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Revue germanique internationale (2006) Esthétiques de l’Aufklärung ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Élisabeth Décultot Métaphysique ou physiologie du beau ? La théorie des plaisirs de Johann Georg Sulzer (1751-1752) ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Élisabeth Décultot, « Métaphysique ou physiologie du beau ? La théorie des plaisirs de Johann Georg Sulzer (1751-1752) », Revue germanique internationale [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 26 octobre 2008, consulté le 11 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/146 ; DOI : 10.4000/rgi.146 Éditeur : CNRS Éditions http://rgi.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/146 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Tous droits réservés

Art Sulzer, Metaphysique Ou Physiologie Du Beau La Theorie Des Plaisirs de Johann Georg Sulzer 1751 1752

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Revue germaniqueinternationale4  (2006)Esthétiques de l’Aufklärung

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Élisabeth Décultot

Métaphysique ou physiologie dubeau ? La théorie des plaisirs deJohann Georg Sulzer (1751-1752)................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueÉlisabeth Décultot, « Métaphysique ou physiologie du beau ? La théorie des plaisirs de Johann Georg Sulzer(1751-1752) », Revue germanique internationale [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 26 octobre 2008, consulté le11 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/146 ; DOI : 10.4000/rgi.146

Éditeur : CNRS Éditionshttp://rgi.revues.orghttp://www.revues.org

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Métaphysique ou physiologie du beau ?La théorie des plaisirs

de Johann Georg Sulzer (1751-1752)

Élisabeth Décultot

En 1751-1752, Sulzer, membre de l’Académie de Berlin depuis 1750, présentedevant la classe de philosophie de cette institution un travail qui l’occupe depuisplusieurs années : les Recherches sur l’origine des sentimens agréables et désa-gréables, qu’une réédition de 1767 fera également connaître sous le nom deNouvelle théorie des plaisirs et dont il publie une traduction allemande dans lesannées 17601. Par son sujet comme par la date de sa première publication – le tout

1. Comme beaucoup de textes de Sulzer, cet essai possède une histoire éditoriale complexe. Lapremière version paraît en français dans les mémoires de l’Académie de Berlin : J. G. Sulzer, Recherchessur l’origine des sentimens agréables et désagréables, in : Histoire de l’Académie royale des scienceset des belles-lettres de Berlin […]. Avec les mémoires […], (Classe de philosophie spéculative), vol. 7,Berlin, [1751], pp. 56-75 (« Première Partie : Théorie générale du plaisir ») ; [1751], pp. 76-100(« Deuxième Partie : Théorie des plaisirs intellectuels ») ; [1752], pp. 350-372 (« Troisième Partie : Desplaisirs des sens ») ; [1752], pp. 373-390 (« Quatrième Partie : Des plaisirs moraux »). Une réédition dece texte paraît en 1767 en français sous le titre suivant : J. G. Sulzer, Nouvelle théorie des plaisirs, […]avec des réflexions sur l’origine du plaisir par Mr. Kaestner, [s. l.], 1767. Une version allemande del’essai paraît en 1762 : J. G. Sulzer, Theorie der angenehmen und unangenehmen Empfindungen,Berlin, 1762. Cette version allemande est rééditée dans les Vermischte philosophische Schriften deSulzer sous le titre suivant : J. G. Sulzer, Untersuchung über den Ursprung der angenehmenund unangenehmen Empfindungen, in : J. G. Sulzer, Vermischte philosophische Schriften. Aus denJahrbüchern der Akademie der Wissenschaften zu Berlin gesammelt, Leipzig, 1773, pp. 1-98.

AbréviationsAT – J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie der Schönen Künste, 2 vol., Leipzig, 1771-1774.Nouvelle théorie des plaisirs – J. G. Sulzer, Nouvelle théorie des plaisirs, […] avec des réflexions surl’origine du plaisir par Mr. Kaestner, [s. l.], 1767.Ursprung der Empfindungen – J. G. Sulzer, Untersuchung über den Ursprung der angenehmen undunangenehmen Empfindungen, in : Vermischte philosophische Schriften, pp. 1-98 (pour l’histoireéditoriale de ce texte, cf. note 1).Vermischte philosophische Schriften – J. G. Sulzer, Vermischte philosophische Schriften. Aus denJahrbüchern der Akademie der Wissenschaften zu Berlin gesammelt, Leipzig, 1773 (fac-similé :Hildesheim/New York, 1974).

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début des années 1750 –, l’ouvrage marque une étape importante et souventméconnue dans l’œuvre de Sulzer. C’est en effet dans cette enquête sur l’origine dessentiments agréables, et notamment du sentiment de beau, qu’il faut rechercher lesfondements philosophiques du grand dictionnaire de l’art de Sulzer, la AllgemeineTheorie der schönen Künste (Théorie générale des beaux-arts) qui paraît quelquevingt années plus tard. Mais plus encore, ce texte revêt une importance cruciale parla place originale qu’il occupe dans les réflexions philosophiques nouvellementrassemblées sous la rubrique « esthétique » en Allemagne. C’est cette singularitédans le contexte des années 1750 qu’il s’agit ici d’éclairer.

Pour aborder sa théorie des sentiments agréables, Sulzer se place en apparencesous l’autorité de Wolff, qu’il invoque à plusieurs reprises et dont il aime en généralà souligner l’importance dans ses textes autobiographiques2. C’est aux thèses de cet« illustre » philosophe qu’il se réfère avec déférence pour définir la « force essen-tielle de l’âme », qui est de « produire des idées »3. Après avoir exposé ce principedans une terminologie d’inspiration wolffienne, Sulzer rejoint encore cette traditionpar la hiérarchie des « idées » qu’il propose. La nature des idées produites par l’âmene nous est pas indifférente, souligne-t-il. « La force de l’âme est ainsi faite qu’ellepréfère les idées claires aux obscures, et celles qui sont distinctes à celles qui ne sontque claires. Quel que soit l’objet considéré, tout le monde préfère en avoir unereprésentation distincte plutôt qu’une représentation confuse. De fait, une repré-sentation distincte nous en apprend plus sur un même objet qu’une représentationconfuse ; et par conséquent elle satisfait mieux les besoins de l’âme4. » Sur ce socle,Sulzer bâtit néanmoins une théorie des facultés humaines qui ne tarde pas àprésenter par rapport à sa matrice revendiquée d’importantes divergences,d’ailleurs explicitement soulignées. « J’avoue », annonce-t-il dès le début de son

2. Johann George Sulzers Lebensbeschreibung, von ihm selbst aufgesetzt, éd. par Johann Bern-hard Merian et Friedrich Nicolai, Berlin/Stettin, 1809, p. 13 : « L’un des premiers livres que j’aie prisdans les mains et lus avec une grande avidité est la métaphysique allemande de Wolff ». L’empreinte dela lecture de Wolff, conjuguée avec celle de Leibniz, se lit très clairement dans les premiers essais deSulzer, et notamment dans ses Moralische Betrachtungen über die Werke der Natur, série d’essaispubliés dans les années 1740-1743.

3. Ursprung der Empfindungen, p. 5 et Nouvelle théorie des plaisirs, pp. 12-13 : « Je ne répéteraipoint ici ce que nos philosophes modernes, d’après l’illustre Wolff, ont solidement établi pour prouverque l’action naturelle de l’âme, ou comme ils l’appellent, sa force essentielle, est celle de produire desidées ». Cette faculté de produire des idées, de les recevoir, de les comparer ou encore de les enchaînerau sein de raisonnements, en un mot tout ce qu’on appelle « la raison », est selon Sulzer « plus ou moinsle partage de tous les hommes ». « Ce n’est pas un talent acquis, c’est un don de la nature, une force del’âme, à laquelle on résisterait en vain. Nous aurions beau nous proposer de rester dans l’inaction, nousserions, même contre notre volonté, contraints par cette force de l’âme à produire des idées et à lescomparer » (Ursprung der Empfindungen, p. 10 ; cf. Nouvelle théorie des plaisirs, pp. 25-26, traductionremaniée). L’opération propre et essentielle à l’être humain sera donc de « penser », « comme l’actionde l’aimant est d’attirer le fer ou celle du feu de brûler » (Ursprung der Empfindungen, p. 9 ; Nouvellethéorie des plaisirs, p. 21, traduction remaniée).

4. Ursprung der Empfindungen, p. 10 ; cf. Nouvelle théorie des plaisirs, pp. 24-25 traductionremaniée.

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traité, que « la théorie du plaisir » de « Monsieur Wolff » ne « me satisf[ait] point », demême au demeurant que celle Descartes5.

Sulzer, donc, choisit d’aborder l’âme sous un angle autre que celui de Wolff. Defait, pour Wolff – comme pour Leibniz –, le plaisir naît dès lors que nous croyonssaisir une perfection dans un objet. Cette saisie possède chez Wolff – à la différencede Leibniz – le statut d’une connaissance intuitive claire mais confuse6. Pour Sulzeren revanche, le sentiment de plaisir ne provient pas de la saisie d’une perfection sisedans un objet, mais du régime même de l’activité de l’âme, c’est-à-dire de la qualitédu processus de connaissance déclenché par l’objet. L’esprit humain, expliqueSulzer, est mu par une inclination naturelle à penser ; lorsqu’il est encouragé dansce penchant, il en éprouve du plaisir ; lorsqu’il est au contraire entravé dans cettedisposition, il en éprouve du déplaisir7.

Pour mieux saisir la spécificité de Sulzer par rapport à la pensée wolffienne, il fautrevenir à son origine, à savoir à sa définition de l’âme comme « force » – une définitionqu’il formule avec clarté dans la théorie des plaisirs de 1751-1752 et qu’il ne cessera deréaffirmer tout au long de ses publications8. Pour Sulzer, l’âme se conçoit d’abordcomme une entité en perpétuelle activité, un « principe actif » (thätiger Grundtrieb),une puissance au travail : « L’action naturelle de l’âme provient de la force de penserou encore de l’aspiration constante à penser qui l’habite » (Kraft oder […] beständige[s]Bestreben zu denken)9. Or une telle représentation, tout en faisant expressément fondsur la philosophie wolffienne, rend aussi possible son dépassement. Dans la théoriesulzerienne en effet, la source première du plaisir réside certes dans l’objet de la connais-sance lui-même – en tant qu’il recèle une perfection – mais aussi et surtout dans la dyna-mique propre à l’âme : « Le moindre objet, qui serait en soi totalement incapabled’exciter en nous un sentiment de plaisir, peut susciter un sentiment très agréable,quand l’imagination ou un certain enthousiasme nous poussent à le trouver beau ».Autrement dit, c’est de la nature de l’âme, de sa capacité à se laisser affecter, de sa« vivacité » que dépendra l’intensité du sentiment. « Plus une âme est vive » et « plusl’obstacle à son action est grand, plus aussi le déplaisir qui en résulte sera grand10. » Àl’inverse, plus son action se trouve facilitée, plus le plaisir ressenti sera intense :

5. Ursprung der Empfindungen, p. 11 ; cf. Nouvelle théorie des plaisirs, p. 27 (traductionremaniée) : « Voilà la nature du principe actif de l’âme [thätiger Grundtrieb der Seele]. Tout le mondesait de quelle manière Monsieur Wolff en a déduit toutes les facultés intellectuelles de l’âme. Pour mapart, je considérerai ici ce principe actif comme l’origine de tous les sentiments agréables et désagréa-bles, qui sont comme la semence des passions, ou plutôt comme l’étincelle d’où naît leur feu. Carj’avoue que, en matière de théorie du plaisir, ni Wolff ni Descartes ne me satisfont. »

6. Cf. dans le présent volume les articles de Pietro Pimpinella, Achim Vesper, Stefanie Buchenauet Mildred Galland-Szymkowiak. Cf. également Jeongwoo Park, La pensée esthétique de Christian Wolff,in : Aux sources de l’esthétique. Les débuts de l’esthétique philosophique en Allemagne, éd. par Jean-François Goubet et Gérard Raulet, Paris, 2005, pp. 57-79.

7. Ursprung der Empfindungen, pp. 11 sq. ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 29 sq.8. J. G. Sulzer, Von der Kraft (Energie) in den Werken der schönen Künste (1re édition en français

dans les Mémoires de l’Académie de Berlin en 1765 ; en allemand en 1773), in : Vermischte philosophischeSchriften, pp. 122-145.

9. Ursprung der Empfindungen, p. 11 ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 29 (traduction remaniée).10. Ursprung der Empfindungen, p. 12, 24 ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 30, pp. 62-63

(traduction remaniée).

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Elle sent qu’elle aura de l’ouvrage, et un ouvrage aisé. Ce pressentiment d’abon-dance de nourriture, si je puis m’exprimer ainsi, lui fait naître un désir de s’attacher àcet objet ; et c’est principalement de ce désir que naît la vivacité du plaisir ; car, c’estma conviction, il n’y a sans désir aucun degré sensible de plaisir dans le monde. Dès quele désir cesse, le plaisir dégénère en simple agrément, comme il arrive dans les plaisirssouvent réitérés. Voilà ce que je puis dire de l’origine du plaisir en général11.

Ce qui, dans le processus de connaissance, importe donc avant tout aux yeuxde Sulzer, ce n’est plus tant la chose à connaître, que le désir de connaître, un désirdont le principe réside dans l’âme du sujet et dont la satisfaction s’exprime par lesentiment. Se dessine ici une potentielle déconnexion entre faculté de connaître etfaculté de sentir, qui, dans un traité ultérieur, aboutira à une partition plus nette.Dans les Anmerkungen über den verschiedenen Zustand, worinn sich die Seelebey Ausübung ihrer Hauptvermögen, nämlich des Vermögens, sich etwas vorzus-tellen, und des Vermögens zu empfinden, befindet de 1763 (Remarques sur lesdifférents états où se trouve l’âme lorsqu’elle exerce ses facultés principales, àsavoir la faculté de se représenter quelque chose et la faculté de sentir), Sulzertrace une ligne de partage rigoureuse entre deux facultés : celle de « se représenterquelque chose ou encore de connaître la nature des choses », et celle de « sentir ouencore d’être affecté de manière agréable ou désagréable »12. Dans l’exercice de lapremière faculté, que Sulzer appelle « l’état de réflexion » (Zustand des Nachden-kens), l’âme est tout entière tournée vers l’objet à connaître. « Le caractère distinctifde cet état est l’oubli de soi-même ». Bien différent est « l’état de sentiment »(Zustand der Empfindung) : « Le sentiment est […] une action de l’âme qui n’a rienà voir avec l’objet qui la produit ou la suscite. […]. Ce n’est pas l’objet que l’on sent,mais soi-même. Lorsqu’il réfléchit, l’entendement est occupé d’une chose qu’ilconsidère comme lui étant extérieure ; lorsqu’elle sent, l’âme n’est occupée qued’elle-même13. »

Les objets du plaisir

Pour l’heure néanmoins, la nature de l’activité de l’âme reste fortement liée àla nature de l’objet perçu. Le traité de 1751-1752 dresse en première partie la listedes caractères propres à susciter plaisir ou déplaisir :

Il est évident par ce que nous avons établi ci-dessus que le sentiment agréable nepeut être excité immédiatement que par des objets qui renferment une multituded’idées tellement liées que l’âme puisse prévoir qu’elle y trouvera de quoi contenter songoût primitif ; que tout objet qui n’offre point d’exercice à la faculté intellectuelle del’âme, lui doit être entièrement indifférent ; enfin, qu’un objet qui est tel que l’âme ne

11. Ursprung der Empfindungen, p. 13 ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 33 (traduction remaniée).12. J. G. Sulzer, Anmerkungen über den verschiedenen Zustand, worinn sich die Seele bey

Ausübung ihrer Hauptvermögen, nämlich des Vermögens, sich etwas vorzustellen, und desVermögens zu empfinden, befindet, in : Vermischte philosophische Schriften, pp. 225-243.

13. Ibid., pp. 229-230.

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puisse développer ce qu’il renferme de varié, ou qui, de quelque manière que ce soit,met obstacle à l’impulsion qu’elle a de produire des idées, ne peut que lui être désa-gréable. […] La différence des objets agréables et désagréables par eux-mêmes, ne peutconsister que dans la liaison de ce que les objets renferment de varié. S’il y a de l’ordredans cette liaison, l’âme pourra travailler conformément à son goût sur cet objet : ce seradonc un objet agréable ; au contraire, s’il n’y en a point, l’objet sera désagréable.14

Sulzer privilégie donc les objets qui « renferment une multitude d’idées » reliéesentre elles avec « ordre ». Il reconnaît d’ailleurs aux sciences spéculatives, et parmielles tout particulièrement aux mathématiques, une aptitude privilégiée à stimulerl’activité de l’âme : les objets rationnels les plus achevés sont capables de provoquerde très grands plaisirs15.

Néanmoins, la typologie sulzerienne des plaisirs déborde largement ce cadremathématique. La lecture des éléments d’Euclide sera certes « un grand sujet deplaisir », mais « uniquement pour le géomètre », souligne Sulzer16. Car les plaisirsressentis par l’âme humaine sont, comme les objets susceptibles de les susciter, infi-niment variés. Cette variété tient tout d’abord à la nature même de l’âme, qui« réfléchit sur tout ce qui se présente clairement à elle, et satisfait son goût, sans semettre en peine de distinguer de quelle espèce sont les objets. Tous ceux qui luifournissent de quoi l’occuper, sont propres à devenir matière de plaisir, ou depeine »17. Mais elle tient aussi à la diversité des hommes. « Chaque espèce parti-culière d’objets demande un certain art, un certain savoir-faire, pour être entière-ment connue » – en un mot une habitude. Or ces habitudes varient d’une époque àl’autre, d’un peuple à l’autre et même, au sein d’un peuple donné, d’un individu àl’autre : « Les anciens Spartiates aimaient les exercices du corps, la chasse, la guerre,les épreuves : tous les Sybarites au contraire aimaient la mollesse, l’oisiveté et lesplaisirs des sens. » D’où il résulte « que les objets de leurs sentiments agréables etdésagréables diffèrent autant entre eux que les caractères mêmes des hommes18 ».

Dans cette infinie variété des objets de plaisir, Sulzer entrevoit un ordre. Letraité de 1751-1752 distingue en effet trois types de plaisirs : les plaisirs des sens,issus du seul exercice des organes sensoriels ; les plaisirs moraux, liés à l’accomplis-sement du bien et à l’affection que les hommes se portent réciproquement ; et enfinles plaisirs intellectuels, que Sulzer appelle aussi plaisir du beau, car il définit comme« beaux tous les objets qui plaisent immédiatement à l’imagination ou àl’entendement »19. Ces trois types de plaisir sont régis par une hiérarchie claire. Enhaut de l’échelle figure le plaisir moral, qui est non seulement le plus noble en soi,mais encore le plus utile à la société et le plus accessible à tous – un axiome qui a

14. Ursprung der Empfindungen, p. 22 ; Nouvelle théorie des plaisirs, pp. 56-58 (traductionlégèrement remaniée).

15. Ursprung der Empfindungen, p. 14 ; Nouvelle théorie des plaisirs, pp. 36-37.16. Ursprung der Empfindungen, p. 15 ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 39.17. Ursprung der Empfindungen, p. 15 ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 39 (traduction légèrement

remaniée).18. Ursprung der Empfindungen, pp. 15-16 ; Nouvelle théorie des plaisirs, pp. 39-41 (traduction

légèrement remaniée).19. Ursprung der Empfindungen, p. 25 ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 65.

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tôt fait de valoir à Sulzer une réputation de moraliste désuet, que Goethe prendrapour cible. En bas de l’échelle figurent les plaisirs des sens, puissants certes, maisfugaces. Quant au milieu, il est occupé par les plaisirs du beau, plus durables queles plaisirs sensuels en ce qu’ils sont indissociablement liés à l’exercice de l’enten-dement, mais moins universellement partagés que les plaisirs moraux à cause deleur nature intellectuelle.

Le plaisir du beau

Pour explicite qu’elle soit, cette hiérarchie des plaisirs présente néanmoinsquelques hésitations, notamment en ce qui concerne la catégorie médiane. Le plaisirdu beau, s’il n’est certes pas le plus élevé dans l’échelle de Sulzer, n’en possède pasmoins des qualités fort remarquables. Le beau est en effet présenté comme l’objetqui tout à la fois sollicite et stimule le plus intensément l’activité de l’âme. Cesqualités tiennent à deux propriétés : en amont, le beau requiert, pour être goûté, denombreuses « connaissances et un certain degré d’exercice dans l’art de raisonner »,autrement dit une familiarité avec les choses de l’esprit, qui explique aussi son carac-tère élitaire. L’aptitude à sentir le beau est inaccessible à la « foule vulgaire »20. Enaval, le beau a pour effet caractéristique de stimuler avec une intensité particulièreles facultés de l’âme, quel que soit le nom (d’ailleurs variable et peu défini) qui leurest donné : imagination, entendement, raison, etc. « Tout objet reconnu pour beaua la vertu d’exciter [la] vivacité dans l’esprit21. » Ce sont ces deux propriétés quivalent au plaisir du beau d’être qualifié de spécifiquement « intellectuel ».

Cette définition confère au plaisir du beau une place de choix dans la typologiesulzerienne. De tous les plaisirs énumérés, le plaisir du beau est en effet le plusproche de la définition même du plaisir en soi, qui – rappelons-le – consiste dans lastimulation accrue des facultés de l’esprit. Autrement dit, plus que toute autre expé-rience, celle du beau a le privilège de nous faire éprouver clairement l’essencemême de tout plaisir, à savoir cet « empressement » ou cette « impulsion » de l’âmeà « embrasser une multitude d’idées », à les relier entre elles, à les « développer »,tout en les ramenant à un « centre commun »22. Sans doute est-ce d’ailleurs cettepropriété singulière qui explique que Sulzer ait choisi d’ouvrir sa revue des plaisirspar l’analyse du sentiment du beau, paradigmatique du sentiment en général. Ondevine facilement l’incidence de ces développements sur la généalogie des œuvresde Sulzer. Ce qu’esquisse le traité de 1751-1752, c’est la fondation philosophiqued’une spécificité du sentiment de beau et, partant, la démonstration de l’intérêt decet objet pour la discipline philosophique. Par là, ce traité remplit deux fonctionsimportantes. D’une part, il fournit – comme nous l’avons déjà mentionné – lessoubassements directs de la Allgemeine Theorie der schönen Künste, ce diction-naire philosophique de l’art que Sulzer commence à rédiger peu de temps après.

20. Ursprung der Empfindungen, p. 49 ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 131 (traduction remaniée).21. Ursprung der Empfindungen, p. 38 ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 100.22. Ursprung der Empfindungen, p. 38 ; Nouvelle théorie des plaisirs, pp. 100-101.

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D’autre part, il contribue activement à l’émergence de cette science queBaumgarten vient de baptiser « esthétique ». Reste à cerner la place singulière queSulzer occupe dans ce mouvement.

Sulzer et Baumgarten

Sulzer ne cite jamais Baumgarten dans sa théorie des plaisirs de 1751-1752, demême qu’il n’y emploie jamais le mot « esthétique ». Que ce silence soit le fruit del’ignorance, on ne peut guère le supposer. Æsthetica, publiée l’année précédente parl’un des plus célèbres professeurs de philosophie du moment, ne peut être restéeinaperçue de ce lecteur avide et consciencieux qu’est Sulzer – un lecteur qui s’est enoutre donné pour public le cercle exigeant des membres de l’Académie de Berlin.Quant au mot « esthétique », il commence au même moment une si fulgurante carrièreen Allemagne qu’aucun lecteur quelque peu informé ne peut l’ignorer. Beaucoup plusvraisemblable donc est la thèse de l’omission volontaire du nom de Baumgarten ainsique du néologisme formé par celui-ci, une omission dont les raisons sont sans douteà chercher dans des divergences philosophiques profondes23.

Tout hétérodoxe que Baumgarten se soit montré sous certains aspects parrapport à ses prédécesseurs Leibniz et Wolff, il leur est resté fidèle sur un point : labeauté sensible se définit par un certain nombre de qualités propres à l’objet, quiont toutes pour point commun le caractère de « perfection » (perfection de l’ordre,de la disposition, de l’harmonie des parties, etc.)24. Ce qui, pour l’auteur d’Æsthe-tica, se joue dans l’expérience du beau, c’est la découverte de ces qualités par lafaculté sensible de connaître. Or Sulzer, nous l’avons vu, tend dès son traité de 1751-1752 à centrer davantage son analyse du plaisir de beau sur l’activité des facultés del’âme. Ce qui est déterminant pour lui dans l’expérience du beau, c’est la nature du« travail » qu’il procure à l’âme. De cette différence découle une autre, tout aussiimportante. Pour Baumgarten, la connaissance du beau est le fait d’une facultésensible, quelque équivoque que demeure le statut de cette dernière par rapportaux facultés rationnelles25. Pour Sulzer, le plaisir de beau est clairement distinct desplaisirs sensibles : il relève strictement de l’exercice des facultés intellectuelles.

Que Sulzer ait pris dès la parution d’Æsthetica la mesure de toutes ces diver-gences, rien ne permet d’en douter. S’il se contente, dans sa théorie des plaisirs de1751-1752, de signaler son désaccord avec Baumgarten par la seule omission de son

23. C’est aussi la thèse d’Anna Tumarkin, dont l’ouvrage, quoique ancien, reste une référence :A. Tumarkin, Der Ästhetiker Johann Georg Sulzer, Frauenfeld/Leipzig, 1933, pp. 104 sq. Johannes Dobaitend quant à lui à mettre davantage l’accent sur les continuités entre Sulzer et l’école leibnizo-wolffienneen général (cf. J. Dobai, Die bildenden Künste in Johann Georg Sulzers Ästhetik, Winterthur, 1978).

24. A. G. Baumgarten, Aesthetica, 2 vol., Frankfurt a. d. Oder, 1750-1758, vol. 1, §§ 18-27 ; fac-similé intégral : Hildesheim, 31986 ; reproduit in : id., Theoretische Ästhetik. Die grundlegendenAbschnitte aus der Aesthetica (1750-1758), trad. et éd. par Hans Rudolf Schweizer, latin-allemand,2e éd. revue et corrigée, Hamburg, 1988, pp. 12-17.

25. La faculté sensible se voit certes attribuer une autonomie nouvelle, mais son statut resteéquivoque : Baumgarten continue de qualifier cette faculté d’« inférieure » (A. G. Baumgarten, Aesthetica[cf. note 24], § 1).

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nom, il ne craint pas d’en faire plus explicitement mention dans la AllgemeineTheorie der schönen Künste qui paraît en 1771-1774, et ce tout particulièrementdans une notice stratégique : l’entrée « Esthétique ». Certes, l’article n’est pas toutentier critique. Sulzer est prêt à reconnaître à ce philosophe « perspicace » d’impor-tants mérites. Celui, tout d’abord, d’avoir « le premier osé développer sur la base deprincipes philosophiques toute la philosophie des beaux-arts, à laquelle il a donnéle nom d’esthétique »26. Autrement dit, Baumgarten a su faire entrer les beaux-artsde plein droit dans le corps des sujets philosophiques et il a même créé pour euxune discipline spécifique – tous bénéfices qui sont encore soulignés dans l’article« Künste ; Schöne Künste »27. Par ailleurs, Sulzer se sent envers Baumgarten une obli-gation que l’on pourrait dire nationale : « C’est un philosophe allemand qui a lepremier entrepris d’élaborer la [théorie de la sensibilité] et d’en faire sous le nomd’esthétique une branche nouvelle des sciences philosophiques. Pour l’honneur dela nation, il faut souhaiter que cette dernière ne ternisse pas la gloire de cette inven-tion en laissant à un autre pays le soin de mener à bien le plein développement d’unescience si importante28. » Autrement dit, Baumgarten a fait de l’esthétique unescience allemande, inaugurant par là une tradition que les philosophes allemands sedoivent de cultiver : « Philosophes d’Allemagne ! C’est à vous qu’il incombe d’entrerdans ces territoires et de les travailler ! », lance-t-il dans l’article « Künstler »29.

Ces mérites reconnus, Sulzer n’hésite cependant pas à exposer ses réserves quantau contenu même de cette philosophie, et plus exactement quant aux ascendanceswolffiennes du philosophe. Baumgarten, souligne-t-il dans l’article « Ästhetik »,« présuppose la doctrine wolffienne de l’origine des sentiments agréables, origine queWolff a cru trouver dans la connaissance confuse de la perfection »30. La distance iciaffichée n’est pas fortuite. De fait, ce que Sulzer mentionne en quelques mots danscette formule, c’est bien le cœur même de son désaccord avec Baumgarten : le senti-ment agréable ne vient nullement selon lui d’une connaissance confuse de la perfec-tion. À ce point nodal d’achoppement, l’auteur de la Allgemeine Theorie ajouted’autres reproches, moins fondamentaux quant à leur portée philosophique, maisplus âpres dans leurs conséquences techniques. « Il faut regretter », annonce-t-il sansménagement, « que la connaissance par trop limitée [que Baumgarten avait] des artsne lui ait pas permis d’étendre sa théorie plus loin que l’éloquence et la poésie. Il estloin d’avoir décrit toutes les formes du beau. C’est pourquoi l’on doit compter l’esthé-tique parmi les sciences philosophiques encore peu élaborées »31. Sulzer ne dissimulepas ses ambitions : la Allgemeine Theorie vise à fournir une esthétique qui corrigeles erreurs de la première Æsthetica. De cette esthétique nouvelle, il livre d’ailleurs

26. AT, Art. « Aesthetik », vol. 1, p. 21.27. Sulzer revient dans l’article « Künste ; Schöne Künste » sur ce mérite. Baumgarten, note-t-il, a

ouvert dans le corps des « sciences philosophiques » un domaine nouveau : la « théorie de la sensibilité »,encore appelée « esthétique ». Si cette branche est « sans doute la plus ardue de la philosophie », elle estaussi l’une des plus « importantes », car « c’est par elle que la philosophie apprendra le moyen de dominertotalement l’homme » (AT, Art. « Künste ; Schöne Künste », vol. 2, p. 623).

28. AT, Art. « Künste ; Schöne Künste », vol. 2, p. 623.29. AT, Art. « Künstler », vol. 2, p. 631.30. AT, Art. « Aesthetik », vol. 1, p. 21 (mots soulignés par nous).31. Ibid.

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le plan détaillé dans l’article « Ästhetik » de son dictionnaire. La première tâche del’esthétique telle que Sulzer la conçoit sera de montrer que le « but principal » desbeaux-arts est « de guider les cœurs (Gemüth) en suscitant des sentiments agréableset désagréables ». Ensuite, elle devra « déduire l’origine de tous les sentiments agréa-bles et désagréables de la nature de l’âme (Seele) ». Dans un troisième temps, il faudra« exposer les diverses classes d’objets agréables et désagréables et déterminer leurseffets sur le cœur (Gemüth) » – toutes tâches qu’il réserve à divers articles, parmilesquels notamment les notices « Künste ; Schöne Künste » et « Empfindung ». Lerapport polémique à Baumgarten se lit bien sûr dans le contenu des entrées en ques-tion, comme par exemple dans la présentation du rôle majeur de l’« âme » pour lagenèse de l’« Empfindung ». Mais il se remarque aussi à certains détails formels.Comme Baumgarten, Sulzer envisage de scinder son « Esthétique » en deux parties,l’une théorique, l’autre pratique32. Et le titre qu’il donne à son dictionnaire, Allge-meine Theorie der schönen Künste, rappelle curieusement le sous-titre d’Æsthetica,sive theoria liberalium artium.

La part des sens

Mais la singularité de Sulzer dans le mouvement esthétique du milieu de siècle netient pas seulement aux correctifs qu’il entend apporter à Wolff et Baumgarten. Elleest également due au rapport que l’essai de 1751-1752 postule entre l’âme et lesorganes sensoriels dans les plaisirs des sens – un rapport qui laisse supposer, pourl’analyse des sensations, une influence autre que celle de la tradition leibnizienne.Soulignons tout d’abord que, deux décennies plus tard, dans un essai sur les qualitésde l’âme de 1771, Sulzer a cru bon de souligner fermement son refus des conceptionsmatérialistes de l’âme33. Si cette mise au point est devenue nécessaire, c’est que letraité des plaisirs de 1751-1752, et tout particulièrement la partie consacrée aux plai-sirs des sens, laisse incontestablement planer quelque doute sur sa position. Pour leSulzer de 1751-1752, les organes des sens exercent une influence décisive sur l’acti-vité de l’âme dans le domaine des sensations : par les « impressions » qu’ils reçoivent,ils sont capables d’« exciter ou de produire » des sentiments de plaisir et de déplaisirdans l’esprit, au même titre que les représentations peuvent y susciter des plaisirsintellectuels ou encore que les vertus sont à l’origine de plaisirs moraux. Or cetteaction des organes sensoriels ne peut s’expliquer sans un examen précis de leursinstruments, les nerfs, qui assurent la transmission effective des sensations et par là lelien de l’âme et du corps.

Je dis donc que toute sensation [sinnliche Empfindung] est causée par quelquemouvement des nerfs du corps, et je pose pour principe : que l’âme n’a point de sensa-tion, sans un mouvement analogue dans les nerfs sensibles. Et pour ne rien laisser

32. Ibid.33. J. G. Sulzer, Gedanken über einige Eigenschaften der Seele, in sofern sie mit den Eigens-

chaften der Materie eine Aehnlichkeit haben, zur Prüfung des Systems des Materialismus, in :Vermischte philosophische Schriften, pp. 348-376.

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d’obscur sur ce principe, je m’explique sur ce terme d’analogue. Cela signifie donc,1°. Que la vivacité ou la force de la sensation dans l’âme est toujours proportionnée àla puissance du mouvement dans les nerfs ; 2°. Que cette sensation doit être aussivariée et composée que l’est ce mouvement des nerfs, de sorte que la moindre diffé-rence qui distingue telle affection d’un sens de telle autre doit produire une différenceproportionnée dans les sensations de l’âme34.

Comme l’a remarqué Wolfgang Proß, l’influence de l’école psycho-physiologiquede Halle – tout particulièrement de Georg Ernst Stahl (1660-1734) et de sessuccesseurs, Daniel Georg Coschwitz (1679-1729) et Johann Gottlob Krüger(1715-1759) – peut être ici supposée35. Ce que Sulzer esquisse en effet, c’est unepsycho-physiologie du sentir dans laquelle les nerfs, véhicules des sensations, assu-rent le lien direct entre la matière et l’esprit. De cette psycho-physiologie, l’essai de1751-1752 livre une typologie assez complète. Il existe des nerfs subtils, qui, tels lenerf optique, se laissent affecter par des « matières » subtiles comme la lumière etdonnent naissance à des plaisirs subtils, comme celui « que nous causent lescouleurs de l’arc-en-ciel ». À l’inverse, il existe des nerfs « grossiers » qui, tels lesnerfs tactiles, ne sont sensibles qu’à la matière la plus grossière et causent les plaisirsou les déplaisirs les plus violents36. Mais la sensation ne dépend pas seulement de lanature du nerf excité. Elle varie aussi en fonction d’une mécanique propre auximpulsions nerveuses : « toute sensation totale est composée d’un grand nombre desensations momentanées », autrement dit d’une « infinité d’impulsions » qui sesuccèdent avec une rapidité si grande que nous n’en percevons pas les intervalles37.C’est de la nature de cette succession – de son intensité, de sa fréquence et de sarégularité – que dépend la nature de la sensation éprouvée, plaisir ou déplaisir.

Toutes ces réflexions ne valent bien sûr que pour la catégorie précise des« plaisirs des sens », que Sulzer distingue, comme nous l’avons vu, des plaisirs intel-lectuels ou des plaisirs moraux. Néanmoins, à de nombreux endroits de sa démons-tration, des passerelles sont jetées entre ces diverses classes. Le plaisir du beau enfournit un exemple particulièrement éloquent. Tout « intellectuel » qu’il soit, ceplaisir peut également trouver son origine dans les sens, ou plus exactement dansune certaine qualité de transmission nerveuse. Ainsi, des impulsions nerveuses régu-lières et ordonnées – tant en fréquence qu’en intensité – susciteront le sentiment dela beauté, tandis qu’une succession irrégulière ne pourra qu’être désagréable, c’est-à-dire incompatible avec ce sentiment38. Dans ce cadre psycho-physiologique, Sulzeresquisse, en s’appuyant notamment sur des travaux d’optique ou d’acoustique, une

34. Ursprung der Empfindungen, p. 54 ; Nouvelle théorie des plaisirs, pp. 146-147 (traductionremaniée).

35. Wolfgang Proß, « Meine einzige Absicht ist, etwas mehr Licht über die Physik der Seele zuverbreiten » : Johann Georg Sulzer (1720-1779), in : Helvetien und Deutschland. Kulturelle Bezie-hungen zwischen der Schweiz und Deutschmand in der Zeit von 1770-1830, éd. par Hellmut Thomkeet al., Amsterdam 1994, pp. 133-148.

36. Ursprung der Empfindungen, pp. 55-56 ; Nouvelle théorie des plaisirs, pp. 149-150.37. Ursprung der Empfindungen, p. 58 ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 156.38. Ursprung der Empfindungen, p. 64 sq. ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 173 sq.

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véritable physique du sentiment de beau, dans laquelle il cherche à dégagerquelques lois constantes :

Il me semble que l’âme doit préférer une succession plus rapide à une autre qui leserait moins, parce que son activité naturelle y trouve mieux son compte en ce qu’elleest plus vivement exercée. Or, comme je l’ai montré dans la première partie, c’est decette activité que naît tout agrément. De cette manière, il me semble que nous devonspréférer un ton aigu à un ton bas, une couleur vive à une couleur douce. Il faut toutefoisque cette vitesse ait ses bornes, au-delà desquelles elle cesserait de nous être agréable.[…] Selon ces remarques il y aurait par exemple dans la musique une certaine étenduede tons accommodée à nos tempéraments, de sorte que tous les tons plus hauts ou plusbas nous seraient toujours désagréables39.

Mesurant sans doute les implications potentielles d’une telle lecture psycho-physiologique, Sulzer a tenu à réaffirmer discrètement ses préférences philoso-phiques à quelques endroits de sa démonstration : limitée aux plaisirs sensoriels, unetelle analyse ne contredit en rien son attachement au principe d’immatérialité del’âme, c’est-à-dire son refus des théories matérialistes40. Il n’en demeure pas moins quecette esquisse d’une psycho-physiologie des plaisirs sensoriels lui confère une placetout à fait singulière dans le contexte philosophique de 1750 – une place qui lui ad’ailleurs valu l’attention et l’admiration de certains lecteurs. Dans le Viertes Wäld-chen (Quatrième Sylve critique), rédigé en 1769 mais publié pour la première fois auXIXe siècle, Herder lui rend un vibrant hommage : « La Théorie des sentiments deSulzer […] représente un petit monument en Allemagne, un monument enfoui sousquantité de décombres esthétiques, un monument digne de la main d’un Leibniz oud’un Wolff 41. » Que Herder érige Sulzer en père d’une « esthétique à venir » nesurprend pas davantage lorsque l’on considère ses propres travaux en la matière, ettout spécialement sa Plastik de 1778 (Plastique). C’est en effet dans le sillage de lapsycho-physiologie sulzerienne que s’inscrit le projet herderien d’une esthétique« d’en bas », pour reprendre l’expression de Gustav Theodor Fechner, c’est-à-dired’une esthétique qui parte de la spécificité de chacun des organes sensoriels pourcomprendre la différence des arts (toucher et sculpture, vision et peinture, etc.).

Dans l’Allemagne du milieu de siècle, Sulzer apparaît ainsi comme le représen-tant d’une conception spécifique de l’esthétique, une conception qui, comme il lerappelle d’ailleurs au seuil de la notice « Ästhetik » de son dictionnaire, reste fidèleà la signification étymologique du mot : « ESTHÉTIQUE, (Beaux-Arts.). […] Ce motsignifie en vérité science des sentiments [Empfindungen], qui sont appelés dans lalangue grecque aistheses42. » L’explication étymologique sonne comme un

39. Ursprung der Empfindungen, pp. 65-66 ; Nouvelle théorie des plaisirs, pp. 176-178 (traductionremaniée).

40. Ursprung der Empfindungen, p. 5 ; Nouvelle théorie des plaisirs, p. 12.41. J. G. Herder, Kritische Wälder. Viertes Wäldchen, in : J. G. Herder, Werke, vol. 2, éd. par W. Proß,

Munich/Vienne, 1987, p. 189. Pour le rapport de Herder à Sulzer, cf. W. Proß, « Herder und die Anthropo-logie der Aufklärung (Nachwort) », in : ibid., pp. 1128-1229, ici pp. 1187-1191 ; W. Proß, « Meine einzigeAbsicht ist, etwas mehr Licht über die Physik der Seele zu verbreiten » : Johann Georg Sulzer (cf. note 35).

42. AT, Art. « Aesthetik », vol. 1, p. 20 (expression soulignée par nous).

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programme et un avertissement : c’est à cette définition littérale de l’esthétiquecomme science du sentir qu’il faut retourner pour bâtir une discipline véritablementdigne de ce nom.

La réception de Sulzer en France

Ce parti pris explique peut-être l’intérêt privilégié que les cercles intellectuelsfrançais portent aux travaux de Sulzer durant la seconde moitié du XVIIIe siècle – unintérêt assez exceptionnel pour la période. Jusqu’en 1800 au moins, la « sciencephilosophique » récemment baptisée « esthétique » en Allemagne se heurte à de puis-santes résistances en France43. Quelques noms échappent néanmoins à cette oblitéra-tion, parmi lesquels celui de Sulzer. Dès le début des années 1760, le Journal étranger– alors dirigé par l’abbé François Arnaud – lui témoigne un intérêt marqué. En 1761,il publie une traduction française du prospectus de la Allgemeine Theorie, dans lequelSulzer se propose « rien moins que de poser les premiers fondements solides d’uneAesthétique parfaite44 ». La même année, un collaborateur du Journal, Georg AdamJunker, publie une liste des douze « critiques » les plus marquants de l’Allemagne dumoment, où Sulzer fait figure avec Mendelssohn de favori, loin devant Bodmer,Breitinger, Baumgarten ou Lessing45. Conscient de cette faveur, Sulzer nourritd’ailleurs le projet de faire traduire sa Allgemeine Theorie en français. Mais l’entre-prise éditoriale avorte en raison des difficultés financières de l’éditeur pressenti46. Lesannées 1770 confirment ce mouvement d’intérêt pour Sulzer. Le Supplément à l’Ency-clopédie, qui paraît à partir de 1776, emprunte à la Allgemeine Theorie 76 noticestouchant aux arts – parmi lesquelles des entrées aussi importantes que « Beaux-arts »,

43. Ce refus se remarque par exemple à la réception très limitée d’ouvrages tenus pour fondamen-taux outre-Rhin. Æsthetica de Baumgarten, ouvrage écrit dans un latin difficile, reste quasiment ignorée desauteurs français du XVIIIe siècle. Ces résistances se lisent jusque dans l’histoire française du mot« esthétique » : considéré comme inutile ou incompréhensible, il ne parvient pas à s’implanter(cf. É. Décultot, « Ästhetik/esthétique. Étapes d’une naturalisation (1750-1840) », in : Revue de Métaphy-sique et de Morale, 2002, 2, juin, pp. 157-178).

44. J. G. Sulzer, Lettre de M. Sulzer à un de ses amis où il expose le plan de son Dictionnaire surles Arts et les Sciences avec la différence qui se trouvera entre son ouvrage et le manuel-lexique sur lesarts et les sciences de M. le professeur Gottsched, in : Journal étranger, juin 1761, pp. 37-54, p. 49.Cf. également, ibid., p. 43 : « Par là non seulement j’ouvrirai aux philosophes un vaste champ à denouvelles recherches psycho-logiques [sic], mais encore je mettrai les critiques en état de porter lathéorie du goût à une certitude qui approchera la certitude mathématique. Ce que Leibniz avait espéréde ses principes de métaphysique relativement à la morale, je compte l’obtenir de mes recherches rela-tivement au goût. M. Gottsched n’a pas jugé à propos de porter ses regards aussi loin ». Pour l’allusionà Gottsched, cf. J. C. Gottsched, Handlexicon oder kurzgefaßtes Wörterbuch der schönen Wissen-schaften und freyen Künste. Zum Gebrauch der Liebhaber derselben, Leipzig, 1760.

45. Anonyme [= G. A. Junker], Essai sur la poésie allemande, in : Journal étranger,septembre 1761, pp. 95-148, ici pp. 107-110 ; réédité in : Anonyme [= G. A. Junker], Nouveauxprincipes de la langue allemande, Paris 1762, pp. XXVII-LX, ici pp. XXXV-XXXVII.

46. Lawrence Kerslake, « Johann Georg Sulzer and the Supplement of the Encyclopédie », in :Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. 148, Oxford, 1976, pp. 225-247 ; D. Thiébault,Frédéric-Le-Grand, sa famille, sa cour, son gouvernement, son académie […] ou mes souvenirs devingt ans de séjour à Berlin, 4e édition, éd. par son fils le baron Thiébault, vol. 5, Paris, 1827, pp. 48-49.

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« Comédie », « Esthétique », « Nature » ou « Poésie »47. Quant à l’Encyclopédied’Yverdon, qui paraît dans les mêmes années, elle puise elle aussi largement à cettesource48. Que ces divers cercles choisissent de traduire Sulzer n’est nullement fortuit.Tout d’abord, la Allgemeine Theorie présente l’avantage d’être un ouvrage clair, péda-gogique dans sa conception et adéquat par sa forme même à l’entreprise lexicogra-phique française. Mais l’intérêt pour les travaux de Sulzer tient aussi à des raisonsphilosophiques profondes, qui ressortissent à sa conception même de l’esthétique.Dans son examen des plaisirs des sens comme dans sa définition générale de l’esthé-tique, Sulzer ménage un rôle central à l’analyse du sentiment du beau, et tout spécia-lement aux mécanismes sensibles et intellectuels qui font naître ce sentiment. Nuldoute que ce parti pris, très présent dans l’article « Ästhetik », ait séduit les encyclopé-distes français, rompus aux doctrines de la sensation. Notons d’ailleurs que ce traits’est trouvé accentué dans la transposition française de la notice qui paraît en 1776dans le Supplément à l’Encyclopédie :

ESTHÉTIQUE, (Beaux-Arts.). Terme nouveau, inventé pour désigner une science quin’a été réduite en forme que depuis peu d’années. C’est la philosophie des beaux-arts,ou la science de déduire de la nature du goût la théorie générale, et les règles fondamen-tales des beaux-arts. Ce mot est pris du terme grec aisthesis, qui signifie le sentiment.Ainsi l’esthétique est proprement la science des sentiments. Le grand but des beaux-arts est d’exciter un vif sentiment du vrai et du bon (Voyez BEAUX-ARTS, dans ce Supplé-ment). Il faut donc que leur théorie soit fondée sur celle des sentiments et des notionsconfuses que nous acquerrons à l’aide des sens49.

Ce dernier segment de phrase (« que nous acquerrons à l’aide des sens ») n’estpas dans l’original allemand50.

47. Cf. Lawrence Kerslake, « Johann Georg Sulzer and the Supplement of the Encyclopédie »(cf. note 46). Notons cependant que seules trois notices sont explicitement attribuées à Sulzer dans cedictionnaire (« Mesure », « Récitatif » et « Rythme »).

48. Cf. Alain Cernuschi, L’Encyclopédie d’Yverdon (1770-1780). Notes sur une refonte et quel-ques-unes de ses procédures, in : Das achtzehnte Jahrhundert, 1998, n° 22/1, pp. 102-113, notammentp. 104 ; Jean Daniel Candaux, Alain Cernuschi, Clorinda Donato, Jens Häseler, éd., L’Encyclopédied’Yverdon et sa résonance européenne. Contextes, contenus, continuités, Genève, 2005.

49. J. G. Sulzer, Art. « Esthétique », in : Supplément à l’Encyclopédie, vol. 2, Amsterdam, 1776,pp. 872-873, ici p. 872 (phrase soulignée par nous).

50. Voici l’original allemand : « Aesthetik – Die Philosophie der schönen Künste, oder dieWissenschaft, welche sowol die allgemeine Theorie, als die Regeln der schönen Künste aus der Naturdes Geschmaks herleitet. Das Wort bedeutet eigentlich die Wissenschaft der Empfindungen, welche inder griechischen Sprache aistheses genennet werden. Die Hauptabsicht der schönen Künste geht aufdie Erwekung eines lebhaften Gefühls des Wahren und des Guten, also muß die Theorie derselben aufdie Theorie der undeutlichen Erkenntnis und der Empfindungen gegründet seyn » (AT, Art.« Aesthetik », vol. 1, p. 20). L’Encyclopédie d’Yverdon donne du même passage une traduction plusproche de la version allemande : « Aesthétique (N), s. f., philosophie des beaux-arts, ou science qui tire,tant la théorie générale que les règles des beaux-arts, de la nature du goût. Cette dénomination a éténouvellement introduite par les philosophes d’Allemagne ; elle signifie, suivant son étymologie,sciences des sentiments, du grec aisthesis. Le but principal des beaux-arts est d’exciter le sentiment vifdu vrai et du bon : ainsi il faut que sa théorie soit fondée sur celle des notions confuses et dessentiments » ([J. G. Sulzer], Art. « Aesthétique », in : Encyclopédie, éd. par F. B. de Felice, Supplément,vol. 1, Yverdon, 1775, pp. 128-131, ici p. 128).

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Après cette présentation retouchée, toutes les conditions semblaient réunies pourque l’esthétique, dans sa version sulzerienne, s’implantât assez facilement en France encette seconde moitié du XVIIIe siècle. Défini par l’auteur comme une science complètedes sentiments, élargi par le traducteur au domaine spécifique des sens, ce conceptd’esthétique avait de fortes chances d’attirer un public français lui-même familier desdoctrines du sentir. Pourtant il n’en fut rien. Cette notice – ainsi que celle de l’Encyclo-pédie d’Yverdon – demeura quasiment sans écho. Dans la partie de l’EncyclopédieMéthodique consacrée aux beaux-arts – un ouvrage qui entendait réorganiser de façonthématique les articles de l’Encyclopédie et de son Supplément –, Claude Henri Wateletet Pierre Charles Lévesque ne jugèrent pas opportun de conserver l’entrée en 178851.Le mot « esthétique », de toute évidence, ne paraissait pas utile à l’aube du XIXe siècle.En 1799, Charles de Villers dresse le bilan de cette naturalisation manquée : « Diderota voulu introduire dans l’Encyclopédie ce terme d’Esthétique52, mais cela n’a pas pris.Comme nous n’avons sur les principes du goût que des ouvrages fragmentaires et unedoctrine éclectique, que ces principes ne sont point encore rédigés en un code certainet suivant une méthode vraiment scientifique, il est évident que nous n’avons pointencore d’Esthétique, et que le mot ne pouvait rester là où la chose manquait53. »

Décrite par un Suisse germanophone installé à Berlin, l’esthétique resteralongtemps encore en France une science étrangère.

** *

La théorie des plaisirs de 1751-1752 présente donc une originalité indéniable dansle contexte allemand du milieu du XVIIIe siècle. Il serait néanmoins erroné – et bienéloigné de notre propos – de faire de ce texte une lecture univoque et linéaire, unelecture qui, pour ne souligner que les aspects les plus saillants, finirait par passer sesautres dimensions sous silence. Il convient de rappeler en conclusion que, par sa struc-ture tripartite même, la classification des plaisirs proposée par Sulzer permet à l’auteurde recourir pour chaque type de plaisir analysé (plaisir moral, plaisir intellectuel et plaisirsensoriel) à des outils et des traditions philosophiques très variés, voire contradictoires.C’est cette déroutante pluralité qui explique aussi l’extrême variété des lectures qui ontété faites de Sulzer dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. Celui qui fut pour Herderle précurseur d’une science véritable du sentir fut au même moment présenté parGoethe comme le père d’une conception moralisatrice et insensible de l’art54.

51. Claude Henri Watelet et Pierre Charles Lévesque, Encyclopédie méthodique. Beaux-Arts,2 vol., Paris, 1788-1791 (avec un vol. de planches, Paris, 1805).

52. C. de Villers fait ici allusion aux deux articles « Esthétique » parus dans les avatars de l’Ency-clopédie en 1775 et 1776 (cf. notes 49 et 50) – articles dont il attribue par erreur l’initiative à Diderot.

53. C. de Villers, Considérations sur l’état actuel de la littérature allemande par un Français, in :Le spectateur du nord, vol. 12, oct. 1799, pp. 1-54, ici, p. 42 (note).

54. Johann Wolfgang Goethe, Compte rendu de : J. G. Sulzer, Die schönen Künste in ihremUrsprung, ihrer wahren Natur und besten Anwendung, Leipzig, 1772, in : Frankfurter gelehrteAnzeigen, 101, 18 déc. 1772, pp. 801-807, reproduit in : J. W. Goethe, Goethes Werke, 4 sections,133 vol., Weimar, 1887-1919, vol. I/37, pp. 206-214, ici p. 206. Traduction française : Goethe, Lesbeaux-arts, in : Id., Écrits sur l’art, trad. et éd. par Jean-Marie Schaeffer, avec une introduction deTzvetan Todorov, Paris, 1996 (1re éd. : Paris, 1983), pp. 87-94.

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