Arnaud Vareille,« Le mentir-vrai de la chronique mirbellienne »

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  • 8/7/2019 Arnaud Vareille, Le mentir-vrai de la chronique mirbellienne

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    ARNAUD VAREILLE

    LE MENTIR-VRAI DE LA CHRONIQUE MIRBELLIENNE

    Intimement lie la question politique ou esthtique, celle des pouvoirs du langage setrouve au cur de la potique de Mirbeau. Support de lexpression littraire, sa valeur reste,paradoxalement, toujours problmatique dans les uvres de fiction. Ainsi, de LAbb Jules Dingo, elle oscille en permanence entre deux ples antagonistes : moyen de rvlation et outilimpropre la communication ; truchement possible pour atteindre lidal ou instrumenttrivial du quotidien. Dans le roman de 1888, la famille du narrateur oppose une parolepragmatique la qute dabsolu de Jules, dont le langage, inapte sonder le mystre dtresoi, est grev par les tics, les borborygmes et les priodes daphasie. Dans celui de 1913, ledialogue fraternel entre lhomme et la bte passe par le langage muet du corps et unecomprhension mutuelle instinctive, impossible transcrire pour le narrateur, tandis que les

    mots servent vhiculer les phantasmes paranoaques et la haine des villageois.Cette attention porte au langage se retrouve dans la considration, variable en

    fonction des priodes et des articles considrs, que le romancier a pour sa prosejournalistique. Marie-Franoise Melmoux-Montaubin en a tabli une stimulante synthse dansun essai consacr lcrivain-journaliste 1 . Pour elle, laffaire Dreyfus est le ple autourduquel sarticule la carrire de Mirbeau dans la presse2 . Aprs lAffaire, le journal ne seraalors plus le marchepied quempruntait le chroniqueur pour slever la littrature, maisloutil assum de lintellectuel, cette figure mergente de lpoque. Les premires chroniquesseraient donc essentiellement factuelles, selon la rgle du genre, tandis que les dernireschercheraient dgager une vrit. Et la critique de conclure que, si Mirbeau apparaissait, lorsde ses dbuts dans la presse, comme un crivain sans voix , cest bien son engagement et la conqute dune voix qui lui vaudr[ont] dtre dsign comme prophte3 , dune part, etqui lui permettront, dautre part, dengager sa rvolution romanesque avec des rcitskalidoscopiques nourris danciennes chroniques.

    Nous souhaiterions, notre tour, interroger la pratique de la chronique chez Mirbeauet les relations quelle entretient avec la fiction. Il sagira cependant moins ici de travailler surla drive fictionnelle4 de la chronique, cette tentation du journaliste denrichir son textepar un dtour littraire5 afin de sduire davantage un public abreuv de faits ou deflirter avec la littrarit au sein dun genre qui lexclut par nature, que de mettre en lumire laporte pragmatique, heuristique et idologique du recours au rgime fictionnel. Pour ce faire,nous concentrerons nos efforts sur le statut de linterview imaginaire et, dune manire plus

    globale, sur celui des dialogues fictifs, dont Pierre Michel a dj tout dit quant aux rfrences la satire et Diderot, notamment, auxquelles ils prenaient leur source6. Nous nousconsacrerons tout particulirement la frange de textes qui met en scne des personnalits delpoque, et non des personnages de convention, en nous attachant dgager la spcificit detextes ayant recours une fictionnalisation implicite.

    1 Marie-Franoise Melmoux-Montaubin, Lcrivain-journaliste au XIXe sicle : un mutant des Lettres,ditions des Cahiers intempestifs, coll. Lieux littraires , 2005.

    2Ibidem, p. 252.3Ibidem, p. 261.4Ibidem, p. 258.5Idem.6 Voir son ouvrage Les Combats dOctave Mirbeau, Annales littraires de lUniversit de Besanon,

    1995, pp. 29 et 97 notamment.

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    Presse et littrature

    La dichotomie presse/littrature, telle que la peroit Mirbeau au dbut de sa carrire7,reprend la distinction entre praxis et poisis, pour partager la priori aristotlicien lgard dela dernire. Pour Aristote, celle-ci correspond la production, ou la fabrication, dune uvre

    ou dun ouvrage en tant quil est un produit extrieur lagent qui le cre. La servilit de lasituation du chroniqueur nest autre que celle dcrite par la poisis, que lon peut interprtergalement, dans le contexte fin de sicle, en terme dalination. En revanche, la praxis seraitlactivit pratique qui est elle-mme sa propre fin et correspond, de ce fait, aveclaccomplissement de celui qui agit. Que Mirbeau, de mme que plusieurs de sescontemporains, nenvisage pas la littrature autrement que comme la forme noble de sonactivit dcrivain la reconduit vers lessence de la praxis, activit dsintresse, dont lafinalit est interne son action mme. Ce nest pas sans forcer quelque peu les conceptsaristotliciens que nous construisons cette opposition, qui na dautre vertu que de poser dunemanire claire les enjeux et les contradictions qui traversent les pratiques dcriture de la finde sicle. Si, pour Aristote, lart est entirement du ct du faire de la poisis, la littrature na

    pas manqu dimporter en son sein la distinction originelle afin de rendre compte de sa proprevolution et de sparer le bon grain de livraie dans les productions dune poque. La priodeclassique se fondait essentiellement sur la distinction entre les genres pour tablir la hirarchiedes uvres, mais celle-ci ne suffira plus pour rendre compte des brouillages gnriques dontaccouchera la modernit. Le XIXe sicle est, avant tout, celui de linflation du nombre descrivains et de lapparition dune littrature populaire, dsormais massive, qui suit lvolutiondun lectorat en constante augmentation. La sparation entre lartiste, proccup par lidalcrateur, et le faiseur, simple excutant, permet alors de maintenir la spcificit de ce que loncroit tre une exception de nature : la littrature. Lavnement de la presse accentue le besoin,pour lcrivain, daffirmer la spcificit de son criture, dans la mesure o il collabore lapremire par ncessit et na pas, pour elle, de mots assez durs pour la condamner. Productioncontre cration, gratuit contre essentialit, tels semblent tre les deux ples extrmes entrelesquels se dploie le travail de lcriture. Le recours une fictionnalisation qui cherche surprendre le lecteur en naffichant pas les codes habituels de la chronique, nous semblelindice patent de la proccupation mirbellienne de restaurer un langage non dmontis ausein de la presse.

    Dialogues fictifs et valeur rfrentielle

    La chronique mirbellienne, qui merge dans lentre-deux fictionnel et rfrentiel del interview imaginaire propose une solution intermdiaire possible la dichotomie

    fiction/ralit. Elle ne se contente plus du langage journalistique prissable qui se nourrit de lasurface vnementielle, mais apparat comme une tentative ironique pour faire de la littraturesans jamais y parvenir rellement. Elle est surtout, pour les commentateurs, loccasiondinterroger la part fictionnelle introduite dans un genre avant tout dfini par sa dimensionrfrentielle. Faut-il uniquement y voir la volont de lcrivain de faire, malgr tout, de lalittrature dans un contexte dvalorisant, ou bien y dcouvrir lapparition dun genre autre,dans lequel les indices de la fiction deviendraient les nouveaux critres de vracit propres lpoque ?

    Nous regroupons la fois sous le terme gnrique de dialogue fictif , les chroniquesqui relvent de linterview imaginaire et celles qui mettent en scne de simples dialoguesentre personnages ayant un rfrent rel explicite, quil sagisse dune personnalit (homme

    7 Nous ne revenons pas sur les multiples lettres dans lesquelles Mirbeau se plaint son correspondant delabsurdit du travail de journaliste et dit combien cette condition lui pse.

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    politique, artiste, savant, etc.), ou implicite, comme lorsque lauteur prtend entretenir desrelations des degrs divers avec tel ou tel des individus voqus. La dimension fictive denotre corpus ne rside donc pas dans la nature des personnages mis en scne, ce qui en exclutde fait lIllustre crivain8 ou Kariste par exemple, tous deux personnages centraux de deuxsries de dialogues traitant de littrature et dart. Car, tandis que lcriture fictionnelle repose

    sur des noncs dnotation nulle, la fictionnalisation quentreprend Mirbeau dans ceschroniques se construit partir dlments valeur dnotationnelle (noms propres depersonnalits, comme Georges Leygues, vnements culturels, comme le Salon des Beaux-Arts, ou politiques, telle laffaire Dreyfus). Marie-ve Threnty a donn ce typedinterviews imaginaires le nom d interview apocryphe9 . Cest de cette catgorie que nousnous occuperons exclusivement ici. La part fictionnelle lie au dialogue na rien de trsoriginal dans le cadre de la chronique, genre frquemment soumis la tentation narrative aunom de ce que Marc Angenot a baptis le romanesque gnral10 , dans lequel baignelpoque. Ce sont davantage les conditions dans lesquelles apparat la dimension fictive destextes qui en font loriginalit et la valeur. Pour ne pas tre lapanage du seul Mirbeau, lusagede linterview apocryphe est cependant dautant plus intressant chez lui que la mise en

    fiction intervient dans le domaine politique et polmique. Elle ne reprend donc passimplement une mode propre au discours journalistique, mais vise vritablement instaurer,au-del de lobjectif satirique et parodique, une fonctionnalit nouvelle de la chronique,destine fltrir le langage dvoy des interlocuteurs et, dune manire plus globale, interroger le statut gnral du langage.

    Prcisons que linterview imaginaire est autant une cration due au temprament deMirbeau quun outil stratgique, issu, bien des gards, de ce que la sociologie du champlittraire nomme lespace des possibles11. Pour merger, elle ncessite lexistence dumodle dont elle va emprunter les traits gnriques afin de les transposer dans le rgimefictionnel. ce titre, elle relve de ce que Michal Glowinski a nomm la mimsisformelle12 . En sadossant un modle, elle propose, non seulement une forme ludique delecture, reposant sur les carts entre le modle et sa parodie, mais elle engage galement unecritique radicale des prsupposs de linterview et dfinit ainsi sa spcificit gnrique.

    Si nous tablissons une typologie des textes relevant de la catgorie du dialogue fictif,nous obtenons un ensemble de rfrences relativement homognes, bien que spcifiques,pouvant se rsumer comme suit :

    Linterview imaginaire, qui met en prsence Mirbeau et une personnalit, selon uncode institu ds les annes 1870 dans la presse par la mode de linterview relle. Maroquinerie 13 relve de ce type.

    La rencontre fortuite, dont la gratuit favorise la congruence thmatique de la

    chronique avec lactualit, comme dans lexemple canonique des Combats esthtiques : Dcidment, le hasard fait bien les choses Quelques jours aprs la publication de son

    8 Le premier texte de la srie propose l interview du grand crivain par un journaliste obsquieux. Marie-ve Threnty classe cette interview dans la catgorie de linterview blagueuse , soit celle o le genre estrquisitionn pour constituer le canevas dun rcit, dune petite saynte ou dune chanson , Frontires delinterview imaginaire , in LArt de la parole vive, Presses Universitaire de Valenciennes, 2006, p. 103.

    9Idem, p. 99.101889. Un tat du discours social, Prambule, LUnivers des discours , 1989, p. 117.11 Soit un espace orient et gros des prises de position qui sy annoncent comme des potentialits

    objectives, des choses faire, mouvements lancer, revues crer, adversaires combattre, prises deposition tablies dpasser, etc. , Pierre Bourdieu, Les Rgles de lart. Gense et structure du champ

    littraire (1992), Seuil, Points, Essais , 1998, p. 384.12 Sur le roman la premire personne , Potique, no 72, 1987, pp. 497-506.13Le Journal, 12 juillet 1896, in Contes cruels, II, Les Belles Lettres/Archimbaud, 2000, p. 333.

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    Les Farces et moralits, ainsi que les derniers romans, qui sont des compilations dedialogues et danecdotes, sont des codex de lesprit de lpoque, des dictionnaires des idesreues, qui empruntent autant des outils institutionnels comme le Dictionnaire de laconversation de Duckett qu lironie flaubertienne. Interviews imaginaires et dialogues fictifsconstituent, pour leur part, une causerie ncessitant, par la varit des modalits fictionnelles

    employes, la compossibilit de deux rgimes discursifs diffrents. Leur but est tout autant demimer le discours commun en reprenant les clichs de lpoque, que de permettre une lecturecritique de leur mode de transmission. La fiction critique ne ressortit pas lapologue ; elle necherche en rien plaire pour instruire, mais se construit sur la base dune complicit forcequi joue sur les effets dune lecture en rseau ou en srie, qui potentialise les effets dechacun de ses textes19 . Elle ncessite donc, pour exister, la prise en compte des potentialitsde discours concurrents, lun orient vers la fantaisie de linvention (la fiction), lautre tournvers la traduction du rel (la chronique), et forme donc un cran, ou une mdiation, quisuspend ladhsion immdiate, le pacte de connivence, et stimule la rflexion distancie par lebiais des marques de lironie et de la satire. Le dialogue fictif est un change au second degr,dont le caractre mtalinguistique soulve la question de ses propres conditions dnonciation.

    Car si la fin de sicle voit la chronique peu peu basculer vers le tmoignage et le reportageau dtriment du caractre anecdotique du propos, Mirbeau continue y avoir recours par letruchement de la fiction critique, qui permet dviter la myopie de larticle journalistique,fond sur le fait rcent, limmdiatet, le dtail et la rfrentialit, en instaurant un brouillageentre le rel et limaginaire, lvnement et lactualisation fictive de ses consquences.

    Le parti pris de Mirbeau transforme la chronique en tribune, alors quelle tait uninstrument de pacification sociale, o stalaient, dune manire convenue, les truismes delpoque, plus ou moins agrments par la causerie ou la fictionnalisation des faits rapports.La fiction critique a recours la fiction dans une perspective moins dralisante ou dcorativeque participative. Elle a une fonction perlocutoire dautant plus efficace que son caractreillocutoire est dissimul sous les apparences de la chronique rfrentielle ou divertissante. ce caractre convenu du genre, les dialogues fictifs ajoutent une dimension supplmentairedapparente neutralit axiologique. Dans la plupart des dialogues, les propos les plus orientssont imputables aux interlocuteurs, et non Mirbeau lui-mme, qui, lorsquil cde cettepente, ne fait que renchrir sur son allocutaire. On aboutit alors une sorte datopienonciative, accentue par le fait que, dans le journal, il ny a pas de paratexte, cette zonenon seulement de transition, mais de transaction : lieu privilgi dune pragmatique et dunestratgie, dune action sur le public au service [] dun meilleur accueil du texte et dunelecture plus pertinente20 . Le dtour offert par la fiction critique engendre un retour au rel,dautant plus brutal quil se dissimule sous les apparences de lobjectivit, et redonne aulangage un statut polmique, loin du caractre lnifiant de celui en usage dans la presse.

    Quen est-il alors de ses effets dans deux corpus de chroniques mirbelliennes : cellesconsacres laffaire Dreyfus et celles relatives lart ?

    Laffaire Dreyfus

    Au sein dun ensemble dvolu au combat pour la vrit, presque la moiti des textesayant trait laffaire Dreyfus relve du rgime fictionnel 21. Or, la fiction tant entache dusoupon de fausset, comment se rclamer delle pour lutter contre le mensonge et le dni deralit dont font preuve les anti-dreyfusards ?

    19 Marie-Franoise Melmoux-Montaubin, op. cit.,p. 257.20 Grard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 8 (soulign par lauteur).21 Vingt-cinq sur soixante-deux, auxquels on peut ajouter deux articles sachevant par la mention fictive

    Pour copie conforme .

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    Parce quubuesque certains moments, la fiction critique repose pour partie sur uncomique propice la prise de conscience. Lhumour noir luvre dans les textes interroge lacondition humaine. Le comique ramne la superbe des individus sa juste valeur et sesvraies proportions. Au milieu du dbat mettant en jeu les notions de vrit et de justice,souvent essentialises par la majuscule glorifiante dans les textes de lpoque, Mirbeau

    noublie pas de rappeler que cest affaire dhommes, soit de cratures mues par des instinctsmoins purs quelles ne veulent bien ladmettre et dont toute la noblesse consiste lesaffronter. Il sagit bien, encore et toujours, de regarder Mduse en face. Cette lucidit laquelle ramne lcriture caricaturale fait aussi le procs du langage. La fiction resteassimile au mensonge, qui en fait lantagoniste du discours de vrit. Lorsquelle choisit, desurcrot, le registre comique, elle ajoute, ce premier prjug, celui de lgret et de gratuit.En choisissant la fiction critique, Mirbeau renverse ces ides reues. En effet, si lon regardeles sources de lAffaire et les raisons de son ampleur, tout aboutit mettre en cause lediscours srieux. Quil sagisse des dclarations solennelles et sur lhonneur dEsterhazy, puisdes protestations indignes de tous les thurifraires de la patrie et de larme, delinterprtation des lois par les juges ou encore des propos scientifiques des experts

    graphologues, le langage institutionnel dbouche, soit sur le mensonge, soit sur linjustice. Lerire a donc une fonction, non pas cathartique, mais problmatique. Sa valeur rvlatricenoffre en rien un exutoire ; elle se contente de placer le lecteur en face de la ralit, si tant estque le rire propose plutt un point de vue particulier et universel sur le monde, qui peroitce dernier diffremment, mais de manire non moins importante (sinon plus) que lesrieux22 .

    Dans le combat qui sengage pour la rvlation de la vrit, toutes les forces sontconvoques. Celles, rationnelles, du dossier constitu par Bernard Lazare, qui fournit lespreuves matrielles de laffaire sous la forme de documents, de larticle sminal Jaccuse ,de Zola, dans lequel la porte des propos est relaye par le statut du signataire, celles aussi detous les articles, de toutes les ptitions et de tous les meetings tenus par les partisans ducapitaine ; et celles, irrationnelles, mobilises, notamment, par la fictionnalisation de lachronique mirbellienne. Le rel nest pas constitu dune dimension unique, que le ralismeen littrature puiserait au moyen de la minutie descriptive appuye sur la qualit delobservation, la documentation et lenqute. Chacune de ces caractristiques omet de notifierces forces profondes qui agitent lhomme vritable, les contradictions dans lesquelles il sedbat, laporie de sa propre condition. Allais les explore avec son ralisme fantaisiste23 qui creuse les vidences du monde ; Mirbeau sy affronte avec la psychologie desprofondeurs. Or, il en va de mme dans le dbat idologique qui nuvre pas uniquement surle plan rationnel. Mirbeau intgre les non-dits de la politique, et limpens social au cur delcriture rfrentielle de la chronique en la minant par la fiction. Lessence du social, incarn

    dans la presse sous la forme de la chronique, se renverse en son ngatif dans la fictioncritique. On ny trouve pas le simple commentaire de ce qui est, encore moins lcart avec lerel propre certains discours rformateurs comme lutopie, mais bien le jeu avec le mme.Les protagonistes sont identiques ceux de la ralit, cette diffrence prs quils offrentdsormais voir le revers des apparences, selon une logique du pire adopte par Mirbeau.Place est donc faite ici une critique interprtative des dcisions et des comportements,attitude qui ne se contente pas seulement de dbattre dune situation donne, dun tat deslieux, mais qui, sans renoncer pour autant rflchir synchroniquement, interroge lespotentialits indites de la sphre sociale et politique. Alors que la satire cherche corriger les

    22 Mikal Bakhtine, Luvre de Franois Rabelais, Paris, Gallimard, Tel , 1970, p. 76. Bakhtine

    souligne.23 Que nous avons tent de dfinir dans notre article Ad augusta per absurda , in Studia romaniaposnaniensia, n XXXIV, Poznan, 2007, pp. 287-288.

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    murs24, cest--dire remodeler le rel en fonction dune norme implicite, le dialogue fictifdemande au lecteur de renverser toute norme, puisquil oblige inverser la valeur intolrabledes propos tenus par les protagonistes, ce qui, dans le contexte de crise de lAffaire, nest passans impliquer, symboliquement, de bouleverser lensemble des forces, institutionnelles ounon, dont labsurdit est incarne par leurs porte-parole respectifs25. Le procd recle bien

    une dimension heuristique : aprs que les langages dominants ont t discrdits par ledialogue fictif, doit surgir, de cette table rase, un avenir neuf dterminer sur des basesentirement nouvelles.

    Les combats esthtiques

    Aprs des annes durant lesquelles Mirbeau respecte la formule standard de la critique,apparaissent, dans les chroniques artistiques, des textes qui ne se fondent plus sur le seulcommentaire personnel des uvres ou des artistes, mais qui intgrent le dialogue fictionneldans la perspective de la fiction critique. Sauf erreur de notre part, les nombreuses tudesconsacres la critique artistique de Mirbeau ne prennent pas en compte cette spcificit

    gnrique. Paul-Henri Bourrelier traite de la srie de dialogues dans laquelle Mirbeau met enscne Kariste, peintre de fantaisie et symboliste repentant26, de mme que Marie-FranoiseMelmoux-Montaubin, qui voque dj ce principe de dtournement de la critique enfiction27 luvre dans ces textes. Toutefois, ces dialogues mettant en scne un personnagedinvention affichent explicitement leur nature fictionnelle et nentrent pas dans le cadre denotre propos.

    Il semble que ce soit le 26 avril 1887, avec larticle La Croix de Franois Bonvin ,paru dans le Gil Blas (CE, I, p. 324) que Mirbeau inaugure le procd du dialogue fictif, telquil nous intresse ici, dans les chroniques relatives lart. Il y met en scne le sous-secrtaire dtat Turquet et ses atermoiements, dont est victime le peintre Franois Bonvin.Le texte ne dpasse gure la satire et il faut attendre le milieu des annes 1890 pour voir leprocd senrichir pour parvenir un effet plus riche. Avec Le Pre Tanguy (CE, II, p.58), qui donne la parole au personnage ponyme, le dialogue se concentre sur lart, sespratiques et son essence. Cest un hommage Van Gogh sous la forme de lloge frustre dupre Tanguy. La justesse et la sincrit de ton ridiculisent alors dautant plus, par contraste,lart potique que livre, son pseudo interlocuteur Mirbeau, le peintre Jean-Franois Raffallidans larticle Commentaire un portrait (CE, II, p. 285). Et Une heure chezRodin (CE, II,p. 268) permet de dnoncer, par procuration, la scheresse et la myopie de lacritique dart officielle, grce aux propos dun simple passant, levs au rang de vrit.

    On retrouve dans cette pratique, la mme volont de remettre en cause la plnitudelangagire et la logique du sens. Comme laffaire Dreyfus a montr les limites des discours

    institutionnels dans le domaine du droit, certaines chroniques artistiques servent dnoncer ledvoiement de la simple logique. Il en est ainsi dans Sculpteur malgr lui (Le Journal, 30mars 1902, CE, II,p. 329), o un vulgaire courtier en objets dart est transform en sculpteurde gnie, aux dpens dun vritable artiste, par la grce du verdict absurde dun tribunal. ladpossession de lartiste, la confiscation de son bien par la malveillance dautrui, la

    24 Suivant la dfinition quen donne Linda Hutcheon, dans son article Ironie, satire, parodie : la notion de drision ridiculisante des fins rformatrices est indispensable la dfinition du genre satirique ,Potique, n 46, avril 1981, p. 146.

    25 Larticle Tout va bien (LAurore, 22 juin 1899, in AD, p. 323) en propose une intressante variante,puisque la fiction critique sadresse au camp des dfenseurs de Dreyfus. Loptimisme bat du bravedreyfusard rencontr demande tre battu en brche par la volont farouche de poursuivre outrance le

    combat pour la vrit.26 Octave Mirbeau et lart au dbut du XXe sicle , Cahiers Octave Mirbeau, n 10, 2003, pp. 170-172.27 De lmotion comme principe potique , ibidem, p. 92.

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    complicit des juges et de toute linstitution, la fiction critique rpond par le dtournement enrestituant, travers le prisme dformant du dialogue fictif ou de lanecdote, la voix desadversaires de la modernit, afin de mieux les dcrdibiliser, tandis que, dans le mme temps,Mirbeau cherche sa propre voix pour voquer lart dans ses chroniques. Lart et leministre est emblmatique cet gard. Georges Leygues, dans un accs de lucidit que lui

    prte Mirbeau, oppose les verbes discourir et dire , le premier ntant que babillagegratuit, tandis que le second relve de lexpression authentique de la pense (CE, II, p. 231).Au moyen de la fiction critique, Mirbeau produit une critique artistique ngative, au

    sens dune thologie ngative, cest--dire un commentaire qui, dpourvu de mots propres traduire les ralits dont il doit parler, choisit de les exprimer en creux, en les dfinissant parce quelles ne sont pas. loge paradoxal et dmonstration par labsurde permettentlavnement dune parole non limite par les concepts prdfinis de la langue. Elle ouvre alorsun espace propice limaginaire, linfini de la pense, qui seul pourra rendre compte de lavarit de lArt en tant quil se doit dexprimer la Vie.

    Un hapax fictionnel dans la fiction critique : le cas du docteur Triceps

    Selon Jean-Marie Schaeffer, dans la fiction, [l]a simple occurrence dun nom propreinduit chez le rcepteur une thse dexistence28. Le recours lonomastique, quelle soitpurement dnotative ou symbolique, est lun des fondements de leffet de rel produit par letexte fictionnel. Trop ouvertement fantaisiste, le patronyme renvoie du ct de la caricature etde la satire. Ainsi John-Giotto Farfadetti et Frdric-Ossian Pinggleton ( Intimitsprraphalites , Le Journal, 9 juin 1895, CE, II, p. 103) affichent immdiatement leur naturefantaisiste. Il en irait de mme du docteur Triceps, mis en scne dans Propos gais (LeJournal, 6 janvier 1902), si ce dernier nintervenait dans un contexte diffrent. Le personnageest bien fictif : Triceps est issu du thtre, puisquil est le praticien de Lpidmie (1898), unedes Farces et moralits, et cest aprs avoir migr dans le roman Les Vingt-et-un jours dunneurasthnique (1901) quil arrive dans la chronique. Sil y a l un jeu de transpositiongnrique typique des mutations de la fin de sicle et de linfluence rciproque de lcriture depresse sur la littrature et du roman sur larticle journalistique, on doit en dgager laspcificit. La rfrence au personnage de Triceps reprend, en effet, un procd classique dela littrature vise argumentative. Elle est lquivalent de largument dautorit. Lcart avecle modle rhtorique rside dans la nature ambigu de lexemple choisi, qui contrevient lvidence ncessaire de lallusion en rgime argumentatif. Qui peut ici assurer que Tricepssera bien peru par le lecteur comme un personnage mirbellien ? Le texte est une violentecritique des pratiques douteuses de certains mdecins. Il fait suite un premier articlevoquant un praticien connu et citant de larges extraits dun de ses rapports. Lanecdote

    rapporte dans Propos gais jouit, dans un premier temps, de ce contexte rfrentiel. Cest la fin du texte que la logique se brouille :

    Cette histoire, que je fus mme de vrifier plus tard, me fut conte par mon vieil amiTriceps Elle avait le don de lenchanter

    Et comme je protestais contre sa gaiet : Quest-ce que tu veux me dit-il cest la vie ! []Ce brave Triceps !... Je voudrais bien savoir si le docteur Doyen le connat aussi, celui-

    l !...

    Si Mirbeau prsente lauteur de cette anecdote comme un ami et prtend avoir vrifilauthenticit de ses dires, son identit laisse perplexe. En attribuant le rcit Triceps, la chute

    du texte pose la question de la connaissance des codes de lecture propres la presse, dans28Op. cit., p. 137.

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    laquelle un texte ne prend son sens complet que mis en relation avec les autres textes signsdu mme auteur, et, au-del, avec les rfrences dont il joue, avec lensemble du cotexte et ducontexte. Ce jeu avec les rgles intrinsques la chronique est explicite dans la dernirephrase de larticle, dont la modalit exclamative souligne tout la fois la pointe quiconclut le texte, lapostrophe de Doyen, vritable praticien de lpoque, qui est somm de

    jouer le jeu de la fiction critique, et lironie de la nature de lexemple.Cet emploi de la rfrence fictive en contexte rfrentiel couronne le procd du mentir-vrai . Limaginaire se trouve, dune part, dot de pouvoirs aussi tendus que laraison. Quand Mirbeau prtend rapporter des anecdotes sans se soucier de leur vracit etuniquement soucieux de leur vraisemblance29, il ne fait que poursuivre la rflexion deMontaigne sur limagination : Advenu ou non advenu, Paris ou Rome, Jean ou Pierre, cest toujours un tour de lhumaine capacit, duquel je suis utilement advis par cercit30 .

    Dautre part, le mentir-vrai de la fiction critique, conduit mettre chacun devant sapropre responsabilit interprtative. La recherche du sens nest rien moins que celle de lavrit, mais une vrit qui est le produit dun locuteur dans un contexte donn, en fonction des

    moyens spcifiques employs, et non une vrit idelle, intangible et transcendante,inaccessible aux arguments dun dbat.

    En ce sens, la fiction critique est loutil qui a permis Mirbeau dillustrer dans lachronique un postulat qui lui est cher et quil na formul prcisment quen 1902 : cest lavie qui exagre31. Lanecdote conte par Triceps peut bien tre controuve, puisque lui-mme noffre aucune garantie dexistence, elle ne peut cependant gure rivaliser avec ledtachement cynique et froid du docteur Legneu que cite longuement Mirbeau dans Lespres Coupe-Toujours (Le Journal, 15 dcembre 1901) et dont il place lhorreur des proposbien au-dessus des terreurs de lAmricain Morrow et des imaginations compliquesdEdgar Poe . La source des citations, extraites de La Presse mdicale du 9 novembre 1901,en garantit lauthenticit. Sappuyant sur celle-ci et sur les ractions indignes de certainspraticiens, larticle suivant, Propos gais , va proposer le pendant fictif de cet articlerfrentiel, en utilisant dabord, dune manire voile, une anecdote dj parue sous la plumede son auteur dans le Frontispice du Jardin des Supplices (1899), puis en citant Triceps.Mirbeau fait ainsi de la puissance dvocation de la fiction critique, non pas un outil propice lexcentricit, cette dimension romanesque que prendront ses rcits par la multiplication desanecdotes et des narrateurs que lon y trouve32, mais bien un instrument destin fairemerger, dune manire contrastive, toutes les potentialits que renferme le rel.

    Fiction critique : une rflexion sur la rhtorique de genres

    La fiction critique permettrait ainsi de raffirmer les valeurs de limagination et de lafiction comme outils de la praxis, donc comme moyens critiques, au moment o cettedimension de lcriture est menace par lmergence de lintellectuel qui seul serait rserv

    29 On ma cont une petite histoire. Elle est vraiment bien contemporaine [].Je ne sais si elle estvraie. En tout cas, elle est vraisemblable et tout fait densemble, comme ils [les peintres] disent, aveclpoque ( LEnvers de la mort , Le Journal, 13 novembre 1898 ; CE, II, p. 222). Mme chose avec le dbutde LAbb Cuir (Le Journal, 16 mars 1902 ; CE, II, p. 325) : Elle [laventure qui lui a t conte] masembl tellement norme que, dabord, je ne voulais pas y croire, bien que, ordinairement, je ne me refuse pas accepter pour vraies les choses les plus invraisemblables, lesquelles sont, en gnral, toujours en dessous de laralit [].

    30Les Essais, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige , Livre I, chap. XXI, De la force delimagination , p. 105

    31 [] plus je vais dans la vie, et plus je maperois que cest la vie qui exagre, et non ceux qui sontchargs de lexprimer, LAbb Cuir , loc. cit..32 Voir lonore Reverzy, Mirbeau excentrique , in Un moderne :Octave Mirbeau, Eurdit, 2004.

  • 8/7/2019 Arnaud Vareille, Le mentir-vrai de la chronique mirbellienne

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    le pouvoir de produire un discours de vrit sur le monde. La fiction retrouve ainsi son effetdentranement33 , cest--dire sa capacit de modliser la ralit. Elle apparat, de surcrot,comme une ractivation de la dichotomie sparant la feintise ludique de la feintisesrieuse34 . Au sein de la presse, Mirbeau distingue ainsi entre des textes enrichissant leurcontenu purement dnotatif par des procds narratifs fictionnels et la fiction critique, dont la

    fonction est de transcender la dimension rfrentielle pour en questionner les prsuppossidologiques.Lorsque, aprs 1900, Mirbeau se lancera dans la rdaction de textes fictionnels la

    composition desquels prsidera le montage de textes journalistiques, cet usage dfinira,rtrospectivement, la spcificit de la chronique fictive (plutt que fictionnelle, qui renvoie un procd courant dans la presse), permettant ainsi de pouvoir en subsumer les conditionsmatrielles de production pour la dfinir en tant que genre part entire35 au sein du champlittraire de lpoque.

    Arnaud VAREILLE

    33 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, Potique , 1999, p. 39.34Ibidem, p. 41.35 Puisque, selon Marielle Mac, [t]out trait esthtique est en fait susceptible de devenir un trait degenre, une fois rpt, vari, intgr un ensemble signifiant , Le Genre littraire, GF Flammarion, 2004, p.

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