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    n11, janvier 2009

    Arjun Appadurai

    Les marchandises et les politiques de la valeur1

    Note du traducteur

    Ce texte dArjun Appadurai ne pose gure de problme de traduction, sauf pour un mot, celui de

    commodity . Celui-ci figure dans le titre de lessai et pratiquement chacune de ses pages.

    Comme lindique lauteur, le mot commodity dsigne tout bien ou service mis en circulation entre

    des partenaires, quelles que soient les modalits de la circulation (don, troc, change marchand, ou

    mme tribut, pillage, vol). Cette catgorie est donc beaucoup plus englobante que celle de

    marchandise qui, dans la langue franaise, dsigne des biens et des services mis en circulation

    dans le cadre de lchange marchand.

    Jinduirais donc un contresens si je traduisais systmatiquement commodity par marchandise

    sans autre forme de procs. Comme je lai indiqu dans mon texte sur Les politiques de la

    valeur , Appadurai se range lapproche dAnnette Weiner, pour qui le clivage le plus structurant

    des rapports humains tant sociaux quconomiques ne se situe pas entre deux formes de

    circulation des biens et des personnes savoir le don et le march , mais entre les biens

    inalinables dune part et les biens alinables dautre part, quelle que soit la forme prise par leur

    circulation. Comme on la vu dans mon article, cela tient lorganisation de la parent, et non

    lorganisation conomique. En bref, filiation (transmission verticale) et alliance matrimoniale

    (circulation horizontale) sont les deux dimensions fondamentales de ce que lon appelle maintenant

    le lien social , galit, et de manire systmique.

    Appadurai estime que la valeur des commodities se dtermine par la rencontre et la confrontation

    des dsirs des protagonistes dans lchange. Il en rsulte que toutes les commodities partagent

    certaines des caractristiques de la marchandise, que ce soit la comptitivit, lintrt, ou le calcul

    des sacrifices que chacune des parties en prsence est prte consentir pour que la circulation ait

    lieu. Il sensuit quau fil de largumentation dAppadurai, on assiste un glissement smantique du

    terme commodity. Au dbut de son essai, ce mot dsigne toute chose qui circule (bien, personne,

    service, etc.). A partir de la page 14, il dsigne toute chose mise en circulation pour autant quelle

    intgre certaines au moins des caractristiques de la marchandise.

    1 Le prsent essai, traduit par Jean-Pierre Warnier, constitue lintroduction de louvrage collectif publi sous la

    direction de A. Appdaurai, 1986, pp. 3-64.

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    Dans ma traduction, jai donc us dun expdient : au dbut de larticle, je transpose le mot

    commodity en commodit (ce qui est un abus de langage dont je suis conscient, puisque

    commodit traduit le mot anglais utilities et non celui de commodity). Ensuite, partir de la

    page 14, je le traduis par celui de marchandise qui colle de beaucoup plus prs au signifi

    construit par Appadurai. Dans la mesure o il annonce lensemble de largument dvelopp par

    lauteur au regard de la valeur des biens changeables, le titre original de son essai Commodities

    and the politics of value se traduit donc par Les marchandises et les politiques de la valeur (il

    faudrait dailleurs dire le politique ).

    Cet essai a un double objectif. Le premier est de donner un aperu des chapitres qui le

    suivent dans le prsent volume et den restituer le contexte. Le second est de proposer une

    perspective nouvelle sur la circulation des commodits dans la vie sociale. La substance de

    cette perspective peut tre prsente de la manire suivante : lchange conomique cre de la

    valeur. La valeur prend corps dans les commodits qui sont changes. Si lon se focalise

    sur les choses qui schangent plutt que sur les simples formes ou fonctions de lchange, il

    devient possible dargumenter en faveur de la thse que ce qui fait le lien entre lchange et la

    valeur, cest le politique conu au sens large. Cet argument, que je dveloppe dans le corps de

    cet essai, justifie que lon prtende que les commodits , de mme que les personnes,

    possdent une vie sociale2.

    On peut dfinir provisoirement les commodits comme des objets pourvus de valeur

    conomique. Au regard de ce que nous devrions entendre par valeur conomique, le guide le

    plus utile (bien que point tout fait standard) est Georg Simmel. Dans le premier chapitre de la

    Philosophie de largent3, Simmel rend compte systmatiquement de la manire dont la valeur

    conomique peut le mieux se dfinir. La valeur, pour Simmel, nest jamais une proprit

    inhrente aux objets, mais un jugement port sur eux par des sujets. Pourtant, la cl dune bonne

    comprhension de la valeur, selon Simmel, rside dans le fait que cette subjectivit nest que

    provisoire et nest en fait gure essentielle4 .

    Lorsquil explore ce terrain difficile, qui nest ni franchement subjectif ni tout fait

    objectif, et dans lequel la valeur merge et exerce ses fonctions, Simmel suggre que la

    difficult dacqurir les objets ne provient pas du fait que ce sont des objets de valeur, mais du

    fait que nous considrons comme objets de valeur ceux qui rsistent notre dsir de les

    acqurir5.

    2 En commenant par lchange, je suis conscient de prendre contre-courant une tendance rcente en anthropologie conomique, qui a conduit dplacer lattention sur la production dune part, et sur la consommation de lautre. Cette

    tendance tait une raction justifiable la proccupation excessive de lchange et de la circulation. Langle de la

    marchandise, cependant, promet dclairer des dbats sur ltude de lchange qui sont devenus fastidieux ou

    incorrigiblement abscons. 3 G. Simmel, Philosophie de largent, 1987 [1900].

    4 Ibid., p. 65.

    5 Ibid., p. 68.

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    En particulier, ce que Simmel appelle des objets conomiques existent dans un espace qui

    souvre entre le dsir pur et la jouissance immdiate, condition quil y ait quelque distance

    entre ces objets et la personne qui les dsire, et que cette distance puisse tre franchie. Cette

    distance est surmonte par et dans lchange conomique, dans lequel la valeur des objets est

    dtermine de manire rciproque. Cest--dire que le dsir que lon a dun objet est assouvi par

    le sacrifice dun autre objet, qui suscite son tour le dsir dun autre sujet. Un tel change de

    sacrifices constitue ce dont il sagit dans la vie conomique, et lconomie, en tant que forme

    sociale particulire, ne se rduit pas aux seules valeurs changes. Elle est principalement

    constitue par lchange de ces valeurs en tant que tel6 . La valeur conomique, pour Simmel,

    est produite par ce genre dchanges de sacrifices.

    Plusieurs arguments font suite cette analyse de la valeur conomique propose par

    Simmel. Le premier, cest que la valeur conomique nest pas une valeur en gnral mais une

    somme dtermine de valeur, qui rsulte de la commensurabilit de deux intensits de demande.

    La forme prise par cette commensurabilit est lchange accompli entre le sacrifice et le gain.

    Ainsi, ce nest pas lobjet conomique qui possde une valeur absolue rsultant de la demande

    qui le concerne, mais la demande, en tant quelle fonde lchange rel ou imaginaire, qui affecte

    lobjet dune certaine valeur. Cest lchange qui dfinit les paramtres de lutilit et de la

    raret, plutt que linverse, et cest lchange qui est source de valeur. La difficult de

    lobtenir, cest--dire ltendue du sacrifice quil faut consentir pour que lchange ait lieu, cest

    cela le moment proprement constitutif de la valeur, dont la raret ne donne que lapparence

    extrieure, la simple objectivation sous forme quantitative7. En un mot, lchange nest pas un

    sous-produit de lvaluation mutuelle des objets, mais sa source.

    Ces observations brillantes et rigoureuses posent le dcor de lanalyse de ce que Simmel

    considre comme linstrument le plus complexe de la conduite de lchange conomique la

    monnaie et de sa place dans la vie moderne. Mais on peut tirer les observations faites par

    Simmel dans une tout autre direction. Cette direction alternative, qui est illustre par la suite du

    prsent essai, exige que lon explore les conditions dans lesquelles les objets conomiques

    circulent sous diffrents rgimes de valeur, dans lespace et dans le temps. Dans le prsent

    volume8, plusieurs chapitres examinent des choses (ou des groupes de choses) spcifiques, en

    tant quelles circulent dans des milieux culturels et historiques spcifiques. Ce que proposent

    ces tudes, cest une srie de regards sur les manires dont le dsir et la demande, les sacrifices

    6 Ibid., p. 78.

    7 Ibid., p. 83.

    8 Cest--dire A. Appadurai (ed.), 1986.

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    rciproques et le pouvoir interagissent de manire crer de la valeur conomique dans des

    situations sociales spcifiques.

    Le sens commun des Occidentaux contemporains, construit sur diverses traditions

    historiques en philosophie, en droit et dans les sciences naturelles, tend opposer les mots et

    les choses . Bien que cela nait pas toujours t le cas, mme en Occident, ainsi que Marcel

    Mauss le notait dans son fameux Essai sur le don , la tendance lourde lpoque

    contemporaine invite considrer le monde des choses comme un monde inerte et muet, qui ne

    peut tre mis en mouvement et anim en fait connaissable que par des personnes et par leurs

    mots9. Pourtant, dans de nombreuses socits historiquement attestes, les choses nont pas t

    aussi coupes de la capacit des personnes agir, ni du pouvoir quont les mots de

    communiquer10

    . Le fait quune telle vision des choses nait pas disparu, mme dans les

    conditions du capitalisme industriel occidental, constitue lune des intuitions qui sous-tendent la

    fameuse discussion consacre par Marx au ftichisme de la marchandise dans Le Capital.

    Mme si notre approche des choses est ncessairement conditionne par lide quelles

    nont pas dautre signification que celles que les transactions, attributions et motivations

    humaines leur attribuent, le problme anthropologique qui se pose est que cette vrit formelle

    nclaire en rien la circulation concrte et historiquement atteste des choses. Pour clairer ce

    point, nous devons suivre les choses elles-mmes, car leurs significations sont inscrites dans

    leurs formes, leurs usages, leurs trajectoires. Ce nest que par le truchement de lanalyse de ces

    trajectoires que nous pouvons interprter les transactions et les calculs des humains qui donnent

    vie aux choses. Ainsi, mme si, dun point de vue thorique, les acteurs humains confrent leurs

    significations aux choses, dun point de vue mthodologique ce sont les choses-en-mouvement

    qui clairent leur contexte humain et social. Aucune analyse sociale des choses (que lanalyste

    soit un conomiste, un historien de lart ou un anthropologue) ne peut viter un niveau

    minimum de ce que lon pourrait appeler du ftichisme mthodologique. Si nous tournons

    nouveau notre attention vers les choses elles-mmes, ce ftichisme mthodologique apporte un

    correctif partiel la tendance de sociologiser lexcs les transactions sur les choses, tendance

    que nous devons Mauss, ainsi que Firth la not nagure11

    .

    9 Voir aussi sur ce point L. Dumont, 1980, pp. 229-230.

    10 Voir le chapitre de I. Kopytoff publi dans le collectif sous la direction de A. Appadurai (1986, pp. 64-94), The

    cultural biography of things : commoditization as process , traduit par J.-P. Warnier sous le titre La biographie

    culturelle des choses : la marchandisation comme processus , Journal des africanistes, 76 (1), 2006, pp. 217-248. 11

    Voir R. Firth, 1983. Voir aussi Alfred Schmidt (1971, p. 69) pour une critique comparable de la tendance

    idaliste des tudes marxistes, qui favorise lide que puisque Marx rduit toutes les catgories conomiques

    aux relations entre les tres humains, le monde est compos de relations et de processus, et non de choses matrielles

    et corporelles . Bien videmment, une adhsion imprudente ce point de vue peut conduire des exagrations de

    type vulgaire .

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    Les commodits , et les choses en gnral, ne prsentent pas le mme type dintrt

    pour les diffrentes catgories danthropologie. Elles constituent les premiers principes et le

    dernier recours des archologues. Elles sont la substance de la culture matrielle qui runit

    les archologues et divers spcialistes danthropologie culturelle. En tant quobjets pourvus de

    valeur, elles sont au cur de lanthropologie conomique, et ce qui nest pas la moindre des

    choses , en tant que mdiation du don, elles sont au cur de la thorie de lchange, et de

    lanthropologie sociale en gnral. Considrer les choses comme des commodits ouvre une

    porte dentre de grand intrt une prise en compte renouvele, dorientation smiologique, de

    la culture matrielle, nagure souligne et illustre dans une section spciale du Royal

    Anthropological Institute Newsletter12

    . Mais ce nest pas au bnfice des seuls anthropologues

    que les commodits revtent un intrt fondamental. Elles constituent galement un sujet

    dimportance vitale pour les spcialistes dhistoire sociale et conomique, pour les historiens de

    lart, et prenons garde de ne pas les oublier pour les conomistes, bien que chaque discipline

    puisse construire sa problmatique diffremment des autres. Ainsi les commodits

    reprsentent-elles un sujet sur lequel lanthropologie est susceptible davoir quelque chose

    offrir aux disciplines voisines, tout comme un sujet sur lequel elle a beaucoup apprendre de

    celles-ci.

    Les contributions runies dans ce volume13

    couvrent de vastes espaces historiques,

    ethnographiques et conceptuels, mais elles npuisent en aucun cas la relation quentretient la

    culture avec les commodits . Leurs auteurs sont cinq anthropologues, un archologue, et

    quatre spcialistes dhistoire sociale. Aucun conomiste ou historien de lart ny figure, bien

    que leurs points de vue ne soient en aucun cas laisss pour compte. Si quelques aires de

    civilisation majeures ne sont pas reprsentes (notamment la Chine et lAmrique latine), la

    couverture spatiale est nanmoins assez vaste. Mais si ces essais fondent leurs discussions sur

    une diversit de biens qui pique la curiosit, la liste des commodits qui ny sont pas

    discutes se rvlerait trs longue, dautant que leurs auteurs inclinent prendre en compte les

    biens spcialiss ou de valeur plutt que les marchandises primaires ou de gros . Enfin, la

    plupart sen tiennent aux biens plus quaux services, mme si, lvidence, ces derniers sont

    dimportants objets de marchandisation. Bien quaucune de ces omissions ne soit vnielle, je

    suggrerai dans la suite de cette rflexion que plusieurs dentre elles sont moins graves quil ny

    parat.

    12

    Voir D. Miller, 1983. 13

    Cest--dire A. Appadurai (ed.), 1986.

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    Les cinq sections du prsent chapitre sont consacres aux tches suivantes. La premire,

    sur lesprit des commodits , est un exercice critique de dfinition, dont largument consiste

    dire que les commodits , comprises correctement, ne sont pas le monopole des conomies

    modernes et industrielles. La suivante, sur les parcours et les dtournements , discute des

    stratgies (tant individuelles quinstitutionnelles) qui font de la valeur un processus

    politiquement mdiatis. La section suivante, sur le dsir et la demande , tablit un lien entre

    les configurations de circulation des commodits court et long terme, afin de montrer

    que la consommation est sujette au contrle social et la redfinition politique. La dernire

    section, substantielle, sur la relation entre la connaissance et les marchandises , semploie

    dmontrer que les politiques de la valeur sont, dans bien des contextes, des politiques de la

    connaissance. La section qui conclut le tout ramne largumentation au politique comme niveau

    de mdiation entre change et valeur.

    Lesprit des commodits

    Presque tout le monde admettra quune commodit est une chose fondamentalement

    socialise. Cela pose la question de dfinition suivante : en quoi consiste sa socialit ? La

    rponse du puriste, que, par routine, nous attribuons Marx, est quune commodit (sous la

    forme de la marchandise) est un produit fait principalement pour lchange, et que de tels

    produits mergent, par dfinition, dans les conditions institutionnelles, psychologiques et

    conomiques du capitalisme. Des dfinitions moins puristes considrent les commodits

    comme des biens destins lchange quelle que soit la forme prise par celui-ci. La dfinition

    puriste ferme le questionnement prmaturment. Les dfinitions plus lches menacent de

    confondre la commodit avec le don et bien dautres catgories de choses. Dans la prsente

    section, par le biais dune critique de la comprhension marxienne de la marchandise, je

    suggrerai que les commodits sont des choses dotes dun type particulier de potentiel

    social, et que lon peut les distinguer des produits , objets , biens , artefacts , ainsi

    que dautres catgories de choses mais seulement sous certains aspects et dun certain point de

    vue. Si mon argument tient la route, il sensuit quil est utile, au regard des dfinitions, de

    considrer que la commodit se rencontre dans une trs grande diversit de socits (bien

    quavec une intensit et une visibilit spciales dans les socits capitalistes modernes), et quil

    existe une convergence inattendue entre Marx et Simmel son sujet.

    La discussion la plus labore et la plus stimulante de lide de marchandise apparat dans

    le Livre I, section I, du Capital de Marx, bien que cette ide ait t communment partage, au

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    XIXe sicle, par les ouvrages dconomie politique. Lanalyse du concept de marchandise reprise

    par Marx frais nouveaux constituait une pice centrale de sa critique de lconomie politique

    bourgeoise, et un pivot dans la transition entre ses analyses antrieures du capitalisme14

    et

    lanalyse aboutie dveloppe plus tard dans Le Capital. De nos jours, la centralit conceptuelle

    de lide de marchandise a cd la place la conception noclassique et marginaliste de

    biens , et le terme de marchandise nest utilis par lconomie noclassique que pour

    dsigner une sous-catgorie particulire de biens primaires, de sorte quelle ne remplit plus

    aucun rle analytique central. Bien entendu, cela nest pas le cas des approches marxiennes en

    conomie et en sociologie, ni des approches no-ricardiennes (comme celle de Piero Sraffa),

    dans lesquelles lanalyse de la marchandise joue encore un rle thorique central15

    .

    Mais, dans la plupart des analyses modernes de lconomie (en dehors de lanthropologie),

    le sens du mot marchandise sest rtrci pour ne plus reflter quune partie de lhritage de

    Marx et des premiers thoriciens de lconomie politique. Cest--dire que, dans la plupart des

    usages contemporains, les marchandises sont des catgories spciales de biens manufacturs (ou

    de services) associes exclusivement au mode de production capitaliste et napparaissant ds

    lors que l o le capitalisme a pntr. Ainsi, mme dans les dbats en cours sur la proto-

    industrialisation16

    , la question nest pas de savoir si les marchandises sont associes au

    capitalisme, mais si certaines configurations techniques et organisationnelles associes au

    capitalisme sont exclusivement dorigine europenne. Les marchandises sont en gnral perues

    comme des reprsentations matrielles typiques du mode de production capitaliste, mme

    lorsquelles sont qualifies de petites et que leur contexte est dcrit comme celui dun

    capitalisme en gestation .

    Il est clair cependant que, ce faisant, on ne fait appel qu une seule composante de la

    comprhension quavait Marx lui-mme de la nature de la marchandise. Le traitement de la

    marchandise dans les quelque cent premires pages du Capital est peut-tre lune des parties les

    plus difficiles, contradictoires et ambigus du corpus marxien. Marx commence par donner une

    dfinition extrmement large de la marchandise : La marchandise est dabord un objet

    extrieur, une chose qui, par ses proprits, satisfait des besoins humains de nimporte quelle

    espce17

    . Cette dfinition progresse alors dialectiquement au fil dune srie de dfinitions plus

    troites, qui permettent llaboration graduelle de lapproche marxienne fondamentale de la

    valeur dusage et de la valeur dchange, du problme de lquivalence, de la circulation et de

    lchange des produits, et de limportance de largent. Cest en laborant cette analyse de la

    14

    Voir en particulier K. Marx, 1965a. 15

    Voir P. Straffa, 1960 ; D. Seddon, 1978. 16

    Voir par exemple F. Perlin, 1983. 17

    K. Marx, 1965b, pp. 561-562.

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    relation entre la forme marchandise et la forme montaire que Marx peut alors tablir la

    fameuse distinction entre les deux formes de circulation marchande (marchandise-argent-

    marchandise et argent-marchandise-argent), la seconde rsumant la formule gnrale du capital.

    Dans le cours de ce mouvement analytique, les marchandises en viennent tre intimement

    mles largent, un march impersonnel, et la valeur dchange. Mme sous la forme

    simple de la circulation (lie la valeur dusage), les marchandises sont mises en rapport les

    unes avec les autres par la capacit de commensurabilit que possde la monnaie. De nos jours,

    le lien qui rattache les marchandises aux formes sociales de lchange, postindustrielles et

    financires, est considr en gnral comme allant de soi, y compris par ceux qui, sous dautres

    aspects, ne prennent pas Marx au srieux.

    Cependant, dans les crits mmes de Marx, on trouve les bases dune approche des

    commodits beaucoup plus large et bien plus utile dun point de vue interculturel et

    historique, dont lesprit steint malheureusement ds que Marx senlise dans les dtails en

    analysant le capitalisme industriel du XIXe sicle. Si lon sen tient la premire formulation du

    problme, pour quun homme puisse produire des commodits plutt que de simples

    objets , il lui faut produire des valeurs dusage pour dautres humains, des valeurs dusage

    sociales18

    . Cette ide fit lobjet dune glose de la part dEngels, sous la forme dune parenthse

    quil insra dune manire intressante dans le texte de Marx, et qui figure dans ldition

    anglaise de 1971 : Pour quun produit devienne commodit, il faut quil soit transmis une

    autre personne, qui il servira en tant que valeur dusage, et cela par le moyen dun

    change19

    . Bien quEngels se soit content de cette mise au point, Marx poursuit son

    raisonnement en produisant une srie de distinctions trs complexes (et ambigus) entre

    produits et commodits . Mais, des fins anthropologiques, le passage-cl mrite dtre cit

    in extenso :

    Le produit du travail a, dans nimporte quel tat social, valeur dusage ; mais ce ne fut qu une

    poque dtermine dans le dveloppement historique dune socit, que le produit du travail se

    transforme en marchandise. Cest celle o le travail dpens dans la production des objets utiles

    revt le caractre dune qualit inhrente ces choses, leur valeur. Le produit du travail acquiert la

    forme marchandise ds que sa valeur acquiert la forme de la valeur dchange, oppose sa forme

    naturelle, ds que par consquent il est reprsent comme lunit dans laquelle se fondent ces

    contrastes. Il suit de l que la forme simple que revt la valeur de la marchandise est aussi la forme

    18

    Ibid., p. 562. 19

    K. Marx, 1971, p. 48.

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    primitive dans laquelle le produit du travail se prsente comme marchandise et que le

    dveloppement de la forme marchandise marche du mme pas que celui de la forme valeur20

    .

    Anne Chapman21

    a not la difficult que lon prouve distinguer laspect logique de cet

    argument de son aspect historique. Je vais bientt revenir sur cette remarque. Dans lextrait du

    Capital cit ci-dessus, le passage du produit la commodit est discut du point de vue

    historique. Mais la solution du problme demeure hautement schmatique, et il savre difficile

    de la cerner ou de la tester de manire quelque peu convaincante.

    Le fait est que Marx se trouvait encore emprisonn dans deux aspects de lpistm du

    milieu du XIXe sicle : dabord, il ntait pas possible de concevoir lconomie hors de la

    rfrence la problmatique de la production22

    ; ensuite, la tendance la production de

    marchandises tait prsente comme volutive, unidirectionnelle et historique. En consquence,

    les marchandises existaient ou nexistaient pas, et elles consistaient en produits dune espce

    particulire. Chacun de ces prsupposs doit tre corrig.

    En dpit de ces limitations pistmiques, Marx23

    note dans sa fameuse discussion du

    ftichisme de la marchandise, comme il le fait ailleurs dans Le Capital, que la marchandise, en

    rgime de production bourgeois, nmerge pas tout quipe du produit mais apparat une date

    prcoce dans lhistoire, cependant pas de la manire prdominante et caractristique que lon

    constate aujourdhui. Bien que lexploration des difficults de la pense marxienne sur les

    conomies non montarises, non tatises et prcapitalistes dpasse les objectifs du prsent

    essai, on peut noter que Marx a laiss la porte ouverte lexistence de commodits , au

    moins sous une forme primitive, dans de nombreux types de socits.

    La stratgie que je propose au regard de ces questions de dfinition consiste retourner

    une interprtation de lamendement apport par Engels la dfinition large fournie par Marx,

    qui met laccent sur la production de valeur dusage lintention dautres humains. Elle

    converge avec linsistance de Simmel sur lchange comme source de valeur conomique.

    Commenons par lide quune commodit est constitue de toute chose destine tre

    change. Cela nous dgage de la proccupation exclusive envers le produit , la

    production , et lintention originelle ou dominante du producteur , et nous permet de

    concentrer notre attention sur la dynamique de lchange. A des fins comparatistes, la question

    devient alors non pas quest-ce quune commodit ? mais plutt quel genre dchange

    lchange de commodits reprsente-t-il ? . Ici, et dans le cadre de notre effort pour mieux

    20

    K. Marx, 1965b, pp. 592-593. 21

    A. Chapman, 1980. 22

    Voir J. Baudrillard, 1973. 23

    K. Marx, 1965b, pp. 604-619.

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    dfinir les commodits , il nous faut nous proccuper de deux sortes dchanges qui sont

    opposs de manire conventionnelle lchange marchand. Le premier est le troc (quelque

    chose que lon dsigne comme un change direct), lautre est lchange de dons. Commenons

    par le troc.

    Le troc comme forme dchange a t analys nagure par Anne Chapman24

    dans un essai

    qui, entre autres choses, conteste lanalyse de Marx lui-mme sur la relation entre lchange

    direct et lchange marchand. En combinant certains aspects de plusieurs dfinitions courantes

    du troc (celle de Chapman incluse), je suggrerais que le troc est un change dobjets les uns

    contre les autres en labsence de toute rfrence largent et avec une rduction aussi pousse

    que possible des cots de transaction sociaux, culturels, politiques ou personnels. Le premier

    critre distingue le troc de lchange marchand au sens strictement marxien du terme, et le

    second de lchange par don selon pratiquement toutes ses dfinitions.

    Chapman a raison daffirmer que, pour autant que lon prenne au srieux la thorie

    marxienne de la valeur, son traitement du troc pose des problmes thoriques et conceptuels

    insolubles25

    , car Marx postule que le troc prend la forme de lchange direct dun produit

    (x valeur dusage de A = y valeur dusage de B). Mais cette vision marxiste du troc, quels que

    soient les problmes quelle soulve au regard dune thorie marxiste de lorigine de la valeur

    dchange, prsente la vertu de bien saccorder avec la proposition la plus convaincante de

    Chapman savoir que le troc, comme forme dchange dominante aussi bien que

    subordonne, se pratique dans un trs large spectre de socits. Chapman critique Marx au motif

    quil insre la marchandise dans le troc, alors quelle-mme souhaite les sparer clairement au

    motif que les marchandises impliquent lusage dobjets-monnaie (et par consquent de valeur

    travail congele ), et pas seulement de monnaie en tant quunit de compte et instrument de

    mesure des quivalences. Lchange marchand, pour Chapman, ne se rencontre que quand un

    objet-monnaie intervient dans lchange. Le troc, dans son modle, excluant une telle

    intervention, lchange marchand et le troc sont compltement distincts dun point de vue

    formel, bien quils puissent coexister dans certaines socits26

    .

    Dans la critique quelle adresse Marx, me semble-t-il, Chapman adopte une vue indment

    restrictive du rle de la monnaie dans la circulation marchande. Bien que Marx ait rencontr des

    difficults dans sa propre analyse de la relation entre troc et change marchand, il avait raison

    de voir, comme le fit Polanyi, quil y avait une communaut desprit entre le troc et lchange

    marchand capitaliste, une communaut lie (dans cette manire de voir) la nature de ces deux

    24

    A. Chapman, 1980. 25

    Ibid., pp. 68-70. 26

    Ibid., pp. 67-68.

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    formes dchange, qui est centre sur lobjet, relativement impersonnelle, et asociale. Dans les

    diverses formes simples de troc, nous constatons un effort pour changer les choses sans subir

    les contraintes de la socialit dune part, et les complications de la monnaie de lautre. Le troc,

    dans le monde contemporain, est en croissance : on estime quaux seuls Etats-Unis il porte sur

    12 milliards de dollars de biens et de services par an. Le troc international (sirop PepsiCo contre

    vodka russe ; Coca-Cola contre cure-dents corens et porte-couteaux bulgares par exemple) se

    dveloppe dans le cadre dune conomie alternative complexe. Dans de telles situations, le troc

    est un palliatif au nombre croissant dobstacles qui sopposent et la finance et au commerce

    internationaux, et joue un rle spcifique dans lconomie densemble. Le troc, comme forme

    de commerce, relie ainsi des changes de commodits dans des contextes sociaux,

    techniques et institutionnels trs diffrents les uns des autres. On peut donc le considrer

    comme une forme spciale dchange marchand dans laquelle, pour toutes sortes de raisons,

    largent ne joue aucun rle, ou bien trs indirect (comme simple unit de compte). Une telle

    dfinition du troc rend difficile de trouver une socit humaine dans laquelle lchange

    marchand serait compltement dpourvu de pertinence. Le troc se montre comme la forme

    dchange de marchandises o la circulation des choses est la plus dconnecte des normes

    sociales, politiques ou culturelles. Pourtant, partout o nous disposons de donnes, la

    dtermination de ce qui peut tre troqu, o, quand, et par qui, ainsi que ce qui pousse

    demander les biens des autres sont une affaire de socit. Il existe une tendance profonde

    considrer cette rgulation sociale comme une ralit largement ngative, telle enseigne que

    lon estime souvent que le troc, dans les socits de face--face et dans les priodes historiques

    anciennes, sest cantonn aux relations entre communauts plutt quentre membres dune

    mme communaut. Selon ce modle, le troc se pratiquerait en raison inverse des relations

    sociales et le commerce extrieur, par extension, aurait prcd le commerce intrieur27

    .

    Mais nous disposons de bonnes raisons empiriques et mthodologiques de mettre en cause cette

    vision des choses.

    Lide selon laquelle le commerce, dans les conomies non montises et prindustrielles,

    est considr comme antisocial du point de vue des communauts de face--face, et reste donc

    cantonn aux interactions avec des trangers, a pour contrepartie troite lide selon laquelle

    lesprit du don et celui de la marchandise seraient profondment opposs. Dans cette

    perspective, lchange de don et lchange marchand sont fondamentalement contrasts et

    sexcluent mutuellement. Bien que lon ait assist rcemment quelques tentatives importantes

    27

    Voir M. Sahlins, 1972.

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    pour estomper lopposition exagre entre Marx et Mauss28

    , la tendance voir ces deux

    modalits de lchange comme fondamentalement opposes lune lautre demeure un trait

    marquant du discours anthropologique29

    .

    Lexagration et la rification du contraste entre don et marchandise dans les crits

    anthropologiques puisent de nombreuses sources. Au nombre de celles-ci, on trouve la

    tendance entretenir une vision romantique des socits de face--face ; assimiler la valeur

    dusage (au sens de Marx) avec la Gemeinschaft (au sens de Tnnies) ; oublier que les socits

    capitalistes, tout comme les autres, oprent selon des configurations culturelles. Mais aussi

    linclination marginaliser et sous-estimer les traits calculateurs, impersonnels et dambition

    personnelle dans les socits non capitalistes. Ces tendances, leur tour, sont le produit dune

    vision simplifie de lopposition entre Mauss et Marx, laquelle, ainsi que Keith Hart30

    la

    suggr, passe ct des aspects importants quils ont en commun.

    Les dons, et lesprit de rciprocit, de sociabilit et de spontanit dans lequel ils sont

    typiquement changs sont en gnral radicalement opposs lesprit de profit, gocentr et

    calculateur, qui enflamme la circulation des marchandises. De plus, l o les dons relient les

    choses aux personnes et enchssent le flux des choses dans le flux des relations sociales, on

    considre que les marchandises reprsentent lattraction largement dgage des contraintes

    morales et culturelles quprouvent les biens les uns pour les autres. Ce serait une tendance

    mdiatise par largent et non par la socialit. Plusieurs contributions du prsent volume, ainsi

    que largument que je dveloppe ici, sont destines montrer en quoi cette srie de contrastes

    est simplificatrice et surfaite. Pour linstant, cependant, je me contenterai de mettre en avant une

    qualit importante que partagent lchange de dons et la circulation des marchandises.

    La manire dont je vois lesprit de lchange de dons doit beaucoup Bourdieu, qui a

    tendu un aspect de lanalyse maussienne du don jusque-l sous-utilis31

    , et qui souligne

    certains parallles entre les stratgies de lchange de dons et des pratiques plus ostensiblement

    conomiques . Largument de Bourdieu, qui accentue les dynamiques temporelles du don,

    propose une analyse perspicace de lesprit quont en commun le don et la circulation

    marchande, et qui les sous-tend.

    Sil est vrai que lintervalle de temps interpos est ce qui permet au don ou au contre-don

    dapparatre et de sapparatre comme autant dactes inauguraux de gnrosit, sans pass ni avenir,

    cest--dire sans calcul, on voit quen rduisant le polythtique au monothtique lobjectivisme

    28

    Voir K. Hart 1982, et S. J. Tambiah, 1984. 29

    Ainsi chez L. Dumont, 1980 ; L. Hyde, 1979 ; C. A. Gregory, 1982 ; M. Sahlins, 1972 ; M. Taussig, 1980. 30

    K. Hart, 1982. 31

    P. Bourdieu, 1972 ; M. Mauss, 1923.

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    anantit la vrit de toutes les pratiques qui, comme lchange de dons, tendent ou prtendent

    suspendre pour un temps lexercice de la loi de lintrt. Parce quil dissimule, en ltalant dans le

    temps, la transaction que le contrat rationnel resserre dans linstant, lchange de dons est le seul

    mode de circulation des biens tre sinon pratiqu, du moins pleinement reconnu, en des socits

    qui, selon le mot de Lukacs, nient le sol vritable de leur vie et qui, comme si elles ne voulaient et

    ne pouvaient confrer aux ralits conomiques leur sens purement conomique, ont une conomie

    en soi et non pour soi32

    .

    Ce traitement de lchange de dons comme forme particulire de la circulation des

    commodits procde de la critique faite par Bourdieu non seulement des traitements

    objectivistes de laction sociale, mais aussi de lespce dethnocentrisme qui suppose une

    dfinition trs troite de lintrt conomique, et qui est elle-mme un produit historique du

    capitalisme33

    . Bourdieu suggre que les pratiques ne cessent pas dobir au calcul conomique

    lors mme quelles donnent toutes les apparences du dsintressement parce quelles chappent

    la logique du calcul intress (au sens restreint) et quelles sorientent vers des enjeux non

    matriels et difficilement quantifiables34

    .

    Cette suggestion converge selon moi, bien que sous un angle lgrement diffrent, avec les

    propositions de Tambiah, Baudrillard, Sahlins, et Douglas et Isherwood35

    , qui sont autant

    defforts destins redonner une dimension culturelle des socits que lon reprsente trop

    souvent de manire simplificatrice comme des conomies au sens plein du terme, et rendre

    une dimension calculatrice des socits que lon dcrit trop souvent, de manire galement

    simplifie, comme un ensemble de solidarits rduites leur plus simple expression. La

    difficult dune analyse interculturelle des commodits rside en partie dans le fait que,

    comme dans dautres domaines de la vie sociale, lanthropologie est dualiste lexcs : eux et

    nous ; matrialistes ou religieux ; objectification des personnes versus

    personnification des choses ; change marchand versus rciprocit , et ainsi de suite.

    Ces oppositions parodient les ples opposs et rduisent artificiellement la diversit humaine.

    Lun des symptmes de ce problme fut une conception excessivement positiviste de la

    32

    P. Bourdieu, 1972, p. 228. 33

    Lusage des termes d intrt et de calcul , je men rends bien compte, soulve dimportants problmes pour

    ltude comparative de lvaluation, de lchange, du commerce et du don. Bien que le danger dexporter des

    modles et des prsupposs utilitaristes (ainsi que leurs proches parents, tels lconomisme et lindividualisme euro-

    amricain) soit srieux, il est galement tendancieux de rserver lhomme occidental le droit dtre intress

    dans le donnant-donnant de la vie matrielle. Ce quil faudrait, et qui nexiste pas encore, sauf ltat embryonnaire

    (cf. Medick et Sabean 1984), cest un cadre pour ltude comparative des conomies dans lequel la variabilit

    culturelle du soi , de la personne et de l individu (daprs Geertz et Dumont) sallierait une tude

    comparative du calcul (daprs Bourdieu) et de lintrt (daprs Sahlins). Ce nest quaprs le dveloppement dun

    tel cadre que nous serons capables dtudier les motivations, les instruments, le telos et lethos de lactivit

    conomique dune manire authentiquement comparative. 34

    P. Bourdieu, 1972, p. 235. 35

    S. J. Tambiah, 1984 ; J. Baudrillard, 1968, 1972, 1973 ; M. Sahlins, 1976 ; M. Douglas et B. Isherwood, 1981.

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    marchandise, comme si ctait une certaine sorte de chose, restreignant ainsi le dbat la

    question de savoir quelle sorte de chose ce pouvait bien tre. Mais, si lon veut comprendre ce

    quil y a de distinctif dans lchange marchand, vouloir le distinguer clairement aussi bien du

    troc dune part que de lchange de dons dautre part na pas de sens. Ainsi que Simmel36

    le

    suggre, il est important de voir la dimension de calcul qui parcourt toutes ces formes

    dchange, mme si celles-ci varient dans la forme et lintensit de la socialit qui leur est

    associe. Reste maintenant caractriser lchange marchand par une approche comprhensive

    en termes de processus.

    Considrons les marchandises comme des choses en situation situation susceptible de

    caractriser bien des sortes de choses, diffrentes tapes de leurs vies sociales. Cela signifie

    que lon va examiner le potentiel de marchandisation de toutes les choses plutt que de chercher

    en vain un principe de distinction magique entre les marchandises et les autres catgories de

    choses. Cela suppose galement de rompre clairement avec la conception marxienne de la

    marchandise domine par le processus de production, et de focaliser son attention sur la

    trajectoire totale de la chose, de la production la consommation en passant par lchange et la

    distribution.

    Mais comment dfinir la situation de marchandisation ? Je propose de dfinir la situation

    de marchandisation dans la vie sociale de toute chose comme la situation dans laquelle le

    fait dtre changeable (au pass, au prsent ou au futur) contre une autre chose constitue la

    caractristique sociale la plus pertinente. De plus, la situation de marchandisation, ainsi dfinie,

    est susceptible dtre dcompose comme suit : 1) la phase marchande de la vie sociale de toute

    chose ; 2) la candidature de toute chose la marchandisation ; 3) le contexte marchand dans

    lequel toute chose est susceptible dtre place. Chacun de ces aspects de la marchandi-sit

    mrite des explications.

    Lide dune phase-marchandise dans la vie sociale dune chose est une manire de

    condenser lintuition centrale de limportante contribution publie par Igor Kopytoff dans le

    prsent volume37

    , dans laquelle on voit certaines choses entrer dans ltat de marchandise et en

    sortir. Jaurai dautres commentaires faire sur cette approche biographique des choses dans la

    prochaine section, mais nous pouvons ds prsent noter que les choses sont susceptibles

    dentrer dans ltat de marchandise et den sortir, que de tels mouvements peuvent tre lents ou

    rapides, rversibles ou dfinitifs, conformes aux normes ou dviants38

    . Bien que la dimension

    biographique de certaines choses (tels lhritage, les timbres de collection, les antiquits) soit

    36

    G. Simmel, 1987, pp. 78-79 37

    I. Kopytoff, in A. Appadurai, 1986, pp. 64-91. 38

    G. Simmel (1987), dans un contexte tout diffrent, anticipe sur lide que les choses entrent dans ltat de

    marchandises et en sortent, et note le pedigree aristotlicien de cette notion.

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    plus vidente que dans dautres cas (comme celui des profils en acier, du sel ou du sucre), cet

    lment nest jamais compltement dpourvu de pertinence.

    La candidature des choses la marchandise est moins affaire de temporalit que de

    concept, et fait rfrence aux standards et critres (symboliques, classificatoires et moraux) qui

    dfinissent lchangeabilit des choses dans un contexte social et historique particulier. Au

    premier abord, on pourrait gloser au mieux sur cet aspect en le considrant comme le cadre

    culturel dans lequel les choses sont classes. Cest une proccupation centrale de la contribution

    de Kopytoff au prsent volume39

    . Et pourtant, cette glose cache diverses dimensions complexes.

    Certes, dans la plupart des socits stables, il est possible de dcouvrir une structure

    taxonomique qui quadrille le monde des choses, agglomrant ensemble certaines dentre elles,

    introduisant des sparations entre dautres, attachant certaines significations et valeurs ces

    regroupements, et fournissant la base des rgles et pratiques gouvernant la circulation de ces

    objets. Au regard de lconomie (cest--dire de lchange), Paul Bohannan40

    rend compte des

    sphres dchange parmi les Tiv dans ce qui demeure un exemple-princeps de ce type

    dencadrement des changes. Mais il existe deux sortes de situations dans lesquelles les

    standards et les critres gouvernant lchange sont si attnus quils semblent virtuellement

    absents. Le premier est le cas des transactions qui prennent place travers les barrires

    culturelles, dans lesquelles le seul accord porte sur le prix (exprim ou non en argent) et sur un

    jeu minimum de conventions concernant la transaction elle-mme41

    . Lautre cas est celui des

    changes intraculturels dans lesquels, en dpit dun vaste univers de conventions partages, un

    change spcifique se base sur des apprciations profondment divergentes de la valeur de

    lobjet chang. Le meilleur exemple de telles divergences intraculturelles sur la valeur

    sobserve dans les situations dpreuves extrmes (telles que la famine ou la guerre), quand on

    procde des changes dont la logique a peu de rapport avec la commensurabilit des sacrifices

    consentis de part et dautre. Ainsi, un Bengali qui abandonne sa femme la prostitution en

    change dun repas ou une femme turkana qui vend les lments les plus significatifs de ses

    bijoux personnels pour une semaine de nourriture sengagent dans des transactions qui peuvent

    sembler lgitimes dans des circonstances extrmes, mais seraient peine considres comme

    praticables dans le cadre labor des valuations ordinairement partages entre acheteurs et

    39

    A. Appadurai (ed.), 1986. 40

    P. Bohannan, 1955. 41

    Gray (1984) propose une excellente discussion, galement influence par Simmel, des divergences de valeur qui

    sont susceptibles de faonner la nature des changes travers les barrires culturelles. Son tude des ventes aux

    enchres de moutons la frontire anglo-cossaise est aussi une riche illustration ethnographique de ce que jai

    appel des tournois de valeur.

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    vendeurs. Une autre manire de caractriser de telles situations consiste dire que, dans de tels

    contextes, la valeur et le prix en sont venus tre compltement dconnects.

    Ainsi que Simmel42

    la soulign, du point de vue de lindividu et de sa subjectivit, tous les

    changes sont galement susceptibles de renfermer ce type de divergence entre les sacrifices de

    lacheteur et ceux du vendeur divergences mises en gnral de ct du fait des innombrables

    conventions relatives lchange qui sont effectivement respectes par les deux parties. Nous

    pouvons ainsi parler du cadre culturel qui dfinit la candidature des choses la marchandise,

    mais nous devons garder prsent lesprit le fait que certaines situations dchange tant inter-

    quintraculturelles se caractrisent par un ensemble de standards de valeurs moins profondment

    partags que dautres. En consquence, je prfre me servir du terme de rgimes de valeur ,

    qui nimplique pas que chaque acte dchange marchand prsuppose un partage complet des

    rfrents culturels, mais plutt que le degr de cohrence de la valeur puisse tre hautement

    variable dune situation lautre, et dune marchandise lautre. En ce sens, dans un change

    marchand particulier, un rgime de valeur est susceptible dentrer en cohrence tant avec des

    standards trs levs quavec des standards bas reconnus par les parties concernes. De tels

    rgimes de valeur rendent compte de la constante transcendance du flux des marchandises par

    rapport aux barrires culturelles, supposer que la culture soit un systme de significations

    localis et dlimit.

    Enfin, le contexte de la marchandisation fait rfrence la diversit des arnes sociales,

    lintrieur des units culturelles ou entre elles, qui facilitent le couplage entre la candidature

    dune chose la marchandise dune part et la phase-marchandise de sa carrire dautre part.

    Ainsi, dans de nombreuses socits, les transactions de mariage sont susceptibles de produire le

    contexte dans lequel les femmes sont le plus intensment considres comme des valeurs

    dchanges, et de la manire la plus approprie. Les transactions avec des trangers sont

    susceptibles de produire des contextes propices la marchandisation de choses qui sont par

    ailleurs protges contre la marchandisation. Les enchres accentuent la dimension marchande

    des objets (comme les tableaux) dune manire qui pourrait paratre profondment inapproprie

    dans dautres contextes. Le cadre du bazar a toute chance dencourager les flux marchands,

    comme le cadre domestique de les dcourager. La diversit de tels contextes, lintrieur des

    socits et entre elles, cre un lien entre lenvironnement social de la marchandise et son tat

    symbolique et temporel. Ainsi que je lai dj suggr, le contexte marchand, en tant que fait

    social, est susceptible de rassembler des acteurs provenant de systmes culturels fort diffrents

    les uns des autres, qui nont en commun quun strict minimum de conventions concernant les

    42

    G. Simmel, 1987.

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    objets en question (dun point de vue conceptuel), et qui ne saccordent gure que sur les termes

    de lchange. Le phnomne du prtendu change muet43

    est lexemple le plus vident de

    larticulation minimum entre les dimensions sociales et culturelles de lchange marchand44

    .

    Ainsi la marchandisation se situe-t-elle lintersection complexe de facteurs temporels,

    culturels et sociaux. Dans une socit donne, selon la frquence avec laquelle certaines choses

    se trouvent tre dans une phase marchande, correspondre aux critres de candidature la

    marchandise et apparatre dans un contexte marchand, ces choses constituent la quintessence de

    ses marchandises. En fonction du degr de frquence avec lequel de nombreuses choses, ou la

    plupart de celles-ci, rpondent ces critres, la socit sera considre comme fortement

    marchandise ou non. Dans les socits capitalistes modernes, on peut affirmer sans risque de se

    tromper quun plus grand nombre de choses sont susceptibles de passer par une phase

    marchande au cours de leur carrire, quun plus grand nombre de contextes deviennent des

    contextes marchands lgitimes, et que les critres de candidature la marchandise embrassent

    une part plus importante du monde des choses que dans les socits non capitalistes. Par

    consquent, bien que Marx ait eu raison de considrer que le capitalisme industriel moderne

    produit le type de socit le plus intensivement marchandis, la comparaison entre socits au

    regard du degr de marchandisation serait une affaire dune grande complexit si lon sen

    tenait aux dfinitions que jai adoptes. Jutiliserai donc le terme de marchandise dans la

    suite de cet essai pour dsigner les choses qui, dans une certaine phase de leur carrire, et dans

    des contextes particuliers, remplissent les critres de candidature la marchandise. Keith Hart45

    a propos nagure une analyse de limportance croissante de lhgmonie marchande dans le

    monde. Cette analyse saccorde avec lapproche que je prconise, la diffrence que la

    marchandisation est considre ici comme un processus diffrenci (affectant de manire

    diffrentielle des questions de phase, de contexte et de catgorisation) et que le mode capitaliste

    de marchandisation est vu en interaction avec des myriades dautres forme sociales

    vernaculaires de marchandisation.

    Au point o nous en sommes, il est utile de procder trois ensembles supplmentaires de

    distinction entre marchandises (il y en aura dautres plus loin dans cet essai). La premire est

    une application modifie dune distinction tablie lorigine par Jacques Maquet en 1971 au

    regard des productions artistiques46

    . Elle rpartit les marchandises en quatre types : 1) les

    marchandises par destination, cest--dire les objets principalement destins lchange par

    43

    Dans lequel les protagonistes dposent les biens changs en un lieu convenu, sans se voir ni se rencontrer (NdT). 44

    J. A. Price, 1980. 45

    K. Hart, 1982. 46

    Je suis ici redevable Graburn (1976) et lusage quil fait de la terminologie originale de Maquet dans sa

    classification de lart ethnique et pour touristes, qui a inspir ladaptation que jen fais.

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    leurs producteurs ; 2) les marchandises par mtamorphose, qui sont des choses faites pour

    dautres usages et mises en tat de marchandises ; 3) un cas spcialement net de marchandise

    par mtamorphose tant constitu par les marchandises par dtournement, cest--dire des

    objets changs en marchandises bien quoriginellement protgs de cet tat ; et 4) les ex-

    marchandises, cest--dire les choses retires, de manire temporaire ou permanente, de ltat

    de marchandise et places dans tel ou tel autre tat. Il convient galement de distinguer les

    marchandises singulires de celles qui sont homognes , afin de sparer les marchandises

    dont la candidature ltat de marchandise est prcisment une affaire de caractristiques de

    classement (un profil dacier parfaitement standardis, qui, en pratique, ne peut tre confondu

    avec un autre profil), de celles dont la candidature procde de leur singularit lintrieur

    dune certaine classe (un Manet plutt quun Picasso ; ou un Manet plutt quun autre). Il existe

    aussi une distinction, en rapport avec la prcdente mais qui ne se confond pas avec elle, entre

    marchandises primaires et secondaires ; biens de premire ncessit ou de luxe ; et ce que

    jappellerais des marchandises mobiles par opposition celles qui sont enclaves. Cela dit, tous

    les efforts tendant dfinir les marchandises sont vous la strilit, moins quils nclairent

    les marchandises en mouvement. Tel est lobjectif de la section suivante.

    Parcours et dtournements

    On se reprsente souvent les marchandises comme les produits de rgimes de production

    mcaniques gouverns par les lois de loffre et de la demande. Dans la prsente section, jespre

    pouvoir montrer partir de certains exemples ethnographiques que tout flux de marchandises,

    quelle que soit la situation, est un compromis changeant entre des parcours socialement rguls,

    et des dtournements suscits par la comptition.

    Ainsi que le souligne Igor Kopytoff, on peut utilement considrer que les marchandises

    possdent des histoires de vie. Selon cette vision des choses en termes de processus, la phase

    marchande de lhistoire de vie dun objet npuise pas sa biographie ; elle est culturellement

    rgule ; et son interprtation est plus ou moins ouverte des manipulations individuelles. De

    plus, comme le remarque aussi Kopytoff, la question de savoir quelles sortes de biographies

    correspondent quelles sortes dobjets est plus une affaire de comptition sociale et de got

    individuel dans les socits modernes que dans les socits prindustrielles peu montarises et

    plus petite chelle. Dans le modle de Kopytoff, il y a un jeu de tir la corde universel et

    permanent entre la tendance quont toutes les conomies largir la juridiction de la

    marchandisation et celle de toutes les cultures la restreindre. Dans cette vision des choses, les

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    individus peuvent pencher pour lune ou lautre tendance selon leurs intrts ou leur sens de ce

    qui est moralement appropri, mme si, dans les socits anciennes, la marge de manuvre est

    en gnral troite. Parmi les nombreuses vertus du modle de Kopytoff, la plus importante,

    mon sens, est quil propose un schma gnral de la marchandisation en termes de processus,

    schma dans lequel les objets peuvent tre dplacs tant vers lintrieur que vers lextrieur de

    ltat de marchandise. Je me sens moins laise avec lopposition quil tablit entre la

    singularisation et la marchandisation, puisque certains des cas les plus intressants (dans ce que

    Kopytoff reconnat comme la zone mdiane de contraste entre ses types idaux) impliquent la

    marchandisation plus ou moins permanente des choses singulires.

    On peut faire deux remarques propos de cet aspect de largument de Kopytoff. La

    premire est que la dfinition mme de ce qui constitue des singularits par opposition des

    classes est une affaire de culture, prcisment parce quil peut y avoir des exemplaires uniques

    de classes homognes (le parfait profil dacier) et des classes de singularits culturellement

    valorises (telles que les uvres dart et les vtements de marque). En revanche, une critique

    marxiste de cette opposition suggre que cest la marchandisation comme processus historique

    mondial qui dtermine la relation changeante entre les choses singulires et les choses

    homognes un moment donn de la vie dune socit. Or la marchandise nest pas une sorte de

    chose plutt quune autre, mais une phase dans la vie de certaines choses. Sur ce point,

    Kopytoff et moi sommes pleinement daccord.

    Cette conception des marchandises et de la marchandisation a plusieurs implications

    importantes, dont certaines sont abordes par Kopytoff au fil de son argumentation. Jen

    discuterai dautres plus loin, car ma proccupation immdiate concerne un aspect important de

    cette perspective temporelle sur la marchandisation des choses, savoir ce que jai nomm les

    parcours et dtournements . Je dois ces deux termes, et une bonne partie de lintelligence que

    jai de leur rapport, la contribution de Nancy Munn47

    une importante publication collective

    sur un phnomne trs significatif pour le sujet du prsent volume, celui du clbre systme

    kula du Pacifique occidental48

    . La kula est lexemple le mieux connu de systme dchange

    rgional, non montaris et prindustriel hors du mode occidental. Avec la publication de ce

    volume collectif, il peut raisonnablement prtendre tre le systme dchange le plus

    intelligemment analys, et avec le plus de bnfices. Il apparat maintenant que le compte-rendu

    classique quen fit Malinowski49

    tait partiel et problmatique, bien que celui-ci ait pos les

    fondations des analyses rcentes, et mme des plus abouties dentre elles. Ces nouvelles

    47

    N. Munn, 1983. 48

    J. W. Leach et E. Leach, 1983. 49

    B. Malinowski, 1922.

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    analyses du phnomne de la kula ont plusieurs implications au regard des proccupations

    gnrales du prsent ouvrage. Bien que les chapitres du prsent volume que je citerai refltent

    diffrents points de vue tant ethnographiques que thoriques, ils permettent de formuler

    quelques observations gnrales.

    La kula est un systme rgional extrmement complexe qui favorise la circulation dobjets

    de valeur despces particulires, habituellement entre des hommes nantis, dans le groupe des

    les Massim, situes au large de lextrmit orientale de la Nouvelle-Guine. Les principaux

    objets changs sont de deux types : des colliers dcors (qui circulent dans une direction) et

    des brassards en coquillages (qui circulent dans le sens oppos). Ces objets de valeur acquirent

    des biographies trs spcifiques en passant de lieu en lieu et de main en main, prcisment de la

    mme manire que les hommes qui les changent gagnent ou perdent de leur rputation en les

    acqurant ou en les conservant, ou en sen sparant. Dans plusieurs communauts massim, le

    terme keda (route, direction, chemin ou trace) sert dcrire le voyage de ces valeurs dle en le.

    Mais il recouvre aussi un ensemble de significations plus diffuses, faisant rfrence aux liens

    rciproques, sociaux et politiques, plus ou moins stables, entre les hommes qui constituent ces

    parcours. Dune manire plus abstraite, le keda fait rfrence au chemin (cr par lchange de

    ces valeurs) qui donne accs la richesse, au pouvoir et la rputation, pour les hommes qui

    dtiennent ces valeurs50

    .

    Ainsi le concept de keda est-il polysmique. Il dsigne la circulation des objets, le

    faonnage de la mmoire et des rputations, et la recherche de la distinction sociale par des

    stratgies de partenariat le tout en un seul ensemble. Les liens dlicats et complexes entre les

    hommes et les choses qui sont au centre de la politique du keda sont saisissables dans lextrait

    suivant, qui concerne linstitution en question vue de lle de Vakuta :

    Un keda qui fonctionne bien est constitu dhommes capables de maintenir des partenariats

    keda stables en mettant en uvre de bonnes capacits oratoires et manipulatoires, et qui oprent

    en quipe, en interprtant les mouvements les uns des autres. Cela dit, de nombreux keda chouent,

    et obligent rgulirement des hommes saligner autrement. Certains dentre eux forment un keda

    compltement diffrent, cependant que ceux qui restent lorsquun keda sest scind peuvent vouloir

    former un nouveau keda en accueillant de nouvelles recrues. Dautres encore peuvent ne plus jamais

    participer une kula en raison de leur incapacit former un nouveau keda cause de leur

    rputation de mauvaise activit kula. En ralit, leffectif de coquillages de valeur circulant dans

    un keda donn est fluctuant, et la composition sociale dun keda transitoire. Laccumulation

    dhistoires sur un coquillage donn est retarde par un mouvement continuel entre keda cependant

    que les prtentions des hommes limmortalit samenuisent mesure que les coquillages perdent

    50

    Voir S. F. Campbell, 1983, pp. 203-204.

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    leur association avec ces hommes aprs avoir t attirs dans un autre keda, assumant par l mme

    lidentit de leurs nouveaux propritaires51

    .

    Les voies empruntes par ces biens prcieux refltent autant lidentit des partenariats que

    les luttes sociales pour la prminence quelles constituent. Mais dautres remarques sur la

    circulation de ces objets simposent. La premire est quil nest pas facile de les faire entrer

    dans la catgorie des changes rciproques simples, loin de lesprit du ngoce et du commerce.

    Bien que les valuations montaires en soient absentes, la nature des objets autant que la

    diversit des sources de flexibilit du systme rendent possible la forme dchange calcul qui

    gt au cur des changes marchands. Ces modes complexes dvaluation non montaire

    permettent aux partenaires de ngocier ce que Firth52

    appelle des changes par trait priv

    situation dans laquelle on parvient tablir quelque chose comme un prix travers un processus

    ngoci, dgag des forces impersonnelles de loffre et de la demande53

    . Ainsi, malgr la

    prsence de taux dchange approximatifs et conventionnels, il existe un calcul qualitatif54

    qui

    autorise la ngociation comptitive des estimations personnelles de la valeur, la lumire des

    intrts personnels court et long terme55

    . Ici, ce que Firth appelle l ingnierie de

    lendettement reprsente une varit de lchange calcul qui, selon ma dfinition, brouille la

    ligne de partage entre lchange marchand et dautres formes de nature plus sentimentale. La

    diffrence essentielle entre lchange de ces marchandises et lchange marchand des

    conomies industrielles modernes est que le bnfice escompt, dans les systmes de type kula,

    se mesure en rputation, nom ou renomme, et que la forme critique de capital engag pour se

    procurer ces bnfices est constitue dhumains plutt que dautres facteurs de production56

    . Le

    fait de navoir pas de prix est un luxe que peu de marchandises peuvent soffrir.

    Sans aucun doute, ces tudes rcentes rendent trs difficile de considrer que lchange de

    valeurs kula prend place exclusivement aux frontires intercommunautaires, alors que les

    changes de don seraient pratiqus lintrieur de ces communauts57

    . Ce fait est encore plus

    important que laspect calculateur des changes kula. La notion de kitoum fournit un lien

    technique et conceptuel entre litinraire large quempruntent les objets de valeur, et lchange

    interne aux les, qui est plus intime, rgulier et problmatique58

    . Bien que le terme de kitoum

    soit complexe et certains gards ambigu, il dsigne clairement larticulation entre la kula et

    51

    S. F. Campbell, 1983, pp. 218-219. 52

    Daprs R. Cassady, 1974. 53

    Voir R. Firth, 1983, p. 91. 54

    Voir S. F. Campbell, 1983, pp. 245-246. 55

    R. Firth, 1983, p. 101. 56

    Voir M. Strathern, 1983, p. 80, et F. H. Damon, 1983, pp. 339-340. 57

    Voir F. H. Damon, 1983, p. 339. 58

    Voir A. Weiner, 1983 ; F. H. Damon, 1983 ; S. F. Campbell ; 1983 ; N. Munn, 1983.

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    dautres modalits de lchange dans lesquelles des hommes et des femmes mnent des

    transactions lintrieur de leur propre communaut. Les kitoum sont des valeurs que lon peut

    introduire dans le systme kula, ou soustraire lgitimement afin deffectuer des conversions

    (au sens de Paul Bohannan) entre des niveaux disparates de transferts (encore Bohannan)59

    .

    Dans lusage des kitoum, nous constatons le lien conceptuel et instrumental critique entre les

    sentiers troits et les voies larges qui constituent la totalit du monde des changes massim.

    Ainsi que la montr Annette Weiner, il est erron disoler le vaste systme dchange inter-les

    des transferts dobjets qui ont lieu localement pour cause de dette, de mort ou daffinit, qui

    sont plus intimes, mais (pour les hommes) aussi plus touffants60

    .

    Le systme de la kula assigne une qualit dynamique et une dimension de processus aux

    ides de Mauss sur le mlange ou lchange de qualits entre les hommes et les choses, ainsi

    que la not Munn au regard de lchange kula Gawa61

    : Bien que ce soit les hommes qui

    semblent tre les agents qui dfinissent la valeur des coquillages, en fait, en labsence de

    coquillages, les hommes sont incapables de dfinir leur propre valeur ; et sous ce rapport, les

    coquillages et les hommes sont les agents de la dfinition rciproque de la valeur des uns et des

    autres. Mais, ainsi que la observ Munn, dans la construction rciproque de la valeur, il ny a

    pas que les itinraires qui jouent un rle important, il y a aussi les dtournements. Les relations

    entre itinraires et dtournements assument une valeur critique dans les politiques de la valeur

    du systme kula, et une orchestration correcte de ces relations gt au cur de la stratgie du

    systme62

    :

    En fait, le systme des parcours implique le dtournement, puisque celui-ci reprsente lun des

    moyens de tracer de nouveaux itinraires. La possession de plusieurs parcours indique galement la

    probabilit de futurs dtournements entre un itinraire dj tabli et un autre, mesure que les

    hommes deviennent sensibles aux intrts et aux arguments persuasifs de plusieurs ensembles de

    partenaires... En fait, dans la kula, les hommes dimportance doivent dvelopper leur capacit

    quilibrer leurs oprations : des dtournements en marge dun itinraire doivent faire lobjet dun

    remplacement une date ultrieure, afin dapaiser des partenaires berns et de prserver cet

    itinraire de la disparition, ou de se prmunir contre le fait dtre chass de ce parcours.

    Ces changes grande chelle exigent un effort psychologique pour transcender les flux de

    choses de plus humble importance. Mais, en matire de politique de la rputation, les gains

    obtenus dans la cour des grands influent sur les terrains de jeu plus modestes, et lide du

    59

    P. Bohannan, 1955. 60

    A. Weiner, 1983, pp. 164-165. 61

    N. Munn, 1983, p. 283. 62

    Ibid., 1983, p. 301.

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    kitoum implique que les conversions comme les transferts soient grs avec soin pour obtenir la

    somme de gains la plus grande63

    . On peut considrer la kula comme le paradigme de ce que je

    propose dappeler des tournois de valeur64

    .

    Les tournois de valeur sont des vnements priodiques complexes que lon spare des

    routines de la vie conomique dune manire culturellement dfinie. Le fait dy participer a

    toute chance dtre un privilge des puissants autant quun instrument de comptition statutaire

    entre ceux-ci. La monnaie engage dans ces tournois a galement toute chance dtre mise

    part au moyen de critres culturels compris de tous. En fin de compte, lenjeu de ces tournois

    nest pas seulement le statut, le rang, la renomme ou la rputation des acteurs, mais aussi la

    mise disposition de gages de valeur occupant une place centrale dans les socits en

    question65

    . Finalement, bien que de tels tournois aient lieu en des temps et en des lieux

    spciaux, leurs formes et leurs rsultats ont toujours des consquences au regard des ralits

    plus banales du pouvoir et de la valeur dans la vie ordinaire. Il en va dans les tournois de valeur

    en gnral comme il en va de la kula : lhabilet stratgique est culturellement mesure par le

    succs quobtiennent les acteurs dans leurs tentatives pour dtourner ou pour subvertir les

    parcours culturellement conventionnels quemprunte le flux des choses.

    Lide de tournoi de valeur tente de crer une catgorie gnrale, la suite dune

    observation faite nagure par Edmund Leach66

    comparant la kula au monde de lart dans

    lOccident contemporain. Lanalyse propose par Baudrillard des actuelles ventes dart aux

    enchres permet dlargir et de prciser cette analogie. Baudrillard note que les ventes dart aux

    enchres, avec leurs aspects rciproques, rituels et ludiques, scartent de lethos de lchange

    conomique conventionnel et vont bien au-del du calcul conomique. Elles concernent tous

    les processus de transmutation des valeurs, dune logique de la valeur une autre, qui sont

    susceptibles dtre reprs dans des lieux et des institutions dtermins67

    . Lanalyse suivante

    de lethos de la vente aux enchres dobjets dart propose par Baudrillard mrite dtre cite in

    extenso, car elle pourrait caractriser avec pertinence dautres tournois de valeur68

    :

    A linverse de lopration commerciale, qui institue un rapport de concurrence conomique entre

    des particuliers sur un pied dgalit formelle, chacun menant son calcul dappropriation individuel,

    lenchre, comme la fte ou le jeu, institue un espace-temps concret et une communaut concrte

    63

    F. H. Damon, 1983, pp. 317-323. 64

    En inventant lexpression de tournoi de valeur, jai t stimul par lusage que fait Marriott (1968), dans un

    contexte trs diffrent, de la conception de tournois de rang. 65

    Dans sa discussion des expositions et foires universelles, Burton Benedict (1983, p. 6) a not les lments de

    rivalit, de comptition ostentatoire, et de politique statutaire associs de tels vnements. 66

    E. Leach, 1983, p. 535. 67

    J. Baudrillard, 1972, p. 142. 68

    Ibid., pp. 135-136.

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    dchange entre pairs. Quel que soit le vainqueur du dfi, la fonction essentielle de lenchre est

    linstitution dune communaut de privilgis se dfinissant comme tels par la spculation

    agonistique autour dun corpus restreint de signes. La comptition de type aristocratique scelle leur

    parit (qui na rien voir avec lgalit formelle de la concurrence conomique) et donc leur

    privilge collectif de caste par rapport tous les autres, dont les spare non plus leur pouvoir

    dachat, mais lacte collectif et somptuaire de production et dchange de valeurs/signe.

    Lorsque lon procde une analyse comparative des tournois de valeur, il est prfrable de

    ne pas suivre la tendance de Baudrillard les isoler de lanalyse de lchange conomique

    banal, bien que larticulation de telles arnes de valeur entre elles ait toutes les chances dtre

    hautement variable. Jen dirai plus sur les tournois de valeur lorsque je discuterai du rapport

    entre connaissance et marchandise.

    En tout tat de cause, la kula reprsente un systme trs complexe au regard du calibrage

    mutuel des biographies des personnes et des choses. Elle nous montre combien il est difficile de

    sparer le don de lchange marchand, y compris dans les systmes prindustriels et non

    montaires, et nous rappelle les dangers quil peut y avoir tablir des corrlations trop rigides

    entre des zones dintimit sociale et des formes dchange particulires. Mais, de manire sans

    doute plus importante, elle constitue le cas le plus complexe des politiques de tournois de

    valeur, dans lequel les acteurs manipulent les dfinitions culturelles des parcours et le potentiel

    stratgique des dtournements de sorte que le mouvement des choses renforce leur propre

    condition sociale.

    Pourtant, dans des situations de comptition, les dtournements napparaissent pas

    seulement comme des lments de stratgie individuelle, mais aussi comme des modes

    dinstitutionnalisation divers qui retirent des objets de contextes marchands socialement

    pertinents ou les protgent de ceux-ci. Les monopoles royaux offrent sans doute les exemples

    les mieux connus de telles marchandises enclaves , ainsi que le remarque Kopytoff69

    . A

    larticle de ces restrictions monopolistiques sur les flux de marchandises, lune des tudes les

    plus intressantes et les plus dveloppes nous est propose par Max Gluckman70

    propos des

    proprits royales chez les Lozi du Zimbabwe. Lorsquil discute des catgories de don ,

    tribut et choses du palais , Gluckman montre comment, mme dans un royaume

    disposant dun faible surplus agricole, le flux des marchandises a des implications trs diverses

    et importantes. Daprs son analyse des choses du palais , il est clair que la fonction

    principale de ces monopoles royaux tait de maintenir les privilges somptuaires (comme dans

    le monopole royal des chasse-mouches en queue dland), un avantage commercial (comme

    69

    I. Kopytoff, 1986, 2006. 70

    M. Gluckman, 1983.

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    dans celui des pointes divoire), et lexhibition du rang. De tels droits rgaliens, retirant

    certaines choses des sphres dchange les plus frquentes, sapparentent la manire dont la

    royaut, dans les chefferies et empires prmodernes, pouvait assurer la base matrielle de son

    exclusivit somptuaire. On pourrait dsigner ce type de processus par lexpression de d-

    marchandisation par le haut.

    Mais on pourrait citer un cas encore plus complexe. Il concerne des zones entires

    dactivit et de production dvolues la fabrication dobjets et de valeurs qui ne peuvent tre

    marchandiss par personne. Dans les socits de face--face, lart et le rituel constituent une

    zone enclave de ce genre, o lesprit de la marchandise ne fait son entre que dans des

    conditions de changement culturel massif. Lessai de William Davenport71

    sur la production

    dobjets destins des usages rituels dans les Salomon orientales fournit une analyse trs

    labore de ce type de phnomne.

    Les faits tudis par Davenport clairent les aspects marchands de la vie sociale,

    prcisment parce quils illustrent une sorte de cadre moral et cosmologique dans lequel la

    marchandisation est restreinte et enclave. Dans les pratiques funraires de la rgion en

    question, en particulier le murina--grande-chelle , on investit beaucoup dnergie et de

    dpenses pour fabriquer des objets qui jouent un rle central dans le rituel mais sont

    scrupuleusement placs dans la catgorie des marchandises terminales72

    , cest--dire des

    objets qui, en raison du contexte, de lobjectif et de la signification de leur production, ne font

    quun seul voyage de la production la consommation. Aprs cela, mme sils sont parfois

    utiliss au cours dactivits domestiques ordinaires, on ne leur permet jamais de retourner

    ltat de marchandise. Ce qui les fixe dans un tat dmarchandis consiste en une perception

    complexe de la valeur (o lesthtique, le rituel et le social se conjuguent), et une biographie

    rituelle spcifique. Nous pouvons paraphraser les observations de Davenport et noter que ce qui

    se passe ici, au cur dun ensemble dinvestissements, de paiements et de crdits trs

    complexes et calculs, est une certaine espce de transmutation de la valeur, dans laquelle les

    objets sont placs au-del de la zone de marchandisation culturellement dlimite. Ce type de

    transmutation de la valeur peut assumer diffrentes formes selon les socits, mais il est

    caractristique de ce genre de dispositif que les objets qui reprsentent des laborations

    esthtiques et les objets qui servent de biens sacrs ne sont pas autoriss trs longtemps, dans de

    nombreuses socits, rester ltat de marchandise (que ce soit dans la dure, socialement, ou

    du point de vue des dfinitions). Avec linsistance rigide que mettent les insulaires traditionnels

    71

    W. Davenport, in A. Appadurai (ed.), 1986. 72

    Voir Kopytoff, 1986, 2006.

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    des Salomon placer leurs produits rituels esthtiques hors des atteintes de la marchandisation,

    nous sommes tmoins dune variation sur un thme connu.

    Un exemple quelque peu diffrent de tension entre la sphre sacre et lchange marchand

    nous est fourni par lanalyse de Patrick Geary73

    sur le commerce des reliques dans lEurope

    mdivale ancienne. Les reliques quil dcrit, bien videmment, ne sont pas fabriques mais

    trouves , et leur circulation reflte un aspect important de la construction de lidentit

    communautaire, du prestige local et du contrle ecclsiastique central dans lEurope latine au

    cours du haut Moyen Age.

    Ces reliques sinscrivent dans une conomie particulire de la demande et de lchange,

    dans laquelle lhistoire de vie de chaque relique est essentielle, et non accidentelle, sa valeur.

    La vrification de cette histoire occupe aussi une position centrale au regard de sa valeur.

    Lapproche gnrale de la relation entre don et marchandise que jai adopte ici mincite

    penser que Geary esquisse un contraste trop prononc entre eux ; de fait, ses propres donnes

    rvlent que le don, le vol et le commerce constituaient tous des modes de circulation des objets

    sacrs, dans un contexte plus large de contrle ecclsiastique, de comptition locale et de

    rivalits communautaires. Dans cette perspective, les reliques mdivales semblent moins

    soigneusement protges des hasards de la marchandisation que les objets rituels de Davenport.

    Il nen reste pas moins que leurs modes commerciaux dacquisition taient moins valoriss que

    le don ou le vol, non pas tant cause dune antipathie morale pour le commerce des reliques,

    mais plutt parce que les deux autres modes taient plus emblmatiques de la valeur et de

    lefficacit de lobjet.

    Ainsi, ces reliques, elles aussi, tombent dans la catgorie des objets dont la phase

    marchande idale est brve, dont les mouvements sont restreints, et qui, en apparence, ne sont

    pas affects dun prix, linstar dautres choses. Et cependant la force de la demande est telle

    quelle les fait circuler une vitesse considrable, et dune manire tout fait semblable celle

    de leurs quivalents plus banals. Mme dans le cas des objets qui subissent une transmutation de

    valeur et adoptent les caractristiques de marchandises enclaves plutt que mobiles, les raisons

    pour lesquelles elles apparaissent ainsi enclaves, et la nature de ce phnomne, subissent des

    variations considrables. Les objets royaux de Gluckman, les reliques de Geary, les objets

    rituels de Davenport sont des espces diffrentes de marchandises enclaves, des objets dont le

    potentiel marchand est soigneusement dlimit. De plus, il est sans doute appropri de noter

    que, pour restreindre la zone de lchange marchand lui-mme, il existe une technique

    institutionnelle trs importante : celle du port de commerce associ de trs nombreux

    73

    P. Geary, in Appadurai (ed.), 1986.

  • Socits politiques compares, n11, janvier 2009

    http://www.fasopo.org 27

    royaumes prmodernes74

    , bien que de telles restrictions affectant le commerce dans la politique

    prmoderne naient pas t aussi pousses quon limagine parfois75

    . Les raisons dune telle

    limitation sont variables, mais, dans chaque cas, les bases morales de la restriction ont pour effet

    de cadrer et de faciliter les changes commerciaux, sociaux et politiques plus ordinaires. De

    telles marchandises enclaves prsentent un air de famille avec dautres classes de choses,

    frquemment voques dans la littrature anthropologique sous le terme d objets de valeur

    primitifs , dont la condition spciale est directement lie lchange marchand.

    Bien que les marchandises, en vertu de leur vocation lchange et de leur

    commensurabilit mutuelle, tendent dissoudre les liens entre les personnes et les choses, cette

    tendance est toujours contrebalance par la tendance inverse, que lon observe dans toutes les

    socits, restreindre, contrler et canaliser lchange. Dans bien des conomies primitives,

    les objets de valeur primitifs possdent ces qualits sociales restreintes. Nous devons Mary

    Douglas76

    lintuition selon laquelle de nombreux objets de valeur de ce genre ressemblent des

    bons pour , ou des licences dans des conomies industrielles modernes. Cest dire que, sils

    ressemblent de la monnaie, ils ne constituent pas des media dchange gnraliss mais

    prsentent au contraire les caractristiques suivantes : 1) les capacits dacquisition quils

    offrent sont hautement spcifiques ; 2) leur distribution fait lobjet de divers contrles ; 3) les

    conditions qui gouvernent leur mission crent un ensemble de relations de patron client ; 4)

    leur fonction principale consiste fournir les conditions indispensables laccs des positions

    statutaires leves pour entretenir son rang, ou pour combiner des attaques contre le statut

    dautrui ; 5) les systmes sociaux dans lesquels de tels bons ou licences fonctionnent tendent

    liminer ou rduire la comptition, et favoriser une configuration fixe des statuts77

    . Les

    textiles en raphia dAfrique centrale, les wampum des Indiens de la cte est des Etats-Unis,

    la monnaie de coquillage des Yurok, des les Rossel et dautres rgions dOcanie sont autant

    dexemples de ces coupons de marchandises (lexpression est de Mary Douglas) dont le flux

    contrl est mis au service de la reproduction des systmes politiques et sociaux. Les choses,

    dans ces contextes, restent des dispositifs destins reproduire les relations entre personnes78

    .

    De tels coupons de marchandise reprsentent une mdiane dans la transformation des dons

    purs en commerce pur . Ils partagent avec le don une certaine insensibilit loffre et la

    demande, une codification leve en termes dtiquette et de convenances, et une tendance

    suivre des parcours socialement tablis. Avec le troc pur, leur change a en commun lesprit de

    74

    Voir. C. Geertz, 1980. 75

    Voir P. Curtin, 1954, p. 58. 76

    M. Douglas, 1967. 77

    Ibid., p. 69. 78

    Voir L. Dumont, 1980, p. 231.

  • Socits politiques compares, n11, janvier 2009

    http://www.fasopo.org 28

    calcul, une rceptivit lintrt personnel, et une prfrence pour les transactions avec des

    personnes plutt trangres.

    Dans de tels systmes de flux de marchandises canaliss, o les objets de valeur jouent le

    rle de coupons ou de licences destines protger le systme des statuts, nous pouvons voir

    lquivalent fonctionnel, mais aussi linversion technique de la mode dans les socits plus

    complexes. Alors que, dans le premier cas, les systmes de statuts sont protgs et reproduits en

    restreignant les quivalences et lchange dans un univers stable de marchandises, dans un

    systme de mode, ce qui fait lobjet de restrictions et de contrle est le got pour un univers de

    marchandises en perptuel changement accompagn dune illusion dinterchangeabilit et

    daccs sans restriction. Les lois somptuaires constituent un dispositif intermdiaire de

    rgulation