Principes de Metaphysique t1

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Très intéressante théorie philosophique et psychologique de Paul Janet tome 1

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  • Paul JANET[1823-1899]

    PHILOSOPHE, MEMBRE DE LINSTITUT

    (1897)

    Principes de mtaphysiqueet de psychologie.

    Leons professes la Facult des Lettres de Paris 1888-1894

    TOME PREMIER

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    Paul JANET

    PRINCIPES DE MTAPHYSIQUE ET DE PSYCHOLOGIE.Leons professes la Facult des Lettres de Paris 1888-1894. TOME PREMIER.

    Paris : Librairie Ch. Delagrave, 1897, 650 pp.

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    Paul JANETPHILOSOPHE, MEMBRE DE LINSTITUT

    PRINCIPES DE MTAPHYSIQUE ETDE PSYCHOLOGIE.

    Leons professes la Facult des Lettres de Paris 1888-1894 .TOME PREMIER.

    Paris : Librairie Ch. Delagrave, 1897, 650 pp.

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    Note pour la version numrique : la pagination correspondant l'dition d'origine est indique entre crochets dans le texte.

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    [649]

    Table des matires

    Prface [v]

    INTRODUCTION LA SCIENCE PHILOSOPHIQUE [1]

    Leon I. La philosophie est-elle une science ? [3]

    Leon II. De quelques dfinitions rcentes de la philosophie [24]

    Leon III. Du criterium en philosophie [41]

    Leon IV. Explication sur la leon prcdente [59]

    Leon V. La science et la croyance en philosophie [68]

    Leon VI. Classification des sciences [96]

    I. Classification d'Aristote [96]

    II. Classification de Bacon [99]

    III. Classification d'Ampre [102]

    IV. Classification d'Auguste Comte [106]

    V. Classification d'Herbert Spencer [113]

    Leon VII. Classification des sciences (suite) [118]

    Leon VIII. Objet de la philosophie : 1 La science des faits de conscience, lapsychologie [130]

    Leon IX. Suite de la discussion sur l'objet de la psychologie [153]

    Leon X. Objet de la philosophie (suite) : 2 Les sciences mtaphysiques[169]

    Leon XI. Unit de la philosophie [179]

    Leon XII et XIII. Des rapports de la philosophie et de la thologie [193]

    Leon XIV. Rapports de la philosophie et des sciences. Examen du positi-visme [225]

  • Paul Janet, Principes de mtaphysique et de psychologie Tome I. (1897) 7

    Leon XV. Rapports de la philosophie et des sciences (suite). [236]

    Leon XVI. Rapports de la philosophie et de l'histoire [245]

    Leon XVII. Les rapports de la philosophie et de la gographie [253]

    Leon XVIII. Suite des rapports de la philosophie et de la gographie [265]

    Leon XIX. Rapports de la philosophie avec la littrature [279]

    Leon XX. Rapports de la philosophie et de la politique [290]

    LIVRE PREMIER. - L'ESPRIT [303]

    Leon I. De la responsabilit philosophique, propos du Disciple, de M. PaulBourget [305]

    I. Le roman [306]

    II. Le problme [307]

    Leon II. L'homme pense [328]

    Leon III. Le matrialisme et la dignit de la pense [341]

    Leon IV. La conscience [350]

    Leon V. Conscience et raison pure [360]

    Leon VI. Le cerveau et la pense [371]

    Leon VII. L'attention [385]

    Leon VIII. L'imagination cratrice [406]

    Leon IX. L'union de l'me et du corps. Le sens du corps. La localisationdes sensations [421]

    LIVRE DEUXIME. LES PASSIONS [447]

    Leon I. Le fond commun des phnomnes psychologiques. La sensibilitphysique [449]

    Leon II. I. La question des penchants. II. Y a-t-il quelque chose d'actifdans la sensibilit [472]

    Leon III. Innit des penchants [485]

    Leon IV. Classification des motions [499]

    Leon V. Des passions en gnral [510]

    Leon VI. Analyse des passions [252]

  • Paul Janet, Principes de mtaphysique et de psychologie Tome I. (1897) 8

    Leon VII. Analyse des passions (suite) [536]

    Leon VIII. La mcanique des passions. Spinoza [547]

    Leon IX. La mcanique des passions. Ch. Fourier [559]

    Leon X. Lois de relativit et de continuit [574]

    Leon XI. Lois d'association et de coalescence [586]

    I. Loi d'association [586]

    II. Loi de coalescence [592]

    Leon XII. Loi de contagion et loi du rythme [599]

    I. Loi de contagion [599]

    II. Loi du rythme [605]

    III. Loi de diffusion [610]

    Leon XIII. La loi d'volution [613]

    Leon XIV. La loi d'hrdit [624]

    Leon XV. Loi d'hrdit (suite) [636]

  • Paul Janet, Principes de mtaphysique et de psychologie Tome I. (1897) 9

    [V]

    PRINCIPES DE MTAPHYSIQUE ET DE PSYCHOLOGIE.Leons professes la Facult des Lettres de Paris 1888-1894

    TOME PREMIER.

    PRFACE

    Retour la table des matires

    Lorsque nous avons publi, en 1880, notre Trait lmentaire dephilosophie, nous avions cru pouvoir promettre un cours complet etdvelopp en quatre volumes, qui aurait embrass toutes les parties dela science. Nous avions trop prsum de nos forces : ce plan, l'ex-cution, a dpass nos efforts. Nous avons d y renoncer. Nous n'avonspas voulu cependant laisser cette promesse entirement caduque, et,de ce tout que nous avions promis, nous donnons aujourd'hui aumoins une partie importante, savoir un essai de Mtaphysique mlde Psychologie et prcd d'une Introduction la science. C'est ce quifait aujourd'hui le plus dfaut dans les traits de ce genre.

    Nous ne nous sommes point plac au point de vue du criticisme,qui rgne presque exclusivement en philosophie depuis quelques an-nes ; nous ne l'avons pas ddaign cependant, et l'on en trouvera ladiscussion dans la dernire partie de notre livre ; mais on s'est renfer-m trop exclusivement dans ce point de vue. Nous avons voulu faireune mtaphysique concrte, objective, relle, [VI] ayant pour objet destres et non des ides. L'me, Dieu, le monde extrieur, la libert, telssont les objets que Descartes a dfendus dans ses Mditations, queKant a combattus dans la Dialectique transcendantale, et dont nouspersistons soutenir l'existence et la vrit. Nous avons donc exposles principes d'une philosophie dogmatique, mais dans un esprit assez

  • Paul Janet, Principes de mtaphysique et de psychologie Tome I. (1897) 10

    large pour contenir ce qu'il y a de vrai dans ce qu'on appelle assez va-guement l'idalisme.

    Ce livre est en quelque sorte, si j'ose dire, mon testament philoso-phique. ce titre, je le livre la sympathie bienveillante de mes col-lgues, de mes lves et de mes amis, et celle du public qui a bienvoulu suivre avec quelque intrt mes autres travaux.

    Il y a aujourd'hui cinquante-six ans que j'ai commenc penser.C'tait en 1840. J'entrais en philosophie. Ce fut pour moi une annedcisive. Je ne suis pas Malebranche, disait M. Cousin ; mais en en-tendant les leons de M, de La Romiguire, j'ai prouv quelque chosede semblable ce qu'prouva Malebranche en lisant pour la premirefois le Trait de l'homme. Et moi, je dirai mon tour : Je ne suis niMalebranche ni M. Cousin ; et cependant j'ai prouv aussi quelquechose de semblable en entendant les premires leons de mon matreen philosophie, le vnr M. Gibon, qui n'tait pas loquent, car il li-sait ses leons ; mais il tait grave, convaincu, d'un esprit libre et in-dpendant : je lui dois un amour de la philosophie qui n'a jamais taridepuis tant d'annes. Encore aujourd'hui, affaibli et refroidi par l'ge,j'ai conserv pour cette belle science le mme amour, la mme fer-veur, la mme foi. Quelques crises philosophiques que j'aie traverses,rien [VII] ne m'a dcourag. Je n'ai pas eu l'oreille ferme aux nou-veauts ; elles m'ont toujours intress et souvent sduit. Je ne me suispas montr leur gard un adversaire hargneux et effray ; j'en ai prisce que j'ai pu ; mais, malgr ces concessions lgitimes, je suis restfidle aux grandes penses de la philosophie ternelle dont parleLeibniz ; et ces penses n'ont jamais cess de me paratre immortelle-ment vraies.

    Je n'ai pas seulement aim la philosophie dans son fond, mais danstoutes ses parties, dans tous ses aspects et dans toutes ses applications.Philosophie populaire, philosophie didactique, philosophie transcen-dante, morale, politique, application la littrature et aux sciences,histoire de la philosophie, j'ai touch tout, je me suis intress tout,nihil philosophicum a me alienum putavi. Cet amour de la philosophiedans son ensemble et dans son tout pourra faire pardonner ce qu'il y ad'incomplet et d'insuffisant dans chacun de mes travaux.

    Cela dit, je n'ai plus qu' abandonner son sort le livre que j'offreau public. Je dois seulement faire remarquer qu'il est sorti de mes

  • Paul Janet, Principes de mtaphysique et de psychologie Tome I. (1897) 11

    cours de la Sorbonne, dans la chaire de philosophie o j'ai eu l'hon-neur de succder mon ami, le si regrett M. Caro. J'ai cru devoirconserver ces leons leur forme primitive, avec les imperfectionsqu'elle entrane, le nglig, les lacunes, les rptitions ; la refonte sousforme de livre et exig un travail dont je n'tais plus capable ; peut-tre mme ces leons intresseront-elles plus sous la forme libre etvarie de l'enseignement ; enfin j'ai voulu rester professeur devant lepublic qui lit, comme je l'avais t si longtemps devant le [VIII] publicqui coute. Et maintenant, il faut que je me spare de ces pages o j'aimis le meilleur de ma pense. Puissent-elles, dans le monde troubl onous vivons, procurer ceux qui les liront le mme calme et la mmesatisfaction d'esprit que j'ai toujours trouvs dans la doctrine dont ellessont la trop imparfaite expression !

    Octobre 1896.

  • Paul Janet, Principes de mtaphysique et de psychologie Tome I. (1897) 12

    [1]

    PRINCIPES DE MTAPHYSIQUE ET DE PSYCHOLOGIE.Leons professes la Facult des Lettres de Paris 1888-1894

    TOME PREMIER.

    INTRODUCTION LA SCIENCE

    PHILOSOPHIQUE

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    [2]

  • Paul Janet, Principes de mtaphysique et de psychologie Tome I. (1897) 13

    [3]

    Introduction la science philosophique

    Leon ILA PHILOSOPHIE EST-ELLE

    UNE SCIENCE ?

    Retour la table des matires

    Messieurs,Ce n'est pas sans intention que nous avons donn pour litre ces

    tudes : Introduction la science philosophique. Notre objet en effetest d'tablir, s'il est possible, que la philosophie est une science, et dela traiter comme elle. C'est donc l la premire question qui se pr-sente nous. Rien de plus contest la philosophie que le droit des'appeler science. On n'en nie pas l'existence ; qu'elle s'appelle commeelle voudra ; mais science, non pas. Que devons-nous penser de cedbat ?

    Cette question, de la manire dont elle est pose d'ordinaire, neprsente pas un grand intrt ; car elle n'est gure autre chose qu'unequestion de mots. On prend pour type tel ou tel ordre de sciences, eten particulier les plus rigoureuses de toutes ; on en tire une dfinitionde la science, et tout ce qui ne correspond pas ce type est exclu decette dnomination. Par exemple, l'on convient que le caractre essen-tiel de la science est l'emploi de l'exprimentation et du calcul ; par l,toutes les sciences morales, qui n'ont pas, ou qui n'ont que trs impar-faitement ces deux mthodes leur disposition, ne sont pas dessciences. Ainsi, la jurisprudence, l'conomie [4] politique, l'histoire,

  • Paul Janet, Principes de mtaphysique et de psychologie Tome I. (1897) 14

    ne s'ont pas des sciences. En ce sens, il est trop vident que la philo-sophie n'en est pas une. Mais, prendre ce type la rigueur, ce ne se-raient pas seulement les sciences morales, ce seraient en grande partieles sciences naturelles, et mme la physiologie, qui devraient tre li-mines du rang des sciences : car si cette dernire a commenc, dansnotre sicle, employer sur une vaste chelle la mthode exprimen-tale, elle est encore plus loin de pouvoir faire usage du calcul. plusforte raison, la mdecine ne sera-t-elle pas une science, tant elle com-porte encore d'empirisme et d'alatoire. Si, au contraire, on largit lesens du mot science pour y faire rentrer les sciences naturelles et m-dicales, pourquoi ne pas l'largir plus encore pour y faire rentrer lessciences morales et avec elles la philosophie ? Et, aprs tout, qu'im-porte que l'on tende ou que l'on rtrcisse le sens d'un mot ! Leschoses ne restent-elles pas ce qu'elles sont, de quelque manire qu'onles appelle ? Que l'on nomme la philosophie de tel nom qu'on voudra,qu'on l'appelle une tude, une recherche, un exercice, une applicationde l'esprit, elle est ce qu'elle est ; et on ne lui donnera pas plus de cer-titude en l'appelant du nom de science, qu'on ne diminuera ce qu'ellepeut avoir de solidit, en lui refusant ce nom.

    Abandonnons donc cette premire manire de poser la question.Laissons les mots pour passer aux choses.

    Dans un sens vraiment philosophique, il n'y a qu'un cas o l'onpeut dire d'une prtendue science qu'elle n'est pas une science. C'estlorsqu'elle s'occupe d'un objet qui n'existe pas. Par exemple, il y a unescience qui a dur pendant une srie innombrable de sicles, et que laraison moderne a dfinitivement limine : c'est l'astrologie judiciaire.Pourquoi ? C'est que l'astrologie judiciaire s'occupait d'un objet quin'avait aucun fondement dans la ralit. Quel tait cet objet ? C'tait lerapport du mouvement des astres avec les destines humaines. Or iln'y a aucune espce de rapport de ce genre. Ces rapports taient fictifs,fortuits, imagins par les astrologues, plus ou moins dupes de leurpropre science. Mais l [5] o il n'y a rien de rel, il n'y a rien tu-dier, rien savoir, par consquent pas de science. Ce n'est plus ici unequestion de mots : c'est une question de choses. En est-il de mme dela philosophie ?

    On peut dire tout ce qu'on voudra de la philosophie : qu'elle est unescience obscure, arbitraire, conjecturale, dvore par des divisions in-testines, immobile et rditant sans cesse les mmes systmes (tout

  • Paul Janet, Principes de mtaphysique et de psychologie Tome I. (1897) 15

    cela est examiner) ; mais ce qu'on ne peut pas dire, c'est que son ob-jet n'existe pas, qu'elle ne porte pas sur des problmes rels. On peuttrouver telle ou telle solution chimrique ; on ne peut pas dire que laquestion soit chimrique. C'est une question chimrique de se deman-der quelle est l'influence d'une comte sur les vnements de notreplante ; mais on ne peut pas dire que ce soit une question chimriquede se demander si le monde a commenc ou n'a pas commenc ; car ilfaut bien que ce soit l'un ou l'autre. Peut-tre est-ce une question inso-luble, mais, insoluble ou non, c'est une question. Il faut ou que lemonde ait commenc ou qu'il n'ait pas commenc, que l'homme soitlibre ou qu'il ne le soit pas, que l'univers soit l'uvre d'une cause intel-ligente ou qu'il subsiste par lui-mme ; et lors mme que l'on croiraitpouvoir chapper ces antinomies par la solution critique de Kant,encore faut-il que ces questions soient poses pour rendre possiblecette solution. En un mot, il y a l des questions relles, et tant qu'il yaura une raison humaine, ces questions seront poses ; et il y aura unescience qui les posera et qui, avec plus ou moins de succs, essayerade les rsoudre.

    Ainsi, quand mme toute solution serait douteuse, quand mmetoute solution serait dmontre impossible, la philosophie existeraitencore et devrait exister ce titre, qu'elle est au moins ceci, savoirune science de problmes. Il ne faut pas croire que cela ne soit rien.C'est en effet un des caractres distinctifs de l'esprit humain d'tre ca-pable de poser des questions. Les animaux ne le font pas. On a dfinil'homme de bien des manires : un animal raisonnable, un [6] animalqui rit, animal risibile. On peut le dfinir aussi un animal qui fait desquestions, animal qustionale. Rflchir sur les origines, tendre sesvues au del du temps et du lieu prsent jusqu'au temps et l'espacesans bornes, remonter de cause en cause, chercher le secret de la vie etde la mort, c'est ce dont l'homme est seul capable. Le jour o de telsproblmes naissent dans la vie d'un homme ou d'un peuple est le jourde l'avnement de l'un ou de l'autre la maturit. Admettez que cesquestions sont insolubles, encore faut-il savoir quelles sont les ques-tions insolubles ; car, parmi celles qu'on dclare telles, il pourrait y enavoir qui seraient susceptibles de solution. Il faut donc faire au moinsla table de ces problmes insolubles ; et par l mme on les poseraitencore.

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    Je me reprsente donc une science qui ne serait par un pur rien, etqui aurait pour objet la dtermination et la division des problmes.Circonscrire et diviser ce champ indtermin, tel serait son travailpropre. Elle dresserait la carte du vide ; elle serait la gographie del'inconnu. Dans une telle science, les problmes seraient poss, nu-mrs, diviss, coordonns, et subordonns suivant un plan mtho-dique. Ce ne seraient que des questions, mais des questions encha-nes d'une manire systmatique et scientifique ; une telle science se-rait toujours faire, lors mme que la science dite positive s'empare-rait elle seule de toute la matire connaissable.

    Mais maintenant devons-nous nous contenter de cette premire d-finition ? La philosophie n'est-elle qu'une science de problmes, uncatalogue mthodique de questions ? Qu'est-ce qu'une question ? C'estune proposition interrogative o un certain rapport est pos d'une ma-nire problmatique entre le sujet et l'attribut. Retranchez l'interroga-tion, il reste une solution positive dans l'interrogation elle-mme ; carla question est une solution suppose, en d'autres termes une hypo-thse. Problme et hypothse sont donc une seule et mme chose. Enposant un problme, on ne pose pas seulement une question vide,mais, sinon toujours au moins trs souvent, [7] on pose conjecturale-ment une solution possible. Lorsque l'on parle de problmes inso-lubles, on n'entend donc pas des problmes auxquels ne rpondraitaucune solution, ni certaine, ni douteuse, ni intelligible, enfin rien ;mais des problmes dont la solution possible n'est pas dmontre, ouencore qui sont susceptibles de plusieurs solutions entre lesquelles onest embarrass de choisir. Sans doute l'hypothse est accompagned'incertitude comme les problmes, mais d'une incertitude limite,renferme dans les termes d'une ou de plusieurs solutions possibles, etnon pas d'une incertitude indtermine qui serait celle d'un vide abso-lu, dans lequel il n'y aurait pas mme lieu de distinguer les problmesles uns des autres ; car, dans le vide, rien n'est distinct.

    Montrons par des exemples que les problmes de philosophie nesont autre chose que des hypothses. Demander par exemple si lemonde a commenc ou n'a pas commenc, n'est-ce pas concevoir deuxsolutions possibles du problme, deux hypothses, celle du commen-cement, celle du non-commencement ? Demander si l'homme estlibre, n'est-ce pas concevoir d'une part l'hypothse de la libert, del'autre celle du dterminisme ? Demander si l'me est immortelle,

  • Paul Janet, Principes de mtaphysique et de psychologie Tome I. (1897) 17

    n'est-ce pas concevoir l'hypothse de la vie future, ou celle de l'anan-tissement ? Tout au plus pourrait-on dire qu'il y a des questions quin'impliquent aucune solution, par exemple lorsque l'on s'interroge surla nature d'une chose, comme lorsqu'on dit : Qu'est-ce que la volon-t ? Il semble que l'on ne suppose rien par une telle question ; et ce-pendant, en ralit, demander ce que c'est que la volont, c'est deman-der si elle est ou non rductible au dsir, si elle est ou n'est pas uneaction rflexe, si elle n'est pas une affirmation de l'intelligence, etc. ;or ce sont l autant d'hypothses sur la nature de la volont. Mme lesproblmes originaux invents par les philosophes et qui ne correspon-dent pas des questions naturellement poses par tous les hommes, nesont autre chose encore que des hypothses. Lorsque Kant se demandecomment les jugements synthtiques a priori sont possibles, il [8]suppose l'existence d'une synthse a priori, conception qui a videm-ment le caractre d'une hypothse. Lorsque Hume demande d'o vientl'ide de connexion ncessaire, cette question ne s'est pose pour luique parce qu'il avait dj conu dans son esprit la possibilit de r-duire l'ide de cause ou de pouvoir une succession constante. Leproblme de la communication des substances au XVIIe sicle est nlorsque les philosophes ont commenc souponner que l'action et laraction des substances pouvaient bien n'tre autre chose que desimples concomitances d'actions simultanes.

    Il en est de mme dans l'ordre pratique. Colomb ne s'est aventur la recherche d'une terre inconnue que parce qu'il avait conu l'hypo-thse qu'il devait rencontrer l'Inde en marchant toujours vers l'ouest.Si l'on cherche le passage du ple nord, c'est parce qu'on croit lapossibilit d'une mer libre dans les environs du ple.

    Ainsi la philosophie n'est pas seulement une science de problmes,elle est quelque chose de plus ; elle est une science d'hypothses. Cen'est pas la science d'un inconnu indtermin ; c'est la science d'uninconnu dtermin. Ce qui fait l'incertitude, ce n'est pas l'absence desolution ; c'est l'absence d'un critrium entre plusieurs solutions. Nousavons donc fait un pas, notre science a un contenu : ce contenu est, sil'on veut, mobile, flottant, inconsistant ; mais ce n'est pas un pur rien.

    N'est-ce rien, en effet, qu'une hypothse ? N'est-ce rien, devant unproblme embarrassant et accablant, d'en entrevoir une solution pos-sible ? N'y a-t-il pas l une satisfaction vraiment scientifique ? Rappe-lez-vous l'tat de votre esprit lorsque vous sortez de la sance d'un ha-

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    bile prestidigitateur. Vous avez assist un tour d'adresse merveil-leux. Il vous est impossible de le comprendre. Tout ce que vous ima-ginez pour l'expliquer est inadmissible : c'est une irritation pour l'es-prit. Et cependant, dites-vous, il n'est pas sorcier. Il ne l'est pas ; maisc'est comme s'il l'tait, puisque son secret vous chappe absolument.Imaginez maintenant que vous [9] trouviez ou que l'on vous proposeune explication plausible, vraie ou fausse, mais seulement possible, etqui rentre dans les conditions ordinaires de l'exprience. Cela suffitpour vous satisfaire et calmer l'impatience de votre curiosit. Il voussuffit d'avoir une issue vos doutes, un dnouement intelligible celleintrigue ; vous tes sur que ce n'est pas de la magie. Que cette solutionou une autre soit la vraie, toujours est-il qu'il y en a une. Sans doute,vous le saviez auparavant ; mais vous le voyez bien plus clairement l'aide d'une hypothse. Si ce n'est pas la ralit, c'est au moins unsymbole qui fixe les ides, et qui par l mme tranquillise l'esprit.

    Il y a plus. Dans un certain nombre de cas, il semble que l'on soitparvenu circonscrire le nombre des hypothses possibles. Parexemple, pour ce qui concerne l'origine du monde, les anciens disaientdj : Le monde est ou l'uvre du hasard, ou l'uvre d'une ncessitaveugle, ou l'uvre d'une providence ; or ce raisonnement est en-core le mme aujourd'hui. M. Herbert Spencer, numrant de son cttoutes les hypothses possibles sur l'origine du monde, dit galementqu'il n'y en a que trois : le thisme, le panthisme et l'athisme. Voicicomme il rsume ces trois hypothses : Nous pouvons, dit-il, fairetrois suppositions intelligibles sur l'origine de l'univers : ou bien qu'ilexiste par lui-mme, ou qu'il se cre lui-mme, ou qu'il est cr parune puissance extrieure. Il ne serait pas difficile de faire cadrer cestrois explications avec les trois explications de l'antiquit. Admettonsdonc qu'il n'y ait que ces trois suppositions. N'est-ce pas savoirquelque chose que de savoir que, sur l'origine des choses, il n'y a quetrois explications possibles ? Et si l'on dit qu'il y en a une quatrime, savoir que nous n'en savons rien du tout, cette quatrime hypothserpond un autre problme : celui des limites du connaissable et del'inconnaissable. Toujours est-il que, si l'on se renferme dans lesbornes de l'esprit humain et de ses facults, on sait n'en pas douterqu'il n'y a que trois thses possibles ; et savoir cela, c'est faire acte descience.

    [10]

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    Cependant, si la philosophie se bornait soit des problmes, soit des hypothses, elle ne sortirait pas de l'incertitude. Dans le premiercas, c'est l'incertitude illimite ; dans le second cas, c'est l'incertitudelimite ; mais dans les deux cas, n'aurait-on pas le droit de dire : Unescience qui ne porte que sur l'incertain est-elle une science ? N'y a-t-ildonc rien de vrai, rien de fond, rien de dmontr en philosophie ? Si vraiment, et, pour l'tablir, il n'est pas besoin de sortir des dfini-tions prcdentes. Toute hypothse, en effet, repose sur un fait ; l'hy-pothse est douteuse, mais le fait est certain. L'hypothse de l'harmo-nie prtablie repose sur ce fait que souvent l'action et la raction ap-parentes des choses se ramnent un simple accord, c'est--dire unecorrespondance de mouvements. C'est ainsi que, dans un orchestre,deux instruments ont l'air de se rpondre l'un l'autre, qui ne s'cou-lent mme pas, et pourraient ne pas s'entendre, mais dont chacun, at-tentif la mesure, suivant sa propre partie, se trouve, grce la prci-sion du compositeur, tomber juste au point o il devrait tre s'il avaitentendu l'autre et s'il voulait lui rpondre. L'hypothse de la sympathierepose sur ce fait que nous approuvons les choses auxquelles noussympathisons. Par exemple, si quelqu'un aime la campagne et quenous l'aimions nous-mme, nous disons qu'il a raison, quoique enprincipe on ne puisse pas dire que quelqu'un ait raison parce qu'il par-tage nos gots. L'hypothse de l'utilitarisme repose sur ce fait quesouvent notre intrt concide avec notre devoir. L'hypothse des idesplatoniciennes repose sur ce fait que, dans les espces vivantes,chaque individu est conforme au type de l'espce, et semble avoir ttir d'un moule commun. L'hypothse des causes finales a pour ori-gine ce fait que les organes ressemblent des instruments prpars parl'art pour accomplir un certain effet. L'hypothse de la vie future apour base la distribution ingale du bonheur et du malheur, sans au-cune proportion avec le mrite. Ce que l'on appelle les controverses enphilosophie ne sont autre chose que des faits opposs des faits. Lesarguments, les objections, [11] les rponses, les instances, les r-pliques, toute cette artillerie de la dialectique scolastique ne sont ja-mais qu'une srie de faits exprims sous forme abstraite, et dont ils'agit d'apprcier le nombre et la signification. Inutile d'ajouterqu'indpendamment des faits qui servent aux hypothses, il y a encoreen philosophie un grand nombre de faits qui existent pour eux-mmes.Ainsi, lors mme qu'elle renoncerait ces problmes et hypothsesque Jouffroy appelait les questions ultrieures, la philosophie demeu-

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    rerait encore titre de science de faits ; et ne ft-elle, comme on dit,qu'une science descriptive, une science descriptive est encore unescience. Tout le monde sait, en effet, qu'en psychologie, en esthtique,en morale, il y a un grand nombre de faits qui ont t observs, d-crits, classs ; cela au moins est du domaine du certain ; et lors mmequ'elle ne s'lverait pas plus haut, elle se prsenterait au moins avecce caractre positif d'tre l'analyse des phnomnes de l'esprit humain.

    Maintenant ces faits leur tour ne sont-ils rien autre chose que desfaits ? N'y faut-il voir qu'une simple matire brute, sans signification,semblable ces catalogues de faits dont parle Bacon et dont il nous adonn l'exemple dans son Sylva sylvarum ? Ces faits sont-ils fortuits,isols, incohrents, sans consistance, sans gnralit, sans conditionsrgulires, en un mot sans lois ? De mme que la nature, l'esprit n'a-t-il pas aussi ses lois ? De mme que c'est une loi que les corps tendentvers le centre de la terre, n'est-ce pas aussi une loi que les hommessont attirs par le plaisir et repousss par la douleur ? Sans doute laphilosophie ne peut prtendre, comme la physique et l'astronomie, des lois mathmatiques ; mais c'est prcisment une question de sa-voir, et mme c'est la question par excellence, si les lois mathma-tiques sont des lois absolues, s'appliquant toute espce d'tres, ouseulement la matire, de telle sorte qu'imposer de telles lois toutescience c'est rsoudre a priori et sans discussion le problme fonda-mental de la philosophie. Un tel procd ne pourrait tre facilementdisculp de l'imputation de ptition de principe.

    [12]Mais ce qu'on ne peut contester la philosophie, c'est de pouvoir

    prsenter au moins des lois empiriques, ou, si vous voulez, des faitsgnraliss, qu'Aristote exige de la science pour tre science. Est-ilncessaire de rappeler tout ce que la psychologie nous apprend deslois de nos facults : par exemple, les lois de la mmoire, savoir quela rptition et la prolongation fixent le souvenir ; les lois de l'associa-tion des ides, savoir que deux ides qui se sont succd dans letemps tendent se reproduire l'une aprs l'autre ; les lois de l'habitude, savoir que l'habitude mousse la sensibilit et perfectionne l'activi-t ; les lois des passions, telles que celle-ci : toutes les passions nesont que le dsir transform ; les lois du langage, par exemple celle-cide Condillac : les langues sont des mthodes analytiques ? Nous necitons que des faits simples et bien connus, pour fixer les ides par des

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    exemples. Indpendamment de ces lois empiriques, la philosophiepeut encore faire valoir des lois rationnelles, telles que les lois du syl-logisme, celle de la proposition, de la dfinition, en un mot les loislogiques, et aussi les lois morales, qui, lors mme qu'elles pourraientavoir une origine dans l'exprience et dans la coutume, se prsententaujourd'hui avec un caractre d'autorit qu'on ne peut mconnatre etqu'il faut expliquer. On discute sans doute en philosophie sur la porteet les limites de ces lois psychologiques, logiques ou morales, commeon discute aussi dans les sciences sur les limites et la porte des loisles plus certaines. Quelques-uns aussi essayent d'y ramener toutes leslois une seule ; mais, en attendant que ces rductions soient dmon-tres, on distingue les lois mcaniques, les lois chimiques, les loisphysiques et, dans chaque ordre, les diffrentes lois les unes desautres. Pourquoi n'en serait-il pas de mme en philosophie ? Ainsi, enajoutant ce nouveau caractre au prcdent, nous aurons une dfini-tion complte, qui est celle-ci : la philosophie est une science de faitset de lois ; et comme les faits et les lois sont des vrits, c'est donc unescience de vrits ; et quand mme on ferait abstraction des solutionshypothtiques par lesquelles [13] on essaye d'enchaner ces vritssous forme de systme, ces vrits ne subsisteraient pas moins litrede fragments briss, spars, existant chacun pour soi-mme, en unmot de vrits particulires, et l'on pourrait dire que la philosophie estune science de vrits partielles, coordonnes, d'une manire plus oumoins artificielle, par ces hypothses que l'on appelle des systmes.

    Est-ce l donc si peu de chose ? La vrit a-t-elle donc si peu deprix qu'on la ddaigne, quelque degr qu'elle se prsente, parcequ'elle ne serait pas toute la vrit ? Toute science ne commence-t-ellepas par tre une science de vrits partielles ? La physique, avantd'tre arrive l'tat synthtique o elle est aujourd'hui, n'a-t-elle past longtemps une science de faits et de lois, de faits incohrents et delois isoles ? Ce sont l, la vrit, des tats provisoires et transi-toires ; mais c'est par l qu'il faut passer pour s'lever plus haut. Sup-posez maintenant une science qui, par la difficult et la complexit deses problmes, par la hauteur de son objet, ne soit encore arrive (aumoins dans sa partie positive et certaine) qu' saisir des parcelles devrit, des points de vue isols, tantt des faits, tantt des lois, et deslois tantt empiriques, tantt rationnelles : cet ensemble de vritsmme incohrentes, mais dont chacune serait solide sparment, ne

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    serait-ce pas quelque chose ? Et ainsi, ce titre au moins, savoircomme science de vrits partielles, la philosophie devrait subsister.

    Regardons-y cependant de plus prs. Les vrits que nous appelonspartielles le sont-elles vritablement ? Les vrits philosophiques nesont-elles pas enveloppes, entrelaces les unes dans les autres ? Ne secontiennent-elles pas les unes les autres ? L'tude de la plus humblesensation n'implique-t-elle pas la question de la conscience, celle del'objectivit, celle de l'espace, du temps, celle de l'activit intellec-tuelle, celle du moi, on un mot la mtaphysique tout entire ? La ques-tion de l'instinct n'implique-t-elle pas celle des limites de la cons-cience et de l'inconscience, du mcanisme et du dynamisme, [14] de lavolont et de la libert, de l'innit et de l'hrdit ? En philosophie,rien de plus difficile que la sparation des questions. Aussi rien deplus superficiel que ces thories de morale indpendante, de psycho-logie indpendante que l'on croit trs scientifiques, et qui ne sont quedes limitations conventionnelles commodes pour l'tude des ques-tions. Ainsi, dans tous les problmes philosophiques, la pluralit sup-pose l'unit ; et, tout en reconnaissant que nous ne connaissons gureque des parties, c'est cependant le tout que nous apercevons dans cha-cune des parties. D'o cette nouvelle dfinition : la philosophie est lascience partielle du tout, la science fragmentaire de l'unit.

    Maintenant ces parties de vrit peuvent leur tour tre consid-res un autre point de vue ; puisqu'elles sont dans le tout et par letout, elles ne sont pas seulement partielles, elles sont relatives au tout.Ce ne sont pas seulement des fragments, ce sont des degrs de vrit,et ce titre des acheminements vers la vrit idale. (fragments enregard de la totalit des parties spares, degrs en regard de l'unit dutout) Que l'on considre, en effet, les choses diffrents degrs deprofondeur, cette doctrine peut tre vraie un certain degr, qui ne lesera plus un degr suprieur. C'est ainsi que les hypothses qui nousparaissaient tout l'heure devoir tre exclues du rang de vrits, peu-vent y rentrer titre de vrits provisoires et relatives, reprsentant uncertain tage des conceptions de l'esprit humain. Par exemple, la doc-trine des atomes, qui peut tre fausse comme explication finale del'univers, peut tre vraie comme exprimant la premire approximationque nous puissions avoir de l'essence de la matire. C'est dans ce sensque Leibniz rpte partout que tout dans l'univers doit s'expliquer m-caniquement, mais que le mcanisme suppose la mtaphysique. On

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    peut donner beaucoup d'exemples de cette loi des tages de vrit.Ainsi, on est trs port aujourd'hui tout expliquer par l'hrdit,mme ce que nous appelions autrefois la raison pure. L'empirisme,vaincu par Kant, croit avoir pris sa revanche, et il a retrouv toutes sesprtentions grce cette merveilleuse ressource de l'hrdit, qui r-pond [15] tout. Supposons, si l'on veut, qu'il en soit ainsi. Toujoursest-il que, si les principes sont hrditaires, c'est--dire acquis dansl'espce, ils sont inns dans l'individu : car l'individu n'acquiert pointpar sa propre exprience ce qu'il tient de l'hrdit. S'il en est ainsi, onpeut dire que la vieille doctrine des ides innes est en dfinitive cellequi a triomph, et que la table rase a t dfinitivement vaincue ; car,mme par l'hrdit, on n'arrivera jamais un moment o rien n'auraitprcd, et o l'on rencontrerait une prtendue table rase, c'est--direle pur indtermin, le vide, le rien. En tout cas, si on restreint le pro-blme l'individu, comme c'tait le cas par exemple entre Leibniz etLocke, on peut dire qu'il y a une vrit certaine : c'est qu'il y a desides innes. Maintenant, que ces ides viennent d'une vie antrieure,comme le pensait Platon ; qu'elles soient la marque que Dieu a misesur son ouvrage, selon l'expression de Descartes ; qu'elles soient lavision de Dieu lui-mme, comme dans Malebranche ; enfin qu'on lesexplique thoriquement par la transmission hrditaire, ce sont l desquestions ultrieures. Toujours est-il qu' l'tage o nous sommes pla-cs, l'innit est la vrit.

    C'est-l une vrit du mme ordre, sauf le degr de prcision, quecelles qui existent dans les sciences. Serait-on admis, par exemple, soutenir que les lois de l'affinit chimique ne sont pas des vrits, sousce prtexte que, si l'on pouvait pousser la recherche plus loin, ces loisse rduiraient peut-tre un cas particulier d'une loi plus gnrale etplus simple ? N'est-il pas vident que cette rduction ultrieure nechangerait en rien la vrit des lois actuelles ? C'est ainsi encore queles lois de la chute des corps dcouvertes par Galile n'en taient pasmoins des lois parfaitement certaines avant qu'on sut qu'elles sont lesconsquences de la loi newtonienne de la gravitation universelle ; etelles n'ont pas cess d'tre des lois aujourd'hui qu'on le sait. On conti-nue les enseigner pour elles-mmes, et l'on peut les possder parfai-tement sans avoir fait et sans faire jamais aucune astronomie. C'estune vrit d'un certain tage, qui se rattache une autre vrit place[16] plus haut. Enseignons donc qu'en tant qu'il s'agit de l'individu, la

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    loi est l'innit, sauf chercher ensuite si c'est une loi primordiale oudrive. Il en est de mme des instincts, dont l'innit ne peut pas treconteste plus que celle des ides.

    Cette doctrine des degrs et des tages de la vrit explique quel'on puisse soutenir la fois le pour et le contre en philosophie sanssophistique et sans contradiction. C'est ce qu'a montr Pascal ; et c'estce qu'il appelle la mthode de renversement du pour au contre , ouencore la mthode de gradation . Il en donne un exemple des plusingnieux. Le peuple, dit-il, honore les personnes de grande nais-sance. Les demi-habiles les mprisent, disant que la naissance n'estpas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les hono-rent, non par la pense du peuple, mais par la pense de derrire. Lesdvots, qui ont plus de zle que de savoir, les mprisent malgr cetteconsidration qui les fait honorer par les habiles, parce qu'ils en jugentpar une nouvelle lumire que la pit leur donne. Mais les chrtiensles honorent par une autre lumire suprieure. Ainsi vont les opinionssuccdant du pour au contre, selon qu'on a de la lumire. (Penses,dit. Havet, art. V, 2.)

    Appliquez cette mthode en philosophie, et beaucoup de difficultss'clairciront. L'on verra que ce qu'on appelle des controverses st-riles , suivant l'expression banale consacre, ne sont que les diff-rents points de vue superposs les uns aux autres, et dont chacun estvrai son tage et sa place. (vrits circonstancielles et non vritsabsolues, dans la relativit des relations et non son universalit) Parexemple, on peut dire, dans un ordre de gradation analogue celui dePascal : L'instinct et le sens commun nous forcent croire l'exis-tence des corps : donc il y a un monde extrieur. Oui, mais nous neconnaissons les corps que par nos sensations, qui sont subjectives :donc il n'y a pas de monde extrieur. Oui, mais ces sensations sub-jectives ont une cause objective : donc il y a un monde extrieur. Oui, mais cette cause objective n'est peut-tre que notre moi objecti-vant des imaginations ; donc il n'y a pas de monde extrieur. [17] Oui, mais ce moi qui s'oppose lui-mme sans en avoir consciencen'est pas un moi, c'est un non-moi : donc il y a un monde extrieur. Jusqu'o se continuera ce dialogue ? Jusqu' ce qu'on ne puisse plusaller plus loin. La dernire proposition laquelle on arrive est la vritlimite, jusqu' ce qu'un degr de profondeur de plus ait rvl un nou-veau point de vue, ou jusqu' ce que le problme pos aille se perdre

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    dans un autre problme : c'est ce qui arrive ici, o le problme de l'ex-triorit va se perdre dans le problme de l'unit de substance. De cesconsidrations sortira une nouvelle dfinition de la philosophie. Laphilosophie est la science des vrits relatives, des approximationssuccessives de la vrit finale.

    Cette dfinition paratra sans doute bien modeste. La voil donc,dira-t-on, celle science hautaine qui s'appelle la reine des sciences, lascience des premiers principes et des premires causes, la science del'absolu, de l'tre en tant qu'tre, la voil rduite n'tre plus que lascience du relatif. Ceux qui nous feraient cette objection ne compren-draient pas bien la recherche laquelle nous nous livrons en ce mo-ment. Nous ne renions, en ce qui nous concerne, et nous revendique-rons hautement plus lard, dans la suite de ces tudes, les prtentions,les ambitions, les droits de la philosophie premire. Mais nous ne par-lons pas ici au nom d'une cole et d'une doctrine particulire ; nousrecherchons seulement quel est le minimum que l'on ne peut refuser la philosophie, quelle que soit d'ailleurs l'cole philosophique la-quelle on appartient. Or ce minimum tel que nous l'avons dfini jus-qu' prsent, suffit pour faire passer la philosophie tout entire. C'estdans l'intrieur de la science elle-mme qu'aura lieu le dbat sur laporte de la science ; nous ne combattons ici que pour son existence.Qu'elle soit seulement, et tout y passera.

    Mme cette notion d'absolu que la dfinition prcdente paraissaitsacrifier n'est pas si compltement exile que l'on croit d'une sciencedu relatif. Car le relatif sans absolu devient lui-mme l'absolu. Si, eneffet, il n'existe rien autre chose qu'une srie phnomnale sans com-mencement ni fin, [18] cette srie tant tout, et ne dpendant de rienautre chose que d'elle-mme, est par l mme quelque chose d'absolu.Car l'absolu est ce qui ne dpend que de soi, ce qui n'a aucune condi-tion d'existence autre que son existence mme : c'est le , de Platon. Dans l'hypothse du relatif, l'absolu subsisterait encore titre de totalit phnomnale ; car Kant a admirablement d-montr que l'absolu s'impose nous sous deux formes, soit commeterme premier, indpendant de toute srie, soit comme totalit. Onn'chappe l'un de ces termes qu'en se rfugiant dans l'autre ; et si l'onveut les carter tous deux titre d'antinomies insolubles, encore faut-illes comparer l'un l'autre ; et par l mme encore on pose la questionde l'absolu.

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    L'absolu peut encore rentrer dans la philosophie du relatif titre del'unit idale de la srie. Imaginons l'hypothse de l'volution ochaque phnomne sort du prcdent par un dveloppement intrieur,o le prsent, selon l'expression de Leibniz, est gros de l'avenir et issudu pass, o la srie se dveloppe sans cesse du moins au plus : neconoit-on pas que le point de dpart idal de cette srie croissante etdcroissante doit tre zro, et que le point d'arrive doit tre l'infini,tel que l'entendent les mtaphysiciens ? Que ce soient l des notionsidales, cela se peut ; mais ce sont des notions insparables de notreesprit, et qui seules rendent intelligible l'ide de srie.

    Disons encore que l'absolu peut avoir sa place dans la philosophiedu relatif ou ct, titre d'inconnaissable. C'est ce nom que luidonne le plus grand philosophe du relatif de notre temps, savoirHerbert Spencer. Pour lui, ce qu'il appelle inconnaissable, c'est l'abso-lu. C'est lui, et non pas nous, qui crit : Tous les raisonnements parlesquels on dmontre la relativit de la connaissance supposent dis-tinctement quelque chose au del du relatif. Dire que nous ne pouvonsconnatre l'absolu, c'est affirmer implicitement qu'il y a un absolu. C'est le mme philosophe qui soutient contre le philosophe Hamiltonque la notion d'absolu n'est [19] pas ngative, mais positive : Si lenon relatif ou l'absolu, dit-il, n'est prsent la pense qu' titre de n-gation pure, la relation entre lui et le relatif devient inintelligible,parce que l'un des deux termes manquerait dans la conscience. Et ildmontre en outre que cette notion n'est pas ngative : Notre notiondes limites, dit-il, se compose premirement d'une certaine espced'tre et secondement d'une conception de limites. Dans son antithse(l'illimit), la conception des limites est abolie, mais non pas celle del'tre. (c'est toute l'insparabilit entre le continuum des discontinui-ts indfiniment variables et plurales d'tre, d'avoir et de faire, et lecontinuum complmentaire d'immanence existentielle unicitaire)Cette notion est indestructible ; elle est la substance mme de la pen-se ; et par consquent, puisque la seule mesure de la validit de noscroyances est la rsistance que nous faisons aux efforts faits pour leschanger, il en rsulte que celle qui persiste dans tous les temps parmitoutes les circonstances est par l mme celle qui a le plus de valeur. Le mme philosophe, tout en professant que l'absolu est inconnais-sable en lui-mme, reconnat cependant que nous le connaissons aumoins par ses manifestations, et il dit que la seule chose permanente

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    est la ralit inconnaissable cache sous toutes ses apparences chan-geantes . Enfin, mme dans le positivisme proprement dit, nousvoyons encore l'absolu rentrer sous le nom d'immensit : L'immensi-t tant matrielle qu'intellectuelle, dit Littr, tient par un lien troit nos connaissances et devient par cette alliance une ide positive dumme ordre ; je veux dire qu'en les touchant et en les bordant, cetteimmensit apparat sous son double caractre, la ralit et l'inaccessi-bilit. C'est un ocan qui vient battre notre rive et pour lequel nousn'avons ni barques ni voiles, mais dont la claire vision nous est aussisalutaire que formidable.

    On le voit, la notion d'absolu est loin d'tre carte par les philo-sophes du relatif, ni par Kant qui l'admet sous le litre de noumne, nipar Spencer qui en fait l'inconnaissable, ni par Littr qui l'appellel'immensit, ni mme par Hamilton, le plus critique de tous, qui re-proche Kant de n'avoir pas exorcis la notion d'absolu et qui lui-mme la reprend [20] titre de croyance et de rvlation merveilleuse.Dans toutes ces philosophies du relatif, l'absolu demeure titre desubstance indfinissable et incomprhensible, mais non pas titre derien et de zro. Nous ne le connaissons pas en lui-mme ; nous ne leconnaissons que dans et par le relatif ; et ainsi encore, pour ces coles,la philosophie pourrait tre dfinie non pas seulement la science durelatif pur et simple, mais la science relative de l'absolu.

    Tournons-nous maintenant du ct de ceux qui, comme nous, ad-mettent l'existence d'un absolu comme base fondamentale de leur phi-losophie, qui rattachent le relatif l'absolu, non pour liminer celui-ci,mais pour clairer celui-l, qui admettent donc un point fixe antrieuret suprieur toute srie phnomnale, qui de plus croient que cet ab-solu n'est pas compltement inconnaissable, qui mme vont encoreplus loin et ne craignent point de le dfinir par le mot d'esprit, selon lemot de Hegel : L'absolu, c'est l'esprit. Demandons ces philo-sophes, demandons-nous nous-mmes si nous avons le droit d'exigerune autre dfinition de notre science que celle que nous venons dedonner, savoir : la philosophie est la science relative de l'absolu. Jene le crois pas. En effet, si cette science n'est pas relative, il faut doncqu'elle soit absolue. Or, quel est le philosophe, si dogmatique qu'ilsoit, qui oserait dire de bonne foi qu'il possde la science absolue del'absolu ? L'absolu seul peut avoir la science absolue de lui-mme.L'infini seul peut avoir la science infinie de l'infini. Dieu seul peut

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    possder la science divine. Cela rsulte des termes mmes. Mmeceux qui pensent que l'absolu est notre fond, notre substance, notretre vritable, que Dieu, pour parler comme un philosophe contem-porain, nous est plus intrieur que notre intrieur, mme alors cesphilosophes doivent reconnatre que cette intriorit fondamentale nenous apparat qu' travers nos phnomnes, qu' travers le temps etl'espace, et que nous ne pouvons nous connatre qu'en nous ignorant.Mme dans ce cas, il serait vrai de dire que Dieu ne devient visible,[21] selon l'expression de Bacon, que par un rayon rfract ; mmealors il serait encore vrai de dire que la philosophie est la science rela-tive de l'absolu.

    Un illustre crivain qui a pass les dernires annes de sa vie mditer sur la religion et sur la philosophie, M. Guizot, avait crit qu'iln'y a pas et qu'il ne peut pas y avoir de science de l'infini, parce que lefini est infiniment disproportionn avec l'infini. J'avais pris la libertde lui rpondre que nous n'avons pas, la vrit, de science compltede l'infini, mais que nous pouvons en avoir une connaissance incom-plte et relative qui n'est pas un pur rien, et qui vaut mieux que rien : J'avoue, lui disais-je, que je ne crois pas ma pense adquate l'es-sence des choses. Il me fit l'honneur de me rpondre que j'entrais parl mme dans sa doctrine. Il n'y a de science, disait-il, que l o lapense est adquate l'objet qu'elle tudie, quand il y a connaissanceeffectivement et possiblement complte et claire des faits et de leurslois, de l'enchanement des causes et des effets ; ces conditionsseules la science existe, et l'esprit scientifique est satisfait. cecompte, rpondrons nous, la science n'existe jamais que quand elle estfinie ; avant que la science ne soit faite, elle n'est pas une science ;mais comment pourra-t-elle tre faite si elle ne commence pas par sefaire ? et, pendant qu'elle se fait, elle ne peut tre encore complte-ment adquate son objet ; elle ne l'est mme jamais compltement,au moins pour les questions nouvelles et non rsolues. La dfinitionde Guizot ne s'applique donc qu' la science immobile et idale, et non la science relle et en mouvement. Les diverses sciences sont inga-lement loignes de ce but idal, ce qui ne les empche pas d'tresciences. La philosophie l'est peut-tre plus que toutes les autres : celaest possible ; mais que ce soit une raison de renoncer nos recherchesparce qu'elle ne donne pas tout ce qu'on dsire, c'est tre bien modestepour l'esprit humain. Il n'est pas rationnel de prtendre, moins d'em-

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    brasser hautement le scepticisme (ce qui est encore une philosophie),que, [22] parce que l'on ne sait pas tout, on ne sait rien, et qu'il n'y apas de milieu entre rien et tout. Pascal disait que, tout ayant rapport tout, toutes choses tant causes et causantes, celui qui ne sait pas toutne sait rien. Ne peut-on pas dire, au contraire, en retournant la propo-sition, que tout ayant rapport tout, toutes choses tant causes etcausantes, celui qui sait quelque chose, si peu que ce soit, sait par lmme quelque chose du tout ?

    Les plus grands philosophes et les plus dogmatiques n'ont jamaisprtendu que l'on pt avoir de l'absolu une science absolue. Descartesdisait que nous pouvions concevoir Dieu, mais non le comprendre. Ille comparait une montagne que l'on peut toucher, mais non embras-ser. Malebranche disait que nous ne connaissions pas Dieu par sonide, c'est--dire de faon pouvoir dduire ses proprits de son es-sence, comme on fait en gomtrie. Nous sommes plongs en Dieucomme dans la lumire, par laquelle nous voyons toutes choses sanssavoir en elle-mme ce qu'elle est. Spinoza disait que nous ne con-naissons que deux attributs de Dieu, quand il en possde un nombreinfini. La thologie elle-mme affirme que Dieu est un Dieu cach ; etsaint Thomas enseigne qu'il y a deux degrs d'intelligibles en Dieu, undegr par lequel il est accessible la raison et un autre plus lev quel'on n'atteint que par la foi. N'est-ce pas dire que ce que nous connais-sons de Dieu par la raison n'est qu'une rvlation incomplte et touthumaine ? Chez les anciens, Platon disait galement que nous n'aper-cevons que difficilement l'ide de Dieu, c'est--dire l'essence de Dieu, , et les Alexandrins plaaient cette essence au-dessus de l'intelligence et de l'tre. Pour tous ces philosophes, il n'est pas inexactde dire que la philosophie est la science relative de l'absolu, end'autres termes qu'elle est la science humaine du divin.

    Maintenant, de ce que les plus grands philosophes ont reconnu quela mtaphysique elle-mme, que la philosophie premire ne peut at-teindre qu' des lumires incompltes, [23] des clarts obscures,faut-il conclure avec les nouveaux philosophes qu'une telle sciencen'est qu'une chimre et un leurre et qu'il faut nous renfermer dans lesbornes du fini ? C'est un conseil que l'on donnait dj aux hommes dutemps d'Aristote, et qu'il repoussait par ces mles paroles : Il ne fautpas croire ceux qui conseillent l'homme de ne songer qu'aux choseshumaines, et l'tre mortel qu' des choses mortelles comme lui. Loin

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    de l, il faut que l'homme cherche s'immortaliser autant qu'il lui estpossible, .

    Ainsi, malgr les assauts qui s'lvent aujourd'hui de divers ctscontre les parties les plus hautes de la philosophie et contre la philo-sophie elle-mme, nous ne sommes pas encore parmi les dcourags.Nous sommes fermement convaincu que l'esprit humain ne se laisserapas dcouronner, ni dpouiller de sa plus noble prrogative, celle depenser l'absolu et l'infini. Nous ne sommes pas non plus effraydes efforts de l'esprit nouveau qui veut porter en philosophie une m-thode plus scientifique et plus exacte. On peut chercher voir plusclair, sans renoncer porter les regards en haut : car c'est d'en hautque vient la lumire. Nous ne renonons donc rien de ce qui consti-tue la philosophie. Nous croyons la raison humaine et la raisondivine, la libert philosophique et la possibilit d'tablir des prin-cipes par la libert. Pour nous, la cause de la libert de penser est lacause mme du spiritualisme. Si la pense doit tre libre, c'est qu'elleest sacre. Si elle tait un accident fortuit de la matire, en quoi vau-drait-elle mieux que tout autre accident, tels que l'or ou la volupt ?De quel droit traitez-vous votre esprit en esclave, lorsque vous faitesde la pense une souveraine sans contrainte et sans matre ? Libert depenser et dignit de l'esprit sont deux termes insparables, et, pourfinir par une dernire dfinition, la philosophie est pour nous lascience de l'esprit libre, et la science libre de l'esprit.

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    [24]

    Introduction la science philosophique

    Leon IIDE QUELQUES DFINITIONS

    RCENTES DE LA PHILOSOPHIE

    Retour la table des matires

    Messieurs,Pendant de longs sicles, la philosophie a t considre comme

    une science semblable toutes les autres, ayant son objet propre, samthode, ses rsultats acquis. De nos jours, ce caractre de science luia t refus. On n'a pas voulu cependant pour cela se priver compl-tement de philosophie. On a essay de la conserver diffrents titres,sous diffrents points de vue ; et on a donn plusieurs dfinitions nou-velles, que nous voudrions examiner.

    La premire de ces dfinitions qui retranchent le fond de la philo-sophie, tout en lui laissant le droit l'existence, est celle-ci : la philo-sophie est la science de l'inconnu. Nous y avons dj fait allusion dansnotre premier travail ; nous devons ici l'examiner en elle-mme.

    D'aprs cette conception, toutes les choses de l'univers se divisenten deux classes : les choses connues et les choses inconnues. Lespremires seules sont l'objet de la science ; les secondes sont l'objet dela philosophie. Encore faut-il ici tablir une distinction : parmi leschoses inconnues, il en est qui sont du mme ordre que les chosesconnues ; ce ne sont pas de pures inconnues ; ce sont des lacunes par-

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    mi les connues ; elles tombent ou peuvent tomber sous les prises desmmes mthodes, et se classer leur tour dans la catgorie du connu.Ainsi, dans l'tude des fonctions physiologiques, il y a des partiesobscures, des points inexplors, mais c'est toujours le mme domaine ;ainsi en est-il des combinaisons nouvelles que l'on peut trouver enchimie, des astres que l'on [25] peut dcouvrir dans le ciel, etc. Toutecette portion de l'inconnu n'en est pas moins du domaine de la science,parce que c'est le mme genre de recherches que celui o l'on a trouvjusqu'ici les choses connues.

    Ce qui reste donc titre d'inconnu pour constituer l'objet propre dela philosophie, c'est cette portion des choses qui chappe ou qui achapp jusqu'ici aux prises de la mthode scientifique proprementdite, ce qui ne nous est donn que dans sa complexit concrte, quenous ne pouvons ni diviser ni analyser, et dont nous ne pouvons devi-ner l'essence ou la cause que par le pur raisonnement abstrait ; en unmot, c'est l'indtermin. Aussitt que cet indtermin devient dtermi-nable, c'est--dire aussitt que ses conditions d'existence tombent sousla mthode exprimentale, cet objet se spare de la philosophie pourentrer dans le domaine des sciences positives. La philosophie ne com-prend donc que les objets qui, soit actuellement, soit absolument,chappent aux prises du dterminisme scientifique : une fois que lascience s'empare de ces objets, par l'exprience et le calcul, la philo-sophie les abandonne ; par l, on voit que le champ philosophiquetend devenir toujours de plus en plus restreint, mesure que lechamp de la science augmente. On pourrait mme entrevoir un termeidal o ce champ de la philosophie serait rduit rien, si ce n'est cequi, tant non seulement inconnu, mais inconnaissable, chapperaitpar l mme aux prises de la science.

    Le point de vue que nous venons de rsumer a t expos claire-ment et fortement, par Claude Bernard, dans son Introduction lamdecine exprimentale, et c'est lui principalement qu'il a d de serpandre parmi les philosophes, qui ont paru souvent l'adopter, ou plu-tt s'y rsigner. Voici comment s'exprime le grand physiologisteClaude Bernard :

    Au point de vue scientifique, la philosophie reprsente l'aspirationternelle de la raison humaine vers la connaissance de l'inconnu. Les phi-

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    losophes se tiennent toujours sur les questions en controverse et dans lesrgions leves, [26] limites suprieures des sciences. Par l, ils commu-niquent la pense scientifique un mouvement qui la vivifie. Dans le sensrestreint o j'entends la philosophie, l'indtermin seul lui appartient, ledtermin tombant incessamment dans le domaine scientifique.

    Ce passage de Claude Bernard est significatif ; mais, avant lui, unphilosophe avait dj aperu et nonc la mme doctrine. Il est mme remarquer que, dans l'nonc de cette opinion, le philosophe avaitapport encore plus de prcision que le savant.

    mesure que les sciences particulires se sont formes et multi-plies, dit Th. Jouffroy, certains objets qui faisaient d'abord partie de l'ob-jet total de la science primitive en ont t retranchs ; et, comme ils n'ontpu en tre retranchs qu' la condition d'tre mieux connus, il s'ensuit queceux qui ont continu en faire partie ont continu de rester obscurs, ensorte qu' toutes les poques la philosophie a eu pour objet la partie resteobscure de l'objet total de la connaissance humaine.

    Qu'est-ce donc que la philosophie ? C'est la science de ce qui n'a pasencore pu devenir l'objet d'une science ; c'est la science de toutes ceschoses que l'intelligence n'a pas encore pu dcouvrir les moyens de con-natre entirement : c'est le reste de la science primitive totale ; c'est lascience de l'obscur, de l'indtermin, de l'inconnu.

    O est donc l'unit de la philosophie ? C'est une unit de couleur etde situation, et non point une unit relle. Entre tous les objets de la philo-sophie, il y a cela de commun qu'ils sont encore obscurs et inconnus.

    Que faut-il donc faire en philosophie ? Il faut continuer de faire avecconnaissance de cause ce que l'esprit a fait jusqu' prsent sans s'en rendrecompte. Il faut renoncer la chimre d'une science dont la philosophie se-rait le nom, dont l'unit et l'objet seraient dterminables, et, s'efforant dedgager des concepts obscurs et indfinis qu'elle prsente, quelques nou-veaux objets de connaissance, dterminer des [27] mthodes spciales parlesquelles on peut arriver les tudier avec sret et certitude, mettre ainsiau monde de nouvelles sciences particulires.

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    On voit avec quelle nettet de vue et quelle fermet d'esprit Jouf-froy avait saisi le premier ce point de vue qu'ont adopt les savantsmodernes, lorsqu'il donnait pour objet la science le dtermin et leconnaissable, et pour objet la philosophie l'indtermin, l'inconnu,l'inconnaissable. Il avait rencontr ce point de vue ; il s'y tait ralli uninstant ; mais il s'en tait vite dsabus. Voici ses raisons : 1 cettedfinition toute ngative de la philosophie venait se heurter contre unersistance naturelle de son esprit, qui croyait instinctivement un ca-ractre commun, positif et non ngatif, non seulement entre lessciences qui composent la philosophie, mais entre les objets de cessciences ; 2 elle se heurtait aussi contre les habitudes du langage etdu sens commun, qui supposent certains objets dtermins commeappartenant en propre la philosophie ; 3 dans l'hypothse o l'unitde la philosophie serait une unit purement ngative et toute formelle,les sciences philosophiques devraient tre autant de membres ind-pendants et sparables, rapprochs par hasard ; mais, en fait et au con-traire, la psychologie, la logique, la morale et mme la mtaphysiquesont tellement insparables qu'elles se soudent les unes dans les autresd'une manire insensible, et que ce qu'il y a de plus difficile, c'est deles isoler.

    Mais laissons de ct les tmoignages des savants, des philo-sophes, et considrons en elle-mme la doctrine prcdente. Cettedoctrine a certainement une part de vrit. Il est incontestable, en ef-fet, au point de vue de l'histoire, que toutes les sciences ont t primi-tivement englobes dans une seule et mme science appele philoso-phie, et qu'elles se sont dtaches peu peu : d'abord les mathma-tiques, qui, ds l'antiquit mme, se distinguaient dj de la philoso-phie ; puis l'astronomie, puis la physique, la chimie, la physiologie,etc. Le fait est donc vrai ; c'est l'interprtation du fait qui est sujette discussion. En effet, de ce qu' l'origine les sciences [28] particuliresn'avaient pas encore d'objet propre et bien dfini, en sorte que cet ob-jet se confondait avec celui de la philosophie, il ne s'ensuit pas que laphilosophie, au contraire, devra confondre son objet avec le leur. Onpeut dire au contraire qu'en se sparant elles dgageaient cet objetpropre jusqu'alors confondu et ml ; il faut dire qu'elles dlivraient laphilosophie plutt qu'elles ne l'appauvrissaient. Les deux explicationssont videmment lgitimes a priori ; et par consquent le fait par lui-mme ne prouve rien.

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    Cherchons maintenant, en considrant la philosophie en elle-mmeet non plus dans son histoire, si son unit est toute factice et toute col-lective, et si les diffrentes sciences qui la composent n'ont d'autre lienqu'un lien ngatif, celui de l'indtermin et de l'inconnu, et d'autre ca-ractre distinctif que de n'tre pas des sciences constitues. Ce qui lesunissait, c'tait un lien positif, une unit effective, savoir l'unit del'univers. C'tait l'unit de l'univers qui faisait l'unit de la science.Sans doute, mesure que les sciences spciales faisaient ces progrs,elles devenaient trop considrables pour rester lies leur centre,c'est--dire la philosophie ; elles ont du se dtacher en vertu de ladivision du travail ; et, en se dtachant, elles s'opposaient la sciencetotale, mais non pas comme le clair s'oppose l'obscur, le dtermin l'indtermin, mais comme le spcial s'oppose l'universel. Lessciences spciales se sparant de la philosophie, rciproquement laphilosophie se dgageait des recherches spciales ; mais elle ne re-nonait pas son caractre primitif, qui est l'universalit. En effet, enquoi la philosophie de Schelling et de Hegel, ou encore, si l'on aimemieux, la philosophie d'Herbert Spencer est-elle moins encyclop-dique, moins vaste, moins riche en contenus que la philosophie deThals ou mme de Platon et d'Aristote ? N'avons-nous pas dans H.Spencer une cosmologie, une biologie, une psychologie, une sociolo-gie, exactement comme dans Aristote, ce qui ne devrait pas tre, si laphilosophie allait toujours s'appauvrissant par le fait de l'mancipationdes sciences spciales ? Le caractre commun qui unit les [29]sciences philosophiques peut tre sans doute obscur et difficile d-terminer ; mais il n'est pas pour cela l'inconnu et l'indtermin, aumoins dans le sens tout ngatif que l'on tait tent d'abord de donner ce mot. Mais la philosophie ne s'appauvrit pas pour cela. On peutpresque dire au contraire que la philosophie est loin de s'appauvrir parl'mancipation successive de ses colonies ; car, comme une mre pa-trie, tout en conservant son unit, elle a bnfici de leurs richesses, ets'est assimil les plus importants de leurs rsultats.

    Ajoutons encore une autre considration. En disant que la philoso-phie est la science de l'indtermin, entend-on par l qu'elle a pourobjet des phnomnes et des tres actuellement indtermins, qui peu-vent devenir plus tard dtermins, c'est--dire ramens leurs condi-tions d'existence phnomnales, exprimentalement dterminables, oubien faut-il entendre indtermins dans le sens de quelque chose qui

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    exclut le dterminisme et toute condition phnomnale, comme parhypothse : la libert, l'me ou Dieu. Dans le premier cas, il est vraique ces choses, actuellement non dtermines, mais qui peuvent ledevenir, en d'autres termes qui peuvent tre objet d'exprimentationphysique, chapperont au domaine de la philosophie pour donnernaissance une science spciale. Dans le second cas, ces objets nerentreront jamais dans la science positive ; mais il ne s'ensuit pasqu'ils ne seront l'objet d'aucune science. Dans le premier cas, l'unitphilosophique ne serait que provisoire ; dans le second cas, elle seraitrelle ; la philosophie aurait son objet propre, savoir l'indtermin,c'est--dire ce qui ne peut tre ramen aux conditions de l'existencephysique ; et l'on ne serait pas autoris soutenir qu'un tel objet n'estrien, moins d'affirmer a priori ce qui est en question, savoir qu'iln'y a qu'un seul genre d'existence, l'existence physique et phnom-nale ; et dire que ces objets sont inconnus, c'est ne rien dire ; ils ne lesont pas absolument, puisqu'on en parle ; et s'ils peuvent tre connusdans une certaine mesure, ils seront objet de science dans la mesureo ils seront connus, mesure [30] qui ne peut pas tre pose d'avance,et qui ne peut tre fixe que par la science elle-mme.

    Par consquent, la dfinition prcdente laisserait subsister la pos-sibilit d'objets suprasensibles ou mtaphysiques, comme on les ap-pelle, objets qui ne peuvent pas tre tudis par les procds ordi-naires des sciences positives, mais qui peuvent l'tre autrement. C'estce que reconnaissait d'ailleurs le savant dont la dfinition a t le pointde dpart de cette discussion :

    Je n'admets donc pas, disait Cl. Bernard, la philosophie qui voudraitassigner des bornes la science, pas plus que la science qui voudrait sup-primer les vrits philosophiques qui sont hors de son propre domaine. Lavraie science ne supprime rien. Elle regarde en face, sans se troubler, leschoses qu'elle ne comprend pas encore Nier ces choses ne serait pas lessupprimer : ce serait fermer les yeux et croire que la lumire n'existe pas ;ce serait l'illusion de l'autruche qui croit supprimer le danger en se cachantla tte dans le sable.

    la dfinition prcdente s'oppose en quelque sorte une dfinitionnouvelle qui en serait la contrepartie. La philosophie ne serait pas seu-

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    lement une science ngative, place sur les confins des sciences pro-prement dites et reprsentant ce qui est au del, l'indtermin etl'inconnu. Par l'autre ct, c'est--dire de ce ct-ci de la ralit, laphilosophie reprsenterait la plus haute gnralit scientifique. Par l,elle conserverait encore son unit primordiale ; elle serait bien lascience de l'univers ; mais elle emprunterait tout son contenu auxsciences particulires dont elle serait la synthse. Cette conception,qui est celle du positivisme, a t exprime dans les termes suivants,d'une manire potique, par M. E. Renan : La philosophie offre cettesingularit qu'on peut dire avec presque autant de raison qu'elle est etqu'elle n'est pas. La nier, c'est dcouronner l'esprit humain. L'admettrecomme science distincte, c'est contredire la tendance gnrale destudes de notre temps. Elle est moins une science qu'un ct de toutesles sciences La philosophie est l'assaisonnement sans lequel tous lesmets sont insipides, mais qui lui seul [31] ne constitue pas un ali-ment ; ce n'est pas nier la philosophie, c'est l'ennoblir que de dcla-rer qu'elle n'est pas une science, mais le rsultat gnral de toutes lessciences ; le son, la lumire, la vibration qui sort de l'ther divin quetout porte en soi. 1

    Si l'on comprend bien cette dfinition, il semble qu'elle consiste substituer la philosophie proprement dite ce qu'on appelle l'espritphilosophique. Ce qui aurait de la valeur, ce ne serait pas la philoso-phie elle-mme, mais l'esprit de la philosophie, le philosopher, ; c'est une tendance rechercher en toutes choses l'ide gnrale qu'elle contient, la pense qui anime tout, l'lment cach quiest li tous les phnomnes de l'univers ; on un mot, c'est l'espritde rflexion qui ne se borne pas au fait, mais qui recherche la signifi-cation idale du fait. La philosophie, c'est la pense. Le philosophe,c'est le penseur, le mditatif, le critique.

    Cette manire de voir a, comme la prcdente, sa valeur et sa vri-t. C'est l sans doute un des grands cts de la philosophie. En dehorsde son domaine propre, sans avoir pour ainsi dire aucun objet dter-min et saisissable, elle subsiste encore titre d'esprit philosophique. ce point de vue, elle est partout ; elle est dans la science, elle estdans la littrature, elle est dans l'art. Il n'y a pas de grand savant ni degrand crivain qui ne soit philosophe ; elle est la pense mme ; et,

    1 Renan, Dialogues. (Fragment, p. 286.)

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    ce titre, elle est prsente tous les modes de la pense. Ce n'est doncpas la diminuer, c'est au contraire en faire voir la haute valeur que dela reprsenter comme l'assaisonnement universel, comme la vibrationde cet ther que tout porte en soi.

    Mais, considrer les choses avec moins de posie et un peu plusde prcision, deux questions se prsentent l'esprit : 1 s'il n'y avaitpas de philosophie, y aurait-il encore un esprit philosophique ? 2tant donn l'esprit philosophique, serait-il possible de ne pas voirnatre la philosophie ?

    [32]1 Supposons qu'il n'y ait jamais eu dans le monde de Socrate, de

    Platon, d'Aristote, d'picure, de Carnade, de Plotin, ou encore deDescartes, de Leibniz, de Malebranche, de Spinoza et de Kant ;croyez-vous que la philosophie existerait titre d'esprit gnralisateur,de mditation rflchie ? Il ne faut pas oublier que les sciences sontnes de la philosophie, et que ce n'est pas la philosophie qui est nedes sciences. La philosophie est ne d'abord pour elle-mme ; et,ayant ensuite divis son objet primitif, qui tait l'univers entier, elle aengendr les sciences particulires. Mais elle prexistait titre descience universelle. C'est ce titre qu'elle a cr, conserv, alimentcet esprit de gnralisation, de rflexion, cette rvlation du cachsous l'apparent qui est l'esprit philosophique. Sans doute, cet espritpeut ensuite se dtacher de sa source et subsister en son propre nom,en dehors du domaine philosophique proprement dit, et s'appliquanttantt l'histoire, tantt aux sciences, tantt la vie ; mais cet espritphilosophique existerait-il s'il n'y avait pas eu de philosophes, et sub-sisterait-il s'il n'y en avait plus ? C'est ce qui est en question.

    Considrons maintenant l'intrt de la science elle-mme. Elle croitsouvent, ou plutt certains savants croient de l'intrt de la science desupprimer les problmes philosophiques, comme vagues, obscurs, in-dtermins, chappant aux prises de la recherche scientifique propre-ment dite. Mais la science ne s'aperoit pas qu'elle a soutenir de sonct une lutte absolument semblable celle de la philosophie, savoirla lutte contre l'esprit pratique, industriel, positif de notre temps, quiest aussi oppos l'esprit scientifique que l'esprit scientifique peutl'tre l'esprit philosophique. En un mot, le mme conflit qui s'lveentre la science du dtermin ou science positive, et la science de

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    l'indtermin ou philosophie, le mme conflit existe entre la sciencepure et la science applique, entre la thorie et la pratique. Le mmegot du rel et du concret, qui porte souvent les savants s'levercontre les philosophes, porte aussi les praticiens s'lever [33] contreles savants. quoi sert la thorie pure ? Voil le cri des hommes posi-tifs, des hommes d'affaires, des industriels, des agriculteurs, etc. Sansdoute, la science peut se dfendre encore dans une certaine mesure eninvoquant les services qu'elle rend la pratique, comme la philosophiese dfend aussi par les services rendus par elle en logique et en mo-rale ; et c'est par l en effet que la science russit se rendre popu-laire. Mais que de recherches scientifiques qui n'ont aucune applica-tion pratique ! Et d'ailleurs ce n'est que pour le dehors et pour sa d-fense matrielle que la science invoque l'utilit pratique. Au fond, lesavant ne reconnat d'autre intrt que celui de la science elle-mme, savoir l'intrt de la vrit pure, de la vrit idale. Mais au nom dequoi, dirai-je aux savants, pourriez-vous faire valoir cet intrt spcu-latif et idal, si ce n'est au nom de la dignit de la pense considreen elle-mme ? L'ide mme de la science en tant que science a besoind'tre dfendue par des principes suprieurs la science elle-mme.En un mot, c'est l'esprit philosophique qui anime et soutient l'espritscientifique, de mme que c'est l'esprit scientifique qui soutient et ali-mente l'esprit d'invention pratique. En minant la philosophie, lascience se minerait elle-mme.

    Le mme mouvement critique qui de la science s'lve contre laphilosophie, se manifeste dans la science elle-mme. C'est ainsi queles mathmatiques, qui sont la partie idale de la science et qui autre-fois passaient pour exercer lgitimement une haute suprmatie sur lesautres sciences, sont menaces, dans cette surintendance gnrale, parles sciences purement exprimentales. Dans les sciences exprimen-tales, les conceptions thoriques, qui reprsentaient la part de la philo-sophie dans les sciences, sont menaces par l'exprimentation pure.Dans les sciences naturelles, les grandes thories philosophiques sontgalement presses de trs prs par l'esprit empirique, qui ne chercheque l'accumulation des faits. Ainsi en toutes choses le gnral estcombattu et refoul par l'esprit de spcialit. Les sciences ont donc dela peine se [34] dfendre elles-mmes contre l'envahissement d'uncertain positivisme pratique ; fortiori elles seraient impuissantes dfendre elles seules l'esprit philosophique, si la philosophie pro-

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    prement dite disparaissait. La chute de la philosophie entranerait avecelle la chute de l'esprit philosophique, qui entranerait son tour lachute de l'esprit spculatif, l'abandon des mathmatiques transcen-dantes, des hautes spculations physiques et biologiques, et enfin del'esprit scientifique lui-mme, de plus en plus envahi par la pratique.Le maintien de la philosophie est donc de l'intrt commun de toutesles sciences. Elles ont assez se dfendre elles-mmes, et n'ont pasbesoin de prendre en main les affaires de la philosophie.

    2 Notre seconde question tait celle-ci : si la philosophie, en tantque science distincte, venait disparatre, et que cependant l'espritphilosophique continut subsister, ne ramnerait-il pas infaillible-ment avec lui, au bout d'un temps quelconque, la philosophie elle-mme, la philosophie proprement dite, telle qu'elle a toujours exist ?Par exemple, supposons que, par suite de l'esprit critique et positif denotre temps, on supprime absolument toutes les spculations philoso-phiques ; pour rendre sensible l'argument, mettons sur un bcher,comme l'a fait Omar Alexandrie, tous les crits philosophiques de-puis Platon jusqu' nos jours, et supposons toutefois qu'il reste encorel'esprit philosophique : je dis que cet esprit philosophique recommen-cera ce qu'il a fait l'origine, et ne se bornera pas aux problmes sp-ciaux des diffrentes sciences. Il remontera plus haut ; il s'lvera jus-qu' la nature de la pense, jusqu' l'origine de l'univers, jusqu'aux loisde la socit humaine en gnral ; il refera une philosophie premire,une psychologie, une logique, une morale, en un mot toute une philo-sophie. Il recommencera toutes les grandes hypothses de l'histoire.En un mot, il reproduira tout ce qui a t dtruit. Serait-ce bien lapeine d'avoir tout dtruit pour tout recommencer ?

    Ainsi la philosophie est lie l'esprit philosophique. Elle [35] enest la consquence ou le principe. Elle l'engendre ou elle en est en-gendre. C'est comme si l'on disait que ce qu'il y a d'intressant dansune telle personne, c'est la beaut, mais que les muscles, les os, lachair, ne sont rien : comme s'il pouvait y avoir beaut sans un corpsrel. La dfinition prcdente place trs haut la philosophie ; mais ellelui refuse un corps rel ; elle lui te toute substance, et ne conserved'elle que l'empreinte et le reflet. La doctrine d'une philosophie qui neserait qu'un assaisonnement sans tre un aliment est donc une vue in-complte et superficielle, et lorsqu'on la presse, elle nous ramne endfinitive la doctrine reue.

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    On pourrait sans doute donner plus de corps la dfinition prc-dente, en disant que la philosophie, considre comme synthse dessciences, n'est pas seulement un assaisonnement et ne se rduit pas aupur esprit philosophique. Elle aurait une vraie substance, qui serait larunion de toutes les plus hautes gnralits scientifiques. Ce seraitalors la pure doctrine du positivisme ; mais nous nous rservons plustard de faire de cette doctrine un examen spar. (Leon XII.) Disonsseulement, quant prsent, que cette manire d'entendre la philoso-phie comme une synthse des sciences n'a jamais t absente de laphilosophie, et qu'elle reprsente, sinon le tout, du moins une partie dela philosophie traditionnelle.

    Une nouvelle dfinition de la philosophie sur laquelle nous nousarrterons moins, parce qu'elle est dj plus ou moins engage dansles dfinitions prcdentes, est celle-ci : La philosophie n'est pas unescience ; c'est un art ; c'est quelque chose d'intermdiaire entre la po-sie et la religion ; c'est, dit-on, l'uvre de l'initiative individuelle.Chacun se fait sa philosophie. Ce qui prouve la mme vrit, c'est quela philosophie a t parfaite ds le premier jour. Comme on n'a passurpass Homre, on n'a pas surpass Platon. C'est encore M. Renanque nous emprunterons l'expression la plus nette de ce point de vue : Ce n'est point des sciences particulires que l'on peut assimiler laphilosophie ; on sera mieux dans le vrai en rangeant le mot de philo-sophie dans la mme [36] catgorie que les mots d'art et de posie. Laplus humble comme la plus sublime intelligence a sa faon de conce-voir le monde. Chaque tte pensante a t sa guise le miroir de l'uni-vers. Chaque tre vivant a eu son rve ; grandiose ou mesquin, plat ousublime, ce rve a t sa philosophie. La philosophie, c'est l'hommemme. Chacun nat avec sa philosophie, comme son style. Cela est sivrai que l'originalit, en philosophie, est la qualit la plus requise, tan-dis que, dans les sciences positives, la vrit des rsultats est la seulechose considrer. 2

    Si l'on veut dire que, dans toute philosophie, il y a une uvre d'art,une uvre d'imagination, cela est vrai. Certes, il ne faut pas une petiteimagination pour inventer la thorie des ides, la thorie des hypos-tases, l'infinit des mondes, l'harmonie prtablie, l'idalisme trans-cendantal ; or toute cration est uvre d'imagination. Mais de l con-

    2 Renan, Dialogues, p. 287.

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    clure que la philosophie n'est qu'une uvre d'art, une uvre d'imagi-nation, c'est tout autre chose. En effet, la science elle-mme, en unsens, est aussi une uvre d'imagination ; il ne faut pas non plus unepetite imagination pour qu' propos d'une pomme qui tombe on devinele systme de la gravitation universelle, pour qu' propos d'un os oud'une dent on reconstitue un animal entier, pour qu' propos d'unetude spciale sur les pigeons on entrevoie tout le systme de la trans-formation des espces. Mme dans les mathmatiques, il y a une partd'imagination, et d'Alembert disait qu'il faut autant d'imagination pourtre gomtre que pour tre pote. De plus, c'est une erreur de repr-senter le savant comme un tre impersonnel, entirement confonduavec la vrit objective. Au contraire, chaque savant a son gniepropre, chaque gomtre a son style. Donc l'art n'exclut pas la science.Que la part de l'imagination soit plus grande, parce que la part de l'hy-pothse est plus grande, cela se comprend ; mais l'hypothse, c'est en-core la science, elle est assujettie des conditions scientifiques. Aufond, il y a parit entre la philosophie et les [37] sciences ; et elle peuttre une uvre d'art sans cesser d'tre une uvre de science.

    La vraie question est de savoir si les hypothses philosophiquessont des fictions libres : ce qui est le propre de l'art. Ne sont-ellesfaites que pour charmer l'esprit, comme les pomes et les romans, onles appellera alors belles, jolies, ingnieuses : il sera indiffrentqu'elles soient vraies ou fausses. Au contraire, sont-ce des conceptionsrationnelles, ayant pour objet l'explication des choses : ce titre, onles appellera vraies, probables, douteuses, errones. Elles pourronttre belles aussi ; mais ce sera alors une qualit accessoire, qui d'ail-leurs ne manque mme pas aux vrits scientifiques les mieux dmon-tres. N'entendez-vous pas les gomtres parler du beau thorme decelui-ci et de l'lgante dmonstration de celui-l ? La science n'exclutdonc pas l'art ; et la beaut n'exclut pas la vrit. Or, ce qui prouve queles hypothses ont rapport la vrit, et non pas seulement la beau-t, c'est qu'on les discute, c'est qu'elles donnent leurs raisons, c'estqu'elles se contredisent et se combattent les unes les autres. Sansdoute, l'hypothse n'est pas une vrit certaine ; autrement, ce ne seraitpas une hypothse ; mais c'est une vrit cherche, anticipe, suppo-se, qui devra tre ultrieurement dmontre, ou tout au moins quidevra servir satisfaire l'esprit en tablissant un certain ordre entre lesphnomnes, et en expliquant au moins quelques-uns. S'il ne s'agissait

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    que de fictions libres, que servirait-il de chercher dmontrer ou rfuter une hypothse ? Qu'elle soit belle et agrable, serait tout cequ'il faudrait. Il y a sans doute des degrs dans l'hypothse. Les hypo-thses de la mtempsycose ou de l'me des plantes ne sont pas loind'tre de pures crations de l'imagination. Mais en quoi les hypothsesdu mcanisme ou du dynamisme, du vitalisme ou de l'animisme, de lasensation transforme, de l'idalisme transcendantal, en quoi, dis-je,de telles hypothses diffrent-elles, sauf pour le degr de prcision,des hypothses purement scientifiques, telles que celles de l'atomismeou de l'ther ?

    [38]Si nous consultons les grands philosophes, nous verrons qu'ils

    n'ont jamais considr leurs systmes comme de simples fictions. Ona pu le dire de Platon, parce qu'en effet il a ml beaucoup d'imagina-tion et de fantaisie sa philosophie. De l cette hypothse de quelquescritiques que Platon n'est qu'un pote, mme en philosophie, et qu'iln'a jamais pris la philosophie au srieux. Mais rien n'est plus douteuxque cette supposition ; et le tmoignage d'Aristote, qui ne cesse decombattre Platon dans tous ses crits, et de lui attribuer un systmetrs li, suffit, je crois, pour l'infirmer. Car lui, qui tait un vrai savant,aurait-il tant de reprises poursuivi une polmique si profonde et sipersistante contre un pur jeu d'esprit ? Mais enfin, Platon cart, dequel autre philosophe pourrait-on soutenir qu'il n'a cherch dans laphilosophie qu'un simple amusement de l'imagination ? Dites donc Spinoza que son systme n'est qu'un pome, qu'une fiction. Pour lui,au contraire, son systme est la vrit vraie, aussi bien que pour New-ton l'attraction universelle. On peut dire sans doute que les philo-sophes sont des artistes inconscients, dupes de leurs propres fictions,comme Don Quichotte des romans de chevalerie. Mais, en supposantqu'il en ait t ainsi jusqu'ici, une fois le secret vent, on aurait coupcourt toute philosophie. Car quel philosophe consentirait chercherdes hypothses uniquement pour l'amusement et pour la rjouissancede son esprit ? On a dit souvent, et c'est une autre forme de la mmeopinion, que l'intrt de la philosophie est dans la recherche et nondans la possession de la vrit ; et l'on attribue Lessing ou tel autrecette parole que, si on lui offrait la vrit toute faite, il n'en voudraitpas. Pascal a dit galement dans le mme sens : Donnez au chasseurle livre pour lequel il a couru toute la journe, il le refusera. Soit ;

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    cela est vrai ; mais dites aussi un chasseur de chasser dans un boiso il sait qu'il n'y a pas de gibier, il s'y refusera galement. L'exercicede nos facults est un plaisir, mais la condition qu'elles aient un ob-jet rel. Autrement nous serions semblables aux solitaires de la Th-bade qui plantaient un [39] morceau de bois mort dans le dsert, et sedonnaient la peine de l'arroser, pour pouvoir dire qu'ils se livraient autravail.

    Sans doute il y a en philosophie quelque chose de personnel. Cha-cun se fait sa philosophie ; et chaque philosophe, mme le plushumble, est le miroir de l'univers. Sous ce rapport, la philosophie a del'affinit avec la religion. Mais autre chose est l'art, au