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Aristote
- Les sensibles communs aristotéliciens sont ils des''perçus'' communs ? -
1
Introduction
Dans le traité De l'âme, Aristote passe en revue et théorise les principales
facultés psychiques possédées par les êtres vivants. Loin d'être un simple catalogue,
l'ouvrage propose une analyse dynamique du principe de vie qu'est l'âme, en tant que
celle-ci admet plusieurs types, qui se découvrent de plus en plus complexes à mesure
que l'on prend pour objet des êtres vivants de plus en plus organisés. Au fur et à
mesure de cette analyse, Aristote met en évidence la manière dont, au sein du vivant,
les facultés se combinent sur le mode de la série, la possession de chaque faculté de
degré supérieur impliquant nécessairement la possession de toutes les facultés des
degrés inférieurs. Ainsi, l'animal possède la sensation (aisthèsis) mais partage
également avec la plante la faculté nutritive (nutrition et reproduction), qui est
absolument nécessaire à sa survie.
C'est dans le cadre de cette étude circonstanciée de l'âme comme principe pluriel
de la diversité vivante, qu'Aristote élabore une théorie de la sensation (principalement
de 416b à 427a), cette dernière faculté lui permettant en effet de penser la spécificité
et l'unité du règne animal, en tant que ce dernier regroupe l'ensemble des êtres
vivants possédant a minima le sens du toucher1, tout en lui offrant la possibilité de
rendre également compte de la grande diversité d'animaux que l'on observe en son
sein. En effet, ce degré minimum de la sensation, que constitue le toucher, peut-être
augmenté, à condition de posséder les organes nécessaires, d'autres modalités
sensorielles, jusqu'à quatre supplémentaires : le goût, l'odorat, l'ouïe et la vue, qui
viennent enrichir la sensation de nouvelles potentialités perceptives, ou encore faire
intervenir, dans l'acte de sentir, le concours de la mémoire, ou du désir, le tout
complexifiant largement le processus sensoriel.
La compréhension de l'animalité suppose donc la compréhension de la
sensation, en tant que cette dernière est précisément la faculté par laquelle tout
1 « L'animal (to zôion) est constitué primitivement (prôtôs) par la sensation (dia tèn aisthèsin). La preuve en est qu'aux
êtres privés de mouvement (ta mè kinoumena) et de motricité selon le lieux (mèd'allattonta topon), mais doués de
sensation (echonta d'aisthèsin), nous donnons le nom d'animaux (zôia legomen) et non pas seulement de vivants (ou zèn
monon). - La fonction sensorielle primaire (aisthèseôs prôton) qui appartient (huparchei) à tous les animaux (pasin) est
le toucher (haphè). » Aristote, De l'âme, texte établi par A. Jannone, traduction de E. Barbotin, collection des universités
de France, Les Belles Lettres, Paris, quatrième tirage de 2009, livre II, chapitre 2, 413b, p.33.
2
animal est animal. Aussi, quiconque se propose de rendre compte de la théorie
aristotélicienne de la sensation ne se borne jamais, même si telle est son intention, à
simplement éclairer une certaine partie de l'épistémologie du Stagirite. Toutes les
interprétations que l'on peut faire au sujet de cette faculté et de son exercice, toutes
les conclusions auxquelles on peut aboutir, portent toujours leur lot d'implications
biologiques ou plus précisément zoologiques. Car on l'aura bien compris, analyser le
concept de sensation chez Aristote, c'est aussi immédiatement entrer dans l'analyse de
celui d'animal.
Ainsi, pour nous qui nous intéresserons, dans le cadre de la présente étude, à
l'une des fonctions de ce qu'Aristote nomme le ''sens commun'' ou koinè aisthèsis, celle
en vertu de laquelle ce ''sens'' est capable d'assurer l'appréhension sensorielle des
''sensibles communs'' ou koina2 (mouvement, repos, nombre, figure, grandeur)3, l'enjeu
est double. Il s'agira tout d'abord de comprendre le mode d'appréhension de ces
sensibles communs par la sensation. Ces derniers constituent-ils des données
sensorielles aussi immédiates et simples qu'une couleur, qu'un son, qu'une saveur,
qu'une image ou encore qu'une sensation tactile, ou bien leur appréhension se fait-elle
à travers un processus sensoriel plus complexe ? C'est en ce sens qu'il convient de
comprendre la question à laquelle nous tenterons de répondre au cours de notre
développement, à savoir : les sensibles communs aristotéliciens sont-ils des ''perçus''
communs ? ''Perçu'' faisant référence ici à un mode d'appréhension sensorielle plus
complexe que celui par lequel certaines qualités sont simplement senties
immédiatement ou quasi-immédiatement dans un acte simple. En outre, par le biais
de cette étude, nous pourrons également ouvrir notre travail sur la biologie
aristotélicienne, pour les raisons alléguées plus haut, en tirant les conséquences
zoologiques qui s'imposent, à partir des éléments relatifs à la théorie de la sensation
du Stagirite que nous aurons mis à jour.
2 « Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune
(aisthèsin koinèn). » Ibid, livre III, chapitre 1, 425a, p.68, petit ajout à la traduction de Barbotin indiqué entre crochets.
3 « Les « sensibles communs » (koina) sont le mouvement (kinèsis), le repos (èremia), le nombre (arithmos), la figure
(schèma), la grandeur (megethos). » Ibid., livre II, chapitre 6, 418a, p.47.
3
Entrée en matière – Typologie aristotélicienne des sensibles
Dans le traité de l'âme, au chapitre 6 du livre II, Aristote recense trois espèces
de sensibles, ou trois types d'objets sensoriels que la sensation (aisthèsis), prise comme
un tout, est capable d'appréhender4. Or, parmi ces trois espèces de sensibles, le
Stagirite distingue deux catégories : « deux d'entre elles, dirons-nous, sont sensibles
(aisthanesthai) par soi (kath'auta), l'autre est sensible par accident (kata
sumbebèkos) »5. Que signifie exactement cette distinction ?
I - Les sensibles par accident
Le terme ''accident'' (sumbebèkos), est expliqué par le philosophe grec au livre Δ
de la Métaphysique de la manière suivante : « Accident se dit de ce qui appartient à un
être et peut en être affirmé avec vérité, mais n'est pourtant ni nécessaire ni
constant »6. À partir de cette formule, on comprend qu'un objet sensible par accident,
c'est un objet que l'on peut appréhender avec justesse si l'on exerce correctement notre
faculté sensorielle, bien que sa présence et sa nature nous soient révélées sur un mode
contingent, c'est à dire d'une manière qui pourrait être autre qu'elle n'est (contingence
du processus), et qui ne donne pas accès à cet objet de manière certaine, ce à quoi nous
accédons pouvant tout aussi bien être la manifestation d'un autre objet (contingence
du rapport à l'objet).
Aristote exemplifie ainsi l'appréhension d'un sensible par accident en décrivant
la manière dont on perçoit un individu donné :
« On parlera de sensible (aisthèton) « par accident » (kata sumbebèkos) si, par exemple, ce
« blanc » (to leukon) est le fils de Diarès (Diarous huios) : c'est en effet par accident (kata
sumbebèkos) que celui-ci est perçu (aisthanetai), car il est accidentel (sumbebèke) au « blanc »
(tôi leukôi) d'être uni à tel objet senti (touto hou aisthanetai)7.
Le fils de Diarès est ici perçu, du fait que la couleur blanche que l'on voit est
interprétée par la faculté sensorielle comme un signe de sa présence : comme couleur
4 « « Le sensible » (to aisthèton) comporte trois espèces (trichôs). » Ibid., livre II, chapitre 6, 418a, p.46.
5 Ibid.
6 Aristote, Métaphysique, tome 1 (livres Α a Ζ), texte traduit par Jules Tricot, collection bibliothèque des textes
philosophiques, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2000, livre Δ, §30, 1025a, p.221.
7 Aristote, De l'âme, Op. Cit., livre II, chapitre 6, 418a, p.47.
4
de sa peau. Or, comme le souligne Aristote, il est accidentel au blanc d'être la couleur
de la peau du fils de Diarès, il peut tout aussi bien être la couleur d'un mur, d'un ours
polaire, d'un livre, d'une tasse, etc... La vision de la couleur blanche n'implique donc
pas nécessairement celle de Diarès. De plus, la présence du fils de Diarès pourrait tout
aussi bien nous être signifiée par un son ou encore par une odeur, respectivement
interprétés comme son de sa voix et comme son odeur, plutôt que par une couleur.
On retrouve donc ici les deux éléments caractéristiques de l'appréhension des
sensibles par accident, que nous avions mis à jour à partir de l'explicitation du terme
''accident'' par Aristote, à savoir : la contingence du processus (on peut percevoir un
sensible par accident à travers plusieurs types d'actes sensoriels : vision, audition,
olfaction, exercice du toucher, du goût, ou à travers le concours simultané de plusieurs
de ces types d'actes, ce qui arrive d'ailleurs le plus souvent) et la contingence du
rapport à l'objet (le signe d'un sensible par accident que constitue une couleur, un son,
une odeur, une sensation tactile ou une saveur peut toujours aussi être le signe d'un
autre objet).
Du fait du deuxième aspect de cette contingence (contingence du rapport à
l'objet), l'appréhension des sensibles communs peut donc être source d'erreurs, comme
le souligne Aristote, lorsqu'il explique que si les sens se trompent parfois, « ce n'est pas
(ouk apatatai) sur la couleur (hoti chrôma) ou le son (oud'hoti psophos), mais sur la
nature (ti) ou l'emplacement (pou) de l'objet coloré (to kechrôsmenon), sur la nature
(ti) ou l'emplacement (pou) de l'objet sonore (to psophoun) »8. En effet, la vision d'une
couleur ou l'audition d'un son sont des certitudes, mais l'interprétation de cette
couleur ou de ce son, par laquelle ces données sensorielles deviennent les signes d'un
sensible par accident, d'une certaine nature et présent dans un certain lieu, est
faillible. Ainsi, on peut prendre l'ensemble des données visuelles, qui constituent
l'apparence de Jean, pour celle de Paul (erreur sur la nature de l'objet - ti) ou
reconnaître avec justesse la voix de Charlotte dans la montagne, mais croire, du fait
d'un écho, que la jeune femme est toute proche alors qu'en fait elle se trouve à un bon
kilomètre (erreur sur l'emplacement de l'objet – pou).
La contingence du processus et la contingence du rapport à l'objet, sont donc
8 Ibid.
5
bien les deux caractéristiques fondamentales du mode d'appréhension sensorielle des
sensibles par accident. D'après notre propre nomenclature ce mode d'appréhension est
bien plutôt une forme de perception que de simple sensation, au sens d'une saisie
sensorielle immédiate ou quasi-immédiate à travers un acte simple. En effet, du fait
de la contingence du rapport entre les données sensorielles simples (couleurs, sons,
odeurs, sensations tactiles, saveurs) et les sensibles par accident, la mise en branle
d'un processus interprétatif de ces données simples est nécessaire pour percevoir les
sensibles par accident, processus qui est parfois source d'erreurs quand à la nature ou
à la localisation de ces derniers, comme nous l'avons vu.
Mais qu'en est-il des des deux autres espèces de sensibles, qu'Aristote range
dans la catégorie des sensibles par soi (kath'auto) ?
6
II – Les sensibles par soi
A - Les sensibles propres (idia)
Au sein de la catégorie des sensibles par soi, Aristote admet deux espèces
distinctes de sensibles, qu'il distingue en écrivant que :
« L'une est propre (idion) à chaque sens (hekastès aisthèseôs), l'autre est commune (koinon) à
tous (pasôn). »9
Intéressons nous d'abord aux sensibles propres (idia), qui constituent l'espèce de
sensibles par soi la moins complexe et dont il nous faut de toute manière rendre
compte si l'on veut comprendre par la suite ce qui caractérise les sensibles communs.
La description que donne Aristote de ces sensibles est plutôt simple et claire,
d'autant qu'elle fait écho à un type d'expériences sensorielles des plus basiques et des
plus communs :
« J'appelle « sensible propre » (idion) celui qui ne peut être perçu (mè endechetai
aisthanesthai) par un autre sens (heterai aisthèsei) et qui ne laisse aucune possibilité d'erreur
(mè endechetai apatèthènai) : tels pour la vue (opsis) la couleur (chrômatos), pour l'ouïe
(akoè) le son (psophou), pour le goût (geusis) la saveur (chumou). »10
Les sensibles propres correspondent ainsi aux qualités sensibles les plus simples
(couleurs, sons, odeurs, saveurs, sensations tactiles, etc...), celles d'un même type étant
exclusivement sensibles par et pour un seul des cinq sens. En effet, seule la vue est
capable de sentir les couleurs, l'ouïe le son, l'olfaction les odeurs, le goût les saveurs, le
toucher le chaud, le froid, le mou, le dur, le sec et l'humide11. De plus, ces sensibles
propres se donnent sans médiation dans un acte de la faculté sensorielle, qui n'est
source d'aucune ambiguïté, ni d'aucune erreur, et qui produit une représentation
sensorielle absolument claire à elle-même. Et de fait, lorsque je vois du rouge, même si
ce rouge n'appartient pas à l'objet auquel je crois qu'il appartient, même si en réalité
cet objet n'est pas rouge mais vert, il reste néanmoins vrai que je vois du rouge et que
9 Ibid., livre II, chapitre 6, 418a, p.46.
10 Ibid.
11 Aristote remarque que, contrairement aux autres sens qui ne sont capables d'appréhender qu'un seul type de sensibles
propres, « le toucher (haphè), lui, a pour objets plusieurs qualités différentes (pleious diaphoras). » Ibid., livre II,
chapitre 6, 418a, p.47.
7
ce rouge m'est immédiatement donné tel quel.
Ainsi, contrairement à l'appréhension des sensibles par accident, la sensation
des sensibles propres n'admet aucune contingence : ni dans le processus, puisqu'il n'y
a nécessairement qu'un seul sens capable d'appréhender tel ou tel sensible propre, ni
dans le rapport à l'objet, puisque le sensible propre que je sens ne peut-être autre qu'il
est senti. Le mode d'appréhension sensorielle des sensibles propres apparaît donc à
l'exact opposé du mode d'appréhension des sensibles par accident, qui admettait à la
fois de la contingence dans le processus (le fils de Diarès pouvant être vu, et/ou
entendu, et/ou senti, et/ou goûté, et/ou touché) et dans le rapport à l'objet (puisque des
signes identiques, peuvent être la manifestation de sensibles par accidents différents,
par exemple un même parfum senti à deux moments différents, pourra d'abord être le
signe de la présence de Claude et ensuite celui de la présence de Marcus, les deux
hommes ayant la même eau de toilette).
C'est pour cette raison que les sensibles propres sont dits par Aristote sensibles
par soi (kath'auto), expression qui s'oppose à ce qui est par accident (kata
sumbebèkos), c'est à dire, comme nous l'avons vu, à ce qui est précisément contingent
et non-constant. En ce qui concerne les sensibles propres, il n'est donc pas question de
parler de perception, comme pour les sensibles par accident, qui ne peuvent être saisis
qu'à travers un processus d'interprétation des données sensorielles. Ici, on a affaire à
un acte de la sensation bien plus simple, qui est à l'origine d'une représentation
sensorielle bien plus immédiate et intuitive.
B - Les sensibles communs (koina)
Parmi les trois espèces de sensibles admises par Aristote, reste donc à rendre
compte de la nature et du mode d'appréhension de la seconde espèce de sensibles par
soi, c'est à dire des sensibles communs (koina). Comme nous allons le voir, le statut de
ces derniers est particulièrement complexe et ambiguë.
Comme nous l'avions annoncé dès notre introduction, Aristote recense cinq
sensibles communs (il ajoute parfois l'unité12 mais on peut considérer qu'il s'agit d'un
cas particulier du nombre) :
12 Ibid., livre III, chapitre 1, 425a, p.68, par exemple.
8
« les « sensibles communs » (koina) sont le mouvement (kinèsis), le repos (èremia), le nombre
(arithmos), la figure (schèma), la grandeur (megethos). »13
On a ici affaire à des objets sensibles qui ne sont pas des qualités propres à un sens
comme les sensibles propres (idia), puisque comme le souligne immédiatement le
Stagirite :
« les sensibles de cette deuxième sorte (ta toiauta) ne sont propres (idia) à aucun sens
(oudemias) mais communs (koina) à tous (pasais). »
Autrement dit, chaque sens est capable d'appréhender à la fois le mouvement, le
repos, le nombre, la figure et la grandeur. En effet, lorsqu'un homme passe devant
nous, son mouvement peut se manifester par la modification d'intensité d'une odeur,
son parfum étant plus subtil lorsqu'il est loin, de plus en plus intense à mesure qu'il se
rapproche, puis à nouveau de plus en plus léger à mesure qu'il s'éloigne. Mais ce
mouvement local peut également prendre la forme, pour l'observateur, d'une
modification de l'étendue d'un amas de couleurs, l'ensemble coloré qui manifeste
l'homme à la vue devenant de plus en plus grand jusqu'à ce qu'il passe à notre
hauteur, puis de plus en plus petit, jusqu'à ce qu'il disparaisse à l'horizon. Une
modification dans l'intensité d'un son peut également nous indiquer un déplacement
de ce genre, si l'homme sifflote tout le long de son trajet par exemple et que son air se
fait mieux entendre à mesure qu'il s'approche et moins bien à mesure qu'il s'éloigne.
Ces sensibles ne sont donc bien « propres à aucun sens mais communs à tous », d'où
leur dénomination, puisque chaque sens particulier est capable d'appréhender chacun
des sensibles communs.
Là où les choses se compliquent, c'est lorsque Aristote tente de préciser le mode
d'appréhension de ces sensibles. En effet, le Stagirite nous livre des développements
embrouillées, qui semblent parfois aller jusqu'à remettre en cause certaines
affirmations précédentes. Ainsi, au livre III du traité De l'âme, le philosophe grec,
alors qu'il tente de démontrer qu'il n'existe pas de sixième sens dont la fonction serait
d'appréhender les sensibles communs, explique que :
« Il est impossible aussi que les sensibles communs (tôn koinôn) relèvent d'un organe
13 Ibid., livre II, chapitre 6, 418a, p.47.
9
(aisthètèrion) particulier (idion) - je veux dire ces qualités que chaque sens (hekastèi aisthèsei)
nous fait percevoir (aisthanometha) par accident (kata sumbebèkos) : mouvement (kinèseôs),
repos (staseôs), figure (schèmatos), grandeur (megethous), nombre (arithmou), unité
(henos). »14
Alors qu'il affirmait précédemment15 que les sensibles communs (koina)
appartenaient, comme les sensibles propres (idia), à la catégorie des sensibles par soi
(kath'auta), ils sont ici décrits comme étant sentis « par accident (kata sumbebèkos) ».
Aristote aurait-il donc changé d'avis entre le livre II et le livre III, ou bien ce « par
accident » n'est pas ici à comprendre comme s'opposant frontalement au caractère de
sensible par soi des sensibles communs, mais plutôt comme une manière de préciser
leur statut particulier ?
La première option paraît peu probable puisque quelques lignes plus loin,
Aristote réaffirme le caractère non accidentel des sensibles communs :
« Les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une
perception commune (aisthèsin koinèn) et qui n'est pas accidentelle (ou kata sumbebèkos). »16
Aussi, il semble bien que la contradiction ne soit qu'apparente. Que veut donc signifier
Aristote quand il parle du caractère accidentel de la sensation des sensibles communs
qui sont pourtant des sensibles par soi ?
Si l'on compare les deux derniers passages que nous venons de citer, on
remarque que ce qui est décrit comme accidentel dans le premier extrait, c'est
l'appréhension des sensibles communs par « chaque sens » (hekastèi aisthèsei), tandis
que ce qui est décrit comme non accidentel dans le second extrait, c'est l'appréhension
de ces même sensibles par le sens commun cette fois (aisthèsin koinèn, traduit par
« perception commune » dans le passage cité). Ainsi, ce que nous explique le Stagirite,
14 Ibid., livre III, chapitre 1, 425a, p.68. Nous avons mis en gras l'expression par accident et rejeté la correction de
Jannone et Barbotin qui, embarrassés par ce passage ont ajouté un <ou> au texte grec devant kata sumbebèkos, en
suivant la leçon de Torstrik, qui est loin de faire l'unanimité chez les commentateurs. Chez eux, la traduction devient
donc « ces qualités que chaque sens nous fait percevoir non par accident », ce qui est une manière un peu facile de
résorber la contradiction. Nous préférons substituer à cette méthode un travail d'interprétation qui prenne au sérieux le
texte manuscrit qui nous est parvenu.
15 Ibid., livre II, chapitre 6, 418a, p.46, passages cités plus haut.
16 Ibid., livre III, chapitre 1, 425a, p.68.
10
c'est qu'il y a bien un aspect accidentel dans l'appréhension des sensibles communs,
mais que malgré cet aspect, les sensibles communs n'en restent pas moins sensibles
par soi.
En effet, si l'on reprend la distinction que nous avons précédemment introduite,
on peut dire que l'appréhension des sensibles commun se caractérise, d'un côté, par
une contingence de processus, puisque n'importe quel sens peut saisir les sensibles
communs (d'où son aspect accidentel), mais de l'autre, par une nécessité dans le
rapport à l'objet. En effet, c'est en tant que chaque sens est aussi sens commun, ici
faculté de saisir malgré sa particularité, les mêmes qualités que les autres sens, qu'il
appréhende les sensibles communs. Qu'importe donc que ce soit la vue, l’ouïe, l'odorat,
le goût ou le toucher qui s'exerce, puisque tous perçoivent un seul et même mouvement
particulier, un seul et même nombre, etc... Il n'y a pas, comme pour les sensibles par
accident à interpréter correctement des données sensorielles simples afin
d'appréhender l'objet dont ces dernières sont les signes, ici les sensibles communs sont
« donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception commune (aisthèsin koinèn)
et qui n'est pas accidentelle (ou kata sumbebèkos) » et dont chaque sens particulier
n'est que le véhicule contingent.
C - Rapport entre sensation des propres (idia) et sensation des communs (koina)
Voilà donc levée une première difficulté. Reste à présent la tâche difficile de
préciser le rapport que conçoit Aristote entre sensation particulière (celle des sensibles
propres ou idia) et sensation commune (celle des sensibles communs ou koina). En
effet, nous avons vu que les sensibles communs étaient appréhendés à l'identique par
tous les sens particuliers, mais de quelle manière faut-il comprendre exactement ce
processus ? Est-ce à même la sensation des sensibles propres perçus par les différents
sens que sont automatiquement dégagés et appréhendés aussi les sensibles communs
(comme nous l'avons supposé dans notre exemple de l'homme qui passe devant nous et
dont le mouvement est perçu à même des variations dans la sensation de certains
sensibles propres) ou bien la sensation commune s'exerce t-elle à l'occasion de la mise
en branle des sens particuliers mais indépendamment de toute sensation propre, c'est
à dire que le mouvement ne serait pas senti à même la couleur vue mais en marge de
cette couleur (auquel cas les sensibles communs seraient « donnés d'emblée » dans un
11
sens fort, de manière aussi immédiate que les sensibles propres) ?
Le passage suivant, dont l'argumentation est assez complexe et peu claire a
semblé décisif à de nombreux commentateurs pour comprendre le processus par lequel
sont appréhendés les sensibles communs, son interprétation étant grandement
débattue17 :
« Il est impossible aussi que les sensibles communs (tôn koinôn) relèvent d'un organe
(aisthètèrion) particulier (idion). (...) Toutes ces déterminations (tauta panta), en effet, c'est
par un mouvement (kinèsei) que nous les percevons (aisthanometha) : ainsi l'étendue (hoion
megethos) est perçue par un mouvement (kinèsei), par suite aussi la figure (hôste to schèma),
qui est, en effet, une grandeur (megethos) déterminée ; la chose en repos (to èremoun) est
perçue par la privation de mouvement (tôi mè kineisthai) ; le nombre (ho arithmos) par la
négation (tèi apophasei) du continu (tou sunechous) et par les sensibles propres (tois idiois),
puisque chaque sens (hekastè) perçoit (aisthanetai) une qualité sensible déterminée (hen
aisthèsis). Par suite il est manifestement impossible (adunaton) que l'une quelconque de ces
qualités – tel le mouvement (hoion kinèseôs) – soit l'objet d'un sens spécifique (idian
aisthèsin) ; sinon il en serait comme de notre perception effective (aisthanometha) du doux
(to gluku) par la vue (tèi opsei) : cela se produit (tugchanomen) du fait que, percevant parfois
(echontes) ensemble (amphoin) l'un et l'autre sensible (aisthèsin), nous les reconnaissons
(anagnôrizomen) grâce à cette même perception lorsqu'ils interfèrent (sumpesôsin). Dans le
cas contraire nous n'aurions aucune perception des sensibles communs, si ce n'est par
accident (oudamôs an all'è kata sumbebèkos aisthanoimetha) : c'est ainsi que du fils de Cléon
(oion ton Kleônos huion) nous percevons non pas qu'il est bien fils de Cléon (ouch hoti Kleônos
huios), mais qu'il est blanc (all'hoti leukos) ; et l'objet blanc (toutôi), c'est par accident
(sumbebèken) qu'il se trouve être fils de Cléon (huiôi Kleônos einai). Mais en fait les sensibles
communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée] (èdè) dans une perception
commune (aisthèsin koinèn) et qui n'est pas accidentelle (ou kata sumbebèkos) ; il n'y a donc
pas pour eux de sens particulier (ouk ar'estin idia), sans quoi nous ne pourrions les percevoir
(oudamôs an èisthanometha) d'aucune autre façon que celle dont nous avons dit percevoir
(horan) le fils de Cléon (ton Kleônos huion). »18
17 Pour une présentation du débat concernant l'interprétation du passage qui suit, on consultera l'article de Danielle
Lories, « Des sensibles communs dans le « De Anima » d'Aristote », dans Revue philosophique de Louvain, publiée par
l'Institut supérieur de philosophie de l'Université catholique de Louvain, quatrième série, tome 89, n°83, 1991, p.401 à
420, Louvain-la-Neuve.
18 Aristote, De l’âme, Op.Cit., livre III, chapitre 1, 425a, p.68-69. Nous avons mis les deux expressions en gras.
12
Or, nous allons tenter de montrer que ce passage ne nous renseigne en fait en rien sur
la manière dont Aristote conçoit exactement le processus d'appréhension des sensibles
communs.
Ce qui a principalement fait couler l'encre des commentateurs dans ce passage,
et été à l'origine d'interprétations divergentes quand à l'appréhension des sensibles
communs, c'est l'idée que semble défendre Aristote selon laquelle les sensibles
communs seraient saisis « par un mouvement (kinèsei) ». Or, si l'on prend en compte la
totalité de l'argumentation et que l'on replace ce passage dans son contexte, on peut
douter que telle soit véritablement la position du Stagirite.
En effet, il est ici question de prouver l'impossibilité pour les sensibles communs
de relever d'un sens ou « organe (aisthètèrion) particulier (idion) ». Pour ce faire,
Aristote va supposer un sens particulier capable de percevoir le mouvement comme
son sensible propre, ce qui n'est pas dit clairement au début du passage mais rendu
manifeste par la conclusion du premier mouvement argumentatif : « Par suite il est
manifestement impossible (adunaton) que l'une quelconque de ces qualités – tel le
mouvement (hoion kinèseôs) – soit l'objet d'un sens spécifique (idian aisthèsin) ».
Supposant que le mouvement est l'objet propre d'un sens spécifique, le Stagirite se
demande alors si les autres sensibles communs pourraient être perçus à partir du
mouvement et comment. C'est l'objet du premier mouvement de l'argumentation.
Ainsi, l'étendue ou grandeur (« megethos ») serait perçue à travers le mouvement, de
même la figure (« schèma ») en tant qu'elle peut-être envisagée comme une certaine
forme de grandeur, et le repos (« èremia ») en tant qu'il est absence de mouvement.
L'hypothèse montre déjà ses limites lorsqu'il s'agit de faire découler la perception du
nombre (arithmos) à partir de celle du mouvement. En effet, le nombre pourrait être
appréhendé à travers la négation de ce continu qu'est le mouvement, mais uniquement
avec le concours de la perception de certains sensibles propres, seuls à même d'y
introduire de la discontinuité.
Or, dans le deuxième mouvement de l'argumentation, Aristote rejette cette
hypothèse comme étant insatisfaisante. En effet, si les sensibles communs étaient
effectivement perçus à partir de la sensation du mouvement, ce dernier étant le
sensible propre d'un sens spécifique, cela signifierait que les sensibles communs ne
13
seraient pas sensibles par soi mais par accident. Le mouvement serait en effet le signe
de la grandeur, de la figure, du repos et du nombre, signe qu'il faudrait interpréter
correctement, comme lorsque nous percevons le « doux (to gluku) par la vue (tèi
opsei) », du fait que nous avons souvent fait l'expérience que tel objet de telle couleur a
aussi la propriété d'être doux lorsque nous le mangeons et que le souvenir de cette
expérience, stockée dans notre mémoire, peut être sollicité dans l'acte perceptif et nous
permettre de reconnaître, avec une certaine marge d'erreur, les objets doux rien qu'en
les voyant. Ou encore comme lorsque nous percevons le fils de Cléon en voyant du
blanc et en interprétant ce blanc comme étant la couleur de la peau de ce dernier.
Mais les sensibles communs ne sont pas perçus par accident, comme le fils de
Diarès, de Cléon, ou le doux par la vue, ils sont perçus par soi, comme cela avait déjà
été posé au livre II. L'hypothèse de départ (que les sensibles communs seraient perçus
à travers le mouvement, lui-même senti par un sens spécifique comme son propre)
conduit à des conséquences absurdes, c'est donc qu'elle est fausse et doit-être
abandonnée :
« Mais en fait les sensibles communs (tôn koinôn) nous sont donnés (echomen) [d'emblée]
(èdè) dans une perception commune (aisthèsin koinèn) et qui n'est pas accidentelle (ou kata
sumbebèkos) ; il n'y a donc pas pour eux de sens particulier (ouk ar'estin idia), sans quoi nous
ne pourrions les percevoir (oudamôs an èisthanometha) d'aucune autre façon que celle dont
nous avons dit percevoir (horan) le fils de Cléon (ton Kleônos huion). »19
L'idée que les sensibles communs seraient perçus par un mouvement n'est donc pas
pertinente pour comprendre le processus par lequel ces derniers sont appréhendés. En
effet l'étude du raisonnement complet, au sein duquel cette idée apparaît, nous montre
qu'elle constitue une simple hypothèse, dont Aristote montre l'inanité et qu'il
abandonne.
Un passage bien plus pertinent, à notre avis, pour mieux comprendre le
processus d'appréhension des sensibles communs et, à travers lui, le rapport entre la
sensation des communs et celle des propres est celui qui vient clore le chapitre 1 du
livre III du traité De l'âme. En effet, se demandant pourquoi nous avons plusieurs
sens et non pas un seul, Aristote avance la réponse suivante :
19 Ibid.
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« Ne serait-ce pas pour que ne passent pas inaperçus les sensibles dérivés (akolouthounta) et
communs (koina), tels le mouvement (hoion kinèsis), la grandeur (megethos), le nombre
(arithmos) ? Si en effet la vue (hè opsis) était notre seul sens (monè) et qu'elle eut pour objet
le blanc (leukou), les sensibles communs nous échapperaient (elanthanen) plus facilement
(mallon) : nous croirions (edokei) que tous ces sensibles se confondent (tauton einai panta) du
fait que couleur et grandeur vont de pair (dia to akolouthein allèlois hama chrôma kai
megethos). Mais en réalité, puisqu'un autre sensible propre contient lui aussi les sensibles
communs (en heterôi aisthètôi ta koina huparchei), il appert que chacun de ceux-ci est une
qualité spécifique (allo ti hekaston autôn). »20
Les sensibles communs sont ici décrits comme étant contenus dans les sensibles
propres, leur appréhension ne peut donc se concevoir qu'à même celle des sensibles
propres et non indépendamment d'elle. Ainsi, ce sont bien les couleurs, les sons, les
odeurs, les sensations tactiles et les saveurs qui nous donnent accès au mouvement, au
repos, à la figure, à la grandeur et au nombre, en tant que ces sensibles communs
constituent des propriétés ''livrées avec'' les sensibles propres. En effet, toute chose
visible, sonore, olfactive, tactile et sapide est également une chose en mouvement ou
en repos (qui est à comprendre plutôt comme le degré zéro du mouvement que comme
un autre sensible commun à part entière), ayant une certaine figure, une certaine
grandeur et un certain nombre. Aussi, toute sensation d'un propre et immédiatement
aussi sensation des sensibles communs : lorsqu'on perçoit une ou plusieurs couleurs
(nombre), c'est toujours en tant que chacune est délimitée par une certaine figure, a
une certaine grandeur (en tant que chacune occupe une certaine portion d'espace), et
est immobile ou mouvante.
Ainsi, les sensibles communs constituent des qualités à ce point fondues avec les
sensibles propres, à ce point inhérentes à eux, que si l'on avait que le sens de la vue,
explique Aristote, on croirait que couleur et grandeur, par exemple, sont une seule et
même chose, autrement dit que la grandeur ferait partie intégrante de la couleur elle-
même. Et c'est seulement grâce à une variation des modalités sensorielles, en faisant
appel aux autres sens spécifiques et en constatant, par exemple, que la grandeur est
également perceptible à même une sensation tactile (si l'on caresse plusieurs surfaces,
différenciées par leurs textures propres, on se rend compte que certaines sont plus
20 Ibid., livre III, chapitre 1, 425b, p.69. Nous avons mis l'expression en gras.
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étendues que d'autres), que les sensibles communs apparaissent comme des propriétés
distinctes, qui ne se réduisent pas à l'un ou à l'autre des sensibles propres et qui sont
différentes les unes des des autres.
L'appréhension des sensibles communs se comprend donc finalement sur deux
modes distincts, mais qui s'articulent l'un à l'autre dans une forme de dépendance et
de complémentarité. D'une part, la sensation d'un sensible propre particulier est
toujours aussi immédiatement, sensation de sensibles communs particuliers : telle
couleur vue ayant telle figure, telle grandeur, tel nombre et tel mouvement (ou repos).
Dans ce premier mode d'appréhension, les sensibles communs ne sont pas sentis
distinctement du sensible propre qui les contient, mais comme fondus en lui et lui
étant constitutifs. D'autre part, la variation du mode d'appréhension sensoriel d'un
même objet (par exemple le fait de voir puis de toucher une assiette), nous permet
d'appréhender les mêmes sensibles communs particuliers que ceux sentis par un seul
sens particulier (ici la vue à elle seule nous aurait permis d'appréhender la figure, la
grandeur, le nombre et l'immobilité de l'assiette, de même que le toucher à lui seul),
mais cette fois, en tant que ces sensibles communs particuliers sont des qualités
distinctes des sensibles propres particuliers qui les portent (c'est à dire, dans notre
exemple, distincts de la couleur de l'assiette que l'on voit et de sa dureté que l'on
touche). Ce second mode d'appréhension, s'il est dépendant du premier (puisqu'il
suppose la sensation d'au moins deux sensibles propres particuliers de types différents
pour pouvoir s'exercer), lui est également complémentaire : c'est seulement grâce à lui
que la sensation apparaît capable de saisir les sensibles communs en tant que tels,
c'est à dire comme des objets sensoriels à part entière et non plus comme de simples
modalités des sensibles propres.
Il est à noter que sans ce second mode d'appréhension, il serait impossible pour
l'intellect humain (nous) de thématiser la figure, la grandeur, le nombre et le
mouvement en général (et donc de faire de la géométrie, de l'arithmétique et de la
physique). Car c'est seulement en identifiant, au niveau sensoriel, que telle couleur ou
tout autre sensible propre particulier, est distinct de sa figure, de sa grandeur, de son
nombre, et de son mouvement, et que les sensibles communs particuliers sont distincts
entre eux, qu'il est ensuite possible de penser la figure, la grandeur, le nombre et le
mouvement en général, grâce à un procédé d'abstraction opéré par l'intellect à partir
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d'expériences sensorielles toujours particulières. C'est bien parce que l'intellect trouve
les sensibles communs déjà séparés des sensibles propres particuliers dans les
représentations sensorielles, qu'il est capable de concevoir comme séparées les entités
générales correspondantes et de les thématiser indépendamment les unes des autres.
Ainsi, après avoir mis à jour les mécanismes sensoriels permettant
d'appréhender les sensibles communs, nous sommes désormais capables d'apporter
une réponse nuancée à la question que nous nous étions posée au début de ce travail, à
savoir : les sensibles communs aristotéliciens sont-ils des ''perçus'' communs ? En effet,
nous avons mis en lumière l'existence, chez Aristote, de deux modes d'appréhension
des sensibles communs, articulés en série : l'un s'exerçant à même la sensation d'un
sensible propre donné et l'autre à travers la variation des modalités sensorielles, c'est-
à-dire en comparant plusieurs espèces différentes de sensations de sensibles propres
(visuelles, audibles, olfactives, tactiles, sapides). Le premier mode permet de sentir les
figures, les grandeurs, les nombres et les mouvements non pas comme tels, mais en
tant que modalités d'un sensible propre, indistinctes de ce dernier. Quand au second
(qui suppose le premier), il permet de saisir pleinement les sensibles communs, c'est-à-
dire comme des qualités distinctes d'un sensible propre donné et distinctes entre-elles.
Or, en ce qui concerne le premier mode, il est évident que les sensibles communs
sont simplement sentis immédiatement, dans un acte simple de la faculté sensorielle,
puisqu'ils se donnent comme étant inhérents aux sensibles propres, indistincts d'eux
et appréhendés dans le même temps, dans le même acte. En revanche, le second mode
est bien plutôt du côté de la perception. En effet, saisir les sensibles communs comme
des qualités à part entière, distinctes des couleurs, des sons, des odeurs, des
sensations tactiles et des goûts, implique un processus de comparaison, permettant de
confronter des représentations sensorielles simples issues de sens différents, couplé à
un processus d'abstraction, capable d'extraire des sensibles communs particuliers
(telle figure, tel mouvement, tel nombre, telle grandeur) de ces différentes
représentations sensorielles, les révélant comme des qualités à part entière,
indépendantes d'un sensible commun particulier, puisque communes à plusieurs.
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Conclusion
Au fil de cette étude, nous avons pu nous rendre compte de la complexité et de
la diversité des processus qu'Aristote regroupe sous le terme grec d'aisthèsis, qui, bien
que traduit le plus souvent par ''sensation'' en français, englobe aussi bien des modes
d'appréhension sensorielle immédiats et simple, comme celui par lequel sont perçus
les sensibles propres, que des processus sensoriels relevant plus rigoureusement de la
perception, en tant qu'ils consistent en une exploitation de données sensorielles
obtenues plus immédiatement.
Les sensibles communs, auxquels nous nous sommes tout particulièrement
intéressés, se sont révélés être les témoins privilégiés de cette diversité des opérations
effectuées par l'aisthèsis. En effet, ces sensibles peuvent être sentis immédiatement et
dans un acte simple, auquel cas ils ne sont pas distingués des sensibles propres avec
lesquels ils se donnent d'emblée, mais ils peuvent être également perçus comme des
qualités distinctes, grâce à l'action combinée d'un processus de comparaison et d'un
processus d'abstraction, grâce auxquels sont traitées et exploitées des données
sensorielles plus simples et immédiates.
Comme nous l'avions annoncé en introduction, ce que nous avons mis à jour
concernant les divers modes de fonctionnement de l'aisthèsis, n'est pas sans
implications quand à la manière de concevoir l'animal aristotélicien. En effet, il est
manifeste que les processus sensoriels les plus complexes ne sont pas à la portée de
tous les animaux. L'aisthèsis au comble de ses potentialités, qui est décrite dans le
traité De l'âme et qui sert de modèle pour comprendre les processus sensoriels en
général, est celle d'un être humain type (comme le montrent les exemples où sont
perçus le fils de Diarès ou de Cléon), elle ne se retrouve pas sous une forme identique
chez les autres animaux. La perception des sensibles par accident paraît difficile à
concevoir chez un animal qui ne posséderait qu'un seul sens21, beaucoup plus sujette à
l'erreur chez un animal qui n'en aurait que deux ou trois que chez un animal qui en
21 Aristote explique en effet que nous percevons les sensibles par accident « lorsque les perceptions de plusieurs sens se
rencontrent (hama genètai hè aisthèsis) sur le même objet (epi tou autou) : telle la bile (cholè) perçue comme amère
(mikra) et jaune (xanthè). » Ibid., livre III, chapitre 1, 425b, p.69. Il semble donc que le processus interprétatif grâce
auquel nous percevons les sensibles par accidents à travers les sensibles propres, ces derniers étant traités comme des
manifestations des sensibles par accidents, nécessite pour fonctionner plusieurs modalités sensorielles différentes.
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aurait cinq et s'exerçant plus ou moins efficacement en fonction de la capacité
mémorielle des animaux (en effet, l'accumulation d'expériences sensorielles dans la
mémoire permet d'associer beaucoup plus rapidement et avec une plus petite marge
d'erreur les bons sensibles propres aux bons sensibles par accidents). De la même
manière, la perception des sensibles communs comme qualités spécifiques, n'est pas à
la portée d'un animal qui n'aurait qu'un seul sens parce qu'il ne serait pas capable de
faire varier ses modes d'appréhension sensorielle. De plus, elle sera d'avantage
performante chez des animaux possédant plus de sens différents ou possédant certains
sens plutôt que d'autres, notamment la vue qu'Aristote considère comme le sens le
plus performant pour percevoir les sensibles communs, du fait sans doute que tous les
corps sont colorés et donc visibles, mais pas forcément audibles, odorables, tactiles et
sapides (une étoile par exemple, du fait de son éloignement ne peut-être perçue par un
terrien que grâce à la vue)22.
L'étude de l'aisthèsis aristotélicienne nous montre ainsi dans quelle mesure
chaque espèce animale se caractérise par une vie sensorielle propre, la complexité de
cette dernière dépendant de son niveau d'organisation biologique. Mais elle nous
apprend également qu'il existe un fond commun sensoriel commun à toutes les
espèces, qui comprend bien sûr la capacité de sentir les sensibles propres tactiles
(puisque, comme nous l'avons dit en introduction, tous les animaux possèdent, a
minima, le sens du toucher) mais aussi la capacité de sentir les sensibles communs (et
non de les percevoir) en tant que ceux-ci sont donnés avec les sensibles propres, fondus
avec eux, dans un même acte sensoriel.
Ainsi, les sensibles communs apparaissent comme un lieu d'observation
privilégié de la pensée aristotélicienne du vivant, toute entière construite autour de
l'idée d'une différenciation par degré. En effet, chacun à leur niveau, la limace et le
scientifique (physicien, arithméticien ou géomètre) appréhendent les mêmes figures,
les mêmes grandeurs, les mêmes mouvements, les mêmes nombres, la première se
servant de ces sensations pour trouver sa nourriture et échapper aux prédateurs et le
22 Aristote, parlant de la vue, dit en effet que « grâce à elle surtout (dia tautès malista), les propriétés communes (ta
koina) sont perçues (aisthanesthai). » Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, « De la sensation et des sensibles »,
texte établi et traduit par René Mugnier, collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, quatrième
tirage de 2010, chapitre 1, 437a, p.23.
19
second pouvant également user de ces perceptions pour parfaire sa connaissance du
monde.
20
Bibliographie
Œuvres de référence
- Aristote, De l'âme, texte établi par A. Jannone, traduction de E. Barbotin,
collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, quatrième tirage de
2009.
- Aristote, Métaphysique, tome 1 (livres Α a Ζ), texte traduit par Jules Tricot,
collection bibliothèque des textes philosophiques, Librairie Philosophique J. Vrin,
Paris, 2000.
- Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, « De la sensation et des sensibles »,
texte établi et traduit par René Mugnier, collection des universités de France, Les
Belles Lettres, Paris, quatrième tirage de 2010.
Littérature secondaire
- Deborah K. W. Modrak, Aristotle : The Power of Perception, University of Chicago
Press, Chicago, 1987.
- Jacques Brunschwig, « En quel sens le sens commun est-il commun ? », dans
Corps et Âme, sur le De Anima d'Aristote, études réunies par Cristina Viano sous la
direction de Gilbert Romeyer Dherbey, bibliothèque d'histoire de la philosophie,
librairie philosophique J.Vrin, Paris, 1996, p.189 à 218.
- Danielle Lories, « Des sensibles communs dans le « De Anima » d'Aristote », dans
Revue philosophique de Louvain, publiée par l'Institut supérieur de philosophie de
l'Université catholique de Louvain, quatrième série, tome 89, n°83, 1991, p.401 à
420, Louvain-la-Neuve.
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