7, 11 et 12. L’allégorie des années qui figure à la strophe 6 et qui s’amplifie dans la strophe suivante est douée d’une forte valeur négative : le temps est prisonnier de la mémoire, et le poète amant est captif de son passé, comme tendent à le suggérer les strophes 11 et 12. Il s’agit pour le Mal-Aimé de tourner le dos à ce passé écrasant, de quitter son « ombre aveugle » et de faire table rase de tous les souvenirs de douleur et de souffrance, « ces tisseuses têtues » (v. 47) dérisoirement changées en poux. Apollinaire se plaît ici à conjuguer deux images : celle des Parques, tisseuses du destin, et celle de Pénélope, l’épouse d’Ulysse, qui tisse également sa toile, mais pour retarder le temps. Le désir d’oubli et la soif de renouveau motivent un voyage sans retour.

III. Un voyage sans retour

a. « L’émigrant de Landor Road » est un poème de l’adieu. Il s’agit, pour l’émigrant, de couper les amarres, de s’évader, de fuir vers un univers de bonheur et de prospérité. Analysez cette compo-sante thématique en vous appuyant en particulier sur les images des quatrains 2, 3 et 4. La thé-matique du départ et de la fuite est mise en place dès les strophes initiales 2, 3 et 4. Elle s’orchestre de deux manières. D’abord sur le mode de l’allusion, notamment grâce à l’évocation de la foule des passants (v. 5), qui semble aspirer à un envol symboliquement assimilé à une élévation spirituelle (voir les images v. 7-8). Cet essor ascensionnel apparaît comme la figuration d’un élan libérateur, qui rencontre dans les deux strophes suivantes une nouvelle variation, plus distanciée et humoristique. Cette fois, le rêve d’évasion s’y expose sous la forme d’un fantasme : celui de l’émigrant enrichi en Amérique. L’imagerie dans ce contexte doit beaucoup aux traits et stéréotypes du colon aisé, figure qui envahit l’imaginaire collectif européen dans la deuxième moitié du XIXe siècle et dans les premières années du XXe. Le monde idéal créé par le poète est comme un paradis terrestre, heureux et prospère, où le sommeil (« je veux dormir enfin », v. 15) et l’oubli sont les seuls remèdes contre la hantise du passé.

b. Ce désir de fuite prend la forme d’un voyage sans retour. Montrez que le projet d’évasion exposé dans ce texte se teinte des couleurs sombres de la mort. Ce nouveau départ sera donc un voyage sans retour. Relevons le caractère assertif de l’énoncé au vers 10 et le retournement volontaire du cliché de l’émigrant qui revient dans son pays natal, enrichi et heureux (v. 11-12). Abolir le passé est pour le Mal-Aimé une nécessité. D’où cette parodie de noces avec une sirène (strophe 12). Le doge de Venise avait pour coutume de célébrer annuellement, à l’occasion d’une cérémonie fastueuse, ses noces avec la mer. L’émigrant, quant à lui, s’allie « Aux cris d’une sirène moderne sans époux » (v. 49) – image d’une femme-poisson enchanteresse (ni femme ni poisson, d’ailleurs, mais pure créa-tion imaginaire). Le poète n’épouse que l’aventure, l’avenir incertain que laissent présager « Les vents de l’Océan […] soufflant leurs menaces » (v. 33). Certains indices invitent à penser que ce voyage est celui qui mène vers la mort. Voir de ce point de vue les résonances de la strophe conclusive. Mais de cette mort par engloutissement peut toujours rejaillir le mouvement du renouveau – puisque le passé cadavérisé est rongé par les requins…

c. Apollinaire désamorce la gravité d’une situation qui pourrait être tragique. Relevez et analysez les marques d’humour dans le poème, en particulier dans la strophe 12. Comme toujours chez Apollinaire, les accents de gravité ou de solennité que ce poème peut comporter sont compensés ou allégés par la note de l’humour. Comme on l’a déjà vu, l’enjambement des vers 2-3 introduit d’emblée une dis-tance, qui désamorce les effets quelque peu tragiques du thème de la mort. Nouvelle touche humo-ristique aux vers 19-20, dans un contexte là encore marqué du signe de la mort : « Le vêtement d’un lord mort sans avoir payé / Au rabais l’habilla… ». Dans la strophe 12, il est question très exactement

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de l’objet douloureux de ce poème : se délivrer du passé et de ses hantises. L’imagerie employée par Apollinaire privilégie le registre mineur et prosaïque : les « tisseuses têtues » sont changées « en poux ». Métamorphose qui s’explique par les associations virtuelles contenues dans l’épithète « têtues » (tête = poux = démangeaison). Cette première comparaison, pour suggestive qu’elle soit, n’en est pas moins décalée. La deuxième comparaison « comme un doge » convoque les noces d’un prince et de la mer. Apollinaire remplace cette dernière par l’expression « une sirène moderne » ; très vite la figue mythologique s’efface, par la vertu du jeu de mots (syllepse de sens sur « sirène »), devant la « sirène moderne » d’un bateau transatlantique qui signale son départ par des « cris » avertisseurs (« Aux cris »…). L’ambiguïté engendre cette hésitation plaisante, qui est le propre de l’humour.

Les trois questions de l’examinateurQuestion 1. Ce poème comporte un récit ; il raconte une histoire. En reprenant certains poè-mes de cette partie du recueil — par exemple « Le larron » (p. 84) ou encore « L’ermite » (p. 94) — analysez l’emploi qu’Apollinaire fait des ressorts de la narration. Le récit est fréquent dans Alcools. Il caractérise notamment les longs poèmes, dans lesquels se dessinent des figu-res pour ainsi dire héroïques, qui accomplissent des actions, remplissent un programme narratif, prennent la parole à la faveur de dialogues… Le récit est le fondement de l’épopée – et de sa version moderne qu’on appelle sommairement le roman. Les trois poèmes retenus (« L’émigrant de Landor Road », « Le larron » et « L’ermite ») illustrent, selon des modalités différentes, le roman du Mal-Aimé, la fable du poète mélancolique promis à l’errance infinie. Le choix du narratif peut se justifier par la volonté de mettre en récit des motifs profondément lyriques et de leur conférer ainsi une portée universelle, mythique ou légendaire. Ce que tendent à indiquer d’une certaine manière les titres respectifs de ces textes. Dans tous les cas, ces poèmes valent par leur leçon, par la morale conclusive qui s’en dégage. Celle-ci peut revêtir plusieurs formes : « L’ermite » s’achève sur une abjuration de l’amour et de ses tourments (voir p. 98), comme d’ailleurs « L’émigrant de Landor Road » qui se conclut par l’évocation d’une libération qui ne va pas sans violence ni trau-matisme. De même, dans la dernière strophe du « larron », résonnent les mots de l’anathème qui vouent le larron à l’errance du maudit.

Question 2. Dans ce poème, le protagoniste est qualifié d’émigrant. Le texte d’ailleurs fait allusion à l’émigration. Montrez comment le poète renouvelle, par cette référence au contexte historique, le traitement poétique du thème de l’exil. Le thème de l’exil est ancien et Ovide, dans Les Tristes, en offre une illustration magistrale qui associe le versant politique de la question au plan de l’affect et de la mémoire individuelle. Les romantiques comme, par exemple, Alphonse de Lamartine et Alfred de Vigny ont également cultivé cette thématique. Dans le poème d’Apolli-naire, il importe davantage de mettre l’accent sur des êtres humains ordinaires, pauvres et dému-nis, que l’espoir d’une vie meilleure entraîne vers d’autres rivages. Ils ont quitté leurs pays pour l’inconnu, sachant ce qu’ils quittent, ignorant tout de ce qui les attend : « Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses / Et d’autres en pleurant s’étaient agenouillés » (v. 35-36, p. 101). Ce tableau à peine esquissé suffit à résumer la condition de l’exilé, qui est celle d’un être déchiré, n’ayant plus de lieu propre, et, comme le poète, destiné à un nomadisme sans répit ni solution. Nul doute que ces deux vers recueillent également la réalité du temps : les mouvements migratoires qui, au début du XXe siècle, ont poussé les populations d’Europe les moins argentées vers l’Améri-que et son Eldorado. Mais Apollinaire se refuse à une évocation qui risque toujours d’être par trop larmoyante et effusive : il prête à l’émigrant de Landor Road une intention ferme (ne pas revenir, coûte que coûte), qui prend à contre-pied la représentation traditionnelle de l’exilé. Il y ajoute de plus les caractéristiques de richesse et d’opulence, qui sont, comme on l’a dit, le propre du colon. Par ces interférences, non dénuées d’humour et de distance, Apollinaire renouvelle un thème élégiaque classique.

Question 3. La dimension autobiographique est inscrite au seuil et au cœur de ce poème. Dites dans quelle mesure on peut dire que « L’émigrant de Landor Road » illustre le lyrisme person-nel d’Apollinaire. Le titre du poème fait ouvertement référence à l’adresse londonienne d’Annie Playden ; et le poème dans son ensemble s’inscrit dans le sillage de la fuite de la jeune femme en Amérique. Apollinaire donne ici forme à un fantasme de reconquête : tout quitter et partir sur les pas de sa bien aimée. Mais il retourne ce désir en son contraire ; le départ évoqué dans ce texte est un départ vers le pays de l’oubli. Le texte, cependant, n’a rien d’autobiographique, Apollinaire prenant d’ailleurs le soin de multiplier les points de vue, de mélanger les marques de personnes (« Il » et « Je »), tout se passant comme s’il voulait éviter la rhétorique usuelle de la confession. Le lyrisme pour autant n’est ni diminué ni altéré ; il s’enrichit d’un point de vue élargi, qui embrasse la communauté des hommes (la foule, les émigrants…) et qui tire subtilement parti des dissonances

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humoristiques. Ces effets de diffraction, qui touchent les représentations personnelles et le tra-vail de la discontinuité et de la rupture formelles sont le propre en effet d’un lyrisme nouveau (assez éloigné de celui des romantiques), tel qu’Apollinaire le conçoit et le réalise (voir la fiche 6, p. 182-183). On peut évidemment citer « Zone » (p. 11) et « La chanson du Mal-Aimé » (p. 21) à l’appui de cette thèse.

Arrêt sur lecture 4p. 141-145

Pour comprendre l’essentiel p. 141-142

Poésie et pittoresque du quotidien

� L’ensemble des neuf textes des « Rhénanes » fait du Rhin et de ses paysages un lieu de prodiges et de sortilèges. Montrez comment des poèmes tels que « Nuit rhénane » (p. 113), « Mai » (p. 114) ou « La Loreley » (p. 118) dessinent une sorte de paysage légendaire et magique. Apollinaire a été sans aucun doute frappé par le charme envoûtant du Rhin et de ses paysages, dans lesquels il a découvert une source d’inspiration féconde. « Nuit rhénane » (p. 113), « Mai » (p. 114) ou « La Loreley » (p. 118) dessinent en effet une sorte de géographie magique qui s’organise autour d’un fleuve à la fois mythique et réel. Dans les vers 9 à 12 de « Nuit rhénane », le poète se plaît à transfigurer le tableau d’un paysage en une évocation légendaire. La seule mention du « Rhin » suffit à indiquer un cadre, dont l’imagination se saisit en vue d’une féerie nocturne. De même, dans « Mai », les paysages des bords du Rhin semblent se parer d’une atmosphère printanière, faite d’harmonie et de sérénité profonde. Mais les rives fleuries très vite se figent et prennent un aspect inquiétant ; elles reflètent métaphoriquement les tourments d’un amour et sa faillite annoncée. « La Loreley » enfin ranime une figure légendaire, typique du folklore rhénan, sirène ou sorcière douée de pouvoirs enchanteurs et maléfiques. Apollinaire se souvient ici de ses lectures : Heinrich Heine (1797-1856), et son poème « Le retour » (« Die Heimkehr », 1823-1824) qui offre du Rhin un tableau de légende sur lequel s’enlève le profil de la Loreley ; Clemens Brentano (1778-1842), auteur d’une chanson intitulée « Lore lay » et qui commence ainsi : « À Bacharach au bord du Rhin / Habitait une sorcière, / Elle était si belle, si jolie, / Qu’elle ravissait tous les cœurs ».

� Le deuxième vers de « Nuit rhénane » (p. 113) invite le lecteur à écouter « la chanson lente d’un batelier ». Repérez les différents indices (genre, forme, tonalité, contenu thématique…) qui permettent de considérer les poèmes des « Rhénanes » comme des chansons. Quelques-uns des poèmes des « Rhénanes » apparaissent comme de véritables chansons. « Les cloches » (p. 117), « Schinderhannes » (p. 120), et même « La Loreley » (p. 118) peuvent être apparentés à ce genre, bien qu’aucun de ces textes ne soit construit sur l’alternance couplet/refrain. À quoi tient donc leur nature de chanson ? Sans doute d’abord à leur caractère narratif : ici et là se déroule une histoire avec, dans « La Loreley », des parties dialoguées et dans « Schinderhannes » des fragments de discours direct imitant le dialogue. « Les cloches » est pour sa part un poème monologué, dont le locuteur est une jeune femme amoureuse. Autre point commun entre ces poèmes : tous mettent en scène des personnages légendaires qui relèvent d’une culture populaire : c’est le cas de la Loreley, mais aussi de l’amante du « beau tzigane » – incarnation du couple d’amoureux voués à la séparation – ainsi que du brigand Schinderhannes, mort abattu en 1803 et célèbre dans la culture populaire allemande pour avoir résisté aux troupes d’occupation napoléoniennes. Toutes ces histoires se nouent autour d’intrigues sentimentales et d’histoire de mort – comme dans les chansons.

� Les poèmes des « Rhénanes » mêlent aux aspects du merveilleux ceux du quotidien. Mettez cette alliance en évidence en vous appuyant à la fois sur l’analyse du lexique, des images et du niveau de langue. Les poèmes des « Rhénanes » oscillent entre deux pôles : celui du merveilleux et celui du quotidien, dont la palette va du réalisme pittoresque à la grossièreté amusée. La rêverie qui se déroule dans « Nuit rhénane » (p. 113) traduit par son développement même l’irruption d’un

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merveilleux envoûtant : charmé par « la chanson lente d’un batelier » et par l’histoire des « sept femmes » aux « cheveux verts et longs », le locuteur cède à l’ensorcellement des « fées » après s’être efforcé de les conjurer (voir strophe 2). Le dernier vers du poème atteste l’émergence du surnaturel : le verre qui se brise, sous l’effet de la « voix [qui] chante », est le signe d’un sortilège accompli. Mais le merveilleux peut se faire ludique ou fantaisiste, comme dans « Les sapins » (p. 125), où la forme conique des arbres suggère au poète toutes sortes d’analogies plaisantes et inattendues. On sent qu’Apollinaire tire plaisir et amusement à silhouetter des « personnages » aux « bonnets pointus », et aux « longues robes », qui enchantent une forêt banale.Au versant du merveilleux répond, par contraste, celui du quotidien. Mais le quotidien n’est pas le terne reflet de la plate réalité ; sous la plume d’Apollinaire, il acquiert un relief saisissant et étonnant. C’est par exemple le cadre printanier de « Mai » (p. 114) qui peu à peu se transforme pour laisser place au tableau de la strophe 3 : l’aspect banal de cette scène de saltimbanques en route rejoint l’idée d’éloi-gnement (voir v. 3) et introduit soudain dans le poème comme une inquiétante étrangeté. Les scènes de la vie quotidienne, d’une façon générale, sont soit très rassurantes (voir « Les femmes », p. 127), soit d’une coloration relevée, comme dans « La synagogue » (p. 115) où les injures fleuries échangées entre Ottomar Scholem et Abraham Lœweren font cohabiter grossièreté, pittoresque et merveilleux. C’est sans doute cette alliance de la notation pittoresque et du grossier truculent qui justifie la présence de noms propres et de prénoms (« Les cloches », p. 117, « Schinderhannes », p. 120, « Rhénane d’automne », p. 122, « Les femmes », p. 127) et le recours à certaines touches d’un raffinement délicat : « Juliette Blaesius qui rote / Fait semblant d’avoir le hoquet » (« Schinderhannes », v. 9-10, p. 120) ou encore : « On mange alors toute la bande / Pète et rit pendant le dîner » (« Schinderhannes », v. 29-30, p. 120).

Un lyrisme neuf

� Dans « Rhénanes » et « Les fiançailles », le poète apparaît comme un visionnaire, sa parole est envoûtante, incantatoire, capable de transfigurer la réalité : « Tous les mots que j’avais à dire se sont changés en étoiles » (« Fiançailles », troisième poème, v. 3, p. 134). Repérez les vers où se manifeste cette fonction du poète. Le pouvoir d’incantation, engendré par une parole poétique créa-trice, semble être le premier acquis du poète. Il donne naissance à la puissance visionnaire. Dans « Nuit rhénane » (p. 113), la fonction du poète se résume à un néologisme : « incanter » (v. 12, voir aussi « Les sapins », v. 20, p. 125). L’incantation est production de sortilèges, enchantement du monde : elle suscite un nouvel ordre des choses, étranger aux aperçus superficiels que donne l’expérience immé-diate de la réalité. Dans « Les fiançailles » (p. 132), Apollinaire écrit : « Comment comment réduire / L’infiniment petite science / Que m’imposent mes sens » (6e séquence, v. 3-5, p. 137). Pauvre est la connaissance du monde qui ne passe que par les sens. C’est pourquoi le poète réapprend à voir, à voir mieux et plus loin : « Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes » (5e séquence, v. 4, p. 136). Une fois retrouvé le don de vision ou de voyance, les fleurs renouent avec leur nature profonde. La réalité est transfigurée. C’est cette transformation du réel que poursuit la parole poétique incantatoire. Si les mots se changent « en étoiles », c’est qu’ils ont la capacité de s’élever à un degré de réalité supé-rieure et d’éclairer ainsi l’univers. Par là l’incantation se fait prophétie et le poète se déclare être de feu, plongé dans « ce bûcher le nid de mon courage » (9e séquence, v. 12, p. 140). Nous retrouvons là un aspect majeur du lyrisme d’Apollinaire, rencontré dans « Le brasier », poème contemporain de la rédaction des « Fiançailles ».

� Dans la cinquième séquence des « Fiançailles » (p. 136), le poète s’excuse « de ne plus connaître l’ancien jeu des vers ». Montrez que la nouveauté de l’écriture d’Apollinaire se manifeste dans la composition libre des poèmes du point de vue thématique et formel (longueur et construction des vers, rimes). Apollinaire poursuit la recherche d’un « lyrisme neuf », une création parfaitement réa-lisée selon un principe de multiplication, de « diversité formelle ». C’est ce principe qui gouverne ces textes, tantôt versifiés et rimés, tantôt en vers libres non rimés, dans lesquels dominent des effets de discontinuité syntaxique et de morcellement thématique. L’hétérogénéité l’emporte sur l’unité : le poème se fait prisme, comme dans la deuxième séquence de « Fiançailles » (p. 133), où les vers juxtaposés portent au jour presque simultanément des tableaux disparates et évocateurs. Cohabitent ici des univers très différents (celui de l’antiquité chrétienne, celui du Moyen Âge, celui de la moder-nité et du monde contemporain), qui finissent par se superposer. Cette dislocation, que métaphorise l’image de l’archipel (« La ville cette nuit semblait un archipel », v. 13, p. 133), se vérifie également au plan de la syntaxe. Des constructions ambiguës ou ambivalentes peuvent être relevées comme dans ces vers : « J’ai eu le courage de regarder en arrière / Les cadavres de mes jours / Marquent ma route et je les pleure » (v. 1-3, p. 135). Le deuxième vers est à la fois le complément du verbe « regarder » et le sujet du verbe « marquer ». De même, le système des comparaisons et des images n’échappe pas à la règle très libre de l’hétérogénéité. Ainsi, l’un des cinq sens est dit « pareil aux montagnes du ciel / Aux villes à mon amour / Il ressemble aux saisons / Il vit décapité sa tête est le soleil / Et la lune son cou tranché » (v. 6-10, p. 137). Une telle énumération produit un effet volontaire d’amalgame dans lequel prévaut la « diversité formelle ».

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� Après avoir écrit les neufs poèmes des « Fiançailles » (p. 132-140), Apollinaire avouait, en 1908,

ne vouloir chercher « qu’un lyrisme neuf et humaniste à la fois ». Montrez que « Les fiançailles »,

qui associent expression personnelle et conscience universelle, sont l’illustration de ce nouveau

lyrisme. On mettra l’accent, dans la réponse à cette question, sur l’humanisme du lyrisme d’Apol-

linaire. Le terme implique la prise en compte d’un lien d’appartenance qui unit le moi individuel à

l’ensemble des hommes et qui suppose que tout individu est le reflet de la condition humaine. Ainsi

tout drame personnel possède une valeur collective. L’expérience qui est évoquée dans « Les fian-

çailles » est certes placée sous le signe du « je » ; elle se rapporte d’abord à un sujet, à ses affects, à

ses émotions propres. Cette expérience se rattache à l’un des thèmes obsédants d’Alcools : le sacri-

fice nécessaire de l’amour passé en vue d’une renaissance. Mais le traitement de ce thème s’enrichit

d’analogies qui non seulement le rendent lisible et intelligible à tous les hommes mais qui, de plus,

lui assurent une portée universelle. Multipliant ainsi les allusions à la passion du Christ (voir p. 133),

le poète peint sa propre passion, comme une épreuve devant déboucher sur de nouvelles fiançailles

avec le monde et les autres. C’est là un point de communication avec les lecteurs – et peut-être même

une source d’identification pour eux. Le poète semble tendre à ses semblables une histoire qui est

aussi la leur : « Voici mon bouquet de fleurs de la Passion / Qui offrent tendrement deux couronnes

d’épines » (« Les fiançailles », 7e séquence, v. 4-5, p. 138).

La passion selon Guillaume

� Le thème de l’amour vaincu, ou sacrifié, est développé dans « La Loreley » (p. 118). Montrez-le

en vous appuyant avec précision sur le texte. La légende qui est rapportée dans « La Loreley » est

bien sûr fidèle à sa source. Mais la figure de cette blonde sorcière ne manque pas de rappeler Annie

Playden, dont l’image est dès lors infléchie et retravaillée par l’écriture poétique. La symbolique de

la mise à mort traverse le texte de part en part : la Loreley, qui impose souffrance et tourment aux

hommes en les ensorcelant, finit par s’abîmer dans les eaux du Rhin, prise au piège de sa propre

image. Apollinaire élabore dans ce poème un petit drame de l’amour maudit : il prête à la femme ce

pouvoir fatal de destruction et d’anéantissement qui fait de l’amour un tourment infini. C’est pourquoi

« La Loreley » peut être lu comme une façon de vaincre ou de sacrifier cet amour maudit.

Dans « Un soir » (p. 130) et « Les fiançailles » (p. 132) les allusions au Christ sont nombreuses.

Retrouvez-les en montrant que le poète s’identifie à cette figure de martyr, appelé cependant à la

résurrection. Dans ces deux poèmes, « Un soir » et « Les fiançailles », le martyre du Christ est associé

à la condition du poète, au sacrifice de son amour et de sa résurrection future. « Les fiançailles » font

référence aux soldats qui ont tendu au crucifié une éponge imbibée de vinaigre : « De faux centurions

emportaient le vinaigre » (2e séquence, v. 5, p. 133). La septième séquence de ce poème livre une

allusion plus explicite encore : « Voici mon bouquet de fleurs de la Passion / Qui offrent tendrement

deux couronnes d’épines » (v. 4-5, p. 138). À quoi il faudrait ajouter l’expression « sainte journée »,

qui désigne le vendredi saint, jour de la passion du Christ selon le calendrier chrétien. Dans « Un

soir », on relève une allusion au suicide de Judas et une référence aux soldats qui jouent aux dés les

habits du Christ. Mais ce poème s’achève sur l’annonce d’une résurrection : « Des cloches aux sons

clairs annonçaient ta naissance / Vois / Les chemins sont fleuris et les palmes s’avancent / Vers toi »

(v. 17-20, p. 130).

Les poèmes que vous avez lus oscillent entre le constat d’une souffrance irrémédiable et l’es-

poir d’un renouveau. Montrez que l’obsession du passé l’emporte sur l’élan de l’espérance. Vous

vous appuierez en particulier sur le poème intitulé « Signe » (p. 129). Le poète a beau se donner à

voir sous les traits d’un être régénéré qui marche « en chantant » (« Les fiançailles », 7e séquence,

v. 10, p. 138), il ne peut faire son deuil des obsessions et des souffrances anciennes. Malgré ses efforts

pour l’exorciser, le passé remonte à la surface du temps et envahit la mémoire. Voir sur ce point la

quatrième séquence des « Fiançailles » où, tel Orphée se retournant – en dépit de l’interdiction divine

– pour regarder Eurydice, le poète avoue : « J’ai eu le courage de regarder en arrière / Les cadavres

de mes jours/ Marquent ma route et je les pleure » (v. 1-3, p. 135). Le passé ne s’efface pas, la douleur,

loin de disparaître, se renforce et s’accroît. C’est pourquoi « les roses de l’électricité s’ouvrent encore

/ Dans le jardin de ma mémoire » (v. 11-12, p. 135). On comprend mieux pourquoi le poète est « soumis

au Chef du Signe de l’Automne / [...] Mon Automne éternelle ô ma saison mentale » (« Signe », v. 1 et 5,

p. 129). L’automne symbolise l’éternité du souvenir et la douleur perpétuée ; il est l’emblème majeur,

la devise de la Passion selon Guillaume.

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Vers l’oral du Bac p. 143-145

Analyse du poème « Les femmes », p. 127

☛ Montrer comment le monde quotidien se transforme en un univers mystérieux et menaçant

Analyse du texte

I. Un canevas décousu

a. Au vers 1, « les femmes cousent », mais notre attention est attirée par le caractère décousu, mor-celé, du poème. Montrez par quels moyens (graphiques, syntaxiques, rythmiques…) se manifeste ce caractère décousu. Le décousu du texte se manifeste en effet à plusieurs niveaux : celui des temps verbaux d’abord (passage d’un présent, v. 1, au passé simple, v. 5-6, puis à l’imparfait). Ce type de décrochage n’est pas exceptionnel ; il possède cela dit une valeur de rupture, qu’il importe d’inscrire au compte des effets de discontinuité du poème. À cela s’ajoutent ensuite les phénomènes graphiques, immédiatement perceptibles (caractères romains et italiques), dont la fonction est de distinguer les parties qui composent le récit et de faire ressortir leur caractère non homogène. Enfin, le décousu est patent au plan de la syntaxe elle-même, volontairement simplifiée et dépourvue de toute structure complexe (de type subordination). Cette syntaxe obéit à une construction par juxtaposition.

b. On distingue l’esquisse d’un dialogue suivi aux strophes 5 et 6. Montrez que la règle de ce poème n’est cependant pas l’ordre linéaire mais plutôt une technique de montage ou de collage qui juxtapose récit, description et dialogue. Trois parties composent ce poème : une partie narrative (v. 5-6 et 15), une partie dialoguée (identifiée par l’italique) et une partie descriptive finale (v. 29-36). L’articulation de ces composants révèle là encore une technique du décousu. C’est sans nul doute dans la partie dialoguée que culmine l’effet de montage par juxtaposition : les répliques se suivent sans vraiment s’enchaîner, si bien qu’on peut s’interroger sur la logique qui préside aux propos des femmes (voir v. 10-13 et 16-26). Le poème mime ici l’aspect discontinu des conversations familières, qui procèdent souvent par sauts et écarts imprévisibles, par associations d’idées. Dans la partie des-criptive qui achève le texte, on retrouve cette technique appliquée cette fois à l’évocation du paysage hivernal.

c. La discontinuité affecte aussi les rapports du vers et de la phrase. Relevez ces phénomènes de discordance (enjambement d’une phrase sur le vers suivant, rejet d’un mot ou d’un bref groupe de mots, césure irrégulière) et précisez les effets qu’ils produisent. Les discordances métrico-syntaxiques participent de fait de cette impression de décousu. Rejets à valeur de rupture renvoyant au début du vers suivant un complément circonstanciel : v. 2-3, v. 7-8. Enjambements faisant valoir et apprécier les discontinuités entre le vers et la phrase : v. 29-30, v. 33-34. Enjambements soulignant un « saut » graphique : v. 8-9 et 13-14.

II. Un monde familier

a. Par touches et allusions, le poème recompose un monde quotidien et familier. Relevez les acti-vités évoquées, le cadre dans lequel elles s’inscrivent et les personnages qui les accomplissent. Vous préciserez à quoi tient la poésie de cet univers. Par touches et allusions, le poème suggère un monde quotidien, aux activités plus que banales (préparation du café, couture, broderie, chasse). Le décor est apaisant (le feu rassurant du poêle, le chat…) et les personnages sont familiers : tout concourt à installer une atmosphère de scène de genre et à rendre sensible de la sorte une poésie humble, qui ne recule pas devant les traits de simplicité prosaïque.

b. Cependant, les acteurs de ce monde banal apparaissent comme des types, voire des stéréoty-pes. Montrez-le en vous appuyant notamment sur l’emploi des déterminants. Il conviendra d’abord de relever l’usage du prénom dans la conversation, qui tend à identifier et à singulariser les interlo-cuteurs. Mais la présence de l’article de notoriété devant certains noms : le facteur, le sacristain, la fille du vieux bourgmestre, contribue à élever ces personnages au rang de types plus ou moins figés, ressortissant à un genre mineur qui est celui de la chronique villageoise.

c. Une atmosphère de paix se dégage de ce tableau. Identifiez et analysez les éléments sur lesquels repose cette impression. Même si les peines de cœur sont évoquées (sur le mode de l’indiscrétion à la strophe 6, puis sur le mode de la maxime de sagesse à la strophe suivante), elles ne gâtent en rien la paix et la douceur sereine qui émanent de ce tableau domestique : « Ilse la vie est douce », autre maxime de sagesse qui fait contrepoids à celle qui précède : « Lotte l’amour rend triste » (v. 28).

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III. L’ombre du mystère

a. Mais l’univers du quotidien peu à peu se fissure. Montrez comment, dès la deuxième strophe, l’ombre du mystère s’étend sur ce poème en créant un climat d’inquiétude. Cet univers de séré-nité est progressivement contaminé, fissuré par le mystère, l’inquiétude et la mort. Le mystère est introduit d’abord par l’opposition symbolique du rossignol et de l’effraie (v. 5-6) : l’oiseau de nuit, qui ulule, installe un climat d’inquiétude qui va bientôt envahir le paysage extérieur.

b. Le paysage extérieur est envahi par ce climat d’inquiétude. Montrez-le en analysant notam-ment l’effet produit par les apparitions personnifiées du vers 15. La paix de l’intérieur domestique est menacée par l’apparition personnifiée – à mi-chemin entre le merveilleux et le fantastique – du songe (« Herr Traum ») et de sa sœur le souci (« Frau Sorge »). Le recours à la langue allemande, et à son accentuation, confère à ces deux instances apparentées un pouvoir surnaturel détermi-nant. Elles apparaissent dans toute leur solennité troublante, à la façon de deux divinités obscures – point que souligne d’ailleurs l’image du « grand orgue » de la forêt, qui, à elle seule, ravive tout un imaginaire romantique de l’effroi. On comprend que Lotte soit surprise, rêveuse et attristée.

c. Une composante funèbre est amorcée au vers 11 et se développe dans les deux dernières strophes. Montrez-le en relevant les mots et les images qui renvoient au règne sombre de la mort. La composante funèbre du texte, amorcée au vers 11 (allusion au sacristain « moribond »), est développée et amplifiée dans les deux dernières strophes. Y domine une atmosphère nocturne particulièrement assombrie. Le lexique et sa puissance d’induction imaginante en témoignent : « ossuaires » v. 30, « suaires », v. 31, la mention « Il est mort » v. 33, le tocsin qui résonne, les chiens qui aboient, l’extinction symbolique du feu, tout conspire à créer en cette fin de poème un tableau synesthésique (c’est-à-dire associant tous les types de sensations) placé sous le signe de la mort.

Les trois questions de l’examinateurQuestion 1. Dans ce poème, comme dans bien d’autres, Apollinaire associe quotidien, merveilleux et étrange. Comment pourriez-vous définir cette catégorie de l’étrange ? L’étrange se distingue du merveilleux et du fantastique. Il est voisin du « bizarre », c’est-à-dire d’une représentation de la réalité qui met l’accent sur son mystère potentiel, sur sa capacité à se renverser en son contraire : le monde familier se révèle être ainsi un univers étrange dans « Les femmes » (p. 127). Tandis que le fantastique est une manière de mettre en question l’ordre du réel et la perception rationnelle qu’on en a, l’étrange laisse deviner que l’expérience du quotidien, banale et parfois insignifiante, peut acquérir une profondeur insoupçonnée et révéler son mystère. Dans le poème d’Apollinaire, il est manifeste que l’intérieur où se tiennent et conversent les femmes forme comme le cer-cle symbolique qui renferme la vie et la mort. Si bien que le décousu des propos apparemment superficiels donne à entendre et à percevoir les drames de la vie des hommes et des femmes (des peines de l’amour au chagrin de la mort).

Question 2. L’obsession de la mort est constante dans la poésie d’Apollinaire. En prenant appui sur des exemples empruntés à Alcools, montrez comment, dans la plupart des cas, elle vient ruiner un rêve de bonheur et d’harmonie. Cette obsession de la mort est solidaire, dans l’imagi-naire du poète, de son attachement au passé, de son culte de la mémoire et de la commémoration poétique (voir fiche 6, p. 182-183). L’évocation du passé concourt ainsi à diffuser dans le présent les images de chute et de décomposition. Le poème « Mai » (p. 114) des « Rhénanes » le démontre : dans la strophe 2, les attraits printaniers du « mai le joli mai » se retournent soudain en un tableau curieusement automnal où dominent les marques de la caducité et de la flétrissure. Le rêve de bonheur et d’harmonie tournoie et se dissout dans un mouvement d’anéantissement : « Le mai le joli mai a paré les ruines / De lierre de vigne vierge et de rosiers » (v. 14-15). De même, dans « La Loreley » (p. 118), le principe de mort est associé à la passion amoureuse. Si Apollinaire poursuit dans Alcools un rêve de renouveau (sentimental et poétique), cet élan se brise toujours sur les arêtes vives d’un passé inoubliable, dont les figures et les formes spectrales irradient et aveuglent (Voir la fin de « Cortège », p. 61).

Question 3. Désireux d’inventer un « lyrisme neuf », Apollinaire ne recule pas devant les pro-saïsmes. Après avoir défini ce terme, vous en relèverez quelques exemples dans « Les femmes » et vous analyserez les effets qu’ils produisent. Le prosaïsme est une dépendance du réalisme. Il consiste en une forme verbale (expression, image, discours) ou une représentation (tableau, photographie…) qui réfère à des réalités souvent familières et quotidiennes et qui se signale ainsi par son caractère profondément anti-poétique. Dans « Les femmes » (p. 127), la préparation du café est une activité banale, que le poème présente sous l’angle du prosaïsme : « Lenchen remplis le poêle et mets l’eau du café / Dessus » (v. 2-3). On peut toujours imaginer une formulation plus poétique. De même, se recommande par sa platitude volontaire l’énoncé suivant : « Le facteur

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vient de s’arrêter / Pour causer avec le nouveau maître d’école » (v. 8-9). L’effet de prosaïsme est accentué dans ce cas par l’usage de l’enjambement, qui accorde à la mesure de la phrase (donc à la prose) la priorité sur le vers. D’une manière générale, les prosaïsmes dans « Les femmes » sont la marque des tours conversationnels propres à la langue parlée.

Arrêt sur lecture 5p. 167-171

Pour comprendre l’essentiel p. 167-168

Le poète enchaîné

� Apollinaire a été incarcéré à la prison de la Santé du 7 au 13 septembre 1911. De cet épisode malheureux il a tiré la suite de six poèmes intitulée « À la Santé ». Dites dans quelle mesure on peut parler, à propos de cet ensemble, de poésie de circonstance et de poésie autobiographique. Apollinaire a été incarcéré à la prison de la Santé à la suite d’une affaire bien embrouillée dans laquelle il n’a tenu pour ainsi dire aucun rôle. C’est par Géry Piéret, ami belge du poète, rencontré en 1905 et hébergé par ce dernier au début de l’année 1911, que le scandale est arrivé. Piéret qui, en 1907, s’était déjà distingué en dérobant au musée du Louvre deux statuettes phéniciennes, récidiva en 1911 en subtilisant dans le même musée un buste de femme. Ce larcin serait passé inaperçu si, en août de la même année, le vol pour le moins extraordinaire de La Joconde, dont tout le monde faisait grand cas mais auquel Piéret cette fois était étranger, n’avait éveillé chez ce petit pilleur de musées le goût de la fanfaronnade. Il s’empressa de révéler, contre finances, au directeur de Paris-Journal, ses exploits passés tout en lui remettant, en vue d’une restitution immédiate au Louvre, le buste dérobé quelques mois plus tôt. De proche en proche, Apollinaire, dont le seul tort était d’avoir fréquenté Piéret et de n’avoir pas dénoncé ses agissements, se trouva mêlé à cette affaire. Un magistrat têtu estima, sans aucune preuve d’ailleurs, que le poète s’était rendu coupable de complicité avec Piéret et de recel d’objets volés. Malgré ses protestations indignées et la réaction vive de certains de ses amis, Apollinaire ne put échapper à une petite semaine de prison.Le cycle « À la santé » évoque, sans la relater à proprement parler, cette triste vicissitude. Le texte pour autant ne relève pas du genre de la poésie autobiographique. Apollinaire s’appuie sur un épisode de sa vie, certes, mais il n’en rapporte ni les circonstances ni les causes extérieures. On ne parlera de « poésie de circonstance » qu’à condition de rappeler qu’en l’occurrence une circonstance est à la source du poème. Ni plus ni moins. Dans le poème I du cycle (p. 150), on peut lire : « Guillaume qu’es-tu devenu » (v. 4). L’emploi du prénom de l’auteur entraîne le lecteur sur la pente de l’autobiographie, puisqu’il semble qu’il y ait identité entre le « moi » de l’auteur et le « moi » du protagoniste-locuteur de ce poème. Mais c’est là aussi bien le propre du lyrisme.

� « À la Santé » est un exemple de poésie carcérale. Relevez et analysez les images de l’enferme-ment et de l’isolement dans les six fragments. Le poète insiste sur les figures et les images de l’en-fermement. Ainsi, l’horizon est dénudé, clos, resserré : les murs sont « tout nus / Et peints de couleurs pâles » (IV, v. 1-2, p. 153) ; ou encore : « Dans une fosse comme un ours / Chaque matin je me promène » (III, v. 1-2, p. 152). Le ciel lui-même est affecté des signes de l’enfermement : « Le ciel est bleu comme une chaîne » (III, v. 4, p. 152). Les figures de la circularité et de la répétition confortent l’impression de clôture et de solitude carcérale : « Tournons tournons tournons toujours » (III, v. 3, p. 152).

� Malgré sa réclusion, le poète continue de communiquer avec les autres et le monde extérieur. Montrez-le en prenant appui avec précision sur le texte. Malgré sa réclusion, le poète continue d’ausculter le monde extérieur. En fait, on distingue deux univers extérieurs : tout d’abord celui qui environne la cellule et qui reste encerclé de murailles. C’est par exemple « Quelqu’un qui frappe du pied /La voûte » (II, v. 11-12, p. 151), ou bien, « Dans la cellule d’à côté » l’écoulement d’un robinet (III, v. 7, p. 152). Bruits d’une présence humaine enchaînée, audible mais invisible, avec laquelle le poète est en sympathie comme l’indique la prière du poème IV (p. 153). Puis il y a l’univers des hommes

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libres situés à l’extérieur de l’enceinte de la prison, matérialisé ici par « les bruits de la ville » (VI, v. 1, p. 155). On sait de quelles richesses et de quelles promesses le mot « ville » est lourd dans le lexi-que d’Apollinaire ; il suggère toutes les virtualités de la volonté et du désir, l’imprévu de la rencontre et de l’échange, le bonheur de la flânerie. Bref, la liberté dans tous ses états.

Un retour sur soi

� Le poète enfermé fait un retour sur soi, il se livre à l’exercice de l’introspection. Montrez que ce face-à-face intérieur conduit le poète à s’interroger sur sa propre identité. L’isolement du poète favorise l’introspection ; celui-ci fait un retour sur soi et rentre en lui-même. Aussi ce com-pare-t-il, non sans une note d’humour triste, à un « Lazare entrant dans la tombe / Au lieu de sortir comme il fit » (« À la Santé », I, v. 5-6, p. 150). Si l’image établit une analogie entre l’incarcération et la mort, elle traduit aussi cet enfermement en soi-même et ce face-à-face intérieur avec les ques-tions redoutables. C’est pourquoi, d’entrée de jeu, le poète s’interroge sur lui-même : « Guillaume qu’es-tu devenu » (I, v. 4, p. 150). L’isolement entraîne une double aliénation ; on est enchaîné et on est un autre : « Non je ne me sens plus là / Moi-même » (II, v. 1-2, p. 151). Si l’introspection conduit au bilan et si, de plus, elle donne lieu à une cérémonie des adieux – « Adieu adieu chantante ronde / Ô mes années ô jeunes filles » (I, v. 7-8, p. 150) – il n’en reste pas moins vrai qu’elle est porteuse d’espoir. C’est le sens de la prière contenue dans le poème IV ; mais c’est aussi ce qui se dégage du deuxième quatrain du poème VI.

� L’isolement du poète favorise l’écriture poétique. Relisez les poèmes II et IV de « À la Santé » et relevez deux allusions au travail de l’écriture. Dans le poème II, on lit : « Ses rayons font sur mes vers / Les pitres / Et dansent sur le papier » (v. 7-9, p. 151). Allusion à l’écriture en train de se réaliser : les vers sont composés en prison. Dans le poème IV : « Une mouche sur le papier à pas menus / Parcourt mes lignes égales » (v. 3-4, p. 153). Il est encore question de papier, de lignes, bref des traces métonymi-ques, indicielles de l’écriture. Par de telles allusions, ces poèmes renvoient à la situation d’énonciation, c’est-à-dire aux conditions réelles, à l’ici et maintenant, dans lesquels la poésie est en train de naître. Indissociable de la vie, le poème exhibe une circonstance. En évoquant sa condition de prisonnier, Apollinaire nous offre de lui-même un autoportrait du poète écrivant ou plutôt du poète s’écrivant.

� Le poème IV de « À la Santé » contient une prière. Dites ce qui, dans ce texte, de même que dans le poème VI, évoque l’espoir d’un avenir meilleur. Dans le poème IV, le poète implore la miséricorde de Dieu ; il lui demande, ni plus ni moins, de le sauver. Mais cette prière ne concerne pas uniquement l’individu enchaîné ; elle englobe également tous les « pauvres cœurs battant dans la prison » (v. 9, p. 153). Elle se fait ainsi l’écho de la misère et de l’infortune des autres prisonniers. Dans le poème VI, la métaphore de la lampe qui brûle, solitaire, est chargée de connotations religieuses ; Apollinaire renouvelle ici le genre de la veille ou méditation du pénitent enfermé dans sa cellule. La contempla-tion de la lampe est comme la contemplation de Dieu, à qui on remet ses fautes. On peut juger que cette flamme purificatrice est aussi l’image d’un espoir de salut.

L’ivresse du renouveau

� « Vendémiaire » est un hymne à la vie renouvelée. Montrez comment ce poème, qui fait de Paris le point de convergence des courants vivifiants venus de France et du monde, présente le dérou-lement d’une cérémonie où s’opère une alliance inédite. Dans « Vendémiaire » (p. 160), on peut lire : « J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde / Venez toutes couler dans ma gorge profonde » (v. 17-18). Répondant à cette invitation, les villes adressent leur message et leurs offrandes : les villes de Bretagne (strophe 7), du Nord (strophes 8-9), Lyon (strophes 10-11), les villes du Midi (strophes 12-13), de Sicile (strophes 14-18), Rome (strophes 19-21), les villes allemandes (strophes 22-23) et les villes « par centaines » (strophe 24). Ces villes irriguent de leurs affluents nourriciers la capitale. Ainsi, Rennes, Quimper et Vannes apportent « Ces berceaux pleins de cris que tu n’entendras pas / Et d’amont en aval nos pensées ô rivières » (v. 27-28). Pour faire « ô Paris le vin pur que tu aimes » (v. 65), chaque cité concourt à une nouvelle fécondation symbolique, à une alliance inédite, comme semblent le suggérer les villes du Nord rebaptisées du nom de « viriles cités », ainsi que Lyon et les villes de Sicile, pour lesquelles le vin et le raisin sont associés au motif du sang.

Dans « Vendémiaire », les images de l’abondance et de la fécondité sont nombreuses. Relevez-en quelques-unes et montrez comment ce réseau thématique se rattache à la métaphore des vendan-ges. Vous préciserez ce que symbolise le motif central du vin. Les images de l’abondance et de la fécondité – toutes rapportées dans ce texte à la thématique structurante des vendanges (p. 160-161) – recoupent ici le champ lexical de l’ivresse. D’où l’importance du motif central du vin, promesse de plénitude et de renouvellement. Le titre du poème trouve là sa justification : « Vendémiaire », c’est le nom du premier mois de l’année selon le calendrier républicain, moment qui marque le début de l’automne et la période des vendanges (vindemia, en latin signifie « vendanges »).

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Le motif du vin renvoie à la tradition chrétienne ainsi qu’à l’antiquité païenne. Selon l’Évangile, le Christ a, lors de la célébration de Pâques, consacré une « nouvelle alliance » au nom de laquelle le pain symbolise son corps et le vin son sang. Voir, dans les strophes 10 et 11 du poème, les indices qui réfèrent à l’histoire des martyrs chrétiens. Les souvenirs de l’antiquité ne manquent pas : le vin est aussi la propriété de Bacchus (ou Dionysos), dieu de l’ivresse et des plaisirs, dont les emblèmes sont la vigne et la grappe de raisin. Bien qu’Apollinaire ne mentionne pas son nom, ses attributs symboli-ques essaiment dans le texte. Il semble qu’Apollinaire s’ingénie à concilier deux traditions culturelles. Paris serait ainsi le creuset d’une synthèse inouïe, qui abolirait les frontières spatiales et temporel-les. Synthèse d’autant plus étonnante et novatrice qu’elle s’enrichirait d’un grand nombre d’apports extrêmement diversifiés : la tradition celtique (strophe 7), le monde moderne et industriel (strophe 9), l’histoire des saints et des martyrs (strophe 11), les fables de l’Antiquité (strophes 15-18).

En 1913, dans Les Peintres cubistes, Apollinaire écrivait : « Je déteste les artistes qui ne sont pas de leur époque ». Dites en quoi des poèmes comme « 1909 » et « Vendémiaire » sont le reflet de leur époque et sont tournés vers la modernité et l’avenir. À l’évidence, « Vendémiaire » (p. 160) et « 1909 » (p. 148) sont des poèmes de la rupture ; le premier par la résonance révolu-tionnaire de son titre, le second par les promesses d’une date, qui est comme l’aube d’un temps nouveau. La dame en « ottoman violine » (« 1909 », v. 2, p. 148) figure allégoriquement l’année qui vient à son terme, qui s’efface pour laisser place à un futur encore vierge. D’où cette ques-tion impatiente qui vient dans ce poème briser l’unité artificiellement harmonieuse du portrait de la dame : « N’entendra-t-on jamais sonner minuit » (v. 14, p. 148). Cet appel au renouveau et à la modernité se marque explicitement par l’intrusion notamment des réalités propres au monde urbain et contemporain. Dans « Vendémiaire », le tableau des villes industrielles (voir p. 161-162). Dans « 1909 », contrastant violemment avec la figure raffinée de la dame, on relèvera cette confi-dence où se déclare la passion des quartiers populaires : « J’aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes / Où naissaient chaque jour quelques êtres nouveaux […] / J’aimais j’aimais le peuple habile des machines » (v. 23-26, p. 149).

Vers l’oral du Bac p. 169-171

Analyse du poème « Automne malade », p. 156

☛ Montrer que le tableau de l ’automne est le fruit d ’une vision subjective soumise à l ’emprise du temps

Analyse du texte

I. Des fragments pour dire l’éphémère

a. Ce poème présente des éléments descriptifs éparpillés. Rassemblez-les et montrez qu’ils peuvent composer un tableau. Soumis au principe de discontinuité et d’hétérogénéité formelle propre à l’esthétique cubiste, ce poème évite le genre rhétorique du tableau. Les éléments descriptifs sont à la fois dispersés et embryonnaires ; à aucun moment ils ne font l’objet d’un développement suivi. L’art d’Apollinaire consiste à suggérer un fond automnal continu à l’aide de fragments, de touches suggestives. On insistera, pour mieux mettre en évidence ce type de construction, sur l’effet de reprise (v. 1-2 et v. 5-6), qui permet d’accentuer le thème de l’automne et de lui affecter quelques éléments de caractérisation (« les roseraies », « Quand il aura neigé / Dans les vergers », v. 3-4 – points qui sont repris et soumis à variation : « Meurs en blancheur et en richesse / De neige et de fruits mûrs », v. 6-7). La dernière strophe réorchestre ces éléments descriptifs une nouvelle et dernière fois (voir v. 15-17), ressaisissant au passage, avec le mot « forêt », l’évocation automnale presque stéréotypée des vers 12-13. Ainsi, s’il y a tableau, il est morcelé et fragmentaire ; mais la tonalité d’ensemble du texte est profondément unifiée.

b. La saison de l’automne est associée au motif de la chute. Relevez et analysez les images qui traduisent cette association. Les lexiques combinés de la chute et de la mort dominent dans le poème. Ils s’inscrivent dans la perspective d’une défaite irrémédiable. Dès le vers 2, la violence destructrice est introduite avec « l’ouragan » et les ravages qu’il peut engendrer : ruiner les « rose-raies ». À cela répond la chute des fruits (v. 15) et celle des feuilles, comparées à des « larmes ». Ce champ sémantique de la caducité est soutenu par l’obsédante présence de la mort : « Meurs » (v. 6), telle est l’injonction. On comprend mieux dès lors la résonance symbolique attachée au verbe « pleurer » (v. 16) : le paysage d’automne est l’image d’une tristesse et d’une mélancolie profonde de la nature.

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c. Ce poème est majoritairement écrit au présent et, accessoirement, au futur. Analysez les valeurs de ces temps. Les temps verbaux dans ce poème sont tous ordonnés à l’énonciation en discours. La base est donc un présent, qui peut être doué d’une valeur constative ou descriptive (v. 9, v. 14, v. 16 et v. 18-23). Ce présent, employé avec la modalité impérative (v. 6) peut aussi acquérir une valeur prescriptive ; mais ici il s’agit moins d’un ordre que d’un constat résigné, la modalité soulignant le caractère irrévocable de la mort. Le passé composé, quant à lui, marque des procès dont l’incidence est encore actuelle dans la sphère de l’énonciation (v. 11 et v. 13). Ce temps signale l’antériorité et concourt à créer un effet de durée. Le futur enfin (v. 2-3) pos-sède une valeur assertive ; il présente le procès sous l’angle d’un accomplissement inéluctable. Ce temps est donc déterminant dans le dispositif métaphorique et symbolique de ce poème, qui annonce et célèbre l’automne comme la saison de la chute et de la mort.

II. Une vision subjective

a. Dans ce poème, quoique présent, le « je » se fait discret. Relevez et analysez les diverses mar-ques de la subjectivité dans le texte, notamment les adjectifs appréciatifs. Quoique les manifes-tations grammaticales du « je » soient peu nombreuses, la présence affective et morale du locuteur n’est pas pour autant gommée. Certes, dans le v. 14, le « je » est presque martelé : « Et que j’aime […] que j’aime… ». Toutefois Apollinaire fait ici le choix d’une énonciation indirecte, qui place le « moi » à l’arrière-plan et valorise, en contrepartie, les aspects du monde sensible. Tout l’intérêt de l’étude est d’analyser les procédés par lesquels cet univers concret est exprimé. On pourra ainsi insister sur l’em-ploi de certaines images, comme celle qui figure au v. 16-17. Douée d’un fort degré de transparence, cette image crée une sorte de proximité familière entre la saison et le locuteur, dont la présence se manifeste ainsi. C’est pourquoi importent les marques de l’affectivité (« adoré », v. 1, « Pauvre », v. 5) qui relèvent de l’appréciation subjective du « je ».

b. L’automne est considéré comme une personne à laquelle le poète s’adresse. Retrouvez les pro-cédés (pronom, mode…) qui soulignent la personnification de l’automne et analysez l’effet qui en résulte. On mettra l’accent principalement sur le procédé dialogique, proche de la prosopopée et de la personnification, qui consiste à interpeller un être inanimé, un objet ou une valeur abstraite. Ici l’automne est considéré en effet comme une personne à laquelle le poète s’adresse (v. 1-2, v. 5-6). Les apostrophes, le recours au pronom « tu », l’impératif (v. 6), contribuent à animer et à humaniser un aspect saisonnier de la nature. La personnification dynamise l’énonciation poétique et souligne la dimension affective de la communication que le poète établit avec l’ordre naturel. On reliera à cet aspect l’image des vers 16-17.

c. Des effets de simultanéité proviennent de la juxtaposition de certaines phrases et de la dispo-sition graphique de certains vers. Montrez-le en vous appuyant en particulier sur l’analyse des six derniers vers d’une brièveté inattendue. On le sait, la syntaxe poétique dans Alcools est faite de juxtapositions et de discontinuités (voir la fiche 5, p. 181). Dans « Automne malade », on peut relever des indices temporels signalant l’antériorité (v. 3, v. 11, v. 13). Mais ces indices ne sont pas structurants – le texte n’étant pas narratif. En revanche, il convient de souligner les effets de reprise, (voir I, a) et surtout l’impression de simultanéité qui résulte d’une part de l’usage du présent (voir v. 9 et v. 16) et d’autre part des effets de détachement typographique. Les derniers vers du poème alignent trois propositions qui auraient pu composer un vers proche de l’alexandrin (4/4/4). Apollinaire a décidé de rendre visible, par un travail de disposition spatiale, le jeu de la simultanéité, qui juxtapose ou superpose trois procès, apparemment dissociés.

III. L’emprise du temps

a. Dans le titre du poème « Automne malade », l’épithète est riche de connotations. Essayez de défi-nir la maladie évoquée en un paragraphe argumenté. La figure automnale élaborée dans ce poème porte les signes du temps et de la caducité. L’épithète « malade » qui qualifie cette saison – présente dans le titre et dans le vers d’attaque du poème – atteste que l’automne meurt d’être parvenu à son point ultime de maturité, à son plus haut degré d’accomplissement (voir v. 6-7). Les « fruits mûrs », symbole de plénitude, sont voués à la décomposition. À cette dimension quasi organique s’ajoute le rôle destructeur des éléments, tels l’ouragan ou le vent, qui brisent l’harmonie naturelle et qui dotent l’automne de sa mélancolie propre.

b. Ce poème est aussi une méditation sur l’écoulement du temps. Montrez-le et soulignez l’impor-tance de la dernière séquence du texte. « Automne malade » est l’exemple même de l’élégie rema-niée selon les exigences du « lyrisme neuf » voulu par Apollinaire : ni confession ni lamentation, le texte déroule une gamme d’impressions et de sensations. La méditation poétique proposée ici n’est pas celle d’un Lamartine : un art de la brièveté et de la suggestion remplace la composition oratoire d’une rêverie suivie, telle que l’affectionnaient les grands romantiques. Mais, comme pour les poètes

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du XIXe siècle, la nature est un spectacle déchiffrable, lisible ; elle peut aussi revêtir les traits d’une personne. Dans ce poème, Apollinaire offre une vision de l’écoulement du temps que thématisent les motifs conjoints de la chute et de la dispersion (v. 2). La dernière strophe concentre les traits de cette méditation sous la forme d’un symbole. Aux fruits qui tombent répondent d’abord les feuilles, puis le train, enfin la vie. Une gradation manifeste invite à lire ces ultimes vers comme l’image condensée de la vie qui passe et qui s’efface. Topique fondamentale de l’élégie classique qu’Apollinaire renouvelle en y introduisant le « train », concession obligée au modernisme et à ses machines bruyantes.

c. La hantise de la mort domine ce tableau. En vous appuyant notamment sur le lexique, montrez-le et précisez en quoi cette hantise reflète l’état d’âme du « je ». Introduite au vers 2, reprise lexica-lement au v. 6, l’idée de la mort est centrale. Elle se matérialise en outre dans certaines images : la neige et la couleur blanche symbolisent l’ensevelissement et la mort. De même, l’ouragan (v. 2) ou les « éperviers » (v. 9) traduisent la présence active d’un principe de destruction. Enfin, les derniers vers du texte, en leur valeur quasi emblématique, soulignent l’inhérence de la mort et de la nature : le renouveau passe par la négation et l’effacement.

Les trois questions de l’examinateurQuestion 1. Le procédé qui consiste à adresser la parole à un être inanimé ou un objet fait partie des mécanismes de la personnification. Montrez que l’automne revêt ici les traits d’un être aimé, antithèse même des « nixes » évoquées au vers 10. La question invite à reprendre le mécanisme de la prosopopée et le procédé de la personnification afin d’en souligner les valeurs affectives. « Automne malade » apparente la saison évoquée à un être humain, et plus particulièrement une femme, comme invite à le penser l’attaque du texte : « Automne malade et adoré ». On serait tenté de dire : adoré parce que malade, car c’est bien sur les aspects d’une délicieuse décomposition toute mélancolique que le poète se plaît à insister. Les motifs de la plénitude et de la maturité peuvent être associés à l’évocation d’un amour atteignant son point d’accomplissement et promis à l’inévitable déclin. L’automne est bien source d’amour : « Et que j’aime […] que j’aime… » (v. 14). Cette formule est une déclaration, qui exclut de fait les « nixes nicettes », figures mythologiques plaisamment convoquées au vers 10 comme l’exemple des filles immatures, à jamais étrangères aux délices et aux tourments de l’amour.

Question 2. La fin de ce poème se caractérise par une disposition particulière sur la page. Justifiez ce choix de la verticalité. Le choix de la verticalité obéit ici à un souci de spatialisation du texte : il s’agit de rendre visible la dernière phrase en la disposant en six vers de deux syllabes chacun. La brièveté corrobore l’impression de conclusion : le poète donne ici la « leçon » symbolique du texte et invite, à partir de ce symbolisme, à une rétro-lecture. En outre, on peut aussi penser que cette disposi-tion typographique « mime » en quelque sorte l’idée de chute, le texte lui-même, dans sa présentation matérielle, dessinant comme un mouvement descendant. On observe là enfin une esquisse du dessin idéogrammatique qui sera utilisé avec plus d’élaboration et de complexité dans Calligrammes (1918).

Question 3. « Automne malade » est composé de vers libres. Analysez les formes diverses que prend le vers et les libertés, notamment de lecture, qu’il permet dans les poèmes du recueil. Montrez que cette liberté est centrale dans l’art poétique d’Apollinaire. La question prolonge les observations qui ont été faites dans l’Arrêt sur lecture 1 à propos de « Zone » notamment. Il importe de partir d’un constat simple : celui de la « diversité formelle » qu’Apollinaire appelle de ses vœux dans « Les fian-çailles » (p. 132). C’est au nom de ce principe esthétique pluraliste et ouvert que le vers libre d’Alcools trouve à se diversifier. L’exemple d’« Automne malade » est de ce point de vue instructif : le texte est de composition libre dans son ensemble (pas de strophes régulières et récurrentes), les rimes y sont aléatoires et irrégulières, elles se stabilisent dans le dernier fragment du poème. Les vers n’obéissent nullement à la règle métrique du décompte syllabique (on rencontre des mesures allant de 2 syllabes à 15 syllabes, v. 2). On pourra rapporter les termes de ce constat à d’autres poèmes du recueil, tels que « Rhénane d’automne » (p. 122), « 1909 » (p. 148), ou encore « Vendémiaire » (p. 160). La liberté du poète, revendiquée par Apollinaire, doit être conçue non pas comme l’expression d’une volonté totalement affranchie des codes et des règles, mais comme la possibilité de moduler, au gré des variations et des dissonances qu’impose une expression originale et personnelle, les composantes formelles de l’appareil poétique.

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Vers l’écrit du Bacp. 200-205

Sujet La poésie du quotidien☛ La poésie et ses registres

■ Questions sur le corpus

� Chacun des trois textes du corpus s’appuie sur la représentation d’un monde quotidien. Montrez comment se construit cet univers : vous relèverez, par exemple, les objets, les indications de personne, les références spatiales et vous caractériserez aussi précisément que possible les niveaux de langue et les registres employés. L’univers du quotidien repose d’abord sur des repères d’ordre spatial et temporel. Car tout quotidien se doit d’être familier, d’inspirer immé-diatement une « reconnaissance ». Les trois textes réunis dans le corpus l’illustrent : l’extrait de « Zone » regorge d’indications spatio-temporelles qui permettent de situer le monde représenté et les conditions de l’énonciation poétique dans un cadre précis et identifiable (Paris, et plus précisément une « rue industrielle / Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes », v. 23-24). Dans « Tableau de la foire » (p. 202), le texte offre une précision topogra-phique précieuse (Quimper), et les détails fournis par ailleurs mettent en lumière les caracté-ristiques d’un lieu familier (« quai des Marronniers », « la place ») ainsi que les frontières d’une géographie française (on passe de Quimper à Marseille). De même, le poème de Guillevic, extrait de Terraqué, se construit sur un système de références qui renvoient à un univers ordonné tant au plan spatial qu’au plan temporel : un cadre familier, voire intime, se dessine et se fixe dans une époque donnée pour passée… Paris, Quimper, une vie à la campagne : trois mondes. Mais le quotidien se nourrit aussi de ces événements minuscules qui adviennent au jour le jour, dans la répétition ou la banalité des activités auxquelles les hommes sont livrés, bon gré mal gré. En somme, une poésie du quotidien se doit de cueillir la prose du monde et de la réfléchir. Une telle ambition implique que soient examinés avec attention les constituants verbaux et rhétoriques des textes : non seulement l’univers représenté et sa cohérence propre, mais aussi et surtout le langage poétique mis en œuvre.L’extrait de « Zone » par exemple se caractérise par un niveau de langue qui oscille constamment entre le niveau courant, voire familier, et le niveau soutenu (« tu es las » et « Tu en as assez »). On pourra procéder à un relevé des registres, mais il est tout aussi utile de mettre en avant la dimen-sion orale de ce poème matérialisée par la convention de la parole adressée (tu) et le rythme du discours. Le poème en prose de Max Jacob possède également une forte teneur orale que rendent sensible les tours exclamatifs et la composition dialogique (je/tu) du texte : le niveau de langue se prête à l’évocation d’un souvenir personnel qui ravive des réminiscences littéraires (allusion à « L’invitation au voyage » de Baudelaire : « Mon enfant, ma sœur… », p. 202). Dans le poème de Guillevic, on constate que le lexique et le niveau de langue s’accordent avec le monde représenté : monde humble, indexé par des « meubles » simples, un puits de ferme, puis un chien, dont le sou-venir envahit tout l’espace du poème.Dans les trois textes du corpus domine la note de la familiarité, qui invite du même coup la poésie à se détourner des idées sublimes et des altitudes lyriques. La modernité poétique, dont ces poèmes sont l’illustration, passe nécessairement par ce travail de désublimation ou de prosaïsation. Il sera possible, dans cette même perspective, de travailler sur les images (comparaisons et métaphores : par exemple, dans « Zone », la religion est comparée aux « hangars de Port-Aviation »).

� Analysez la façon dont ces poèmes échappent à la banalité et donnent accès à un monde poéti-que et fabuleux. Précisez quels sont les procédés rhétoriques (images, rythmes, sonorités) utilisés à cet effet. Bien qu’ils se vouent à la représentation des univers familiers, les poèmes du quotidien que nous avons rassemblés échappent à la platitude. Ils fuient le piège de la banalité et de l’insi-gnifiance en ouvrant des perspectives insoupçonnées, en frayant des voies d’accès au mystère ou à l’inconnu. Le quotidien est alors le théâtre d’une révélation : un monde poétique ou fabuleux se dégage des aspects de l’expérience commune et ordinaire. Comme le dit Le Clézio dans l’extrait de La Guerre cité en Annexe 2 : « Les gens vivent au milieu de miracles, et ils n’y prennent pas garde » (p. 204). Le poète, lui, se doit d’y prendre garde et de marquer son attention aux miracles de

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l’éphémère et du quotidien. On le constatera dans l’extrait de « Zone » qui met ouvertement l’accent sur cette mutation du prosaïque et du quotidien, en avouant par exemple que « les prospectus les catalogues les affiches » sont la poésie même (ici opposée d’ailleurs à la « prose » des journaux et des feuilletons). Promotion manifeste et tapageuse d’un art qui vante les mérites des affiches et qui célèbre, d’une façon générale, la poésie spontanée des rues (on pense à Toulouse-Lautrec, mais aussi à Derain, Picasso, Braque, les cubistes). De plus Apollinaire assure à cette déclaration de principe, revendication de la modernité, un prolongement immédiat qui en est comme l’illustration : le poème transfigure une rue banale en scène poétique, douée d’une « grâce » spécifique. Cette transfiguration est le fait de l’opération poétique, laquelle consiste ici à valoriser le sème de l’éclat lumineux – relayé d’ailleurs par l’image du « clairon », éclat sonore cette fois, que modulent les mentions « la sirène y gémit » et « Une cloche rageuse y aboie vers midi » (p. 201). La note auditive rivalise avec la dimen-sion visuelle. Elle participe d’un jeu actif de la synesthésie, qui mêle les sensations et les impres-sions, comme l’indique notamment le vers suivant : « Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent ».Le poème en prose de Max Jacob ouvre également dans l’ordre du quotidien une perspective mer-veilleuse et féerique. La venue des forains est promesse d’un moment d’exaltation festive. Les circonstances prosaïques du premier paragraphe (évoquant notamment l’ivresse du capitaine) laissent place à une réminiscence enfantine, qui est comme une charade extravagante : il s’agit de trouver « le chat malade d’être le fils d’un tigre » (p. 202). Bien curieux animal en vérité, dont l’exis-tence est, sitôt posée, contestée. La logique de l’imaginaire domine le texte et impose ses dérives et ses écarts : la foire de Quimper a bien été le théâtre d’un moment singulièrement poétique, dont la vertu première aura été de nier le réel et ses contraintes : « Son père tigre était plat comme une hirondelle ». Cet univers de fantaisie pure – présenté comme passé et donc caduc – compense cela dit les peines d’un présent malheureux (« Mariée, tu pleures aujourd’hui, ma sœur ! »).Le poème de Guillevic s’ancre d’abord dans le champ des souvenirs d’enfance : le monde humble que connotent les « meubles » de la chambre et le puits de la cour est aussi un univers marqué du signe d’une brèche inquiétante, comme le suggèrent les premiers vers (p. 202). Le décor, quoi-que familier, ne semble pas cadrer avec les « journées de veille » ; ce décalage initial est l’augure d’une métamorphose. Celle-ci intervient dès lors que le souvenir du chien est évoqué : l’animal domestique et fidèle devient, par l’effet de l’écriture, une bête légendaire, presque un monstre mythologique. Le poète révèle là la profondeur instinctive de l’animal, qui le rend en quelque sorte étranger au monde des humains et aux règles pacifiques qui le régentent. On insistera ainsi sur les notations dénotant ou suggérant la violence, l’agressivité vorace (voir p. 203). Rompant tout lien de familiarité avec ses maîtres, le chien apparaît comme un pur appétit de sang – la face cachée d’un principe de destruction, qui est peut-être aussi l’envers de l’homme. C’est pourquoi la dimen-sion fabuleuse de ce texte peut être aussi le point d’ancrage d’une lecture symbolique (n’oubliez pas que Terraqué, publié en 1945, recèle sans les dissimuler les blessures encore douloureuses de la Seconde Guerre mondiale).

■ Travaux d’écriture

Commentaire

Vous ferez le commentaire du texte d’Apollinaire, extrait d’Alcools (texte A).

On pourra organiser le commentaire de la façon suivante :

I. Une composition librea. La strophe et le vers (insister sur le caractère aléatoire des formes de la versification, sur les « blancs », les pauses, les relances rythmiques).b. Le jeu des pronoms (commenter l’alternance Tu/Je – attention au « tu », dans le cadre de l’adresse au christianisme, v. 7).c. La discontinuité syntaxique (étudier l’ordre de déroulement thématique du texte).

II. Vers un nouveau lyrismea. L’opposition ancien/nouveau : la poésie de la modernité.b. Les images (comparaisons et métaphores : par exemple le contraste entre « le troupeau des ponts » et « les hangars de Port-Aviation »).c. Le refus de la confession (partie consacrée au statut du sujet lyrique, qui n’est pas l’objet exclusif d’un discours auto-réflexif. Rappeler à cette occasion que l’éloge du christianisme n’est pas l’affir-mation d’une foi ou d’un dogme, mais le fait de l’actualité – voir note 2, p. 11 et l’attachement à des « pompes » liées aux souvenirs d’enfance).

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III. L’esthétique du quotidiena. Un cadre urbain : Paris, site privilégié de la modernité.b. Une requalification de la poésie (poésie des affiches, voir supra).c. La célébration de l’ordinaire (évocation de la « jolie rue » et des passants).

■ Dissertation

Dans sa Conférence sur l’Esprit nouveau (1917), Apollinaire écrit : « Les fables s’étant pour la plu-part réalisées et au-delà, c’est au poète d’en imaginer des nouvelles. »En vous appuyant sur les textes du corpus, sur les annexes, ainsi que sur vos connaissances per-sonnelles, vous direz dans quelle mesure cette affirmation peut être validée.

On pourra organiser la dissertation de la façon suivante :

I. Une profession de foiApollinaire ne cesse d’affirmer dans certains de ses grands poèmes la vocation exploratoire de la poésie, son aptitude à découvrir du nouveau et à connaître les autres en profondeur (« Zone », « Cortège », « Poème lu au mariage d’André Salmon »…). C’est là un point décisif venu du romantisme et de ses suites : Hugo affirme également dans la préface des Contemplations (1856), que le poète est aussi l’autre – et Rimbaud ira très loin dans le même sens en posant dans la « lettre du voyant » (15 mai 1871) : « Je est un autre ». Tel est le credo de la modernité, que l’on peut interpréter dans le sens d’un progrès infini de la poésie et de l’humanité : le poète a « des droits sur les paroles qui forment et défont l’Univers » (« Poème lu au mariage d’André Salmon », v. 36, p. 69). Il est à la charnière du passé et du futur : en lui s’entasse la mémoire collective des hommes et des peuples (voir « Cortège » p. 59). On pourra, pour étayer ce point de vue, citer « La pente de la rêverie » de Victor Hugo.

II. Les mythes revisitésC’est pourquoi le poète choisit de travailler dans et avec l’imaginaire collectif. Les mythes ou les récits fabuleux forment sa matière, il les revisite, les réécrit, les réinvente à sa manière. Dépassée par le progrès de la technique, la fable d’Icare (voir « Zone » p. 11, « Le voyageur » p. 63) est devenue réalité : les avions portent dans les airs les hommes et leur désir d’élévation. Mais c’est aussi le désir singulier du poète : pensez à Baudelaire et à son poème « Élévation » (Fleurs du mal, 1861), qui permet à l’existence individuelle de se soustraire à la douleur et aux souffrances. La réécriture de certains mythes chez Gérard de Nerval (Orphée ou Daphné, dans Les Chimères, 1854) offre au poète moins l’occasion d’un dépaysement que l’élan d’une libération, qui lui permet de rapporter ses vicissitudes personnelles au plan d’une expérience universelle. Voir les prolongements de la fable du Phénix dans « Le brasier » (p. 103), poème du renouveau par le feu.

III. Le sens de la prophétieLa prophétie n’est pas la prédiction, l’énonciation de ce qui arrivera à coup sûr. Elle consiste à faire rejaillir les virtualités contenues dans les phénomènes et les événements du présent. La modernité pour Apollinaire réside aussi dans l’exposition de tout ce qui possède une nature latente de mythe ou de fable dans le monde contemporain : ainsi, l’univers de la ville, tel qu’il est peint dans « Zone » (p. 11), dans la fin de « La chanson du Mal-Aimé » (p. 21) ou dans « Le voyageur » (p. 63) inaugure une nouvelle mythologie que le XXe siècle ne cessera de perpétuer. Certes, Baudelaire avec ses « Tableaux parisiens » (Fleurs du mal) avait ouvert la voie : l’expérience de l’errance désespérée ou de la flânerie joyeuse rapproche le poète de la foule de ses semblables et le place du même coup au centre d’une aventure collective universellement partagée, comprise entre deux pôles : la solitude de l’homme dans la masse et la communion fraternelle avec les autres dans l’expérience alternée de la douleur et de la joie.

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