23
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article Ginette Michaud Études françaises, vol. 21, n° 3, 1985, p. 67-88. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/036870ar DOI: 10.7202/036870ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 19 January 2015 09:41 « Récits postmodernes? »

article

Embed Size (px)

DESCRIPTION

litterature

Citation preview

  • rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

    Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected]

    Article

    Ginette Michaudtudes franaises, vol. 21, n 3, 1985, p. 67-88.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/036870ar

    DOI: 10.7202/036870ar

    Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.

    Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politique

    d'utilisation que vous pouvez consulter l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html

    Document tlcharg le 19 January 2015 09:41

    Rcits postmodernes?

  • Rcits postmodernes?

    GINETTE MICHAUD

    Devant un tel titre, j'entends dj flotter par-dessus monpaule un double soupir. Un soupir de soulagement d'abord, de lapart de quelques lecteurs qui se disent : Enfin, on va peut-tresavoir un peu mieux ce qu'est le postmodernisme. Un soupird'agacement ensuite, de la part de ces autres lecteurs, plusnombreux, qui en ont assez (dj!) d'entendre parler dupostmodernisme et qui se demandent, eux, de quelle utilit leursera ce nouveau concept pour lire les rcits de Poulin qui,pensent-ils, n'en ont que faire.

    D'emble, je devrai dcevoir la premire catgorie delecteurs : ils ne trouveront pas ici une discussion serre, et encoremoins une dfinition synthtique, de ce terme plus que nbuleuxqui fait rage depuis quelques annes dans tous les domaines.Utilis de manire vague, le mot postmodernisme sert le plussouvent dsigner l'mergence d'une nouvelle sensibilit, quelque soit le sens que l'on veuille bien encore accorder cetteexpression ancienne en ce nouveau contexte rsolument antipsy-chologique. Remarquons en passant que le terme postmodernismene recouvre pas exactement les mmes enjeux en architecture,dans les arts visuels, en philosophie, en sociologie qu'en litt-rature1. La chose est trop souvent nglige pour qu'on ne la

    1 Aux tats-Unis, et pour le seul domaine littraire, on admetgnralement dans le cercle des postmodernes tous les auteurs reprsentatifs de laNew Fiction J Barth, D Barthelme, R Brautigan, R Coover, T Pynchon,Etudes franaises 21,3, 1985 1986

  • 68 tudes franaises, 21,3

    souligne pas : il y a des pratiques postmodernes, lePostmodernisme n'existe pas (pas plus que la Modernit,d'ailleurs), il n'y a pas l d'Essence intemporelle, fixe une foispour toutes. Le Postmodernisme a ceci de commun avec laperformance (son avatar le plus clbre et le plus dformant) qu'ildoit tre dfini chaque fois hic et nunc, dans le prsent de chaquesituation. Que vous soyez anti, no, pr ou postmoderne n'a doncque peu d'importance : ce qui importe, par contre, au rythme oces nouvelles valeurs circulent et se dvaluent, c'est de pouvoiranalyser avec finesse, et pour chaque cas singulier, les alliances quise font et se dfont entre ces diverses attitudes critiques.

    Mais puisqu'il faut tout de mme entrer dans le jeu etessayer de dire quelque chose de ce terme qui, comme le suggraitrcemment Umberto Eco, sert surtout connoter de manirepositive tout ce que le locuteur approuve2, disons pour faire viteque c'est le post de postmodernisme qui vaut la peine d'trequestionn. Je l'entends pour ma part la manire de BruceBarber lorsqu'il crit que

    The post of postmodernism, it seems to me, is the post of denial andis not the kind of post which is designated through a 'progressive ' andmore 'enlightened' extension of the past [ J Now it seems thatending has arrived and we have entered (by default) the postmodern era,a modern era that does not at this stage really know what it is post to,yet comfortably accepts the provisional title until something better comesalong Post denotes the past and apparently cleaning or denial isenough3.

    Si le postmodernisme est une dngation, c'est--dire un mode depense qui travaille en laissant le refoul faire retour, en ramenant

    K Vonnegut Jr , etc , mais la filire ne s'arrte pas l certains la font remonterjusqu' Tristram Shandy (1767) et mme jusqu'aux origines du roman, jusqu'auQuichotte de Cervantes (1615) C'est dire qu'on retrouve dans cet immense brassagedes temps et des lieux que devrait, idalement, tre le postmodernisme, un peu detout il n'est pas rare, par exemple, que les fictions amricaines allient des traitscaractristiques du postmodernisme (par exemple, l'clatement du rcit,l'ouverture formelle, etc ) des lments propres au prmodernisme (le recoursaux mythes, la clture de l'autorfrence, etc ) ce qui produit parfois un curieuxmlange d'avant-garde no-conservatrice Comme l'crit Ihab Hassan, [ ] whilethis form of the literary imagination [postmodernism] is radical in its essentially parodistictreatment of systems, its radicalism is in the interest of essentially conservative feelings (POSTmodernISM, New Literary History, 3 1, automne 1971, p 15)

    2 Stefano Rosso, Correspondence with Umberto Eco, Boundary 2, 12 1,automne 1983, p 1

    3 Bruce Barber, The Function of Performance in Postmodern CultureA Critique, dans Performance Text(e)s & Documents Actes du colloque Performance etMultidisciphnant Postmodernisme, Montral, les ditions Parachute, 1981, p 36

  • Rcits postmodernes? 69

    la surface des dbris rejets par notre culture et cela est, jecrois manifeste dans les rcits les plus rcents de Poulin4 qui ontpour objet soit le Mythe (les Grandes Mares), soit l'Histoire(Volkswagen Blues) , il faut renoncer la compensation un peutrop commode que nous prouvons projeter dans cette notion lafigure par excellence de la rupture. dfaut, le postmodernismen'est plus qu'une pose antimoderne, la forme la plus rcente d'unfantasme tenace, toujours au cur des querelles d'avant-garde :faire table rase de tout ce qui tait avant, marquer un commen-cement, absolument nouveau. Le postmodernisme, comment endouter?, n'est encore qu'un autre moment historique : il a de plusla particularit d'tre le ntre, ce qui le rend la fois intenable etinvitable et, bien sr, plus malais analyser. Il est le signe d'unepoque qui n'arrive pas se situer autrement que comme la find'une poque sans vecteur, dsoriente.

    Cela, galement, est sensible dans les rcits de Poulin, tousmarqus par la drive, tous sollicits un titre ou un autre pardes questions de survie, de frontires imaginaires sujettes auxdplacements, de chaos menaant de refaire surface. Les GrandesMares, par exemple, peuvent rtrospectivement tre considrescomme une forme possible de rcit postnuclaire : ici, l'vne-ment mythique qui s'annonait de faon optimiste Aucommencement, il tait seul dans l'le (GM, 9) ne peut viterde se dsintgrer en une srie de petites catastrophes qui fontl'objet d'autant de fragments narratifs. L'arrire-fond lgrement(cela, c'est la grce de Poulin) apocalyptique des Grandes Mares le monde, conu comme un Global Village McLuhanien, peupl despcialistes de plus en plus spcialiss qui ne parviennent plus s'entendre et se traduire en cette nouvelle tour de Babel, cemonde-l va sa perte, nous prvient Poulin dans un sourire ,l'intgration de nouvelles technologies dans le rcit (ordinateur,mdias, salle des machines, tlscripteur, poste de radio, etc. : lePrince n'est plus ici qu'un robot et l'ordinateur lui-mme senomme ATAN : homme), ce curieux mlange de technologie et demythologie, de vie tribale et de civilisation de masse, tout celaconcourt faire que les rcits de Poulin, en plus d'tre pleinsd'aventures (non piques) et de subtiles histoires d'amour (nonsentimentales), soient de vritables radioscopies de notre vie quoti-dienne, de prcieuses transcriptions de l'actualit, nos yeux lamoins sensible.

    4 Jc n e r e t i e n s ici q u e les d e u x d e r n i e r s rc its d e P o u l i n les Grandes Mares

    et Volkswagen Blues

  • 70 tudes franaises, 21,3

    Voil en tout cas pourquoi j'ai voulu, entre autres raisons,garder le postmodernisme comme question dans mon titre, et noncomme une donne de fait indiscutable : ce n'est pas le postmoder-nisme qui trouve ainsi s'illustrer de manire avantageuse dansles rcits de Poulin, ce sont plutt ces fictions qui peuvent nousdire quelque chose de prcis sur le postmodernisme. Les lecteursde la seconde catgorie ceux qui pensent que cette notion neleur sera d'aucun profit pour lire les rcits de Poulin serontdonc eux aussi dus, mme s'ils auront au moins la satisfactiond'avoir partiellement raison : il n'y a en effet aucune pertinence vouloir prouver tout prix que les rcits de Poulin sont bel et bienpostmodernes5. Ils le sont de faon vidente et la question, commec'est malheureusement trop souvent le cas en matire de critiquelittraire, porte en elle-mme sa rponse. Les rcits de Poulin parfaitement clairs, lisibles, d'une intelligibilit immdiatementlivre sont, on l'a assez rpt, d'une dsarmante simplicit (nepas confondre avec la facilit, bien sr). Le texte est limpide : c'estson sous-texte qui l'est moins. Poulin est un minimaliste, il est unmatre des sous-entendus, de l'art du tout dire avec rien. En fait,ces fictions dsarment souvent les critiques qui, s'ils s'entendentavec un remarquable accord pour louer les qualits prcites (il nefaudrait pas oublier l'invitable tendresse!), n'osent pas, devantces textes pudiques, sortir leur artillerie lourde. Ce faisant, ilsrenoncent interprter, ils ne voient pas toujours qu'ilssuccombent la navet roue de ces textes. Or, je l'ai appris maintes reprises mes dpens, la navet n'est pas rmunratricedans le cas des textes de Poulin.

    Ainsi, il serait sans doute possible de dresser une liste desprincipaux traits postmodernes de l'uvre de Poulin et mme,pourquoi pas?, d'tablir partir d'eux les linaments d'unepotique du postmodernisme. Je me contenterai de citer, ple-mle ( la manire de la critique postmoderne!), quelques-uns deces aspects les plus frappants : un got marqu pour tout ce qui est\ isible, audible et perceptible, mieux, un vritable amour pour lessituations dites concrtes et pour les petites complications de la\ie (indiffremment, des problmes de mcanique, de cuisine oude langage); inversement, un certain dgot pour les abstractions,

    5 Jc poursuis ici une piste de lecture sui^re par Laurent Mailhot lesGrandes Siarees est un h \ re qu 'on peut qualifier de postmodemistc, en ce sensqu'il dpasse la lois le ralisme traditionnel et la modernit rcente Ni NouveauRoman ni ant iroman, ce li\ re fragmentaire et total pose non seulement la questiondu iec it ci de ses ruptures, mais celle du li\ ie dans le li\ re et dans le inonde, de sona \enn , de ses marges (Bibliothques imaginaires le livre dans quelques romansqubcois, Etudes franaises, 18 J, hiver 1983, p 92)

  • Rcits postmodernes? 71

    les grandes ides et les spculations thoriques; la ractualisationde genres anciens6 (conte, allgorie, fable, etc.); le retour desschmas narratifs mythiques; l'intgration de ce que l'on pourraitnommer la trwialtttrature : recettes, chronomtrages, plans,dessins, bandes dessines, cartes, photos, fac-simils, etc.; un styletrs naturel7, trs matter-of-fact, sans grande provocation, parlequel l'auteur postmoderne renonce l'Originalit qui le signalaitcomme un usager part du langage, ce qui force par ailleurs lelecteur s'interroger sur la qualit ordinaire du langageordinaire; la mise en place de personnages le plus souvent chezPoulin, un couple qui ont tendance, en tant que personnages, tre de plus en plus autonomes et s'affranchir de leur auteur :Chacun de ses romans avait t crit de la faon suivante : dansun certain dcor, il avait mis deux personnages en prsence l'un del'autre et il les avait regards vivre en intervenant le moinspossible (VB, 91); des descriptions factuelles, sobres et prcises (l'occasion, factieuses : [...] La fille avait des yeux gris et froidscomme l'acier et son visage tait de marbre (VB, 91); la parodie,la mtafiction autorflexive, la prsentation rgulire de sespropres procdures; la coexistence de l'histoire officielle et depripties picaresques, de personnages rels et fictifs; le plaisir dudcoupage, de la scne, de l'interruption; l'ironie mtaphysique;l'loignement du rfrent comme justification et modle du rcit;l'intgration de matriaux htrognes, de livres sur le livre dans lelivre, etc. Le problme que soulve une telle liste est le suivant :elle qualifie peut-tre (mais superficiellement) ce qu'est un rcit

    6 La question du genre est, bien sr, l'un des enjeux importants du post-modernisme et Poulin n'est pas sans l'aborder l'agent des douanes qui luidemande What kind of novels? il crit (remarquons l'astuce qu'il y a faire posercette question par un reprsentant de la Loi), il rpondra par une non-rponse enforme de question C'tait la question classique et il n'a\ait jamais russi trouver une rponse satisfaisante Combien y a\ait-il de sortes de romans3 Dansquelle catgorie fallait-il mettre les siens? Pour rpondre ces questions, il auraitd'abord fallu qu'il ft en mesure de dire quel tait le sujet principal de sesromans Or, il en tait incapable pour la simple raison que l'criture tait pourlui non pas un moyen d'expression ou de communication, mais plutt une formed'exploration (VB, 90) Ailleurs dans Volkswagen Blues, Jack qui cherche un livredans le fouillis de sa bibliothque donnera une autre rponse imperceptiblementironique une question similaire de la Grande Sauterelle Quel genre delivre? demanda la Grande Sauterelle qui tait assise dans son coin prfr, sur latablette de la fentre Un livre bleu, dit Jack (VB, 43)

    7 Ce ton naturel, il ne faut pas s'y tromper, est la ruse la plus russie deces textes Comme l'crit la Grande Sauterelle dans son journal (indit) dont lelecteur trouvera en ces pages un extrait, II avait l'air de dire a spontanment,mais on voyait bien qu'il y avait pens un bout de temps et qu'il avait cherch unton naturel pour le dire

  • 72 tudes franaises, 21,3

    postmoderne, mais elle ne spcifie pas d'assez prs la singularitdes rcits de Poulin.

    Plutt que de tenter une dfinition gnrale du postmoder-nisme en me servant des fictions de Poulin comme d'un rservoird'exemples ce qui, je le crains, aurait peu de chances de rendrela question moins embrume, pour reprendre un mot que Poulinaffectionne et utilise souvent pour dcrire les tats d'esprit de sesnarrateurs , je prfre, plus modestement, m'abmer dansquelques dtails qui m'ont toujours fait l'effet d'nigmes.D'ailleurs, le professeur Mocassin n'en fait-il pas le reproche autraducteur des Grandes Mares, propos d'une paire de bouclesd'oreilles qui lui aurait permis, ce qui n'est pas rien, de distinguerune B.D. originale de sa copie : On ne fait jamais assez attentionaux dtails (CA/, 105)? En prtant une attention un tant soit peuprcise, pour ne pas dire maniaque, certains dtails, le lecteurest assur d'tre reconduit tout naturellement et sans douleur vers la question postmoderne. Comme le gardien de Pinkertonen prvient obligeamment les dcouvreurs de Volkswagen Blues,Des fois, on ne trouve que des petites choses, mais elles peuventaboutir des dcouvertes importantes, si on fait du... cross-checking, comment dites-vous a en franais? Des recoupements,dit Jack (VB, 72). Cela est encore plus vrai de rcits qui, commeceux de Poulin, prsentent une nette prfrence pourl'infinitsimal, pour la mise en place de micro-situations qui sedissolvent ds que poses, tout en laissant derrire elles des tracesd'abord imprvisibles. Je choisis donc comme points de dpart demon exploration limite deux ou trois objets de lecture qui meparaissent avoir une indniable porte critique, non seulementparce qu'ils problmatisent l'activit de la lecture, mais encoreparce que, mine de rien, ils sont le lieu de conflits ou de paradoxesinternes caractristiques des mtafictions postmodernes8.

    UNE GICLE DEJUS D'ORANGE DANS UN LIVRE

    Tout lecteur familier de l'uvre de Poulin sait quel pointles objets y sont minutieusement dcrits, soigneusement nommset indexs. Ainsi en est-il par exemple de cette fameuse tarte auxbiscuits Graham (GM, 40-45) o l'excution de la recette exigeque le Traducteur en passe par des quations mathmatiques, ouencore de listes d'objets htroclites comme celle-ci :

    8. Voir Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism?, Diacritics, hiver1983, p 34-40 Selon elle, ces paradoxes internes [...] mark both change anddialectical continuity in the emergence of a repressed practice into the position of a new discursivemodel

  • Rcits postmodernes? 73

    En touchant le sol, la valise s'tait vide de son contenu; lesobjets suivants taient parpills sur la grve : une bouteillede shampooing Halo pour cheveux normaux ou secs; unechemise de nuit blanche; une brosse dents; un survtementbleu rayure blanche; une paire de jumelles; un costume debain de comptition; un livre de R.T. Peterson intitul AField Guide to the Birds; une paire de souliers de tennis; uneraquette Billie Jean King (GAf, 55).

    Devant ces descriptions marques par une nouvelle sorte deconcrtude (New Concreteness9), la question qui vient au lecteurest la suivante : que faire de tels objets? que nous apprennent-ils?

    Ces dtails peuvent, bien entendu, tre de toutes natures : ilspeuvent tre porteurs de savoirs techniques (ce qui va parfoisjusqu' en faire de vritables modes d'emploi), de renseignementsd'ordre didactique ou historique (comme c'est souvent le cas dansVolkswagen Blues), d'informations caractre scientifique oucarrment triviales (bien que Poulin n'abuse pas, contrairement certains de ses confrres postmodernistes amricains, de ladsinformation insignifiante). Mais prendre la question du dtailpar ce biais ne nous mne pas loin car, comme le dirait leprofesseur Mocassin, L n'est pas la question n'est pas l. Dansces univers minement smiotiques que sont les Grandes Mares etVolkswagen Blues o tout, littralement, peut faire signe Dessignes derrire la vitre est le titre du premier fragment des GrandesMares; C'est un signe! crie ailleurs le patron propos d'unevalise qui bascule dans le vide , et o tout signe risque dedevenir son tour signal pour le lecteur, il est important demarquer un temps d'arrt devant ces descriptions mticuleusesqui, le lecteur le sent bien et Poulin lui-mme prend la peine del'en assurer (Comme prvu, cette opration exigea beaucoup detemps parce qu'il ne pouvait s'empcher de faire le travail de sonmieux (GM, 44), sont des lieux textuels o le non-dit, lesnuances, les demi-teintes s'infiltrent mme l'apparente neutra-lit des objets. D'ailleurs, cette accumulation de dtails, parfoisfranchement obsessionnelle, retiendrait encore davantage l'atten-tion du lecteur si elle n'tait habilement masque (ou tout aumoins rquilibre) par la vivacit des dialogues, trs nombreuxchez Poulin.

    9. J'emprunte cette expression Ihab Hassan (art. cit) : avec le post-modernisme, crit-il,

  • 74 tudes franaises, 21,3

    Si Ton reprend un instant l'exemple de la tarte aux biscuitsGraham, on s'aperoit rapidement que Teddy Bear cherche sur-tout, en se concentrant de la sorte sur les mesures les plus infimesde la recette, repousser les retours proprement incalculables de lammoire et de l'motion dclenchs par le chronomtre de Tho :Teddy fit un effort pour ne pas se laisser distraire par les vieillesimages qui ne voulaient pas mourir (GM, 44). Dans un telcontexte, l'intgration d'quations mathmatiques dtailles dansle fragment narratif agit comme une transcription crypte, maispeut-tre la plus exacte possible, en effet, d'une motion ineffablequi menace de submerger et de dissoudre l'identit dj prcairedu narrateur des Grandes Mares et de l'entraner la drive dansune autre histoire et peut-tre mme dans un autre livre, enl'occurrence dans le monde des courses de Faites de beaux rves.L'criture du dtail, loin d'tre ici une digression, devient doncplutt un indice susceptible de rendre manifeste le sous-texte latenttout en assurant en surface une narration trs contrle. On peutd'ailleurs se demander si ces accs de prcisions, cette acuit quasihallucinatoire de la perception ne sont pas l'envers de la confusion,de la brume qui affectent les narrateurs de Poulin : faonefficace d'chapper, par la reproduction d'une forme (dcoupe,distincte, aux contours tranchs), aux insondables profondeurs, l'opacit nbuleuse du corps et de la conscience.

    Autre exemple du fonctionnement du dtail : dansVolkswagen Blues, Jack et la Grande Sauterelle, sans qu'il soit

    jamais explicitement dit qu'ils sont amoureux l'un de l'autre, sedclarent pourtant tous deux amoureux d'un objet-livre, TheOregon Trail Revisited, qui leur deviendra de plus en plus spcialau cours de leur voyage. Le livre dont ils taient amoureux(VB, 166) : on peut, je crois, entendre cette expression au sens fort.De la moiti de Volkswagen Blues jusqu' la fin de leur parcours, celivre ne leur servira-t-il pas de guide et de modle? On pourraitmme aller jusqu' suggrer qu'il se produit alors dans leur rcitde voyage un vritable transfert, une vritable prise en charge dulivre en-train-de-s'crire par le livre revisited dont de larges extraitssont de plus en plus frquemment cits, comments, rinterprts.Or, pourquoi aiment-ils tant ce livre? Parce que,

    lorsqu'il donnait ces intructions trs dtailles, l'auteurajoutait qu'il fallait prendre garde au passage niveau parceque la signalisation tait dficiente, ou encore qu'il taitprfrable de se munir de bottes pour marcher dans le champ cause des serpents sonnettes. [...] Bien sr, ils nesuivaient pas toutes les instructions de l'auteur [...](VB, 166. Je souligne).

  • Rcits postmodernes? 75

    II y a dans ces lignes une analogie peine voile du processus de lalecture ainsi qu'un avertissement que le lecteur postmoderne fer?itbien de garder en mmoire : les modes d'emploi se rvlent ici leplus souvent sans relle utilit pratique, les pistes de lecturedment annonces peuvent tre fausses, la signalisation, surtoutpeut-tre lorsqu'elle se fait trop prvoyante, brouille la vue : bref,les guidebooks sont en fait guideless10.

    Autrement dit, ce qui frappe surtout le lecteur dans lesdescriptions de Poulin, c'est la manire dont ces divers objets11

    sont traits, c'est la manire dont le statut du dtail lui-mme setrouvera peu peu modifi jusqu' devenir l'un des traits caract-ristiques de son criture. Un peu comme si tout l'effort de l'auteur et c'est l, je crois, l'un des signes qui nous permettent dereprer une fiction postmoderne consistait nous convaincre coup de simulacres que nous sommes, non plus dans un monderaliste, mais dans quelque chose qui ressemble encore unmonde tout court.

    Contrairement au roman raliste du XIXe sicle o le dtailavait, grosso modo, pour fonctions principales d'assurer l'illusionrfrentielle coups d'effets de rel, de consolider la cohrencede l'uvre en jouant de loin en loin comme un thme musical, ouplus simplement de rvler et de prolonger l'intriorit des person-nages, il ne s'agit plus dans les textes de Poulin du petit-dtail-qui-fait-vrai ou d'une quelconque rsonnance symbolique entre diversplans de la fiction; il s'agit plutt d'une miniaturisation gnra-lise du regard qui engage le lecteur changer d'chelle, regarder de prs et lentement12 son objet de lecture, ce qui l'obligenotamment le grossir considrablement13. (Notons-le galement,

    10 Sur cette question, voir Charles Caramello, On the GuidelessGuidebooks of Post-Modernism Reading The Volcanoes from Puebla in Context,Sun &Moon, 9-10, 1980, p 59-99

    11 II serait possible d'inclure dans cette catgorie les personnages eux-mmes dont le lecteur ne connatra jamais que la partie observable faits etgestes, paroles Toutefois, cela serait sans doute plus juste pour les Grandes Maresque pour Volkswagen Blues, les personnages portant presque tous dans ce roman-ldes noms de code et tant caractriss par leur rle social (Traducteur,Professeur, Auteur, Animateur, Boss, Homme Ordinaire, etc )

    12 Poulin insiste plusieurs reprises sur cette question du rythme de lalecture dans les Grandes Mares, Marie semble tre la lectrice idale parce qu'elleht si lentement les quelques livres qu'elle aime sur son cran intrieur qu'elle lesapprend par cur, dans Volkswagen Blues, la situation s'est quelque peu modifiedeux types de lecteurs sont reprsents lecteurs voraces (la Grande Sauterelle) vslecteurs inquiets, parcimonieux (Jack), mais la lenteur et la patience restent desqualits pn\ lgies de la lecture pour Poulin

    13 II y a dans Volkswagen Blues un pisode exemplaire o sont clairementreprsents ce ralentissement et ce grossissement de l'objet de la lecture c'est

  • 76 tudes franaises, 21,3

    les narrateurs de Poulin sont souvent myopes : cela n'est peut-trepas tranger la microscopie des objets que l'on retrouve dans cesrcits.)

    Par ailleurs, les descriptions miniaturises des Grandes Maresou de Volkswagen Blues ont peu de choses en commun avec celles,souvent caricatures, du Nouveau Roman : si elles peuvent l'occasion paratre techniques, dpersonnalises, objectives ouneutres, on ne sent jamais chez Poulin une esthtique du partipris des choses. Il s'agit encore ici d'autre chose o, au-del de lareproduction fidle (mimtique) de la matrialit des choses, lesobjets ont pour fonction d'amener le lecteur questionner le rleet le fonctionnement de la lecture (on devrait plutt parler en cecas de microlecture) lorsqu'elle accepte, comme les apparencesvoudraient le laisser croire dans ces textes de Poulin, de se limiterde faon pragmatique aux bornes du monde verifiable. Mais sepourrait-il que derrire tous ces objets si soigneusement dcritsqu'ils semblent tre, leur manire modeste, un petit loge de lareprsentation14, il n'y ait... rien? Pas ce rien dont les intellec-tuels sont friands [...] mieux vaut rester l ne penser rien etattendre mais c'est plus difficile de ne penser rien on pense a etc'est dj quelque chose surtout quand on est cens tre unintellectuel, un intellectuel a pense que rien c'est quelque chose alors queles ides mcaniquement embrayent l'une dans l'autre [...](MCPR, p. 46. Je souligne) , mais un rien si parfaitement videet inqualifiable que seule l'hyperreprsentation d'objets isolspourrait le dsigner, et encore si indirectement et si discrtementque l'il du lecteur pourrait toujours le manquer. Mais laissons lces considrations moiti philosophiques suscites par cettegrammaire d'objets particulire (ce serait toutefois une navet

    l'pisode de la \ sionneuse actionne par le Pinkerton auquel j 'ai dj fait allusionII mit lui-mme l'appareil en marche et, reculant d'un pas, il se pencha pourexaminer la premire image, elle tait un peu floue et il tourna un bouton pour lamettre au foyer [ ] La dernire image faisait voir les affaires de Tho en gros plan(VB, 74-75 Je souligne) La mise au point faite L'image est parfaite, dira laGrande Sauterelle , dfile alors la liste des objets, les uns insignifiants (unrevolver, un portefeuille avec 32,58 $, un couteau de poche suisse, la photo d'unefille avec l'inscription Claudia, Saint-Louis), les autres symboliques (un vieuxchapeau de Camargue, un chronomtre, On the Road de Jack Kerouac, The OregonTrail Revisited), qui vont permettre de relancer les hypothses et les pistes pourretrouver Tho

    14 Pierre Nepveu, Petit loge de la reprsentation, Libert, 122, mars-avril 1979, p 92-97 P Nepveu crit dans cet article, propos d'un tableau deHopper et de sa fascination pour l'hyperralisme, qu'on aurait pu croire que lafaon la plus efficace d'abolir le sens tait de supprimer carrment la reprsenta-tion et voici^u'il existe une autre mthode l'extrme oppos, l'hyperreprsen-tation d'un objet si isol qu'il ne renvoie plus qu' un grand vide (p 94)

  • Rcits postmodernes? 77

    supplmentaire de croire que de telles questions sont trangresaux textes de Poulin) pour tenter de lire, partir d'un autreexemple, comment les dtails deviennent ici de vritables opra-teurs textuels, d'autant plus efficaces qu'ils servent faire voir touten se drobant eux-mmes la vue.

    Comment, par exemple, savoir d'o vient le plaisir quej'prouve chaque relecture d'une phrase, d'emble aussi insigni-fiante, que celle-ci : L'homme n'avait vraiment pas l'air dsol.Et mme il commenait se sentir en assez bonne forme. Il seprpara un norme jus d'orange, un bol de corn flakes avec unebanane, deux ufs au bacon, trois toasts avec de la confiture deframboises et deux tasses de caf noir (VB, 145)?

    J'aime cette phrase parce qu'elle est, pour moi, caractristi-que de la manire de Poulin (elle serait, selon ses propres critres,bien faite). Cette phrase est littraire sans avoir rien de littraire :elle devient littraire sous mes yeux, condition que, renonant glisser sur sa surface lisse sans prise pour l'interprtation, renon-ant passer derrire elle pour y dcouvrir une significationprofonde, je lui accorde mon attention la plus entire. Parfaite-ment transparente, en apparence toute anecdotique et contingente,ne ncessitant aucune explication, cette phrase est, si l'on me passel'expression, absolument plate. C'est d'ailleurs cette platitudemme, cette immdiate autosuffisance, cette absence totale dedifficults qui en viennent, paradoxalement, faire problme dansla lecture : je reviendrai plus loin sur le leurre particulier prouvpar le lecteur devant de tels textes o il n'y a rien dchiffrer ou comprendre.

    Cette phrase me sduit encore non seulement parce qu'elleintroduit dans le tissu romanesque des objets rfrentiels que jereconnais le menu-type du gros petit djeuner amricain mais surtout parce qu'elle est en fait un signal textuel russi dubonheur phmre qu'prouve alors Jack, dlivr pour un courtmoment de son angoisse et de son jene de trois jours (provoquspar un assaut de son complexe du scaphandrier). En lieu et placed'une analyse psychologique o Poulin nous livrerait ce que lepersonnage pense et ressent ce moment dcisif de son parcours(nous sommes au milieu du livre, presque au milieu de l'Amriqueet de la trail), il nous montre, sans la commenter, la modificationde son comportement (Jack est d'ordinaire un estomac dlicat, auxgots frugaux), il fait la liste, sans rien oublier (en ce sens, Poulin estdavantage un hyperraliste qu'un raliste), des objets sensuels quivont le rconforter, et il les fait littralement passer dans lediscours romanesque.

  • 78 tudes franaises, 21,3

    Mais, comme souvent chez Poulin, ce n'est l que le plaisirle plus banal suscit par ce passage o il y a bien d'autres chosesqui jouent. La restauration de Jack n'est pas, en effet, que physi-que : elle est galement en un sens mtaphysique puisque, par cejene de trois jours, Poulin convoque la structure mythique bienconnue d'une autre mort-rsurrection, structure qu'un lecteurpress avait sans doute enregistre, mais sans la reconnatre sur-le-champ. Pourtant, n'y avait-il pas, sur la page prcdente, un autresigne clatant qui aurait pu l'orienter en ce sens : II y avait unlivre sur la table et, la page o il tait ouvert, on pouvait lirel'histoire de Jesse James et de son frre Frank. Une gicle de jusd'orange avait atterri en plein sur une photo qui se trouvait sur lapage de droite [...] (VB, 144)? Cette gicle de jus d'orange dansun livre ouvert intervient dans le rcit comme un clair zbrant lapage, elle annonce, la manire ironique d'un lapsus ou d'ungeste manqu, une transformation imminente de la situationnarrative (Jack a surmont l'obstacle, la qute va pouvoircontinuer); elle apparat ici comme la forme instantane, si l'onose dire, de l'vnement narratif postmoderne par excellence,oscillant entre (au moins) deux codes interprtatifs. Doit-on eneffet interprter cette gicle de jus qui fait tache sur la page commeun symbole, en la lisant comme un signe classique de la mise enabyme, interprtation qui est du reste dment inscrite dans letexte?

    Je vais vous l'expliquer, dit-il, mais seulement lorsquevous m'aurez dit ce que signifie cette histoire de Jesse Jameset de son frre Frank. Quelle histoire de Jesse James et de... Ne faites pas l'innocente, coupa-t-il. Vous avez laissvotre livre sur la table et il tait ouvert exactement l'endroito se trouve l'histoire des deux frres, Frank et Jesse James. Pure concidence, dit-elle. a ne serait pas plutt dans le but de me faire compren-dre des choses au sujet de mon frre? (VB, 145)

    Ou doit-on au contraire interprter cette gicle de jus d'orangecomme une sorte de signe iconique, comme une flche sedsignant elle-mme, c'est--dire comme une parodie de telssignes autorfrentiels dont le lecteur se repat habituellementpour guider sa lecture? La tache, au lieu de diriger son attentionvers l'intrieur du livre avec ces deux livres, l'un rel (avecphoto l'appui), l'autre fictif, un peu trop commodmentouverts l'un dans l'autre , resterait alors rsolument en surfacede la page, ne s'en d-tachant pour faire signe au lecteur qu'auprix de son insignifiance mme.

  • Rcits postmodernes? 79

    S'il n'est pas facile de trancher entre ces deux codes parceque, prcisment, c'est leur interpntration qui est source deplaisir, on entrevoit ce qu'une lecture dtaille de l'infinimentpetit peut donner lorsque le dtail cesse d'tre le simple vhicule dedonnes sociologiques ou lorsque, dtotalis, il ne renvoie plus l'ensemble du texte ou au monde comme macrocosme. Dans lestextes de Poulin, le dtail force le lecteur constamment revenirsur ses oprations de lecture et lui enjoint, entre autres, derinterprter en retour tout le contexte (Poulin affirmera plu-sieurs reprises l'importance de la relecture : pas de lecture sansrelecture). Ce n'est donc jamais une perte de temps que d'analyseren dtail des fictions dj si conomes, si sobres et prcises. Poulinn'a de cesse de nous le rappeler, nous lecteurs trop rapides : il nefaut pas ngliger ou mpriser les petits problmes techniques15

    puisque ce sont eux qui, le plus souvent, sont susceptibles de nousmener le plus loin. C'est en tout cas ce qui se passe dans deuxautres scnes celle qui ouvre Volkswagen Blues, celle qui clt lesGrandes Mares scnes qui, me semble-t-il, soulvent encore plusfinement peut-tre la question de la lecture de telles fictionspostmodernes.

    UNE CARTE POSTALE ILLISIBLE CONTRE UN POT DEMARMELADE

    Rarement roman (surtout qubcois!) n'aura mieuxcommenc16 que Volkswagen Blues. D'entre enjeu, on propose iciau lecteur une nigme rsoudre, les personnages sont eux-mmesprsents en leur qualit de lecteurs avertis examinant une cartepostale vraiment bizarre : La carte montrait un paysagetypique de la Gaspsie : un petit village de pcheurs au creuxd'une anse; le texte qui se trouvait l'endos tait tout fait illisible l'exception de la signature : Ton frre Tho (VB, 12). Devant ce

    15 Du genre sui\ ant II aurait \ oulu lui dire aussi de ne pas lire trop \ ite,parce que l'criture de Gabnelle Roy tait trs personnelle et que, par exemple, iltait toujours intressant de regarder quel endroit dans la phrase elle plaait sesadverbes (VB, 46)

    16 Si Poulin a toutes les peines du monde terminer ses histoires dezoua\es (sur cette question, voir en ces pages l'clairant article de GillesMarcotte), il accorde une importance tout aussi grande aux commencements deses fictions et, notamment, aux phrases d'ouverture Je travaille sur la premirephrase, dit l'Auteur dans les Grandes Mares [ ] Elle contient encore une ou deuxfaiblesses, alors je la recommence tous les jours a ne donne rien d'aller plus loinsi la premire phrase n'est pas parfaite {GM, 135), la premire phrase, selon lui,devait toujours tre une invitation laquelle personne ne pouvait rsister uneporte ouverte sur un jardin, le sourire d'une femme dans une ville trangre(VB, 36)

  • 80 tudes franaises, 21,3

    texte rput tout fait illisible, d'ailleurs reproduit en fac-simil,j'ai cru lors de ma premire lecture un dfi et je me suiscomporte en lectrice postmoderne exemplaire : je suis allechercher une loupe pour le dchiffrer! C'tait, bien sr, avant deme rendre compte que l'auteur redonnait quelques pages plus loinla totalit du texte, en caractres d'imprimerie (VB, 19) cettefois. Mais le geste n'a toutefois pas t tout fait inutile puisqu'il ade nouveau attir mon attention sur certains aspectsmicrographiques des textes de Poulin. Le lecteur retrouve en effetdans cet pisode le travail d'une double mise au point, optique etnarrative, dj observ ailleurs. En l'espace de quelques pages, etce avant mme que le rcit de voyage proprement dit nes'organise, le lecteur sera dj pass par quelques transformationstextuelles significatives, il se sera dj dplac d'une version l'autre du texte de Jacques Cartier des pattes de moucheillisibles du fac-simil rduit sur la carte postale la reproduction dumme texte grossi (mais tout aussi illisible) sur les deux affichesgantes (VB, 19. Je souligne) du Muse de Gasp , avant d'enarriver au texte de la relation originale du premier voyage deJacques Cartier17. Cette mise au foyer de l'infiniment petit unechelle gante touche de prs la question de la lisibilit et il vaut lapeine d'examiner comment celle-ci se trouve problmatise dsl'ouverture de Volkswagen Blues.

    Cette histoire de carte postale semble s'offrir premire vuecomme une plaisante allgorie de l'criture relativement aise dmler, un peu comme celle du coffre rouill contenant pour seultrsor des vtements de femme moisis dans les Grandes Mares. Nosdeux dcouvreurs, ce n'est pas un hasard, sont des hermneutesexperts, de vritables spcialistes du dchiffrement, surtout laGrande Sauterelle qui runit les qualits combines du philologue(rudition, sens historique) et du dtective (intuition et dduction,ordre et clart du raisonnement, logique, observation). Ce sontd'ailleurs ses interventions judicieuses qui permettront au lecteurde formuler ses propres hypothses de lecture et de s'orienter. Enpremier lieu, puisque l'criture sur la carte est ancienne Lestextes anciens sont toujours difficiles lire, dit-elle trs posment

    17 C'est une russite du texte de Poulin que d'ancrer ce roman desorigines de l'Amrique, nouvelle version, qu'est Volkswagen Blues dans le textefondateur qui lui a donn sa premire inscription historique, mythique et littraireSi Poulin succombe, en apparence du moins, notre mythe des origines, il ledplace galement par la forme que prend ici le texte de Cartier texte desorigines, oui, mais texte si peu original en fait qu'on le distingue peine de sescopies

  • Rcits postmodernes? 81

    (VB1 12) , elle commence par soulever la question de la comp-tence du lecteur : devra-t-il se comporter ici en historien ou quel-que chose du genre (VB1 13) comme elle le suggre, voire en sp-cialiste en dition critique? En second lieu, puisque Jack avaitplac puis oubli pendant plusieurs annes la vieille carte postaledans un livre couverture dore qui s'appelle The Golden Dream(VB1 14), il faudra que le lecteur interprte en mme temps ce rcitcomme une utopie, comme un mythe : Excusez-moi, dira Jack,mais je trouve qu'on a l'air de deux espces de zouaves en train dedchiffrer une vieille carte au trsor! (VB1 15). Enfin, puisque lacarte postale n'est pas qu'une pure mtaphore, puisqu'elle est toutde mme une sorte de message (VB1 15) qui cherche vraisembla-blement transmettre une information, il faudra galement latenir pour un vritable indice dclenchant l'histoire de poursuitequasi policire de Volkswagen Blues : On va faire une petiteexprience, mon cher Watson! (VB1 23). L'Histoire, le Mythe, leRcit de voyage, l'Utopie, le Policier sont donc convoqus tour tour comme autant de pistes de lecture, comme autant d'interpr-tations possibles de la carte postale illisible. On reconnatra danscette multiplication du jeu mtadiscursif l'un des traits caractristi-ques des fictions postmodernes :

    Postmodernist metafiction, crit Linda Hutcheon, tends to playwith the possibilities of meaning (from degree zero to plunsignifica-twn) and of form (from minimalist narrative to galloping diegesis),and it does so self-consciously as to begin to subvert the critic }s rolethe text contains or constitutes its own first interpretivecontext, and its parodie intertextuality even situates it in literaryhistory for us18

    C'est ce qui se produit, me semble-t-il, dans ce texte dePoulin o une lecture attentive montre que la carte postale consti-tue dj une interprtation de Volkswagen Blues : son contenu abeau tre partiellement occult, elle vhicule nanmoins littra-lement, elle transporte du sens. Autrement dit, cette cartepostale est paradoxale en ce que, tout fait illisible, elle exprimetrs clairement ce que le reste du texte, par ailleurs tout faitlisible, ne dira pas sur son fonctionnement : elle fait figured'allgorie trs lisible de l'illisibilit. Remarquons d'ailleurs quec'est la mre19 de la Grande Sauterelle, une humble femme de

    18 Linda Hutcheon, art cit, p 35 C'est moi qui souligne19 Jamais dment identifie comme telle la Grande Sauterelle dira

    Jack qu'elle \eut aller dire bonjour quelqu'un au muse de Gasp (VB, 11),pisci\ant ainsi son anonymat , un seul indice (la couleur de leurs che\eux(VB, 22) permet au lecteur de dduire qu'il s'agit bien de la mre de la GrandeSauterelle, un peu comme si le mystre de la carte postale se ddoublait et se repor-tait sur celle qui connat le secret des origines (du texte)

  • 82 tudes franaises, 21,3

    mnage du Muse, qui dvoilera la clef de l'nigme : elle pousset-tait tous les jours les deux affiches en faisant le mnage de lagrande salle du Muse. Faon discrte d'indiquer que les probl-mes d'illisibilit ne sont pas ncessairement le fait de textes diffici-les mais peuvent au contraire merger de ce qui parat le plusvident : les signes sont parfois, comme ici, porte de main. Cejeu entre la surface et la profondeur a t abondamment exploitdans les fictions postmodernes et indique, comme dans le cas de lacarte postale qui m'occupe ici, un problme nouveau d'organisa-tion, une transformation de la manire de lire ou de dcoder detelles images illisibles.

    Par ailleurs, il est intressant de noter que chaque fois que seproduisent chez Poulin de tels glissements de la fiction la mtafic-tion apparaissent, au plan de renonciation, des signes de gne oude contrainte : le narrateur rit pour s'excuser, retient son souffle,cherche donner le change, ne rpond pas directement laquestion, etc.; un peu comme si Poulin ne pouvait faire autrementque de redoubler l'intrieur de la fiction l'ambigut d'une telleintervention extratextuelle ou que, se sentant peut-tre vaguementcoupable de faire appel des genres moins nobles (l'histoire poli-cire) ou enfantins20 (la chasse au trsor), il prouve le besoin dese ddouaner en quelque sorte le plus rapidement possible en trai-tant cette intertextualit de faon parodique (ou, tout au moins,ludique). D'o peut-tre cette dception, cette frustration mme,ressenties par le lecteur devant le (trop) rapide dvoilement de lacarte postale mystrieuse : il s'tait tout simplement tromp degenre. Un Whodunit? classique aurait, par exemple, diffr le pluslongtemps possible !'explication de manire s'en servir pourrelancer l'intrigue. Rien de tel dans Volkswagen Blues o rien n'estcach au lecteur : le personnage met ses cartes sur table, selonl'expression consacre (en l'occurrence, il la pose contre le pot demarmelade). Tout se lit chez Poulin livre ouvert et si le lecteurprouve encore une fois la mme impression de platitude (flatness)

    20 Pierre Nep\eu dcrivait rcemment les rapports de la posie et duroman qubcois contemporains en ce sens Story appears in primitue oral forms,prior to the novel, as though it were necessary to pass through all the stages in the development ofnarrative while at the same time purifying oneself of all the harmful, enl stories which camebefore (A (Hi)story that Refuses the Telling Poetry and the No\el in Contempo-rary Qubcois Literature, Yale French Studies, 65, 1983, p 93) On pourrait peut-tre interprter dans cette \oie le rle des nombreuses fictions enrobes,rcessi\es, des romans de Poulin, si souvent associes la structuie du conte demme, le retour aux origines (individuelles ou collectives) est-il indissociable d'unecertaine rgression, d'un certain infantilisme (sans connotation pjorative) de laparole II essaya de dire qu'ils venaient du Qubec et tout (,a, mais son anglaistait encore plus infantile que d'habitude [ ] (VB, 189)

  • Rcits postmodernes? 83

    au moment o l'adresse et la destination de la carte postale se fontexcessivement transparentes, au moment o le mdium cesse tnquelque sorte d'tre mdiatis et passe tel quel dans le discoursromanesque, il ne peut qu'tre frapp en retour par l'habilet d'autant plus extraordinaire qu'elle demeure constammentmodeste d'un crivain qui fait ressurgir toute l'histoire del'Amrique partir de la lecture d'une vieille carte postale. Voilce qui s'appelle lire : entre les lignes, sous et au-del de l'image,Jack ne manque pas l'essentiel : cette carte est un ultime signe devie (FB, 12).

    L'actif brouillage des codes au dbut de Volkswagen Blues peutds lors apparatre comme une manipulation autoritaire (del'auteur) qui cherche ainsi, par le relais du narrateur inscrit, imposer un ou plusieurs programmes de lecture : ce serait ll'interprtation moderniste de cette situation narrative. Mais cebrouillage est galement le leurre par excellence du rcit postmo-derne puisque, par ces retours autoexplicatifs, le texte (se) rfre une ralit qu'il est lui-mme en train de constituer. Il capteainsi le lecteur par un effet paradoxal21, en lui proposant l'illusiond'une prise en direct du rel22 (d'un temps vcu, d'un espacerfrentiel, d'un corps vraiment prsent, d'artefacts intgrs toutnaturellement dans la matire romanesque : ce qui reste tou-jours, quoiqu'on en dise, le pouvoir le plus drangeant et le plusspcial de la fiction). Par extension, on peut d'ailleurs se deman-der si cette illusion d'une participation active du lecteur auprocessus de la production de sens ne recouvre pas de faonefficace une tentation rsolument antimoderne du postmoder-nisme : comme le laisse entendre le philosophe JiirgenHabermas23 on sait que le rcent dbat des modernes vs lespostmodernes s'est articul autour de la polmique qui l'oppose Lyotard , il n'est pas rare en effet de sentir, en arrire-plan desvaleurs supposment nouvelles vhicules par les fictions post-modernes la drive, le got pour les structures alatoires, la

    21 Linda Hutcheon fair remarquer que c'est l l'un des paradoxespragmatiques des fictions postmodernes [ ] while being drawn inward to the languageand fictwnality of the textual product (no longer the representation of a seemingly unmediatedreality), the reader ts simultaneously forced overtly or covertly into an active participationin its process of meaning production (art cit, p 40)

    22 Si l'on voulait esquisser une analogie avec la situation psychanalytique,on pourrait suggrer que de telles images dites illisibles, loin de se refuser lalecture, produisent plutt une sorte d'acting-out dans la situation de la lecture, unpeu comme si le lecteur tait alors conduit s'exprimer non plus dans le registre del'imaginaire ou du symbolique, mais dans celui du rel

    23 Jurgen Habermas, Modernity versus Postmodernity, New GermanCritique, 22, hiver 1981, p 5 Je traduis ici librement son propos

  • 84 tudes franaises, 21,3

    clbration du mouvement, de l'phmre, de la fragmentation,etc. une nostalgie, un dsir mme (Habermas emploie le motlonging), pour une prsence la fois ternelle, immacule et stable.Sans qu'une telle proposition se trouve parfaitement avre dansles romans de Poulin, il y a peut-tre quelque chose de cet ordrequi s'y fait jour, notamment dans la suspension des images finales(j'y reviens l'instant).

    Quelle que soit la porte interprtative que le lecteuraccordera en fin de compte cet pisode inaugural de la cartepostale, il semble que celle-ci soit encore exemplaire en un autresens puisqu'elle amne le lecteur douter, non seulement du bien-fond de sa propre lecture, mais galement de tout processus inter-prtatif. Comme le dit Jack aprs avoir lu le texte de JacquesCartier, C'est un bon texte et je suis content de l'avoir lu [...],mais je ne sais pas si on est beaucoup plus avancs... (VB1 19).C 'est l une impression maintes fois ressentie par le lecteur devantles textes de Poulin : un doute, vague mais insistant, se forme peu peu quant la pertinence de sa manire de questionner cestextes, un peu comme pour le Traducteur des Grandes Maresdevant le mot annules (que ce soit l'annulation qui dclencheses doutes n'est pas, peu s'en faut, insignifiant) :

    Ce n'tait rien de prcis, mais une sorte d'intuition : il yavait une faute quelque part dans la phrase. Il relut la tra-duction et le doute persista, toujours aussi vague. Il fit lescent pas durant quelques minutes. Quand il revint jeter uncoup d'il la phrase, il n 'tait pas plus avanc; il ne savait mmepas o se trouvait la difficult (GM1 144. Je souligne).

    CLAUSULES : DISCOURS DE LA FIN ETCATASTROPHES NARRATIVES

    Nulle part peut-tre mieux que dans les images finales desromans de Poulin, ne sent-on poindre la difficult de raconter, unedifficult qui va bien au-del de l'habituelle rsistance clore unehistoire, une difficult qui va au cur mme de l'acte de raconter,c'est--dire qui interroge les conditions minimales requises par lafiction. Ces images finales le face--face avec l'homme de l'leaux Ruaux dans les Grandes Mares, la dcouverte de Tho et de sacreeping paralysis dans Volkswagen Blues ont toujours provoquchez moi un certain malaise, elles m'ont toujours sembl singuli-rement indtermines, indfinies, un peu comme si les rcits dePoulin s'effondraient d'un coup sec la fin, comme si leursouplesse ne-pouvait viter, en dernire instance, de se figer dansun tableau. Gilles Marcotte analyse finement en ces pages cette

  • Rcits postmodernes? 85

    question de l'inachvement et de la fragilit des romans de Poulinqui se terminent le plus souvent en queue de poisson. Je ne repren-drai donc pas ici la question sous cet angle, mais je me demandetout simplement s'il ne serait pas galement possible de lier cetteprcaire survie narrative, qui surgit plus nettement la fin, laquestion du postmodernisme telle que la filtrent ces romans dePoulin. Le postmodernisme n'est-il pas souvent peru comme undiscours apocalyptique, comme le discours de la fin?

    Ces images (mais on n'aurait pas de mal montrer quelpoint toutes les fins des rcits de Poulin se ressemblent et finissentpar se superposer24) sont l'un des lieux textuels o le lecteur serend peut-tre le mieux compte de la double pese qui s'exerce surces romans : celle, d'une part, de la tradition romanesque qui con-siste vouloir conclure par une image forte de prfrence et celle,d'autre part, d'un nouveau modle de narration qui cherche laisser la fin aussi ouverte que possible, suspendue entre plu-sieurs interprtations (c'est la voie, bien sr, de l'indcidable,devenu l'un des traits les plus clbrs de la potique post-moderne). Le fait demeure que le lecteur ne peut que rester per-plexe devant ces images hybrides (on verra dans un instant pour-quoi je les nomme ainsi), mdus25 par elles, ne sachant plusquelle signification raliste? symbolique? onirique? leur con-frer. Il y a, en tout cas, en elles quelque chose (cela reste vague,non localis) d'angoissant, de menaant mme, qui a pour effet deparalyser le lecteur son tour. De fait, lorsqu'on y regarde de plusprs, il se produit l quelque chose d'trange, yethereal, pourreprendre un mot qui posera des problmes de traduction T D . B

    Hybrides, ces images finales le sont en ce sens qu'elles seddoublent dans un mouvement assez complexe, tant dans lesGrandes Mares que dans Volkswagen Blues26. Dans les Grandes Mares,

    24 Voir ce propos la fin de Mon Cheval pour un royaume (p 118-119), enrelation avec celle des Grandes Mares

    25 Le terme n'est pas trop fort n'est-il pas prcisment question dansl'image finale des Grandes Mares d'une lente ptrification?

    26 Ces deux romans sont d'ailleurs plus lis qu'il n'y parat Alors que lesGrandes Mares adoptent plus volontiers la forme d'une utopie eschatologique {laGense et la Chute, re\ues et corriges), porteuse -d'un sens inquiet de Vavenir Teddy se proposait d'axoir un entretien a\ec [le patron] sur diffrents sujetstomme, par exemple, son travail de traducteur, l'avenir en gnral et l'attitudeindiffrente, parfois mme hostile des insulaires son gard (GM, 194) ,Volkswagen Blues est pour sa part rsolument tourn vers le pass s'il innove, cen'est plus comme les Grandes Mares par sa recherche formelle, c'est par cette qutedtourne de Ia tradition On tiendrait peut-tre dans ce dplacement d'accentdeux tendances de la problmatique postmoderne

  • 86 tudes franaises, 21,3

    ce n'est pas un hasard si le lecteur a tendance confondre la der-nire apparition de l'homme de l'le aux Ruaux (le seulpersonnage sans nom de code et sans surnom de ce roman) aveccelle du pre Glisol qui la prcde immdiatement, un peucomme si l'image finale se scindait en deux parts complmentaireset contradictoires. Le pre Glisol, homme de l'Arctique, tireparadoxalement son nom de la chaleur intense qui mane de lui etqui faisait fondre le sol gel en permanence sur lequel ils'asseyait (GM, 195), alors qu' l'oppos, l'homme de l'le auxRuaux souffre d'hypothermie (perte spontane de la chaleur ducorps), tout comme le narrateur (GM, 157) dont il prfigure, telun double ou un mannequin, la mort : Le traducteur russit s'approcher du vieil homme. Quand il fut tout prs, il se mitdebout et lui toucha doucement le visage. Le vieux n'tait pasvivant : il avait la peau dure comme la pierre (GM, 201). Lesproprits curatives de l'un la technique du pre Glisolconsiste bercer ses patients en leur chantant une mlope s'opposent la curieuse maladie-paralysie de l'autre, maladie ol'On dirait que c'est le milieu ambiant qui envahit l'organisme(GM, 157). (Cette maladie est d'ailleurs une vritable mtaphore,pour reprendre le titre de Susan Sontag, puisqu'elle traduit en lecondensant l'argument majeur des Grandes Mares.) Il est difficilede dire si l'homme de l'le aux Ruaux est encore un personnage aumme titre que les autres habitants de l'le Madame ou si, par sonmutisme, il n'est pas l'ultime avatar de la dsintgration de lacommunication bablise des Grandes Mares. Ou est-il plutt uneprojection de Teddy Bear qui, rappelons-le, vient tout juste cemoment de recevoir un coup la tte (GM, 200) et qui se survitpeut-tre de la sorte, dans le no man's land de sa lente driveimaginaire, flottant littralement entre deux eaux, avant d'tredfinitivement aspir vers la sortie de la fiction, vers le mot FIN?Ou encore, cette figure nigmatique agit-elle titre d'Imago, sortede statue du Commandeur nouvelle version, qui surgit telle unedernire interdiction pour barrer le passage de tout dsir? Quoiqu'il en soit, le lecteur sent dans cette image finale un effort vers lesymbole : mais tout comme le narrateur, il ne peut que s'enapprocher infiniment, nommant presque (II n'tait pas vivant)cette chose innommable, avant de s'vanouir son tour.

    Dans Volkswagen Blues, il y a galement un pisode analogueo l'indtermination est maintenue entre les plans du rel et de lafiction. Il s'agit de l'pisode de la photo reproduite dans un livreintitul Beat Angels, photo dont la fonction n'est pas sans doubler, l'autre bout du voyage et du livre, celle de la carte postale.

  • Rcits postmodernes? 87

    (Remarquons en passant que la librairie o Jack et la GrandeSauterelle trouveront ce dernier indice, se nomme City Lightsc'est en tirant cette histoire de photo au clair, si l'on me passel'expression, qu'ils sortiront dfinitivement du brouillard etdcouvriront la lumire, leur vrit : Tho.) Cette photo ofigure un UNIDENTIFIED MAN est en effet place elle aussisous le signe de l'inquitante tranget, empreinte d'anges quipassent les Beat Angels prcisment27 et de leur prsencefantomatique : Ils eurent une nouvelle fois l'impression d'treentours par les fantmes du pass (VB9 268). Mais ce qui faitencore davantage l'intrt de cette photo, c'est le traitementqu'elle reoit ici. Elle n'est pas simplement reproduite dansVolkswagen Blues titre de preuve de l'existence de Tho, dans uneperspective de verisimilitude. Elle s'inscrit au contraire fortementdans le texte en rompant la linarit du rcit de voyages, enprovoquant en creux toute une srie d'associations :

    Il y a une autre chose qui m'agace, dit-il. Quand jeregarde la photo de loin, je sais que c'est ridicule mais elleme fait penser au tableau de Lonard de Vinci qui s'appellela Cne. Et mon frre... La Grande Sauterelle s'approcha etregarda par-dessus son paule. Il poursuivit : ...avec sagrosse tte noire et frise, je ne peux pas m'empcher detrouver que mon frre ressemble Judas (VB1 267).

    Ces associations, mme rapidement esquisses, se surimpression-nent et dans ce dplacement de la photo au tableau, de la scne la Cne, du fait divers au mythe , la photo laisse entrevoir quece n'est pas la prsence de Tho qui est navement recherche pourelle-mme mais bien, travers les tours et les dtours de l'identifi-cation et de la perte d'identit, une prsence beaucoup plustroublante qui se rsorbe tout entire dans l'image28.

    27 Les ombres de Kerouac, de Ginsberg, de Wolfe sont mentionnes dansce passage et, l'oppos de cette filire, le monument de la littrature amri-caine, R L Stevenson (VB1 268) Mais mme les gens que Jack et la GrandeSauterelle croisent sur la rue leur apparaissent comme des fantmes ambulants ilsleur semblaient perdus Ils n'taient pas trop mal vtus et ils n'taient pasvraiment pauvres, mais une lueur trange brillait dans leurs yeux, ils pariaient toutseuls et ils avaient l'air de ne pas savoir exactement o ils taient, qui ils taient etce qu'ils faisaient l (VB1 269)

    28 Commentant partir d'une phrase de Henry James (The presence beforehim was a presence) les rapports de la photographie et du postmodernisme, DouglasCrimp crit ceci The extraordinary presence of their work is effected through absence,through its umbndgeable distance from the original, from even the possibility of an originalSuch presence is what I attribute to the kind of photographic activity I call postmodernist (ThePhotographic Activity in Postmodernism, dans Performance Text(e)s et Documents,op cit , p 71) La faon dont Poulin introduit ici cette photo, le rapport demanque qu 'il institue entre elle et le texte ressort d'une telle pratique

  • 88 tudes franaises, 21,3

    Ainsi, dans Volkswagen Blues, ce n'est jamais la personne oul'histoire que le lecteur retrouve en fin de compte, mais l'image del'histoire (en ce cas, une vision clive de la double origine del'Amrique), l'image de la personne : [...] maintenant je medemande si j'aimais vraiment Tho. Peut-tre que j'aimais seule-ment l'image que je m'tais faite de lui (VB, 289). Autrement dit,les images finales des romans de Poulin reclent une bizarre(uncanny) qualit hologrammatique : trs vivides et dtailles, ellessont le lieu d'un face--face et, par voie de consquence, d'uneprsence, d'une rencontre effectives, mais en mme temps, ellessont le signe de l'absence, de l'alination (au sens d'une sortie desoi pour aller vers l'Autre), de la mise mort (toute la qute deVolkswagen Blues est aussi un travail de deuil). Le lecteur a beaus'approcher et ce changement d'chelle, cet incessantmouvement d'approximation est ce qui caractrise, entre autrestraits, la lecture postmoderne de ce qui le mduse dans cesimages finales : les visages de Tho et de l'homme de l'le auxRuaux resteront ferms toute lecture, froids et gris comme lapierre, inexpressifs. Comme des crans vides, ces visages nousrenvoient, faute de mieux, vers la ralit du monde. C'est--dire,si nous survivons (puisque l'esthtique de la fin du monde, dusens, de l'criture, etc. est elle-mme devenue notre nouveaumythe), vers le prochain livre.