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ARTICLE DE LA REVUE JURIDIQUE THÉMIS On peut se procurer ce numéro de la Revue juridique Thémis à l’adresse suivante : Les Éditions Thémis Faculté de droit, Université de Montréal C.P. 6128, Succ. Centre-Ville Montréal, Québec H3C 3J7 Téléphone : (514)343-6627 Télécopieur : (514)343-6779 Courriel : [email protected] © Éditions Thémis inc. Toute reproduction ou distribution interdite disponible à : www.themis.umontreal.ca

ARTICLE DE LA REVUE JURIDIQUE THÉMIS...Dans Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, la Cour suprême confirme que l’article 93 constitue un «code complet» dont la portée ne saurait,

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ARTICLE DE LA REVUE JURIDIQUE THÉMIS

On peut se procurer ce numéro de la Revue juridique Thémis à l’adresse suivante :Les Éditions ThémisFaculté de droit, Université de MontréalC.P. 6128, Succ. Centre-VilleMontréal, QuébecH3C 3J7

Téléphone : (514)343-6627Télécopieur : (514)343-6779Courriel : [email protected]

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Droit et religion

Droit et religion : de l’accommodement raisonnable à un dialogue internormatif ?*

Pierre BOSSETM. Phil., LL.M., membre du BarreauProfesseurFaculté de science politique et de droitUniversité du Québec à Montréal

Paul EIDPh.D. (sociologie) chercheur Direction de la recherche et de la planificationCommission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec

«Dans notre pays, il n’existe pasde religion d’État »1. Bien avant l’avè-nement des chartes des droits, laCour suprême du Canada a eu re-cours à cette formule pour caracté-riser les rapports entre l’État et lesreligions. La formule a l’avantagede la simplicité : elle situe nette-

ment, quoique par la négative, leCanada par rapport à d’autresdémocraties où, pour des raisonshistoriques et culturelles, certainesreligions se voient reconnaître unstatut privilégié dans la loi ou laconstitution2. Elle ne dit cependantqu’une partie de la vérité. Car, s’il

* Ce texte a été préalablement publié par les auteurs dans les Actes de la XIIe Conférence desjuristes de l’État, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2006, p. 63. Les deux auteurs s’expri-ment à titre personnel.

1 Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834, 840 (j. Taschereau).2 Considérer, par exemple, le statut de l’Église évangélique luthérienne dans les États scan-

dinaves, celui de l’Église catholique à Monaco et à Saint-Marin, ou encore celui de l’Égliseorthodoxe en Grèce. S’y apparente le cas du Royaume-Uni où, sans qu’existe une religiond’État, le Souverain est aussi chef de l’Église anglicane. (Le nom officiel de cette église –Church of England – trahit d’ailleurs ses liens intimes avec l’histoire constitutionnelle du

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n’y a «pas de religion d’État auCanada », les textes constitutionnelset législatifs canadiens ne traitentpas toutes les religions égalementou, du moins, de manière identi-que. En témoignent les privilègesconstitutionnels, éternellement con-troversés, des catholiques de l’On-tario3 ; ou, plus près de nous, lerégime législatif préférentiel dontjouit au Québec – du moins pourquelques années encore – l’ensei-gnement confessionnel catholiqueou protestant4. On le voit, l’absenced’une « religion d’État » ne signifiepas nécessairement que l’État ferapreuve d’une totale neutralité faceaux religions, quitte à contrevenirpour cela aux chartes des droits.

Dans le Québec moderne et laï-cisé d’aujourd’hui, l’essentiel n’estsans doute pas de savoir si desliens organiques unissent (ou doi-vent unir) l’État à telle ou telle reli-gion, mais bien de savoir commentconcilier l’exercice de la liberté reli-

gieuse avec les autres principesconsacrés dans les chartes desdroits. Car c’est bien d’une tensionà l’intérieur même du domaine desdroits et libertés qu’il s’agit. Est-ilnécessaire de rappeler que la li-berté religieuse fait partie de ce do-maine au même titre, par exemple,que le droit à l’égalité, le droit aurespect de l’intégrité physique ouencore le droit au respect de ladignité. Or, pour opérer cette diffi-cile conciliation, le droit québécoisne peut se référer au concept, parailleurs polysémique, de la « laïcité ».En effet, notre droit n’a jamais faitsien ce concept5, même si, commed’éminents juristes l’ont montré, lagarantie constitutionnelle de la li-berté religieuse implique, pour l’Étatcanadien et québécois, une incon-testable obligation de neutralitéreligieuse6. Mais cette neutralitéreligieuse de l’État s’oppose-t-ellenécessairement à l’affirmation denormes et pratiques religieuses au

3 Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., R.-U., c. 3, art. 93, prévoyant le financementpublic d’écoles catholiques. Dans Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, la Cour suprêmeconfirme que l’article 93 constitue un « code complet » dont la portée ne saurait, par appli-cation du droit à l’égalité ou de la liberté de religion reconnus par la Charte canadienne desdroits et libertés, être étendue à d’autres écoles privées (par exemple, les écoles juives oumusulmanes). Ce régime préférentiel pour les catholiques serait toutefois contraire auxengagements internationaux du Canada en matière de non-discrimination. Sur ce point,voir : NATIONS UNIES, Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragra-phe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif auxdroits civils et politiques, CCPR/C/67/D/694/1996.

4 Loi sur l’instruction publique, L.R.Q., c. I-13.3. Ce régime préférentiel s’applique malgré ledroit à l’égalité et la liberté de religion reconnus par les chartes québécoise et canadiennedes droits (art. 726 et 727). Il prendra fin le 1er juillet 2008 : Loi modifiant diverses dispo-sitions de nature confessionnelle dans le domaine de l’éducation, L.Q. 2005, c. 20, art. 19.

pays.) Voir généralement : Guy HAARSCHER, La laïcité, coll. «Que sais-je », 2e éd., no 3129,Paris, P.U.F., 1996.

5 Pierre BOSSET, « Le droit et la régulation de la diversité religieuse en France et au Québec :une même problématique, deux approches », (printemps-été 2005) 13-3 Bulletin d’histoirepolitique 86 (numéro spécial intitulé La Laïcité au Québec et en France).

6 José WOEHRLING, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de lasociété à la diversité religieuse », (1998) 43 R.D. McGill 370-375.

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sein de la sphère publique? Il fautrépondre par la négative, du moinsen ce qui concerne l’adaptation desinstitutions publiques aux prati-ques religieuses de leur personnelet de leur « clientèle ». En cette ma-tière, une obligation d’accommode-ment raisonnable incombe en effetaux institutions publiques. Cetteobligation fait maintenant partieintégrante de notre paysage juridi-que, bien que ses limites n’appa-raissent pas toujours avec toute laclarté souhaitée et que l’importantefonction sociale qu’elle remplit, surle plan de l’intégration des groupesminoritaires, soit trop souvent pas-sée sous silence.

Si l’obligation de prendre encompte les pratiques religieusesparaît incontestée, il n’en va pasnécessairement de même de l’inté-gration de normes de droit religieuxau sein de l’ordre juridique cana-dien et québécois. C’est notammenten matière de droit familial, parexemple de divorce et de mesuresaccessoires, que cette problémati-que est susceptible de se soulever,particulièrement lorsque lesditesnormes font l’objet d’ententes con-tractuelles préalables entre lesparties. Un tribunal civil7 peut-ilconsidérer, interpréter, appliquerdans l’exercice de sa juridiction unerègle de droit (familial ou autre)

dont l’origine n’est pas la volontédu législateur, mais un ensemblenormatif étranger à l’ordre étati-que, par exemple un corpus juridi-que musulman, juif ou catholique?Le droit positif canadien montre icile spectacle d’une certaine indéci-sion. Certains juges tendront à voirdans toute catégorie normative for-matée dans le langage religieuxune sorte de repoussoir compro-mettant la neutralité religieuse del’État8. Ce type de discours semblerefléter une crainte que toute com-munication internormative entre ledroit étatique et les normes reli-gieuses ne contrevienne à cette neu-tralité. À côté de cette conceptionassez rigide de la neutralité del’État existerait une tradition juris-prudentielle tolérant, au sein desinstitutions étatiques, les modèlesnormatifs et comportementaux dontle fondement moral, bien que denature religieuse, serait compatibleavec les lois et l’ordre public garan-tis par les Chartes. Dans une syn-thèse éclairante, Benjamin Bergerfait ressortir les traces de ce cou-rant jurisprudentiel, citant à l’appuiplusieurs arrêts9. Ainsi, dans l’affaireChamberlain10 – que Berger consi-dère comme emblématique –, la Courd’appel de la Colombie-Britanniquedéclarait que, si les tribunaux ontle pouvoir d’évaluer le contenu moral

7 Au Québec, en matière familiale et « dans toute autre matière qui intéresse l’ordre public »,l’arbitrage privé est interdit : Code civil du Québec, art. 2639.

8 Voir par exemple : Levitts Kosher Foods Inc. c. Levin, [1999] 175 D.L.R. (4th) (O.S.C.J.) ; Kad-doura c. Hammoud, [1999] 168 D.L.R. (4th) 503 (O.C.) ; Marcovitz c. Brucker, [2005] QCCA835 (C.A.), cause actuellement pendante devant la Cour suprême du Canada.

9 Benjamin BERGER, «The Limits of Belief: Freedom of Religion, Secularism, and the LiberalState », (2002) 17-1 Revue canadienne Droit et Société 39.

10 Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2000] 191 D.L.R. (4th) 222 (B.C.C.A.), inf. par[2002] 4 R.C.S. 710.

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d’un argument ou d’une requête àla lumière de la loi, il ne leur appar-tient pas de se prononcer sur lasource idéologique de cette mora-lité11. Selon l’auteur, ce jugementrésumerait bien le modèle d’uneneutralité religieuse qui se veut sou-ple et éclairée, c’est-à-dire ouverteau pluralisme normatif de la société,quel que soit le cadre idéologiqueduquel sont dérivées les normes enquête de validation judiciaire. Mais,ajoute Berger :

Freedom of religion is not absolute. Itis only those manifestations of religiousconscience that advance and protecthuman dignity, autonomy, and secu-rity – those manifestations of religiousconscience that are resonant with civicvalues – that find protection under theCharter.12

En somme, dans cette perspec-tive, les normes et les prétentionsmorales en quête de reconnaissancelégale ne devraient pas être a priorirejetées par les tribunaux du sim-ple fait qu’elles sont justifiées surune base religieuse. Il importeraitplutôt d’examiner dans quelle me-sure leur contenu éthico-normatifest compatible avec l’ordre juridi-que étatique.

Ce texte aborde dans une pers-pective contemporaine la questionfort délicate, on en conviendra, desrapports entre État et religion. Fai-sant appel aux approches complé-mentaires du droit et de la sociologie,il entend mettre en lumière la posi-tion actuelle du droit positif québé-

cois et canadien face aux deuxproblématiques qui viennent d’êtredécrites, soit celle de l’accommode-ment raisonnable, d’une part, etcelle d’un possible « dialogue inter-normatif » entre l’ordre juridiqueétatique et celui des religions, d’autrepart. Il mettra aussi en lumière cer-tains des fondements théoriques etsociopolitiques qui expliquent l’étatdu droit positif, souvent de façonimplicite.

Nous ferons d’abord ressortir lesprincipales caractéristiques de l’obli-gation d’accommodement raison-nable comme vecteur de prise encompte des pratiques religieuses.L’accommodement raisonnable seraalors rattaché aux principes dephilosophie politique qui le sous-tendent, tels qu’ils s’incarnent dansles modèles québécois et canadiende gestion de la diversité culturelle.Nous nous pencherons ensuite surl’intégration, possible ou non (et àquelles conditions, le cas échéant),de normes du droit religieux au seindu droit positif. Nous chercheronsà replacer cette question dans lecontexte des débats théoriques surle pluralisme juridique. Nous feronsaussi état de certains obstacles sys-témiques à un tel « dialogue inter-normatif », obstacles qui n’excluentpas que le droit étatique puisse agircomme un «filtre intelligent » dupluralisme juridique. Puis, en pre-nant l’exemple d’une interventionrécente du législateur où celui-ci a

11 Id., par. 33 et 34. En l’espèce, il s’agissait de la décision d’un conseil scolaire de refuserl’agrément à des manuels scolaires faisant état de la parentalité homosexuelle. En vertu dela loi provinciale applicable, les manuels scolaires devaient répondre à des standards demoralité.

12 B. BERGER, loc. cit., note 9, 67 et 68.

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pris acte d’une institution de droitreligieux – le divorce judaïque –,nous soutiendrons qu’un dialogueinternormatif entre droit et religion,préférablement lorsqu’il résulte dedélibérations politiques, peut con-duire à un pluralisme juridique plei-nement respectueux des principescontenus dans les chartes des droits,tant dans leurs dimensions religieu-ses que dans celles qui concernentla dignité et l’égalité des personnes.

I. La prise en compte des pratiques religieuses par le droit : l’accommodement raisonnable

Dans la perspective des tribunauxcanadiens, l’obligation d’accommo-dement raisonnable est un corol-laire du droit à l’égalité

13

. À ce titre,cette obligation est susceptibled’être invoquée pour chacun desmotifs de discrimination interdits

par les lois antidiscrimination. L’undes secrets les mieux gardés en cequi concerne cette obligation est eneffet son application à des motifs dediscrimination n’ayant rien à voiravec la religion, comme le sexe, lagrossesse, l’âge et le handicap

14

.C’est néanmoins dans le contextede la discrimination fondée sur lareligion que l’accommodement rai-sonnable a fait son apparition endroit canadien, et c’est toujoursdans ce contexte qu’il continue desoulever des débats particulière-ment intéressants et inévitable-ment passionnés.

A. L’accommodement raisonnable comme outil de gestion de la diversité religieuse

15

Au milieu des années 1980, dansune décision marquante de la Coursuprême

16

, l’obligation d’accom-modement raisonnable fait son ap-

13

Plus précisément, «une conséquence naturelle de la reconnaissance [du droit à l’égalité] » :

O’Malley

c.

Simpsons-Sears

, [1985] 2 R.C.S. 536, 554.

14

Au Québec, voir :

Charte des droits et libertés de la personne

, L.R.Q., c. C-12, art. 10. Pourune application de l’obligation d’accommodement raisonnable au critère du sexe, voir :

Colombie-Britannique (Public Service Employees Relations Commission)

c.

B.C.G.S.E.U.

,[1999] 3 R.C.S. 3 ; au critère de la grossesse :

Commission des droits de la personne

c.

Lin-gerie Roxana

, [1995] R.J.Q.1289 (T.D.P.) ; au critère de l’âge :

Desroches

c.

Commission desdroits de la personne du Québec

, [1997] R.J.Q. 1540 (C.A.) ; au critère du handicap :

Colom-bie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles)

c.

Council of Human Rights of Colombie-Britannique

, [1999] 3 R.C.S. 868 ;

Commission des droits de la personne

du Québec

c.

Col-lège Notre-Dame du Sacré-Cœur

,

[2002] R.J.Q. 5 (C.A.) ;

Centre de la communauté sourde duMontréal métropolitain

c.

Régie du logement

, [1996] R.J.Q. 1776 (T.D.P.) ;

Commission desdroits de la personne

du Québec

c.

Emballages Polystar

, (1997) 28 C.H.R.R. D/76 (T.D.P.) ;

CEGEP John-Abbott

c.

Blouin

, C.S. Montréal, n

o

500-17-018750-045, 10 juin 2004,j. Capriolo.

15

Certaines des grandes lignes de la présente section sont tirées de : COMMISSION DESDROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE,

Réflexion sur la portée etles limites de l’obligation d’accommodement raisonnable en matière religieuse

, Montréal,2005, p. 4-19.

16

O’Malley

c.

Simpsons-Sears

, précité, note 13. Vendeuse dans un grand magasin, O’Malleyavait adhéré à l’Église universelle de Dieu. Les préceptes de sa religion lui interdisaient detravailler le samedi. Devant l’impossibilité de concilier son horaire et sa pratique religieuse,l’employeur l’avait reléguée à un statut d’employée occasionnelle. Selon la plaignante, ce

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parition en droit canadien. La Courreconnaît alors qu’une norme d’ap-parence neutre peut indirectementavoir un impact discriminatoire surune employée s’il est incompatibleavec la pratique religieuse de celle-ci. En l’espèce, pour donner unsens à la norme d’égalité énoncéepar la loi, la Cour conclura quel’employeur était tenu de prendre«des mesures d’accommodementraisonnable » consistant à modifierl’horaire de travail de l’employée.Cette conclusion de la Cour repose,non pas sur une obligation législa-tive expresse – la loi étant muettesur ce point –, mais sur ce que laCour appelle une « conséquence na-turelle » du droit à l’égalité. Depuisla fin des années 90, l’obligationd’accommodement raisonnable s’ap-plique à toutes les formes de discri-mination prohibées (directe ouindirecte), et s’impose à toute par-tie désirant faire valoir, à l’encontredu droit à l’égalité, le moyen de dé-fense fondé sur une « exigence pro-fessionnelle normale »17.

La portée de l’obligation d’accom-modement raisonnable en matièrereligieuse est évidemment fonctiondu sens donné au mot religion. Or,l’interdiction de toute discriminationfondée sur la religion étant souventinvoquée de manière interchangea-ble avec la liberté de religion18, il fautconsidérer avec beaucoup d’intérêtle sens qui fut donné à la liberté dereligion dans l’affaire Syndicat North-crest c. Amselem19. Dans cette affaire,une majorité de juges de la Coursuprême a retenu une conception«personnelle et subjective » de laliberté de religion. Le demandeurqui invoque cette liberté n’est pastenu de prouver l’existence de quel-que obligation, exigence ou préceptereligieux objectif. Il doit simple-ment démontrer que le geste qu’ilsouhaite accomplir revêt pour luiun caractère religieux20 ou spiri-tuel. Ainsi n’est-il pas nécessaire dedémontrer qu’une croyance reposesur un précepte religieux reconnucomme tel par des autorités reli-gieuses ou encore, partagé par une

17 Colombie-Britannique (Public Service Employees Relations Commission) c. B.C.G.S.E.U., pré-cité, note 14.

changement de statut était un acte de discrimination fondé sur la religion, contraire auxdispositions du Code des droits de la personne de l’Ontario.

18 Voir : J. WOEHRLING, loc. cit., note 6, 364.19 Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551 (ci-après cité : «Amselem »). En contra-

vention des règles contenues dans une déclaration de copropriété divise, des Juifs ortho-doxes avaient érigé, pendant la fête du Souccoth, des souccahs individuelles sur le balconde leurs appartements.

20 Selon la Cour, une religion « s’entend typiquement d’un système particulier et complet dedogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dansl’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religions’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spi-rituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit ets’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de com-muniquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle » (Amselem, pré-cité, note 19, par. 39). En somme, les croyances religieuses se distinguent de celles dont lasource est séculière ou sociale, ou qui sont une manifestation de la conscience personnellede l’intéressé.

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majorité de croyants. Même unepratique qu’on serait tenté d’assi-miler à une coutume ou à une tra-dition culturelle plutôt qu’à unprécepte religieux semblerait pro-tégée par la Charte des droits etlibertés de la personne, dès lors quela personne qui s’en réclame entre-tient une conviction sincère quantà son caractère religieux21. Les tri-bunaux pourront toutefois statuersur la sincérité de la croyance dudemandeur lorsque cette sincéritéest une question litigieuse22. Parcontre, s’enquérir de la sincérité dudemandeur n’autorisera pas à por-ter un jugement sur la validité d’unecroyance religieuse. La sincéritéd’une croyance religieuse supposeune croyance qui est simplement«honnête », c’est-à-dire qui n’est «nifictive, ni arbitraire » et qui «ne cons-titue pas un artifice »23. La pratiquereligieuse antérieure du demandeurn’aura pas à être mise en preuve.En fait, les croyances religieusespourront varier dans le temps chezun même individu, étant fluides etsubjectives24. Ainsi, le fait que lacroyance religieuse du demandeur

soit en contradiction avec sa pra-tique antérieure ne pourra lui êtrereproché. On n’exigera pas nonplus que la sincérité du demandeursoit attestée par un expert religieuxqui viendrait témoigner des prati-ques établies d’une religion. Ensomme, la notion de religion misede l’avant dans cette affaire s’ins-crit dans la foulée de décisions an-térieures, qui mettaient déjà l’accentsur la sincérité personnelle de celuiqui invoque la liberté de religion25.Sur le plan philosophique, commele souligne la Cour26, cette concep-tion de la liberté de religion reposesur les notions de choix personnel,d’autonomie et de liberté de l’indi-vidu. Elle repose également sur unecertaine idée des rapports entrel’État et les religions ou, plus préci-sément, entre l’État et les dogmesreligieux. Cette idée est celle de laréserve que doit garder l’État faceaux diverses interprétations pos-sibles des textes sacrés : « l’Étatn’est pas en mesure d’agir commearbitre des dogmes religieux, et ilne devrait pas le devenir »27.

21 Amselem, précité, note 19, par. 68. L’affirmation de la Cour sur ce point doit selon nous êtrenuancée. En effet, des restrictions liées à l’ordre public, aux valeurs démocratiques et aubien-être général des citoyens limitent nécessairement la portée et l’exercice de la libertéreligieuse (art. 9.1 de la Charte). Ainsi, la pratique culturelle de l’excision, qui porte atteinteà l’intégrité de la personne, est-elle interdite à juste titre (Code criminel, art. 248), car elle vadirectement à l’encontre des principes reconnus par les chartes des droits, aussi bien en droitinterne qu’en droit international. (Sur ce point, voir : COMMISSION DES DROITS DE LAPERSONNE, Les mutilations sexuelles : une atteinte illicite à l’intégrité de la personne (1994) ;NATIONS UNIES, Déclaration sur l’élimination de la violence contre les femmes, A/Res/48/104 (1993)).

22 Amselem, précité, note 19, par. 51.23 Id., par. 51 et 52.24 Id., par. 53.25 Voir notamment : R. c. Big M Drug Mart, [1985] 1 R.C.S. 295 ; R. c. Edwards Books and Arts,

[1986] 2 R.C.S. 713 ; R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284.26 Amselem, précité, note 19, par. 41.27 Id., par. 50.

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La conception personnelle et sub-jective de la religion retenue par laCour suprême dans Amselem paraîtfacilement transposable dans lecontexte de l’accommodement rai-sonnable. S’y ajoute une définitionde la liberté religieuse qui recon-naît non seulement une dimensionintérieure (la liberté d’avoir descroyances religieuses) mais aussiune dimension extérieure (le droitde manifester celles-ci et de lesmettre en pratique)28. Considéréedans une perspective aussi large,l’obligation d’accommodement rai-sonnable peut être décrite commeune obligation de tolérance à l’en-droit des diverses pratiques reli-gieuses29. En droit positif, c’est ense référant à cette obligation de tolé-rance que doivent s’apprécier lesrevendications visant, par exemple,l’observance d’une fête religieuse30

ou d’un jour de repos31, ou encorele port en public de vêtements oucouvre-chefs distinctifs32. Il fautcependant s’interroger sur les limi-tes de cette obligation pour en sai-sir la portée.

Quand l’accommodement devient déraisonnable

L’obligation d’accommodementraisonnable comporte en effet sapropre limite. En matière religieusecomme en toute autre matière, cetteobligation ne consiste pas à se plierinconditionnellement à tous lesparticularismes, individuels ou col-lectifs. Pour reprendre les termesdu préambule de la Charte desdroits et libertés de la personne, lesdroits et libertés sont inséparablesdes droits et libertés d’autrui, ainsique du bien-être général. La Com-mission des droits de la personne

28 Selon la définition mise de l’avant dans l’affaire R. c. Big M Drug Mart, précitée, note 25,336.

29 En raison du caractère captif ou vulnérable de leur « clientèle », l’obligation d’accommode-ment raisonnable qui incombe à certaines institutions publiques peut, selon nous, aller au-delà de la simple tolérance. Ainsi, l’école publique, dont la « clientèle » est captive et vulné-rable (et qui est tenue, en vertu de la Loi sur l’instruction publique, précitée, note 4, art. 36,de « faciliter le cheminement spirituel de l’élève », pourrait être tenue à certaines obligationspositives à l’égard d’élèves ayant des besoins religieux particuliers. Un raisonnement sem-blable peut être tenu à propos des établissements de détention ou de certains établisse-ments du réseau de la santé, dans la mesure où la « clientèle » de ces établissements estvulnérable (et, parfois au sens propre, captive). Ces établissements doivent remplir leursfonctions en respectant les droits et libertés des personnes sous leur garde, notamment entenant compte de leurs convictions religieuses. Voir : NATIONS UNIES, Ensemble de règlesminima pour le traitement des détenus, reproduit dans Droits de l’homme (recueil d’instru-ments internationaux), Doc. N.U. ST/HR/Rev.2 (1983), p. 81-89 (règle no 6), ainsi que :COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE, Le régime alimentaire des détenus de foihébraïque : obligations des autorités carcérales, Montréal, 1991.

30 Voir : Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525.31 Voir : Smart c. Eaton, (1994) 19 C.H.R.R. D3446 (T.D.P.) ; O’Malley c. Simpsons-Sears, pré-

cité, note 13.32 Ces deux derniers exemples sont mentionnés dans l’Observation générale (no 22) du Comité

des droits de l’homme des Nations Unies, consacrée à la liberté de religion (Doc. N.U.,CCPR/C/21/Rev. 1/Add. 4 (20 juillet 1993), par. 3). Pour une illustration en droit cana-dien, voir : Grant c. Procureur général du Canada, [1995] 1 C.F. 158 (port du turban sikh ausein de la Gendarmerie royale du Canada).

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et des droits de la jeunesse a tenu àinsister sur cette nécessité de pré-server le lien social, dans un docu-ment de réflexion portant sur lepluralisme religieux comme «défid’éthique sociale ». La Commissionen appelait alors à l’esprit de laCharte :

Cet esprit, c’est celui d’un contratsocial stipulant que les libertés et droitsindividuels doivent être garantis parla volonté collective et, en contrepartie,s’exercer dans le respect des valeursdémocratiques, de l’ordre public et dubien-être général.[…]À cet égard, nous semble-t-il, aucunesolution valable, juste et réaliste à desconflits de droits ne saurait émergerde la tendance actuelle qui consiste àréclamer pour soi tous les droits ettoutes les libertés, que l’on soit indi-vidu ou institution, sans se reconnaî-tre aussi responsable d’aménager unespace commun, de renouer le liensocial, afin d’en favoriser l’exercicepour tous.[…]S’agissant de religion, les droits etlibertés peuvent rapidement se retrou-ver érigés en absolus sacrés qui impo-seraient des contraintes à l’ensemblede la société. Or, si les limites des choixprivés et les exigences du lien socialde réciprocité ne sont pas affirmées,pratiquées, gérées par des citoyens etdes institutions capables de consentirà des aménagements du quotidien sanss’abîmer dans d’interminables pro-

cès, il y a fort à parier que nous y per-drons au change.C’est pourquoi nous croyons que le plu-ralisme religieux doit être traité commetoutes les autres formes de pluralismeet soumis aux limites fixées par lesexigences de la vie en société.33

La Cour suprême ne disait pasautrement lorsque, tout en introdui-sant en droit canadien l’obligationd’accommodement raisonnable, elles’exprimait ainsi :

Dans toute société, les droits d’unepersonne entreront inévitablement enconflit avec les droits d’autrui. Il estalors évident que tous les droits doi-vent être limités afin de préserver lastructure sociale dans laquelle chaquedroit peut être protégé sans porteratteinte indûment aux autres.34

En droit, l’obligation d’accommo-dement trouve donc sa limite dansune notion centrale, celle de la« contrainte excessive ». Telle quedéfinie initialement par la Coursuprême (du moins, dans le cadrede rapports employeur-employé),la notion de contrainte excessivefaisait référence à deux facteursseulement, soit les coûts de l’ac-commodement réclamé ainsi quel’entrave à l’exploitation de l’entre-prise35. Un troisième facteur vints’ajouter par la suite, soit l’atteinteaux droits des co-employés36. Chris-tian Brunelle propose aujourd’huila catégorisation suivante des fac-teurs qui sont pris en compte, soit

33 COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, Lepluralisme religieux, un défi d’éthique sociale – Document soumis à la réflexion publique,Montréal, 1995, p. 14.

34 O’Malley c. Simpsons-Sears, précité, note 13, 554 et 555.35 Id., 555.36 Central Okanagan School Board District (No 23) c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970 ; Commission

scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, précité, note 30.

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par la jurisprudence, soit par ladoctrine ou la loi, toujours dans lecontexte des rapports de travail37.Comme on le constatera, la notionde contrainte excessive autorise lejuge à tenir compte d’un assez largeéventail de facteurs, il est vrai,d’ordre assez prosaïque :1o Les limites des ressources finan-

cières et matérielles– le coût réel de l’accommode-

ment demandé ;– les sources extérieures de finan-

cement (prêts, subventions,crédits d’impôts et déductionsfiscales, régime gouvernemen-tal d’aide ou d’indemnisation,contribution personnelle de lavictime de discrimination…) ;

– la nature de l’entreprise ou del’institution (taille, composi-tion de la main-d’œuvre, struc-ture organisationnelle, structurede production, nature privéeou publique…) ;

– le budget d’opération total del’entreprise (maison-mère etfiliales réunies) ou de l’institu-tion ;

– la santé financière de l’entre-prise ou de l’institution ;

– la conjoncture économique.2o L’atteinte aux droits

– les risques pour la santé ou lasécurité du salarié, de ses col-lègues ou du public en géné-ral ;

– la convention collective ;

– l’effet préjudiciable de l’accom-modement sur les autres em-ployés ;

– les conflits de droits.3o Le bon fonctionnement de l’entre-

prise ou de l’institution– l’interchangeabilité relative des

employés ;– l’adaptabilité des lieux, instal-

lations et équipements de tra-vail ;

– l’effet sur la productivité del’entreprise ;

– le nombre d’employés affectéspar la mesure d’accommode-ment envisagée ;

– l’effet bénéfique de l’accom-modement sur les autres em-ployés ;

– la durée et l’étendue de l’ac-commodement38.

Dans son état actuel, ce cadrejuridique reste insatisfaisant, aumoins sous deux aspects. Premiè-rement, l’obligation d’accommode-ment raisonnable et le critère de lacontrainte excessive ont été utiliséspresque exclusivement dans le cadrebien précis des rapports entreemployeurs et salariés. Pourtant,l’obligation d’accommodement rai-sonnable n’est pas qu’affaire d’em-ployeurs, de salariés et de syndicats.En effet, de plus en plus d’institu-tions publiques font l’objet de de-mandes d’accommodement en pro-venance de leur « clientèle ». Dansl’application de l’obligation d’accom-

37 Christian BRUNELLE, Discrimination et obligation d’accommodement raisonnable en milieude travail syndiqué, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2001, p. 248-252.

38 Brunelle, par contre, relève que d’autres éléments ne sont pas pris en considération, dont :les simples inconvénients administratifs, les préférences de la clientèle, la crainte de créerun précédent, ou encore la menace d’être exposé à un grief fondé sur une convention col-lective de travail et visant à empêcher la mise en œuvre d’un accommodement. Voir parexemple : Central Okanagan School District (No 23) c. Renaud, précité, note 36.

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modement raisonnable, il faut tenircompte de ce qui distingue ici uneinstitution publique – laquelle ades responsabilités envers l’ensem-ble de la collectivité – d’un simpleemployeur. De ce point de vue, lejugement unanime rendu par laCour suprême du Canada dans ladésormais célèbre affaire du kirpanà l’école39 nous paraît exemplaire,que l’on partage ou non l’opinion dela Cour quant à l’issue du litige.(S’il est vrai que ce jugement de laCour se fonde essentiellement surla garantie constitutionnelle de laliberté religieuse, et non sur le droità l’égalité proprement dit, la Course réfère à plusieurs reprises à lanotion d’accommodement raison-nable, l’analogie avec cette notionétant jugée «utile » et « logique »40).Pressée de comparer le port dukirpan à l’école avec le port de cesymbole religieux dans d’autrescontextes (un avion, un tribunal),la Cour a eu le souci de mettre enlumière la spécificité de l’école,laquelle constitue «un environne-ment unique », un «milieu de vie oùenseignants et élèves sont appelésà collaborer dans le cadre de [la]mission éducative »41. La Cour n’apas hésité à reconnaître l’impor-

tance de la sécurité pour un telmilieu, mais elle a voulu distinguerce milieu «unique » des milieux men-tionnés plus haut. Nous n’aborde-rons pas ici la portée donnée à laliberté religieuse dans cette affaire,mais sachons reconnaître à la Courle mérite d’avoir voulu tenir comptede la mission éducative de l’école etde la nature particulière de sa clien-tèle. La réalité particulière des insti-tutions publiques pose en effet undéfi, celui d’adapter la liste des fac-teurs permettant d’apprécier si unecontrainte est excessive, liste quin’a d’ailleurs jamais été présentéecomme étant exhaustive42, à de tel-les institutions43.

Deuxièmement, bien que l’obli-gation d’accommodement raison-nable repose sur l’une des valeursqui sous-tendent les chartes desdroits – l’égalité – les limites del’accommodement raisonnable ontrarement été définies en se référantde façon explicite aux autres valeursconsacrées dans les chartes. Pource motif, il arrive que la légitimitédes solutions juridiques fondéessur l’accommodement raisonnablesoit remise en question. Cela sembleêtre le cas, en particulier, lorsquel’égalité des sexes est un élément

39 Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256.40 Id., par. 53.41 Id., par. 65.42 Les critères d’appréciation de la contrainte ne sont «pas coulés dans le béton », pour repren-

dre la formule de la Cour suprême dans Commission scolaire régionale de Chambly c. Ber-gevin, précité, note 30, 546.

43 Toujours à propos de l’école, on notera – par exemple – que celle-ci est tenue de veiller aurespect des dispositions législatives touchant la fréquentation scolaire obligatoire, lenombre de jours de classe, le contenu des programmes d’enseignement ou encore, la lan-gue de l’enseignement. Ces éléments ont été considérés comme fondamentaux et non négo-ciables par la Commission des droits de la personne dans son document de réflexion sur lepluralisme religieux : COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DELA JEUNESSE, op. cit., note 33, p. 10.

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essentiel du débat44. À cet égard,un deuxième défi auquel font ac-tuellement face les « praticiens » del’accommodement raisonnable (ins-titutions, commissions des droitsde la personne, tribunaux) noussemble être celui d’intégrer unepréoccupation explicite pour cesvaleurs fondamentales dans la miseen œuvre de l’obligation. En expli-quant en quoi lesdites valeurs fon-damentales sont mieux servies parl’accommodement raisonnable quepar une politique de rejet ou d’ex-clusion, par exemple, on peut mieuxasseoir la légitimité sociale de l’ac-commodement raisonnable. Pourfaire une telle démonstration, il estcependant fort utile de se référeraux principes de philosophie poli-tique qui sous-tendent l’accommo-dement raisonnable.

B. Accommodement raisonnable et principes de philosophie politique

L’accommodement raisonnables’inspire de principes de philoso-phie politique « appliquée », princi-pes qui sont à la base des modèlescanadien et québécois de gestionde la diversité culturelle. Ce lienentre l’accommodement raisonna-ble et la philosophie politique restegénéralement implicite dans le dis-cours juridique, et particulièrementdans le discours judiciaire. Il n’en

est pas moins réel et mérite d’êtremis en lumière.

1. Le multiculturalisme canadien

À l’échelle canadienne, la poli-tique du multiculturalisme est sou-vent invoquée par les minoritéspour obtenir de l’État qu’il accordeune reconnaissance institutionnelleà leurs particularités culturelles. Àcet égard, la notion d’accommode-ment raisonnable, telle qu’élaboréepar les tribunaux canadiens, s’ac-corde certainement avec les princi-pes et l’esprit de la loi fédérale quiincarne cette politique, la Loi sur lemulticulturalisme canadien45, puis-qu’elle vise à inscrire la différenceculturelle des groupes minoritairesau cœur des institutions publiqueset privées. L’accommodement reposesur une notion de citoyenneté, nonplus uniformisante, mais «multi-culturelle » et différenciée selon lesparticularismes socio-identitairesdes individus et des groupes quicomposent la société. D’après lepolitologue Will Kymlicka46, l’undes objectifs prioritaires du multi-culturalisme canadien est d’atté-nuer, par la reconnaissance de«droits différenciés », les pressionsassimilatrices que les institutionsdu groupe majoritaire exercent surles groupes culturels minoritaires.

44 Voir ainsi, à propos du foulard islamique : Pierre BOSSET, « Le foulard islamique et l’égalitédes sexes : réflexion sur le discours juridique institutionnel en France et au Québec », dansMichel COUTU, Pierre BOSSET, Caroline GENDREAU et Daniel VILLENEUVE (dir.), Droitsfondamentaux et citoyenneté – Une citoyenneté fragmentée, limitée, illusoire?, Montréal,Éditions Thémis, 2000, p. 303.

45 Loi sur le multiculturalisme canadien, L.R.C. (1985), c. 24 (4e supp.).46 Voir : Will KYMLICKA, Multicultural Citizenship: A Liberal Theory of Minority Rights, Oxford,

Oxford University Press, 1995 ; Will KYMLICKA, La voie canadienne. Repenser le multicul-turalisme, Montréal, Boréal, 2003, p. 95.

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En d’autres termes, le multicultu-ralisme canadien ne vise pas à em-pêcher l’intégration, mais plutôt àen redéfinir les conditions sur unebase plus équitable.

La reconnaissance publique desnormes de l’Autre part d’une pré-misse voulant que l’armaturejuridico-politique dont s’est doté legroupe majoritaire n’est pas – n’ajamais été – culturellement neutre(contrairement à ce qu’affirment lesphilosophies libérales du droit, no-tamment celle, emblématique, deJohn Rawls47). L’ordre juridique éta-tique porterait en effet profondémentles marques de la culture majori-taire. Ainsi cette dernière, malgréson reflux dans la sphère privée sousl’influence de la bureaucratisationet de la laïcisation des structuresétatiques, continuerait néanmoinsd’irriguer les normes et les valeursinscrites au cœur même d’une « cul-ture publique commune » qui, enréalité, serait loin d’être purgée detout particularisme culturel48. Aucontraire, cette culture publiquecommune, qu’appellent de leursvœux les tenants de la nation « civi-que », tendrait à institutionnaliserune normativité qui épouse les in-

térêts et la vision du monde desgroupes dominants, tels que legroupe ethnoculturel majoritaire,les hommes, les hétérosexuels et laclasse «moyenne »49. En d’autrestermes, la « culture publique » qu’ins-titutionnalise l’ordre juridico-poli-tique étatique, loin d’incarner desvaleurs et des normes universelleset transcendantales, serait plutôt lefruit de la colonisation de la sphèrepublique par la « culture commune »de certains groupes politiquementdominants. Une fois admise unetelle prémisse, l’accommodementraisonnable, cette construction juri-dique dont a accouché le modèlecanadien de gestion du pluralisme,devient nécessaire pour atténuer,dans un souci de justice sociale, ledéséquilibre politique inévitableentre les cultures issues de l’im-migration et la culture du groupemajoritaire.

Cependant, si la politique du mul-ticulturalisme commande en effetl’octroi de modalités particulièresd’exercice des droits aux membresdes groupes ethnoculturels issusde l’immigration, elle n’autorise pasces derniers à réclamer un pouvoird’autodétermination collective sem-

47 John RAWLS, Une théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987. Pour Rawls, afin de préserver leprincipe d’égalité formelle qui est à la base du droit moderne, le droit étatique doit être pro-duit sous un voile d’ignorance, c’est-à-dire en faisant abstraction des inscriptions socialesparticulières et contingentes des individus. Notons cependant que la théorie rawlienne dudroit, dans sa plus récente mouture, a été assouplie de manière à atténuer l’universalismerigide que commandait initialement la notion de voile d’ignorance : John RAWLS, PoliticalLiberalism, New York, Columbia University (1996). Plus précisément, Rawls reconnaîtraque le droit se doit de prendre en considération, dans une certaine mesure, les particula-rismes socio-identitaires, sans quoi il risque de se transformer en broyeur et niveleur dedifférences.

48 Jocelyn MACLURE, «Entre le culturel et le civique : les voies (accidentées) de l’accommo-dement raisonnable », (2005) 23 Cités 57.

49 Iris MARION YOUNG, «Polity and Group Difference: A Critique of the Ideal Universal Citi-zenship » , (janvier 1989) 99 Ethics 250.

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blable à celui que sont en droit derevendiquer, au sein de l’espacecanadien, les minorités nationalestelles que les nations autochtoneset les Québécois. Le multicultura-lisme canadien offre plutôt auximmigrants et à leurs descendantsun cadre d’intégration suffisammentflexible pour « accommoder » leursdifférences culturelles, et non unesouveraineté politique, juridique etculturelle qui les soustrairait aucontrôle de l’État, les rejetant dumême coup en marge de l’espacecitoyen50. Au demeurant, dans soninterprétation de la Loi sur le multi-culturalisme, le gouvernement cana-dien met prioritairement l’accent,depuis quelques années, sur lesnotions de participation civique etd’égalité. En effet, les objectifs quisous-tendent le multiculturalismecanadien ont peu à peu été recen-trés autour de la promotion d’unecitoyenneté partagée et de la luttecontre la discrimination systémi-que qui frappe les minorités visi-bles51.

On l’aura donc compris, l’objectifpolitique qui sous-tend la notiond’accommodement dans le cadredu multiculturalisme canadien en

est un d’intégration, et non deségrégation. Le pari est le suivant :si l’on adapte les normes de régula-tion et de fonctionnement des ins-titutions du groupe majoritaire afinqu’elles puissent accueillir en leursein le pluralisme ethnoreligieux dela société, les membres des minori-tés culturelles et religieuses serontdavantage portés à participer auprocessus d’intégration citoyenne52.

2. L’interculturalisme québécois

L’accommodement raisonnable,en contexte québécois, repose luiaussi sur un pari en faveur du po-tentiel d’intégration que recèle lapleine participation aux institu-tions de la société d’accueil53. Ce-pendant, le modèle québécois d’inté-gration constitue un mode hybridede gestion du pluralisme culturel,qui tient à la fois du républicanismeà la française et du multicultura-lisme de type anglo-saxon. Contrai-rement à la France, où la pluralitéculturelle n’est tout simplement pasenvisagée au sein de l’État-nation(lequel tend à asseoir la préémi-nence institutionnelle d’une cultureunique et à ne reconnaître aucuneautre expression identitaire dans la

50 W. KYMLICKA, op. cit., note 46.51 Voir : PATRIMOINE CANADA, Rapport annuel sur l’application de la Loi sur le multicultu-

ralisme – 2003-2004, Gouvernement du Canada, 2005, en ligne : [http://www.patrimoine-canadien.gc.ca/progs/multi/reports/ann2003-2004/index_f.cfm].

52 Voir : J. WOEHRLING, loc. cit., note 6, 398-401 ; Anne SARIS, Les tribunaux religieux et ledroit étatique, Textes du Congrès 2005 du Barreau du Québec, 2005, en ligne : [http://www.barreau.qc.ca/congres/2005/programme/pdf/saris_anne.pdf], p. 402 et 403.

53 COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, op.cit., note 15, p. 3 et 4 ; P. BOSSET, loc. cit., note 39, 320 ; Yves LAFONTAINE, «Égalité et plu-ralisme dans les institutions publiques : le rôle de la Commission des droits de la per-sonne », dans France GAGNON, Marie McANDREW et Michel PAGÉ (dir.), Pluralisme,citoyenneté et éducation, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 228.

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sphère publique54), au Québec, l’in-tégration citoyenne se conjugueplus aisément avec le maintien departicularismes culturels et identi-taires dans l’espace public. En 1990,le Québec a adopté l’Énoncé de poli-tique en matière d’immigration etd’intégration, qui fixe les termes d’un« contrat moral » commun entre lesimmigrants et la société québécoise.Cette politique officielle, qui faitencore autorité en la matière, poseaux immigrants l’exigence de l’ap-prentissage du français commelangue commune, mais reconnaîten contrepartie le pluralisme iden-titaire et culturel, soit l’hétérogé-néité de la nation québécoise55. Lareconnaissance du pluralisme s’ins-crit dans les limites fixées par ce« contrat moral », qui définit clai-rement l’intégration citoyenne entermes de participation et d’appar-tenance à la vie collective publique.Plus précisément, la société québé-coise est en droit de s’attendre à laparticipation pleine et entière desimmigrants au sein des institutionssocio-économiques, et assure en re-tour aux immigrants un accès auxinstitutions communes. L’Énoncé depolitique pose ainsi les jalons d’uneculture publique commune à laquelleles immigrants sont invités à adhé-

rer56. Cela dit, il est souligné à plu-sieurs reprises dans le documentque l’intégration et la participationcitoyennes peuvent parfaitementcoexister avec la préservation desparticularités culturelles, mais dansles limites fixées par le cadre juridi-que et les valeurs démocratiques dela société québécoise. L’extrait sui-vant témoigne bien de cette orien-tation :

À l’opposé de la société québécoisetraditionnelle qui valorisait le partaged’un modèle culturel et idéologique uni-forme par tous les Québécois, le Qué-bec moderne s’est voulu, depuis plusde trente ans, résolument pluraliste[…]. La possibilité de choisir librementleur style de vie, leurs opinions, leursvaleurs et leurs appartenances à desgroupes d’intérêts particuliers, à l’in-térieur des limites définies par le cadrejuridique, constitue d’ailleurs un desacquis de la Révolution tranquille […].La culture québécoise est ainsi une cul-ture dynamique qui, tout en s’inscri-vant dans le prolongement de l’héritagedu Québec, se veut continuellement enmutation et ouverte aux différents ap-ports. La Charte des droits affirme, deplus, « que les personnes ont le droit demaintenir et de faire progresser leurpropre vie culturelle avec les autresmembres de leur groupe. » Le soutienque leur a consenti le Québec à cetégard, et ce, depuis plusieurs années,

54 Dominique SCHNAPPER, La France de l’intégration : sociologie de la nation en 1990, Paris,Gallimard, 1991.

55 Linda PIETRANTONIO, Daneille JUTEAU et Marie McANDREW, «Multiculturalisme ouintégration : un faux débat », dans Khadiyatoulah FALL, Ratiba HADJ-MOUSSA et DanielSIMEONI (dir.), Les convergences culturelles dans les sociétés pluriethniques, Montréal,P.U.M., 1996, p. 147.

56 MINISTÈRE DES COMMUNAUTÉS CULTURELLES ET DE L’IMMIGRATION (MCCI), AuQuébec pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration,Gouvernement du Québec, 1990, p. 16-19.

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témoigne de son engagement en faveurdu pluralisme.57

Cependant, et c’est fondamental,la politique québécoise prévoit ex-plicitement que le maintien des dif-férences culturelles, même dans lerespect des lois et des valeurs dé-mocratiques, ne doit pas se traduirepar une fragmentation communau-taire au sein d’îlots culturels sedéveloppant en vase clos :

La position québécoise sur les rela-tions interculturelles vise toutefois àéviter des situations extrêmes où dif-férents groupes maintiendraient inté-gralement et rigidement leur culture etleurs traditions d’origine et coexiste-raient dans l’ignorance réciproque etl’isolement.58

Le modèle québécois d’intégra-tion ne se contente donc pas d’unecitoyenneté de type minimaliste ; ilvise non pas simplement à favori-ser l’épanouissement et la coexis-tence pacifique (en vase clos) descultures minoritaires, mais égale-ment à amener ces dernières à segreffer à l’espace symbolique etinstitutionnel de la nation. Or, unrégime de droits universellementpartagés constitue le socle princi-pal sur lequel repose l’intégrationcitoyenne. Bien entendu, en droitquébécois, comme en droit cana-dien, toute règle d’application uni-verselle peut, dans certaines limites,faire l’objet d’exceptions afin «d’ac-

commoder » la différence culturelledes membres des groupes minori-taires. Dans cette perspective, ilimporte de reconnaître que les droitset les obligations qui découlent dumodèle québécois de citoyenneténe sont pas fixés une fois pourtoutes. Bien que la Charte des droitset libertés de la personne en des-sine les contours, leur contenu em-pirique évolue constamment au grédes luttes sociales et politiquesmenées par des groupes laissés enmarge de l’espace citoyen (la luttedes femmes, la lutte des gais et les-biennes, les luttes ouvrières, etc.)59.Cependant, on peut déduire del’Énoncé de politique que les de-mandes d’un droit à la différenceportées par des groupes minoritai-res doivent se traduire davantagepar des réaménagements culturelset institutionnels de la société d’ac-cueil, que par l’instauration de mé-canismes parallèles de régulationopérant en dehors de la sphèrepublique. Cette dernière formules’inscrirait en faux avec la politiqueofficielle québécoise car elle ris-querait de permettre aux différentsgroupes de «maintenir intégrale-ment et rigidement leur culture etleurs traditions »60. À titre d’exem-ple, la mise en place de régimes dedroit familial privé opérant en margedes tribunaux civils constituerait

57 Id., p. 18 et 19 (les non-italiques sont de nous).58 Id., p. 19.59 François ROCHER et Daniel SALÉE, « Libéralisme et tensions identitaires : éléments de

réflexion sur le désarroi des sociétés modernes », (1997) 16-2 Politique et Sociétés 3 ;Jacques BEAUCHEMIN, « Le Sujet politique québécois : l’indicible “nous” », dans JocelynMACLURE et Alain-G. GAGNON (dir.), Repères en mutation. Identité et citoyenneté dans leQuébec contemporain, Montréal, Éditions Québec Amérique, 2001, p. 205.

60 MINISTÈRE DES COMMUNAUTÉS CULTURELLES ET DE L’IMMIGRATION, op. cit., note 56,p. 19.

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une forme de ségrégation juridiquequi serait foncièrement contraireaux fondements même de l’inter-culturalisme québécois.

II. La rencontre du droit civil et du droit religieux : vers un dialogue internormatif?

L’idée générale qui sera exploréedans cette deuxième partie est quel’esprit qui sous-tend la pratique del’accommodement raisonnable pour-rait nourrir le processus par lequelles juges des tribunaux civils déco-dent et traitent certaines questionsqui leur sont soumises. Il s’agiraitalors, pour les magistrats, non plusseulement de «prescrire la modula-tion ou la modification d’une règlede droit dont l’application généraleest indirectement discriminatoirepour les membres des groupesminoritaires »61, ce qui est l’objet del’accommodement raisonnable, maiségalement de faire l’effort d’arrimerà leur lecture du droit étatique lescatégories juridiques étrangèrespouvant se retrouver, par exemple,au sein d’ententes contractuellesnégociées entre parties. Une telledémarche suppose que les jugesaccordent aux ordres juridiques plu-riels qui font concurrence au droitétatique, non pas un poids égal biensûr, mais plutôt une reconnais-sance sélective et mesurée, c’est-à-dire dans le respect des lois et deschartes.

Les fondements d’une telle ap-proche ne diffèrent pas, en sub-

stance, de ceux qui sous-tendent lapolitique et la philosophie du mul-ticulturalisme ou celles de l’inter-culturalisme. Cependant, la priseen compte du droit religieux mu-sulman, juif ou chrétien dans larégulation des rapports sociauxentre particuliers pousse un cranplus loin la logique de l’accommo-dement. Il s’agirait alors pour lesjuges de jeter des ponts avec desordres normatifs parallèles, demanière à fonder ce que Kleinhanset Macdonald appellent un «dia-logue internormatif »62. Ce type dedialogue serait de nature à inciterles membres des minorités cultu-relles et religieuses à se conformer,de leur plein gré, aux décisions ju-diciaires en matière de droit fami-lial, favorisant du même coup leurintégration citoyenne dans le cadred’une « culture publique commune »fondée sur un régime unifié de droitscivils et fondamentaux.

Une telle proposition nous amèneà réfléchir sur le rapport qu’entre-tient le droit étatique avec les autresordres normatifs qui opèrent, ouaspirent à opérer, une régulationde type juridique des rapports so-ciaux. Cette problématique a étélargement explorée et débattue parles théoriciens du droit, principale-ment sous l’impulsion de l’école du«pluralisme juridique » qui, dès ledébut du 20e siècle, allait ébranlerla thèse – encore prédominante au-jourd’hui – selon laquelle il n’existeaucune forme de juridicité en de-

61 J. MACLURE, loc. cit., note 48, 64.62 Martha-Marie KLEINHANS et Roderick MACDONALD, «What is a Critical Legal Pluralism» ,

(1997) 12-2 Revue canadienne Droit et société 39.

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hors du droit étatique63. Dans leslignes qui suivent, nous retrace-rons à grand trait les termes géné-raux de ce débat, pour ensuiteexaminer comment il est possibled’en tirer profit dans le cadre de laprésente réflexion.

A. Débats théoriques autour du pluralisme juridique

Au tournant du 20e siècle, lesreprésentations scientifiques dudroit sont surtout produites pardes juristes. Chez ces derniers do-mine une conception positiviste etmoniste du droit, dont les assisesthéoriques furent véritablementconsolidées avec la pensée du grandjuriste autrichien Hans Kelsen. Pource dernier, le droit doit être envi-sagé de manière positiviste, dans lamesure où il constitue une cons-truction normative formelle etrationnelle qui surplombe et subor-donne les multiples normes socialesindividuelles et collectives. Danscette perspective, la règle juridiqueprend la forme d’une norme abs-traite définissant a priori les inter-dits et les obligations auxquelsdoivent être soumis les acteurs in-teragissant en société. Le mode derégulation juridique ne peut doncsouffrir les solutions et les arbitra-ges au caractère imprévisible, fluc-tuant et arbitraire ; une situationsociale judiciarisée doit être régiepar une norme univoque et prééta-

blie qui, d’un cas à l’autre, seraappliquée de la même façon. Deplus, la régulation juridique a uncaractère résolument politique, ence sens qu’à chaque règle de droitcorrespond une sanction qui, si elleest actualisée, prend la forme d’uneaction coercitive exercée sur toutindividu dont le comportement en-freint la norme. Enfin, pour Kelsen,le droit a aussi un caractère mo-niste, c’est-à-dire que les normesayant une valeur juridique éma-nent d’une seule instance sociétalequi détient le monopole exclusif dela production et de l’application deslois. Or, dit Kelsen, cette instancecentrale correspond à la forme del’État moderne. Par conséquent,l’ordre juridique a un caractère in-divis et monolithique, dans la me-sure où il n’existe pas de droit endehors de l’État64.

Le positivisme juridique kelsénienallait être sérieusement remis enquestion, dès le début du 20e siècle,par certains penseurs générale-ment identifiés comme les princi-paux fondateurs de la sociologie dudroit. Il s’agit en particulier d’EugenErhlich, de Leon Petrazycky et deGeorges Gurvitch65. La thèse con-testée avec le plus de vigueur futsans aucun doute celle du monismejuridique. En effet, pour la plupartdes premiers sociologues du droit,l’État ne constitue pas la seulesource de droit dans la société, et

63 Jean-Guy BELLEY, « L’État et la régulation juridique des sociétés globales. Pour une pro-blématique du pluralisme juridique », (1986) 18-1 Sociologie et sociétés 11.

64 Hans KELSEN, Théorie pure du droit, Neufchâtel, Éditions de la Baconnière, 1953 ; JeanCARBONNIER, Sociologie juridique, Paris, Armand Colin, 1972, p. 79-175 ; J.-G. BELLEY,loc. cit., note 63.

65 J.-G. BELLEY, loc. cit., note 63 ; Emmanuel MELLISARIS, « The More the Merrier? A NewTake on Legal Pluralism», (2004) 13-1 Social & Legal Studies 57.

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se trouve même en concurrenceavec une multitude d’autres ordresjuridiques. Ainsi, pour Gurvitch –qui allait reprendre dans une ver-sion encore plus radicale les thèsesdéveloppées à l’origine par Ehrlich –,aux côtés du droit étatique coexisteune multitude d’ordres juridiquesproduits par des «unités sociales »à vocation autant socioculturelle(par exemple, groupes de parenté,communautés culturelles, groupesreligieux, associations savantes ouprofessionnelles) qu’économique(coopérative de producteurs, coo-pératives de consommateurs, co-gestion des entreprises, syndicats,conventions collectives, etc.). Deplus, le droit, dit Gurvitch, n’est pasobligatoirement incarné dans desrègles abstraites et formelles. Ainsi,il considère comme du droit autantles règles fixant a priori et formelle-ment la conduite des acteurs queles précédents judiciaires, les solu-tions particulières, les arbitrages,les compromis perpétuellementrenégociés66.

Le pluralisme juridique pour lemoins radical de Gurvitch a ledésavantage de brouiller les fron-tières conceptuelles qui nous per-mettent de cerner, sur le planontologique, la spécificité de lanorme juridique par rapport auxautres formes de normativités so-ciales et culturelles. À cet égard, la

sociologie du droit de Max Weberoffre une version beaucoup plustempérée et opérationnelle du plu-ralisme juridique. Pour Weber, ledroit moderne se caractérise essen-tiellement par son caractère poli-tique. Plus précisément, un ordrenormatif ne peut être considérécomme juridique que « lorsque lavalidité [des normes] est garantieextérieurement par la chance d’unecontrainte (physique ou psychique)grâce à l’activité d’une instancehumaine spécialement instituée àcet effet, qui force au respect del’ordre et châtie la violation »67. Enplus d’être politique, la régulationjuridique au sens wébérien a aussicomme caractéristique d’être for-melle et rationnelle. Plus précisé-ment, elle s’exerce sur la base derègles abstraites définies a priori, etnon selon des normes fluctuantesimprévisibles et arbitraires. Larégulation juridique suppose doncun raisonnement déductif opérantà partir de normes fixées a priori. Àce stade, la définition retenue icirecoupe largement celle à laquellesouscrit la grande majorité des po-sitivistes juridiques. Plus précisé-ment, une définition générique dudroit devrait envisager ce derniercomme un phénomène davantageformel que spontané, et davantagepolitique que culturel68.

66 Georges GURVITCH, «Problèmes de sociologie du droit », dans Georges GURVITCH, Traitéde sociologie, t. II, Paris, P.U.F., 1968 ; J. CARBONNIER, op. cit., note 64 ; J.-G. BELLEY, loc.cit., note 63.

67 Max WEBER, Économie et société, t. 1, Paris, Plon, 1971, p. 33.68 Max WEBER, Max Weber on Law in Economy and Society, Cambridge, Harvard University

Press, 1966 (passages d’Économie et Société choisis par Max Rheinstein) ; M. WEBER, op.cit., note 67 ; Max WEBER, Sociologie du droit, Paris, P.U.F., 1986 ; J.-G. BELLEY, loc. cit.,note 63.

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Une question demeure cepen-dant : quel rapport entretient ledroit étatique avec les autres méca-nismes de régulation normative –sociale, culturelle ou morale – quifleurissent dans sa marge? Il im-porte de reconnaître suite à Weberque, s’il n’existe pas d’ordres juri-diques opérant complètement enmarge du système juridique éta-tique, il existe un droit étatiquepluraliste, pluriel et libéral, quiautorise la formation de plusieurssources de régulation juridiquesdotées d’un pouvoir législatif, ad-ministratif et judiciaire affranchidans une large mesure – mais ja-mais complètement – de la tutellede l’État. En d’autres termes, l’Étatcontemporain, bien que conservantencore sa pleine souveraineté juridi-que, délègue à l’heure actuelle unepartie de son pouvoir législatif, ad-ministratif et judiciaire aux grou-pes sociaux et aux organisationsprivées, qui se trouvent alors à par-ticiper au processus de productionet d’application du droit. La pers-pective wébérienne du droit est so-ciologiquement plus appropriéepour rendre compte du fait que lenéolibéralisme actuel favorise unpluralisme juridique davantage intra-étatique qu’extra-étatique. Ainsi, ledroit privé contractuel (par exemple,la convention collective, le contratde vente, le contrat de mariage,l’entente de séparation), bien qu’ilsoit produit par des particuliers oudes groupes restreints, n’en de-meure pas moins soumis à l’action

unifiante et intégratrice du pouvoirétatique69.

B. Le droit étatique à l’épreuve du pluralisme juridique : obstacles systémiques

Si l’État opère une régulation lar-gement décentrée des relations so-ciales, il reste que la prise en comptepar les appareils législatif et judi-ciaire d’une normativité étrangèreau droit étatique risque de se heur-ter à des obstacles de taille. En par-ticulier, le droit étatique moderne,poussé par une puissante forced’inertie, tend à assurer sa repro-duction sur un mode largementautoréférentiel. Une telle tendancea été très bien mise au jour par lesthéories systémiques du droit, no-tamment celles de Niklas Luhmannet de Gunther Teubner. Selon cetteperspective, la société est compo-sée de sous-systèmes (dont le sys-tème juridique) qui, chacun, est dotéd’un «paradigme » opérant un dé-coupage du monde de manière à tra-duire tous les objets du réel dansson propre langage communica-tionnel, fondé sur un code bipo-laire. Ainsi, l’avortement sera codépar le système judiciaire dans lestermes d’un «paradigme communi-cationnel » fondé sur l’oppositionbipolaire légal/illégal. Par contre,le même phénomène sera davan-tage compris par le système reli-gieux dans les termes d’un schémabipolaire moral/immoral. Le codebipolaire dont est porteur le lan-gage communicationnel du système

69 M. WEBER, Max Weber on Law in Economy and Society, op. cit., note 68 ; M. WEBER, Socio-logie du droit, op. cit., note 68 ; J.-G. BELLEY, loc. cit., note 63 ; Michel COUTU, « Le plura-lisme juridique chez Gunther Teubner : La nouvelle guerre des dieux? », (1997) 12-2 Revuecanadienne Droit et société 103 et 104.

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fonde le caractère autoréférentielde ce dernier, en fournissant unegrille d’analyse rigoureuse et uni-voque qui permet la réduction de lacomplexité du réel. Et ces multiplesparadigmes communicationnels sontincommensurables les uns par rap-port aux autres ; ils ne peuvent sai-sir le réel qu’à travers leur codespécifique. Il s’ensuit que chaquesous-système n’est que le produitde lui-même, qu’il s’autorégule ausein d’un espace clos et incompati-ble avec le « programme» des autressous-systèmes qui, dès lors, lui sontinintelligibles. Ainsi, selon Luhmann,« chaque système perçoit les autresnon comme des systèmes, maiscomme cette part de la complexitésociale qui ne se réduit pas confor-mément au code et aux program-mes qui lui sont propres »70. Onpeut donc dire que chaque systèmene peut envisager les autres systè-mes de son environnement quecomme des «boîtes noires » dont lecontenu sémantique lui est inintel-ligible71.

Ce qui ne veut pas dire que lesdifférents sous-systèmes se repro-duisent en l’absence de tout contactavec leur environnement extérieur.Au contraire, ils ne peuvent prendreconscience de leur identité propreque dans leur contact avec l’alté-rité. Le système est donc sensible

aux événements prenant forme dansson environnement, mais cette sen-sibilité est conditionnée par soncode communicationnel spécifique.De manière figurée, on peut direque chaque système est doté, à sesfrontières, d’un « tamis » qui filtresélectivement les informations issuesdes systèmes environnants de ma-nière à retraduire chacune d’ellesdans les termes de son paradigmecommunicationnel. La clôture auto-référentielle du système contrôledonc les rapports que ce dernierentretient avec son environne-ment72.

C. Le droit étatique comme filtre « intelligent» du pluralisme juridique

La perspective systémique rendbien compte des réticences desacteurs du système juridique à ac-corder une reconnaissance légaleaux catégories normatives étrangè-res, notamment religieuses. En effet,« le système juridique connaît […]un conflit permanent entre le droitétatique et les ordres juridiquespluriels de la société […]. La conci-liation des conflits de rationalitéliés au déploiement du pluralismejuridique nécessite leur recompo-sition préalable en référence à lalogique systémique spécifique […] àlaquelle se rattachent les ordres

70 Juan-Antonio GARCIA-AMADO, « Introduction à l’œuvre de Nicklas Lhumann» , (1989) 11-12 Droit et société 15, 33, en ligne : [http://www.reds.msh-paris.fr/publications/revue/pdf/ds11-12/ds011012-02.pdf].

71 J.-A. GARCIA-AMADO, loc. cit., note 70 ; Dimitri MICHAILAKIS, “Law as an Autopoietic Sys-tem”, (1995) 38 Acta Sociologica 323 ; Michel COUTU, «Contrat et autoréférence en droitsuivant Gunther Teubner : une “méprise constructive” », (1998) 40 Revue interdisciplinaired’études juridiques 1 ; E. MELLISARIS, loc. cit., note 65.

72 M. COUTU, loc. cit., note 71, 17 ; D. MICHAILAKIS, loc. cit., note 71, 329 ; E. MELLISARIS,loc. cit., note 65, 62.

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juridiques autonomes »73. En d’au-tres termes, l’ouverture du droitétatique au pluralisme juridiqueest possible, mais à condition queles normes non étatiques en quêtede reconnaissance légale soientdécomposées et retraduites dans lelangage «programmatique » du sys-tème juridique. Le pluralisme juri-dique envisagé de la sorte seraitparticulièrement bien adapté pourfonder des pratiques d’internor-mativité dans le cadre du systèmequébécois de droit familial, quicommande un contrôle judiciairesystématique et rigoureux des en-tentes de séparation et de divorceafin d’en vérifier la conformité avecles lois et les Chartes.

Les théories systémiques du droitsont par contre inadaptées pourbien saisir les mécanismes symbo-liques qui permettent de jeter desponts internormatifs entre le droitétatique et les autres ordres nor-matifs de la société. Plus préci-sément, les théories systémiquestendent à réduire la norme juri-dique à une forme discursive vide,c’est-à-dire désubstantialisée etfondée sur une rationalité purementformelle. Or, la norme juridiquen’est pas que cela. Certaines nor-mes juridiques sont davantage por-

teuses de valeurs sociales et morales,alors que d’autres obéissent à unelogique plus strictement instru-mentale74. Les normes juridiquesissues du droit familial privé sontgénéralement plus proches de lapremière catégorie. Ainsi, les con-trats de mariage et les ententes deséparation relèvent clairement d’untype de contrats que Ian R. Macneilqualifie de « relationnel »75. Contrai-rement au contrat transactionnel,orienté vers un échange purementéconomique et instrumental, le con-trat relationnel constitue un moded’organisation d’une relation de lon-gue durée entre deux acteurs dési-reux de coopérer en vue d’un projetcommun. De plus, à l’opposé ducontrat transactionnel, le contratrelationnel est davantage irriguépar le système de valeurs socialeset culturelles partagées intersub-jectivement par les contractants76.En d’autres termes, le contrat rela-tionnel n’est pas produit dans unvacuum social. Il intègre et porteau contraire la marque des valeurssocioculturelles qui ont présidé àson élaboration77.

Dans cette perspective, les jugesappelés à décoder une normativitéprogrammée dans un langage quileur est « étranger », religieux par

73 M. COUTU, loc. cit., note 71, 17.74 En réalité, chaque norme juridique incarne, à des degrés divers, un mélange des deux types

de rationalité (morale et formelle-instrumentale).75 Ian R. MACNEIL, «Values in Contract: Internal and External » , 78-2 Northwestern Univ. L.

Rev. 340 (1983).76 Notons que Macneil ne s’intéresse qu’aux contrats par lesquels des acteurs coopèrent en

vue de bâtir et d’asseoir une relation. Mais on peut aisément déceler la même « injection » devaleurs sociales dans les contrats par lesquels des partenaires négocient et coopèrent envue de dissoudre une relation.

77 I. MACNEIL, loc. cit., note 75 ; M. COUTU, loc. cit., note 71, 30-32 ; Alain ROY, « Le contrat encontexte d’intimité », (2002) 47 R.D. McGill 861-869.

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exemple, devraient alors s’attacherà en extraire la substance symboli-que – c’est-à-dire les objectifs, lesorientations morales et les valeurssous-jacentes – afin de rechercherde possibles équivalences dans ledroit étatique. Comme le remarqueAlain Roy, « sensible aux phénomè-nes d’internormativité, le profes-sionnel du droit […] ne trouveraplus exclusivement les réponsesaux problèmes qui lui sont soumisdans la loi et la doctrine officielle ; illes repérera à travers le vécu despartenaires, leurs coutumes, leursvaleurs et leur environnement »78.Comme on le voit, la reconnais-sance – sélective et mesurée – dudroit religieux par les tribunauxcivils exige des juges une familia-rité minimale avec le système so-cioculturel dans lequel les normesreligieuses s’inscrivent et prennentleur sens.

D. Un exemple de dialogue internormatif encadré par la loi : le cas du divorce judaïque

Nous illustrerons à l’aide d’unexemple le type d’interfaces juridi-ques qui peut exister, en pratique,entre le droit religieux et le droitcivil. L’exemple en question con-cerne une disposition méconnue dela Loi sur le divorce79, l’article 21.1,qui permet au juge d’intervenirindirectement sur un aspect spé-cifique des procédures du divorcereligieux judaïque.

La prise en compte par le droitétatique des spécificités normati-

ves du droit religieux ne peut trou-ver meilleure illustration que dansle cas du divorce juif. Dans la reli-gion juive, contrairement à la reli-gion catholique, le mariage n’estpas un sacrement ordonné par lesautorités religieuses, mais plutôtune entente contractuelle passéeentre deux partenaires. Conséquem-ment, le divorce juif résulte luiaussi d’un accord contractuel entreles deux parties, qui doivent conve-nir mutuellement de « résilier » leurcontrat de mariage. Mais pour quele divorce soit valide, c’est l’épouxqui doit remettre un acte de divorce– appelé Guet – à son épouse, quielle, doit l’accepter (le rôle du rab-bin demeure limité à superviser età entériner les procédures). Ledivorce juif repose donc sur unaccord mutuel dont chacune desparties détient la clef.

Hormis le fait qu’une femme n’estpas autorisée à être l’instigatricedu divorce, un tel cadre normatifpourrait, a priori, paraître égalitaire.Cependant, un examen des rapportssociaux de sexe dans lequel s’inscritle divorce juif révèle un déséquili-bre des forces qui joue à l’avantagedes hommes. En effet, suite à unerupture de facto du lien conjugal, lerefus d’un homme d’accorder leGuet à sa femme peut avoir desconséquences dramatiques pourcette dernière. En effet, une femmeséparée sans être divorcée, c’est-à-dire sans avoir obtenu le Guet,devient une agunah – qui signifielittéralement en hébreu « femmeenchaînée » –, et sera alors dans

78 A. ROY, loc. cit., note 77, 875.79 Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), c. 3 (2e supp.).

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l’impossibilité de se remarier reli-gieusement. De plus, si cette femmeentre ultérieurement dans une rela-tion de concubinage avec un autrehomme, elle sera reconnue cou-pable d’adultère par les autoritésreligieuses, et les enfants qui résul-teront de cette union, ainsi quetoutes les futures générations issuesde sa lignée, seront considéréescomme des mamzerim, c’est-à-diredes bâtards. Au regard du droitreligieux, les descendants d’uneagunah ne peuvent se marier reli-gieusement, sauf avec un convertiou avec un autre mamzerim80.

L’importance capitale que revêtsocialement le Guet pour les fem-mes juives81 conduit certains hom-mes à l’utiliser comme monnaied’échange afin d’obtenir de la part

de leur ex-femme des concessionsindues et abusives lors des procé-dures de divorce civil. En effet, ilarrive que le mari pose comme con-dition à l’octroi du Guet que son ex-épouse renonce, dans le cadre del’entente négociée qui fixera lesmesures accessoires du divorcecivil, à certains de ses droits enmatière de garde des enfants, depension alimentaire, de prestationscompensatoires et de séparationdes biens82. Cette forme de chan-tage, qui affecte surtout les fem-mes, a été portée à l’attention dugouvernement canadien dans lesannées 1980 par des rabbins et desONG juives – dont plusieurs grou-pes de défense des droits des fem-mes83. Pour remédier à ce problème,en juin 1990, le législateur fédéral

80 John T. SIRTASH, Religion and Culture in Canadian Family Law, Toronto, Butterworths,1992 ; Michelle GREENBERG-KOBRIN, «Civil Enforceability of Religious Prenuptial Agree-ments », 32-4 Colum. J. of Law and Social Problems 359-399 (été 1999) ; Adrienne BAR-NETT, «Getting a “Get” – The Limits of Law’s Authority? N. v. N. (Jurisdiction: Pre-NuptialAgreement) [1999] 2 F.L.R. 745 », (2000) 8-2 Feminist Legal Studies 241.

81 Inversement, un mari séparé qui est dépourvu de Guet (soit parce qu’il a refusé de l’accor-der ou parce que sa femme ne l’a pas accepté) peut refaire sa vie avec une autre femme sanssubir des inconvénients de la même ampleur. Ainsi, si un mari séparé, mais non divorcé,cohabite avec une nouvelle femme, sa relation ne sera pas considérée comme adultérine(bien que certains rabbins orthodoxes puissent refuser de célébrer son remariage), et lesenfants issus de cette nouvelle union pourront se marier dans la religion juive, n’étant pasconsidérés comme mamzerim (A. BARNETT, loc. cit., note 80, 243).

82 J.T. SIRTASH, op. cit., note 80 ; M. GREENBERG-KOBRIN, op. cit., note 80 ; A. BARNETT,op. cit., note 80.

83 Alerté par des groupes communautaires et religieux juifs, le ministre de la Justice de l’épo-que chargea l’organisme B’nai Brith de mener une vaste enquête nationale auprès de lapopulation juive canadienne afin d’évaluer l’ampleur du problème et, le cas échéant,l’opportunité de recourir à des mesures législatives pour y remédier. L’étude permit derépertorier 311 cas de divorces religieux retardés à cause du refus d’un des époux d’accor-der ou d’accepter le Guet. Sur ces 311 divorces religieux en suspens, les auteurs identifiè-rent : 26 cas où le Guet faisait l’objet d’un chantage dans le cadre des négociations relativesà la garde des enfants ; 148 cas où le Guet était utilisé par l’un des époux comme instru-ment de vengeance ; 86 cas où une partie se servait du Guet comme monnaie d’échangepour arracher à l’autre partie des concessions abusives concernant les pensions alimen-taires, les prestations compensatoires ou la séparation des biens ; et 51 cas qui consti-tuaient un mélange des trois scénarios sus-mentionnés. Il s’avéra également que, sur ces311 procédures de divorce retardées, 148 l’étaient parce que l’homme refusait d’accorder le

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a fait ajouter l’article 21.1 à la Loisur le divorce afin de donner auxtribunaux un moyen d’éviter que leGuet ne soit utilisé comme instru-ment de chantage par l’un desépoux84. Cette disposition permetau tribunal de rejeter « toute de-mande, affidavit ou autre acte deprocédure déposé par un époux »tant que celui-ci refuse de suppri-mer « tout obstacle, dont la suppres-sion dépend de lui, au remariage del’autre époux au sein de sa reli-gion »85. Cet article a en fait étéexpressément adopté par le législa-teur dans le but de permettre autribunal de suspendre les procédu-res de divorce civil tant que le Guetn’aura pas été octroyé par l’époux,ou encore accepté par l’épouse86.

Depuis son adoption en 1990,l’article 21.1 de la Loi sur le divorce– dont les seuls équivalents seretrouveraient dans la Loi sur ledroit de la famille d’Ontario87 etdans le Domestic Relations Law de

l’État de New York88 – a été appli-qué et interprété à quelques repri-ses par les tribunaux canadiens.Dans une décision de 199589, le jugeTannenbaum refusait, en vertu del’article 21.1, d’accueillir la demandeen divorce d’un homme de confes-sion juive. Après avoir rappelé queles femmes de confession juive nepeuvent se remarier sans avoirobtenu un Guet de la part de leurex-mari, le juge Tannenbaum écrit :

It is not too difficult to imagine that theabove situation has, over the years,led to many instances where the treat[sic] of withholding consent has forcedmany women into accepting unfairagreements with respect to either cus-tody, access, or financial arrangementsin the civil divorce. With respect to peo-ple of the Jewish faith who are divorc-ing, section 21.1 of the Divorce Act is away of levelling the playing field. TheJewish husband who threatens towithhold consent is subject to beingdenied the right to petition for corol-lary relief or even a civil divorce itself.90

84 L.C. 1990, c. 18, art. 2.85 Loi sur le divorce, précitée, note 79, art. 21.1 (2)(d).86 Voir à ce sujet : Benoît MOORE, « Le droit de la famille et les minorités », (2003-4) 34 R.D.U.S.

238 et 239.87 La loi ontarienne va encore plus loin que la loi fédérale. Il y est prévu, à l’article 56(5), que

le tribunal a le pouvoir, suite à une requête, « d’annuler en tout ou en partie l’accord deséparation […] s’il est convaincu que le retrait par l’un des conjoints d’obstacles qui empê-cheraient le remariage de l’autre conjoint au sein de la religion de ce dernier était un motifdans la conclusion de l’accord » : Loi sur le droit de la famille, R.S.O. 1990, c. F-3, art. 56(5).

Guet à sa femme, alors que 93 l’étaient parce que la femme refusait d’accepter le Guet. Voir :J.T. SIRTASH, op. cit., note 80, p. 121 ; Norma JOSEPH, « Jewish Women in Canada : anEvolving Role », dans Ruth KLEIN et Frank DIMANT (dir.), From Immigration to Integration.The Canadian Jewish Experience. A Millennium Edition, Toronto, Institute for International

88 Adoptée en 1980, la première « loi du Guet » new-yorkaise permet au tribunal de suspendreles procédures de divorce tant qu’un époux n’a pas levé les obstacles au remariage religieuxde l’autre époux (voir : N.Y. Dom. Rel. Law, art. 253). En 1992, une seconde « loi du Guet » futadoptée, permettant cette fois au tribunal d’augmenter, à titre punitif, les montants de lapension alimentaire versée par l’époux qui refuse de supprimer les obstacles au remariagereligieux de son ex-conjoint. Voir : N.Y. Dom. Rel. Law, § 236 B5 (5)(h) et 6(d). Pour plus dedétails, voir : M. GREENBERG-KOBRIN, op. cit., note 80.

89 Droit de la famille – 2296, [1995] R.D.F. 728-731.90 Id., 730 et 731.

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En l’espèce, le juge, estimant quele refus du mari d’accorder ledivorce religieux à sa femme cons-tituait une forme de chantage en vued’obtenir des concessions avanta-geuses en matière de garde, d’accèsou d’aliments, décida, en vertu del’article 21.1, de suspendre les pro-cédures tant que le Guet n’auraitpas été octroyé. Cet arrêt sembleavoir rapidement fait jurisprudence,tant dans son argumentation quedans ses conclusions, comme entémoignent deux jugements ren-dus ultérieurement par la Coursupérieure du Québec, soit H. (K.)c. S. (J.)91 et A.D. c. J.P92. Dans cesdeux affaires, le tribunal a rejetéles actes de procédure déposés parle mari en vue d’obtenir un divorcecivil tant que ce dernier n’aurait passupprimé les obstacles au rema-riage de son épouse dans sa reli-gion.

Cela dit – on l’a évoqué dans l’in-troduction – il existe une tendance,chez certains juges, à refuser de seprononcer sur des questions liti-gieuses à caractère religieux. Ainsidans Marcovitz c. Brucker93, unefemme juive réclamait des domma-ges compensatoires à son ex-mari,au motif que celui-ci avait attenduquinze ans avant de s’acquitter de

son obligation, contractée dans leurentente de séparation (négociée àl’amiable et approuvée par unjuge), de lui accorder le Guet suiteau prononcé du divorce civil. Aprèsavoir initialement gagné sa causeen Cour supérieure, la demande-resse fut déboutée en Cour d’appel.

Bien que la Cour ait conclu qu’enl’espèce, l’article 21.1 de la Loi surle divorce était non applicable pourdes raisons procédurales94, elle acru bon d’ajouter que, de toute ma-nière, un tribunal civil ne pouvaitordonner l’exécution d’une clausecontractuelle à caractère religieux.À un premier niveau d’analyse, laCour d’appel, citant à l’appui l’arrêtAmselem95, retient l’argument dudéfendeur selon lequel une partiepeut déroger à une obligation con-tractuelle (en l’occurrence l’obliga-tion d’accorder le Guet) si elle estimeque cette dernière restreint sa li-berté religieuse. Il nous semblecependant que la Cour a ici omis deconsidérer que la liberté religieusedu mari de ne pas accorder ledivorce restreint aussi la libertéreligieuse de son épouse de seremarier dans sa religion. De plus,s’il est vrai que, dans Amselem, laCour suprême considère qu’il n’estpas du ressort des tribunaux d’éva-

91 H. (K.) c. S. (J.), REJB 2000-17013 (C.S.).92 A.D. c. J.P., C.S. Montréal, no 500-12-25913-017, 5 février 2004, j. Hurtubise, en ligne :

[http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=13806290&doc=57455A59561B0219].93 Marcovitz c. Brucker, précité, note 8.94 Pour que l’article 21.1 eut été opérant, il aurait fallu que, lors des procédures de divorce,

l’épouse ait déposé auprès du tribunal un affidavit indiquant qu’elle avait supprimé les obs-tacles au remariage religieux de son époux, et que celui-ci n’avait pas fait de même aprèsqu’elle lui en ait fait la demande par écrit (art. 21.1(2), Loi sur le divorce, précitée, note 79).Comme le divorce avait été prononcé en 1980, alors que l’article 21.1 n’existait pas encore,l’épouse n’avait évidemment pas cru bon de satisfaire à ces exigences procédurales à l’époque.

95 Amselem, précité, note 19 (supra, I.A).

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luer si les croyances religieuses desindividus ont un fondement doctri-nal objectif, elle estime néanmoinsqu’il appartient aux tribunaux destatuer sur la sincérité de la croyancedu demandeur, lorsque cette sincé-rité est effectivement une questionlitigieuse. Elle ajoute également,nous l’avons vu, que dans l’appré-ciation de la sincérité, le tribunaldoit uniquement s’assurer que lacroyance religieuse invoquée estavancée de bonne foi, qu’elle n’estni fictive ni arbitraire et qu’elle neconstitue pas un artifice96. Or, dansl’affaire Marcovitz, la prétention dudéfendeur selon laquelle son refusd’accorder le divorce à sa femmeétait fondé sur des croyances reli-gieuses sincères, aurait pu être rai-sonnablement mise en doute par letribunal.

L’autre argument avancé par laCour d’appel dans Marcovitz estque, « parce que l’obligation de l’ex-mari est, sur le fond, de nature reli-gieuse […], un manquement allé-gué à cette obligation n’est pas

susceptible d’exécution par les tri-bunaux séculiers […]. Manifes-tement, ce n’est pas le rôle destribunaux séculiers de pallier leseffets discriminatoires qu’une femmejuive risque de subir faute d’avoirobtenu le Guet »97. Un tel raisonne-ment peut sembler paradoxal dansla mesure où, bien que non appli-cable en l’espèce, l’article 21.1 de laLoi sur le divorce vise précisément àpallier ce type d’effets discrimina-toires. De manière plus générale,de par sa simple existence, l’article21.1 suggère que des rapports entreparticuliers peuvent faire l’objetd’une « juridicisation » en dépit deleur fondement normatif religieux.Par contre, dans Marcovitz, c’est àjuste titre que le juge souligne que,pour être exécutable, une obliga-tion contractuelle incluse dans uneentente de séparation doit « êtredirectement liée à un sujet surlequel les tribunaux rendent desordonnances de mesures acces-soires »98. Or, il est vrai que, n’était-ce de l’article 21.1, une obligation

96 Dans un même ordre d’idée, l’article 21.1 de la Loi sur le divorce, précitée, note 79, aurait puprêter le flanc à une contestation constitutionnelle au motif qu’il restreint la liberté reli-gieuse, n’eût été de l’ajout du paragraphe 21.1(4)(a), conçu expressément par le législateurpour prémunir l’État contre ce type d’attaque. En vertu de cette disposition, le tribunal peutrenoncer à se prévaloir de son pouvoir de suspendre les procédures de divorce civil si unepartie prouve que son refus de supprimer les obstacles au remariage religieux de son ex-conjoint(e) repose sur des «motifs sérieux, fondés sur la religion ou la conscience ». Dansl’esprit du législateur, l’exigence de motifs religieux « sérieux » vise à reconnaître la liberté deconscience religieuse, mais seulement dans la mesure où celle-ci n’est pas invoquée demauvaise foi, ou pour extorquer à l’autre conjoint des concessions abusives en matièred’aliments, de garde, d’accès et de séparation des biens. Voir : B. MOORE, loc. cit., note 86,239.

97 Marcovitz c. Brucker, précité, note 8, par. 76 (notre traduction). Notons que le 27 avril 2006,la Cour suprême du Canada autorisait l’appel de la décision rendue par la Cour d’appeldans cette affaire (no 31212). La principale question litigieuse qui sera examinée par lesjuges consistera à déterminer si une obligation morale ou religieuse peut être convertie enune obligation civile lorsqu’elle est inscrite dans un contrat.

98 Marcovitz c. Brucker, précité, note 8, par. 85 (notre traduction).

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contractuelle engageant une partieà accorder à l’autre le divorce re-ligieux pourrait être considéréecomme étrangère au champ desconséquences du divorce qui inté-ressent la loi. C’est d’ailleurs préci-sément la raison pour laquelle ilaura fallu un amendement législa-tif qui, en rendant justiciable laquestion de l’attribution du divorcereligieux, allait conférer aux tribu-naux la compétence nécessaire pouragir.

On le voit bien à travers cetexemple99, la création d’une inter-normativité entre droit étatique etdroit religieux est grandement faci-litée lorsque les juges disposentd’un outil législatif qui codifie etformalise le rapport entre les ordresjuridiques civils et religieux. Enl’espèce, cette interaction norma-tive a été jugée nécessaire par lelégislateur dans la mesure où lanon-intervention de l’État dans lemécanisme régulateur du divorcereligieux risquait de compromettreun principe directeur à la base dela régulation étatique du divorce,soit celui de l’égalité des sexes. Eneffet, l’utilisation du Guet par cer-tains hommes juifs comme outil demarchandage en vue de pousserleur ex-épouse à renoncer à sesdroits civils et constitutionnels enmatière de mesures accessoires dudivorce, justifiait une interventionlégislative.

L’article 21.1 de la Loi sur ledivorce participe d’un pluralismejuridique éclairé qui, loin d’êtreguidé par un relativisme cultureldébouchant sur une reconnaissancesystématique du droit religieux, estau contraire pratiqué dans le cadredes objectifs, des valeurs et desnormes inscrites dans le droit civilet les Chartes des droits. Loin d’êtreunivoques et homogènes, les « tra-ditions » culturelles et religieusesinvoquées pour justifier des deman-des d’accommodement font l’objetd’interprétations multiples reflétantles intérêts et la sous-culture degroupes sociaux particuliers ausein du groupe ethnoculturel mino-ritaire100. L’État – tant à traversson bras législatif que judiciaire –se doit donc d’aborder avec unregard critique les différentes lec-tures interprétatives du droit reli-gieux, de manière à ne cautionnerque celles qui vont dans le sens desobjectifs recherchés par les cadreslégislatifs et constitutionnels. Enadoptant l’article 21.1, le législa-teur a décidé d’entériner la lectureféministe et progressiste du droitjudaïque proposée par des groupesde femmes et de rabbins soucieuxde permettre aux femmes juives demener à armes égales les négocia-tions avec leur ex-conjoint desti-nées à fixer les mesures accessoiresdu divorce.

99 Rappelons que l’affaire Marcovitz est actuellement pendante devant la Cour suprême duCanada.

100 Voir à ce sujet : Susan M. OKIN, « Is Multiculturalism Bad for Women», dans JoshuaCOHEN, Matthew HOWARD et Martha C. NUSSBAUM (dir.), Is Multiculturalism Bad forWomen? Susan Moller Okin with Respondents, Princeton, Princeton University Press, 1999,p. 1.

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Cet exemple rappelle égalementque la régulation étatique de ladiversité culturelle et religieuse atout intérêt à s’effectuer, prioritai-rement, sur un mode politique. Ils’agit presque d’un lieu commund’affirmer qu’une politisation abu-sive du judiciaire fait entorse auxprincipes élémentaires de la démo-cratie parlementaire. On ne peutmanquer de relever, notamment, lemanque de représentativité de lamagistrature qui, étant un corpsnon élu, ne dispose pas de toute lalégitimité (et la compétence) néces-saire pour se poser en arbitre desnormes ethnoculturelles en quêtede reconnaissance institutionnelle.De plus, l’exercice d’un pouvoir àcaractère politique par le judiciairese trouve à escamoter une étapenécessaire du processus démocra-tique, à savoir celle du débat publicoù s’affrontent, sur un mode dialo-gique, diverses idées et discoursantagoniques ayant cours dans lasociété101. En l’espèce, le proces-sus de traduction entre droit reli-gieux et étatique ayant mené àl’adoption de l’article 21.1 a résultéd’un dialogue internormatif sou-tenu entre les acteurs politiques etdes représentants (choisis) de lacommunauté juive.

** *

Il n’est pas facile de situer le Qué-bec et le Canada sur la gamme des

rapports entre État et religion… àsupposer qu’une telle gamme, uni-dimensionnelle, existe. Si on s’entient aux seuls rapports organi-ques entre l’État et les religions, onse satisfera probablement de cons-tater non seulement qu’aucunereligion d’État n’existe chez nous –pour reprendre la formule, déjà an-cienne, de la Cour suprême – maisaussi que l’État est constitution-nellement tenu à une certaine obli-gation de neutralité religieuse quil’empêche de s’associer à une reli-gion donnée ou encore de lui four-nir sa caution, par exemple, enreprenant à son compte les précep-tes propres à cette religion102. Enrevanche, dès qu’on quitte le ter-rain déjà balisé des rapports orga-niques pour s’intéresser plutôt à laprise en compte des pratiques reli-gieuses individuelles dans l’espacepublic, on constate que notre droitse veut « accommodant » (dans lamesure du raisonnable) envers cetexercice individuel. Comme nousl’avons vu, une obligation de tolé-rance à l’endroit des pratiques reli-gieuses est inhérente au droit àl’égalité, tel que ce dernier est conçuet appliqué par les tribunaux qué-bécois et canadiens depuis mainte-nant deux décennies. Sur ce pointet malgré les différences qui, à toutle moins sur le plan théorique, inter-disent d’assimiler sans nuances lesmodèles québécois et canadien degestion de la diversité culturelle, le

101 Robert VANDYCKE, « Les droits de l’homme et leurs modes d’emploi : à propos de la charteconstitutionnelle de 1982 », (1986) 18-1 Sociologie et Sociétés 147 et 148.

102 Ainsi, dans Big M Drug Mart, précité, note 25, une loi d’inspiration chrétienne (l’antique Loisur le dimanche) fut déclarée inopérante parce qu’elle portait atteinte à la liberté de religiongarantie par la Charte canadienne des droits et libertés en reprenant à son compte un pré-cepte chrétien. Cette loi a été abrogée depuis.

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Québec et le Canada ont bel et bienune posture commune, qui les dis-tingue de celle de la France, où uneconception stricte de la « laïcité » etla perception d’une menace pourl’ordre public ont conduit à inter-dire certaines manifestations indi-viduelles d’appartenance religieuseau sein de la sphère publique103.

Encore embryonnaire dans ledroit positif, la pratique d’un «dia-logue internormatif » entre le droitétatique et celui des religions pous-serait plus loin la logique de l’ac-commodement raisonnable et nousmènerait sur le terrain du plura-lisme juridique. L’approche suggé-rée ici exigerait des magistrats que,au lieu de refouler les normes reli-gieuses à la porte des tribunaux aunom de la laïcité – un argumentpeu convaincant, au demeurant,en droit canadien –, ils s’assurentplutôt que lesdites normes soientconformes aux principes qui sous-tendent les cadres législatif et cons-titutionnel. Une telle forme d’inter-normativité suppose que le droitreligieux soit compatible de par sesobjectifs, et surtout de par ses résul-tats, avec l’ordre juridique étatique.On peut faire l’hypothèse qu’unpluralisme juridique ainsi comprisserait de nature à réduire substan-tiellement le pouvoir d’attractionque peut exercer actuellement surcertains croyants l’arbitrage reli-gieux qui a cours clandestinementau sein de certaines communautésreligieuses. De plus, pour de nom-breux immigrants récents socia-lisés dans une culture juridique

imprégnée de normativité religieuse,un mode de régulation judiciairequi ne soit pas réfractaire a prioriaux rencontres (dûment encadrées)entre droit civil et religieux, consti-tuerait une formule hybride à mêmede concilier, voire de réconcilier,leurs attentes normatives en ma-tière de justice et de droits, avec lecadre juridique universel et inté-grateur de la société d’accueil.

Cependant, comme on l’a vu à tra-vers l’exemple du divorce judaïque,la prise en compte des différencesculturelles dans l’administrationde la justice a tout avantage à êtrebalisée, dans la mesure du possi-ble, par un cadre législatif qui portela marque d’un dialogue internor-matif ayant préalablement eu lieudans l’espace public. À défaut d’unetelle régulation politique, on peutcraindre en effet que, même animésde bonnes intentions, des jugeslaissés à eux-mêmes dans le délicattravail d’interprétation de codesculturels « étrangers » en arrivent –soit par ignorance, soit par relati-visme – à entériner des modèlesnormatifs et comportementaux qui,non seulement sont incompatiblesavec l’ordre juridique étatique, maistraduisent parfois même une pro-fonde méconnaissance de la cul-ture de l’Autre.

103 Pour une comparaison des approches respectives de la France et du Québec sur cette ques-tion : P. BOSSET, loc. cit., note 5, 79-97.

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