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Université de Provence Aix-Marseille 1 Département d’Anthropologie
MASTER PROFESSIONNEL
« Anthropologie & Métiers du Développement durable »
ETH.R11
Mémoire de recherche bibliographique
Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable
BERGOIN-DENOUAL MAYA
Sous la direction de Pierre Lemonnier
2007 – 2008
Université de Provence Aix-Marseille 1 Département d’Anthropologie
MASTER PROFESSIONNEL
« Anthropologie & Métiers du Développement durable »
ETH.R11
Mémoire de recherche bibliographique
Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable
BERGOIN-DENOUAL MAYA
Sous la direction de Pierre Lemonnier
2007 – 2008
Les opinions exprimées dans ce mémoire sont celles de l’auteur et ne sauraient en aucun
cas engager l’Université de Provence, ni le directeur de mémoire.
BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.
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SOMMAIRE
SOMMAIRE ........................................................................................................................4 TABLE DES SIGLES ET ABREVIATIONS .....................................................................5 INTRODUCTION................................................................................................................6 I. DEFINITION DU CHAMP, HISTORIQUE ET PRINCIPES GENERAUX ...........10 1. Economie solidaire et sociale, commerce éthique, développement durable ..........10 2. Historique des principes et pratiques du commerce équitable ...............................13 3. Historique de l’institutionnalisation du commerce équitable.................................19 4. L’intérêt des sciences sociales pour le commerce équitable ..................................24 5. Les critères de définition communément acceptés aujourd’hui .............................25
II. L’ESSENCE POLITIQUE DU COMMERCE EQUITABLE...................................29 1. Le commerce équitable et la référence à Polanyi...................................................29 2. Récurrence du concept d’inégalité de l’échange et volonté de changement..........32 3. Une forte médiatisation ..........................................................................................35 4. Le rôle attribué au consommateur..........................................................................37 5. Une vision nouvelle du « local »............................................................................39 6. Des impacts politiques au « Sud » ?.......................................................................43
III. UN UNIVERS DE TENSIONS ET DE CONTRADICTIONS: LES COMMERCES EQUITABLES .........................................................................................48 1. La labellisation contre la spécialisation .................................................................48 2. Une complémentarité des approches, ou une « dépolitisation » du commerce équitable ? ......................................................................................................................52 3. Le commerce équitable Nord/Sud contre un commerce équitable local................58 4. Des tensions au « Sud »..........................................................................................59 5. Des conceptions différentes de la justice ...............................................................63
IV. LE COMMERCE EQUITABLE COMME IDEOLOGIE ? ..................................67 1. Sur la notion d’équité .............................................................................................67 2. Critique socio-politique et décroissance soutenable : perpétuation de la dépendance et remise en cause du « développement » ..................................................69 3. Le commerce équitable misérabiliste ? ..................................................................73 4. Des modèles imposés du « Nord » vers le « Sud » ................................................75 5. Des efforts pour laisser une latitude aux acteurs du Sud, et leur « agencéité » .....79
CONCLUSION ..................................................................................................................83 BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................87 TABLE DES MATIERES .................................................................................................92
BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.
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TABLE DES SIGLES ET ABREVIATIONS
- Alca : zone de libre-échange des Amériques.
- Ciap : Central Interregional de Artesanos del Perú, centrale interrégionale des
artisans du Pérou.
- Cioec: Coordinadora de Integración de Organizaciones Económicas Campesinas
de Bolivia, plateforme bolivienne des organisations paysannes.
- Efta : European Fair Trade Association, association européenne de commerce
équitable visant à coordonner les fédérations européennes de commerce équitable.
- Flo : Fairtrade Labelling Organization, organisation internationale de certification
de produits issus du commerce équitable.
- Flo-Cert : Flo-Certification, organisme de certification de Flo.
- Fmi : Fonds monétaire international.
- Gresp : Grupo Red de Economía solidaria del Perú, réseau péruvien d’économie
solidaire.
- Ifat : International Federation for Alternative Trade, fédération internationale pour
un commerce alternatif qui regroupe des organisations de commerce équitable du
Nord et du Sud.
- Mdd : marque de distributeur, par opposition à « marque nationale ».
- News : Network of European Workshops, réseau européen des boutiques
spécialisées dans la vente de produits issus du commerce équitable.
- Oit : Organisation internationale du travail.
- Omc : Organisation mondiale du commerce.
- Onu : Organisation des Nations Unies
- Pfce: Plateforme Française du commerce équitable.
- Tlc : traité de libre commerce.
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« Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes
de travail et à la protection contre le chômage. »
« Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille
une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de protection
sociale. »
Déclaration universelle des droits de l’Homme, 19481.
INTRODUCTION
De mes quelques voyages extra-occidentaux, je garde des souvenirs intenses et
beaux. Mais au milieu de ces belles images, et tout particulièrement des images indiennes,
une figure quasi inconnue auparavant est gravée : celle de la misère. En la voyant de mes
propres yeux, j’ai enfin compris qu’elle existait, et à quel point elle était différente de ce
que j’ai toujours connu.
En France, et dans les pays occidentaux en général, très peu de gens ignorent que des
milliers d’autres habitants de la planète meurent de faim ; mais combien réalisent
vraiment que cela se passe bien sur la même planète, au même moment ? Combien en ont
réellement conscience ?
Voici, très brièvement et simplement, les raisons profondes qui m’ont portée à me
pencher sur certaines initiatives « alternatives », dont le commerce équitable. Tenter de
rectifier la tendance mortifère de l’économie mondiale à en affamer certains tandis que
d’autres gaspillent, en revalorisant le travail de la terre et l’artisanat, voilà qui m’a semblé
intéressant.
Bénévole dans une boutique d’Artisans du Monde, puis suivant de près le cheminement
de deux amis chers s’étant lancés dans l’aventure du commerce équitable, ce thème s’est
naturellement imposé à moi pour y consacrer ce mémoire bibliographique.
Mais ces recherches ont profondément changé ma vision du commerce équitable…
Pour en venir à des faits plus concrets, il est indéniable que le monde souffre
d’inégalités : ainsi, la sociologue Virginie Diaz Pedregal affirme qu’en 2006, « sur 6
milliards d’habitants de la planète, près de 2 milliards souffrent de sous-nutrition ou de
malnutrition »2, dont une majorité de ruraux. Nombre de pays « en voie de
1 Article 23, alinéas 1 et 3, consultable en ligne sur le site de l’ONU : http://www.un.org/french/aboutun/dudh.htm (consulté le 20 mai 2008). 2 Diaz Pedregal, 2006 : 13.
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développement » sont tributaires de leurs exportations, pour majorité des matières
premières, soumises aux aléas des cours boursiers.
Parallèlement, le commerce équitable est actuellement en pleine expansion : le
marché mondial de commerce équitable, essentiellement occidental, est estimé en 2008 à
2,4 milliards d’euros, soit une progression de 48% par rapport à l’année précédente3. Mais
ces chiffres cachent d’importantes disparités au niveau international, qui, selon le socio-
économiste Tonino Perna, ne sont pas seulement liées au revenu par habitant et au niveau
moyen d’instruction de la population, mais aussi à « l’histoire sociale et politique des
différents pays concernés »4.
En France, le commerce équitable représente, pour l’année 2007, 210 millions
d’euros, affichant une croissance de 27%. Selon le rapport annuel de la Fairtrade
Labelling Organization (Flo, organisation internationale de certification de produits issus
du commerce équitable), la France, les Etats-Unis et le Japon sont les pays où les taux de
croissance du commerce équitable sont les plus élevés. Les Etats-Unis représentent le
premier marché mondial depuis 2005, malgré un départ assez tardif ; la Grande Bretagne
est le second marché ; la Suisse, le troisième ; et la France, le quatrième5. Le cas français
présente une particularité intéressante : « le commerce équitable n’[y] émerge que
tardivement, mais subit une accélération impressionnante »6. La notoriété du commerce
équitable est récente : elle date des années 1990, période durant laquelle il a fait son
apparition dans la grande distribution7.
Mais malgré ces chiffres importants, le commerce équitable ne bénéficie
actuellement qu’à environ un million de producteurs et travailleurs au Sud, et ne
représente que 0,01% des échanges commerciaux dans le monde8. Cette évolution récente
du mouvement, ainsi que le fort contraste existant entre sa notoriété et sa faible
importance commerciale, en font un sujet digne d’intérêt.
Cependant, j’ai connu quelques difficultés à satisfaire ma curiosité pour le
commerce équitable, du fait que mon cursus scolaire n’a compté aucune formation
économique : certaines notions m’ont été assez difficiles d’accès. C’est l’une des raisons,
mais en aucun cas la seule, pour lesquelles j’ai abordé le thème du commerce équitable
3 Données IPSOS/Max Havelaar, http://www.maxhavelaarfrance.org/IMG/pdf/Chiffres_et_faits_commerciaux_2008_Fairtrade_-_Max_Havelaar_France-2.pdf (consulté le 23 mai 2008). 4 Perna, 2000 : 359. 5 FLO Annual Report, cité dans Lecomte, 2007 : 199. 6 Cary, 2004 : 13. 7 Diaz Pedregal, 2006 : 40.
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sous un angle essentiellement politique. Les autres raisons m’ont été fournies par le sujet
lui-même : on s’aperçoit en effet assez vite que le commerce équitable déborde largement
de la seule sphère économique, et peut comporter des implications politiques fortes,
auxquelles ce mémoire s’attachera.
Il existe un foisonnement de littérature sur le commerce équitable ; mais pour ce qui
concernait mon mémoire, il s’agissait de trouver la « bonne ». En effet, Virginie Diaz
Pedregal distingue trois types d’écrits concernant le commerce équitable : les écrits
militants – de loin les plus importants numériquement –, les études de terrain, et la
littérature en sciences humaines9. Evidemment, comme pour tout classement, celui-ci vaut
en théorie, mais en pratique, ces trois genres peuvent se rejoindre, se mélanger : les
articles parus dans la Revue du MAUSS mêlent par exemple à leur scientificité des prises
de positions. L’économiste Christian Jacquiau est également l’auteur d’une critique
véhémente contre Max Havelaar, et si son confrère Thomas Coutrot lui reconnaît un
« considérable travail de compilation de la documentation existante », il critique sa prise
de parti en affirmant qu’il « abuse de la rhétorique de la dénonciation et du scandale »10.
L’imbrication de l’idéologique et du scientifique rend évidemment la tâche plus difficile,
lorsqu’on veut s’efforcer de présenter un état des lieux de la question le plus neutre
possible. A l’inverse, les écrits engagés ne sont pas dénués d’intérêt ; c’est pourquoi, tout
en me focalisant sur la littérature scientifique, j’en ai également intégré quelques-uns à ma
bibliographie.
Pour en revenir à Virginie Diaz Pedregal, que j’ai déjà citée dans cette introduction,
elle est sans aucun doute l’auteure sur laquelle je m’appuierai le plus souvent ; car comme
Alain Caillé l’affirme dans la préface de son livre paru en 2007, « il s’agit là d’une
véritable somme, sans équivalent en français sur le commerce équitable »11. De plus,
Virginie Diaz Pedregal a pratiqué une « sociologie empirique »12, fondée sur une
démarche inductive : son travail a donc bien une valeur anthropologique.
Enfin, voici quelques remarques préalables à la lecture de ce mémoire : dans le
vocabulaire du développement, les pays dits du « Sud » sont les pays en développement,
8 Diaz Pedregal, 2006 : 13. 9 Diaz Pedregal, 2007 : 15. 10 Coutrot, 2007 : 187. 11 Alain Caillé, préface à Le commerce équitable dans la France contemporaine – Idéologies et pratiques, 2007 : 9.
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où sont donc situés les centres de production du commerce équitable, y compris les pays
pauvres de l’hémisphère Nord ; à l’inverse, les pays du « Nord » se composent de
l’ensemble des pays industrialisés.
Ce mémoire concerne plus particulièrement le commerce équitable tel qu’il se
présente dans les pays du Nord, pour la bonne raison que cette perspective est celle de la
grande majorité de la littérature existante, que les études de terrain sont rares, et que leur
caractère très récent restreint fortement leur portée théorique (ce point sera développé plus
bas). Comme le fait remarquer l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan, il est
important de prendre non seulement en compte les points de vue des populations faisant
l’objet d’opérations de développement, mais aussi ceux des intervenants extérieurs « à
quelque niveau qu’ils se situent, « développeurs » nationaux ou étrangers, bureaucrates ou
techniciens, agents de l’Etat ou organisations internationales, entreprises ou opérateurs
économiques privés, missionnaires religieux ou laïcs »13. De plus, « les représentations
populaires relatives aux opérations de développement sont par définition localisées et
liées à des contextes spécifiques : il est difficile d’en esquisser une typologie faute
d’études de cas suffisantes », tandis que « les représentations qui ont cours dans la
configuration développementiste sont pour une bonne part communes, et relativement
indépendantes des contextes »14.
Un point de vue orienté vers les conceptions et les pratiques qui sont celles des
« développeurs » me paraissait donc plus adapté à un état des lieux bibliographique,
même si je présenterai également quelques données issues d’études de terrain.
Je vais donc à présent aborder le commerce équitable en le replaçant tout d’abord au
sein des champs plus globaux dans lesquels il s’insère, ainsi qu’en le recontextualisant
dans une perspective historique, pour en définir les critères principaux. Dans une seconde
partie, j’aborderai différentes caractéristiques du commerce équitable qui en font un objet
d’essence politique. Je mettrai ensuite en évidence les tensions qui traversent ce
mouvement, pour finalement m’intéresser à l’arrière-plan idéologique qui sous-tend ses
conceptions et ses pratiques. Comme indiqué à l’instant, l’angle politique constituera le fil
directeur de ce mémoire.
12 Diaz Pedregal, 2006: 17. 13 Olivier de Sardan, 1995 : 54. 14 Ibid. : 57.
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I. DEFINITION DU CHAMP, HISTORIQUE ET PRINCIPES GENERAUX
Pour parvenir à comprendre le commerce équitable, phénomène très complexe, il me
paraît tout d’abord indispensable de rappeler les problématiques plus globales dans
lesquelles il s’insère, d’en dresser un bref historique, et d’en expliquer les lignes
directrices.
1. Economie solidaire et sociale, commerce éthique, développement durable
Le commerce équitable est souvent présenté comme l’une des initiatives de
l’« économie solidaire » par les militants, mais aussi par les chercheurs : dans la Revue du
MAUSS, Tonino Perna l’inclut par exemple « dans l’archipel de l’économie solidaire »15.
Les sociologues Jean-Louis Laville et Bernard Eme, ayant dans la fin des années 1980
forgé le concept d’« économie solidaire », s’interrogent sur ce qui rassemble ses très
diverses pratiques. La définition qu’ils donnent de cette « composante spécifique de
l’économie aux côtés des sphères publique et marchande »16 peut se résumer à cette
formule : elle est constituée de « l’ensemble des activités économiques soumises à la
volonté d’un agir démocratique où les rapports sociaux de solidarité priment sur l’intérêt
individuel ou le profit matériel ; elle contribue ainsi à la démocratisation de l’économie à
partir d’engagements citoyens »17. L’économie solidaire se caractérise donc par sa double
dimension économique et politique.
Jean-Louis Laville inclut le commerce équitable dans les pratiques de l’économie
solidaire : « Au-delà de leurs spécificités, ces initiatives reposent sur l’égalité entre les
membres ; elles œuvrent pour la justice sociale, par exemple à travers un commerce
équitable entre le Sud et le Nord, ou la défense de l’accession de tous aux services ou à
l’emploi. »18
Il est à noter que les initiatives de l’économie solidaire sont plus anciennes qu’on ne
l’imagine, et Laville et Eme les font remonter à la première moitié du XIXème siècle
(avec l’associationnisme ouvrier et la naissance des coopératives ouvrières). Celles que
15 Perna, 2000 : 360. 16 Laville et Eme, 2006 : 303. 17 Ibid. 18 Jean-Louis Laville, entretien avec Allemand, 2005 : 225.
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l’on connaît aujourd’hui constituent cependant une nouvelle génération19, que les deux
sociologues rapportent aux changements sociaux des années 1960 et à la crise
économique ayant généré « de nouvelles formes d’action qui vont dans le sens d’une
politique de la vie quotidienne, soucieuse de préserver l’environnement, de critiquer
l’absence de participation des usagers à la conception et au fonctionnement des services
qui les concernent, de soumettre à la réflexivité les rapports entre les sexes ainsi qu’entre
les âges, de faire émerger les sujets sociaux comme maîtres de leur trajectoire »20,
renouant avec « l’élan associatif de la première moitié du dix-neuvième siècle ; [mettant],
au cœur de leur passage à l’action économique, la référence à la solidarité »21.
Paul Singer, économiste, va dans le même sens en précisant que les acceptions de
l’économie solidaire varient, mais qu’elles « tournent toutes autour de l’idée de solidarité
par opposition à l’individualisme compétitif qui caractérise le comportement économique
dominant dans les sociétés capitalistes »22.
Notons que cette notion possède une certaine légitimité du point de vue des pouvoirs
publics, puisque « la consécration est obtenue en 2000 avec la mise en place d’un
secrétaire d’Etat à l’Economie solidaire, le premier du genre en France et en Europe »23,
fonction que Paul Singer a d’ailleurs exercée... le secrétariat a cependant été dissous
depuis – mais ceci constitue une histoire qui déborde du cadre de mon sujet.
Précisons également que Laville et Eme distinguent l’économie solidaire de
l’économie sociale, celle-ci mettant plus l’accent sur l’aspect économique de ses
approches, tandis que les initiatives de l’économie solidaire « soulignent le double
registre d’action qui caractérise les initiatives qu’elle recouvre : un registre socio-
économique et un registre sociopolitique, avec l’idée qu’il y a un certain nombre de
phénomènes qui relèvent plus d’une sphère intermédiaire, entre l’économie marchande et
l’économie non marchande »24. Ce dernier point, concernant la nature particulière
d’échange que représente le commerce équitable, sera développé dans la partie II, 1.
Il existe ensuite une distinction importante pour les acteurs du commerce équitable,
qui affirment leur différence d’avec le commerce éthique. Ce dernier concerne en effet le
19 Paul Singer note également que « bien que le lien entre l’économie solidaire et ses antécédents soit clair, le milieu social dans lequel elle se développe actuellement est très différent de celui qui existait à l’époque de ses premières manifestations, il y a presque deux siècles » (2006 : 301). 20 Laville et Eme, 2006 : 308. 21Ibid. : 309. 22 Singer, 2006 : 290. 23 Allemand, 2005 : 224.
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respect de normes internationales, celles de l’Organisation Internationale du Travail (Oit)
ayant valeur de référence, au sein des entreprises multinationales implantées dans les pays
du Sud : respect des salariés, interdiction du travail des enfants, etc.
A la différence du commerce équitable, le commerce éthique est donc normé. Ces
deux démarches sont bien différentes, mais non opposées : elles s’attachent toutes deux à
la revalorisation du travail, et ce, surtout dans les pays dits « du Sud ». Selon le socio-
économiste Pierre-William Johnson, ces deux initiatives sont complémentaires en ce
qu’elles « visent à rééquilibrer les relations commerciales entre les producteurs ou les
salariés du Sud et les consommateurs du Nord »25.
Enfin, le commerce équitable s’inscrit bel et bien dans le vaste champ du
développement durable. Pierre-William Johnson écrit dans la Revue du MAUSS que
« l’acception communément admise du développement durable repose sur la convergence
des objectifs sociaux, environnementaux et démocratiques »26. Il s’appuie pour cela sur le
principe 1 de la déclaration de Rio, adoptée lors de la Conférence des Nations Unies sur
l’environnement et le développement, selon lequel « les êtres humains sont au centre des
préoccupations relatives au développement durable » et « ont droit à une vie saine et
productive en harmonie avec la nature » : pour l’auteur, « un développement durable ne
peut pas reposer sur des relations injustes, pas plus que des relations équitables ne peuvent
reposer sur un développement qui ne respecte pas l’environnement et les droits des
générations futures »27. Si l’argument de la protection de l’environnement n’est pas le
premier avancé par les militants du commerce équitable, ceux-ci mettent tout de même
souvent l’accent sur le fait que l’agriculture intensive, au contraire des petites
exploitations généralement privilégiées28 par le commerce équitable, détruit les cultures
agricoles traditionnelles et les écosystèmes qui leurs sont associés.
Ainsi, le commerce équitable réunit bien les dimensions humaine et
environnementale du développement durable, puisqu’il vise à instaurer des échanges plus
justes, en essayant de les concilier à des modes de production respectueux des
écosystèmes. Mais, comme nous allons le voir, l’histoire du commerce équitable est plus
ancienne que l’émergence du concept de développement durable.
24 Laville, cité par Allemand, 2005 : 227. 25 Johnson, 2001 : 74. 26 Ibid : 76. 27 Ibid.
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2. Historique des principes et pratiques du commerce équitable
Le commerce équitable s’avère plus ancien qu’on pourrait le croire, à la fois dans
ses principes, mais aussi dans ses manifestations.
En ce qui concerne ses principes, Sylvie Mayer (responsable pour le commerce
équitable, l’économie sociale et solidaire au Parti Communiste Français) rapporte que
selon Antoine de Ravignan, journaliste à Alternatives Economiques, l’invention du
commerce équitable remonte au moins au début du XIXème siècle, lorsque « des boutiques
éthiques apparaissent aux Etats-Unis, assurant à leur clientèle de ne pas entretenir par
leurs achats le système esclavagiste »29, suivies par la création de la National Consumers
League en 1899, « qui labellisait déjà des produits qu’elle jugeait avoir été fabriqués dans
des conditions honnêtes » 30.
Le journaliste scientifique Sylvain Allemand mentionne pour sa part un roman dont
le personnage principal n’est autre que... Max Havelaar, dont le nom a ensuite été repris
par Frans van der Hoff et Nico Roozen, fondateurs de la célèbre association. Dans Max
Havelaar, ou les Ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas, publié en
1860, l’ancien administrateur néerlandais en Insulinde Edouard Douwes Dekker (dit
Multatuli), dénonce à travers le personnage éponyme, négociant de café et défenseur des
droits autochtones, l’oppression des paysans javanais par la métropole batave. Il importe à
ce propos de souligner que le commerce équitable ne se résume pas à l’organisation sus-
citée : en France, par exemple, la première boutique d’Artisans du Monde, premier acteur
historique du commerce équitable français, a ouvert ses portes à Paris dès 1974.
Sylvain Allemand note également l’importance des débats théoriques sur le libre-
échange des années 1950, période durant laquelle des économistes tels que Raul Prebisch,
Hans W. Singer, et Gunnar Myrdal « s’emploient à montrer comment la pratique du libre-
échange contrarie le décollage économique des pays du Sud et leur développement en
détériorant les « termes de l’échange », selon le concept introduit par l’économiste Raul
Prebisch pour désigner le rapport entre les prix des produits exportés et les prix des
produits importés »31.
28 J’emploie le terme « généralement » car, comme on le verra plus tard, le commerce équitable peut également concerner des grandes plantations, et donc l’agriculture intensive. 29 La sociologue Stéphanie Giamporcaro-Saunière mentionne également cette initiative (2005 : 20). 30 Mayer, 2007 : 53. 31 Allemand, 2005 : 85.
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La première Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement
(Cnuced) à Genève, en 1964, est également souvent présentée comme un moment
historique important pour le commerce équitable, puisque le fameux slogan « Trade not
aid » symbolise le désir des pays du « Sud » pour un développement par le commerce,
plutôt que par la charité.
En ce qui concerne l’historique des initiatives du commerce équitable proprement
dites, c’est-à-dire en tant que pratiques, de leur naissance à aujourd’hui, on distingue
généralement trois phases : les approches « solidaire », « alternative », et « équitable ».
Une quatrième phase, moins fréquemment mentionnée, est toutefois présentée par certains
auteurs : l’approche « entrepreneuriale ».
a. La phase « solidaire »
Virginie Diaz Pedregal et Sylvie Mayer situent la « naissance » du mouvement du
commerce équitable vers la fin des années 1940, aux Etats-Unis, période durant laquelle
des associations chrétiennes (Ten Thousand Villages, anciennement Mennonite Central
Committee Self Help Crafts, et Serrv International, Sales Exchange for Refugee
Rehabilitation Vocation) « se lancent dans le commerce direct avec des communautés
économiquement défavorisées des pays du Sud »32, avec pour objectif principal la
création d’emplois et de revenus plus élevés dans ces pays. Le premier magasin formel de
commerce équitable ouvre en 195833 aux Etats-Unis ; mais ce commerce était alors
qualifié de « solidaire ».
La naissance du mouvement s’effectue donc dans un climat humaniste et religieux : « il
s’agit de réhabiliter l’Occident face à ses exactions commises envers les pays du Sud dans
le passé »34.
Le commerce équitable ne concerne tout d’abord que la vente d’artisanat, puis « très
rapidement, face au besoin des producteurs agricoles, il s’étend à la commercialisation de
produits tropicaux »35, le café devenant alors le symbole du commerce équitable en tant
que premier produit alimentaire vendu par ses organisations sur le marché occidental.
Notons qu’en matière de volumes, le café représente toujours le produit « équitable » le
32 Diaz Pedregal, « Le commerce équitable : un des maillons du développement durable ? », 2006. 33 Mayer, 2007 : 51. 34 Diaz Pedregal, 2007 : 105. 35 Diaz Pedregal, 2006 : 13.
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plus vendu36... cela n’ayant toutefois rien d’étonnant, puisqu’il représente en volume la
première denrée agricole vendue dans le monde37.
En France, cette mouvance « solidaire » est représentée par Artisans du Monde, qui
doit sa naissance à l’« appel aux communes de France » lancé en novembre 1971 par
l’abbé Pierre, de retour du Bangladesh alors ravagé par une terrible famine due à la guerre
et aux inondations38. En proposant que chaque commune de France se jumelle avec une
commune du Bangladesh, l’appel de l’abbé Pierre amène à la constitution de l’Union des
comités de jumelage coopération (U.Co.Ju.Co) en 1972, qui se fixe pour objectif de
rompre avec l’assistance au profit d’une coopération privilégiant la solidarité39, par la
création de boutiques : les Artisans du Monde.
Le mouvement français du commerce équitable s’inscrit donc bien également dans
la même tradition humaniste et religieuse qu’aux Etats-Unis de par sa filiation avec le
mouvement Emmaüs, « également fondé sur l’idée que les déshérités peuvent vivre de
leur propre travail »40. En Angleterre, l’association Oxfam a sensiblement le même
parcours.
En 1975, cependant, l’U.Co.Ju.Co et Artisans du Monde se séparent, suite à une
exposition consacrée à la dénonciation du régime de Pinochet dans la première boutique
parisienne d’Artisans du Monde : les fondateurs historiques ne s’accommodent pas de
cette « politisation du mouvement »41 de la part des nouvelles recrues. Cette scission est
représentative de l’évolution du mouvement vers une nouvelle phase.
b. La phase « alternative »
Au milieu des années 1960 pour les Etats-Unis, pionniers, et en 1975 pour la France,
soit seulement trois ans après l’apparition du mouvement, celui-ci se politise et se
radicalise. Le slogan de la Cnuced, cité plus tôt, illustre ce changement de perspective. Le
commerce équitable ne doit plus désormais être vu comme une aide aux pays pauvres,
mais bien comme une « alternative » au commerce conventionnel. Il s’inscrit dans une
mouvance clairement tiers-mondiste, qui s’affirme en opposition au système capitaliste. A
l’influence religieuse se superpose celle du marxisme, « très perceptible dans la lutte
36 Diaz Pedregal, 2006 : 40. 37 Lecomte, 2007 : 150. 38 Allemand, 2005 : 91. 39 Ibid. : 96. 40Ibid. : 96, ou voir encore Serge Latouche, qui affirme que le postulat implicite des organisations alternatives, comme le mouvement Emmaüs, est que les membres doivent pouvoir vivre décemment du fruit de leur travail (2000 : 350).
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politique que le tiers-mondisme propose de mener contre l’exploitation et la domination
des nantis envers les plus déshérités »42. Ce commerce alternatif est le fait d’associations
militantes, comme Artisans du Monde en France, qui ont recours au bénévolat dans leurs
boutiques spécialisées, afin de parvenir à un équilibre des prix satisfaisants, mais aussi de
sensibiliser les clients à l’approche alternative revendiquée.
Mais « au fil des ans, les partisans du commerce alternatif se démobilisent, au vu de
la faiblesse de leurs moyens de pression sur les grands industriels et les gouvernements et
du manque de moyens économiques pour informer l’opinion publique »43 :
progressivement, la tonalité tiers-mondiste fait place à celle l’altermondialisme, plus
réformiste que révolutionnaire, fortement liée à la naissance de l’idée de développement
durable.
c. La phase « équitable »
Selon Tristan Lecomte, le développement durable est « plus rassembleur et
consensuel puisqu’il s’adresse aussi bien aux citoyens qu’aux entreprises et aux Etats » et
qu’il « ne remet pas en cause fondamentalement le système libéral, il propose des
ajustements dans le processus de création de valeur, afin que la création de richesses
aujourd’hui ne mette pas en péril notre capacité à répondre aux enjeux de demain »44.
Plutôt qu’une opposition au système capitaliste comme celle revendiquée lors de la
phase « alternative », cette approche vise à bonifier le système libéral de l’intérieur ;
« L’équité peut venir du marché : le commerce équitable n’est pas anti-libéral »45. Le
commerce équitable « n’est plus perçu comme un mouvement d’opposition [au]
développement économique [des distributeurs et industriels] mais, au contraire, il peut
être un axe de développement stratégique de leur marque et de leur enseigne »46. Les
objectifs du commerce équitable se concentrent plus sur la sensibilisation des
consommateurs du Nord par des campagnes, et veulent « utiliser le commerce équitable
comme un levier pour une transformation en profondeur de l’économie mondiale, en un
mot, une autre mondialisation »47.
41 Allemand, 2005 : 96. 42 Diaz Pedregal, 2007 : 107. 43 Ibid. : 110. 44 Lecomte, 2007 : 80. 45 Diaz Pedregal, 2007 : 115. 46 Lecomte, 2007 : 81. 47 Allemand, 2005 : 86.
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Cette évolution se note par exemple dans le fait que nombre de boutiques du commerce
équitable coopèrent avec les groupes locaux d’Attac (Association pour la Taxation des
Transactions pour l’Aide aux Citoyens), représentante de l’altermondialisme en France.
Le terme « équitable » est resté et aujourd’hui encore, une majorité d’acteurs du
commerce équitable s’en réclament, même si de nouvelles pratiques émergent, le
mouvement n’évoluant plus en bloc, mais ayant plutôt tendance à se scinder. Les
initiatives se sont multipliées, et par exemple, la Plateforme française du Commerce
Equitable (Pfce), pourtant loin de fédérer tous les acteurs français du commerce équitable,
compte aujourd’hui trente-sept associations membres48. Les deux approches majeures se
réclamant du commerce équitable sont celle de la spécialisation et celle de la certification
(ou labellisation), que je confronterai plus bas.
L’approche entrepreneuriale se réclame également du commerce équitable, mais elle
comporte une différence notoire, qui fait que l’on peut parler d’une autre phase.
d. La phase « entrepreneuriale »
Contrairement à Virginie Diaz Pedregal qui s’arrête à la phase « équitable », Sylvain
Allemand note une quatrième étape dans l’évolution du commerce équitable : celle « de
jeunes entrepreneurs qui s’emploient à concilier commerce équitable et esprit
d’entreprise »49. Dans cette approche, on compte par exemple l’entreprise Idéo-wear, qui
veut permettre à chacun de « vivre ses convictions sans sacrifier son style » en vendant
des vêtement « biologiques, équitables et tendance »50, ou bien Alter Eco, fondé par un
ancien employé de L’Oréal.
Fondateur d’Alter Eco, Tristan Lecomte ajoute par exemple au critère d’exigence du
commerce équitable qui est de travailler avec les producteurs les plus défavorisés,
l’expression « à qualité de produit égale »51, arguant que l’« on a souvent opposé la
solidarité à la recherche de la rentabilité », mais qu’« aujourd’hui, les deux trouvent dans
le commerce équitable une voie de réconciliation, et même une vraie et nécessaire
complémentarité sur le long terme »52. Le commerce équitable présente pour lui « un
formidable potentiel d’entrepreneuriat en dehors du système d’aide publique
48 Sur le site Internet de la PFCE : http://www.commercequitable.org/membres0/, consulté le 7 juin 2008. 49 Allemand, 2005 : 84. 50 Site Internet de la marque : http://www.ideo-wear.com/ (consulté le 20 mai 2008). 51 Lecomte, 2007 : 10. 52 Ibid. : 14.
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traditionnel »53, et il estime qu’« il est tout à fait possible d’allier éthique et réussite
économique et financière, preuve que les deux notions ne sont pas antinomiques et qu’au
contraire, elles peuvent être complémentaires »54.
Selon Sylvain Allemand, « à l’origine de ce type d’entreprises, on trouve souvent
des diplômés d’écoles de commerce animés spontanément de valeurs de solidarité et/ou
ayant bénéficié d’une de ces formations qui ont vu le jour en matière d’économie sociale
au sein de ces écoles (l’Ecole supérieure de commerce de Paris, par exemple) », qui
« entendent concilier éthique et logique d’entreprise en n’hésitant pas à recourir aux outils
du marketing »55. Ces entrepreneurs du commerce équitable « partent du principe que,
pour être équitable, ce commerce n’en reste pas moins du commerce qui doit satisfaire
une offre solvable et répondre aux exigences de la mode »56. L’auteur ajoute que, ces
entreprises ayant vu le jour très récemment, on ne sait encore si elles seront viables ; mais
il est certain qu’elles bénéficient déjà d’une certaine notoriété.
Pour parler de l’évolution du commerce équitable, la sociologue Aurélie Lachèze
s’appuie sur la notion d’« attelage » empruntée à son confrère Franck Cochoy, selon
laquelle « les acteurs déterminés à réaliser un projet personnel comprennent qu’ils
pourront atteindre leur objectif encore plus vite en s’arrimant à la progression conjointe
d’autres acteurs engagés dans une entreprise voisine »57. Lachèze tient à souligner à
travers cette notion que le commerce équitable a évolué en fonction de son
environnement, en se rattachant à divers mouvements. Au départ, il s’est attelé à « une
certaine critique de l’économie capitaliste », puis au marché avec les débuts de la
certification, et enfin de nos jours, « la structuration actuelle du mouvement oriente le
commerce équitable vers des thématiques telles que le développement durable et la
consommation engagée »58. Il convient à présent de s’intéresser à un autre versant de
l’évolution du commerce équitable, son institutionnalisation, en montrant comment le
mouvement s’est d’abord progressivement structuré de façon autonome, avant de
commencer à susciter l’intérêt d’acteurs extérieurs au mouvement.
53 Lecomte, 2007 : 73. 54 Ibid. : 365. 55 Allemand, 2005 : 89. 56 Ibid. : 89. 57 Franck Cochoy, cité par Lachèze, 2005 : 44.
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3. Historique de l’institutionnalisation du commerce équitable
En une soixantaine d’années d’existence, le commerce équitable a réussi à
s’organiser et à acquérir une certaine notoriété, suscitant peu à peu l’intérêt des pouvoirs
publics (toutefois encore timide), et celui des sciences sociales.
a. La construction progressive de réseaux
A l’origine, les importations de commerce équitable étaient prises en charge
directement par les boutiques, « non sans mal »59. Par la suite, on assiste à la création de
centrales d’achat, comme celle d’Artisans du Monde, Fam’Import, rebaptisée
Solidar’Monde en 1994, par l’intermédiaire desquelles les boutiques effectuent
aujourd’hui encore leurs achats.
Ces boutiques ont commencé assez tôt à se fédérer au niveau européen : en août 1976 ont
eu lieu les premières rencontres européennes de commerce équitable60. Dès l’année
suivante, d’autres rencontres sont organisées, et se succèdent à intervalles réguliers à
travers l’Europe.
En 1989, une nouvelle étape a été franchie avec la naissance de l’Ifat (International
Federation for Alternative Trade), qui regroupe des organisations de commerce équitable
du Nord et du Sud61. Deux ans plus tard, c’est l’European Fair Trade Association (Efta),
visant à coordonner les fédérations européennes de commerce équitable, qui est créée.
Leurs principales fonctions sont la facilitation de l’échange d’information sur les marchés
et sur les fournisseurs de commerce équitable, le lobbying auprès des institutions
publiques et les actions de sensibilisation des consommateurs (la Fair Trade Federation
ayant un rôle similaire en Amérique du Nord). Quant à News (Network of European
Workshops), créé en 1994, il réunit les magasins du Monde européens62, c'est-à-dire les
boutiques spécialisées dans le commerce équitable, et vise à coordonner leurs actions.
Avec la mise en place de ces réseaux, la notion de commerce équitable commence
également à se répandre dans les médias et le monde de la recherche.
En France, la première fédération de commerce équitable, celle d’Artisans du
Monde, voit le jour en 1981. En 1987, la Fédération se dote d’une commission ayant pour
58 Lachèze, 2005 : 45. 59 Ibid. : 86. 60 Ibid. : 97. 61 Site Internet d’Artisans du Monde : http://artisansdumonde.org/organisations-commerce-equitable.htm (consulté le 20 mai 2008).
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tâche de développer une politique de communication externe. Le premier colloque
français sur le commerce équitable a lieu en 1993, organisé à l’initiative de la Fédération
Artisans du Monde avec le magazine Alternatives Economiques, au Palais des Congrès de
Paris.
La charte de la Pfce (Plateforme Française du commerce équitable, créée en 1997), définit
des engagements impératifs pour tous ses membres, mais sans prévoir de contrôle ni de
sanctions, ce qui contribue au flou engendré par la multiplication des initiatives.
Au niveau international, la Fairtrade Labelling Organization (Flo), une association à
but non lucratif créée en 1997 à Bonn, regroupe les 17 organisations de certification
équitable existant dans les pays européens, aux Etats-Unis et au Japon. La Flo œuvre à la
définition d’un label internationalement reconnu, et procède aussi à un travail de
certification à partir d’un réseau d’inspecteurs indépendants qui visitent les producteurs63 :
elle certifie plus de 375 organisations dans 48 pays. En janvier 2004 enfin, la Fédération
internationale de commerce équitable lance la marque Fto (Fair Trade Organization), qui
à la différence des autres initiatives, s’applique aux organisations et non aux produits.
Mais, comme l’affirment Jean-Louis Laville et Bernard Eme, « la capacité à générer
des changements sociaux dépend aussi des articulations construites avec la puissance
publique », et « l’exercice de cette liberté positive d’association et de coopération n’est
une puissance de transformation qu’en lien avec une action publique, seule susceptible de
promulguer des droits subjectifs et de définir les normes d’une redistribution qui soit
réductrice des inégalités »64. Les relations avec les pouvoirs publics constituent en effet un
enjeu important pour les acteurs du commerce équitable, qui organisent des actions de
lobbying ; mais les objectifs des premiers ne satisfont pas toujours les seconds.
b. Vers une reconnaissance officielle du commerce équitable
On peut trouver, dans certains textes officiels, des justifications indirectes au
commerce équitable assez anciennes à l’échelle du mouvement.
En 1952, par exemple, l’Assemblée générale de l’Onu adopte la résolution 623, qui
porte notamment sur le « financement du développement économique grâce à la fixation
de prix internationaux justes et équitables pour les produits de base »65. Douze ans plus
62 Waridel, 2005 : 111. 63 Allemand, 2005 : 88. 64 Laville et Eme, 2006 : 305. 65 Les résolutions de l’Assemblée générale sont consultables sur le site Internet de l’ONU : http://www.un.org/french/documents/ga/res/7/fres7.shtml (consulté le 20 mai 2008).
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tard, la Cnuced encourage la mise en place d’« accords internationaux sur les produits de
base, qui visent à stabiliser les prix des produits d'exportation essentiels pour les pays en
développement »66. Selon Sylvain Allemand, « ces initiatives sont en grande partie
remises en cause par le mouvement en faveur de la libéralisation du commerce mondial
intervenu dans les années 1990 »67.
Aux niveaux international et national, les pouvoirs publics s’impliquent peu à peu
dans l’institutionnalisation du commerce équitable. L’Organisation Mondiale du
Commerce accueille désormais des débats sur le commerce équitable (la Fédération
Artisans du Monde a par exemple été accréditée pour participer aux cinquième et sixième
conférences ministérielles de l'Omc ayant eu lieu à Cancun en 2003, puis Hong Kong en
200568). Depuis 1998, le Sénat achète du café labellisé Max Havelaar, et la Mairie de
Nantes a par exemple créé une délégation politique au commerce équitable en 2004.
Autant d’exemples, selon Paul Cary, « visant à montrer, à différents niveaux, que le thème
a désormais droit de cité sur les agendas politiques »69.
Face à ce que les journalistes Amel Bouvyer et Hélène Binet qualifient de
« pratiques à la carte »70, une réflexion s’est engagée à propos de la mise en place d’une
norme. En 2003, différents acteurs du secteur ont constitué un groupe de travail sous la
houlette de l’Afnor (Association française de normalisation, organisme officiel) pour
tenter d’élaborer une norme. Mais les tractations ne se font pas sans heurts, et le 10
janvier 2006, contrairement aux objectifs du gouvernement Raffarin qui avait annoncé
« la création d’un label français pour les produits du commerce équitable »71, c’est
seulement un accord qui a été publié72. Ce texte, signé par cinquante et une associations
de commerce équitable, comporte trois grands principes : « l’équilibre de la relation
commerciale entre les partenaires ou cocontractants » ainsi que « l’accompagnement des
producteurs et des organisations de producteurs engagés dans le commerce équitable », et
enfin « l’information et la sensibilisation du consommateur, du client, et plus globalement
66 Site Internet de la Cnuced : http://www.unctad.org/Templates/Page.asp?intItemID=3358&lang=2 (consulté le 20 mai 2008). 67 Allemand, 2005 : 85. 68 Site Internet d’Artisans du Monde : http://artisansdumonde.org/positions-adm.htm (consulté le 20 mai 2008). 69 Cary, 2005 : 32. 70 Bouvyer et Binet, 2008 : 20. 71 Allemand, 2005 : 90. 72 Il s’agit de l’accord AC X50-340, ayant une équivalence au niveau européen (CWA : CEN (European Committee for Standardization) Workshop Agreement) ainsi qu’à l’échelle internationale (IWA : International Workshop Agreement).
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du public » 73. Une Commission nationale du commerce équitable (Cnce) a par ailleurs
été créée par le décret n° 2007-986 du 15 mai 2007. Elle devrait être chargée de
reconnaître les organismes de certification du commerce équitable, mais les modalités de
sa composition et de son fonctionnement restent à préciser, et Amel Bouvyer et Hélène
Binet notent que la mise en place de cette initiative a pris du retard, puisqu’elle n’est
toujours pas effective74.
Il y aurait encore quelques autres initiatives à énumérer, mais celles-ci ayant peu
abouti, il convient surtout de rappeler que l’institutionnalisation du commerce équitable
n’en est qu’à ses débuts. Sylvain Allemand, faisant remarquer que les Français
consomment, de manière générale, moins de produits issus du commerce équitable que
leurs voisins européens, pense qu’il faut peut-être y voir l’expression de différences
culturelles, mais également de l’« inégale implication des pouvoirs publics »75. En
témoigne le semi-échec présenté ci-dessus.
Monique Chemillier-Gendreau, professeure de droit public et de sciences politiques
à l’université de Paris-VII, souligne quant à elle que le dogme économique du libre-
échange, formulé il y a près de deux siècles par David Ricardo, est toujours présenté
comme le « nec plus ultra de la modernité et comme la recette du développement et de la
croissance »76, et qu’il constitue le constitue le soubassement de l’Union Européenne.
Cette dernière a tout de même effectué une communication sur le commerce équitable en
novembre 1999 « qui reconnaissait le commerce équitable et sa valeur ajoutée sociale »77,
puis une autre en 2005 où le commerce équitable est « décrit comme un outil de réduction
de la pauvreté et du développement durable »78, et enfin en 2006, en suggérant le
développement d’une politique européenne de commerce équitable, mais sans statuer sur
la question.
Paul Cary remarque aussi que « pour des raisons certes diverses, [...] le rapport du
mouvement à l’Etat [est] limité dans son intensité et que les pratiques délibératives (entre
partenaires et au sein même des organisations de producteurs) n’[ont] pas attendu la
bénédiction institutionnelle pour se mettre en place, c'est-à-dire que la pratique
73 Site Internet du Ministère de l’Ecologie, du Développement et de l’Aménagement durables : http://www.ecologie.gouv.fr/Accord-AFNOR-AC-X50-340.html (consulté le 20 mai 2008). 74 Bouvyer et Binet, 2008 : 20. 75 Allemand, 2005 : 91. 76 Chemillier-Gendreau, 2007. 77 Lecomte, 2007 : 367. 78 Ibid. : 372.
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« démocratique » s’[est] passé de la référence à l’Etat »79. Cependant, on observe « une
certaine institutionnalisation de la démarche, dans laquelle les recours au droit (par la
normalisation au sens large) et à l’Etat (comme garant) deviennent importants »80. Cary
note également que, comme s’en plaignent nombre d’associations militantes en voyant la
majorité du soutien étatique au commerce équitable se concentrer sur Max Havelaar, l’on
s’inscrit bien dans « un schéma politique classique », où des démarches citoyennes
influencent la vie politique, « l’Etat leur donn[ant] une traduction en termes de politiques
publiques, en les soutenant et en essayant d’en développer les aspects quantitatifs, qui
passent par les grandes surfaces, lesquelles se saisissent du concept pour différencier leurs
produits, sauvegarder leur marge et s’adapter en douceur à des configurations sociales qui
évoluent », alors que les militants les plus engagés dans le commerce équitable « refusent
de se résoudre à ces évolutions et tentent de redéployer leur critique, d’approfondir leurs
pratiques, de tisser des alliances avec des expériences proches »81.
Ceux-ci se plaignent effectivement de ce que l’Etat finance des associations au
détriment d’autres, et affiche une préférence pour la grande distribution avec Max
Havelaar82 ; ainsi que du fait que le commerce équitable ne soit considéré que dans une
approche Nord-Sud83.
La reconnaissance très récente de Flo-Cert, l’organisme de certification de Max
Havelaar, comme conforme à la norme européenne Iso 65 coupe court à toute discussion
sur l’emploi abusif du terme de « label » par Max Havelaar, que j’aurais voulu
développer, mais qui n’est plus d’actualité. Depuis janvier 2008, cette norme
internationalement reconnue (elle correspond à la norme européenne EN 45011) atteste
l’indépendance de la certification Max Havelaar.
Si la reconnaissance par les pouvoirs publics pour le commerce équitable commence
à générer quelques initiatives, globalement, cette histoire est encore à faire. Mais
l’importance croissante du commerce équitable a également éveillé l’intérêt des sciences
sociales.
79 Cary, 2004 : 139. 80 Ibid. 81 Ibid. 82 Jacquiau, 2006 : 72. 83 Ibid : 413.
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4. L’intérêt des sciences sociales pour le commerce équitable
Tonino Perna affirme qu’« à la différence d’autres mouvements et d’organisations
qui se sont spécialisés dans l’activité d’information et de documentation, le commerce
équitable a réuni, dès le début, la pratique et la théorie », ce qui a selon lui engendré « non
seulement une adhésion croissante dans la société occidentale comme dans le Sud, mais
également des faits d’importance économique »84. Par son importance croissante, le
commerce équitable a donc attiré l’attention de certains économistes, puis de chercheurs
en sciences sociales. Au cours des dernières années, les recherches et les études sur la
question se sont multipliées, certaines axées sur des aspects spécifiques, d’autres abordant
ce thème de façon plus généralisante.
Toujours selon Perna, ces études et recherches auraient généralement « tendance à
« normaliser » le phénomène du commerce équitable et solidaire, en le rapportant aux
critères traditionnels de la doctrine officielle »85, c’est-à-dire en ne l’analysant que par la
référence au système économique conventionnel. Ainsi, pour certains, le rôle du
commerce équitable serait de « rééquilibrer le marché », ou un « moyen susceptible
d’« améliorer l’efficacité du marché », de rendre « plus concurrentiels certains marchés
internationaux »86 ; pour d’autres, il serait une sorte de couveuse d’entreprises permettant
à des producteurs faibles de s’insérer progressivement dans les échanges internationaux...
Le commerce équitable aurait donc un rôle fonctionnel au sein du marché. Cette
conception du commerce équitable n’est évidemment pas propre à certains chercheurs :
Perna souligne le fait qu’on la retrouve parfois chez certains acteurs du commerce
équitable, tous bords confondus87 - ce qu’il déplore par ailleurs.
Pour ce même Tonino Perna, « il faut souligner la tendance forte et de longue durée
à une commercialisation progressive de tous les aspects de la vie sur cette planète », dont
les conséquences sont « bien connues et s’appellent : désocialisation, destruction
culturelle, perte du sens, etc. ». A ce processus, la société aurait réagi de diverses façons,
dont l’une est devenue un point fort du commerce équitable : rétablir la suprématie des
relations sociales sur la sphère économique : « C’est justement pour cette raison que ce
84 Perna, 2006 : 362. 85 Ibid. 86 Ibid. 87 Ibid. : 363.
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phénomène ne peut être analysé en utilisant les paramètres de la science économique
contemporaine »88.
Cette prise de position, toutefois ici peu marquée, nous ramène à la confusion des
genres évoquée en introduction. En effet, nombre d’écrits en sciences sociales laissent
transparaître les opinions de leurs auteurs, qu’ils soient pour ou contre le commerce
équitable. L’économiste Christian Jacquiau dénonce ainsi de façon assez virulente les
pratiques de l’association Max Havelaar, tandis que la sociologue Laure Waridel se place
de façon évidente du côté des défenseurs du commerce équitable, dont elle a créé une
association (Equiterre). La propension du commerce équitable à susciter les passions
trouvera sans doute sa réponse dans la partie III, 5 du présent mémoire, traitant des
conceptions de la justice dans le commerce équitable.
L’anthropologue Peter Luetchford remarque que l’enthousiasme récent pour le
commerce équitable et ses pratiques parmi les consommateurs, les lobbyistes, et les
agences de développement commence seulement à faire l’objet de recherches
approfondies89. Selon lui, les premiers travaux sur le commerce équitable l’ont abordé
sous l’angle des relations commerciales conventionnelles, le présentant comme un
paradigme positif et alternatif. Les approches plus récentes mettent plutôt l’accent sur la
mondialisation, les réseaux de producteurs et de consommateurs, la « connectivité », et le
partage de sens à travers la consommation, sur lesquels je me pencherai dans la partie II,
5. Le ton optimiste de ces travaux n’est pas toujours partagé par les études de terrain, ou
par celles qui identifient des contradictions possibles entre les composantes éthique et
commerciale du commerce équitable90.
Mais avant d’entrer dans des perspectives plus analytiques au sujet du commerce
équitable, il est temps d’en préciser les principes globaux.
5. Les critères de définition communément acceptés aujourd’hui
Etant donnée la grande variété des initiatives relevant du commerce équitable, on
note diverses nuances dans la définition de ses critères. Certains d’entre eux naviguent
entre « critères d’exigence » et « critères de progrès » et ne sont pas accentués de la même
façon, tandis que quelques points particuliers sont propres à certaines associations
88 Ibid.: 365. 89 Luetchford, 2006 : 127. 90 Ibid.: 144.
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seulement. J’ai donc recoupé les définitions données par différents auteurs d’études sur le
commerce équitable et différents acteurs du mouvement, pour tenter d’en dresser un
tableau global.
L’un des principes de base du commerce équitable, découlant directement de son
appellation, est bien sûr celui de la mise en place d’une relation commerciale stable et
durable avec des « petits producteurs défavorisés », fondée sur ce que beaucoup appellent
un « juste prix », supérieur aux cours mondiaux, et assurant des conditions de vie
« décentes » aux producteurs. Ce prix est décidé en accord avec les producteurs et sur
proposition de ces derniers, et peut être réévalué si on s’aperçoit qu’il n’est pas suffisant.
Virginie Diaz Pedregal considère que la question du « meilleur » prix payé aux
producteurs constitue « l’une des justifications éthiques majeures de l’existence du
commerce équitable au Sud »91.
Pour faciliter leur démarrage, les producteurs ont généralement la possibilité de
bénéficier d’un préfinancement allant jusqu’à cinquante pourcent des récoltes ou de la
production artisanale, leur permettant de s’équiper « sans devoir s’adresser aux banques
ou, comme cela se passe souvent, aux usuriers »92, et de lutter contre le surendettement. A
cela s’ajoute une « prime de développement », destinée à financer des projets collectifs
dont le choix revient a priori aux bénéficiaires du commerce équitable. Pour cela, les
producteurs sont tenus de se regrouper en coopératives ou autres formes d’association
organisées de manière « démocratique »93.
Ensuite, le commerce équitable insiste sur le caractère direct que doit avoir la
relation commerciale : la chaîne d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur
doit être la plus courte possible afin de maximiser la marge du producteur. Les
intermédiaires sont tout de même acceptés s’ils sont des structures représentatives des
producteurs, mais ils doivent accepter de se retirer quand la coopérative est assez forte
pour l’exportation directe.
La relation comporte également une forte exigence de « transparence », à tous les
niveaux : celui de l’organisation de producteurs, celui de l’association qui commercialise
leurs produits, les uns envers les autres. Le consommateur doit également pouvoir accéder
au maximum d’informations sur les produits qu’il achète et sur leurs conditions de
91 Diaz Pedregal, 2006 : 101. 92 Perna, 2006 : 359. 93 Amalou, 2008.
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production et de distribution. Comme je l’ai déjà dit, cette dimension de proximité et
d’information sera traitée dans la partie II, 5 de ce mémoire.
L’importance relative attribuée à ces différents critères varie. Pour la FLO, par
exemple, le fait de « favoriser les organisations participatives »94 est un critère
d’exigence, mais seulement un « critère de progrès » pour la PFCE qui le considère
comme une ingérence. Cette dernière considère en revanche la garantie d’« un salaire et
[de] conditions de travail décentes aux salariés » 95 comme une exigence, alors qu’Alter
Eco préfère la placer dans le cadre des critères de progrès, expliquant ce choix par le fait
que les normes internationales sont parfois trop élevées pour certains producteurs
défavorisés, par exemple celles relatives à l’« élimination du travail des enfants »96 qui est
toléré dans une période transitoire car son arrêt immédiat serait parfois préjudiciable pour
les producteurs travaillant en famille.
Les organismes de commerce équitable émettent aussi généralement des exigences
au sujet de la préservation de la biodiversité. Les organisations de producteurs doivent
s’engager à respecter les réglementations nationales et internationales concernant
l’utilisation de pesticides et engrais, la préservation de la qualité de l’eau, de la forêt et du
biotope dans son ensemble, et « la culture biologique est indirectement encouragée par le
commerce équitable »97. Virginie Diaz Pedregal note tout de même que le développement
de la culture biologique est plus souvent dû à des ONG ou à la coopération internationale
qu’aux organismes de commerce équitable.
Mais les critères du commerce équitable sont, comme le mouvement lui-même, en
constante évolution. A ce propos, Paul Cary cite Michel Besson, fondateur d’Andines,
société coopérative de commerce équitable : « La charte de la Pfce n’a pas évolué depuis
4 ans, pffff, elle est dépassée maintenant »98.
A l’issue de ce chapitre, le lecteur ne doit pas perdre de vue le fait qu’il est, dans la
pratique, assez difficile de définir de manière catégorique certaines initiatives. Le
commerce équitable, comme nous allons le voir, ne constitue pas un mouvement
homogène, mais rassemble plutôt sous un même vocable des réalités différentes, et parfois
même opposées (ou du moins, se considérant comme telles) ; il est de plus en « constante
94 Lecomte, 2007 : 117. 95 Ibid.: 134. 96 Ibid.: 126. 97 Diaz Pedregal, 2006 : 111. 98 Cary, 2004 : 140.
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évolution depuis son apparition »99. La tendance, nous dit le journaliste Sylvain
Allemand, « est à l’hybridation des initiatives et aux partenariats »100.
Pour caractériser plus brièvement le commerce équitable, on peut donc dire, à
l’instar de Virginie Diaz Pedregal, qu’il « tente d’améliorer les conditions de vie des
producteurs défavorisés par le biais du marché »101, à travers diverses approches. Malgré
sa notoriété grandissante, il est bien loin de représenter une réelle alternative au type de
commerce international auquel il prétend s’opposer ; mais la particularité de son approche
réside sans doute dans sa forte dimension politique, ayant suscité l’intérêt des militants,
des consommateurs, et des chercheurs. C’est à ce caractère politique que je vais
maintenant m’intéresser.
99 Diaz Pedregal, 2006 : 14. 100 Allemand, 2005 : 8. 101 Diaz Pedregal, 2006 : 13.
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II. L’ESSENCE POLITIQUE DU COMMERCE EQUITABLE
Je traiterai de la dimension politique du commerce équitable à travers quelques
aspects qui le différencient largement du commerce conventionnel : le mélange original
des trois types de ressources identifiés par l’économiste Karl Polanyi, la volonté de
changement affichée par ses militants, sa stratégie de médiatisation, doublée d’un appel au
pouvoir du consommateur, sa volonté de rapprocher les extrémités des filières
(consommateur et producteur), et enfin, des éventuels impacts politiques au « Sud ».
1. Le commerce équitable et la référence à Polanyi
Comme nous l’avons vu dans la définition du champ de l’économie solidaire, qui
concerne également le commerce équitable, on pourrait dire que ce qui anime le
mouvement n’est pas l’intérêt, mais plutôt « la visée d’une production et distribution de
biens ou services soumis à l’arbitrage démocratique »102. Selon Jean-Louis Laville et
Bernard Eme, les initiatives de l’économie solidaire s’appuient sur « l’hybridation de trois
types de ressources »103 : des ressources réciprocitaires, relayées par des ressources
redistributives, et des ressources marchandes. Les premières concernent le bénévolat, ou
des « manières d’engagement plus informelles »104 que les auteurs ne détaillent pas, mais
que l’on peut sans doute déceler, entre autres, dans le surcoût volontairement payé par le
consommateur. Les secondes concernent les ressources publiques émanant de l’Etat ; et
les dernières, les ressources marchandes, sont fondées sur le principe du marché. Ces trois
types de ressources témoignent de ce que les auteurs appellent une « économie plurielle »,
que chaque initiative d’économie solidaire mêle de façon différente selon ses pratiques.
Ce triptyque correspond à celui qu’a formulé l’économiste Karl Polanyi, et Virginie
Diaz Pedregal estime que le commerce équitable « s’inscrit résolument dans les trois
sphères d’échange [qu’il a] décrites »105. Pour elle, la réciprocité est marquée par les dons
symboliques effectués entre les producteurs et les consommateurs : « tandis que les
premiers jouissent d’une certaine revalorisation sociale par leur production, les seconds
peuvent justifier et donner un sens à leur acte d’achat ». La redistribution se matérialise
102 Laville et Eme, 2006 : 304. 103 Ibid. 104 Ibid.
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notamment dans le fait que « la plupart des grandes organisations occidentales dans les
pays occidentaux touchent des subventions étatiques, prélevées sur les impôts des
citoyens ». Enfin, la dimension de l’échange marchand est « manifeste, puisque le
commerce équitable constitue un échange marchand « libre », répondant à la « loi » de
l’offre et de la demande, et monétarisé »106.
Paul Cary reprend également le triptyque classique en affirmant que « pour la
formation du prix, le commerce équitable repose sur trois pôles » : celui du marché, qui
« reste prépondérant car il donne un cadre avec, par exemple, une référence aux cours
mondiaux des matières premières » ; celui de la redistribution, qui « joue un rôle quasi-
neutre : les produits du commerce équitable subissent les mêmes taxes que les autres »
107 ; et enfin, le pôle de la réciprocité (la relation de confiance, la délibération, et la mise
en avant d’une conception de la dignité).
Selon Paul Cary, cette dimension de réciprocité peut également se retrouver dans la
volonté des partenaires du commerce équitable, producteurs et importateurs, de fixer un
prix juste, « faisant preuve d’une certaine « libéralité » au sens d’Aristote, en ne défendant
pas à tout prix leur intérêt propre, en reconnaissant les contraintes propres des agents
impliqués dans la transaction »108. Pour lui, « le souci du commerce équitable de
reconnaître l’autre comme partenaire égal dans l’échange et grâce à l’échange est une
illustration de la réduction que subit l’échange lorsqu’il est assimilé à son versant
marchand »109.
Jean-Pierre Olivier de Sardan note que Polanyi a « particulièrement insisté sur la
notion de embeddedness, c'est-à-dire sur l’« enchâssement » de la vie économique dans la
vie sociale en général »110 – même s’il l’a par contre réservée, « à tort » affirme l’auteur,
aux économies précapitalistes ; et Virginie Diaz Pedregal estime que le commerce
équitable « a été construit comme une véritable tentative de « réencastrer » l’économie
dans la sphère sociale et politique de la vie en société »111.
A première vue, c’est sans doute la dimension du don qui donne son caractère
politique au commerce équitable. Mais l’anthropologue Maurice Godelier écrit, dans
L’énigme du don, que « dans notre culture le don continue à relever d’une éthique et
105 Diaz Pedregal, 2007 : 75. 106 Ibid.: 75. 107 Cary, 2004 : 110. 108 Cary, 2005 : 40. 109 Ibid. 110 Olivier de Sardan, 1995 : 49. 111 Diaz Pedregal, 2007: 75.
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d’une logique qui ne sont pas celles du marché et du profit, et qui même s’y opposent,
leur résistent » : le don est pour lui « l’expression et l’instrument de rapports personnels
situés au-delà du marché et de l’Etat »112.
Paul Cary affirme à son tour que le don ne correspond pas réellement au commerce
équitable, du fait de la prééminence de la relation marchande dans ce commerce. Si l’on
accepte la définition du don par Marcel Mauss, qui caractérise ce fait social par le triple
processus de donner, recevoir, rendre, où l’on n’assiste jamais à « une remise à zéro
complète de l’équivalence des biens échangés », puisque l’on donne plus que ce qu’on a
reçu, « le procédé du marché, en créant une équivalence stricte entre le prix payé et le
bien acquis, permet de mettre fin à la relation dès l’acte de paiement réalisé et de briser
ainsi cette relation de don »113. Et en effet, dans le cadre du commerce équitable, le
consommateur est libre de mettre fin à tout instant à la relation en cessant d’acheter les
produits. Il est de plus possible pour les organismes du Nord de mettre fin à certaines
relations, et ce, même si ce n’est pas courant, pour des causes de rentabilité
insuffisante114. La rupture d’une relation de commerce équitable n’est peut-être pas aussi
brutale que sur le marché conventionnel, car elle est généralement précédée de mises en
garde, mais cela amène Cary à conclure que « le modèle du don n’est pas assimilable aux
mécanismes de commerce équitable »115. Cette tendance va d’ailleurs, il est vrai, en
s’accentuant puisque la mise en place de processus normalisés de certification font que
l’on « s’attache à prouver, puisqu’on se défend de faire de la charité, que le prix est juste
et qu’il y a stricte équivalence entre ce qui est donné et ce qui est perçu », et l’on tend
donc à éloigner les partenaires de la relation de confiance pendant longtemps revendiquée,
et à revendiquer une relation d’échange plus strictement marchande.
Lecomte affirme également que « l’idée de respect et de participer à un monde
meilleur montre un rapport plus en adéquation avec l’échange que le don, même si la
solidarité reste la motivation prioritaire »116, mais cette affirmation semble plus provenir
d’une ignorance des théories anthropologiques du don, dans lesquelles celui-ci n’est en
aucun cas un pur geste désintéressé, unilatéral, non suivi de retour (que ce dernier soit
matériel ou non).
112 Godelier, 1996 : 291. 113 Cary, 2005 : 40. 114 Ibid. 115 Ibid.: 41. 116 Lecomte, 2007 : 186.
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Cary finit par nuancer ses propos en reconnaissant qu’un certain type d’initiatives du
commerce équitable, entre don et marché, apparaissent toutefois « comme une forme
d’échange particulièrement originale et, de par les réseaux qu’[elles mettent] en place,
comme une tentative intéressante de poser la question de la reconnaissance d’individus
géographiquement et socialement « éloignés », partageant un même souhait de se
réapproprier les actes d’échange marchand »117. Je reparlerai de ces thématiques
d’éloignement et de reconnaissance dans la sous-partie traitant d’une « nouvelle vision du
local ».
Il est intéressant de noter que la dimension du don a tout de même été perçue au
« Sud » par Virginie Diaz Pedregal, lorsqu’elle a étudié les organisations de caféiculteurs
andins. Les inspecteurs locaux recrutés par Flo-Cert sont des individus devant posséder
diverses compétences non courantes, et constituent donc un profil professionnel assez
difficile à trouver. Malgré cela, étant considérés comme des consultants indépendants, ils
peuvent à tout moment être remerciés par l’organisme de certification. Selon Virginie
Diaz Pedregal, l’attrait de cette fonction relève donc d’une dimension « idéologique,
résolument militante »118 ; et, présentant l’extrait d’un entretien avec un inspecteur du
commerce équitable, elle affirme qu’on y perçoit « l’importance de la part du don, du
gratuit quand la fin poursuivie semble noble et juste »119.
Ainsi, si l’importance du don dans le commerce équitable semble contestable pour
certains, il n’empêche que l’échange marchand que ses acteurs pratiquent s’affirme
comme différent du commerce conventionnel, qu’ils voudraient voir changer. Virginie
Diaz Pedregal note que « le commerce équitable fascine car il imbrique différentes
logiques marchandes, sans pour autant parvenir à créer un type d’économie radicalement
nouveau »120. Mais il affiche en tout cas une volonté de modifier certaines règles du
commerce, et comme toute volonté de changement à n’importe quel niveau de la société,
ceci véhicule des implications politiques.
2. Récurrence du concept d’inégalité de l’échange et volonté de changement
L’un des arguments centraux avancés par les militants du commerce équitable, est
celui de l’inégalité des échanges dans le commerce international conventionnel.
117 Cary, 2005: 41. 118 Diaz Pedregal, 2006 : 146. 119 Ibid.: 147.
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Lecomte l’affirme clairement, par une formulation un peu maladroite : « La
répartition des richesses est tellement de plus en plus inégale [...] »121, que « le commerce
équitable se définit en opposition au commerce conventionnel [et] établit un postulat : le
commerce international dans son organisation actuelle est inéquitable »122.
Et en effet, selon Virginie Diaz Pedregal, « les liens entre marché boursier et marché
physique sont parfois très distendus »123. Elle entend, par « marché physique », la
conjoncture qui fait que les récoltes sont plus ou moins bonnes selon les années (causes
climatiques, notamment) ; celle-ci est bien évidemment à l’origine de nombreuses
fluctuations du marché, mais si la spéculation des grands investisseurs financiers est trop
forte, elle peut avoir « des effets nuisibles sur les cours boursiers »124.
L’inégalité des termes de l’échange entre pays du Sud et pays du Nord constitue
donc le fondement théorique du commerce équitable : le sociologue Alphonso Cotera
Fretell et l’économiste Humberto Ortiz Roca expliquent ainsi que beaucoup de pays du
Sud dépendent de l’exportation des matières premières vers les pays industrialisés, qui
souvent les transforment avant de les réexporter notamment vers les pays du Sud ; les
cours des matières premières baissant, la situation mène à une « dégradation des termes
des échanges entre pays du Nord et du Sud »125. Le commerce équitable se donne pour
mission de dénoncer cette situation ; cet engagement se traduit par une forte volonté de
réforme des instances internationales et des mécanismes du marché.
L’un des sous-chapitres du livre de Tristan Lecomte s’intitule : « L’Omc, un grave
déficit de représentation des intérêts des pays pauvres »126, mais il précise que moins que
l’organisation elle-même, « c’est plutôt l’attitude des pays riches au sein de l’Omc qui est
à condamner » 127. Selon lui, les seuls aménagements en faveur des pays du Sud ont été
faits sur proposition de la Cnuced. Il s’agit de dérogations permettant à deux pays en
développement de s’accorder mutuellement des avantages sans obligation de réciprocité
envers les pays développés, mais ceci reste insuffisant, puisque pour les acteurs du
commerce équitable, l’enjeu réside évidemment plus dans les échanges entre Sud et Nord.
Il s’agirait de mettre fin aux exceptions mises en place par et pour les pays riches,
notamment sous la forme de subventions sur les productions agricoles.
120 Diaz Pedregal, 2007 : 15. 121 Lecomte, 2007 : 15. 122 Ibid.: 19. 123 Diaz Pedregal, 2006 : 29. 124 Ibid.: 29. 125 Cotera Fretell et Ortiz Roca, 2006 : 106. 126 Lecomte, 2007 : 53.
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Un exemple donné par l’auteur est qu’« il serait contraire aux règles de l’Omc
d’interdire l’importation d’un produit donné sous le motif qu’il ait été fabriqué par des
enfants par exemple, puisque l’Omc condamne les discriminations de traitement sur la
base des modes de production nationaux »128 ; l’Oit n’ayant aucun pouvoir juridique, elle
ne peut sanctionner autrement que de façon morale à travers son rapport annuel.
Ce que les militants du commerce équitable réclament, c’est donc une meilleure
représentation des intérêts des pays du Sud au sein de l’Omc, qui
fonctionnerait idéalement à l’image de la Cnuced, dont Lecomte regrette « le très faible
écho et le manque de pouvoir » au niveau international. Selon lui, la Cnuced est « un
organisme réellement démocratique et où la voix des pays du Sud est défendue sur les
questions de commerce pour le développement »129.
Le paradoxe de la situation est que l’Omc tant critiquée représente pourtant une
avancée vers le multilatéralisme. Les Etats y sont à égalité de voix, contrairement à
l’Onu, au Fmi, ou à la Banque Mondiale où les procédures de votes sont à l’avantage des
pays riches, et les débats s’y déroulent sous le regard de l’opinion publique, ce qui n’était
pas le cas à l’époque du Gatt. Une modification importante a été la création de l’Organe
de Règlement des Différends (Ord), chargé d’une véritable fonction judiciaire de caractère
obligatoire, mais, comme le dit Monique Chemillier-Gendreau, professeure de droit
public et de sciences politiques, les premières années, les plaideurs étaient surtout des
pays développés réglant leurs comptes entre eux130. Résultant des cycles de négociations,
les accords commerciaux de l’Omc reflètent parfois rudement le rapport de force, et « la
paralysie [de ses] négociations tient en grande partie à l’inflexibilité des pays développés
sur les subventions agricoles »131, qui met le reste du monde en état de dépendance
alimentaire. L’auteure rajoute que « dénoncer cela n’est pas en appeler à la concurrence
généralisée », car « faussée ou pas, la concurrence peut être dommageable pour les
sociétés les plus faibles »132.
La santé, la vie des personnes et des animaux, la préservation des végétaux, et d’une
manière plus générale, la moralité publique sont mentionnées comme exceptions admises
à la libéralisation des échanges, mais l’Omc doit trancher en application des accords de
commerce et a tendance à rechercher des compromis dans cet esprit. De plus,
127 Lecomte, 2007 : 57. 128 Ibid.: 60. 129 Ibid.: 372. 130 Chemillier-Gendreau, 2007. 131 Ibid.
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l’application rigide de normes environnementales, sociales ou sanitaires peut servir
l’intérêt des puissants : « Au nom du respect des droits fondamentaux, qui devraient être
opposables, l’exigence de respect des normes qui fondent la qualité de la vie (santé,
environnement, conditions de travail) devrait donc être accompagnée d’aides importantes
rigoureusement ciblées »133. Et l’auteure d’ajouter qu’« ainsi manque un projet mondial
cohérent où le développement du commerce serait ainsi articulé à l’équilibre social et
environnemental » 134.
Ainsi, on comprend l’importance pour les acteurs du commerce équitable de mener
des campagnes auprès des gouvernements, pouvoirs publics, mais aussi auprès des
consommateurs. En témoigne la récente mais forte médiatisation du mouvement.
3. Une forte médiatisation
Selon Paul Cary, « il est tout simplement impossible de recenser le nombre
d’articles afférents à la pratique dans la presse écrite, preuve que les militants ont utilisé à
merveille le canal médiatique pour diffuser leurs actions »135. Il est en effet frappant de
constater la disproportion entre le poids réel du commerce équitable dans les échanges
commerciaux internationaux, et l’ampleur de sa médiatisation136. Pour l’auteur, cela
constitue « une de ses forces »137.
Le sociologue explique la faible notoriété passée du commerce équitable par le fait
que ses acteurs étaient plutôt des militants, des « groupes naviguant notamment dans la
mouvance tiers-mondiste, qui ne cherchaient pas à séduire un public de
consommateurs »138. Il explique l’engouement récent pour cette pratique par la
professionnalisation du milieu, l’amélioration de la qualité des produits, mais aussi par les
crises alimentaires récentes (vache folle, etc.). La « montée de la représentation d’un
consommateur responsable » a favorisé le commerce équitable et la production
biologique, qui entretiennent « des liens assez étroits »139.
Outre la construction de réseaux de commerce équitable de plus en plus organisés,
dont la Plateforme française du commerce équitable, l’accent mis sur les actions de
132 Chemillier-Gendreau, 2007. 133 Ibid. 134 Ibid. 135 Cary, 2005 : 33. 136 Cary, 2004: 16. 137 Ibid. 138 Ibid.: 21.
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sensibilisation dans la phase « équitable » et l’intérêt grandissant des universitaires pour le
sujet, Max Havelaar semble être l’un des vecteurs principaux de cette médiatisation. En
effet, tous les printemps depuis l’an 2000, la Pfce organise la « Quinzaine du commerce
équitable », qu’Amel Bouvyer et Hélène Binet n’hésitent pas à qualifier de « ramdam
médiatique »140. Lors de la « Quinzaine » de 2004, Max Havelaar mène pour la première
fois campagne avec des personnalités du cinéma, de la télévision et de la radio (Natacha
Régnier, Charlotte de Turckheim, Catherine Laborde, Maïtena Biraben, Bruno Solo et
Yvan Le Bolloc’h, Jean-Pierre Coffe)141. En 2007, l’association réalise des courts
métrages avec Vincent Cassel et Romane Bohringer, vantant les vertus du commerce
équitable ; et elle « a été citée dans 518 articles de presse, 45 émissions de télévision et 56
diffusions radiophoniques…. »142. L’efficacité de ces diverses actions est notable. Alors
qu’en 2000, seulement 9% de la population avaient entendu parler du concept, en 2007 ce
sont 81% des consommateurs qui affirment connaître le commerce équitable143. Selon
Tristan Lecomte, «les médias ont la plus grande légitimité pour développer la notoriété du
commerce équitable », pour lequel ils « jouent un rôle crucial »144.
La mise en place de ces événements médiatiques a, d’après Paul Cary, concouru à
« publiciser le concept »145 du commerce équitable, et c’est également ce qui a conduit,
selon Christian Jacquiau, les réseaux de la grande distribution à « se pencher plus
attentivement sur le berceau du commerce équitable »146. En effet, le commerce équitable
est depuis quelques années présent dans les rayons des hypermarchés, ce que Paul Cary
explique par le fait que « nombre d’acteurs commerciaux conventionnels ont saisi
l’opportunité d’utiliser le concept comme une vitrine – sur certains produits – pour attirer
des clients au sens éthique un peu plus développé »147.
Cette forte médiatisation n’est d’ailleurs pas propre au mouvement du commerce
équitable. Comme l’indique Maurice Godelier, la « pression qui s’exerce sur chacun de
nous pour « donner » » s’est modernisée, est devenue « médiatique » et
« bureaucratique », utilisant les médias pour « sensibiliser » l’opinion148.
139 Cary, 2004: 21. 140 Bouvyer et Binet, 2008 : 14. 141 Jacquiau, 2006: 74. 142 Bouvyer et Binet, 2008 : 14. 143 Sources : PFCE-IPSOS / PFCE-CREDOC / MAX HAVELAAR-IPSOS, site Internet de la PFCE : http://www.commercequitable.org/commercequitable/ (consulté le 20 mai 2008). 144 Lecomte, 2007 : 198. 145 Cary, 2004 : 138, et 2005 : 33. 146 Jacquiau, 2006 : 328. 147 Cary, 2005 : 34. 148 Godelier, 1996 : 11.
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Je traiterai des rapports du commerce équitable à la grande distribution dans la
partie III, pour commenter ici la rhétorique mise en place par le courant de médiatisation
du commerce équitable, destinée aux consommateurs.
4. Le rôle attribué au consommateur
« Et si ces deux tasses de café, de goût semblable, contenaient deux messages
politiques opposés ? »149, s’interroge Jacques Decornoy, journaliste au Monde
Diplomatique. Selon Amel Bouvyer et Hélène Binet, les opérations médiatiques du
commerce équitable tentent de « sensibiliser les citoyens aux conséquences de leurs actes
banals et quotidiens en leur faisant découvrir ce principe d’achat selon lequel il n’est pas
question de consommer moins pour dépenser moins, mais de consommer mieux quitte à
dépenser un peu plus »150.
S’il est un argument qui revient sans cesse dans le discours des différents acteurs du
commerce équitable au Nord, c’est bien l’assimilation de l’achat à un vote. Le philosophe
et économiste Serge Latouche cite par exemple Jean-Yves Le Turdu, responsable de
l’Association de Solidarité avec les Peuples d’Amérique Latine (Aspal), membre de la
Pfce : « On vote chaque fois qu’on achète quelque chose »151. Cette maxime se retrouve
même dans le titre de l’ouvrage de Laure Waridel, sociologue spécialisée en
développement international et en environnement, cofondatrice de l’association écologiste
et équitable Equiterre : Acheter, c’est voter, publié en 2005. Latouche rajoute qu’« acheter
du café labellisé Max Havelaar ou Transfair plutôt qu’une marque du grand commerce est
un acte citoyen », car « acheter équitable plutôt que de se laisser vendre un produit
inéquitable au prix du marché, c’est affirmer la médiation politique dans l’échange
commercial »152.
Dans l’argumentaire du commerce équitable, les consommateurs sont des
« consom’acteurs », s’inscrivant dans « un véritable mouvement social de contestation par
la consommation »153. « Si chacun de nous modifie, ne serait-ce que très légèrement, ses
habitudes de consommation, le monde peut changer, l’impact peut être décisif pour les
149 Decornoy, 1996. 150 Bouvyer et Binet, 2008 : 14. 151 Latouche, 2000 : 353. 152 Ibid. 153 Diaz Pedregal, 2007 : 101.
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populations au Sud »154, affirme Tristan Lecomte, trouvant également une utilité du
commerce équitable pour les consommateurs du Nord : « il les sensibilise aux enjeux de
la consommation vis-à-vis des critères du développement durable, il leur permet de
réintroduire du sens dans l’acte d’achat »155. « Je consomme donc je suis, pourrait-on dire
dans la société d’aujourd’hui »156. Lecomte justifie par là-même, de manière
simplificatrice, l’existence du commerce équitable : « Si [les consommateurs] sont prêts à
acheter les produits, c’est signe de sa réussite ; ce qui justifie de manière directe et
incontestable le bien-fondé de l’activité de l’association »157. Dans le commerce équitable,
on prône une consommation critique et politiquement engagée, et selon Serge Latouche,
« c’est effectivement par la réappropriation du pouvoir politique de l’acte de
consommation que le citoyen d’une société économiquement mondialisée peut espérer
infléchir encore le cours des choses »158.
Mais d’un autre côté, affirmer que tant de pouvoir est entre les mains des petits
consommateurs, c’est aussi leur faire porter la responsabilité du commerce
« inéquitable ». Pour Latouche, toujours, « la demande, et elle seule, serait reine ; sa
souveraineté serait légitime, puisque démocratique et populaire. […] Il est essentiel de
dégonfler cette argumentation arrogante faite au nom des consommateurs, mais qui émane
exclusivement des lobbies des grandes firmes. Ce n’est pas la voix des consommateurs
telle en tous cas qu’elle s’exprime à travers les associations »159.
D’autres auteurs reconnaissent également les biais de cet argumentaire : « s’il est
vrai qu’acheter c’est voter, bien souvent nous sommes forcés de voter blanc »160, par
manque d’information, nous dit Laure Waridel. Sans compter que ce « vote » serait lui
aussi totalement inégalitaire, inéquitable : ce serait en quelque sorte un suffrage censitaire,
permettant aux seuls gros portefeuilles de s’exprimer, puisqu’il est établi que les produits
issus du commerce équitable sont de manière générale plus chers que ceux que l’on peut
trouver en grande surface (sans parler des problèmes de proximité, car on ne trouve pas de
boutiques équitables en banlieue, par exemple). Paul Cary affirme quant à lui que le
traitement médiatique du commerce équitable, « bien qu’il le présente sous un angle
favorable, n’en fait souvent qu’une vague expression du pouvoir du consommateur, dont
154 Lecomte, 2007 : 7. 155 Ibid.: 78. 156 Ibid. 157 Ibid.: 72. 158 Latouche, 2000: 355. 159 Ibid: 354. 160 Waridel, 2005 : 130.
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l’acte d’achat serait susceptible de terrifier les grands groupes » et que cette médiatisation,
ainsi que la volonté de toucher un public de plus en plus large, « occultent quelque peu la
dimension militante et critique qui était à la base du projet »161.
« Acheter écologiquement, politiquement et éthiquement correct relève le plus
souvent du parcours du combattant et de l’héroïsme»162, nous dit Serge Latouche, à la fois
parce que les désirs du consommateur sont en grande partie conditionnés par la publicité,
et aussi parce que pour la plupart des produits, il n’a même pas le choix (électroménager,
automobile, etc.). Lecomte précise qu’on estime actuellement que seulement 10 à 20%
des références non alimentaires vendues dans la grande distribution trouvent leur
équivalent sur le marché équitable163.
Sylvain Allemand reconnaît que la prise de conscience individuelle est importante,
mais il affirme qu’« à trop invoquer la citoyenneté », on oublie que les actions
individuelles « gagnent aussi en efficacité en s’inscrivant dans une démarche collective »,
et que dans le cadre de la consommation « citoyenne », « lorsqu’elle est le fait de
consommateurs isolés, [elle] tend parfois à masquer la poursuite d’intérêts particuliers
(comme son bien-être) »164.
Ainsi, il apparaît clairement que le « consom’acteur » ne peut à lui seul « changer le
monde ». Les instances politiques nationales et internationales ont un grand rôle à jouer à
ce niveau, et les acteurs du commerce équitable l’ont bien compris. Mais un autre point
important touchant le consommateur, très lié au précédent, tourne autour d’une nouvelle
vision du « local », véhiculée, entre autres, par le commerce équitable.
5. Une vision nouvelle du « local »
D’après Tonino Perna, « si le commerce équitable avait consisté seulement dans le
fait de payer un peu plus les producteurs, il n’aurait pas fait beaucoup de chemin », et « sa
force a consisté, en premier lieu, dans le fait d’avoir créé un nouveau type de relations
sociales entre les producteurs du Sud et les clients du Nord »165.
Serge Latouche affirme également que si, comme on vient de le voir, le
consommateur est présenté comme roi, « la traçabilité est vraiment le minimum qu’on
161 Cary, 2005 : 34. 162 Latouche, 2000: 353. 163 Lecomte, 2007 : 249. 164 Allemand, 2005 : 245. 165 Perna, 2000 : 359.
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Juin 2008 40
doive offrir à celui qu’on prétend souverain »166. Amel Bouvyer et Hélène Binet notent
que dans les magasins Artisans du Monde, « chaque produit est tracé », possédant « sa
fiche d’identité où l’on retrouve l’histoire et les conditions de travail de ceux qui l’ont
fabriqué »167. La « transparence » est, on l’a vu à propos de ses critères, un maître mot
pour le commerce équitable. Pris au sens fort, ce terme signifie pour Latouche que l’on
déconstruise le « fétichisme de la marchandise », c'est-à-dire que l’on retrouve dans
l’échange marchand un rapport entre des hommes, pour « restituer le face-à-face
proprement politique de l’échange »168.
Effectivement, pour Paul Cary, l’acte d’achat « n’est pas nécessairement propice à la
reconnaissance d’autrui, autrui étant ici le fabricant, l’artisan du produit consommé »169,
puisque dans les grandes surfaces, la provenance exacte du produit consommé n’est pas
toujours évidente à connaître, et les conditions de production le sont encore moins. Il faut
dire que la grande distribution n’aurait aucun intérêt à proposer de l’information sur les
conditions de production inéquitables d’une grande partie des produits qu’elle
commercialise. Par ailleurs, les boutiques de commerce équitable sont quant à elles
« l’expression d’une volonté de ne pas séparer ces deux aspects : acte d’achat et
information sur le produit »170.
Ainsi, Artisans du Monde a choisi de concentrer ses ventes sur l’artisanat, qui « a
l’avantage, par rapport à l’alimentaire, d’offrir des produits dont l’« histoire » est plus
riche, dont la trajectoire de fabrication peut être assez facilement retracée et
différenciée »171. Quand il s’agit de produits alimentaires, c’est davantage sur l’histoire
des producteurs, plutôt que sur les produits eux-mêmes, que l’information se concentre.
Cary rappelle que « ce ne sont donc pas seulement des produits qui circulent, c’est aussi
de la « matière spirituelle », pour reprendre l’expression de Marcel Mauss dans son Essai
sur le don, qui considère que l’échange primitif n’engendre pas nécessairement de
bénéfice (de profit), [et] qu’il concerne des « biens et des richesses, des meubles et des
immeubles, des choses utiles économiquement », mais surtout « des politesses, des festins,
des rites…»172. Il avance également l’idée – importante – que dans les boutiques de
166 Latouche, 2000 : 355. 167 Bouvyer et Binet, 2008 : 16. 168 Latouche, 2000 : 357. 169 Cary, 2005: 38. 170 Ibid. 171 Ibid.: 39. 172 Ibid.
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commerce équitable, le produit a finalement moins de valeur que les liens sociaux ainsi
créés.
Perna qualifie cette dimension d’« œuvre de découverte de la marchandise », qui
transforme les produits anonymes en produits « riches d’histoires personnelles et
collectives, en offrant une possibilité aux consommateurs de devenir citoyens-acquéreurs,
conscients de ce qu’ils achètent et de ce pourquoi ils le font »173. Et pour Latouche,
« l’échange social est forcément local, même si le site peut, dans certaines limites, être
virtuel »174. Cette notion de « local » mérite d’être approfondie.
Dans un article paru dans la revue Anthropology of food, Gun Roos, Laura Terragni
et Hanne Torjusen expliquent que depuis la seconde Guerre Mondiale, la mondialisation
et les accords commerciaux semblent avoir eu des effets majeurs sur la consommation : la
production a été retirée du contrôle direct du consommateur, et la mondialisation a
augmenté la compétition, prolongé les filières et les a rendues moins transparentes. Ce
sont à la fois la distance physique et la distance symbolique entre les producteurs et les
consommateurs qui se sont étirées. Le « local », par opposition au « global », peut
impliquer la proximité avec des initiatives géographiquement distinctes, en vertu de
nouvelles connexions reliant producteurs et consommateurs ; la distance physique peut
être moins importante que la dimension émotionnelle invoquée par le « local », et, selon
les chercheuses, particulièrement dans le domaine de l’alimentaire. Le commerce
équitable s’inscrit pour elles dans les initiatives qui se réfèrent au « local » comme
dimension centrale de leur démarche. Au sein du mouvement, il existe différentes façons
d’exprimer ce rapport au local, dont la plus significative est selon les auteures le réseau
des « magasins du Monde » (c'est-à-dire les boutiques spécialisées dans la vente de
produits issus du commerce équitable), qui ne sont pas seulement des lieux de négoce,
mais aussi des points de rencontre physique et symbolique entre le producteur éloigné et
le consommateur engagé. Les produits n’y sont pas anonymes, ils nous rappellent ceux
qui les ont travaillés, et les endroits d’où ils proviennent. Du point de vue des
consommateurs, Roos, Terragni et Torjusen affirment donc que l’achat d’un produit
équitable n’a pas le même sens s’il est effectué dans ces boutiques plutôt que dans les
grandes surfaces. Selon elles, des chercheurs auraient montré que la complexité, l’opacité
et la fragmentation de la chaîne de production sapent la possibilité d’établir des relations
éthiques aux extrémités de la chaîne, en empêchant les consommateurs de prendre
173 Perna, 2000 : 360. 174 Latouche, 2000 : 351.
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conscience de l’importance de leurs choix. Ce « local » véhiculé par le commerce
équitable n’est plus le même qu’autrefois, il est un « local-in-the-global »175, un local
dans le global.
Maurice Godelier note lui aussi que dans la société occidentale, « le don est devenu
un acte qui lie des sujets abstraits, un donateur qui aime l’humanité et un donataire qui
incarne, pour quelques mois, le temps d’une campagne de dons, la misère du monde »176.
Ainsi, le commerce équitable ne se résume pas à une relation commerciale. Selon
Cotera Fretell et Ortiz Roca, « dans le commerce équitable, le consommateur responsable
acquiert des produits, mais recherche aussi un lien avec les producteurs, en particulier
grâce à une information sur l’origine des produits, les aspects éthiques et
environnementaux de leur production »177. Pour Aurélie Lachèze, sociologue, un lien
n’est pas seulement établi entre le producteur et le consommateur, mais aussi entre le
consommateur et l’association. Le premier lien s’affiche sur tous les supports
(emballages, fiches accompagnant les produits, etc.), et s’attache à « donner une identité
aux producteurs et [à] faire éprouver aux consommateurs une certaine sympathie pour ces
derniers » 178. Quant au second lien, il concerne les possibilités d’action qui s’offrent au
consommateur « pour jouer un rôle sur la vie de ces producteurs, sur l’avancée du
commerce équitable, sur l’activité des bénévoles »179. Cette dimension « locale » peut
donc aussi apparaître comme l’une des stratégies déployées par le commerce équitable à
l’endroit des consommateurs.
Mais comme je l’ai fait remarquer plus haut, la tendance est à un éloignement entre
les producteurs et les importateurs du commerce équitable, que Paul Cary met en parallèle
avec le désir de nombre d’initiatives du commerce équitable d’« afficher un aspect
« économiquement respectable » »180, alors que la question du don, ou de l’échange,
évoquée plus haut est « intimement liée à la problématique de la reconnaissance,
reconnaissance de l’autre comme égal, comme sujet à part entière »181.
Plus profondément, nous dit Cary, « il faut nous interroger sur les possibilités de
mettre en interrelation active des consommateurs et des producteurs de pays différents, de
175 Roos, Terragni, Torjusen, 2007 : §29. 176 Godelier, 1996 : 12. 177 Cotera Fretell et Ortiz Roca, 2006 : 108. 178 Lachèze, 2005 : 50. 179 Ibid.: 51. 180 Cary, 2005 : 41. 181 Ibid.: 38.
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communautés différentes »182. En effet, il convient de s’interroger sur une éventuelle
dimension politique chez les bénéficiaires du commerce équitable, pour majorité des
petits producteurs des pays du Sud.
6. Des impacts politiques au « Sud » ?
Un fait qui peut paraître paradoxal au premier abord, c’est qu’il est assez difficile de
trouver de la littérature concernant les premiers bénéficiaires du commerce équitable, les
producteurs des pays dits « du Sud », mais ceci s’explique en partie par la nature des
écrits concernant le commerce équitable. Il s’agit en effet pour la plupart de plaidoyers,
d’écrits engagés visant à convaincre les consommateurs du Nord du bien-fondé de la
démarche (« nous voulons convaincre », affirme Tristan Lecomte, dès la seconde ligne de
son ouvrage183). D’un autre côté, comme le souligne Virginie Diaz Pedregal, les études
d’impact réalisées sur le commerce équitable sont assez récentes, et sont réalisées le plus
souvent sans disposer d’un état des lieux de départ, obstacle à la production de données
fiables184. Je vais cependant m’intéresser aux enjeux politiques à travers l’une d’elles, qui
tente de dresser un panorama assez global des impacts du commerce équitable en traitant
de plusieurs pays (Bolivie, Pérou, Inde, Cameroun).
L’ étude du Plan d’appui scientifique à une politique de développement durable185
(Padd II) affirme que pour certains producteurs, l’entrée dans des organisations de
commerce équitable a permis l’acquisition de compétences dans les pratiques de
production. Les produits prennent alors une valeur plus élevée sur le marché. Cette
amélioration de la situation économique des producteurs est souvent décrite comme la
voie à leur empowerment186 au niveau individuel ou familial, mais je m’intéresserai plutôt
ici aux combats politiques menés par des acteurs du commerce équitable au Sud, ayant
une dimension plus collective et donc plus représentative.
182 Ibid. 183 Lecomte,2007 : 5. 184 Diaz Pedregal, 2006 : 179. 185 De la Politique scientifique fédérale belge (anciennement SSTC, Services fédéraux des affaires scientifiques, techniques et culturelles), 2006. 186 L’empowerment est un terme anglais que l’on peut traduire par « autonomisation », ou « capacitation », voire même «attribution de pouvoir », et est aujourd’hui un concept central dans le domaine du développement. Il est né dans les pays dits du Sud, notamment en Inde, dans le réseau DAWN (Development Alternatives with Women for a New Era) ; c’est une notion complexe à laquelle plusieurs définitions ont été données, que nous simplifierons pour le qualifier de processus de reconnaissance, d’habilitation des personnes à contrôler leur propre vie.
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On lit, dans cette étude du Plan d’appui, que pour certaines associations, l’enjeu
qu’est le développement du marché local de l’équitable n’est pas seulement économique,
mais aussi politique : « Pour le Gresp [Grupo Red de Economía solidaria del Perú] ainsi
que le Cioec [Coordinadora de Integración de Organizaciones Económicas Campesinas de
Bolivia], le commerce équitable doit développer son marché national et régional pour être
reconnu comme acteur économique mais surtout comme acteur politique. C’est en effet
par leur poids économique au niveau national, régional et international que les acteurs du
commerce équitable acquerront un poids politique »187.
L’étude du Plan d’appui rapporte des « pratiques de lobbying » en faveur d’une
« demande de changement structurel des politiques » en Bolivie et au Pérou, rappelant
toutefois que ces pratiques ne concernaient pas toutes les organisations de commerce
équitable, d’une grande diversité. Les combats politiques observés peuvent concerner la
défense et le plaidoyer en faveur du secteur du commerce équitable, mais également des
enjeux nationaux, voire internationaux, avec la mise en place de formations portant sur
certains enjeux politiques, et font des acteurs du commerce équitable des « acteurs
politiques »188.
Les exemples de revendications politiques cités sont la mise en place d’un système
de sécurité sociale pour les artisans (santé et pension), comme au Pérou où « des
représentants des différents groupes de producteurs membres du Ciap [Central
Interregional de Artesanos del Perú] ont participé à l’élaboration en 2004 d’un projet de
loi pour les artisans dans lequel il est spécifié que la loi doit envisager l’établissement
d’un système de sécurité sociale pour les artisans, non obligatoire »189.
Au sujet de luttes plus globales, on note que certaines organisations de producteurs
boliviens et péruviens s’engagent dans la lutte contre la Zone de libre-échange des
Amériques (Alca), prennent des positions politiques sur le Traité de Libre Commerce
(Tlc), et même une prise de position par rapport à des instances internationales comme
l’Organisation mondiale du commerce (Omc). Cet engagement se traduit par des
formations, par exemple dans le cas du Gresp au Pérou, avec la présentation du Tlc, de
l’Alca et de l’Omc au Premier forum national du commerce équitable et du commerce
éthique en octobre 2004.
187 PADD II, 2006 : 78. 188 Ibid : 73. 189 Ibid.
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L’étude fait également remarquer que la tendance est au relais des producteurs par
des réseaux, en ce qui concerne les revendications politiques (le Gresp, réseau national
péruvien de l’économie solidaire, par exemple), qui « appuient leur légitimité sur les
organisations de base du commerce équitable ». Pour la Mesa de coordinación
latinoamericana de comercio justo (réseau latino-américain de commerce équitable, dont
le Gresp est l’un des fondateurs), « il s’agit d’atteindre un niveau de coordination qui
permette une réelle influence au niveau politique, dans un contexte où plusieurs pays de
la région négocient des traités de libre-échange multilatéraux augmentant les inégalités
socio-économiques »190. Selon Virginie Diaz Pedregal, ces organisations nationales de
producteurs encouragent, au niveau local, la prise de conscience du poids politique et de
l’importance numérique des producteurs, et « ainsi émerge – principalement dans
certaines zones andines, comme le nord du Pérou – les prémices d’une « société civile »
revendicative »191.
Comme dans les discours du Nord, on retrouve l’idée de transformation à partir de la
base : et selon l’étude, si la dimension économique du commerce équitable reste
également présente dans les réseaux, « la finalité politique occupe une place prédominante
chez [ces] acteur[s] »192.
Cependant, de telles pratiques n’ont pas été observées en Inde ni au Cameroun, les
deux autres pays où l’étude a été effectuée. De même, selon l’étude d’impact d’Artisans
du Monde, « les changements significatifs que [son] action produit dans la vie des
producteurs ne semblent pas se traduire dans le développement de dynamiques locales au
niveau des villages et des quartiers des producteurs ». « Sauf quelques rares exceptions,
on constate un manque de connexion entre la filière du commerce équitable et les
dynamiques économiques, sociales, politiques locales. Les producteurs semblent
consacrer l’essentiel de leur énergie à la production et aux relations qu’ils développent au
sein de la filière du commerce équitable »193. L’empowerment politique des producteurs
de commerce équitable ne semble donc pas automatique.
Virginie Diaz Pedregal estime de la même manière que « la redistribution issue du
commerce équitable ne concerne pas seulement la redistribution de revenus économiques,
mais aussi la redistribution de pouvoir social »194. Cependant, les stratégies locales des
190 PADD II, 2006 : 74. 191 Diaz Pedregal, 2007 : 206. 192 PADD II, 2006 : 74. 193 Artisans du Monde, 2004 : 88. 194 Diaz Pedregal, 2006 : 206.
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organisations de producteurs s’avérant très diverses, l’auteure note que certaines ne
souhaitent pas s’investir dans la politique par crainte que « de telles ambitions ne mènent
finalement à l’individualisme politique et, à terme, à leur perte », et que « pour elles, la
structure sociale productive n’est pas pensée comme la solution pour démocratiser le pays
et dynamiser les espaces ruraux »195.
Au niveau politique, le commerce équitable peut donc favoriser la création
d’espaces régionaux, nationaux et internationaux de discussion : Virginie Diaz Pedregal
affirme que l’un des principaux effets du commerce équitable est qu’« il incite résolument
les producteurs à s’affilier à une structure communautaire »196, leur permettant d’acquérir
un certain pouvoir de négociation auprès des acheteurs, des pouvoirs publics, d’Ong, de
banques, syndicats. Cependant, la sociologue nuance cette constatation en affirmant que
« leur impact au niveau politique reste cependant marginal dans les trois pays andins
étudiés »197.
Ainsi, de manière générale, la relation de commerce équitable peut parfois
directement servir au renforcement du pouvoir d’action politique des coopératives. Mais
elle peut également, dans d’autres cas, ne pas engendrer ce type d’impacts, soit par choix
délibéré, soit que certaines organisations ne voient dans le commerce équitable qu’une
stratégie économique, « délaiss[ant] les efforts de concertation collective une fois qu’elles
obtiennent le label équitable et qu’elles parviennent à s’ouvrir des marchés »198.
Virginie Diaz Pedregal défend l’idée que « les effets du commerce équitable sont
fortement dépendants du contexte de sa réalisation » 199, ce qui explique la difficulté
d’établir des conclusions générales relatives à l’impact du commerce équitable sur les
producteurs du Sud.
Ainsi, il apparaît que le commerce équitable peut être à divers égards considéré
comme touchant à la sphère politique. Il représente une forme particulière d’échange,
dans le sens où il s’insère dans le marché, et commence également à faire intervenir les
ressources étatiques, mais il implique surtout une certaine forme de réciprocité
immatérielle habituellement absente de l’échange marchand en visant à la reconnaissance
de l’autre. La volonté de changement de la part de ses militants, leurs stratégies de
195 Diaz Pedregal, 2006 : 206. 196 Ibid.: 195. 197 Ibid.: 255. 198 Ibid.: 206. 199 Ibid. : 179.
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médiatisation et de sensibilisation s’inscrivent également dans la sphère politique, et en
utilisent souvent le vocabulaire, faisant de la consommation un acte politique. Enfin, le
commerce équitable permet parfois l’émergence de revendications politiques chez les
producteurs du Sud, qui à travers les organisations de commerce équitable, prennent
conscience de leur pouvoir de négociation.
Après avoir étudié diverses caractéristiques du commerce équitable qui en révèlent
la dimension politique, il me paraît maintenant important de me pencher sur les conflits et
contradictions qui le traversent, l’étude de la polémique ayant à mon sens plus d’intérêt
politique que celle du consensus.
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III. UN UNIVERS DE TENSIONS ET DE CONTRADICTIONS: LES
COMMERCES EQUITABLES
On l’a vu avec l’historique du commerce équitable, ce mouvement n’est en aucun
cas homogène, si bien que Sylvain Allemand affirme que « c’est de commerces
équitables, au pluriel plutôt qu’au singulier, qu’on devrait parler »200. Le mouvement se
décline en une multiplicité d’approches dont je vais maintenant aborder les principales,
sous la forme de deux couples d’oppositions.
1. La labellisation contre la spécialisation
Thomas Coutrot remarque qu’« en croissant et en se diversifiant, le mouvement du
commerce équitable est [...] entré dans une ère de controverses internes »201.
De plus, Virginie Diaz Pedregal souligne que la situation du commerce équitable en
France est « atypique » : on y sépare distinctement les fonctions de conseil aux
organisations, d’importation, et de distribution, ce qui a pour conséquence de « faciliter
l’émergence de débats, chaque acteur défendant sa propre vision de la situation »202. Cette
première opposition, entre labellisation et spécialisation, est en fait celle qui semble
cristalliser nombre de tensions du commerce équitable, et elle engendre de nombreuses
controverses.
Le débat pour ou contre l’entrée des produits du commerce équitable en grande et
moyenne distribution est relativement récent en France (les premiers cafés de la marque
Max Havelaar ont fait leur apparition dans les grandes surfaces en 1999), mais il y fait
rage, et ce pour plusieurs raisons que Christian Jacquiau énumère : « Premièrement, parce
que la France est le pays le plus densifié en terme de points de vente appartenant aux six
réseaux qui contrôlent le marché de la grande consommation ; deuxièmement, parce que
des pratiques uniques au monde (les fameuses « marges arrière203 », par exemple) s’y sont
développées, faisant du territoire français une véritable zone de non droit ; troisièmement,
parce que loin de tout débat dogmatique, ce n’est pas le format du commerce qui est en
200 Allemand, 2005 : 89. 201 Coutrot, 2007 : 187. 202 Diaz Pedregal, 2007 : 20. 203 Les marges arrière ou rétro-commissions consistent, en quelques mots, en des rémunérations ou des remises différées exigées du fournisseur par le distributeur, sous peine de déréférencement.
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cause, mais les pratiques inéquitables des trusts de la distribution qui sont ici
contestées »204.
La journaliste Florence Amalou constate que « le commerce équitable est devenu un
business ». Flo-International affiche en effet 1,6 milliard d'euros de chiffre d'affaires en
2007, ce qui constitue une augmentation de 42 % par rapport à 2006. Le logo Max
Havelaar figure sur plus de 80% des produits de commerce équitable vendus dans le
monde205. « Désormais, l'association Flo, installée aux Pays-Bas, s'organise comme une
entreprise », et son nouveau directeur général en France, Joaquin Muñoz, parle
d’« optimisation » des débouchés, de gestion des « packagings »206.
Le mouvement du commerce équitable s’est donc scindé en deux courants
d’opinions et d’actions : d’un côté, ceux qui cherchent à maintenir une dimension
associative et militante au mouvement, et qui exigent un maximum d’éthique sociale et
environnementale d’un bout à l’autre des filières ; de l’autre côté, ceux qui souhaitent la
marchandisation du commerce équitable, un renforcement du marketing, la
professionnalisation des ventes, le contrôle strict de la qualité des produits et des rapports
plus directs avec la grande distribution.
« Sur le papier », reconnaît Tristan Lecomte, « la vente en grande distribution est
contraire à l’éthique du commerce équitable car la politique du prix bas va à l’encontre du
prix juste » 207. Mais pour lui, la grande distribution permet de sortir le commerce
équitable de sa marginalité, et il se prévaut de son expérience de vente en boutique qui n’a
pas fonctionné pour affirmer que la grande distribution est finalement la seule solution
réaliste.
Le problème est que les grandes surfaces ont entrepris, elles aussi, de créer leurs
propres gammes de produits issus du commerce équitable : Carrefour, Auchan, Monoprix
par exemple, ont maintenant leur Mdd (marque de distributeur, par opposition aux
marques nationales, celles des fournisseurs). Ce système consiste simplement à demander
au fournisseur de commerce équitable de préparer des produits avec un emballage au nom
du distributeur, et ces produits sont vendus à des prix plus bas que les produits équitables
estampillés Max Havelaar, ou Alter Eco...
L’implication grandissante de la grande distribution dans le commerce équitable fait
donc évidemment débat. Pour certains, elle est le moyen de toucher de plus en plus de
204 Jacquiau, 2006 : 259. 205 Amalou, 2008. 206 Ibid.
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consommateurs. Pour d’autres, elle inquiète et contredit les principes du commerce
équitable. Elle est d’ailleurs « directement responsable des difficultés rencontrées par les
petits producteurs par les marges qu’elle réalise »208, en voulant afficher des prix toujours
plus bas, sans pour autant révéler comment elle y parvient.
Sylvain Allemand pense que si la grande distribution peut se plier à l’exigence du
juste prix, « il est douteux qu’elle puisse s’engager sur le long terme quant à ses
approvisionnements auprès des producteurs »209, ce qui pose vraiment problème puisque
le commerce équitable doit être fondé sur un partenariat durable. L’auteur note qu’il est
déjà arrivé qu’une enseigne renonce du jour au lendemain à commercialiser un produit
issu du commerce équitable.
D’autres pratiques contestables peuvent être constatées dans les rapports du
commerce équitable à la grande distribution : Tristan Lecomte explique par exemple que
la plupart des produits Alter Eco sont vendus au distributeur « à un prix comparable aux
produits biologiques conventionnels afin de lui permettre, sans réduire sa marge210, de
proposer le produit du commerce équitable à un prix compétitif avec le produit classique
concurrent »211. Ainsi, le surcoût du commerce équitable reste très limité pour la grande
distribution, alors qu’il lui permet en même temps une forte valorisation de son image.
Ceci se justifierait par le fait que les militants du commerce équitable le définissent par
opposition aux pratiques de charité et qu’il nécessite donc « un rapport gagnant-
gagnant »212 pour les producteurs et les consommateurs, mais aussi, selon les tenants de la
distribution en grandes surfaces, pour les distributeurs.
Lecomte reconnaît de plus qu’Alter Eco pratique depuis 2006 la même technique de
marges arrière que la grande distribution : « Si nous voulons un euro d’un produit, nous le
vendons au distributeur 1,20 euro, et nous lui rendons ensuite 20 centimes sous forme de
coopérations commerciales, de ristournes, etc. »213. Non seulement la grande distribution
n’a pas à faire de concessions pour le commerce équitable, qui bénéficie de plus à sa
notoriété, mais certains acteurs se mettent également à se servir de certaines de ses
pratiques les plus décriées. On est ici bien loin de la volonté affichée de modifier les
règles du commerce international.
207 Cité dans Bouvyer et Binet, 2008 : 15. 208 Allemand, 2005 : 88. 209 Ibid.: 99. 210 Souligné par moi-même. 211 Lecomte, 2007 : 265. 212 Ibid.: 271. 213 Cité dans Jacquiau, 2006 : 328.
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Lecomte croit pourtant assez naïvement à une « mise à niveau éthique de ses
fournisseurs classiques » par le magasin de grande distribution qui intègre des produits du
commerce équitable, puisqu’« il ne serait pas logique de proposer 10 ou 20 références du
commerce équitable sans s’assurer que les règles sociales et environnementales de base ne
sont pas respectées pour les 140 000 autres références de l’hypermarché »214, affirmant
qu’Alter Eco se sent « plus à l’aise sur les garanties éthiques dans le cadre de [son]
activité actuelle que dans le cadre des magasins où [les responsables avaient] très peu de
moyens pour aller vérifier sur le terrain la valeur ajoutée du commerce équitable pour les
petits producteurs »215.
La différence d’approches se ressent également dans les rapports des organismes du
commerce équitable au Nord avec les organisations de producteurs partenaires.
L’approche par la certification vise clairement à aider les producteurs à s’insérer dans le
commerce conventionnel une fois « arrivés à l'âge adulte »216, en leur faisant
commercialiser une part de plus en plus importante de leur production hors des circuits du
commerce équitable. Pour les partisans de cette approche, comme Tristan Lecomte, le
commerce équitable « ne doit pas être une nouvelle forme de néocolonialisme plaçant les
producteurs dans une situation de dépendance vis-à-vis des marchés ou des subventions
des pays du Nord »217. Ils affirment que le défaut majeur des circuits historiques de
commerce équitable est de manquer d’exigence sur la qualité des filières et des produits,
contribuant ainsi « à alimenter artificiellement des filières qui ne vivent que des ventes
dans ces circuits et en deviennent dépendantes »218, alors que pour mener à un réel
« développement », le commerce équitable devrait constituer une période transitoire pour
ses producteurs, une forme de « protectionnisme éducatif », avec pour objectif à terme
qu’ils puissent « sortir des circuits privilégiés du commerce équitable »219. Sans quoi,
rajoute l’auteur, il constituerait même « une forme de concurrence déloyale vis-à-vis des
acteurs de l’économie classique »220 (mais il précise tout de même que le principe du prix
juste devrait être maintenu).
Les partisans d’une approche plus alternative partagent parfois cette vision
d’accompagnement vers le marché, mais comme nous l’avons vu, ils visent plus
214 Lecomte, 2007 : 268. 215 Ibid.: 270. 216 Amalou, 2008. 217 Lecomte, 2007 : 136. 218 Ibid.: 138. 219 Ibid. 220 Ibid.
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habituellement à une transformation du marché : ce ne serait pas aux producteurs de
s’adapter au marché conventionnel, mais plutôt l’inverse. On en trouve l’exemple dans un
entretien réalisé par Sylvain Allemand avec Jean-Marie Bergère, fondateur de la boutique
Artisans du Monde à Annemasse : pour lui, Artisans du Monde est appelé à disparaître :
« Cela signifiera que tout le commerce mondial sera devenu équitable ! »221.
Virginie Diaz Pedregal rajoute que jusqu’à l’ouverture du commerce équitable à la
grande distribution, « ce dernier constituait une niche très favorable pour les petites
organisations de producteurs »222. Depuis, les petites organisations ont moins d’attrait
pour les acheteurs conventionnels qui préfèrent des producteurs stables et fournissant de
gros volumes. « Le commerce équitable n’est plus fondamentalement solidaire »223
puisque pour ces acheteurs, il est avant tout un commerce.
Le désaccord porte donc sur les objectifs à assigner au commerce équitable. Pour
certains, s’insérant dans une approche « produits »224, soutenue par Max Havelaar et les
tenants de la certification, le commerce équitable est avant tout un commerce. Pour
d’autres, participant de l’approche « filières », défendue par le collectif Minga et plus
récemment Artisans du Monde, le commerce équitable serait avant tout politique,
oeuvrant pour la construction d’un « autre monde », selon l’expression altermondialiste.
Il y aurait évidemment encore beaucoup à dire à ce sujet, mais si le débat est assez
virulent dans le commerce équitable, il ne lui est pas propre : il agite également d’autres
secteurs du développement durable, et notamment l’agriculture biologique225. Dans le cas
du commerce équitable, la question se pose de savoir si ces deux approches sont
complémentaires, ou si elles témoignent d’un détournement des objectifs premiers du
commerce équitable.
2. Une complémentarité des approches, ou une « dépolitisation » du commerce
équitable ?
Dans le cadre du débat opposant les tenants de la labellisation à ceux de la
spécialisation, il est très intéressant de noter que les premiers insistent sur la
221 Allemand, 2005 : 103. 222 Diaz Pedregal, 2006 : 165. 223 Ibid. 224 Jacquiau, 2006: 15. 225 Voir par exemple Johnson, 2001 : 78.
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complémentarité des approches, alors que les seconds ne considèrent pas vraiment leurs
approches comme complémentaires.
Les termes ayant trait à la complémentarité des pratiques sont récurrents dans le
livre de Tristan Lecomte. Ainsi, selon lui, le système de labellisation Max Havelaar est
« fortement complémentaire du réseau de vente spécialisé puisqu’il a pour objectif de
soutenir les producteurs du Sud en leur garantissant les mêmes critères que ceux du
commerce équitable spécialisé mais pour des ventes en grande distribution »226. La sphère
de la labellisation ne se différencierait d’avec le secteur spécialisé que par le fait d’évoluer
dans un « domaine très concurrentiel où l’argument numéro un est le rapport qualité-prix
du produit », alors que les acteurs spécialisés insisteraient plus sur le caractère solidaire de
leur démarche. Dans le circuit spécialisé, nous dit-il, « le marché peut être tiré par l’offre
(dans une certaine limite) : on vend une sélection de produits à partir de ce que les
producteurs ou les importateurs ont à vendre [alors que] dans le circuit classique, on est
dirigé par la demande pour réussir et rester en rayon »227.
Selon cette vision, les acteurs spécialisés serviraient surtout à mobiliser les citoyens
pour la cause, à défendre le commerce équitable, ainsi qu’à accompagner les organisations
de producteurs trop faibles dans leur démarrage, pour qu’ensuite elles rejoignent le
secteur non spécialisé. Pour Lecomte, le caractère non lucratif de ces acteurs constituerait
d’ailleurs une « excellente garantie que les membres ne décideront pas un jour de dévier
les principes du commerce équitable pour privilégier leurs intérêts propres »228.
Les acteurs de la labellisation, au contraire, apporteraient une solution au peu de
débouchés des produits du commerce équitable vendus dans les boutiques spécialisées.
Cette variante du commerce équitable s’adresserait ainsi plus au consommateur qu’au
citoyen. On aurait donc une division des tâches entre « promotion institutionnelle » (faire
reconnaître la légitimité de la démarche du commerce équitable) et « activité
promotionnelle » (la promotion des produits)229.
Pour les tenants de la labellisation, la complémentarité de ces approches
constituerait une force, car à travers une concurrence « vertueuse », elle engagerait chacun
des acteurs dans « l’amélioration de son offre et l’élargissement de ses assortiments »230.
Lecomte rappelle encore que « l’enjeu n’est pas la concurrence des produits du commerce
226 Lecomte, 2007 : 161. 227 Ibid.: 178. 228 Ibid.: 354. 229 Ibid.: 264. 230 Ibid.: 206.
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équitable entre eux, mais la concurrence que ces produits peuvent représenter pour le
marché conventionnel »231, et encourage les autres acteurs du commerce équitable à entrer
dans cette démarche.
Lecomte estime enfin que le courant militant a une réelle utilité de lobbying, mais
qu’il « doit rester tolérant vis-à-vis des praticiens plus consensuels du commerce équitable
et des autres acteurs du développement durable qui ne considèrent pas que le
développement du commerce équitable passe inévitablement par une remise en cause
complète du système néolibéral actuel »232. C’est reconnaître ici que la complémentarité
des approches ne fait pas consensus.
Selon Paul Cary, le commerce équitable « n’est ni l’apanage d’une poignée de
militants engagés ni un simple instrument destiné à la récupération à des fins
commerciales d’une pratique positivement connotée par le système de marché
dominant ». Il reconnaît néanmoins que les deux démarches ne revêtent pas exactement la
même signification233.
C’est, par exemple, lorsque l’on s’intéresse au développement de nouvelles
pratiques moins regardantes que l’on s’aperçoit que les tenants de la labellisation refusent
à leur tour une complémentarité inconditionnelle des pratiques. Ainsi, lorsque les
multinationales Nestlé et Kraft Foods ont prévu de commercialiser au Royaume-Uni une
marque de café étiquetée « Sustainable development », la Flo a protesté, puisque ce café,
qui serait payé 20% au-dessus du cours du marché, représenterait tout de même un
montant inférieur au prix minimum prévu par le label Fairtrade234. De la même façon,
Tristan Lecomte s’indigne au sujet des Mdd de commerce équitable : « Une marque qui
n’est pas exclusivement équitable ne peut pas faire un travail honnête, encore moins une
marque de distributeur, pour qui l’objectif est de faire baisser les prix, encore et
encore »235 - alors qu’il estimait dans son ouvrage publié pour la première fois en 2003,
que les Mdd et les marques nationales étaient « complémentaires »236. Cela vient peut-être
du fait que Monoprix, premier grand distributeur à avoir commercialisé les produits Alter
Eco, n’a pas hésité à en déréférencer le café dès la création de sa Mdd237.
231 Lecomte, 2007 : 260. 232 Ibid.: 356. 233 Cary, 2005 : 32. 234 Allemand, 2005 : 89. 235 Cité dans Bouvyer et Binet, 2008 : 16. 236 Lecomte, 2007 : 260. 237 Jacquiau, 2006 : 327.
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Ainsi, si comme Lecomte, la majorité des partisans de la sphère non spécialisée
estiment qu’« il y a donc bien une convergence des définitions entre les différents acteurs
du commerce équitable »238, celle-ci n’est que superficielle, ou très globale. Rappelons
que le problème ne réside pas tant dans le fait de distribuer des produits du commerce
équitable dans des réseaux non spécialisés, puisque le premier à le faire a été le réseau de
magasins biologiques Biocoop (uniquement pour des produits également certifiés
biologiques, cela va de soi). Ce réseau inclut dans sa charte la « transparence », la
« solidarité » et l’« équité »239, et il est également membre de la Pfce. Le débat concerne
bien plus précisément la grande distribution, qui représente aujourd’hui la majorité des
ventes de produits du commerce équitable et de produits biologiques240.
Ce que déplorent le plus les militants travaillant en boutiques spécialisées, c’est le
fait qu’en grandes surfaces, le consommateur « n’a qu’une relation au produit, matière
première plus ou moins transformée »241 et ne dispose pas de toutes les informations
qu’on peut lui donner dans les boutiques sur les producteurs, leur histoire, par le dialogue,
les conférences et expositions.
Christian Jacquiau, qui dresse dans un article du Monde Diplomatique un bref
historique du commerce équitable correspondant à peu près à celui de Virginie Diaz
Pedregal242, affirme qu’au tournant des années 2000, « happé par la vague néo-libérale »,
il s’est largement dépolitisé, Max Havelaar étant considéré comme le « principal
promoteur de cette mutation »243. Il cite le père Van der Hoff, prêtre ouvrier cofondateur
de la marque Max Havelaar : « Dès 1990, nous étions préoccupés par la tournure que
prenait le mouvement [Max Havelaar] dans d’autres pays. Sa dimension politique a été
peu à peu édulcorée, puis évincée »244.
Et en effet, Mc Donald’s propose désormais du café équitable « logotisé »245 Max
Havelaar, tout comme d’autres multinationales aux méthodes très contestées : Starbucks,
Accor, Nestlé. Jacquiau mentionne également « l’affaire du coton africain estampillé Max
Havelaar »246, désignant le partenariat de l’association avec la société française Dagris
238 Lecomte, 2007 : 154. 239 Site Internet du réseau Biocoop : http://www.biocoop.fr/etape2.php (consulté le 20 mai 2008). 240 Lecomte, 2007 : 195. 241 Jacquiau, 2006 : 257. 242 Jacquiau, 2007. 243 Ibid.. 244 Ibid. 245 L’article de Christian Jacquiau a été rédigé alors que Flo-Cert n’avait pas encore obtenu l’accréditation de la norme ISO 65, et utilise ce terme plutôt que celui de « labellisé », aucune organisation de commerce équitable ne répondant alors aux exigences d’un label. 246 Jacquiau, 2007.Virginie Diaz Pedregal mentionne également ce point (2006 : 209).
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(Développement des agro-industries du Sud), détentrice d’un quasi-monopole sur le
secteur cotonnier de l’Afrique de l’Ouest, et en cours de privatisation. Sur les deux cent
quarante mille paysans producteurs de coton travaillant pour la société, trois mille deux
cent quatre-vingts ont été sélectionnés pour bénéficier du système Max Havelaar (trois
groupements au Cameroun, cinq au Mali et quatre au Sénégal). Christian Jacquiau
explique la mise en place de ce partenariat par un déficit budgétaire, des dettes et arriérés
d’impôts de l’association Max Havelaar, alléchée par les subventions versées par le
ministère des affaires étrangères et le Centre pour le développement de l’entreprise (CDE).
Au total, plus de 1,7 millions d’euros ont été versés à l’association pour la seule année
2004. Le partenariat à peine scellé, Dagris vantait les mérites des cultures Organismes
Génétiquement Modifiés en Afrique, « un mode de production très lucratif pour les
transnationales de l’agronomie, mais ayant pour conséquence immédiate l’élimination des
petits paysans », nous dit l’auteur, pour qui cette affaire est « emblématique du trouble
que traverse le monde de l’équitable »247.
Le choix du type de distribution ne semble pas être neutre : « C’est un choix
politique au sens noble du terme qui implique des engagements et des risques différents et
nous engage, dans un sens comme dans l’autre, au travers de notre vision d’un autre
monde qui n’a pas besoin de plus de croissance, mais de plus de conscience », affirme la
Fédération Artisans du Monde248.
Serait-on en train d’assister à l’affrontement entre un commerce équitable et un
« commerce de l’équitable »249, entre un souci de rationalisation des pratiques et une
volonté de conserver au projet sa dimension politique, entre une approche militante,
alternative, et une approche plus « réformatrice »250 ?
Pour Serge Latouche, « il est plus important de s’assurer du caractère équitable de la
totalité de la filière »251, ce qui exclut d’emblée le supermarché. Il distingue la « stratégie
de créneau », se rapprochant de la conquête militaire agressive (l’introduction des
produits du commerce équitable dans la grande distribution) à l’« optique de renforcement
de la niche », celle des militants, qui serait pour lui la façon de parvenir à « faire vivre
l’entreprise alternative, à terme ». L’auteur affirme que cette distinction rejoint celle de
Raimundo Panikkar entre l’arène (compétition agressive) et l’agora, espace social du face
247 Jacquiau, 2007. 248 Document publié par la Fédération et cité par Jacquiau, 2006 : 264. 249 Jacquiau, 2007. 250 Cary, 2004 : 16. 251 Latouche, 2000 : 356.
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à face démocratique (qui signifie également marché en grec moderne)252. Des deux
stratégies, seule la deuxième serait donc politique, à la fois dans le sens militant et
revendicatif, et dans le sens philosophique, c’est-à-dire le face-à-face humain.
Paul Cary va dans le même sens, en estimant que « l’approche qui se base sur une
stratégie de niche est probablement celle qui offre la plus grande cohérence »253, misant à
la fois sur le développement des réseaux existants, et sur la création de liens avec d’autres
projets de l’économie solidaire. Il fait également remarquer que la forte médiatisation du
commerce équitable, avec la volonté de toucher un public de plus en plus vaste, bien
qu’elle présente le mouvement sous un jour favorable, « occult[e] quelque peu la
dimension militante et critique qui était à la base du projet »254, et qu’il « perd de sa portée
critique quand il s’insère dans la politique commerciale de grandes surfaces, dont les
pratiques quotidiennes pour la majorité de leurs produits (paiement différé, mise en
concurrence des fournisseurs) sont incompatibles avec une charte équitable »255.
Mais Paul Cary déconstruit finalement cette coupure nette entre un courant
alternatif, représenté par Artisans du Monde, et un courant réformateur mené par Max
Havelaar, qui « pèche par simplisme, notamment parce que les imbrications sont
complexes »256. Ainsi, Artisans du Monde distribue par exemple du café Max Havelaar
dans ses boutiques spécialisées. De la même façon, la distinction entre le pôle associatif et
le pôle privé du commerce équitable est assez floue. Max Havelaar est par exemple une
association, mais elle « fournit » à la fois des associations, et des firmes privées. D’autre
part, les acteurs du secteur spécialisé ne sont pas tous soudés dans ce débat. En effet, une
vive polémique a éclaté en 2004, lorsque Solidar’Monde, la centrale d’achat d’Artisans du
Monde, a décidé à l’insu puis contre l’avis de la Fédération257, de commercialiser certains
de ses produits à travers Cdiscount, une société de hard discount vendant exclusivement
sur Internet258.
252 Ibid. : 356. 253 Cary, 2004 : 53. 254 Ibid.: 138. 255 Cary, 2005 : 34. 256 Cary, 2004 : 22. 257 La Fédération Artisans du Monde ne détient pas, en effet, la majorité au sein de sa centrale d’achat, mais seulement un quart, alors que le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) en détient presque la moitié, le reste étant composé d’actionnaires individuels. 258 Jacquiau, 2006 : 253.
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3. Le commerce équitable Nord/Sud contre un commerce équitable local
Une seconde opposition majeure divise les acteurs du commerce équitable, entre
ceux qui tiennent à le cantonner aux relations entre « Nord » et « Sud », et ceux qui
militent pour l’extension du concept à des relations commerciales plus locales, à
l’intérieur des pays du Sud et du Nord.
Lecomte parle plusieurs fois, dans son livre, d’« urgence » à agir au Sud. Pour lui,
« le commerce équitable s’inscrit dans le cadre des relations Nord-Sud, et uniquement
Nord-Sud »259. Mais, au sein de la sphère de la spécialisation surtout, des débats prennent
corps autour d’un commerce équitable Nord-Nord et d’un commerce équitable Sud-Sud.
Pour les partisans de cette nouvelle approche, les producteurs du Sud ne sont pas en effet
les seules victimes du commerce international. D’autre part, ils pensent qu’un réel
changement du commerce conventionnel doit passer par le retour à des circuits plus courts
et locaux, notamment en raison des coûts environnementaux élevés du transport de
marchandises. La réflexion concerne aussi les politiques d’emploi à mener, « le type de
recrutement à privilégier, la cohabitation bénévoles/salariés, la pérennisation des
emplois »260. Mais pour l’instant, le chiffre d’affaires de la plupart des associations ne leur
permet pas de créer d’emplois salariés261.
Artisans du Monde, par exemple, prend part à cette nouvelle approche. Certaines de
ses boutiques travaillent déjà avec les associations pour le maintien d’une agriculture
paysanne (Amap), dont elles commercialisent des paniers de légumes biologiques262.
Selon Serge Latouche, le commerce équitable devrait d’une certaine façon viser à sa
propre destruction, encourageant par exemple la reconversion des cultures spéculatives
vers des cultures vivrières ; de la même façon, l’artisanat devrait également « répondre
aux besoins d’une clientèle de proximité plutôt que d’exporter des colifichets pour
Occidentaux en mal d’exotisme »263.
En 2005, Comercio Justo México, un organisme de certification de commerce
équitable, est lancé au Mexique. Il est aujourd’hui le seul organisme du « Sud » à opérer à
la certification de produits équitables, qui plus est au sein de son propre pays. Pour les
259 Lecomte, 2007 : 27. 260 Allemand, 2005 : 98. 261 Ibid.: 99. 262 Ibid.: 100. 263 Latouche, 2000 : 352.
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modèles Sud-Sud, concède Tristan Lecomte, « il existe un potentiel »264 dans certains
pays, lorsqu’« une proportion suffisamment importante de la population est dans la
cible ». Le Brésil en fait partie, et peut-être, bientôt, la Thaïlande, l’Inde et la Chine...
puisque comme l’auteur le fait remarquer, « dans ces deux derniers pays, même si
seulement 5% des consommateurs sont dans la cible, ceci représente tout de même
respectivement 50 et 70 millions de consommateurs potentiels... »265.
Comme le résument Alphonso Cotera Fretell et Humberto Ortiz Roca, le concept de
commerce équitable s’élargit actuellement « au commerce au sein d’un pays, ainsi qu’aux
échanges Sud-Sud [et] Nord-Nord », auxquels s’ajoutent « la reconnaissance d’une
dimension territoriale : le commerce équitable opère à partir d’un niveau régional ou local
dans la perspective d’un développement intégré ou autocentré ».
Cependant, les auteurs reconnaissent que « la croissance du mouvement du
commerce équitable est surtout axée sur les échanges Nord-Sud »266. Officiellement, en
France, avec l’article 60 de la loi dite « en faveur des petites et moyennes entreprises »
datée du 2 août 2005, « le commerce équitable est légalement enfermé dans le ghetto du
misérabilisme exotique et du caritatif Nord/Sud »267 (Minga et la Confédération paysanne
ont d’ailleurs lancé une pétition pour l’abrogation de ce texte268). Cette définition
officielle du commerce équitable empêche donc pour le moment un véritable débat de
fond au sujet de la relocalisation du commerce équitable.
Ayant surtout traité des controverses agitant les acteurs du commerce équitable au
Nord, il me paraît maintenant intéressant de montrer que les acteurs du Sud entrent
également dans des débats concernant le commerce équitable.
4. Des tensions au « Sud »
Les tensions liées au commerce équitable ne sont évidemment pas propres aux
organisations du Nord, et à ce sujet, l’étude réalisée par Virginie Diaz Pedregal apporte
des informations rares. Il est intéressant de voir que le clivage entre labellisation et
spécialisation peut se retrouver au Sud. Tout d’abord, les réseaux spécialisés ne travaillent
qu’avec des petits producteurs organisés, tandis que Flo certifie, en plus des produits de
264 Lecomte, 2007 : 211. 265 Ibid. 266 Cotera Fretell et Ortiz Roca, 2006 : 109. 267 Jacquiau, 2006 : 422. 268 Coutrot, 2007: 187.
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ces mêmes producteurs propriétaires de leur parcelle, ceux de grandes plantations
dépendant d’une main-d’œuvre salariée (nous l’avons vu avec l’exemple des exploitations
cotonnières de Dagris) – et ce, parfois pour les mêmes produits. Ceci peut poser problème
dans le sens où Flo prend en compte les travailleurs employés dans ces plantations, mais
pas les journaliers ni les occupants sans titres. De plus, les coûts de production des
plantations et ceux des organisations de producteurs ne sont pas les mêmes (les premières
sont nettement plus rentables). C’est pourquoi « nombre de petits producteurs
bénéficiaires du commerce équitable s’opposent donc à l’introduction de plantations dans
le système du commerce équitable »269. Pour Virginie Diaz Pedregal, il semblerait qu’à
travers ces débats quant à la définition même des « petits producteurs » adoptée par les
organismes du commerce équitable au Nord, « les producteurs familiaux du Sud
cherchent, au-delà des considérations économiques, à défendre le mode de production
paysan face à l’exploitation capitaliste de leur territoire »270. Les inspecteurs locaux du
commerce équitable prennent également part au débat. Pour certains, le commerce
équitable doit se concentrer sur les petits producteurs organisés, tandis que d’autres,
« plus rares, se montrent plutôt favorables à l’arrivée des plantations sur le marché,
arguant que cette nouvelle concurrence incitera les exploitants domestiques à s’organiser
plus efficacement »271.
Mais au-delà de la distinction entre acteurs de la labellisation et acteurs de la
spécialisation, il existe un troisième type d’acheteurs : ceux du commerce conventionnel,
ne se fournissant que pour partie auprès des organisations de producteurs du commerce
équitable. Ces acheteurs ont tendance à faire peser de lourdes contraintes sur leurs
fournisseurs, au niveau de la qualité et de l’homogénéité des produits, des calendriers de
livraison, et de leurs capacités organisationnelles.
Une autre tension notée par Virginie Diaz Pedregal dans les trois pays andins
auxquels elle s’est intéressée (Pérou, Bolivie, Equateur) provient des gouvernements eux-
mêmes. En effet, ils semblent craindre l’augmentation du pouvoir des groupes ruraux,
facteurs potentiels de déstabilisation de leurs actions : « Les organisations de producteurs
sont souvent perçues comme des menaces potentielles contre l’« establishment »272.
Le commerce équitable peut en outre provoquer des dissensions parfois très vives au
niveau local : des producteurs non bénéficiaires en veulent à des membres d’autres
269 Diaz Pedregal, 2006 : 187. 270 Ibid.: 189. 271 Ibid.: 188.
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organisations qui ont eu la chance d’être sélectionnés par des organismes du commerce
équitable, tandis que ceux-ci disent le devoir à leur mérite273.
Au niveau de la répartition des bénéfices du commerce équitable, d’autres tensions
se font sentir, entre ceux qui pensent que ce bénéfice doit revenir au producteur, et ceux
qui y voient le moyen d’améliorer les conditions de vie de la communauté. Ce choix
revient généralement aux organisations de producteurs, puisque tant que les décisions sont
prises de façon démocratique, les organismes du Nord ne s’y opposent pas – mais c’est
parfois justement cette souplesse qui engendre des tensions.
Virginie Diaz Pedregal remarque la cristallisation des tensions dans la conception du
commerce équitable autour de deux points, d’ailleurs liés : la concentration des volumes
de vente, et la durée des échanges commerciaux avec les organisations équitables du
Nord. En ce qui concerne le premier point, les bénéficiaires « historiques » ont plutôt
tendance à vendre le maximum de leur production aux importateurs aux prix du
commerce équitable, et ils s’attachent à établir des relations durables – ce que le
commerce équitable favorise, comme nous l’avons vu dans ses critères. Cette tendance se
voit également renforcée par l’approche moins « solidaire » des tenants de la certification
et par l’arrivée sur le marché équitable d’acheteurs conventionnels, qui cherchent
généralement les organisations de producteurs les plus solides. Au sujet du second point,
ces mêmes bénéficiaires historiques « rechignent à entrer dans le système commercial
« classique » »274, au détriment d’autres organisations. La sociologue met cette attitude en
parallèle avec les phénomènes d’« égoïsme de groupe », qui se manifestent lorsque des
organisations de producteurs redoutent que d’autres n’accèdent au marché équitable, par
peur de perdre des débouchés. Certains producteurs pensent donc qu’il faudrait instaurer
des durées définies pour la certification équitable, projet auquel les bénéficiaires
historiques sont évidemment hostiles, mettant en avant les efforts réalisés, qu’un retour au
commerce conventionnel saperait.
Ainsi, on s’aperçoit qu’au niveau local, si le commerce équitable peut conduire à un
empowerment politique (comme nous l’avons vu dans la partie II, 6), il peut également
être un facteur de tensions et de comportements égoïstes entre les coopératives « si les
producteurs n’ont pas une volonté forte de s’organiser »275.
272 Ibid. : 131. 273 Ibid. : 191. 274 Ibid. : 203. 275 Ibid .: 207.
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Pour finir, Virginie Diaz Pedregal distingue deux types d’attitudes, chez les
producteurs, envers le commerce équitable. Pour la plupart, ils sont « très reconnaissants
envers le commerce équitable et les organismes du Nord qui les soutiennent » et pensent
que le commerce équitable a « un impact très positif sur leur vie quotidienne et leur
permet d’améliorer leur bien-être »276. Mais d’autres « se montrent plus revendicatifs,
jugeant que le commerce équitable est une forme de nouvelle emprise économique des
pays du Nord », se plaignant du manque d’échanges entre les structures du Nord et du
Sud, et du manque de volonté des organismes du Nord de « développer la culture locale et
les liens sociaux dans une perspective d’auto-gestion »277. Comme l’auteure l’indique,
« ils aimeraient étendre le commerce équitable aux relations entre pays du Sud, afin de
tenter de pallier ces défaillances et limites »278. Le débat sur la possibilité d’établir un
commerce équitable plus local touche donc également les acteurs du Sud.
Peter Luetchford, qui a réalisé une étude de terrain au Costa-Rica, note également
que les tensions autour du commerce équitable augmentent lorsque les cours boursiers du
café sont bas, tandis que quand ils sont élevés, certains producteurs ont tendance à
déserter les organisations collectives qui imposent certaines règles. Des coopératives ont
donc installé un système de redistribution différencié pour les producteurs loyaux durant
ces périodes, ce qui suggère un clivage entre les composantes éthique et commerciale du
commerce équitable279. Celui-ci se trouve d’ailleurs au Nord, avec le problème de la
qualité, car les organismes de commerce équitable doivent travailler avec des producteurs
défavorisés, mais également arriver à vendre leurs produits.
Ce clivage exacerbe le dépit de certaines organisations non certifiées qui remplissent
pourtant tous les critères du commerce équitable « mais ne sont pas encore inscrites sur
les registres en raison de la forte réticence de Flo-Cert à certifier des organisations au Sud
qui n’ont pas encore trouvé de marché équitable pour écouler leurs produits »280, puisque
l’un des critères de sélection, pour l’organisme de certification, est la capacité
d’exportation de l’organisation paysanne. Virginie Diaz Pedregal fait remarquer que les
organisations de producteurs se retrouvent là dans une situation paradoxale : si elles ne
trouvent pas d’acheteur équitable avant leur certification, elles n’ont que très peu de
chances d’obtenir cette certification.
276 Diaz Pedregal, 2006 : 192. 277 Ibid.: 193. 278 Ibid. 279 Luetchford, 2006 : 138. 280 Diaz Pedregal, 2006 : 129.
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Ainsi, on peut conclure, comme la sociologue, que « d’une certaine manière, le
commerce équitable amplifie les tensions entre les coopératives »281, puisque seul un petit
nombre peut accéder à ce marché de niche. De plus, les critères définis par le Nord ne
trouvent pas forcément écho au Sud. Comme nous allons le voir maintenant, nombre de
tensions liées au commerce équitable peuvent trouver une explication dans la diversité des
conceptions de la justice que ses acteurs mobilisent.
5. Des conceptions différentes de la justice
Virginie Diaz Pedregal explique dans son second ouvrage que le commerce
équitable est traversé de conceptions différentes de la justice, à la fois au Nord et au Sud.
C’est là la particularité de son travail, puisque « le commerce équitable n’a jamais été, à
[sa] connaissance, fondamentalement traité en termes de justice »282 - alors que son
appellation l’implique directement. La référence explicite du commerce équitable à la
justice, mobilisant des sentiments forts chez les individus, fait qu’il est « idéologiquement
très marqué »283, ce qui pourrait expliquer nombre de tensions et divergences, ainsi que la
confusion des genres évoquée en introduction, les chercheurs en sciences sociales ayant
tendance à prendre position.
Selon l’auteure, « contrairement à l’idée commune qui gravite dans les milieux du
commerce équitable, les différentes approches du commerce équitable ne constituent pas
des échelons d’un continuum linéaire, mais recèlent des discontinuités fondamentales
quant aux modèles de justice sous-jacents »284. Le philosophe John Rawls, dans sa
Théorie de la justice, donne un exemple qui illustre assez bien le fait que les conceptions
de la justice peuvent être diverses en fonction de la position de celui qui l’émet : « si un
homme savait qu’il était riche, il pourrait trouver rationnel de proposer le principe suivant
lequel les différents impôts nécessités par les mesures sociales doivent être tenus pour
injustes ; s’il savait qu’il était pauvre, il proposerait très probablement le principe
contraire »285.
De plus, Virginie Diaz Pedregal fait remarquer que dans la pratique, les acteurs du
commerce équitable « réalisent constamment des compromis entre les critères immanents
281 Ibid. 282 Diaz Pedregal, 2007 : 16. 283 Ibid.: 18. 284 Ibid. 285 Rawls, 1997 : 45.
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de justice qu’ils adoptent (correspondant à la justice en droit, la justice souveraine) et les
critères relevant d’une situation donnée (c’est-à-dire la justice en actes, la justice en
fait) »286. Cette nécessité des compromis peut également expliquer les contradictions
observées au sein de mêmes mouvances du commerce équitable, comme on l’a vu avec
l’implication de Solidar’Monde dans la grande distribution contre l’avis de la Fédération
Artisans du Monde. Ici, les divergences résideraient plus en la définition de priorités pour
parvenir à un même objectif global de justice.
Les controverses ayant trait à la justice au Nord se focalisent plutôt sur le mode de
distribution des produits issus du commerce équitable, comme nous l’avons vu, tandis
qu’au Sud, elles sont axées autour de la sélection des bénéficiaires, et du prix
« équitable ». Jusqu’à présent, d’ailleurs, « les producteurs ne se sentent pas du tout
impliqués dans les stratégies de commercialisation au Nord, au grand regret des militants
occidentaux »287.
En ce qui concerne la définition d’un « juste prix », il s’avère difficile à établir. Pour
Serge Latouche, la notion de « juste prix » devrait être exclue de la pensée économique et
de l’opinion publique, car elle est une « notion floue qui n’a pas de signification
scientifique »288. Dans le commerce équitable, le « juste prix » est en fait celui qui est
assez élevé pour permettre d’offrir aux producteurs des conditions de vie décentes, et
« assez bas pour ne pas dissuader les consommateurs des pays du Nord »289, mais il
s’avère parfois difficile à définir. Lecomte note par exemple que Flo n’a pas fixé de prix
minimum pour le thé, du fait d’une très grande diversité de produits, de zones de
production et d’organisations. Dans ce cas, la détermination du juste prix est négociée
entre l’acheteur et le vendeur, offrant donc une « possibilité de transaction à un prix en
dessous des coûts de production » 290. Mais Virginie Diaz Pedregal tempère ce débat en
affirmant que « si la notion de « juste prix » peut être remise en cause à bien égards [sic]
au regard des pratiques relatives au commerce équitable, elle a néanmoins pour mérite
d’avoir averti les producteurs de la valeur de leur travail »291.
En ce qui concerne la définition des groupes bénéficiaires, le commerce équitable
est fortement restreint par son peu de débouchés, et ne peut donc travailler avec tous les
producteurs qui correspondent à ses critères de choix, ce qui, comme nous venons de le
286 Diaz Pedregal, 2007: 191. 287 Diaz Pedregal, 2006 : 257. 288 Latouche, 2000 : 347. 289 Allemand, 2005 : 86. 290 Lecomte, 2007 : 274.
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voir, ne manque pas de créer des tensions entre les producteurs. On aurait donc tendance à
penser que le commerce équitable s’oriente vers les plus défavorisés d’entre tous. Mais le
dilemme est plus difficile qu’il n’y paraît. En effet, les organismes de commerce équitable
ne travaillent tout d’abord qu’avec des producteurs organisés, qui ne sont donc pas les
plus défavorisés. Ils doivent ensuite arbitrer en fonction des débouchés sur le marché au
Nord : si le produit est de trop mauvaise qualité, les producteurs peuvent être mis à l’écart.
Cette question du choix des bénéficiaires du commerce équitable renvoie également à la
deuxième opposition majeure étudiée plus haut : certains acteurs du commerce équitable,
comme l’association Andines et le collectif Minga, pensent que « la primauté accordée
aux producteurs et ouvriers du Sud n’a pas lieu d’être, en raison de la souffrance morale
des agriculteurs des pays du Nord et de la nécessité d’établir une filière équitable sur
l’ensemble de ses maillons »292.
Enfin, il importe de noter que la définition des bénéficiaires du commerce équitable
est déterminée par les organismes du Nord, alors que « selon le point de vue paysan, la
classification des personnes les plus nécessiteuses n’est pas uniquement réalisée sur des
critères concernant la situation matérielle à un moment donné »293, mais peut prendre en
compte divers aspects immatériels, tels le niveau de prestige dans la communauté, la santé
des membres d’une famille, etc.
Les différents thèmes abordés dans ce chapitre ont permis de déconstruire la
conception largement répandue d’un commerce équitable homogène, comme bien souvent
lorsqu’on se penche attentivement sur un courant d’opinions et d’actions. Les deux
oppositions majeures qui divisent le mouvement au Nord concernent les modes de
distribution et de production, tandis qu’au Sud, les producteurs se préoccupent plus des
questions touchant à la sélection des bénéficiaires et à la répartition des bénéfices. Dans
tous les cas, les questionnements sont fortement liés à la notion de justice, dont la
diversité des conceptions et des mises en pratiques est créatrice de tensions fortes, voire
de contradictions internes. Mais le fait que les organismes du Sud et ceux du Nord ne
semblent pas placer leurs priorités dans les mêmes interrogations, ni vraiment s’impliquer
mutuellement dans leurs débats respectifs, pourrait bien constituer le clivage essentiel et
sous-jacent du commerce équitable.
291 Diaz Pedregal, 2006 : 185. 292 Dial Pedregal, 2007 : 170. 293 Diaz Pedregal, 2006 : 141.
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Ceci nous amène donc à la dernière partie de ce mémoire, qui s’attachera
à démontrer à quel point le commerce équitable est issu d’une conception occidentale du
développement, qui ne s’accorde pas toujours avec les valeurs locales des communautés
dans lesquelles il s’implante.
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IV. LE COMMERCE EQUITABLE COMME IDEOLOGIE ?
Le Petit Larousse 2007 donne, pour le terme « idéologie », la définition suivante :
« Ensemble plus ou moins systématisé de croyances, d’idées, de doctrines influant sur le
comportement individuel ou collectif »294. Je garderai cette définition pour m’interroger
sur le caractère idéologique du commerce équitable, en commençant par une notion
primordiale : celle d’équité.
1. Sur la notion d’équité
Le rapport 2006 de la Banque Mondiale intitulé Equité et développement rapporte
que dans la pensée occidentale, Aristote est considéré comme « le premier auteur à avoir
fait une distinction entre justice et équité »295, mais affirme que l’équité n’est pas un
concept exclusivement occidental : « C’est un concept que l’on retrouve dans les systèmes
de lois du monde entier, y compris ceux qui ne s’inspirent pas des systèmes
européens »296. Les exemples cités sont tirés de la loi islamique dans laquelle on retrouve
une distinction entre justice et équité, « la première étant désignée sous le terme d’adala
et la dernière sous le terme d’insaf », ainsi que dans la loi juive avec la distinction entre
din et tsedek297.
Le même rapport s’interroge sur la pertinence de la notion d’équité dans le
développement : « Une bonne politique de développement doit-elle être orientée vers
l’équité ? »298. On y relate des « observations expérimentales qui montrent que beaucoup
de gens accordent une valeur monétaire à « l’équité » et sont réellement disposés à
renoncer à une certaine somme d’argent lorsqu’un processus dans lequel ils sont
impliqués leur paraît déloyal »299 (fait assez étonnant, on y lit même des expériences
effectuées chez les singes capucins, concluant à leur sensibilité une certaine notion
d’équité). Mais, rappelle Valéry Ridde, qui a traité de l’équité dans l’accès aux soins,
« nous savons combien la notion d’équité est différemment interprétée selon les
294 Le Petit Larousse illustré, 2007 : 561. 295 Banque Mondiale, 2006 : 93. 296 Ibid. 297 Ibid.: 94. 298 Ibid.: 88. 299 Ibid.: 90.
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sociétés »300. La définition de cette notion est donc « subjective et sous-tendue par les
valeurs propres à chaque société »301.
Ainsi, la notion d’équité, qui se veut universelle, et malgré le fait qu’elle existe dans
des cultures différentes, aurait donc des acceptions différentes, dépendantes de ceux qui
emploient le terme. Quels sont donc ces biais, dans le cas du commerce équitable ? Pour
Virginie Diaz Pedregal, le commerce équitable contribue à produire des « biens », mais
aussi des « maux », qui ne sont pas forcément identiques pour tous les acteurs : « Certains
décident de leur répartition, d’autres en bénéficient et d’autres encore les subissent »302.
En ce sens, l’équité dans le commerce équitable consiste à définir ces biens et maux, et à
les répartir. « Partant du présupposé que la justice peut être rendue par le marché »303, le
commerce équitable accorde à l’échange commercial une place prédominante dans les
affaires humaines, dans le sens où il serait vecteur d’équité.
Pour l’idéologie libérale, « le marché n’est pas essentiellement mauvais »304, et le
commerce équitable jouerait un rôle « fonctionnel »305 vis-à-vis du marché en corrigeant
ses défauts, lui permettant ainsi un meilleur fonctionnement. Ainsi, l’ancien économiste
en chef à la Banque Mondiale Joseph Stiglitz, et l’économiste Andrew Charlton,
réclament dans leur ouvrage Fair trade for all un commerce équitable « pour tous », dans
le sens où il devrait être ouvert à tous, de manière à ce que chacun ait les mêmes chances,
en mettant fin aux pratiques égoïstes des pays développés. L’ouvrage est basé sur la
proposition théorique que la libéralisation du commerce est bénéfique, mais que les pays
en voie de développement étant désavantagés, ils nécessitent de l’aide pour obtenir le
même pouvoir de négociation que les autres, le principe de justice devant prendre en
compte les conditions initiales des pays306. De même, Alex Nicholls, conférencier à
l’Oxford Saïd Business School, affirme que selon le libre-échange, le commerce
international est une situation « gagnant-gagnant » (« win-win »307) qui bénéficie à tous ;
même si l’auteur constate que les bénéfices de l’extension du libre-échange n’ont pas été
répartis de façon égale, du fait de l’absence de certaines conditions micro-économiques
dans beaucoup de pays en voie de développement : manque d’information, d’accès aux
marchés et aux crédit, etc.
300 Ridde, 2003 : 1. 301 Ibid.: 6. 302 Diaz Pedregal, 2007 : 17. 303 Ibid.: 13. 304 Diaz Pedregal, 2006 : 257. 305 L. Lorenzi (1996), cité par Perna, 2000 : 362. 306 Stiglitz et Charlton, 2005 : 7.
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On l’a vu plus tôt, pour les acteurs du commerce équitable qui ont adopté une
attitude « réformiste » (composés majoritairement des tenants de la vente de produits
équitables en grande distribution), « c’est dans l’utilisation des méthodes du système
capitaliste que le commerce équitable a tout intérêt à se développer »308. Les acteurs de la
spécialisation, plus militants, revendiquent une approche plus « alternative », affirmant
leur volonté de changer les règles du commerce international. Cependant, ces deux
approches se rejoignent finalement car elles s’inscrivent toutes deux dans une même
logique qui fait de l’économie le vecteur du développement.
Les acteurs du commerce équitable ne semblent donc pas remettre en cause la
théorie dominante du développement, qui veut que l’économie en soit la clé. Le
politologue Gilbert Rist affirme que « la croissance économique constitue toujours la
panacée universellement prescrite pour améliorer le sort de tous »309. Or, comme le fait
remarquer Virginie Diaz Pedregal, « le concept de développement sert [...] une théorie du
Bien, et non une théorie de la justice »310. Serge Latouche affirme par exemple que la
justice est dans le cas du commerce équitable indissociable de la solidarité, elle dépasse la
seule question du prix et concerne le « bien commun »311.
Le commerce équitable veut améliorer les conditions des producteurs défavorisés du
Sud, sans pour autant remettre en cause la consommation au Nord, puisqu’il est lui-même
une activité de négoce. Ainsi, contrairement à ce qu’affirment Alphonso Cotera Fretell et
Humberto Ortiz Roca, qui voient dans le commerce équitable « des pratiques et une
conception des échanges en rupture avec la vision dominante du développement »312, il
s’inscrirait plus dans cette idéologie du développement, que dans une véritable théorie de
la justice ; et ce point fait l’objet de deux critiques majeures : la critique socio-politique, et
la critique émanant du mouvement de la décroissance soutenable.
2. Critique socio-politique et décroissance soutenable : perpétuation de la
dépendance et remise en cause du « développement »
Dans son ouvrage traitant d’une expérience de terrain auprès de caféiculteurs andins,
Virginie Diaz Pedregal présente l’une des critiques majeures avancées contre le
307 Nicholls, 2004 : 2. 308 Cary, 2004 : 54. 309 Rist, 2007 : 9. 310 Diaz Pedregal, 2007 : 68. 311 Latouche, 2000 : 352.
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commerce équitable : la critique socio-politique. Celle-ci s’attache aux causes des
injustices, en l’occurrence, la domination économique des pays du Nord sur les pays du
Sud, que le commerce équitable ne prendrait pas assez en compte : « Dans son ambition
de résoudre ou amoindrir le problème de la justice globale, le commerce équitable ne
souffre-t-il pas d’un défaut de prise en compte conceptuel du pouvoir de négociation des
acteurs lors de la réalisation de l’échange ? »313. Il ne s’agit pas ici d’un pouvoir de
négociation au niveau micro, mais plutôt au niveau global : « Le manque de réflexion sur
les forces sociales pouvant changer les rapports de domination dans l’économie actuelle
affaiblit considérablement la portée politique du commerce équitable »314.
Pour reformuler cette critique, ont peut dire qu’elle reproche au commerce équitable
de ne pas prendre en compte l’importance du pouvoir dans la relation commerciale, ce qui
le rend inapte à modifier les mécanismes de formation des inégalités internationales. Le
commerce équitable agirait donc à un niveau trop localisé, celui de l’échange commercial,
sans atteindre un rééquilibrage durable des relations économiques entre Nord et Sud. Il
ferait l’erreur de s’attaquer aux conséquences, et non aux causes, en quelque sorte. La
surproduction chronique de matières premières au Sud persiste, et le rapport de force reste
en faveur du Nord, dimensions sous-évaluées par le commerce équitable.
Pierre William Johnson affirme en effet que, contrairement à la théorie économique qui
veut que la concurrence parfaite établisse le juste prix des biens et services sur le marché,
les pratiques sont déterminées la plupart du temps « par des rapports de force entre acteurs
économiques, lesquels ne sont pas le fruit de conditions purement économiques, mais
aussi le produit de circonstances historiques et des conditions sociales et politiques dans
les différents pays »315.
Au nombre des facteurs de la domination du Nord sur le Sud, on compte par
exemple : la spécialisation de nombreux pays du Sud dans l’exportation d’un ou deux
produits, souvent imposée par les Etats coloniaux, causant leur dépendance face à
l’exportation ; le fait que la plupart des productions du Sud sont alimentaires, périssables
et ne se prêtent donc pas à de longues négociations ; mais aussi le manque
d’infrastructures de transformation, de conditionnement et de stockage des produits au
Sud ; et enfin le fait que les nouvelles technologies et les capitaux soient concentrés dans
312 Cotera Fretell et Ortiz Roca, 2006 : 111. 313 Diaz Pedregal, 2006 : 236. 314 Ibid. 315 Johnson, 2001 : 73.
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les pays économiquement développés316. Le problème n’est pas d’ordre économique, mais
bien politique, puisque la répartition des biens dépend de celle du pouvoir, et même dans
le cadre du commerce équitable, les producteurs du Sud n’ont pas réellement le pouvoir
de s’imposer : « le commerce équitable n’est donc qu’en partie juste »317. La critique
socio-politique en conclut que « le commerce équitable échoue donc dans sa mission
politique », mission particulièrement mise en avant par les acteurs de la spécialisation,
« non seulement en raison d’un manque de moyens économiques pour faire pression sur
les décideurs politiques, mais aussi, et surtout, en raison de son positionnement
idéologique »318.
De plus, il semblerait que le commerce équitable ne ferait qu’augmenter la
dépendance des pays du Sud à l’exportation, puisque pour qu’une relation véritablement
juste puisse s’établir, il faudrait que les partenaires aient des positions équivalentes. John
Rawls va dans le même sens, puisque pour lui, la théorie de la « justice comme équité »
concerne « des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres
intérêts, et placées dans une position initiale d’égalité »319. Comme nous l’avons vu plus
tôt, dans le commerce équitable, le pouvoir réside plutôt du côté du Nord, que ce soit à
travers le choix des consommateurs, ou bien celui des instances politiques nationales ou
internationales. Virginie Diaz Pedregal note à ce propos « un sentiment d’aliénation de la
part de certains producteurs du Sud, regrettant leur absence de maîtrise de l’évolution des
marchés »320. Le commerce équitable permet bien aux producteurs de s’émanciper d’une
dépendance locale (à des intermédiaires), mais pas de la dépendance globale.
Les réponses des acteurs du commerce équitable à ces arguments sont les suivants,
parfois contradictoires. Ils insistent d’abord sur l’effort du commerce équitable concernant
l’organisation des producteurs isolés du Sud, l’idée étant que cela permettra à terme aux
producteurs organisés de prendre davantage de pouvoir politique au niveau local, voire
national. Ensuite, ils se déclarent pour la plupart également en faveur d’un commerce
équitable Sud-Sud321, mais en estimant qu’il n’est pas encore viable actuellement.
La critique socio-politique possède également des affinités avec la critique du
commerce équitable par le mouvement de la décroissance soutenable. Également appelé
mouvement de la « simplicité volontaire », il s’appuie sur une remise en cause
316 Diaz Pedregal, 2006 : 240. 317 Ibid.: 242. 318 Ibid.: 237. 319 Rawls, 1997 : 37. 320 Diaz Pedregal, 2006 : 243.
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fondamentale du modèle de développement économique, et se base sur le paradigme
suivant : « équilibrer les relations Nord/Sud en retrouvant un mode de vie soutenable au
Nord et en prônant un développement maîtrisé dans les pays actuellement « sous-
développés » »322. Il est né dans les années 1970, suite au Rapport du Club de Rome de
1972 intitulé « Halte à la croissance », signalant que les 20% d’habitants des pays du
Nord consommaient 80% des ressources mondiales, la conclusion étant que le mode de
vie des pays du Nord n’était pas généralisable à l’ensemble de la planète. Pour eux, il ne
faudrait pas « consommer autrement », comme le prône le commerce équitable, mais bien
« moins consommer ». Autrement dit, « le mouvement de la décroissance ne cherche pas
un « développement alternatif », mais une alternative au développement »323. Ses tenants
mettent l’accent sur l’appauvrissement des ressources naturelles et sur le fait que la
croissance économique est nécessairement limitée. Pour eux, le commerce équitable fait
donc erreur en voulant promouvoir le développement au Sud sans remettre en cause les
modes de consommation du Nord.
Ainsi, selon Virginie Diaz Pedregal, pour les partisans de la décroissance, « le seul
scénario autorisant une justice sociale sur le long terme impliquerait une multiplication de
la consommation dans les pays du tiers-monde couplée à une très forte décroissance dans
les pays industrialisés »324, seul moyen d’atteindre une véritable équité. Pour ces militants,
l’exportation n’est en aucun cas une solution pour augmenter le bien-être des pays du Sud.
Ils donnent l’exemple de la quinoa, tellement appréciée sur les marchés du Nord que son
prix serait en augmentation sur les marchés ruraux locaux ; les producteurs préféreraient
donc la vendre et consommer des céréales moins nutritives, et de plus, augmenteraient
leur production au détriment de la rotation des cultures et de la souveraineté alimentaire
des populations325. Ils reprochent enfin au commerce équitable de « servir d’alibi pour
éviter la remise en question du fonctionnement global du système international »326 car il
répondrait à l’idéologie de l’individualisme, du consumérisme et du libéralisme.
Virginie Diaz Pedregal note que pour leur part, les partisans du commerce équitable
« ont pendant longtemps ignoré ou cherché à contourner les attaques des militants de la
décroissance »327, et surtout ceux qui le limitent aux échanges Nord-Sud, qui constituent
321 Diaz Pedregal, 2006 : 247. 322 Ibid.: 222. 323 Ibid.: 223. 324 Ibid.: 224. 325 Ibid.: 226. 326 Ibid.: 227. 327 Diaz Pedregal, 2006 : 232.
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la majorité. Même s’ils commencent à développer un contre-argumentaire, nous allons
voir à présent que la critique de la décroissance s’avère assez juste : le commerce
équitable s’inscrit bien dans l’idéologie commune du développement.
3. Le commerce équitable misérabiliste ?
Comme nous l’avons vu lors de l’historique du mouvement, le commerce équitable
est né dans un climat humaniste et religieux. Paul Cary note que dans le commerce
équitable, « l’inspiration chrétienne qui faisait des derniers les premiers a été forte et,
comme nous avons pu le constater, cet aspect a durablement inspiré la pratique »328.
Virginie Diaz Pedregal note également qu’il apparaît comme « une forme de solidarité
internationale, dans un milieu chrétien fortement marqué par la culpabilité de l’Occident à
l’égard des pays du monde les plus faibles »329. Comme je vais le montrer ci-dessous,
cette culpabilité des pays du Nord semble fortement liée à une conception misérabiliste
des pays du Sud.
Notons que la culpabilité parfois présente dans les discours du commerce équitable
n’est pas sans fondements : comme le fait remarquer Virginie Diaz Pedregal, si les pays
producteurs ont certes une part de responsabilité dans les crises qui les traversent, les pays
occidentaux n’y sont pas étrangers non plus : « par le passé, ils ont encouragé et soutenu,
notamment par le biais de la coopération internationale, les pays en voie de
développement à entreprendre des cultures d’exportation, lorsque leur sol et leur climat
permettaient une production efficiente et à faible coût »330, sans réellement prendre en
compte les perspectives d’écoulement des produits sur le long terme. Mais le désir de
venir en aide aux producteurs défavorisés se double donc souvent, du fait de cette
culpabilité, d’une vision misérabiliste de leur situation.
Dans Anthropologie et développement, Jean-Pierre Olivier de Sardan aborde la
question du populisme, qui est consubstantiel au monde du développement : « La
configuration développementiste n’est-elle pas composée d’« élites » qui entendent aider
le peuple (les paysans, les femmes, les pauvres, les réfugiés, les chômeurs...), améliorer
leurs conditions d’existence, se mettre à leur service, agir pour leur bien, collaborer avec
328 Cary, 2005 : 39. 329 Diaz Pedregal, 2007 : 30. 330 Diaz Pedregal, 2006 : 29.
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eux ? »331. Cette vision se distingue de celle du misérabilisme en ce que les stéréotypes
populistes « surestim[ent] l’autonomie du peuple »332, tandis que ceux du misérabilisme la
sous-estiment. Selon le socio-anthropologue, « le misérabilisme ne s’intéresse qu’aux
mécanismes de domination et à leurs effets, il ne voit le peuple que comme victime, et ne
caractérise sa culture que comme manque ou absence »333. Mais au-delà des stéréotypes
du domino-centrisme, constitués par la projection de stéréotypes de privation, le
misérabilisme peut avoir, comme le populisme, un « versant cognitif (analyse des modes
de domination, mettant au jour des contraintes structurelles ou systémiques, de type plutôt
sociologique) »334.
L’ouvrage de Lecomte, par exemple, comporte un chapitre intitulé : « Les petits
producteurs des pays du Sud condamnés à la pauvreté »335. Selon lui, leur situation de
pauvreté est liée avant tout à leur « état d’isolement à tous les niveaux, et la difficulté de
se regrouper pour mieux se placer sur le marché »336, et ils sont dans l’« incapacité » à
« [se] sortir par eux-mêmes » d’un « dénuement total »337. Il s’inscrit donc de façon
évidente dans le versant idéologique du misérabilisme. Il est d’ailleurs intéressant de noter
qu’à propos des stratégies commerciales à adopter, l’auteur conseille de ne pas tomber
dans le misérabilisme, afin de ne pas condamner le commerce équitable à la marginalité :
il est selon lui plus efficace de vanter la qualité des produits plutôt que leur côté
solidaire338.
Selon Jean-Pierre Olivier de Sardan, le monde du développement tend à « produire
des visions simplistes et erronées des « populations cibles » »339. Il ajoute que l’inverse
est certainement tout aussi vrai – mais très peu d’enquêtes ont abordé ce thème.
L’auteur compte enfin le développement durable, dans lequel s’inscrit le commerce
équitable, au nombre des « rhétoriques du développement »340. Mais au-delà de ces
rhétoriques explicites, il existe une « « méta-idéologie » du développement (c'est-à-dire
un fondement commun latent, au-delà des divergences idéologiques) », dans laquelle
l’auteur distingue deux paradigmes liés et communs à toutes les pratiques de
331 Olivier de Sardan, 1995 : 20. 332 Ibid.: 106. 333 Ibid. 334 Ibid.: 110. 335 Lecomte, 2007 : 21. 336 Ibid. : 19. 337 Ibid. : 39. 338 Ibid.: 18. 339 Olivier de Sardan, 1995 : 56. 340 Ibid.: 58.
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développement : le « paradigme altruiste », selon lequel le développement se fixe pour
objectif le bien des autres, et le « paradigme modernisateur », selon lequel le
développement vise au progrès technique et économique.
Le commerce équitable, en tant qu’initiative visant au « développement »
économique des « producteurs défavorisés », s’inscrit donc dans ces perspectives. Celles-
ci structurent ses pratiques.
4. Des modèles imposés du « Nord » vers le « Sud »
Comme le fait remarquer Virginie Diaz Pedregal, « la réalité économique
internationale est complexe, mais [il] est idéologiquement habituel de séparer le monde de
façon simple et binaire : d’un côté les pays du « Nord », « riches », de l’autre les pays du
« Sud », « pauvres » »341. Pour la grande majorité des acteurs du commerce équitable, le
commerce équitable s’inscrit dans un schéma d’échanges entre pays du Nord et pays du
Sud.
De manière générale, les exigences des associations du commerce équitable envers
les producteurs avec lesquels elles s’associent sont les mêmes : « fonctionnement
démocratique des coopératives, juste rétribution de leurs membres et des salariés, respect
de l’environnement, orientation des bénéfices (s’il en est...) au profit d’investissements
productifs créateurs d’emplois et d’équipements collectifs à usage, par exemple, sanitaire
et éducatif. Sont également encouragées les formes d’organisation plus vastes que les
coopératives locales »342. Cependant, ces mesures posent le problème de l’équité dans la
relation : imposer un modèle, aussi bénéfique qu’il puisse paraître, n’en constitue pas
moins une forme d’ingérence ethnocentrique.
Jean-Pierre Olivier de Sardan parle d’« infra-idéologies » du développement pour
désigner des « stocks de représentations qui structurent la perception que ces acteurs ont
du monde souhaitable et du monde réel »343. Il en existe deux types : celles qui concernent
les sociétés telles qu’elles sont (et qui concernent donc le misérabilisme sus-cité), et celles
qui concernent les sociétés telles qu’on estime qu’elles devraient être, se référant soit à
des modèles réels, soit à des modèles à inventer. Pour l’auteur, « tout projet de
développement ne vise pas seulement un transfert de technologies et de savoir-faire, il
341 Diaz Pedregal, 2007 : 23. 342 Decornoy, 1996. 343 Olivier de Sardan, 1995 : 59.
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s’assortit de tentatives de transfert et de création de structures et de modes d’organisations
(ou technologies sociales), qui s’inspirent d’un idéal social à construire »344. Ainsi de
l’insistance de nombre d’opérations de développement sur le modèle coopératif, dans
laquelle on peut facilement « lire l’influence des idéologies socialistes et chrétiennes
occidentales... »345, et qui constitue l’une des exigences du commerce équitable.
Les coopératives réunissent des petits producteurs autonomes effectuant leurs achats
ou leurs ventes en commun, et découlent d’un mouvement « conçu et initié par Owen
(1771-1859), sans doute le principal précurseur de ce qui est devenu le mouvement
socialiste » 346. Il s’agit donc bien d’un concept occidental, et les producteurs du
commerce équitable s’interrogent sur cette nécessité de la mise en place d’une
organisation collective. On se trouve ici devant l’un des présupposés du commerce
équitable, utilisant l’argument que « les intérêts individuels sont mieux défendus par le
collectif »347. Virginie Diaz Pedregal affirme qu’« économiquement, le mode production
d’une organisation n’est pas plus rentable ni efficace qu’une série d’intermédiaires ».
L’organisation en coopératives permet juste d’assurer un certain nombre de services
sociaux aux producteurs – lorsqu’elles sont efficaces –, mais leur impose en contrepartie
une gestion collective du travail et des ressources.
Les organisations du commerce équitable se défendent d’imposer un modèle de
développement au Sud, mais les producteurs doivent néanmoins respecter des standards
sociaux, économiques et environnementaux pour accéder aux réseaux équitables. Ces
exigences émises par les organismes du commerce équitable du Nord, même si elles
peuvent parfois paraître justifiées par leurs effets bénéfiques, concourent donc à
transformer l’environnement social des producteurs, pour qui une organisation
démocratique, un droit à la parole des femmes, etc. – notions occidentales – ne vont pas
forcément de soi.
Des producteurs du Sud se posent donc la question de savoir pourquoi certaines
formes organisationnelles leur seraient imposées sans qu’il en soit de même au Nord, et
cette question commence à être relayée par certains militants du commerce équitable, tels
Laure Waridel348 et Christian Jacquiau349, et par des chercheurs, telle Virginie Diaz
Pedregal, qui souligne que « l’exigence d’organisation des producteurs du Sud est
344 Olivier de Sardan, 1995 : 59. 345 Ibid. 346 Singer, 2006 : 291. 347 Diaz Pedregal, 2006 : 189. 348 Waridel, 2005 : 121.
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unilatérale, dans la mesure où les acteurs du commerce équitable du Nord ne travaillent
pas nécessairement de manière conjointe, voire éprouvent de grandes difficultés pour se
concerter, et les consommateurs ne sont pas contraints de s’organiser pour acheter des
produits équitables »350. « L’objectif idéologique des organisations équitables », dit
encore Virginie Diaz Pedregal, « est de parvenir à la démocratie, la participation et la
transparence »351. Pour Christian Jacquiau, ces exigences ne seraient pas uniquement
idéologiques mais aussi pratiques : pour lui, Max Havelaar pousse les producteurs à se
regrouper pour pouvoir effectuer moins de contrôles, qui sont coûteux352.
Sur ses terrains andins, Virginie Diaz Pedregal note l’affrontement de logiques
différentes, sur l’encouragement des producteurs par les acteurs du Nord à « capitaliser »,
renforcer leur infrastructure : « cet objectif n’est que partiellement rempli par les
producteurs, la logique paysanne s’affrontant sur maints aspects avec la logique
capitaliste »353. Les logiques ne sont pas non plus les mêmes à propos de l’insistance mise
par les organismes du Nord sur la professionnalisation des dirigeants de coopératives,
alors que les producteurs s’y refusent souvent et préfèrent assurer une formation minimum
à tous les membres afin de limiter les risques liés à l’investissement dans une seule
personne (décès, démission) : « Dans cette situation, la logique paysanne andine va
totalement à l’encontre de la rationalité économique occidentale »354. Elle ajoute
également qu’il convient de s’interroger sur l’usage de la prime équitable, qui doit, selon
les organismes du Nord, porter sur des investissements sociaux, alors que ces
responsabilités relèvent normalement du domaine de l’Etat et des collectivités locales, ce
qui ne les pousse pas à s’engager. Si Flo privilégie le concept de projets sociaux, c’est
peut-être parce qu’il est « plus facilement compréhensible par le grand public
occidental »355. De la même façon, la technicisation de la caféiculture peut sembler
positive, « au sens où elle permet aux producteurs, moyennant un travail supplémentaire,
d’accroître leurs rendements et d’obtenir de meilleurs prix sur le marché international »,
mais « on peut se demander dans quelle mesure elle n’incarne pas une rationalisation
349 Jacquiau, 2006 : 378. 350 Diaz Pedregal, 2006 : 190. 351 Ibid.: 187. 352 Jacquiau, 2006 : 341. 353 Diaz Pedregal, 2006 : 80. 354 Ibid. : 89. 355 Ibid.: 194.
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occidentale du savoir, les savoir-faire traditionnels étant progressivement transformés en
savoirs théoriques »356.
Lecomte affirme ainsi que le fait de « répondre aux besoins essentiels des
populations du Sud fait partie intégrante des prérogatives du commerce équitable »357 ; il
s’agit donc ici de s’interroger sur le terme de « besoin » : à quel titre les organismes du
Nord présument-ils des besoins de leurs partenaires du Sud ?
Pour Jean-Pierre Olivier de Sardan, ce terme est un bon exemple pour illustrer le fait que
« certains vocables, largement utilisés dans le développement, ont une propension quasi
inéluctable au stéréotype »358. Effectivement, ce terme qui « se veut « objectif », quasi
scientifique », combine « une connotation « sociologique » et une connotation
« morale » : le développement doit se faire pour satisfaire les « besoins » des populations,
autrement dit se faire selon leur intérêt »359. John Rawls dit, à propos du paternalisme, que
« moins nous connaissons une personne, plus nous agissons pour elle comme nous
agirions pour nous même [...] »360 ; s’il n’utilise bien sûr pas ce terme à propos
d’opérations de développement, cet exemple me paraît adéquat pour illustrer le fait que
les besoins supposés des populations sont estimés d’un point de vue qui n’est pas le leur,
et qu’une meilleure connaissance de leur situation n’amènerait pas forcément aux mêmes
conclusions quant à leurs besoins et intérêts.
Virginie Diaz Pedregal note pour sa part que les producteurs andins s’interrogent sur
le fait de savoir « dans quelle mesure le commerce équitable modifie ou perpétue la
domination économique, symbolique, culturelle et idéologique des pays du Nord sur les
pays du Sud »361, et que les plus critiques estiment que le commerce équitable
« s’inscri[t] dans une logique de domination, le pouvoir restant du côté de l’acheteur, du
consommateur du Nord »362. En ce sens, ajoute-t-elle, le commerce équitable ne serait
qu’un simple substitut au manque de justice dans le commerce international, et « ses
conséquences ne seraient ni comprises, ni voulues par ses défenseurs, puisque le
commerce équitable servirait in fine le système dominant »363.
De la même manière, Peter Luetchford remarque que selon certains dirigeants
d’organisations de producteurs au Sud, les organismes du Nord attendent des producteurs
356 Ibid.: 201. 357 Lecomte, 2007 : 75. 358 Olivier de Sardan, 1995 : 73. 359 Ibid. 360 Rawls, 1997 : 286. 361 Diaz Pedregal, 2006 : 209. 362 Ibid.
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qu’ils soient conciliants et ne contestent pas les décisions prises pour eux. Ils s’expliquent
cela par des attitudes néocoloniales, ainsi que par l’arrière-fond religieux du commerce
équitable. L’une des personnes interviewées par Luetchford affirme que les acteurs du
commerce équitable au Nord se voient comme des « bergers », et considèrent les
producteurs comme leur « troupeau »364. D’un autre côté, Luetchford note que les
producteurs adoptent souvent une attitude passive face aux représentants du Nord, par
peur de perdre leur accès au commerce équitable. Alphonso Cotera Fretell et Humberto
Ortiz Roca pensent qu’il faut donc que le dialogue et la coordination entre Nord et Sud
s’améliore, « afin de mettre en place des normes et des stratégies communes »365.
On peut donc se demander dans quelle mesure les producteurs des organisations du
Sud adoptent réellement les exigences des organismes du Nord, puisque comme nous
l’avons vu, les dynamiques sociales locales ne sont pas toujours en adéquation avec
celles-ci.
5. Des efforts pour laisser une latitude aux acteurs du Sud, et leur « agencéité »
Il faut toutefois reconnaître au commerce équitable le mérite de ne pas vouloir créer
de relation d’assistanat avec les producteurs, même si, nous avertit Paul Cary, « la réalité
est parfois moins brillante, de nombreuses organisations restant très dépendantes des
réseaux équitables »366. Il existe dans le commerce équitable un souci explicite de se
différencier d’avec les pratiques de charité, et une tentative d’établir des relations
équilibrées, malgré les réserves émises ci-dessus.
Et, en effet, selon Serge Latouche, « le rapport marchand semble reconnaître dans
l’autre un partenaire commercial à part entière et constituer ainsi en quelque sorte le
versant économique du face-à-face démocratique, tandis que l’aide n’est pas exempte de
paternalisme et de corruption »367. Contrairement à la majorité des échanges commerciaux
internationaux, le commerce équitable cherche à renforcer le partenaire, « au lieu de
l’exploiter ou de profiter de ses failles et faiblesses, de ses impotences et de ses
ignorances », s’opposant en cela à l’« échange classique »368.
363 Ibid. 364 Luetchford, 2006 : 141. 365 Cotera Fretell et Ortiz Roca, 2006 : 120. 366 Cary, 2005 : 40. 367 Latouche, 2000 : 346. 368 Decornoy, 1996.
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De plus, les organismes du Nord tentent de tempérer leurs exigences. Si, par
exemple, la prime de développement qui est versée aux organisations de producteurs en
plus du paiement de la production doit être employée dans des projets bénéficiant à la
communauté, « Flo n’impose pas d’utilisation spécifique de la prime : l’organisme
cherche à éviter de prescrire des modèles externes non adaptés aux réalités locales ; l’idée
est que les producteurs décident des projets qu’ils souhaitent implanter »369 - à la
condition que la prise de décision soit démocratique. Laure Waridel insiste également sur
ce point : le commerce équitable « encourage le développement de projets
communautaires réalisés par et pour la population locale en fonction de ce qu’elle
identifie comme prioritaire »370. Ces projets diffèrent donc de certaines initiatives parfois
parachutées par des organisations des pays du Nord qui décident unilatéralement et
intégralement de ce qui est prioritaire (ce type de projet se fait tout de même rare, depuis
l’émergence dans le milieu du développement des méthodes participatives). Les
« besoins » des producteurs ne sont donc pas entièrement définis par les organismes de
commerce équitable du Nord.
De leur côté, les populations bénéficiaires ne doivent pas être considérées comme
totalement soumises aux initiatives impulsées depuis le Nord. Jean-Pierre Olivier de
Sardan explique le concept d’agency, utilisé par Giddens, et qu’il traduit par
« agencéité », terme qui désigne « la capacité d’actions des acteurs sociaux, ou encore
leurs compétences pragmatiques »371. Ce point de vue met l’accent sur le fait qu’il existe
« de réels « niveaux de décision » à tous les échelons »372, et que « tout « message
d’innovation » est recomposé par son destinataire et utilisateur final »373, et cela de
manière souvent imprévisible, car les logiques confrontées lors d’une opération de
développement sont toujours multiples374. En cela, le commerce équitable possède, au
même titre que les autres opérations de développement, une autre dimension politique,
mais « dans un tout autre sens que celui que l’on donne habituellement à cette
expression » : il ne s’agit pas de politique officielle, mais d’une mise en « rapport direct
ou indirect une série d’acteurs relevant de catégories variées »375.
369 Diaz Pedregal, 2006 : 97. 370 Waridel, 2005 : 110. 371 Olivier de Sardan, 1995 : 40. 372 Ibid.: 51. 373 Ibid.: 89. 374 Ibid.: 125. 375 Ibid.: 173.
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L’auteur dégage deux principes généraux de l’agencéité : le principe de sélection,
qui fait qu’« aucun ensemble proposé n’est jamais adopté « en bloc » par ses
destinataires » et que « ni le rejet total ni l’adoption totale ne sont la règle »376 ; et le
principe de détournement, selon lequel « les paysans utilisent les opportunités fournies par
un programme pour les mettre au service de leurs propres objectifs »377.
Ainsi, les pratiques de répartition du bénéfice équitable « sont souvent des
réinterprétations des principes de répartition promus par les acteurs du Nord »378. De la
même façon, Virginie Diaz Pedregal note que les employés des coopératives pratiquent
couramment des « accommodations avec le règlement, en faveur des sociétaires », pour
éviter la lourdeur de certaines procédures administratives. Ou encore, il arrive souvent que
des producteurs membres d’une coopérative collectent le café de producteurs non
membres, ne cherchant pas forcément en cela à tromper leur organisation, mais à
« canaliser et vendre la production par un père de famille, comme il est traditionnel de le
faire »379. De nombreux autres détournements et réappropriations pourraient ainsi être
énumérés – mais comme pour tous les impacts du commerce équitable, on en revient à la
même constatation : ils sont localisés et non généralisables.
Ce qu’il est surtout intéressant de noter, c’est que le commerce équitable lui-même
peut servir l’agencéité des producteurs du Sud face aux marchés internationaux380. Selon
Virginie Diaz Pedregal, dans le cas du café, « les organisations de producteurs ont
tendance à rechercher les ventes sur les marchés les plus rémunérateurs de manière
systématique »381, en visant d’abord le marché gourmet, mieux payé que le café équitable.
Ainsi, « pour la plupart des caféiculteurs, le commerce équitable n’est donc pas tant vu
comme un commerce alternatif, oeuvrant pour davantage de justice dans le monde, que
comme un marché de niche, plus lucratif que le marché conventionnel, au même titre que
le marché biologique ou de qualité »382. Le commerce équitable intervient donc comme
une stratégie parmi d’autres, dans des sociétés qui ne l’ont pas attendu pour élaborer des
moyens propres à assurer leurs ressources.
376 Ibid.: 133. 377 Ibid. : 134. 378 Diaz Pedregal, 2006 : 16. 379 Ibid.: 94. 380 Ibid.: 45. 381 Ibid.: 167. 382 Ibid.
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Ainsi, comme l’affirme Virginie Diaz Pedregal, « l’idéologie du commerce
équitable semble avoir avant tout marqué le Nord »383. Le commerce équitable est issu de
contextes et de problématiques proprement occidentaux, et malgré son évolution
constante, il est intrinsèquement lié à l’idéologie du développement de par l’importance
qu’il accorde à l’économie comme solution à la réduction des inégalités. Il s’apparente en
cela à toute opération de développement, conçue par certaines populations pour bénéficier
à d’autres (sans que leur différence soit forcément d’ordre culturel : les populations
urbaine et rurale d’un même pays ne sont par exemple pas les mêmes), avec tous les biais
que cette situation engendre.
Cependant, l’existence de débats et de détournements au Sud témoignent également
en quelque sorte « de l’appropriation de la problématique du commerce équitable par les
producteurs du Sud »384. L’idéologie du commerce équitable est donc, elle aussi, en passe
d’être réappropriée par ses populations-cibles, on l’a vu notamment avec la création de la
certification Comercio Justo México, et Virginie Diaz Pedregal énumère quelques autres
initiatives naissantes au Sud. Resterait finalement à les étudier, pour comprendre les
modalités de ces nouvelles réappropriations dont le commerce équitable fait l’objet.
383 Ibid.: 177. 384 Ibid. : 212.
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CONCLUSION
Il ressort finalement des différents thèmes abordés dans ce mémoire, qu’au Sud
comme au Nord, le commerce équitable dépasse bien évidemment le seul domaine de
l’économie, et possède une dimension éminemment politique : militantisme, stratégies de
médiatisation et sensibilisation, impacts politiques au Sud, tensions, contradictions,
idéologies...
Mais des deux côtés de la filière, ces implications politiques sont aujourd’hui encore
assez floues. Au Sud, cela tient au manque quantitatif et parfois qualitatif d’analyses, et
aux difficultés liées à la production de données à portée généralisante, dues à la très
grande diversité des situations d’implantation du commerce équitable. Au Nord, cela est
dû à l’expansion et aux mutations que connaît actuellement le commerce équitable, tiraillé
entre organisations non gouvernementales et pouvoirs publics, entre réseaux spécialisés et
grande distribution – en passe d’être plus ou moins institutionnalisé donc, mais sous
laquelle de ses multiples formes ?
Un point qu’il est important de mettre en lumière, c’est que le commerce équitable
trouve en quelque sorte à la fois son unité, et sa raison d’être, dans ce qu’il combat.
Comme le fait remarquer Virginie Diaz Pedregal, c’est « en raison de l’existence d’un
commerce international libre et qualifié d’« injuste » que le commerce équitable en tant
qu’échange Nord/Sud peut se développer »385. Il ne peut s’insérer que dans une économie
dominée par le libre-échange, et il ne s’y insère pas seulement idéologiquement, mais
aussi de par ses pratiques.
Nombre d’auteurs mettent ainsi l’accent sur le fait que ce commerce n’est pas
entièrement équitable, et Thomas Coutrot fait remarquer « le caractère illusoire et vain de
la recherche de la pureté ou du « 100 % équitable » dans une société aussi dominée par le
capital que la nôtre »386. La question du transport des produits est récurrente, que ce soit
au niveau des coûts écologiques engendrés, ou bien des conditions de travail désastreuses
des transporteurs, exploités par des « négriers modernes »387. Pour les produits distribués
en grande surface, on insiste sur les contradictions entre les principes du commerce
équitable et les pratiques inéquitables de la grande distribution qui cherchent à maximiser
leurs marges en baissant leurs prix, offrant à leurs employés de piètres conditions sociales.
385 Diaz Pedregal, 2007 : 53. 386 Coutrot, 2007 : 190.
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Comme le fait remarquer Aurélie Lachèze, le commerce équitable semble donc
principalement « s’être appuyé pour émerger et se développer sur deux types d’attelages :
la critique de l’économie capitaliste, ou du moins de certaines de ses dimensions, et
l’inscription dans la logique marchande »388. Mais Paul Cary affirme par ailleurs que « le
projet du commerce équitable de poser des problématiques socio-politiques par le biais
marchand n’est pas contradictoire en soi »389. Les économistes Christian Arnsperger et
Philippe Van Parijs affirment que « la notion d’éthique économique n’a de sens que dans
des sociétés comme la nôtre, où l’activité qualifiée d’« économique » s’est suffisamment
différenciée des autres aspects de l’existence, [où] l’échange, et en particulier l’échange
monétaire, occupe une place importante »390.
Que l’on voie dans le commerce équitable une « solution néo-libérale »391 aux
défaillances du marché, ou bien au contraire une fausse alternative à ce dernier, l’intérêt
de toutes les initiatives de l’économie solidaire réside dans leur volonté de ré-enchâsser
l’économique dans le social, dans leur « projet de ré-appropriation des échanges
marchands »392 par les deux extrémités des filières, consommateurs et producteurs.
Maurice Godelier écrit, à propos des sociétés capitalistes, que leur paradoxe réside en ce
que « c’est l’économie la principale source d’exclusion des individus, mais que cette
exclusion ne les exclut pas seulement de l’économie. Elle les exclut ou menace à terme de
les exclure de la société »393. Le projet politique majeur du commerce équitable est donc
de tenter de subordonner l’économie à des questionnements touchant à la justice ; et
comme l’affirme Alain Caillé, « l’essence des formes d’économie alternative n’est pas
économique mais politique »394.
Le commerce équitable ne prétend finalement pas véritablement, malgré les belles
phrases de certains de ses acteurs qui veulent « changer le monde »395, représenter un
modèle totalement nouveau. Son effort consiste en l’adoption d’un point de vue critique
sur certains mécanismes du libre-échange, et Virginie Diaz Pedregal souligne bien que
« les militants n’affirment pas que le commerce équitable puisse, à lui seul, régler les
inégalités de développement à l’échelle mondiale », mais qu’ils l’inscrivent plutôt dans
387 Ibid. 388 Lachèze, 2005 : 48. 389 Cary, 2004 : 115. 390 Arnsperger et Van Parijs, 2003 : 5. 391 Nicholls, 2004 : 10. 392 Cary, 2004 : 9. 393 Godelier, 1996 : 7. 394 Caillé, préface à Diaz Pedregal, 2007 : 12. 395 Lecomte, 2007: 20.
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« une problématique de coopération internationale, immédiate, avec certains producteurs
économiquement défavorisés », avec pour objectif de « permettre à ces producteurs
d’acquérir des conditions de vie moins précaires »396.
Comme le dit très bien la sociologue, « le commerce équitable demeure une aspiration : il
s’approche d’un idéal, mais ne peut l’atteindre »397.
L’intérêt de l’approche anthropologique réside ici, comme à chaque fois qu’elle
s’intéresse à des pratiques de développement, à affirmer « la complexité du social, et la
divergence des intérêts, des conceptions, des stratégies ou des logiques des divers
« partenaires » (ou « adversaires ») que met en rapport le développement », « face aux
réductions qu’opèrent toutes [ses] idéologies, fondées nécessairement sur des pré-
supposés consensuels »398.
L’approche que j’ai adoptée dans le cadre de ce mémoire est certes très globale ; je
me suis cependant efforcée de mettre l’accent sur la complexité de mon objet, à travers
son histoire, ses stratégies, les tensions entre ses acteurs, la multiplicité de leurs
perspectives, les critiques qu’on lui oppose...
Mais la compréhension d’un phénomène aussi complexe que le commerce équitable
ne peut se contenter d’un point de vue macrosocial ; c’est pourquoi l’étude de terrain
s’impose. Comme le fait très justement remarquer Paul Cary, au Sud, l’évaluation des
effets du commerce équitable est problématique « car largement dépendante des
conceptions préalables du développement (ou du contre-développement) que cette
pratique doit susciter »399. En ce sens, le regard anthropologique s’avère particulièrement
pertinent, puisqu’il s’attache à la déconstruction des préconceptions, que ce soit celles des
développeurs, celles des développés, ou encore celles de l’anthropologue lui-même, par
un souci constant pour l’auto-analyse.
Dans le cadre du commerce équitable, une étude de terrain de qualité devra
s’attacher à prendre en compte non seulement les points de vue des « développeurs » et
des « développés », mais aussi celui d’acteurs exclus du commerce équitable, comme l’a
fait Virginie Diaz Pedregal chez les caféiculteurs andins. En effet, comme nous l’avons
vu, du fait de son manque de débouchés, le commerce équitable exclut de nombreux
producteurs correspondant pourtant à ses critères et désireux d’en faire partie, dont les
396 Diaz Pedregal, 2006 : 234. 397 Ibid.: 259. 398 Olivier de Sardan, 1995 : 14.
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points de vue permettent une approche comparative. De plus, comme il est souligné dans
l’étude d’impact d’Artisans du Monde, celle-ci a été réalisée avec pour grille de lecture
les changements escomptés par la Fédération ; or il y manque « une autre partie de l’étude
qui serait d’analyser l’impact du commerce équitable sur les producteurs du Sud à partir
des changements escomptés par les producteurs eux-mêmes »400. C’est en effet l’un des
biais fréquents des études d’impacts que de se focaliser sur les perspectives de
changement du point de vue des concepteurs des projets, et de prendre beaucoup moins
souvent en compte celles des bénéficiaires de ces projets.
Enfin, il me paraît particulièrement intéressant que cette étude de terrain prenne
place au Mexique, pays qui semble témoigner d’un dynamisme nouveau à l’échelle du
commerce équitable, puisque comme nous l’avons vu, il est le premier, et pour l’instant le
seul pays dit du « Sud » où un organisme local de certification de produits du commerce
équitable (Comercio Justo México) ait été créé.
399 Cary, 2004 : 16. 400 Artisans du Monde, 2004 : 43.
BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.
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TABLE DES MATIERES
SOMMAIRE ........................................................................................................................4 TABLE DES SIGLES ET ABREVIATIONS .....................................................................5 INTRODUCTION................................................................................................................6 I. DEFINITION DU CHAMP, HISTORIQUE ET PRINCIPES GENERAUX ...........10 1. Economie solidaire et sociale, commerce éthique, développement durable ..........10 2. Historique des principes et pratiques du commerce équitable ...............................13
a. La phase « solidaire ».................................................................................14 b. La phase « alternative »..............................................................................15 c. La phase « équitable »................................................................................16 d. La phase « entrepreneuriale ».....................................................................17
3. Historique de l’institutionnalisation du commerce équitable.................................19 a. La construction progressive de réseaux .....................................................19 b. Vers une reconnaissance officielle du commerce équitable.......................20
4. L’intérêt des sciences sociales pour le commerce équitable ..................................24 5. Les critères de définition communément acceptés aujourd’hui .............................25
II. L’ESSENCE POLITIQUE DU COMMERCE EQUITABLE...................................29 1. Le commerce équitable et la référence à Polanyi...................................................29 2. Récurrence du concept d’inégalité de l’échange et volonté de changement..........32 3. Une forte médiatisation ..........................................................................................35 4. Le rôle attribué au consommateur..........................................................................37 5. Une vision nouvelle du « local »............................................................................39 6. Des impacts politiques au « Sud » ?.......................................................................43
III. UN UNIVERS DE TENSIONS ET DE CONTRADICTIONS: LES COMMERCES EQUITABLES .........................................................................................48 1. La labellisation contre la spécialisation .................................................................48 2. Une complémentarité des approches, ou une « dépolitisation » du commerce équitable ? ......................................................................................................................52 3. Le commerce équitable Nord/Sud contre un commerce équitable local................58 4. Des tensions au « Sud »..........................................................................................59 5. Des conceptions différentes de la justice ...............................................................63
IV. LE COMMERCE EQUITABLE COMME IDEOLOGIE ? ..................................67 1. Sur la notion d’équité .............................................................................................67 2. Critique socio-politique et décroissance soutenable : perpétuation de la dépendance et remise en cause du « développement » ..................................................69 3. Le commerce équitable misérabiliste ? ..................................................................73 4. Des modèles imposés du « Nord » vers le « Sud » ................................................75 5. Des efforts pour laisser une latitude aux acteurs du Sud, et leur « agencéité » .....79
CONCLUSION ..................................................................................................................83 BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................87 TABLE DES MATIERES .................................................................................................92
BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.
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NOM : BERGOIN-DENOUAL PRENOM : MAYA Date de soutenance: JUIN 2008
DIPLÔME : Master Professionnel « Anthropologie & Métiers du développement durable » Département d’anthropologie - Université de Provence
ETH R11 Mémoire de recherche Bibliographique TITRE : APPROCHE POLITIQUE D’UNE PRATIQUE ECONOMIQUE : LE COMMERCE EQUITABLE
RESUME en français: (100 à 200 mots) Le commerce équitable s’inscrit dans les champs de l’économie solidaire et du développement durable. Par le biais du marché, dont il cherche à modifier certaines règles, le commerce équitable vise à améliorer la situation de producteurs défavorisés. Un détour historique permet de saisir la constante évolution de cette initiative, qui dès sa naissance, déborde largement de la sphère économique. Une approche politique permet de mettre en lumière la forme particulière d’échange qu’il représente, ses stratégies d’expansion, mais aussi les tensions et contradictions qui le traversent, ainsi que les représentations qui le sous-tendent. Cette vision globale se prête donc plus à l’étude des sociétés qui l’ont conçu, plutôt qu’à celles qui en bénéficient, chez qui les réappropriations de l’objet sont beaucoup plus localisées.
MOTS CLES : (5 à 7) commerce équitable, économie, politique, controverses, idéologies.
TITLE : POLITICAL APPROACH TO AN ECONOMIC PRACTICE : FAIR TRADE
ABSTRACT in english : (100 to 200 words)
Fair trade belongs to the fields of solidarity economy and sustainable development. It aims at improving underprivileged producers’ situation through market economy, while trying to change some of its rules. A historical summary highlights the constant evolution of fair trade, which, from the beginning, went beyond the scope of economy. A political approach sheds light on the special form of trade it represents, its expansions strategies, but also the tensions and contradictions agitating the movement, as well as its underlying representations. Such a global perspective is thus more suited to the study of the societies that established fair trade, than to the study of the populations that benefit from it, whose re-appropriations are much more local.
KEY WORDS : (5 to 7) fair trade, economy, politics, controversies, ideologies.
CENTRE DE FORMATION : Département d’anthropologie, Université de Provence, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme : 5 rue du Château de l’Horloge - B.P. 647, 13094 Aix-en-Provence CEDEX 2 France