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ÉDITORIAL / EDITORIAL DOSSIER Après un deuil périnatal : crises et recompositions After Perinatal Loss: Crisis and Recomposition B. Beauquier-Maccotta · M.-J. Soubieux · S. Missonnier © Springer-Verlag France 2014 La clinique du deuil périnatal fait partie de notre clinique quotidienne depuis de nombreuses années. Dans le champ de la médecine périnatale, elle est une thématique incontour- nable. Incontournable, car la mortinatalité est estimée en France à 10 pour 1 000 et le nombre dinterruptions médica- les de grossesse à 7 000 par an, tandis que la mortalité infan- tile est de 3 pour 1 000. Incontournable, car elle constitue pour les cliniciens somaticiens et cliniciens du psychisme un défi majeur de cette clinique. Depuis ces dernières années, durant lesquelles nous avons exercé avec bien dautres, en maternité, en néonatalogie, durant lesquelles nous avons enseigné, organisé des forma- tions, communiqué autour de cette thématique, nous pou- vons percevoir des évolutions dans la connaissance du deuil périnatal. De jeunes psychologues et psychiatres nous solli- citent pour travailler sur cette thématique, alors même quils ne sont pas encore contraints par leur exercice professionnel à cette question. Refusant dy voir ce qui ne serait quune fascination voyeuriste, lun dentre nous soulignait quon peut voir dans cet investissement une revanche génération- nelle face au tabou qui enveloppait cette question dans les années précédentes. De jeunes professionnels viendraient témoigner, par leur intérêt, des souffrances refoulées des générations précédentes ? Effectivement, la clinique du deuil périnatal nest pas dis- sociable des évolutions sociologiques et du creuset culturel dans lesquels elle se déroule. Lors dun congrès en Alle- magne, il y a quatre ans (Waimh, Leipzig 2010), nous avions constaté à quel point la clinique du deuil périnatal est diffi- cile à partager avec nos voisins tant les cadres législatifs sont différents selon les pays dEurope : interruption volontaire de grossesse interdite en Irlande, à Malte ; interruption volontaire autorisée jusquà 24 semaines de grossesse en Angleterre ; interruption médicale pour cause maternelle uniquement dans de nombreux pays (Allemagne, Irlande). Ces cadres législatifs et éthiques aussi différents montrent bien que le deuil périnatal touche à des représentations socia- les très profondes qui définissent lorganisation de nos grou- pes sociaux, tels la représentation du sujet humain, et le rôle de la médecine. En Europe, la primauté des États à légiférer sur ces questions a été récemment réaffirmée. Même si lélan premier et défensif du groupe social est de ne pas entendre ce type de souffrance, la parole des parents, dans une interaction constante entre individu et groupe dap- partenance, finit par influencer les pratiques. Souvenons- nous des limbes et des sanctuaires à répit qui avaient été créés dans le catholicisme du XII e siècle, puis furent abandon- nés au XVII e siècle car ils napportaient pas le soulagement attendu aux parents endeuillés. Jusquen 2008 les lois orga- nisaient le devenir du corps dun bébé décédé en fonction du terme et du poids de naissance. Ces lois ont été modifiées, suite à la demande dassociations de parents et à des démar- ches juridiques de quelques-uns, qui se rebellaient contre la limite des 22 semaines. Le cadre législatif a alors été ajusté, permettant plus de souplesse, pour que chaque couple puisse construire son projet de funérailles, ou pas, en fonction de son ressenti et de ses croyances. Les somaticiens, sage-femmes et obstétriciens, pédiatres, puéricultrices et auxiliaires, anesthésistes sont les acteurs principaux de laccompagnement des familles. Notre atten- tion doit se tourner vers eux qui sont les premiers à parler à ces couples, à parler avec ces couples de cette perte qui risque de se produire. La terreur fondamentale qui surgit lorsquon pense à la mort, et plus encore à la mort dun bébé, ne peut être déniée, les soignants doivent y faire face et la contenir pour pouvoir B. Beauquier-Maccotta · S. Missonnier Service de pédopsychiatrie, hôpital Necker Enfants Malades, 149, rue de Sèvres, F-75015 Paris, France B. Beauquier-Maccotta · M.-J. Soubieux (*) CPDPN de lhôpital Necker, 149, rue de Sèvres, F-75015 Paris, France e-mail : [email protected] B. Beauquier-Maccotta · S. Missonnier Laboratoire de psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse (PCPP, EA 4056), Institut de psychologie, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité M.-J. Soubieux Hôpital Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, F-75014 Paris, France Rev. Méd. Périnat. DOI 10.1007/s12611-014-0283-7

Après un deuil périnatal : crises et recompositions; After perinatal loss: crisis and recomposition;

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Page 1: Après un deuil périnatal : crises et recompositions; After perinatal loss: crisis and recomposition;

ÉDITORIAL / EDITORIAL DOSSIER

Après un deuil périnatal : crises et recompositions

After Perinatal Loss: Crisis and Recomposition

B. Beauquier-Maccotta · M.-J. Soubieux · S. Missonnier

© Springer-Verlag France 2014

La clinique du deuil périnatal fait partie de notre cliniquequotidienne depuis de nombreuses années. Dans le champde la médecine périnatale, elle est une thématique incontour-nable. Incontournable, car la mortinatalité est estimée enFrance à 10 pour 1 000 et le nombre d’interruptions médica-les de grossesse à 7 000 par an, tandis que la mortalité infan-tile est de 3 pour 1 000. Incontournable, car elle constituepour les cliniciens somaticiens et cliniciens du psychisme undéfi majeur de cette clinique.

Depuis ces dernières années, durant lesquelles nous avonsexercé avec bien d’autres, en maternité, en néonatalogie,durant lesquelles nous avons enseigné, organisé des forma-tions, communiqué autour de cette thématique, nous pou-vons percevoir des évolutions dans la connaissance du deuilpérinatal. De jeunes psychologues et psychiatres nous solli-citent pour travailler sur cette thématique, alors même qu’ilsne sont pas encore contraints par leur exercice professionnelà cette question. Refusant d’y voir ce qui ne serait qu’unefascination voyeuriste, l’un d’entre nous soulignait qu’onpeut voir dans cet investissement une revanche génération-nelle face au tabou qui enveloppait cette question dans lesannées précédentes. De jeunes professionnels viendraienttémoigner, par leur intérêt, des souffrances refoulées desgénérations précédentes ?

Effectivement, la clinique du deuil périnatal n’est pas dis-sociable des évolutions sociologiques et du creuset culturel

dans lesquels elle se déroule. Lors d’un congrès en Alle-magne, il y a quatre ans (Waimh, Leipzig 2010), nous avionsconstaté à quel point la clinique du deuil périnatal est diffi-cile à partager avec nos voisins tant les cadres législatifs sontdifférents selon les pays d’Europe : interruption volontairede grossesse interdite en Irlande, à Malte ; interruptionvolontaire autorisée jusqu’à 24 semaines de grossesse enAngleterre ; interruption médicale pour cause maternelleuniquement dans de nombreux pays (Allemagne, Irlande).Ces cadres législatifs et éthiques aussi différents montrentbien que le deuil périnatal touche à des représentations socia-les très profondes qui définissent l’organisation de nos grou-pes sociaux, tels la représentation du sujet humain, et le rôlede la médecine. En Europe, la primauté des États à légiférersur ces questions a été récemment réaffirmée.

Même si l’élan premier et défensif du groupe social est dene pas entendre ce type de souffrance, la parole des parents,dans une interaction constante entre individu et groupe d’ap-partenance, finit par influencer les pratiques. Souvenons-nous des limbes et des sanctuaires à répit qui avaient étécréés dans le catholicisme du XII

e siècle, puis furent abandon-nés au XVII

e siècle car ils n’apportaient pas le soulagementattendu aux parents endeuillés. Jusqu’en 2008 les lois orga-nisaient le devenir du corps d’un bébé décédé en fonction duterme et du poids de naissance. Ces lois ont été modifiées,suite à la demande d’associations de parents et à des démar-ches juridiques de quelques-uns, qui se rebellaient contre lalimite des 22 semaines. Le cadre législatif a alors été ajusté,permettant plus de souplesse, pour que chaque couple puisseconstruire son projet de funérailles, ou pas, en fonction deson ressenti et de ses croyances.

Les somaticiens, sage-femmes et obstétriciens, pédiatres,puéricultrices et auxiliaires, anesthésistes sont les acteursprincipaux de l’accompagnement des familles. Notre atten-tion doit se tourner vers eux qui sont les premiers à parler àces couples, à parler avec ces couples de cette perte quirisque de se produire.

La terreur fondamentale qui surgit lorsqu’on pense à lamort, et plus encore à la mort d’un bébé, ne peut être déniée,les soignants doivent y faire face et la contenir pour pouvoir

B. Beauquier-Maccotta · S. MissonnierService de pédopsychiatrie, hôpital Necker Enfants Malades, 149,rue de Sèvres, F-75015 Paris, France

B. Beauquier-Maccotta · M.-J. Soubieux (*)CPDPN de l’hôpital Necker, 149, rue de Sèvres, F-75015 Paris,Francee-mail : [email protected]

B. Beauquier-Maccotta · S. MissonnierLaboratoire de psychologie clinique, psychopathologie,psychanalyse (PCPP, EA 4056), Institut de psychologie,Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité

M.-J. SoubieuxHôpital Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, F-75014 Paris, France

Rev. Méd. Périnat.DOI 10.1007/s12611-014-0283-7

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entendre celle des parents. Mais pour envelopper cette ter-reur fondamentale, la connaissance théorique et l’expériencenous soutiennent. La connaissance théorique n’est pas tantun savoir sur lequel nous nous appuierions pour nous rangerdu côté des savants, qu’un partage d’autres expériences quinous inscrit dans un groupe, le groupe de ceux qui tentent depenser cette question, et c’est cela qui nous soutient dansnotre écoute et notre présence auprès de ces familles. Cenuméro s’inscrit dans cette perspective, un partage d’expé-rience pour continuer à avancer dans notre travail cliniqueauprès de ces familles. Mais tout ne sera pas dit. Nous avionsde très nombreuses idées d’articles pour ce numéro, et sinous avons choisi avec le comité éditorial de la revue ceuxprésentés ici pour organiser une cohérence, d’autres théma-tiques ont du être écartées, comme la spécificité du deuild’un jumeau ou les représentations transculturelles. Ellesdonneront lieu à d’autres écrits.

Nous avons donc choisi d’ouvrir ce numéro avec un arti-cle concernant la grossesse suivant un deuil périnatal.L’intervalle entre la perte d’un bébé et une grossesse sui-vante n’est pour autant pas passé sous silence, mais, aucontraire, la grossesse suivante peut être l’occasion deréinterroger le deuil et de mieux comprendre les processusà l’œuvre au moment de la perte. Nous donnerons ensuite laparole aux acteurs du quotidien, les soignants et les famillesqui témoigneront de leur expérience. Notre attention se por-tera ensuite vers les fratries, la question de l’enfant de rem-placement, qui mérite encore d’être examinée scientifique-ment tant le terme a pu être galvaudé par une diffusionmassive, n’est pas la seule à devoir être éclairée et le deuilpour chaque enfant est un processus complexe.

Enfin, nous évoquerons les voies de résolution ou d’apai-sement de leur deuil que les familles explorent. Cette périoden’est pas sans une créativité, peut-être même décuplée par lanécessité d’injecter une vitalité dans un psychisme enmenace d’effondrement. Les stèles virtuelles sont une ren-contre entre la virtualité de ce bébé et la virtualité d’internetafin de mettre en forme une représentation de cet être perdu,un outil de témoignage de cette douloureuse expérience dans

une tentative de la métaboliser, mais avec des limites si unprocessus psychique dynamique ne se produit pas demanière concomitante. Enfin, nous évoquerons pourconclure ce numéro un travail thérapeutique tout à fait pas-sionnant qui peut se dérouler au sein d’un groupe de parole.Là encore la créativité des mères endeuillées est soutenue parla créativité contenante et associative des thérapeutes. Legroupe se révèle une voie de soutien et d’élaboration pos-sible de ce deuil parfois qualifié d’« infaisable ».

Le choix de traiter l’après du deuil périnatal est un choixaffirmé de donner des outils pour penser l’évolution desfamilles. Lorsque les soignants sont auprès d’eux au momentde l’annonce traumatique de la perte de leur bébé, ces soi-gnants sont aussi les garants qu’un après est possible, de partleur expérience avec d’autres couples. Le courage et la créa-tivité dont font preuves les couples, dans ces moments oùtoutes leurs représentations préétablies vacillent, ne nous faitpas négliger la potentialité traumatique de tels événements.Épisodes dépressifs, angoisses, syndrome de stress posttrau-matique, sont présents au-delà de la douleur du deuil et par-fois de manière prolongée. Ce deuil si particulier, survenantà un terme où la présence dans le corps ou le giron materneldu fœtus ou du bébé est habituellement gage de sa survie,porte atteinte justement à cette capacité parentale protectrice.Le narcissisme des parents en est très atteint. Ce bébé, par-fois encore peu différencié d’eux-mêmes, des rêveries qu’ilsont, sur lui ou pour lui, est encore inclus dans leur proprepsyché. Sa perte est parfois ressentie comme une véritableamputation d’une partie d’eux mêmes. L’idéalisation de cebébé perdu prend parfois la place d’une ambivalence qui sedélie et d’une agressivité impensable envers l’être perdu.Leur transformation en parent est interrompue, la perte decet enfant est une offense à l’ordre des générations, et lesramène à la question de leur propre mortalité alors que leprojet de naissance était investi comme un élan dans la vie.

Mais comme tout évènement bouleversant cette véritablecrise peut amener à une maturation différente dans la trajec-toire des couples et de leur famille et c’est de cette perspec-tive que ce numéro traite.

2 Rev. Méd. Périnat.