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SPELLBOUNDJULIETTEBOUCHERY
DARKISS®estunemarquedéposéeparlegroupeHarlequin©2011,CaraLynnShultz.©2012,HarlequinS.A.
Loin°49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse.
Lampadaire:©ROYALTYFREE/ISTOCKPont:©JONBOYES/ROYALTYFREE/GETTYIMAGES
978-2-280-26360-3
DARKISS
83-85boulevardVincent-Auriol,75646PARISCEDEX13.ServiceLectrices—Tél.:0145824747
PourGrandma.Jet’aime
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Lapire épreuveque je connaisse, c’est de débarquer pour sonpremier jour dans unnouveaulycée.C’estencoreplusdursiondoitsefaireaccompagner.Peuimporteparqui,sonpère,samèreouunetanteenbigoudis,onseraforcémentmortdehonte.Moi,pourcommencermonannéedejunior1dansunlycéeprivéauxfraisd’inscriptionabsurdementélevésaucœurduquartierlepluschicdeManhattan,jesuisarrivéeaccompagnéeparmapetitecousine.Unegamine,unefreshmandepremièreannée.Heureusement,j’aimaisbeaucoupAshley.Nousnenousvoyionspassouventmaisnousrestions
encontactpermanentparmail.Toutdemême,si jemebasais sur lescodesdeconduitedemonlycéedeKeansburgdansleNewJersey(unlycéequin’étaitniprivé,nisituédansunquartierchic),les juniors ne traînaient pas avec les êtres inférieurs des petites classes. C’était un peu commed’enfileruncollierdebaconpoursortiravecdesvégétariens:celafaisaitmauvaisgenre.LeproblèmevenaitdematanteChristine,quitenaitbeaucoupàcequej’arriveenavancepour
monpremierjouretquicraignaitquejenemeperdeenroute.Elleme pressait de venir vivre avec elle depuis quemamère était morte un an plus tôt, me
laissant seule avecHenry,monbeau-père, chezqui le tauxd’alcool oscillait entre « ravagé» et«commentfait-ilpoursurvivre?»Aumoisdejuin,sonstylesipersonneldeconduiteavaitfaillime coûter la vie, et jem’étais décidée à accepter l’invitation de tanteChristine,mais pour l’étéseulement.Sauf que finalement,ma rentrée àKeansburg s’étaitmal passée, et j’étais revenue vivre chez
tanteChristine.PourallerdechezmatanteàlaVincentAcademy,c’esttoutsimple:ontourneàgauchesurPark
Avenue,laruelapluschèredelaplanèteaumètrecarré,etc’esttoutdroit.Jevoyaismalcommentj’auraisréussiàmeperdre,maisjenemesentaispasledroitdeprotester.Matanteavaitétéplusquecool : ellem’avait délivréedeHenryet accueillie chez elle enmedisant«Viensmeparlerchaquefoisquetuenressentiraslebesoin»aulieudem’étouffersouslepoidsdesacompassion.Cematin-là,enpoussantlaportedubelappartementdenotretante,macousineAshleytrépignait
déjàd’excitation.—Emma!Tuesprête?Tonpremierjour,c’esttropgénial.Tuaimestonuniforme?Elleétaitadorableavecsesjouesrosesetsesbouclesroussesretenuesparunbandeaunoir.Une
poupéeminiature,1m50toutauplus—aveclesboucles.Jeluiairendusonsourire.Commentnepas aimerAshley ?Elle rayonnait d’optimisme, et je voulais bienparier qu’enquatorze années,ellen’avaitpascommisuneseuleactionvraimentméchante.Enmêmetemps,jem’étaissibienhabituéeàcequ’onmetienneàl’écartquesonenthousiasme
me bousculait un peu, je le trouvais presque louche. Et si personne au lycée n’aimait Ashley,justement ?Cela expliquerait qu’elle soit si contented’avoirunealliée.Mais si onne savait pasapprécier une adorable choupette comme Ashley, la Vincent Academy serait un lieucauchemardesque!Non,c’étaitridicule,jem’inventaisdesproblèmes,jecommençaisàpaniquer.
Avecunsourirehésitant,j’ailissémonchemisierblancetmonkiltbleu,vertetnoir:lefameuxuniforme,identiqueàceluid’Ashley.—Atoidemedire:jesuiscomment?—Tuessuperbe,gazouilla-t-elle,maispourquoilesmancheslongues?Ilfaitsuperchaud!Tu
n’aspasunchemisieràmanchescou…Elles’arrêtanet,lesjouespivoinesoussescheveuxdefeu.—Excuse-moi…J’avaisoubliélacicatrice.Lalongueettrèsvisiblebalafresurmonbras,séquelledel’accidentdevoiture.Merciencore,
Henry!CommeAshleysemblaitréellementcatastrophée,jemesuishâtéedelarassurer.Elle avait toujours eu de l’admiration pourmoi. Parce que j’avais deux ans de plus qu’elle ?
C’étaitpourtantellequivivaitàManhattan,etmoiquasimentàlacampagne.Ehbien,aujourd’hui,lasourisdesvillesprenaitsoussonailelasourisdeschamps.Aumomentdudépart,tanteChristinem’aglisséunbilletdevingtdollars,«aucasoù».Surle
trottoirdevantl’immeuble,jemesuisrapprochéed’Ashleypourluidemanderenconfidence:—Alors,lelycéeestcomment?Jesaiscequeditlabrochure,touslesélèvesoupresquesont
acceptés dans les meilleures universités et ainsi de suite, mais au quotidien, l’ambiance estcomment?J’espéraisdetoutmoncœurqueceseraitcommedanscessériestéléviséessurlesadolescentsde
Manhattanquisonttousriches,viventdesconflitsdéchirantsetveulenttousdevenirdesstars.Dansun tel milieu, je n’aurais aucune difficulté à passer inaperçue ! Mon unique ambition était desurvivreauxdeuxprochainesannées;ensuite,jepartiraisàl’université,leplusloinpossible.EnSibériepeut-être.—L’ambiance?«Select»,pouffamapetitecousine.C’estjusteunautremotpourdirequeles
étudesycoûtentunesommeastronomique.C’estl’écolemixtelaplusexclusivedeManhattan,noussommes comme un îlot coupé du monde réel, un univers parallèle. Les élèves de Vince A onttendanceàresterentreeux.—Jevois.Quelledéception!Jevoyaiss’envolermeschancesdemefondredans ledécor.Bien,dansce
cas,ilmefallaitpréparerunehistoirepourexpliquermonarrivée.JeledisàAshley;commeellenecomprenaitpaspourquoi jevoulais cacherque j’étaisdeKeansburg, il fallut lui expliquer lecontexte,etsurtoutl’articledujournaldemonancienlycéesurlesdangersdel’alcoolauvolant,article qui insistait tant sur mon accident et l’alcoolisme de Henry. Un article remarquable.L’auteure visait l’école de journalisme de l’université Columbia et j’avais fait les frais de sonambition:grâceàelle,lesélèvesquineconnaissaientpasdéjàtoutel’histoireavaientpulalireenpremière page. Résultat, il suffisait de taper mon nom et celui de Keansburg sur Google pourtomber sur « L’alcool : la terrible expérience de la lycéenne EmmaConnor ».Non,merci ! JediraisàmesnouveauxcamaradesquejevenaisdePhiladelphie.En chemin,Ashleyme donna les infos de base. Position sociale des élèves à part, laVincent
Academyressemblaitàn’importequelautrelycée.Laproviseureportaitdestailleurshorribles,lesuniformes étaient insupportables par temps chaud, les plats servis à la cafète repoussaient leslimitesdel’effroyable,maisjefusheureused’apprendrequelesjuniorsetseniorsavaientledroitdesortirdéjeuner.
Nous traversions la 86e Rue quand Ashley ouvrit les bras dans un grand geste théâtral ens’écriant:—Tremble,mortelle,endécouvranttoncachot!Jedécouvrisunebelledemeurequin’avaitrienperdudesonélégancelorsdesaconversionen
lycée.Quatre étages seulement,mais tout demêmeun bâtiment plusmassif et imposant que sesvoisins:unpeucommeunebruteaumilieud’ungroupedevieillesdames.Untracépouvantables’emparademoi, je regrettai toutàcoupd’avoirquitté l’enferque jeconnaissaispourunautre,peut-êtrepire.Monpremiercoupd’œilàmonnouveaulycéevenaitderéussirletourdeforcedemefaireregretterKeansburg.Plantéessouslelustredusomptueuxhalld’entrée,nousressemblionsàdeuxpetitesfourmis.A
ma droite, la porte du secrétariat où j’allais devoir me présenter. Ici et là, quelques élèves quisemblaientposerpourlabrochuredulycée:deuxoutroisfillesassisessurdessiègessortistoutdroitd’unmuséeetpenchéessurdegroslivresdecours;quelquesgarçonsenuniforme(pantalonnoir,chemiseblanche,cravatedesserrée)affaléssurlebelescalierdeboissculptéoupoussantlaporteàdeuxbattantsquimenaitàunecourintérieure.LaVincentAcademyétaitl’unedesraresécolesprivéesmixtesdeManhattan;àcestade,jeme
demandaissijedevaisconsidérercelacommeunechance.Cesfillescomplétaientleursuniformesd’escarpinsoudebottesd’un luxe inouï !A traversma frange trop longue, j’abaissaiun regardatterré sur mon collant noir et mes vieux mocassins. J’allais me faire lyncher, c’était courud’avance.Cetteblondeaufauxbronzageorangéprèsdelaportedelacour:elleparvenaitàparerd’uneauraglamourlesimplegested’ouvrirsonlivredemath.Elleportaitdesbouclesd’oreillesendiamant,etmoitroisminusculesanneauxd’argentachetésàHotTopic.Ensolde.Ehbien,positivons!Enfait,lamixitédulycéem’arrangeait:jenecherchaispasdepetitcopain
(ilsontlamauvaisehabitudedes’intéresseràvousetposerdesquestionspersonnelles);sitoutesmes futures camarades ressemblaient à celle-ci, je ne seraismême pas dans la course. Plus lesautresseraientspectaculaires,mieuxjeparviendraisàresterdansl’ombre.Ashleym’entraînaverslesbureaux.Danssonregard,jevisqu’elleavaitsentimapaniqueetque
jeladécevaisunpeu.Jemeforçaidoncàluisourireenfaisantminedemetrancherlagorgeduboutdel’index.Sonéclatderiremeréconfortaunpeu;têtehaute,j’entraidanslebureau.—MademoiselleConnor?Lafemmequitrônaitàl’accueilavaitleregardgrisacier,descheveuxgristirésenarrière,un
chandailgris…Lapetiteplaqueposéesurlebureaumefitouvrirdesyeuxronds:elles’appelaitMmeGray!Non,enregardantmieux,c’étaitMmeGarymaiscelarevenaitquasimentaumême.Jusqu’oùpoussait-ellesonthème,dequellecouleurétaientsesdessous?—Je…enfin,oui,jesuisEmmaConnor,commentlesaviez-vous?— Vous êtes la seule élève qui me soit inconnue, et nous n’attendons qu’une nouvelle
aujourd’hui.Voicivotreemploidutemps.Je réprimai une plainte. J’avais oublié que je débarquais dans un établissement minuscule. A
Keansburg,nousétionshuitcentcinquanteélèves;VincentAcademyn’encomptaitquedeuxcents,jeneparviendraisjamaisàpasserinaperçue.La brave dame se montrait de plus en plus gentille, mais je n’étais vraiment pas en état
d’apprécier.Ellemedonnaunefeuille,m’expliquaquemonpremiercoursdelajournéesetenait
autroisièmeétageetquejetrouveraismoncasierausous-sol.Elleregrettaitcedernierpoint,cescasiers mal situés étaient toujours les derniers attribués : on les donnait aux nouveaux venuscommemoiouauxpetitsfreshman.—Restezoùvousêtesetsouriez,m’ordonna-t-elletoutàcoup.Je ne l’écoutais qu’à moitié, plongée dans l’étude de mon emploi du temps. Comme je ne
réagissaispas,elles’écriasèchement:—MademoiselleConnor!Je levai les yeux et vis qu’elle s’était retranchée derrière un gros appareil beige. Un flash
m’aveuglaetjel’entendisdire:—Vous pourrez passer prendre votre carte d’élève après le déjeuner. Tenez, remplissez ces
formulaires.Furieuse,jeprislespapiersqu’ellemetendait.Maphotoallaitêtregéniale,totalementsexy.La
Dame Grise me donna encore plusieurs petites cartes jaunes en m’expliquant que je devais enremettreuneà chacundemesprofesseurs.C’est alorsque je comprisque jenecouperaispas àl’effroyable rituelendurépar toutnouvelélève : lemomentoù leprofesseur souriant lanceà laclasse:«Etmaintenant,accueillons…!»Non,jevousensupplie,nem’obligezpasàmeprésenter.Nemefaitespaslecoupde«parlez-nousunpeudevous»!Bonjour, je suis Emma. En gros, je suis orpheline et ma vie ressemble à une mauvaise série
télévisée.J’avaissixansquandmonpèreestpartisanslaisserd’adresse,quatorzeansquandmonfrèrejumeauestmort.Peuaprès,mamèreesttombéemaladeetelleestmorteàsontour…quandj’avaisquinzeans.Tousceuxquej’aimemeurent,c’estunefatalité.Enjuin,monbeau-pèreajetésavoiturecontreunpoteautélégraphique;naturellement,j’étaisàbord.Maintenant,j’habiteavecmatante.Grâceàmoncrétindebeau-père, tousmesamisd’avantm’ont lâchée, jen’aiplusquemapetitecousine.Jetiensencoreunjournalintimeauqueljeconfiemesespoirsetmesangoisses,macouleurpréféréeestlevioletetj’adorelesbébéscarnivores.Lesdentsserrées,j’aisignétoutcequ’onmedonnaitetjesuisalléeretrouverAshley,quim’a
toutdesuiteprismonemploidutempspourvoirlenomdemesprofesseurs.—Dulundiaumercredi,tonprogrammeestquasimentidentique.Ah,tuasM’sieurD.enchimie,
toutlemondel’aimebien.Ilveutqu’onl’appellem’sieurD.parcequ’ilaunnomimprononçable.Oh!mauvaisenouvelle,MmeDell!Tiens,regarde,onseradanslemêmecours!Comment?Faitesexcuse,ilyaforcémentuneerreur,nousnesommespasdanslamêmeannée.
Jemepenchaipourvoirdequellematièreils’agissaitetlus«latin».Latin?Oui,onm’avaitbienmiseencoursdelatinfreshman.Jusque-là,jenem’étaispaspréoccupéedesmatièresquej’allaisétudier,etj’avaisoubliéquele
cursusdelaVincentAcademycomprenaitdeuxannéesdelatin.Catastrophe!Ashleylevaitlesyeuxversmoi,rayonnante.Pournepasgâchersonplaisir,jemurmuraiavecgentillesse:—Bon,danscecours-làaumoins,j’auraiunecopine.Elle m’a offert son fabuleux sourire et entraînée au sous-sol découvrir mon casier, dans un
couloir étroit près du labo de chimie et de la chaufferie.Au donjon, avec les trolls ! Le casiervoisindevaitapparteniràFreddy,letueurdesrêves.Puisellem’aquittéeenlançant:—Bon,jefile.Onseretrouveencoursdelatin,c’est ledernierdelajournée.Quoi, ilyaun
problème?Ilyenavaitun,effectivement.Jevenaisdepenseraudéjeuner.Ici,lacafétériaétaitsipetiteque
chaque année déjeunait séparément. Comment lui expliquer que sa grande cousine ultra-coolmouraitdefrousseàl’idéedemangertouteseule?—Oh!rien,ai-jelancéavecunsourirejoyeux.J’aicruavoiroubliéquelquechose.—Bon,àtoutàl’heure.TuvasdétesterlelatinmaisMmeDellaunemoustache;quandelledit
lesmotsquiseterminenten«ibus»,çaclaqueauvent,çafaitunedistraction.Je l’ai serréesurmoncœurensoufflant«merci»danssesboucles rousses.Sur la troisième
marche de l’escalier, elle s’est retournée et tout à coup, elle m’a semblé très mûre pour sesquatorzeans.—Toutvabiensepasser.Elleaditcelaavecuneconvictionsurprenante,puisellea filédans lesétagesenbalançant sa
sacoche.Auboutducouloir,unpanneauindiquaitlasortiedesecours.Uninstant,j’aisérieusementenvisagélafuite.—Nesoispasridicule,Emma,ai-jechuchoté,touthautpourmedonnerducourage.Çanepeut
pasêtrepirequelavieauprèsdeHenry.J’aienfouimescahiersdansmoncasieretclaquélaportemétalliqueenm’écriant:—Etc’estparti!
***
Tante Christine avait raison, finalement, c’était un bon calcul d’arriver en avance. Dans mapremièresalledecours,jenetrouvaiqueleprofesseur,MmeUrbealis,àquijeremissoncartonjaune. Son accueil fut parfait, chaleureuxmais pas trop, elleme dit dem’asseoir où je voulais.Commeellemesemblaitintelligente,j’osailuidemander:—Sérieusement,oùest-cequejedevraismemettre?A Keansburg, je prenais toujours la troisième place de la deuxième rangée. Mes camarades
inconnusavaientdéjàchoisileursplacesdanscettesalle,sansdoutedèsl’annéeprécédente,etilsn’apprécieraientpasdedevoirenchangerpourmoi.MmeUrbealismejetaunsouriresagace.—Ehbien,sij’étaisvous,jemeplaceraisici.Elledésignaitladernièreplacedeladernièrerangée;c’étaittoutàfaitmoi.Heureused’êtresi
biencomprise,jeluifisunsourirereconnaissantetm’assisendisposantmesaffairesdevantmoi.Mme Urbealis s’était replongée dans ses notes, personne d’autre ne se montrait ; je me mis àdessinerdistraitementsurlacouverturedemoncahier.JemedisaisqueNewYorkneseraitpeut-être pas si épouvantable. Il devait bien y avoir une raison pour laquelle tant de gens dumondeentierrêvaientdes’installerici.CeneseraitpascommeKeansburgoùjeconnaissaistoutlemondeetmesentaistoutdemêmeaffreusementseule.Sauf que je retombai brutalement sur terre en voyant les yeux. Les yeux que je venais de
dessiner,àlaplacedescerclesetdesspiralesquejetraçaishabituellementquandjegriffonnaisau
hasard.Unegrapped’yeuxàvousdonnerlefrisson.Lecouloirs’étaitanimé,onentendaitdesvoix,desbruitsdepas.Mespetitscamaradesarrivaient!Vite,jerabattislacouverturepourlacacheret,discrètement,jelesregardaientrer.Ils étaient tous… lisses et lustrés. Moi qui me demandais où ils se trouvaient juste avant la
cloche, toutdevenait subitement trèsclair :aux toilettes,pour lesderniers réglages.Lesgarçonscomme les filles semblaient sortir d’un salon de beauté avec leurs cheveux très lisses ou leursbouclessoigneusementdécoiffées;malgrémoi,jelevailamainpourtâtermonépi,soulagéedeletrouverrabattupourunefois.Bravepetit,ai-jepenséenletapotantavecapprobation.Laclocheretentit,MmeUrbealislevalesyeuxetdemandalesilence.—Bonjour,toutlemonde.NousenétionsrestésàTammanyHalletlesmanœuvrespolitiquesdu
mairedeNewYork.Page106.J’ouvrismonlivred’histoiretropneufdansuncraquementassourdissant.Atraverslerideaude
mescheveux,jesentistouslesregardssebraquersurmoi.—Oui,nousavonsunenouvelleélève,EmmaConnor,ajoutalaprofd’unevoixdétachée.Jevousenprie,jevousenprie,nem’obligezpasàvenirautableaupourmeprésenter…— Faisons en sorte qu’elle se sente bien ici. Montrons-lui comment nous accueillons les
nouveauxàlaVincentAcademy.Comment,ilyavaituneformulespéciale?Unrituel?Unbizutage?Sonsourirechaleureuxne
merassuraguère,maispersonnenesautasursespiedspourm’imposerd’épreuveinitiatique.Parchance,lecourssuivantsetenaitdanslamêmesalle,cequimepermitderesteràmaplace.
Quandlaclocheretentit,lafilleassisejustedevantmoineselevapasnonplus,maisseretournaavecunlargesourire.—Salut,moi,c’estJenn.Çava,tapremièrejournée?Ellesemblaitagréable,toutàfaitlegenredefillequej’auraisappréciéàKeansburg.Mesamies
de là-basm’avaient toutes lâchée, soit parce qu’elles avaient peur deHenry, soit parce qu’ellescraignaientpour leur imagesielles traînaientavecun telconcentréde tragédie familiale.Sur lafin,onnem’invitaitplusnullepart.Sijevenaistoutdemême,jerécoltaisautomatiquementlerôlederabat-joiedeservice,autrementditlacapitainedesoirée.—Jusqu’ici,toutvabien,ai-jeréponduenm’efforçantd’imiterl’insouciancedesonsourire.—Tuviensdeloin?—DePhiladelphie.Jerespiraiàfondavantdemelancerdansmonnuméro.—Mesparents,enfin,mamère…Oui,siquelqu’undevaitêtremutéàl’étranger,pourquoipasmamère?Faisonsungestepourla
parité!—Mamèreadûs’expatrier,ilsavaientbesoind’elleàl’agencedeTokyo.Jen’avaispasenvie
d’yalleralorsmaintenant,j’habitechezmatante.CommeJennsemblaitprêteàtoutgober,j’enchaînaiavecbeaucoupd’assurance:—Voilà,lafamilleestparties’installerlà-bas,maisjeneparlepasjaponais.Ilsontdeslycées
anglophones,biensûr,maisjen’avaisvraimentpasenvie…
Mavoixs’éteignit.Jennnem’écoutaitplus,sonregards’étaitfixésurmonpendentif.—Oh!c’estquoi?Instinctivement,mamain se referma sur lemédaillon d’argent. Il portait unmotif comme un
blasonmédiéval,etjel’adorais.—Monfrèremel’aoffertilyadesannéesendisantqu’ilmeporteraitchance.Pourlachance,
jenesaispas,jetrouvejustequ’ilestcool.—Oui,vraimentcool.Original.Legestequ’ellefitpourrejeterenarrièreseslongscheveuxchâtainsrévélasonproprecollier
de brillants, probablement authentiques. Devinant qu’elle attendait un compliment, jem’enthousiasmai et j’eus bien raison car elle me proposa aussitôt de déjeuner avec elle et sescopines.La cloche retentit, le prof demath entra et demanda le silence.MmeUrbealism’avait laissée
tranquille ;M.Agneta ne cessa dem’interroger tout au long du cours.A quoi consacrait-on lasommehallucinantequ’avaitpayéematantepourm’inscrireici?Sûrementpasauprogrammedemathcarj’eusl’impressiondemeretrouverdansuncoursdel’annéeprécédente.Jenedonnaiquedesbonnesréponses,c’estdire.Souslechoc,jemedemandaimêmesicedéménagementallaitserévélerpositif,enfindecompte!Jenn et moi, nous étions encore ensemble au cours suivant mais je la perdis de vue dans la
bousculade à la sortie. Comme je ne savais pas où aller, je m’aplatis contre une cloison pourlaisser passer la foule des élèves et sortis mon emploi du temps. Où était ce fichu numéro desalle…—Alors,lapetitenouvelle…Onabesoind’uncoupdemain?Unevoixmasculine.En levant lesyeux très, trèshaut, jecroisai le regardbleud’un très, très
grandblond.—Euh,oui,merci…Lasalle201?—J’yvaisaussi.Jet’accompagne.D’ungesteavantageux,ilalissésacravaterougeenajoutant:—Toujoursprêtàvolerausecoursd’unedemoiselleendétresse.—Ah?Merci.J’auraisaiméqu’onm’éclaire:c’étaitdelabêtiseouunhumourbizarreetdécalé?Gênée,jelui
aiemboîtélepaset,pourfairetoutdemêmeuneffort,j’aiajouté:—Aufait,jem’appelleEmma.—C’estunvraiplaisirdeterencontrer,Emma,a-t-ilréponduavecunsourireentendu.D’accord, c’était de la bêtise. Il ressemblait au séducteur d’une série télévisée pour les
ménagères;ilmerappelaitaussilesdocumentairesanimaliers,c’étaitsonpetitairdefélinprêtàbondirsursaproie.Jenem’étaisjamaisautantfaitl’effetd’uncaribou.—Ettoi,tues…?ai-jehasardé.Nousdescendionslentement,prisdanslacohuedesélèves;jedusmetordrelecoupourleverla
têteverslui.—Attends,tumedemandesmonnom?
Monsieuravaitchangédesourire.Unpeudépassée,jerépondisbêtement:—Jenedevraispas?—Jesupposequetun’espasdeNewYork?Cepetitairprotecteur,unpeuméprisant…Ensentantsamainseposersurmahanche,jefisun
telbondenarrièrequ’iln’osapasinsister.—Non,jesuisdePhiladelphie.—Jecomprendsmieux!SituétaisdeNewYork,tuteseraisforcémentarrangéepoursavoir.Et
moi,jet’auraisforcémentremarquée.Le sourire n° 1 était de retour, et il s’adressait directement au troisième bouton de mon
chemisier.Oh ! génial :mon premier jour et je venais d’attirer l’attention du plus éhonté…Lemasculindunom«allumeuse»existe-t-il?Pourquoilaviem’envoulait-elleàcepoint?Enfin, jevis laportede la salledecoursetm’esquivaiavecunmerci rapide.Bienentendu, il
gardaitpourlafinlaplusminablesdesesrépliques:—Toutleplaisirétaitpourmoi.J’avais déjà entendu la phrase « déshabiller quelqu’un du regard », sans jamais assister au
processus;cetypeavaitunvéritablescanneràlaplacedesyeux.JerepéraiJennetfusenchantéedevoirqu’ellem’avaitgardéuneplaceàcôtéd’elle,toutaufonddelasalle.Jecourusm’yréfugieretellemeprésentasesamis,KristinThorn,lablondeàrefletsrepéréedèsmonarrivée,etFranciscoFernandez,unbrunausourireamical.Franciscomepluttoutdesuite,maisKristinmedétailladelatêteauxpiedscommesij’étaisenhaillonsetnonvêtued’ununiformeidentiqueausien.—Alorsc’esttoi,lanouvelle.Une accusation plutôt qu’une question. Puis elle rejeta ses longs cheveux en arrière en me
foudroyantduregard.Conciliante,jemesuisefforcéedesourire.—Oui,salut,moic’estEmma.—Alorsenfait,pourquoituespartiede…làoùtuétais?Ellemesortait legrand jeu : reniflement impatient,nouvellemanœuvredescheveux,nouveau
regard de dégoût. Instinctivement, j’ai levé la main pour m’assurer que mon épi ne s’était pasrelevé.—Philadelphie.Jennvenaitderépondreàmaplace,enjetantunregardunpeuinquietàsacopine.—Quoi,tafamillet’amiseàlaporte?Sourire insultant, encore les cheveux, croisement ostentatoire des pieds. Tiens, des semelles
rouges,oui,jenerêvaispas,elleportaitbiendesescarpinsChristianLouboutin.About,j’aidécidédepasseràl’attaque.—Dis-moi, tuasun troubleobsessionnelcompulsifqui t’obligeà tripoter tescheveux tout le
temps?J’aiimitésongeste,soutenuleregardmeurtrierdesesyeuxbleudeglaceetenchaîné:— Tu vas te mettre à compter les lames du parquet, ou à envoyer des messages codés aux
extraterrestres?Non,crois-moi,fais-toisoigner,ilestencoretemps.
Jeprenaisunevoixdouceetsincère,commesijem’inquiétaisvraimentpourcettefillequiavait,pouruneraisonquim’échappait,décidédemedétester.Ilfautdirequ’aprèsmarencontreavecleGrandBlondSansNeurones,j’étaisàboutdepatience.Ungarçonvenaitdes’asseoirjustedevantmoi;ilriaitsouscape,cequisignifiaitquetousmes
voisins avaient pu entendremon petit discours.Oh ! génial,moi qui voulaisme fondre dans ledécor…Est-cequejepouvaisencoredemanderuntransfertàl’autreboutdupays?—Jevaisbien.Net’avisemêmepasdepenseràmoi.Kristinmemontraune rangéededentséblouissantes ; jesupposequ’ellesouriait,mais l’effet
étaitassezinquiétantdanssonvisagetropbronzé.— Je veux juste dire que ton arrivée fait un peu… bizarre, non ? Pourquoi débarquer fin
septembre?Pourquoinepasattendrelafindutrimestre?Çanetientpasdebout.Aufond,tuesicipourquoi?—ParcequemamèreaacceptéunposteàTokyoetmoi,jesuisrestéeauxEtats-Unisavecma
tanteChristine.ChristineConsidine,ai-jeprécisé.Carmatanteétaitunpersonnageimportantdansl’établissement.SileGrandBlondpouvaitjouer
aujeude«Tudevraismeconnaître»,pourquoipasmoi?J’avais marqué un point : elle sembla surprise, mais cela ne l’empêcha pas de remonter à
l’assaut.—Maistuviensd’où,enfait?—Jenntel’adit.Philadelphie.Seslèvresàlabrillancevinyleesquissèrentunemoueméprisante.—MonfrèreestinterneprèsdePhiladelphie.Tuétaisàquelleécole?—Oh!cen’étaitpasuninternat,tuneconnaîtraispas.Oh!non,pitié,pourquoinem’étais-jepasmieuxpréparée?J’auraiseu le tempsdebétonner
monhistoire,mechoisirunlycée…maisavecmachance,jeseraisjustementtombéesurceluidesonfrère—Ehbien,Emma,dis-noustout!Cettefaçondeprononcermonnom,commesiellerecrachaitdulaittourné…—C’étaitDelbarton?Pingry?Vite,jepassaienrevuelepeuquejesavaisdePhiladelphie.LaClochedelaliberté,l’équipedes
Phillies,lefromageàtartiner…Oui,bravo,Emma,lelycéeTartinéauPoivre,celapasseraittrèsbien.Puisunsouvenirdecoursd’histoiredeprimairemerevintetjelançai:—CongressAcademy.Philadelphie, siège du premier congrès des treize Colonies américaines en 1774… Quand
Kristinfronçalenez,lediamantdupiercingdesanarinegauchejetaunéclair.—Jeneconnaispas,décréta-t-elled’untondéfinitif.—C’estunpetitétablissement.Trèsexclusif.—Etc’estoù?—Toutprèsducentre.
Faisais-je le bon choix ? Dans certaines villes, le centre est le bastion de la haute et, dansd’autres,c’estlequartierleplusdéshérité.J’étaisalléeunefoisàPhiladelphieenvoyagescolairemaisjenemesouvenaisderien.— Je n’ai jamais entendu parler d’une Congress Academy dans le centre de Philadelphie. Il
faudraquejedemandeàmonfrère.Ilsaurasic’estunlycéecorrect.Etellemeregardad’unairsatisfait,commesiellevenaitderemporterunevictoire.—Aufond,Kristin,qu’est-cequetuenasàfaire?La voix, décontractée, agréable, venait du garçon assis devant nous. Il se retourna vers nous,
accoudéaudossierdesonsiège;àmagrandesurprise,Kristinviraaurougepivoineetprotesta:—Jen’enairienàfaire,je…—Tu fais tapeste, commed’habitude, repartit tranquillementmonvoisin.Moi, je la connais,
cetteécole.Nousavonsjouécontreeux.Unbref instant,sonregardplongeadans lemienetmonpoulss’emballaaussitôt.Quelchoc!
J’avaisdéjàcroisédesgarçonscraquantsmaislui…c’étaitunestar.Cesyeuxvertsauxlongscilsnoirs,cesyeuxétincelantsbraquésdroitsurlesmiens…—Jepeuxmêmetedire,précisa-t-ilavecunsourirebizarre,quelaCongressAcademyaune
trèsbonneéquipe.Cefutplusfortquemoi,jeluirendissonsourire.Sonregarddescenditd’uncran;pendantune
fractiondeseconde,jecrusquec’étaitGrandBlond,leRetour,puisjevisquecen’étaitpasmondécolletéqui l’intéressaitmaismonpendentif.Sesyeuxrevinrentauxmiensavecuneexpressionindéfinissable, s’yattardèrent le tempsd’unnouveauvertige, puis le garçon auxyeuxde star sedétournabrusquementetrepritlapositionexactequ’ilvenaitdequitter,effondrésursachaise,lesjambesétenduesentraversdupassage.1..Dansleslycéesaméricains,lesélèvessontdesfreshmanlapremièreannée,desjuniorsladeuxièmeetdesseniorslatroisième
année,quicorrespondàlaterminalefrançaise.
2
Lecoursd’anglaisétaitledernierdelamatinée,lemomenttantredoutédudéjeunerétaitarrivé.Jennvoudrait-elleencores’asseoiravecmoiaprèsmonaccrochageavecsacopine?Ouserais-jele plat principal, avec Kristin dans le rôle du vautour déchirant ma chair pantelante ? Ce futFranciscoquivolaàmonsecours:ausondelacloche,ils’écriaaussitôt:—Hé,lanouvelle,tudéjeunesavecnous?IlmesouriaitsanssepréoccuperduregardfurieuxdeKristin,etc’estenlaregardantbienen
facequejerépondis:—D’accord,merci!Moi qui comptais être la fille invisible, l’anonymat n’était déjà plus une option. Pour rester
discrète, ilauraitfalluaccepterdejouerlescarpettesetcela, iln’enétaitpasquestion.J’avaissutenirtêteàHenry,jen’allaispasmelaisserintimiderparunepetiteprincessedeManhattan!Franciscoetmoi,nousnoussommesdirigésverslacafétériad’unpastranquille;devantnous,
KristinetJenndévalaientl’escalieràtouteallure,certainementpourpouvoirsedisputerentouteintimité.Franciscoprenaitbiensontempsetmeposaitunefouledequestions,sansdoutepourleslaisserprendredel’avancecardèsqu’elleseurentdisparu,illançasuruntoutautreton:—NelaissepasKristintegâcherlavie.—C’estquoi,sonproblème?Jeneluiairienfait.—Cen’estpasindispensabledeluifairequelquechose.Quandelleétaitbébé,elleatournédes
publicités pour les couches et bizarrement, ça lui a donné l’idée qu’elle étaitmieux que tout lemonde. Amon avis, elle est toujours en couche dans sa tête. Il y a des gens qui ne grandirontjamais.J’éclataiderire;avecbeaucoupd’entrain,Franciscoentrepritdem’exposerlasituation.— Le fond du problème, c’est Anthony : ils n’arrêtent pas de se quitter et de se remettre
ensemble.Amonavis,ellet’apriseengrippedèsqu’ilt’asortilegrandjeusurleseuildelasalled’anglais.C’estbien,Emma,tuaffirmestonstyledèslepremierjour.—Ils’appelaitAnthony?Ilavaitl’airvexéquejenesachepassonnom.C’était sorti tout seul. L’instant d’après, je me serais donné des claques : si Anthony était le
meilleur copain de Francisco, je venais de me griller auprès de mon dernier allié. Je fus trèssoulagéequandiléclataderireens’écriant:—Oui, je vois çad’ici !SonAltessene s’épanouit pasdans l’anonymat.Tu l’asdescenduen
pleinvol?—Onpeutdireçacommeça…Ilsemblaitenchanté.Enfin,quelqu’undenormal!—Francisco,c’étaitqui,l’autregarçon?CeluiquiafaittaireKristin?Legarçonauxyeuxverts,celuiquisavaitquejementaisausujetdePhiladelphie; j’avaistrès
envie d’en savoir davantage sur lui mais malheureusement, mon nouvel ami se contenta de
protester:—Appelle-moiCisco,commetoutlemonde!Jen’aipasrépétémaquestion:nousarrivionsàlacafétériasurlestalonsdeJennetKristin,et
j’entendaiscettedernièresiffler:—Tucroisqu’illaconnaissaitdéjà?Elleachangédelycéepourleharceler?Franciscolevalesyeuxaucielenmesoufflant:—Ilfauttoujoursqu’elledramatisetout.Tiens,unavertissement:elleestlareineduclubd’art
dramatiquealorssituavaisl’intentiond’auditionnerpourlapiècedefind’année…—Jenevoispaspourquoijemedonneraiscettepeine.Onnagedéjàenpleinthéâtre.Les salles de coursm’avaient semblé tout à fait ordinairesmais la cafétériame surprit.Quel
contraste aveccelledeKeansburg ! Ici, pasde tablesdeFormica rayéesmaisdebeauxmeublesmassifsetdehautesfenêtres.Jemesouvinsquelelycéeétaitinstallédansuneanciennedemeuredemillionnaire. Le stressm’avait coupé l’appétit ; je saisis au hasard un thé glacé et un sandwichemballé de Cellophane, fis la queue derrière Cisco et m’assis près de lui. Lorsque Jenn vints’installerenfacedemoi,jel’accueillisd’unsourire…qu’ellemerendit.Ouf!—C’esttoi,Emma?Moi,c’estAustin.Alors,tespremièresimpressionsdeVinceA?Laquestionvenaitd’unpetitrouxinstalléàmadroite.Quelquestachesderousseur,unsourire
cordial,bonneimpressionapriori.—Oh!toutestcool,ai-jesoupiré.Lelycée,c’estunpeupareilpartout.— Tu penses t’inscrire à un club ? Nous aurons besoin de volontaires pour la Nuit du film
d’épouvante,finoctobre.En parlant, il tripotait sa cravate ; je fus un peu étonnée de voir que celle-ci portait unmotif
copiésurleblasondel’établissement.Avecunsourired’excuse,jerépondis:—Non,probablementpas.Jen’aipasdehobbyparticulier,j’aimecourirmaisc’estàpeuprès
tout.Parchance,matantehabitaittoutprèsdeCentralPark.Quandjecourais,moncerveausevidait,
j’oubliaistoutcequin’étaitpasleventsurmafigureetlebitumesousmespieds…Austinsaisitlaballeaubond.—Nousn’avonspasunevraieéquipedecourse,justeungroupedefooting,maistudevraisles
rejoindre.VinceAn’estpas trèsaxéesur lesport,noussommessurtoutbranchéssur la réussiteacadémique,mais…Sonpetitdiscoursseseraitsansdouteprolongéassezlongtempssideséclatsdevoixn’étaient
pasvenusdétournernotreattention.Avecunensembleparfait,touslesélèvessetournèrentverslatabledu fond, aumomentoù legarçonmystèredemoncoursd’anglais sautait sur sespieds enrepoussantsonplateauvide.Leplateauglissaentraversdelatableettombasurleplancherdansunhorriblefracas.Quandilrabattitsachaisecontrelatable,lechocrésonnadanslesilencesubitquis’étaitabattusurlasalle;sansregarderpersonne,ilsaisitunesacochegriseposéeàsespiedsetsortitàgrandspas.Uninstantplustard,sachaisebasculaàsontoursurlesol.Desmurmuress’élevèrentdetouteslestables.Legarçoncontrequiils’étaiténervéseretourna,
fouderage ;sonregardseheurtaaumien, je reconnusAnthonyetsanssavoirpourquoi, jeme
sentisaffreusementgênée.Jen’étaispourtantpaslaseuleàledévisager!—Oui,lesportn’estpastrèsvaloriséicimaisnoséquipesprogressent.Jesiègeauconseildes
élèvesetunedeschosesquej’essaied’obtenir…C’étaitAustin,pasdutoutdéconcertéparlascèneàlaquellenousvenionsd’assister.Autourde
nous,lesconversationsreprenaientpeuàpeuleurniveaunormal;abasourdie,j’aisoufflé:—Attendsuneseconde!Qu’est-cequivientdesepasser?—Comment?a-t-ildemandé,l’airsincèrementsurpris.—Maisenfin…!J’agitailamainverslatabledesgarçonssanstrouverlesmotspourexprimerl’évidence.—Oh!ça!C’estl’équipedebasket,ilssontunpeuprimaires.Ilyaplusieursbonséléments,si
seulementilsnesefaisaientpassuspendreàtoutboutdechamp.Celui-là,surtout.Uncaractèredechien.Il fit un geste vague vers la porte par laquelle le mystérieux garçon aux yeux verts s’était
engouffré.—Quiest-ce?—Brendan.BrendanSalinger.Il lâcha ce nom avec une petite moue. Bien, je savais déjà son nom, c’était un début. Je
recommençaisàdisséquermonsandwich(pouletmayonnaise…Révoltant)quandjem’aperçusquenotrepetitéchangeavaitattirél’attentiondeKristin.Ami-voix,ellelâcha:— Autrement dit, elle se jette à la tête d’Anthony et Brendan en même temps ? Quelle
pouffiasse!Quedire? Jemesuiscontentéede lever lesyeuxauciel.Anthony,c’était ledegrézérode la
séductionmaisBrendan…Brendanm’intriguait.JemesuisdoncretournéeversAustinavecmonplusbeausourire.—Alors,raconte!C’estquoi,sonproblème?Tun’aspasl’airdel’aimerbeaucoup.—IlestO.K.Bon,ilm’agaceparcequ’ilpeuttoutsepermettre.Sic’estSalinger,c’estautorisé.Ilpoussaunbrefsoupiretrevintàsonidéefixe:maintenant,ilcherchaitdesvolontairespourle
grandbaldeThanksgiving.Macuriositén’étaitpassatisfaite,loindelà,maisjemesuisplongéedanslesdiscussionsdemesvoisinsenfaisantdemonmieuxpourparticiperintelligemment.Sijeperdaismaplacedanscegroupe,l’alternativeétaitdedéjeunerseule,oudedevoirmereplierauCDI. C’est ce que j’avais dû faire pendant les dernières semaines à Keansburg : j’avalais monsandwich debout entre les rayons poussiéreux des sciences appliquées, là où personne n’allaitjamais.C’étaithorriblemaistoutdemêmepréférableauxquestionsperpétuellesdescurieux.Tonbeau-pèreva aller enprison ? Il a toujours été alcoolique ?Pourquoi tu as cepansement sur lebras?Tuneterminespastesfrites?Mieuxvalaitencoremettremesécouteursetresterseuledansmoncoin.Je me concentrai si bien sur mon réseau social que j’en oubliai d’aller chercher ma carte
d’élève.Jen’avaisplusvraimentletemps,jedevaisfoncerencoursdechimiemaislànonplus,jenevoulaispascommettredefauxpas;jel’aidoncpriseauvol,sansmêmelaregarder.Parchance,lelabosetrouvaitjusteàcôtédemoncasierdegremlin;jemesuisprécipitée,enmettantlesfreinsaumoment de paraître sur le seuil. Cettematièreme posait un problème épineux parce que les
expériencesdechimieseconduisententandem.Commentallais-jemetrouverunéquipier?Assiseà l’écartdesautres, j’ai repéréunefilleauxcheveuxtricolores : longueurs trèsnoires,
racinesblondesetpointes fuchsia.Retranchéedansuncoin,elleétaitplongéedansune liassedepapiersmal cachée par son livre de cours.Le tulle noir qui dépassait de son kilt d’uniforme lefaisaitbouffercommeuntutu.Ellem’aplutoutdesuite.Quand jeme suis approchée d’elle, elle a semblé surprise, puis son regard gris (souligné au
crayon rouge) a scruté lemien avec beaucoup de sérieux.Gravement, elle a tendu son index àl’onglevernidenoircommepourtesterlatempératuredel’airquinousséparait.—Tuasuneénergiepositive.Je haussais les épaules en souriant quand j’ai remarqué les breloques occultes à son cou, ses
doigtsetsesoreilles.C’était lasorcièredu lycée, ilyena toujoursune.Aumêmeinstant,ellearemarqué mon pendentif et, oubliant momentanément son rôle, elle s’est écriée avec un grandsourire:—Ça,c’estvraimentcool.Jepeuxvoir?Spontanément,elleatendulamainpoureffleurerleblason.—Ilestbeau.J’aitoujoursaimécedessin.Aufait,jesuisAngelique.AngeliqueTedt.Très intéressée, j’allais lui demander où elle avait déjà vu mon pendentif quand une voix
familièrenousainterrompues.CelledeKristin,quisecrutobligéedesiffler:—Enfait,cen’estpasAngelique,c’estAngela.Elle était assise deux rangs derrière moi. J’eus envie de demander à Angelique de lire mon
avenir:cettefille insupportablefinirait-elleparavoirmapeau?Pourl’heure, je luiai tournéledosenlançant,àhauteetintelligiblevoix:—Contentedeterencontrer,Angelique.En insistant bien sur le nom de guerre de ma nouvelle équipière de labo. Elle aurait pu me
demanderdel’appelerChamallow,jen’auraispashésité.Angeliquemesouritetsereplongeadanssespapiers.Maintenantquej’étaisinstalléeprèsd’elle,
je voyais qu’il s’agissait de sortilèges imprimés à partir d’un site Internet wicca. Cela ne medérangeaitpas:tantqu’ellenemedemandaitpasdepiquerdesproduitschimiquesaulabopoursespotions,ellepouvaitexprimersonstyleàsafaçon.Le cours commença. Moi, je pensais surtout au moment où je pourrais retrouver Ashley et
l’interrogersurBrendan!Enfin,parsimplecuriosité.Jeletrouvaisintéressant,sansplus.Le moment tant attendu arriva. Le temps de me laisser tomber sur le siège qu’elle m’avait
réservéensalledelatin,macousinemebombardaitdéjàdequestions.—Alors,çasepassecomment?Lescourssontdifficiles?Tuasvudesgarçonsquiteplaisent?
Etlelycée,ilteplaît?Etlesgarçons?—Cen’estpasmal,ai-jeréponduavecprudence.Ils’estpasséunechoseassezbizarre…Jeluiai racontécommentBrendanétait intervenupourmesortird’affairealorsquej’étaisen
difficultéavecKristin.Toutenjetantunregardfurtifàlarondepourm’assurerquepersonnenenousécoutait,j’aisoufflé:—Ilsaittrèsbienquejeraconten’importequoi,pourPhiladelphie.
Jecrusquelesmirettesbleuesd’Ashleyallaientjaillirdeleursorbites.—Non!Etilt’adéfendue!a-t-ellehurléenmelançantunegrandeclaquesurlebras.La classe entière s’est retournée pour nous regarder, j’aurais voulu fondre sur place et
m’écoulerparlesrainuresduplancher.Avecunregardfurtifverslaprof,j’aichuchoté:—Oui,etmaintenant,tutetais.MmeDellnesemblaitrienentendre.Ashleybaissatoutdemêmeunpeulavoix.— C’est dingue ! Brendan est trop, trop cool. Il dégage cette aura de loup solitaire, un peu
voyou.Tusaisqu’ilnetraînejamaisaveclesautres?L’annéecommenceàpeinemaisiladéjàétésuspendudel’équipedebasketàcaused’unebagarre.Iljouetoutdemêmepourleplaisiraprèslescours,etlaisse-moitedirequec’estlemeilleur.Ashleyme jeta ces infos à la tête en vrac, à toute vitesse. Elle avait donc suivi un cours sur
Brendan?Jepouvaiscopiersesnotes?Ilyavaitunesessionderattrapage?—Il fait leDJdansdes soirées, unpeupartout.Samère est au conseil d’administration avec
tanteChristine,alorsc’estluiquianimelessoiréesdulycée.Samèrel’obligeàlefaire,c’estsapunitionquandilfaitdessiennes.Etsijecomprendsbien,ilenfaitsouvent!Jeréussisenfinàplacerunmot.—Commentsais-tutoutcela?Tun’esaulycéequedepuistroissemaines.—Oh ! il a été suspendu pendant le premiermatch de l’année et comme ça a fait toute une
histoire, tout le monde parlait de lui. C’est le joueur de l’autre équipe qui a commencé maisBrendanl’amisK.-O.d’unseulcoupdepoing.Maismêmesansça,tul’asvu?Ilestirrésistible!Elleréussitàsetaireaumoinsdixsecondes,puisrevintchuchoteràmonoreille:—Ettunesaispaslameilleure?L’annéedernière,Kristinluiaproposédesortiravecelleetil
arefusétoutnet.Ilnelasupportepas.Monadorablecousinericanaitdesatisfaction.—Ilparaîtqu’illuiariaunez,luiafaitlesigne«peace»aveclesdoigtsetl’aplantéelàsans
unmot.—Oh!trèsfroid.Glacial.Jevoyais tout à fait le tableau : cette fille si satisfaited’elle-même,monennemie juréedès la
première seconde, dans cet instant d’humiliation totale. Cela me fit un bien fou. Tout bas, jeconfiai:—Sijepouvaisavoirlaphotodelascène,j’enferaismonfondd’écran.—On ira les regarder s’entraîner dans la cour, ils font un basket juste après les cours. Il est
incroyable,tuvasl’adorer.Moi,traîneraprèslescourspourregarderlesgarçonss’entraîneraubasket?Çayest,Austin,
j’aitrouvéuneactivitéextrascolairedanslaquellejepourraism’investir.Alacloche,jesautaissurmespiedspoursortirquandAshleymeretint.—Euh,jenevoudraispastevexermaisilfaudraitrevoirunpeutonlook.Ellemeregardasouslenez,pouffajoyeusementetreprit:—Enfin,siBrendanSalingert’aremarquéedèslepremierjour…
—Ilnem’apasremarquée,enfin,pascommetupenses.Etpuis,sij’allaisdanslacour,c’étaitpourregarder,riendeplus.Fairelesvitrinessansentrer
danslemagasin.Vuleniveaudesophisticationdesfillesdecelycée,jen’étaistoutsimplementpasdanslacourseetungarçoncommeBrendannemejetteraitpasunsecondregard.Jesoupirai:— J’étais juste un prétexte. Comme il trouve Kristin odieuse, il a eu envie d’aider la petite
nouvelleàluitenirtête.Ilnesesouvientdéjàplusdemoi,etcelameconvienttrèsbien!L’air déterminé, Ashley secoua la tête, sortit de sa sacoche un petit échantillon couvert de
pailletteset,sansprévenir,m’inondad’unparfumsucréàvomir.—Ashley!Ondiraitdespetsdelicorne!Sans tenir compte demes protestations, elleme traîna vers les toilettes en sortant un gloss à
lèvresdesonsac.Jemisdixbonnesminutesàm’échapper,etjeparvinsàm’entireravecjusteunsoupçondemascara;enfin,noussommesdescenduesdanslagrandecourintérieurequiséparaitlebâtimentprincipaldel’annexe.Ashleyavaitvujuste,unebandedegarçonsjouaitaubasket;uneformedebasketassezparticulièreoùtous lescoupssemblaientpermis.Bousculades,chutes…etc’étaitKristinquicomptaitlespoints.—Onzeàhuit,lançait-elled’unpetittonsupérieuraumomentoùnousarrivions.Elle avait roulé sa jupe d’uniforme pourmontrer ses cuisses, son regard brillait, braqué sur
Anthony etBrendan ; j’eus tout de suite envie de lui lancerma sacoche à la figure.Cisco avaitraison,ilyadesgensqui,quoiqu’ilsfassent,sonttoutsimplementinsupportables.Brendan, en revanche…Brendan dribblait le ballon d’une main en repoussant de l’autre ses
cheveuxnoirsdesonfront;pivotait,passaitcommeparmagieentredeuxadversaires.IlneportaitplussonuniformemaisunT-shirtblancetunshort;chaquefoisqu’ilfaisaitunepasseoutentaitunpanier,sonT-shirtsesoulevait.Ledévorerdesyeux,moi?Biensûr,commentfaireautrement?Sescheveuxretombaientperpétuellementdanssesyeuxmaisilsemblaittoutvoir.Cerné,ilbondittrèshaut,passaleballonàAnthony.Tiens?Ilsavaientdûseréconcilier.Dèsqu’ilnefutplusaucœurdel’action,sesincroyablesyeuxvertsseposèrentsurmoi.Ashley
futlasecondeàs’enapercevoiretmalgrésonexubérancenaturelle,elleréussitàgardersoncalmecinqbonnessecondes.Toutbas,enessayantdeparlersansbougerleslèvres(unéchectotal),ellearticula:—Non,pitié,Brendanteregarde…—Jesais…Surtout,restercool,netrahiraucuntrouble.Sesyeuxcommedeuxémeraudesbraquéssurmoi
derrièresatignassenoire…pourmoi,letempss’arrêta;paspourluicarquandleballonarrivadenulle part, il l’attrapa d’instinct, pivota sur lui-même etmarqua un panier. Puis, avec beaucoupd’aisance,ilcueillitleballonauvoletsetournadenouveauversmoi.J’eusdroitàunpetitsourire,uncoupdementonenguisedesalut;jeluisourisaussi,unesensationtrèsinhabituelleaucreuxdel’estomac,etjedétournailesyeuxenfaisantminedechercherquelquechosedansmonsac.—Ashley,viens,ons’enva!—Surtoutpas!Attendslafin,oniraluiparler!Avoir sa tête, elle vivait la plus belle aventure de sa jeune existence. Je sentis la paniqueme
gagner.
—Non!Ons’envatoutdesuite.Jeluisaisislebras.Quelquesinstantsplustard,nousnousretrouvionssurletrottoirdevantle
lycée.Jememisàmarchertrèsvite;inquiète,Ashleytrottaitprèsdemoi.—Ecoute,Emma…Jenepeuxpasmemettreàtaplace,avectoutcequetuasencaissé…—Tais-toi!Jem’en voulus tout de suite. Ashley n’y était pour rien et, sans elle, cette journée aurait été
beaucoupplusdifficile.C’étaitjustequejenesupportaispasdeparlerdecertaineschoses,avecquiquecesoit.—Quoi,qu’est-cequej’aidit?Cepetitairblessé…J’aifondu.—Cen’estpastoi,c’estmoi!Ilyadesmomentsoùjenesuispastrèsàl’aise…Enfait,pour
touttedire,jesuismalquasimenttoutletemps.Commentexpliquercequejeressentais?Majoliepetitecousinen’avaitpasencoreétéeffleurée
par l’ombre d’un vrai malheur. De nervosité, je me mis à gratter mon vernis à ongles, déjàpassablementécaillé.Bien,j’allaisfaireuneffortpourm’expliquer,jeluidevaisbiencela.—Voilà:jenepensepasquecesoitunebonneidéedecraquerpourungarçonauprèsdequije
n’ai pas lamoindre chance. Je ne saismême pas encore comment je vaism’en sortir questioncopines : Kristin me déteste pour une raison que je n’ai même pas envie de comprendre, elleréussirapeut-êtreàbraquerlesautrescontremoi.Levraiproblème,c’estque…çanes’estpastrèsbienpassé,chaquefoisquej’aiétévraimentprochedequelqu’un.Dans le regardd’Ashley, je lusune compassionet une sagesse surprenantespourune fillede
quatorzeans.— Emma, bien sûr que tu te sens mal ! Mais si, par moments, tu recommences à te sentir
normale,siquelquechoset’apporteunpeudebonheur,çanevoudrapasdirequetuasoubliétamère ou Ethan. Ou que ces dernières années épouvantables n’ont pas eu lieu. Mais rends-toicompte:ici,tuvapouvoirêtrejusteEmma.PasEmma-qui-a-un-beau-père-horrible,Emma-à-qui-il-n’arrive-que-des-malheurs,celledonttoutlemondeparledanssondos:justeEmma!Tamèrevoudraitquetusoisheureuse,tonfrèreaussi.—Tuasraison.Jefisungroseffortpourravalerlechagrinquimeprenaitàlagorgechaquefoisquejepensais
àmamère ou àmon frère,morts àmoins d’un an l’un de l’autre. Pour dire quelque chose, jelançai:— Je ne comprendrai jamais pourquoi ma mère a décidé d’épouser Henry quand elle a su
qu’elleétaitmalade.Ill’avaitdemandéeenmariageaumoinsdixfoismaisc’estlediagnosticducancerquiluiafaitdireoui.Ashleymesurpritunefoisdeplusenrépondantaussitôt:—Ellevoulaits’assurerqu’ilyauraitquelqu’unpours’occuperdetoi.Ellenevoulaitpasquetu
teretrouvestouteseule.J’ai faillihurler :mais jesuis toute seule !Lesdents serrées, jemesuismiseàcourir sur ce
fichutrottoirdeManhattan.Aulieudemesuivre,Ashley,monadorableAshley,s’estarrêtéenetens’écriant:
—Sérieux!Donne-toiunpeud’air.Situnelefaispaspourtoi,fais-lepoureux!Jesuisrevenuesurmespas,unpeupenaude.—Jesaisquetuasraison,Ash.Jelesaisdansmatête,maisc’estplusdifficiledemeconvaincre
ici.—Auniveaudusoutien-gorge?Cepetitaircoquin!Jemesurprismoi-mêmeenéclatantderire.Aussitôt,elleenchaîna:—Tunem’aspasmontrétacarte.Faisvoir!Tropcontentedeparlerd’autrechose,j’ouvrismasacocheetluitendislapetitecarteplastifiée.—Aïe!Sérieusement,Emma,çacraint!—Acepoint?Faisvoir.La catastrophe. Je ressemblais à la candidate d’une émission de relooking… avant. La photo
m’avait saisieaumomentoù je levais lesyeux,mâchoirependante.Grâceau flash tropbrillant,j’étais livide, appelez-moiZombieGirl.Bon, c’était tout demêmeune excellente photo demonpendentif,ondistinguaittrèsbienleblason.Trèsennuyée,Ashleyamurmuré:—Désoléepourcettecartehorrible.—C’esttoi,lacartehorrible!Ellealevélesyeuxaucielenriantmalgréelle.—Tufaistoujoursça?C’étaitunemaniestupidequidataitdel’écoleprimaire,Siparexemplemamandisait«Atable!
Eteignezlatélé!»,Ethanetmoi,nousrépondionsàl’unisson:«C’esttoi,latélé!»Etelleriaitensecouant la tête, commepourdirequ’avec les jumeaux, il ne fallait pas chercher à comprendre.Commejesouriaisàcesouvenir,Ashleym’aregardéed’unairsagace.—Toi,tuvast’ensortir.Ademain!Nousétionsdevantl’immeubledematante.Unejournéedepassée,plusque168àtenir.
3
Deux semaines s’écoulèrent, deux semaines et demie… Je pris l’habitude de cocher les joursdansmonagendacommeunbagnard.Letempsnepassapasplusvitepourautant.Je ne savais jamais sur quel pied danser avec Jenn : certains jours, elle me parlait
chaleureusement,d’autresfois,elleserecroquevillaitàsaplace,têtebasse,enfaisantcommesijen’existaispas.Sansdouteredoutait-elledesemettreKristinàdos.Cisco, lui,était toujoursprésentet toujoursagréable.Nousdevenionsdevraisamisetgrâceà
lui,j’avaistoujoursquelqu’unàquiparleràlacafétéria.Oui,biensûr,Austinmeparlaitaussimaislui,ilcherchaitjusteàmerecruterpourjenesaisquelcomitédebénévoles.Angelique,mapartenairedechimie, refusaitdedéjeunerau lycée ;quand il faisaitbeau,nous
sortionsquelquefoistouteslesdeuxprendrequelquechosedanslequartieretnouspromenerunepetite heure. Nous nous entendions vraiment très bien, ce que certains de nos petits camaradesadmettaient mal : ils ne supportaient pas son côté original (un jour, elle avait expliqué à unprofesseurqu’ellenepouvaitpasrendreundevoiràcausedelaphasedelalune).Ellem’avaitgénéreusementproposéderecopiertoutessesnotes,unformidablebonuscarelle
étaitl’unedesmeilleuresdelaclasse.Etboursière;résultat,lessnobsdulycéelatraitaientcommesiellearrivaittoutdroitd’uneléproserieetnond’unimmeubledelaXeAvenue.Personnellement,plus je la côtoyais, plus elleme plaisait, et comme certains de ses détracteurs nem’avaient pasencoreadressé laparole,monchoixétaitvite fait.Pourcouronner le tout,ellem’avouaun jourqu’elleexagéraitsescroyancespourlesimpleplaisirdeprovoquerlesautres.— Ils ne connaissent rien à rien, je peux leur raconter les bobards les plus énormes et ils
marchentàtouslescoups.Tuverraisleurtête!Cejour-là,nousmangionsdesknishsurunbancdeCentralPark.Elleenchaîna:—Jesuisvraimentunesorcière,etmamèreaussi,maiscen’estpasdutoutcommecequ’on
voitdanslesfilms.D’accord,ilexistevraimentdessorcièresquicherchentàfairelemal,mamèreena croiséquelques-unes,mais laplupart sont tout à faitpositives !Moi, jevois les auras et jeperçoislesénergies,maisjenevaispastementir,j’adoremettrelesmoutonsdulycéemalàl’aise.Quelquefois,j’inventedeshistoiresrienquepourlesfaireflipper.Lemêmeaprès-midi,aulabo,elleréussithaut lamainsonexpérienceetexpliquaavecleplus
grandsérieuxqu’elleentendaitlavoixdesproduitschimiques.Puisellemelançaunclind’œilendouce.Grâceàelle, j’aivite rattrapémon retard.Lescoursn’étaientpasparticulièrementdifficilesà
VinceA, juste très compétitifs. Jemedonnais tout demême à fondpourmes études car j’avaisdécidé que je voulais figurer sur la liste des meilleurs élèves, et aussi pour faire plaisir à matante…n’importequoipouroubliermonobsessionpourBrendan.Devinez qui figurait régulièrement au tableau d’honneur ? Brendan Alexander Salinger. Et
Austinquileconsidéraitcommeuncrétinprimaire…Mondeuxièmejour,enlevoyantentreràgrandspasencoursd’anglais,moncerveauavaittout
simplementcessédefonctionner.Ilétaitincroyable,irrésistibleavecsescheveuxnoirsenpétard,sachemiseàmoitiésortiedesonpantalon,sacravatemalnouée.Surunautre,celookauraitfaitnégligé,surlui…onauraitditqu’ilétaittombédulitdirectementsurleplateaud’unepubpourlesjeans.Sesyeuxvertslumineuxs’étaientrivésauxmiens,cequej’avaisinterprétécommeuneinvitation
àdire«Salut».Enretour,j’avaiseudroitàunbrefcoupdementonetils’étaitlaissétomberàsaplacesansunmot.Laclaque!Parlasuite,quandilentreraitencours(généralementenretardmaissans jamais écoper de la moindre réprimande), une sorte de fatalité était à l’œuvre : j’allaissystématiquement lever lesyeuxaumauvaismoment, croiser son regard…etbaisser la tête surmonShakespeare,tiraillantmonpendentifetlisantetrelisantlemêmeversunebonnedizainedefois.Jeneparvenaisàmedétendrequ’unefoisqu’ils’installaitenmetournantledos.Ce scénario se rejouait chaque jour, comme un cercle de l’enfer oublié de Dante. Je ne
comprenaismême pas pourquoi ilme faisait autant d’effet !Heureusement, en dehors du coursd’anglais,c’était facilede l’éviter.Jen’allaisplusregarder lesgarçons joueraubasketaprès lescours,j’avaisexpliquéàAshleyquejen’avaispasletemps:j’envisageaisderejoindrel’équipedecourseàpiedetjedevaistravaillermonenduranceenfaisantdujoggingdansleparc.Elletrouvaitcetteidéeridicule.—Cen’estpasuneéquipe,ilsnefontaucunecompétition.C’estunclub.LeRunningClub,çane
s’inventepas.Ilsnefontriend’autrequ’allerauparcetcourirenrond.—Tuplaisantes?Incrédule,jemereprésentailesfillesdulycéetrottantdanslesalléesduparcentalonsaiguilles.
Amoncoupdesifflet!IlyaunsacVuittoncachédanslepérimètre.Ilserapourlapremièrequiletrouvera!Etelless’éparpilleraientausignal,leurlouloudePoméraniesouslebras…Jeformaisdoncuneéquipedecourseàpiedàunepersonne.Chaquejour,jequittaislelycéepar
laportedugymnase, stratégiequimepermettaitd’éviter à la foisBrendanetAnthony. Je tenaisbeaucoupàlesévitertousdeuxmaispourdesraisonstrèsdifférentes:jeredoutaisdemejeteràlatêtedeBrendanetdevomirsurAnthony.Aprèsdeuxsemainesetdemiede«Disdonc,elleestàcroquer,lanouvelle!»et«Quandest-ce
quetumedonnestonnuméro?»Anthonyfinitparmecoincersurleseuilducoursd’anglais.— Qu’est-ce qu’une fille chaude bouillante comme toi fait à traîner avec une folle comme
Angela?Ses yeux bleus très froidsme détaillaient de la tête aux pieds, il s’appuyait aumontant de la
porte,lebrasentraversdupassage.—Elles’appelleAngelique,corrigeai-jefroidement.Etellen’estpasfolle.—Attends,Emily,jesaisquiesttatante!Neperdspastontempsaveccettepaumée,jepeuxte
présenterceuxqu’ilfautconnaître.—Jepréfèrelaconnaître,elle.Aumoins,ellesaitcommentjem’appelle.—Oh!allez,tunevaspasratertachancedeprofiterdetoutça.Stupéfiant:ilpassaitsespaumessursapoitrinemusclée.Ensuite,ilvoulutécartermafrangede
mesyeux;furieuse,jerabattissagrossemaind’uneclaqueetlà,sonsouriredevinttrèsméchant.—Jeteconseilledefairegaffe.Cen’estpasmoiquemesparentsontabandonnéechezmatante
pourpouvoirvivreleurvie.Jenesaispassitumesurestachancequejet’adresselaparole.C’estlàqu’ilm’afaitunimmondeclind’œilenajoutanttoutbas:—Quandtuteserasdécidée…préviens-moi.Avantquejenepuisseréagir,ilestpartis’asseoiràsaplace.Mêmesadémarcheétaitarrogante.J’entendaisM.Emersondansl’escalierderrièremoi.Vite,jesuisentréeàmontourenlançant
unemoueéloquenteàCiscoetenm’efforçantd’éviterleregarddeBrendan.Génial:pourunefoisqu’ilarrivaitencoursàl’heure,ilassistaitàmadisputeavecsoncopain.—Qu’est-cequ’iltevoulait?meglissaCisco.Je me penchais pour lui répondre quand M. Emerson entra, traînant les pieds et toussant
lamentablement. Voilà au moins dix jours qu’il traînait un mauvais rhume. Condition quis’accordaitmalaveclessonnetsdeShakespeare!Ilvoulutlirequelquesversmaiss’étouffadansunenouvellequinte.J’avaisunpeupitiédeluimaisfranchement,ilétaitassezrépugnant.Ilfinitparreprendresonsouffle,maisdécidadenousfairelireàsaplace.—Vous,dit-ilentendantledoigtversAustinavantdesemoucherdenouveau.Pagetinquante-
gatre.Austin eut l’air très content d’être choisi.Lui, dumoment qu’on lui demandait de participer !
Avecunenthousiasmeunpeuinquiétant,ils’estpenchésurledeuxièmesonnet.—Lorsquequarantehiversferontsiègeàtonfront…Ildéclamait avecuneemphase ridicule. J’ai répriméun soupir, jetéun regardà la ronde…et
croisé le regard fixe d’Anthony, qui se lécha langoureusement les lèvres. Révoltant. Jeme suishâtée de détourner les yeux ; pour éviter toute mauvaise surprise, le plus sûr était encore deregarderparlafenêtre.Pourunefois,ilfaisaitgrandsoleil.J’aieuuneenvieterribledesécherlerestedescours.Ilfaisaituntempsidéalpourcouriretj’avaisbesoind’échapperquelquesheuresaulycée.Surunnouveausoupir,jemesuisperduedanslacontemplationdemesfourches.Voilàdesmois
que j’aurais dû aller chez le coiffeur. Pourquoi,mais pourquoiAnthony s’intéressait-il àmoi ?J’étaismillefoismoinsprésentablequelespetitesprincessesdelaclasse.Austinavait terminédemassacrersonsonnet.M.Emersondemandaunvolontairepour lire le
suivantetKristinlevaaussitôtlamain.Elleavaitunetelleenviedesefairemousserqu’elles’étiraitcommeunefolleversleplafond,uneseulefessesursachaise.LorsqueM.Emersonagitaunemainmolle dans sa direction, elle lui offrit un petit sourire modeste, se leva (Austin était resté à saplace), rejeta ses cheveux en arrière et se lança. En déclamant comme une tragédienne duXIXe siècle, et en mettant une émotion dingue dans chaque mot. A côté de la sienne, la lectured’Austinavaitétéunmodèledesobriété.Atterrée,morted’ennui,jemesuiseffondréesurmatable.—Tepuis-jecompareràunbeaujourd’été?Elle insistait sur lesmotsà tortetà travers.Ciscoa fait semblantdese tireruneballedans la
tête;j’aipouffépuis,découragée,jemesuisdenouveauintéresséeàmescheveux.—EmmaConnor.Jeme suis redresséed’unbond.M.Emerson avait les yeuxbraqués surmoi, je venais deme
fairesurprendreauxabonnésabsents.—Hein?Jeveuxdire,oui,m’sieur?
—JevousdemandedelirelesonnetXXIX.Etlevez-vous,jevousprie.Ilpartitdansuneaffreusequintedetoux.Vitejetournailespages…Oh!non,pascelui-là!Jene
savaispascequelethèmeavaitpusignifierpourShakespeare,maiscepoèmemeparlaitauniveauleplusintime.Ilnefaudraitsurtoutpaslaissermavoixsefêlersurlemot«solitaire».J’ai respiré à fond et me suis levée en tenant mon livre devant moi comme un bouclier.
Négligemment,j’aimislepoingdevantmeslèvrespourm’éclaircirlagorge,enexagérantjustecequ’ilfallait—unepetitemanœuvrequimevalutunrirediscretdelapartdemescamarades.Puisjemesuismiseàlired’unevoixferme:—Lorsque,endisgrâceauxyeuxduSortetdeshumainsJemeprendsàpleurermonexilsolitaireHarcelantlecielsourddegémissementsvainsMaudissantmondestinquandjemeconsidère…Devantmoi,Brendanachangédeposition : il s’est tournédecôté, la joueposée sur sesbras
croisés, et m’a fixée à travers ses longs cils noirs. Des cils qui devaient être doux comme duvelours.Mavoixs’estéteinte,jesuisrestéeprisedanssonregardvert…uninstantseulement,puisunesortedepaniqueintérieurem’asaisie.Troublée,lesmainscrispéessurmonlivre,jemesuisreplongéedansmontexte;jesentaistoujoursleregardémeraudedeBrendansurmoi,maisjemeconcentrais de toutes mes forces sur les vers imprimés. Pourtant, vers la fin du sonnet, uneimpulsion bizarre m’a poussée à chercher de nouveau ce regard et je lui ai adressé les deuxderniersvers.—Tonamourrappelém’apportetelstrésorsQuepourceluidesroisneveuxchangermonsort.Voilà,c’étaitfini.Jemesuisrassiseenlissantmajupeplissée.Brendanrestaittournéversmoi,il
mefixaittoujours.Lebonheur?Ehbien,non:ilm’avaittraitéecommeunepestiféréeetceregardm’étaittoutàfaitinsupportable.Lesyeuxrivésàmapage,j’aiattenduqu’ilsedétourne.Enfin,cefut plus fort que moi : j’ai relevé la tête, plongé dans son regard. Il a cligné des paupières,lentement, comme un chat. Son visage, qui depuis deux semaines et demie se figeait comme dubétonchaquefoisqu’ilmevoyait,s’estadouci.J’auraismêmejuréquejel’avaisvuébaucherunsourire.M.Emersontoussaàfendrel’âmeetdésignaunautrelecteur.Jedétournailesyeux,etBrendan
seremitfaceautableau.
***
Cetaprès-midi-là,àCentralPark,CarouseldeBlink-182étaitentêtedemaplaylist.Jecouraisvite,enrespirantàpleinspoumonsl’airpiquantdel’automne.Jecommençaisàm’habitueràsentir,enplusdesodeursdefeuillesmortesetdeterreau,leseffluvesdesstandsdehotdogsetdebretzelsquisesuccédaientdanslesalléesduparc.Toutencourant,jefredonnaisenpensantàCiscoetAngelique,mesnouveauxamis.Jennaussi
étaitcool,mêmes’ilyavaitdes joursoùellen’adressait laparoleàpersonne.J’imaginaisaussi
des tableauxplaisants,parexempleKristin faisantuneréactionallergiqueàsesséancesd’UV,setransformantdéfinitivementenorange…Puisj’aifermélesyeuxuninstantenpensantaucoursd’anglaisetàcesonnetauqueljem’étais
identifiée.Pendantmalecture,quelquessecondes,j’avaisréellementétécetteproscriteréconfortéedans sa solitude par le souvenir d’un grand amour. Comme j’aurais aimé savoir ce que l’onressentaitquandonavaitprèsdesoiquelqu’und’unique,capabledevousfaireoublier touteslesépreuves!Capabledevousouvrirlaportedubonheur…Aboutdesouffle, jem’arrêtaicourt.Emportéeparmespensées, j’étaisallée très loin : jeme
retrouvaisàBethesdaFountain,undemescoinspréférésduparc.Aujourd’huipourtant,lafontainesomptueusemelaissaitindifférente,jenevoyaisqu’unvisage,desyeuxverts.Desyeuxquinemedétestaientpas,malgrél’attitudedistantedeleurpropriétaire.—Mais pourquoi est-ce que je pense à toi tout le temps, ai-jemurmuré. Brendan, à quoi tu
joues?Adosséeàunlampadaire,jecherchaisàmaîtrisermonsouffleetmespenséesquand,au-dessus
dematête, la lumièreavacillé.Tiens…?J’ai levélesyeuxversleglobeincandescent ;pendantquelquessecondes,ilabrûléavecuneintensitéinouïe,puisilyaeuuncrépitementbrutal.Unpeueffrayée, j’ai reculé, à l’instant précis où l’ampoule éclatait.Des fragments ont claqué contre leverreplusépaisducache,uneodeurâcrem’aarrachéunegrimace.Commelecrépusculesemblaitsombretoutàcoup!Lanuittombait,ilétaitl’heurederentrer.
4
—Emma,jepeuxtedemanderquelquechose?C’étaitlelendemain,àlacafétéria;Ciscosepenchaitversmoienparlanttrèsbas,surletonde
laconfidence.Cegarçonétaitvraimentadorable:aussirichequelesautres,iln’avaitpasuneoncedesnobisme.J’airépondusurlemêmeton:—Oui, bien sûr. Oh ! regarde…Même les sandwichs sont cauchemardesques, regarde cette
laitue,jepréféreraismangermaserviette.Frémissanted’horreur,jeluiaimontrélafeuillelividequejevenaisd’extrairedemonsandwich
maisilarefusédeselaisserdistraire.—Rejoins-moidanslacourquandtuaurasfinidemanger.Désabusée,j’aicontemplél’amasdeconfettispâteuxémiettésurmonplateau.—Jecroisbienquej’aiterminé.Noussommessortisensemble,mais iln’a rienditdeplus tantqu’ilacruqu’onpouvaitnous
entendre.Sonmanègecommençaitsérieusementàm’intriguer!Quandilaestiméquenousétionssuffisammentisolés,ils’estplantédevantmoi,ledosunpeuvoûtéetlesmainsenfoncéesdanslespochesdesonpantalon.—Tufaisquoi,demainsoir?Ah.C’étaitpeut-êtreidiotdemapartmaisjenem’yattendaispasdutout.PasdelapartdeCisco
entoutcas!Demavoixlaplusdésinvolte,j’airépondu:—Vendredi?Oh!pasgrand-chose.J’iraipeut-êtrevoirunfilmavecmacousine,pourquoi?—Ehbien…Sonattitudeétaitbizarre,ilsemblaitàlafoistrèsinquietettrèsdéterminé.—Voilà:legroupedemoncopainGabe…monpetitcopainGabejouedemaindansunbar.Tu
veuxvenir?Moi,j’yvaisavecmacousineetquelquescopains.Viens,ceseracool.—Oh!tu…C’étaitdoncça!Quelsoulagement!Ciscoétaitunecrème,ettrèsséduisantavecsesépaischeveuxbrunsetses
yeux chocolat si chaleureuxmaismoi…Eh bien,même si çame dérangeait deme l’avouer, jem’intéressaisàunautre.—Tuasl’airsoulagée,a-t-ilglisséavecunsourire.—Pourêtretoutàfaitfranche,j’aicruquetuallaismedemanderdesortiravectoiet…jesuis
envacances.Jeveuxdire,envacancesdesgarçons.Jeparlaistrop,tropvite,c’étaitnerveux.— Après tout, on s’entend bien, tu sais que je t’apprécie énormément, et tu faisais tous ces
mystèresenvoulantmeparlerloindesautres…—Machérie,tuesadorablemaispasdutoutmongenre!J’aifaitsemblantd’êtrevexée,nousavonséclatéderireetjemesuisécriéespontanément:
—C’estgénialquandonpeutseparlerfranchementettoutsedire!Ilaapprouvédelatête,uneréelleaffectiondansleregard.Sérieuxtoutàcoup,ilalancé:—C’estjustequejeneveuxpasquelesautress’intéressentàmesaffaires.Maviesentimentale
neregardequemoiet…jenesaispassituconnaislevocabulaireduvestiairedesgarçons?Ondit«c’esttellementgay»pourdirequec’estnul,ou«pashomo»pourdire«pasquestion».Cen’estpasdutoutl’ambiancedanslaquelletupeuxfairetoncoming-out!—C’esthorrible,ai-jecompati.Commejelecomprenais!Etcommej’étaistouchéequ’ilaitsentiqu’ilpouvaitseconfieràmoi.—Ecoute,jevaisdemanderàmatantemaisjesuisàpeuprèssûrequejepourraivenir.—C’estcool!L’air tout content, il m’a donné une adresse et son numéro de portable. Nous devions nous
retrouveràl’angledelaIIIeAvenueetdela91eRue.
***
EnrentrantavecAshleycesoir-là,jeluiaiannoncéquejesortaislelendemainavecCiscoetsescopains.J’avaisunpeupeurdelavexer:depuismonarrivée,nousnousretrouvionstouslesweek-ends pour voir un film ou jouer au billard. Si elle avait prévu quelque chose avec ses proprescopines, elle m’invitait toujours à les rejoindre et là, je ne pouvais pas lui rendre la pareille.D’ailleurs,quandellesavaientprévuquelquechosedeleurcôté,jeleslaissaisgénéralemententreelles.Jetrouvaissesamiestellementplusgaminesqu’elle!Monadorablecousineajusteeul’airtristeunefractiondeseconde,puiselles’estressaisie.—Cool!C’estbonpourtoidesortir,etFranciscon’estpasmaldutout.—Attends,non,cen’estpas…—Pourquoipas,ilestcraquant!Beaugosse,unebellecarruredesportifetenplus,ilestsuper
gentil.Lagentillesse,çacompte!—Jesuistoutàfaitd’accordavectoimaisonestamis,sansplus.Ashleyseficheraitdesavoirqu’ilpréféraitlesgarçons,maisjenepouvaispasmepermettrede
leluidire.L’infonem’appartenaitpas,etelleauraitputoutrévéler,sanspenseràmal.—Bref,tucroisquetanteChristineserad’accord?Jenem’attendaispasàsaréponse:uneénormecrisederire.Celadurasilongtempsquejefinis
parperdrepatience.—Maisquoi,explique!—Tuplaisantes?s’est-elleécriéeàtraversleslarmesquilaissaientdestraînéesiridescentesde
maquillagesursesjoues.TanteChristineserafolledejoiedetevoirsortiravecquelqu’und’autrequemoi.Tuterendscompte?Tuvascarrémenttecoucheraprès21heurespourunefois!Jet’enprie,Emma,tuviscommeunevieilledame!Bientôt,tut’inscrirasauxtournoisdebingo.—Bon,d’accord,j’aicompris…
—Encoreunpeuettutemettaisàchiperlessachetsdesucredanslesrestaurants…Trop contente de me taquiner, elle a continué sur le même registre jusqu’à la porte de
l’immeubledesesparents,surla62eRue.Ce soir-là, pendant que je débarrassais la table (ma tante avait commandé un repas indien à
emporter),jemesuisdécidéeàaborderlesujet.—TanteChristine?Ungarçondemaclassem’ainvitéedemainsoir…—Quelgarçon?Ellemeposalaquestiondistraitement,sanscesserdesonderlesprofondeursducocktailqu’elle
faisaittournerdanssonverre.Autrefois,mononcleGeorgeetellebuvaientchaquesoiruncocktailàlasantél’undel’autre;maintenantqu’elleétaitveuve,ellemaintenaitlatradition.Ellepréparaittoujoursdeuxverresetn’enbuvaitqu’unseul.—Cisco,répondis-je.JeveuxdireFranciscoFernandez.—Jeconnaislafamille,biensûr.D’ungestedistrait,ellelissasesbouclesbrunes.—Samèreestabsolumentcharmante.Sasœuret sacousinesontaussipasséespar laVincent
Academy.LejeuneFrancisco?Aucunproblème.Puisellem’aregardée,etdemandé:—Jesuiscenséetedireàquelleheuretudoisrentrer?—Euh…jenesaispas.Etpourcause.J’étaisencoresipetiteàlamortdemamère;onnefaitpaslatournéedesboîtes
denuitàquinzeans.AvecHenry,c’étaittoutl’unoutoutl’autre,soitilnemefixaitaucuncouvre-feu, soit j’avais ordre de rentrer à lamaison immédiatement après les cours. Si bien que je netenaisaucuncomptedesesinstructions.TanteChristineetmoi,nousnoussommedévisagées,puiselleadécidé:— Voilà ce qu’on va faire. Si l’un des autres te dit à quelle heure ils doivent rentrer, tu
répondras:«Mêmechosepourmoi.»—Merci,tanteChristine,ai-jedit,toutétonnée.Elleahaussélesépaulesetditgaiement:—Jusque-là,tun’asrienfaitpourperdremaconfiance!Jetelaisseraidel’argentsurlemeuble
del’entrée.Tut’achèterasunchemisieroucequetuvoudras.Jemesuisprécipitéepourl’embrasser.—Merci!Ellesentaitmerveilleusementbon.J’aireconnuBeautiful,deEstéeLauder.
***
Lelendemain,encoursdelatin, jefixaissiattentivement lesaiguillesdel’horlogequejen’aipas raté une seule étape de leur tour du cadran. 2:51. 2:52. 2:53. 2;52. Quoi ? 2:52 ? L’aiguille
reculait?Jemesuisfrottélesyeux.Non,letempsnes’étaitpasmisàpasseràrebours,plusquesixminutesetjepourraissortir.Ashleyetmoi,nousirionsm’acheterunchemisierneuf.Celatombaitvraimentbien, jen’avaispasgrand-choseàmemettre.Unefoismadécisionprisedevenircheztante Christine, j’avais faitmes bagages très vite et je n’étais jamais retournée chercher ce quej’avaislaisséàKeansburg.Jesupposaisqu’entre-temps,Henryavaitvendutoutesmesaffaires,etfourrétousmessouvenirsdansdessacs-poubelle.Detempsentemps,jecherchaisunchemisierouunsweatetjem’apercevaisquejel’avaisoubliéaulingesale,oudansmapenderie.Alacloche,j’aijaillidemonsiègepourmeprécipiterverslesous-soletmoncasier.Jedevais
metrouversurlaIIIeAvenueà20heuresprécises;sijerataislecoche,commejen’avaispasdeportable,lesautresnepourraientpasmejoindrepourmedireoùlesretrouver.J’avaiseuunportable,commetoutlemonde.Untrèsjoliportableviolet,chargéàblocdemes
sonneriespréférées,maisjel’avaisoubliéàKeansburg,luiaussi.Danssonchargeur,surlatabledenuit.Surlemoment,jel’avaisàpeineregretté.Depuisletempsqu’ilnesonnaitplus!Le shopping avec Ashley, c’était fun, même si elle fit tout pour me dissuader d’acheter le
chemisiernoirtoutsimplequejevoulais,avecdesmancheslonguesetundécolletécarré.Moi,jetrouvaisqu’ilseraitparfaitavecunjean.Jen’avaisencorejamaisvulesautresencivil,jeveuxdiresans leur uniforme, et ce serait la première fois qu’eux-mêmesmeverraient habillée autrement.C’étaitdélicatetjepréféraisnepasprendrederisques.—Oh!allez,celui-ciiraittellementbienavectesyeux!Elleeutbeaumesupplier,etmemettresousleneztoutessortesdecouleursvives,cefutlenoir.Nous sommes rentrées d’un pas tranquille, en admirant les vitrines des boutiques de luxe de
MadisonAvenue.Sanssavoirpourquoi,j’aipenséàBrendanenmedemandantcequ’ilfaisaitdesesvendredissoir.Ilavaitforcémentunepetiteamie…oumêmeplusieurs.Ashleydisaitqu’ilétaitDJàsesmomentsperdus;ilpasseraitprobablementlasoiréeàfairepulserunclubselectoùl’onn’entrait que sur invitation, tandis que des filles au look de mannequin se bousculaient poureffleurersamanche.Commejelescomprenais!Cette situationétait…détestable, jen’avais jamaiséprouvécela,pasmêmepourmonpremier
petitcopain,quandj’étaisfreshman.Jenefantasmaispassurlefaitdesortiraveclui,oudeglisserlesmainsdanssescheveuxendésordre(enfin,pasbeaucoup);j’étaisjusteavided’ensavoirplusàson sujet. Je voulais tout connaître de lui, ses groupes et ses filmspréférés, sa façondevoir lemonde.Savoirsisespenséesdérivaientquelquefoisversmoi,commelesmiennesdérivaientverslui. Il était présent enmoi en permanence. Si présent que je venais d’oublier pendant plusieursminutesl’existencedemapetitecousine.—Ilm’afaitunclind’œil.Jet’assure!gazouillait-elledesapetitevoixhautperchée.Mon subconscient avait dû suivre un peu mieux que moi : j’ai compris qu’elle parlait d’un
garçonplusâgéqu’ellevoyaitdeuxfoisparsemaineàl’étude.—EtsurFacebook,iln’arrêtepasdem’envoyerdesbaisers,cegenredetrucs.C’estridicule,
personnenefaitça!Ilesttellement…craquant.Letempsd’arrivercheztanteChristine,ellem’avaitdonnétouslesdétails…etl’hommedeses
rêvesn’étaitautrequeleGrandBlond,laTacheuniverselle,l’horribleAnthony.Asesyeux,ilétaitleplusgrandtriomphedel’humanitédepuisl’inventiondessoutiens-gorgepush-up.—Ash,jenevoudraispastefairedelapeine,maispasplustardqu’hier,il…
Commentluidirecelasansluidonnerl’impressionquejeluifaisaisdel’ombre?—…ilfaisaitduplatàunefilledemaclasse.Ilatrèsmalréagiquandellel’aenvoyépaître.
Hargneux.Pascool.—Oh!non,iln’estpasméchant,soupira-t-elle,rêveuse.Ellesortitdel’ascenseurentourbillonnantsurelle-même.Deplusenplusinquiète,j’insistai:—Jecroisquesi,justement.Pasnetentoutcas.Ashleyposasurmoiunregardgrave,presquefroid.—Ilmeplaît,d’accord?J’aiencoreledroit?EtpuisonseparlesurFacebook,cen’estpasla
findumonde!Jeconnaissaiscetonbuté,c’étaitdefamille.Mamanmel’avaitlégué,etAshleyl’avaithéritéde
sonpère,quiétaitlefrèredemamère.Tempêteenvue!Avecunsoupir,j’aiglissémaclédanslaserrure.J’allaisdevoirouvrirl’œiletpareràlacasse.—Jepensejustequetunedevraispas…Jen’aimêmepaseuletempsdeterminermaphrase.Avecundeceshurlementsdontelleavaitle
secret,Ashleys’estprécipitéeverslatabledelacuisine.—Enfin!Elles’étaitemparéed’unobjetposéàcôtédelasalièreWaterford.J’aipiailléàmontour:—Unportable?UnpetitPost-itétaitglissésouslasalière.
«J’aipenséqu’ilt’enfaudraitun.Lejeunehommedumagasinl’aprogrammépourmoi.N’appellepaslaChineetamuse-toibiencesoir.Baisers,tanteChristine»
—Elleestgéniale, je l’adore,ai-jemurmuréen retournant lepetitappareilbrillantentremesmains.—Ilétaittempsquetuaiesunportable!s’estexclaméeAshleyenfeuilletantlemoded’emploi.
Vite,appelle-moipourquej’aietonnuméro.Ettumeferasuntextocesoirpourmedires’ils’estpasséquelquechoseavecCisco.Pourlacentièmefois,j’aivoululuiexpliquerquejenesortaispasavecCisco.Sansm’écouter,
ellem’apousséeverslaportedemachambre.—Maisqu’est-cequetuattends,ilfauttepréparer!Ilm’afalluprèsdedeuxheures.J’aiterminéenlissantmescheveuxaufer.Çan’apasétéfacile,
maisj’aifiniparobtenirunrideauparfaitementhomogène.Restaitleproblèmedemafrangedixfois trop longue… qui avait tout de même un avantage puisque son poids aplatissait mon épirebelle.J’aitentéuneraiesurlecôtéenépinglantlescheveuxsurmatempe.Ashleymeregardaitfaireavecbeaucoupdeplaisir.Pasétonnantqu’ellecroiequejesortaisavec
Cisco:jemedonnaisbeaucoupdemal,exactementcommesic’étaitunrendez-vous.Allezsavoirpourquoi?Ilmesemblaitquejedevaisabsolumentêtrejoliecesoir.Sansdouteparcequej’avaisletrac,jevoulaisqu’onm’accepte,qu’onm’apprécie;jevoulaisfairepartiedelabande.
—Moinsdenoirauxyeux,adécrétéAshley.Assise par terre au pied de mon lit, mon maquillage éparpillé autour de moi, je travaillais
penchéeverslemiroirenpiedfixéàmaporte.Lementonsurmonépaule,Ashleyarepris:—Tudevraisoserunpeudecouleur,unvertouunrosevifpouravivertonregard.C’estton
meilleuratout.—Tuparles,ai-jegrognéenajoutantencoredunoiretenfrottantpourobtenirunlooksmoky.
Toutelafamillealesyeuxbleussaufmoi.Moi,jen’aiquedesyeuxmarronbienordinaires.—Non,ilssontbeaux,jet’assure.Sesyeuxcristallinsbrillantdejoie,elles’estjetéesurmonlitenlançantsesjambesenl’air.—Ilsnesontpasmarron,ilssontplusclairs.Pasnoisettenonplus,attends,jevaistrouverun
nompourcettecouleur.Vison!Oui,c’estça,ilssontcouleurvison.Elleriaitcommeunefolle.Jemesuismiseàrireaussiencriant:—C’esttoi,levison!Ellem’ajetéuncoussinàlatête,puissonregards’estposésurleréveil,àmonchevet,etelle
s’estredresséed’unedétente,affolée.—Maisdépêche-toi!Ilestdéjà7h20,iltefaudraaumoinstrente-cinqminutespourallerlà-bas
àpied.Pourtoutcequitouchaitautiming,jefaisaisentièrementconfianceàAshley,laNew-Yorkaise
detoujours.Moi,jenem’ensortaispas:commej’allaispartoutàpied,jecroyaistoujoursêtreàcinqminutesdel’endroitoùjedevaismerendre.Jemetrompais,bienentendu,etjepassaismontempsàcourir.C’étaittoutdemêmeuncomble:aumomentoùjevenaisenfindedécrochermonpré-permisdeconduire,jemeretrouvaisparachutéeàManhattan,oùpersonneneconduisait.TanteChristinen’avaitmêmepaslepermis.Jemesuisprécipitéesurleplacard,j’aisortimesbottesnoiresd’uncartonnonencoredéballé,
jelesaienfiléespar-dessusmonjeanetjemesuistournéeversmacousine.—Jesuiscomment?Ashleymedétaillaavecbeaucoupd’attention.—Retiretonpendentif.Ilgâchelalignedetondécolleté.Jemesuistournéeverslemiroir.Ellen’avaitpastort,maisjeneretiraisjamaismonpendentif.
C’étaituncadeaudemonfrère,etàpeuprèstoutcequimerestaitdelui.Enguisedecompromis,j’aicachélemédaillonsousmonchemisier;onnevoyaitplusquelefinechaîned’argent.—C’estmieux?—Beaucoupmieux.Nebougepas.Samainplongeaitdéjàdanssasacoche,enressortaitavecunpetitflacon.—Ah,non!ai-jehurléenreculant.Jemesouvenaisencoreduparfumsucrévomitifdontellem’avaitaspergéeladernièrefois.—C’estpaslemême,a-t-ellesoupiréenmetendantleflacon.Prudemment,j’aireniflé.D’accord,celui-ciétaitbeaucoupmieux.Ilsentaitmêmetrèsbon,une
fragrance légère, presque ensoleillée. Je hochai la tête, approbatrice, et la laissai actionner le
piston.—Maintenant,tusensbon,déclaraAshley,satisfaite.Parcequ’avant…ouh,là,là!Jecourusl’embrasseretprisunegranderespirationenlissantmonchemisierneuf.—Bon,jeferaisbiend’yaller.
5
Il faisait froid. Serrée dansmon blouson de cuir, je remontais la IIIe Avenue d’un pas vif enregrettantden’avoirpasprisuneécharpe.Oumêmeunmanteaubienchaud!Jeneconnaissaispasencorelescapricesdelamétéonew-yorkaise,oùonpeutbouillirunjouretgrelotterlelendemain.Enarrivantenvuedela91eRue,j’aisortimonportableneufpourvérifierl’heure.Huitminutes
de retard, autant dire que j’étais en avance et pourtant, le trottoir était désert.Me faisait-on unemauvaise blague ? Cisco était-il caché quelque part,mort de rire de voir la loseuse de serviceplantéelààattendredescopainsquineviendraientjamais?Etmoiquivenaisdepasseruneheuresurmescheveux!Jecroisbienquecefurentlesminuteslespluslonguesdemonexistence.—Hé,chica!Ouf!Franciscoarrivait,flanquédetroisamis.Rougedesoulagement,jebrandismonnouveau
portable.—Regarde!—Çayest,tuasdécouvertlatechnologie?Ilmepritl’appareildesmainsenriantetappelasonproprenuméropourlemettreàlamémoire.—JeteprésentemacousineSamantha,ajouta-t-ilaussitôt,etsonpetitcopainOmar.Ilssesont
échappésdeVinceAl’andernier.EtvoilàDerek,uncopain.Lui,ilestàSainte-Agnès,unlycéedegarçons.Désinvolte,ilmedésignaitsescompagnons,unefilleminuscule,unpeuplusplusâgéequenous,
etdeuxgarçons,unbrunetunblond.Quand je leurdis«salut»,monsouffle fitunpetitnuageblanc.—Nousattendonsencorequelqu’un,enchaînaCiscoenmedonnantunpetitcoupdecoudedans
lescôtes.Tiens,j’aipenséàtoi.Ilasortidesapocheunepetitecarteplastifiéeetmel’atendue,trèscontentdelui.—Unpermisdeconduire?— Plus exactement le permis de ma sœur, celle qui a l’âge de commander des boissons
alcoolisées. Tu as là son permis d’apprentissage, elle a eu le permis définitif depuis. Tu luiressemblesunpeualorscesoir,tuserasAngieMarieFernandez.J’avaisoubliédetedemandersituavaisunefaussecarted’identité.—Bon,d’accord,jesuisAngieMarie.Tiens,çatombebien,jesuistoujoursPoissons.Jesouriaisunpeujauneenétudiantlaphotodupermis.Angieétaitbruneaussimaisàpartcela,
nousnenousressemblionspasdutout.Levraiproblème,c’étaitquejepaniquaisunpeuàl’idéed’allerdansunbar.Préoccupéeparcespensées,jen’aipastoutdesuiteréaliséqueleretardataireétaitarrivé.Quandj’airepérélasilhouettequitraversaittranquillementlaruepournousrejoindre,mesyeuxsesontarrondiscommedesFrisbee.Parchance,personnenemeregardaitàcetinstantprécis,touslesregardsétaientbraquéssur…Je fus subitement trèscontented’avoir soignémon look.A laVincentAcademy,enuniforme,
Brendanétait le garçon leplus irrésistibledu lycée.Dans la rue et dans sespropres fringues, ildevenaitlegarçonleplusirrésistibledeManhattan.DetouslesEtats-Unis!Ilétaitabsolumentetradicalementmongenre,cequin’arrangeaitpasdutoutmesaffaires!IlportaitunT-shirtsombrepar-dessusunautreT-shirtgrisàmancheslongues,avecunbraceletdecuir;sonsweatnoirétaitjetésursonépaulecommes’ilfaisaituntempsnormald’automneetpasunfroidpolaire.Commetoujours,sescheveuxpartaientdanstouslessens:undésordreréel,paslelookregardez-ce-que-j’arrive-à-faire-avec-du-gel.Jevoulaisbienparierqu’ilnepossédaitpasunseulproduitendehorsde sonshampooing. Il a saluéCiscod’unedecesétreintesàunbrasqui semblentavoircoursàManhattanentrelescopainsvraimentproches.Desamisvraimentproches,CiscoetBrendan?Quand il s’est penché pour embrasser Samantha sur la joue, j’ai instantanément bouilli de
jalousie. (Bon, il la connaissait forcément du lycée puisqu’elle était encore à Vince A l’annéeprécédente.)Etenfin,sesyeuxvertssesontbraquéssurmoietj’aientendu,detrèsloin,lavoixdeCiscos’écrier:—Brendan!Est-cequetuasseulementrencontréEmma?Sansmequitterdesyeux,ilarépondu:—Pasofficiellement,non.—Salut…J’aivoululajouerdésinvolte,maismavoixs’estfêléeaumilieudumot.Sonregardétait très
grave,maisilsouriaitaussi,unpetitsourireauxlèvres.—Salut,Emma.Cisconousarassemblésetentraînésunpeuplusloin,versunpetitbarquinepayaitpasdemine
avecsonenseignedenéonrougeclignotante.Les«grands»sontpasséssansencombre;montourvenu,jemesuisplantéedevantlevideurenbrandissantmonfauxpermisdeconduire.Ilalevélesyeuxaucielenmefaisantsignedepasser.Jemesuisretrouvéedansunesallesombreetbruyante,pleinedelycéensquividaientdespichetsdebièrebonmarchéetdevieuxquijouaientauxcartesautourd’unebouteilledewhisky.LasonopassaitunvieuxtubedesGreenDay,lesolétaitcouvertdepeluresdecacahuètes;j’aiglissésurcetapismouvantetmanquém’affalerdevanttoutlemondeet mourir d’humiliation. Discrètement, j’ai gratté les coquilles collées à mon talon avant derejoindremongroupe,déjàalignélelongdubar.Ciscosaluaitungarçonbrun,craquantàsouhait,quidevaitêtresonamiGabe.—Merci,c’estsuperd’êtrevenus,disaitcedernieravecchaleur.Jevouspréviens,onn’estpas
géniauxmais tantqu’onne se faitpashuer, toutdevraitbien sepasser.C’est toi,Emma?Ciscoparlebeaucoupdetoi,maisenbien.Ilétaitabsolumentcharmantetsemblaitenproieàuntracmonstre.Jeluiaisourienripostant:—Cesontdesmensonges.Jel’aipayépourfairemacom’.Il a éclatéd’ungrand rire,mais son angoisse avite repris le dessus.Levisage soucieux, il a
répété:—J’espèreseulementquevousn’attendezpasdesmerveilles.Onn’estpasdesvraispros.L’accueildeGabem’avaitmiseàl’aise,maisquandjemesuistournéeverslebar,j’aivuquele
seultabouretlibreétaittoutaubout,justeàcôtédeBrendan.Pourgagnerdutemps,j’aidemandé:—Tujouesquoi,danslegroupe?
—Je suis batteur.Tu sais, ce groupe, c’est juste pour le fun, on est plutôtmauvais.Bon, j’aibesoindemedonnerducourage,c’estmatournée.Tequilapourtoutlemonde!Toutlemondeétaitpartant,biensûr.Danslebrouhahaapprobateur,personnen’aremarquémon
silence.Ce n’était pas que je ne buvais jamais ; j’avais avalémon quota de bière tiède dans lessoiréesdeKeansburg.Seulement,depuisl’accident,çanepassaitplus.Danslesfêtes,jetenaisunverreàlamain,histoiredemontrerquej’étaisencorefréquentable,maisjenelevidaispas.Etjen’étais jamais, au grand jamais, entrée dans un bar. Keansburg était un petit bourg, les barmenconnaissaienttouslesmineursparleurprénom.Ce barman-ci alignait déjà les shots, en les remplissant avec brio ; jeme suis perchée sur le
tabouretvideprèsdeBrendanavecunregardfurtifàlarondeet,commepersonnenemeregardait,j’aisaisimonverre,jetésoncontenupar-dessusmonépaule,etmordudanslarondelledecitroncomme le faisaient les autres. Discrètement, je me suis retournée pour voir si j’avais inondéquelquechose(ouquelqu’un);uneétoileliquidebrillaitsurleplâtreclairdumur.— Bon, je vais faire la balance. A tout à l’heure ! a lancé Gabe avec son fabuleux sourire.
Sérieusement,onestnuls,maisnepartezpasavantlafin!Dèsqu’ils’estéloigné,jemesuispenchéedevantBrendanetSamanthapourdemanderàCisco:—Ilssontvraimentnulsàcepointouc’estleprochainBlink-182?—Ilssontmauvais.Gabeestgénialmaislegroupe…—Tuexagères!protestaSamantha.Puis,commeCiscobraquaitsurelleunregardsévère,elleaconcédé:—Enfin,si,ilssontassezépouvantables,àpartGabe.Emma,prépare-toiàsaignerdesoreilles.Lesdoigtscrochus,elleaimitéungrincementd’onglessurletableaunoir;j’aifaitlagrimace
enriant.Prèsdemoi,Brendanappelaitlebarmandugesteenluitendantunecartedecréditnoire.—Laprochainetournéeestpourmoi.Le barman accepta la carte avec respect. Sans paraître remarquer sa réaction, Brendan
commanda:—Tequila,oucequ’ilsveulent.Puisilmejetaunregardpar-dessussonépaule.—Qu’est-cequetuprends?Toi, torse nu, ai-je pensé. C’était insupportable : dès qu’il m’adressait la parole, j’avais
l’impression quema tête explosait. Que venait-il deme demander ? Ah, oui, ce que je voulaisboire.—Oh!jenesaispas,unebière,n’importequoi.Mon petit air nonchalant n’était pas très réussi : mes mains trahissaient ma nervosité, elles
tiraillaientmonpendentif, lefaisaientcoulissersursachaîne.Gênée, je lefisdenouveauglissersousmonchemisier.—Qu’est-cequec’est?a-t-ildemandéenmontrantsapropregorge.—Oh!rien,justeunmédaillon.Sijeluidonnaisunevraieréponse,ilallaitm’interrogersurmonfrère,mafamille…Ilsavait
déjàque jementais,pasquestionqu’ildécouvrepourquoi !Quand il s’estpenchéversmoi, j’ai
sentisonshampooing,trèsfrais,unparfumdepluiedeprintemps.Ilm’aglissétoutbas:—Riennet’obligeàboire.Jemefiche…enfin,personnenetetrouverabizarre.M’avait-il vue jeterma tequila ? Il ne semblait pasme trouver nulle pour autant. Le barman
revenait justementavecunnouveauplateaudepetitsverres ;Brendanapris lemienet l’aplacédevantluienmurmurantavecunsourireencoin:—Ilnefautpasgâcherdubonalcool.Ouplutôtunetequilaassezmédiocre.Sansmequitterdesyeux,ilavidélepetitverred’untrait.Ehbien,jeboiraisunebièrecesoir,
histoire deme refaire une image.Cela servirait aumoins àme calmer les nerfs.D’un communaccord,nousavonspivotésurnostabouretspoursuivrelespréparatifssurlascène.Ledosappuyéaubar,j’aicherchéunmoyenderelancerlaconversation.—Donc,tuconnaisbienCisco?—Noussommesaulycéeensemble,a-t-ilrépondu,trèspince-sans-rire.AlaVincentAcademy.
Tuconnais?Ilmesouriait,àboutportant.J’aidûperdreunpeulatêtecarjemesuisécriée:—C’esttoi,laVincentAcademy!Ilaéclatéd’ungrandrire.—Qu’est-cequeçaveutdire,ça?—Jen’enaipaslamoindreidée!Est-cequejevenaisvraimentdesortircettevieilleblagueaubeauBrendan?Moiquivoulaisme
fairebienvoir!Sanscesserdesourire,ilm’ademandé:—LegroupedeGabe,c’esttongenredemusique?—Jenesaismêmepascequ’ilsjouent.Gaben’arrêtepasderépéterqu’ilssontmauvais,alors
jediraisquenon.Jesuiscommeça,jen’écoutequedelabonnemusique.Ilétaitpeut-êtretempsdemetaire?Avantdemegrillercomplètement?—Tun’étaispassiloinducompteenparlantdeBlink-182.D’ungestemachinal, il a repoussé ses cheveuxenarrière ; lesmèchesnoires sont retombées
dansunstylequ’unautrequeluiauraitpassétroisheuresàréaliser.Lesouffleunpeucourt, j’airépondu:—Danscecas,ilsvontpeut-êtremeplaire.J’adoreBlink.—Moiaussi.Tuconnaisleursvieuxtubes?—CommeDudeRanch,oudesmorceauxencoreplusanciens?Sesyeuxvertsontjetéunéclair.—Aha!Jevoisquenoussommesmusicologue?—Oh!non.Jeneconnaispastout,etjesuisincapabledejouerd’uninstrument,maisBuddha,
c’est l’un demesCD préférés. J’y reviens toujours et chaque fois, je craque pour une chansondifférenteetjelapasseenboucle.—C’estquoi,tapréférée,encemoment?—Carousel.
J’allaisendiredavantagequandjemesuisravisée.J’étaisentraindeluilivrerdesinformationstrèsintimes!Auboutdedixminutesdeconversation,jevenaisdeluiavouerqu’unechansonsurlasolitude et l’amour non payé de retour se trouvait en tête de ma playlist. Il allait me trouverpathétique.J’aiavaléunegorgéedebièreet,enleregardantdroitdanslesyeux,j’ailancéd’unevoixcalme
etferme:—Lalignedebasseestgénialemaislesparoles…Ilsemblasurlepointderépliquer,seravisaàsontouretlâcha:—Regarde,ilsvontcommencer.Lesmusiciensfaisaientleurentrée.Lechanteur-guitaristedugroupe,ungrandmaigreavecdes
bouclesmalteintesenrouge,ahurlédanslemicro:—IciBrokenEcho,vousvoulezdurock’nroll?La salle n’a guèremanifesté d’enthousiasme, les seules acclamations se sont élevées de notre
petitgroupe.Gabesemblaitassezgêné,etsesjouesontviréaurougepivoinequandl’autregarçons’estlancédansunriffdeguitareaffreusementfaux.Lefaisait-ilexprès,ouétait-cedel’humourauseconddegré?Non,levisagetragiquedupauvrebatteurdisaitassezqueleurpetitconcertvenaitdeprendreuntrèsmauvaisdépart.La suite n’a fait que confirmer cette première impression. Gabe avait un réel talent mais le
guitaristegâchait tout. Ilprenaitdesposesgrotesques, tirait la langue, faisait lescornesavecsesdoigtsàlamoindreoccasion.Lepremiermorceaun’étaitpasterminéqu’onavaitdéjàenviequ’ilsetaise.Aumilieudeladeuxièmechanson(untubecomplètementmassacrédeMyChemicalRomance),
Brendans’estpenchéversmoiens’accoudantaubar.Lesoufflecoupé,j’ailevélatêteverslui.Ilaarticuléàmonoreille:—Enchimietoutàl’heure,Ciscom’aditqueGabemeurtd’enviedecréersonpropregroupe
maisKenny—c’est leclownquinouscasse lesoreilles—comptesur luipourBrokenEchoetGabehésiteàlelaissertomber.Jemesuismiseàrire,parcequeleguitaristeressemblaitvraimentàunclownavecsescheveux
ridicules.Enmêmetemps,lesouffletièdedeBrendaneffleuraitmonoreilleetjefondaissurplace.Incapable d’articuler un pensée cohérente, jeme suis contentée de hocher la tête. Son bras étaittoujoursdansmondos,etjemetenaistouteraidesansoserm’appuyercontrelui.J’ai fini par trouver le courage deme laisser aller en arrière— un petit peu. Il a retiré son
bras…maisseulementpourseretourner le tempsdepasserunecommande.Sansunmot, ilm’atenduuneautrebière.Attendez,sepréoccupait-ildemoiaupointderemarquerquej’avaisterminélapremière?SachantquejenepourraispasmefaireentendredanslaclameurdeBrokenEcho,j’ai articulé «Merci » et bu la première gorgée.EtBrendan s’est de nouveau appuyé au bar enétirantsonbrasderrièremoi.J’ai risqué un regard vers lui, et manqué imploser en découvrant qu’il me regardait aussi.
Timidement,jeluiaisouri,ils’estencorerapproché,sonbrasétaitmaintenant,incontestablement,serré autour de mes épaules. Chers téléspectateurs, ma période de relâche des garçons estofficiellementterminée.
Deuxmorceauxplus tard,Brendan tapotait le rythmesurmonbraset j’avais l’impressionquemoncœurétait reliédirectementà la lignedebasse.Chaque foisqu’il sepenchaitpourmedirequelquechoseouriredemescommentaires,lalignedebassedansmoncœurviraitauhardcore.Lesets’estterminésurunsoloassourdissantdeKenny,laguitaremaudite.Recroquevilléesur
montabouret,j’aigrimacédedouleuretBrendanm’acouvertlesoreillesdesesmains.Leconcertenfin terminé, nous avons hurlé le nom deGabe, en plein délire— à la grande déconfiture deKenny.Puislesprojecteursdelapetitescènesesontéteints,lejuke-boxaredémarré;Brendanetmoi,nousnoussommestournésverslesautres.—Onfaitquoimaintenant?demandaSamanthaencriantpoursefaireentendre.Sionallaitau
Met?Jeveuxvoirquiestlàcesoir.Allez,viens,Omar,ceserabien.Sonpetitcopainafaitsemblantdes’étrangler.—Jen’ysuisjamaisalléquandj’étaisencoreàVinceA,jenevaispascommencermaintenant!— Moi, je veux bien, a lancé Cisco en regardant sa montre. J’ai le temps, Gabe doit tout
remballeretrapportersabatteriechezlui.Jeleretrouveraiplustard.Unpeuhésitante,j’aiosédemander:—C’estquoi,leMet?—Enfin,leMet,quoi!abeugléDereksurletondel’évidence.LeMetropolitanMuseumofArt.—C’estlàquevoustraînez?C’estouvertàuneheurepareille?L’écran de mon portable neuf affichait 22 h 30. Cisco a secoué la tête en me toisant avec
compassion.—On traîneà côté. Il y aunegrandeparoivitrée,onpeutvoir à l’intérieur, les sarcophages
égyptiens,lessculptures.C’estméga-cool.—D’accord,jesuispartante.AKeansburg,ontraînaitderrièrelegymnase;lesélèvesdeVinceApréféraientlevoisinagedes
œuvresd’artinestimables.Etleurpiècedefind’année,elleétaitréaliséeparMartinScorsese?Nous sommes sortis dans le froid, et Cisco s’est rangé à côté de moi en laissant les autres
prendreunpeud’avance.Devant,j’entendaisBrendaninterrogerSamanthasurColumbia,oùellefaisaitsesétudesdecommerce.Unventglacials’étaitlevé,j’aiserrémonblousondecuirautourdemoienm’efforçantdenepasgrelotterdefaçontropvoyante.—Alors,mademoiselleConnor,onsefaitdenouveauxamis?ademandéCiscoavecunlarge
sourire.Commesouventquandjenesuispastrèsàl’aise,j’aipréférépasseràl’attaque.—Etvous,monsieurFernandez?Commentsefait-ilquejen’aiejamaissuquevousétiezamis,
touslesdeux?—On est amis, oui, mais plutôt en dehors du lycée. AVince, il reste dans son coin, tu l’as
sûrement remarqué. On était ensemble dans tous les cours l’an dernier et il a été le premier àdécouvrirquejesuisgay.—C’estarrivécomment?Unenouvellerafaleatraversémonblouson.Autantchercheràseréchaufferavecunefeuillede
papier!
—Tun’espasavecmoienchimie,tuauraissuqu’onfaitéquipe.L’andernier,Brendanm’avuavecGabeauWarpedTour. Je luiaidemandédegarderçapour luiet il l’a fait. Iln’yapaseud’avantetaprèslagranderévélation,rienn’achangé.—Bravo.C’estunmecbien.—Jeconfirme.Et tusaisquoi? Ilm’aposépleindequestionssur toi.Jesuissûrques’ilest
venucesoir,c’estuniquementparcequetuseraislà.Jenesaispassituterendscomptequetueslaseulefilledulycéeàn’avoirpastentésachanceauprèsdelui?Desaisissement,j’aipiaillé:—Ilestvenupourmoi?Tumefaismarcher!Maispourquoitunem’aspasditqu’ilvenait?
Qu’est-cequ’iladitexactement?Trèssatisfaitdemaréaction,ils’estexclaméenriant:—Commentvoulais-tuquejeteprévienne?C’étaitjustecetaprès-midi,enchimie,ettun’avais
pasdeportable.Jeluiaiditquetusortaisavecnouscesoiretqu’iln’avaitqu’àvenirteposersesquestions en personne. Enfin, Emma, tu le couves des yeux, il fallait bien que je fasse quelquechose!Horrifiée,jemesuiscachélevisage…enregardantCiscoentremesdoigtsgelés.—Jesuistransparenteàcepoint?—Sincèrement,non.J’aijusteremarquéparcequejesuisàcôtédetoienanglais.Cen’estpas
commesituallaiscouperunemèchedesescheveuxpourluiconstruireunautel.Mortderire,lesmainsjointes,ils’estinclinéenpsalmodiantd’unevoixhautperchée:—Brendan,monhéros.Brendan,monrêve!Jet’aime,jeveuxportertesbébés!Nousauronsau
moinsdouzeenfantsetnousleshabilleronschezNatalia.Je lui ai lancé une grande claque sur le bras. Pas du tout démonté, il m’a demandé d’un air
entendu:—Alors,ças’estpassécomment?Vousaviezl’airtrèsdétendus,touslesdeux,auboutdubar.J’ai cherché comment formuler ceque j’avais ressenti.Tantque jene regardaispasBrendan,
j’avaislesentimentdediscuteravecunamidetoujours;dèsquejecroisaissesyeuxincroyables,ilmesemblaitévidentquenousn’avionsrienàfaireensemble.— Je me sens… très à l’aise avec lui. Et c’est bizarre parce que… enfin, regarde-le ! Il est
spectaculaire,etmoi…—Toi,entoutcas,tuleregardes.Toutletemps!Puisilacessédemetaquinerpoursouffler:—Gaffe!Ilarrive.Brendanrevenaitversnous;leventfaisaittourbillonnersescheveux.—JevousretrouveauMet.Jevaism’arrêterprendredel’eau,quelquesbières.Emma,tuveux
quelquechose?—Moi?Oh!unthéglacé,merci.J’avaisdéjàavalédeuxbières,c’étaitplusquemadose.Jenevoulaispasrentrerdéchiréechez
tanteChristine.
Brendanmetoisa;j’étaisplantéelà,toutefrissonnantedansmonblousontropléger.Ilretirasonsweatnoiretmeletendit.—Tiens.—Mais…tuaurasfroid,dis-je,médusée.—Non,çavapourmoi.Atoutdesuite.Lesmainsdanslespoches,ils’estéloignéàgrandesenjambéestranquillesversunpetitmagasin
encoreouvertaucoindelarue.Moi,j’aiviteenfilélesweatpar-dessusmonblouson.Mesmainsdisparaissaiententièrementdanslesmanches,etjemesuistoutdesuitesentiemieux.Nous avons traversé la Ve Avenue et nous sommes entrés dans Central Park. Une imposante
structureblanchesedressaitdevantnous : leMet.Nous l’avonscontournéengravissantun longtalusherbeux;ilyavaitdel’animationsurleflancdubâtiment,ungroupes’agitaitàl’oréed’unbosquetetjenetardaipasàreconnaîtrecertainesdessilhouettes.EnpremierlieucelledeJennquivintversnousen titubant, lesbrasgrandsouverts,unebouteillededeux litresdesodaaucitronvertàlamain.—Emma?Tueslà?Maistunesorsjamais!Ellearticulaitmal,ilyavaitdestachessursonpullblancaudécolletéplongeant.Ellememitsa
bouteillesouslenez;l’odeurdevodkaétaitsipuissantequ’ellemefittournerlatête.—Oh!Non,merci.Jen’avaispassumaîtrisermonmouvementderecul.Surprise,assezvexée,Jennretournavers
lesautres.Jeplissailesyeuxpouressayerdedistinguer,souslesarbres,d’autresvisages—Kristinétait là et…elleme souriait.Comme je ladévisageais,bouchebée, elle agita lamain, levisagerayonnant.Instinctivement,j’allaisluifairesigneàmontourquandj’airéaliséquesonregardétaitdirigé sur un point derrièremoi. Elle nem’avaitmême pas vue ; c’est uniquement quand celuiqu’elleaccueillaitavectantdechaleurs’estplacéprèsdemoiqu’elles’estaperçuedemaprésence.Etsonregardestdevenuglacial.Brendanajetéunbrasautourdemesépaules,l’autreautourdecellesdeCisco.Iltenaitàlamain
unepetitebouteillede théglacéqu’il tapotait contrema joue ; le contactduverre, assorti àunenouvellerafale,m’afaitfrissonner.—Merci!mesuis-jeécriéeensaisissantlabouteille.Jetedoiscombien?—Tuplaisantes?Il prit une bouteille d’eauminérale dans le sachet de plastique posé à ses pieds et la fit tinter
contremon théglacé.A l’intérieurdusac, jevisungrospackdebière.Lesyeuxdans lesyeux,Brendanmedit:—Alatienne.PuisildonnalesbièresàCisco,quis’éloignaenlevantlepouceavecunclind’œil.J’espéraide
toutmoncœurqueBrendann’avaitrienremarqué!J’aidemandé:—Pasdebièrepourtoi?—Pourtoinonplus.—Oui,jen’avaispasenvie…Qu’allait-ilpenserdemoi?Quandonadesdoutes,leplussûrestdeposerdesquestions.
—Maistoi,pourquoi…?—Pourrien,lâcha-t-ilenhaussantlesépaules.C’estjustequetuallaistesentirbizarresituétais
laseuleànepasboire.Quelchoc, etquec’était attendrissant ! Ilvenaitde réglermonplusgrosproblèmeen société
avecunesimplebouteilledePolandSpring.Intimidée,j’aimurmuré:—Merci…C’estvraimentgentilàtoi.—Pasdesouci.D’ungesteamical,ilarabattulacapuchedemonsweat.—Tuaspluschaudmaintenant?—Beaucoupplus!Lacapuchemetombaitsurlenez,jenevoyaisplusrien.Jel’airelevéeenriant,demesmains
entièrementenfouiesdanslesmanches,et,d’untondésinvolte,j’ailancé:—Alors,c’estquoi,cettesoiréedefilmsdeHalloween,lasemaineprochaine?En fait, je savais déjà tout sur la question : Austin avait tout organisé et ilm’en rebattait les
oreilles depuis des semaines. Je voulais surtout savoir si Brendan y serait ; dans ce cas, celavaudraitpeut-êtrelecoupdem’yrendre?Iln’eutpasletempsdemerépondre.Ilyavaituneagitationsubiteducôtédubosquet;Kristin
riaitcommeunefolle,lesyeuxbraquéssurBrendantandisqueAnthonyléchaitdanssoncouduselmouilléàlatequila.—Lebarestouvert!cria-t-elleentendantlabouteilleversnous,etenrépandantencoredusel
sursoncou…etmêmeunpeuplusbas.L’invitations’adressaitmanifestementàunepersonnebienprécise,etleregardpossessifqu’elle
posaitsurBrendanmemithorsdemoi.—Acinquantepasdesplusgrandesœuvresd’art de l’histoire, entouréed’une fouledegens,
notreKristinfaitunbodyshot.Jememordis la lèvre en redoutantdem’êtremontrée tropgarce.Amongrand soulagement,
Brendansecontentaderire.—Elleestnulle,lâcha-t-ilavecuneindifférenceparfaite.Dis-moi:oùallais-tutraîner,avant?
PrèsdelaClochedelaliberté?Ils’étaitdétournédeKristinpourmedévisageravecgravité.Prisedecourt,j’aibredouillé:—Non,c’estunmonumenthistorique,onnepeutpas…—Où,alors?Atonlycéemagiqueàl’angledelaruedesContesetdel’avenueFiction?Ilmescrutaitensouriant.Quedire?Ilsavaitpertinemmentquemonhistoireétaitaussifausse
qu’unerencontredecatch…Jecherchaiuneexplicationcrédible.—Tun’espasobligéedemelediretoutdesuite,lança-t-ilalors,maisjeseraiscontentquetu
m’expliquesunjour.—Pourquoiest-cequetuytienstant?D’accord,ilm’avaitsoutenuelepremierjour,etd’accord,ilsemontraitadorablecesoirmais,
entrelesdeux,ilyavaitcesdeuxsemainesoùilm’avaitignoréedelafaçonlaplusinsultante.Etmoi,toutàcoup,jedevaisluifairelerécitdemavie?—Pourquoinepasmeparlerdetoi?insista-t-il.Tunemefaispasconfiance?Quefaire,luidirelavérité?«Oui,justement,faireconfiancemeposeunénormeproblème?»
Jem’étaisdéjàbeaucouplivréeàluicesoir.Sanslesavoir,Ciscometirad’affaire:ilchoisitcemomentstratégiquepournousappelerenfaisantdegrandssignes.Quandnousl’avonsrejointprèsde la paroi de verre du Met, il se penchait sur Austin, effondré dans l’herbe et complètementcomateux.—Jecroisqu’onferaitbiendelemettredansuntaxi.Letableaum’impressionnaitunpeumaisCiscosouriait,donccelanedevaitpasêtretrèsgrave.
Toutdemême,iln’étaitpasbeauàvoir,notredéléguédeclasse,celuiquipassaitsesdéjeunersàtenter de me convaincre de rejoindre un club, n’importe quel club, y compris le SADD, ceprogrammed’éducationcontrelesdangersdel’alcool.Encoreàmidi!Saufquelà,ilétaitplutôtdanslerôledel’adosurl’affiche.—Jetedonneuncoupdemain,proposaBrendan.Sanseffortapparent,ilasoulevénotrepetitcamarade.Sagentillessem’asurprise:luietAustin
n’étaientpasprécisémentamis,jemesouvenaisencoredelafaçondontcedernieravaitparlédeluilepremierjour.—Maman?C’estl’heure?a-t-ilbredouillé.—Oui,monpote,c’estl’heured’allerencours,réponditCiscoavecunsourire.Atoutdesuite,
Emma.IlsnégociaientladescentedutalusquandJennreparut,complètementeuphorique,enagitantsa
bouteillequasivide.—Qu’est-cequevous…Attends,ilss’envont?Elleaavaléladernièrelampée,jetéunregardégaréautourd’elle.L’absenced’Austinasemblé
lafrapperenpleincœur,maiselleaviteretrouvélesourire.—Detoutefaçon,jelerevoisdemain.NousallonspatinerensembleauWollmanRink!Ellecroyait sansdoutechuchoter saconfidence ; en fait, elleétait si soûlequ’on l’entendaità
vingtmètresàlaronde.Ennuyéepourelle,jeluiaiprislebras.—C’estcoolquevousalliezpatiner.J’étaispersuadéequ’elleneparviendraitpasàsortirdesonlit.Accrochéeàmoi,elleanégocié
undemi-tourdifficileenproposant:—Viens,onvaalleravec…Ah,non,attendsuneminute.Mêmedans son état, elle avait noté le regardmeurtrier deKristin.Unpeuplus près de nous,
Anthonyétaitengrandediscussionavecungarçonbeaucouppluspetitque luiappeléFrank,quiétaitenmathavecmoi.Laconversationsemblaitvireràladispute.—Jecroisbienqu’AnthonyvatabasserFrank,m’aconfiéJennavectristesse.Ilsn’ontpasarrêté
deselancerdespiques.C’estdommage,Frankestcraquant.Inquiète,jecherchaiCiscoetBrendandesyeux.Jenevoulaispasresterseuleaveccesgens!Où
étaientmesamis?CarjepouvaiscompterBrendanparmimesamis,n’est-cepas?Ilétaittempsdepréparermasortie:j’aiprismontéléphone,regardél’heureetdemandéàJenn:—Tudoisêtrerentréeàquelleheure?Jennahaussélesépaulesetdévaléletalusàtouteallureenhurlant:—Cisco!Incapabledes’arrêteràtemps,elleafauchénotreamienpleinvoletilsontroulédansl’herbe,
enchevêtrés.Aumêmeinstant,Anthonyacriéquelquechosequejen’aipascompris,maislesondesavoixm’asuffi.Sansinstructionsconscientesdemapart,mespiedssesontmisàreculer,etladouleurs’estréveilléedansmabalafreaubras,pourtantcicatriséedepuislongtemps.Henryavaitlagifle facilequand il avaitbu ; faceà sesbrusquescolères, j’avaisdéveloppéun radar infailliblepour sentir quand les choses se gâtaient. J’ai dévalé le talus àmon tour pour aider Cisco à serelever.—TuvasbientôtpartirretrouverGabe?Ducoindel’œil,jesurveillaisl’évolutiondeladispute.Anthonycriaitdesinsultessouslenez
deFrank ;Kristin et sa bande s’étaient écartés pour leur laisser le champ libremais je l’ai vuesortirsonportablepourlesenregistrer.Ellericanait.—Oui,pourquoi?medemandaCisco.—J’aijuste…enviedemetirerd’iciavantqueçanetournevraimentmal,ai-jeavouéavecun
gesteverslebosquet.—Anthonyfaitdeshistoires?Celui-là,c’estunemanie.Jem’endoutais!Bon,c’étaitdécidé, iln’étaitpasquestionqu’ils’approched’Ashleyàmoins
d’unkilomètre.Quantàmoi,jedevaism’échapperd’iciauplusvite.Jemesuisretournéeversleslumièresdel’avenueendemandant:—OùestBrendan?—Nousn’avonspastrouvédetaxi,ilenaappeléunetilm’arenvoyéicipourm’assurerque
toutallaitbienpourtoi.Sonsourirem’afaitrougir.QuantàBrendan…j’enoubliaispresquemonenviedepartirauplus
vite.Quelgarçonadorable…Unvéritable rugissementm’aarrachéeàmonattendrissement.Levisagedéformépar la rage,
AnthonypoussaviolemmentFrankquipartitenarrière,heurtaunarbreetglissaàterre—poursereleveraussitôtetsejetersursonagresseurenlepoussantàsontourdetoutessesforces.IlauraitaussibienpupousserunmurcarAnthonyn’apasreculéd’unpouce.C’estlàqueleGrandBlondauxHumeursNoiresalancélepremiercoupdepoing.Frankluiarrivaitàl’oreille, ilétaitdeuxfoismoins large,mais il l’a frappéenpleinventre,de toutesapuissance,et lemalheureuxs’estpliéendeux,laboucheouvertesuruncrimuet.EtAnthonynes’estpascontentédesipeu:d’ungrandcoupderanger,ill’afaitbasculeràterreets’estjetésurluienluiassenantunnouveaucoupdepoing—enpleinefigure.Lesonécœurantduchocm’afaitreculerenréprimantuncri.Quefaire,quiappeler?Personnen’allaitdoncarrêterlemassacre?Si,justement,quelqu’unse
décidait à intervenir : une silhouette est passée en flèche devantmoi et s’est jetée droit dans lamêlée.Ilm’afalludeuxbonnessecondespourreconnaîtreBrendan.Vivement,ilatiréAnthonyenarrière ; puis, le tenant par le col (autant pour lemaîtriser que pour l’aider à tenir debout car
l’imbécileétaitivre),illuiacrié:—Arrête!C’estquoi,tonproblème?Ce fut un grand soulagement de voir Frank se redresser. Son nez était en sang, et jeme suis
demandécommentilallaitexpliquercecocardspectaculaire,aulycée.—Mêle-toidetesaffaires,grondaitAnthonyd’unevoixpâteuse.La poussée d’adrénaline de la bagarre semblait avoir usé toutes ses réserves. Il a réussi à se
dégager,maisilesttombébrutalementsurlederrièredansl’herbehumide.BrendanluiatournéledosetilestalléaiderFrankàserelever.—Çavaaller?Al’inversed’Anthony,labagarresemblaitavoirdessoûléFrank.Ilatâtésonnez,faittomberles
feuillesmortesdesonblouson,etjetéunregardnoiràAnthony.—Oui,dit-ild’unevoixbrève.Ontermineraçauneautrefois.Brendanm’a surprise, une fois deplus : cettemanifestationdemachisme l’amis hors de lui.
D’unevoixd’instituteurdematernelle,unjourparticulièrementéprouvant,ilaclamé:—Maisquelsgamins!C’estcomplètementstupide!Furieux,Franks’estéloignéàgrandspas,Anthonylesuivaitd’unregardhaineux;Brendanest
allésepencherversluiets’estmisàluichuchoteràl’oreille.Il luidisaitsansdoutesafaçondepensercarAnthonyl’aécoutéquelquesinstantsd’unairmorose,etluiasubitementjetéunebordéed’insultes.SurquoiilaenfinréussiàseremettresursespiedsetilestpartientitubantrejoindreKristinqui,pourlapremièrefois,avaitl’airinquiète.Voilà, c’était terminé. Je me suis aperçue que je tremblais. Je détestais la violence, et cette
révélationdelavéritablenatured’Anthonymemettaittrès,trèsmalàl’aise.Quelcontrasteaveclecharmeur qui plaisait tant àma petite cousine ! A bout, jeme suis tournée vers Cisco pour luiglisser:—Jerentre.Disaurevoiràtoutlemondepourmoi.—Toutlemonde,ouseulementlui?Sansmelaisserletempsderépondre,ilaajouté:—Levoilà,tupourrasleluidiretoi-même.J’ai suivi son regard : Brendan revenait vers nous d’un pas nettement plus rapide que sa
démarchenonchalantehabituelle.—Bon, fin de l’histoire.Anthony et Frank se sont disputés à l’entraînement, et ils sont assez
crétinspoursegarderrancune.AnthonyadituntrucsurlamèredeFrank;normal,venantdelui.Bref,ilnesepasserariendepluscesoir.Ilavaitrésumélasituationennousregardanttouràtour.Ils’esttuetsesyeuxémeraudesesont
braquéssurmoi.—Tut’envas?—Oui,jedoisrentrer,c’estl’heure.Cela m’ennuyait de lui mentir mais le moment semblait mal choisi pour me lancer dans de
grandesexplications.J’aiterminémonthéglacéd’untrait,enfrissonnant.Brendans’estcontentédehocherlatête.
—Jet’accompagnejusqu’autaxi.Noussommesretournésdanslarue.Ilnedisaitplusrien.SurletrottoirdelaVeAvenue,comme
ilcherchaituntaxidesyeux,j’aidit,pourdirequelquechose:—C’étaitgentilderaccompagnerAustin.Lecharmeétaitrompu,laconnivenceenvolée.Toutàcoup,jenesavaisplusquoiluidireetma
petite phrase était sortie avec une courtoisie assez distante. Sur le ton de l’évidence, il m’arépondu:—C’étaitlamoindredeschoses.C’esttonami,non?—Jesuppose.—Ilesttoujoursàcôtédetoiàlacafète.Attendez,onarrêtetoutuneseconde.SiBrendanavaitportéAustinjusqu’autaxi…c’étaitpour
moi? Il s’intéressaitsuffisammentàmoipour remarquerquis’asseyaitprèsdemoià table?Etsurtout…Croyait-il que je sortais avecAustin?Non, sûrementpas,mais avantque jenepuisseéclaircirlaquestion,ilm’ademandé,unpeubrusquement:—Anthonyt’afaitpeur?—Non.Unmensongeévident.J’aitentédesauverlaface.—Enfin,si,unpeu.Jenesupportepas…—Jenelelaisseraispastefairedemal.Il chuchotait presque. Abasourdie, je me suis tournée vers lui… et j’ai trouvé son visage à
quelquescentimètresdumien.Eblouie, j’aibasculédans lesprofondeursdeceregardstupéfiant.La lumière dorée du réverbère dansait dans ses prunelles ; j’avais vaguement conscience d’uncrépitement, le réverbère sifflait, s’éteignait par saccades. Puis l’ampoule a claqué, et dans lapénombre,leregarddeBrendanm’asembléencoreplusintense.Ils’estpenchéencoreplusprès;moi,j’aifaitcequejemouraisd’enviedefairedepuisledébutdelasoirée:j’ailevélesmainseteffleurésonT-shirt.Jefrissonnaisdenouveaumaiscen’étaitpasdefroidoud’angoisse.Ilallaitm’embrasser,cette
foisilallaitvraimentm’embrasser.Encontrepointdelapuanteursoufréeduréverbèregrillé,j’airetrouvélafragrancedesonshampooing…Puistouts’estarrêté.Sansraisonapparente,sansexplication,ils’estredresséenfaisantsigneà
untaxiquiremontaitlentementl’avenue.Affreusementgênée,jemesuisécartéedelui.—Je…merci,tiens,jeterends…Jemedébattaispourretirersonsweat.—Garde-le,ilfaitfroid.Il avait parlé d’un ton impersonnel. La voiture s’est arrêtée devant nous, il m’a ouvert la
portière,m’asouri.Puisilatournélestalonsetilestreparti.
6
J’ai dormi tard le samedimatin,mais j’étais tout demême épuisée au réveil. J’avais fait desrêvestroublants,d’uneclartéhallucinante.Desrêvesincompréhensibles,unkaléidoscoped’imagesdemoi,commesijetournaislespagesd’unalbumquiauraitenglobéplusieurssiècles.Jem’étaisvuedansunesuccessioninvraisemblabledecostumesdifférents,avecunseulélémentcommun:jeportaistoujoursmonpendentif.Le défilé s’était arrêté net sur un tableaudans lequel je portais une robe longue, d’une étoffe
assez fruste. Je soignais un rosier splendide qui grimpait à la façade de pierre d’un cottagepittoresque.Puisl’images’étaitanimée;toutàcoup,j’yétais, jesentaislepoidsdelarobeetleparfumdesroses.Sousmesdoigts, jepercevais la fraîcheur lissede la fleur rougeà laquelle jeretirais ses pétales fanés. Quand une épine a percéma paume, la douleur a été bien réelle. J’aisursauté,pressélapiqûre…etlavisionaviréaucauchemarcarlesangjaillissaitlittéralement,uneflaqueaffreuses’étendaitàmespieds.J’aisentiunechaleurbizarresurmapoitrine,baissélesyeuxetvuunetacheécarlates’élargirsurmarobe,imprégnerl’étofferude…Affolée, je palpais mon corps mais je ne trouvais pas la blessure ! Une voix familière
m’appelait;saisie,j’aifaitvolte-faceettrouvémonfrèreEthan,deboutparmilesroses.Iln’étaitpas commemoi en costumemédiéval, il portait ses vêtements habituels, jean, T-shirt et vieillesConverse.Tristement,ilm’adit:—Emma,çacommence.Gardetesdistances,nevapasverslui.Commesouslecoupd’unesecousseélectrique,jemesuisredresséedansmonlit.Jesentaisla
présence d’Ethan, toute proche, sa voix résonnait encore à mes oreilles, aussi réelle que lebourdonnementdelacirculationquatreétagesplusbas.Voilàdessemainesquejen’avaisplusrêvédelui.Quandcelam’arrivait,jecherchaistoujoursà
meraccrocheràmesrêves,pourprolongerunpeul’illusiondel’avoirprèsdemoi.J’airepoussécet effroyable cauchemarde toutesmes forces, sansparvenir àm’endéfaire.D’où sortaient cesimageshorribles?Est-cequejemesentaiscoupable,inconsciemment?Coupabled’avoirrefusédeparlerdemonfrèreàBrendan?Avecunénormesoupir,jemesuislaisséeretombersurl’oreillerenmefrottantlesyeux.Mes
bottesgisaientsurleflanc,unechaussetteémergeaitdemonjeanrouléenbouleaupieddulit…mais le sweat de Brendan était soigneusement plié sur le dossier demon siège de bureau. Desimagesde la soiréeme revenaient endésordre, entre lebonheuret l’angoisse.Mais…pourquoiavais-jelesmainstoutesnoires?Quelle horreur, j’avais oublié de me démaquiller en rentrant hier soir ! Bouleversée par le
presque baiser de Brendan, j’avais longuement écrit dansmon journal, puis j’étais tombée toutdroitsurmonoreiller.Vite,del’eau,quejereprennefigurehumaine!La vue de mon reflet m’arrêta net sur le seuil de la salle de bains. Avecmon épi fièrement
dressé,mescheveuxemmêlésetmesyeuxderagondin,jeressemblaisàunmannequingothique.Jemesuismiseàrirepuis,encreusantlesjoues,j’aitentéuneexpressiontourmentée.J’étaisdetropbonnehumeurcematin!Laradioétancherosede tanteChristineétaitsuspendueaurobinet, j’ai
trouvé un tube de Paramore et l’ai fredonné sous la douche. Puis, enroulée dansmon peignoirpréféré, mes cheveux mouillés tirés en arrière par une grande pince, j’ai ouvert la porte pourretournerdansmachambre…etjemesuistrouvéenezànezavecAshley.Sesyeuxétincelaientd’excitation;commeelleétaitdéjàsurlesnerfs,monapparitionsubitelui
aarrachéuncri.Desaisissement,j’aimanquéhurleraussiet,outrée,jemesuisaffaisséecontrelemontantdelaporte.—Qu’est-cequetu…Nemefaisplusjamaisunefrayeurpareille!—Excuse-moi!J’aioubliéquetuavaisunportablemaintenant,etquejepouvaisjustet’appeler.
Jenevoulaispastéléphonersurlefixe,j’avaispeurquetanteChristinenemefassesubirtoutuninterrogatoiresurCiscoettoi…—Ashley,pourladernièrefois,Ciscoetmoi,cen’estpas…—Bon,commetuvoudras.Detoutefaçon,jevoulaist’apprendrelabonnenouvellefaceàface.Unvéritablepetittsunamideparoles,riennepouvaitl’arrêterouladétournerdesonidéefixe.
Fatiguée d’avance, je suis retournée dansma chambre et ellem’a accompagnée en sautillant, saqueue-de-chevalrougeperchéetrèshautsursatête,commeungénie.Matantesavouraitsoncafédumatindanslacuisine;j’aiglisséàAshleydem’attendreunesecondeetj’aicourul’embrasserenm’écriant:—Mercipourmonportable!Ellem’arendumonétreinteavectendresse,enreprenantaussitôtsonattitudehabituelle,cordiale
maisunpeuraide.— Tu ne pouvais tout de même pas être la seule lycéenne des Etats-Unis à n’avoir pas de
téléphoneportable.Bien.Jesuiscontentequ’il t’aitplu.Vavitevoircequeveut tacousine,cettepetiteestincroyablementobstinéequandelleauneidéeentête.Elleriait.J’aifiléretrouverAshleyquis’estécriée,commes’iln’yavaiteuaucuneinterruption:—Bon,jeveuxtoutsavoirdetasoiréemaisd’abord…tunedevinerasjamais,jesuisfolle:tute
souviensdecequejet’aiditàproposd’Anthony?Jen’euspasletempsdeprotesterqu’elleenchaînait:—Ilm’aencorecontactéesurFacebook!Ilveutmonnuméro!Elleserraitsonportabledanssapetitemain,pourêtreprêteàrépondredèslapremièreseconde
delapremièresonnerie.Enrassemblanttoutmoncourage,j’aientreprisdedémolirsonjolirêve.—Ash,jedoistedirequelquechose.Commentluiprésentercela?Depuislepremierjour,ellemesoutenaitàcentpourcent,etmoije
m’apprêtaisàrasersonchâteauenEspagne.Avectouteladouceurpossible,j’aidécritlascèneàlaquelle j’avais assisté laveille au soir.Ellem’aécoutée jusqu’aubout, abasourdie.Enguisedeconclusion,j’aimurmuré:—Cen’estpasquelqu’undebien.Amonavis,tunedevraismêmeplusluiadresserlaparole.—Cen’estpaspossible,déclara-t-elle.TudoispenseràunautreAnthony.—Iln’yenapasdouzeàVinceA.TuvoisunautreAnthonyquisoitblond,unjunior,etquijoue
aubasket?—C’estpeut-êtreFrankquiacommencé,a-t-ellesuggéré,pleined’espoir.
—Non,clairementpas.Etmêmes’ill’avaitinsulté,c’estAnthonyquiacognélepremier.Ash,jesuisabsolumentdésoléemaistunedoispasluifaireconfiance.Cequejeredoutaisarriva:jel’aivuereleverlementond’unairdedéfi.—Etmoi,jecroisquetuexagères.Bon,tuasbienassistéàunedispute,maistuentirestropde
conclusions.Çasecomprend,avec…enfin,avectoutcequit’estarrivé.J’aisérieusementenvisagécetteéventualité.L’effetHenrycolorait-ilmaréaction?Anthonyétait
ungarçonarrogant,quiavaitlecoupdepoingfacile,maisméritait-ilvraimentd’êtrerangédanslamêmecatégoriequ’unalcooliquequinesecontrôlaitplusdèsqu’ilavaitunverredanslenez?Quimecollaitdesclaquesquandjeluitenaistête?Avecprudence,j’aiconcédé:—Jevoiscequetuveuxdiremaistoi,tudoiscomprendrequej’aiunecertaineexpériencedes
gensviolents.Amonavis,avecAnthony,tudoisfairetrès,trèsattention.—Bon,onparled’autrechose?Elleboudait, touteeuphorieenvolée,sabellesurprisegâchée.C’étaithorrible,desonpointde
vue.Elleavaitcruqu’illuiarrivaituneaventureextraordinaire,qu’ungarçonirrésistible,unestarde l’équipe de basket et l’un des êtres les plus cool de Vince A, l’avait remarquée, elle, une«petite»,unefreshman—etilavaitfalluquemoi,jeviennetoutficheenl’air.—Allez,soupira-t-elle,parle-moidetasoirée.Elleselaissatombersurmonsiègedebureau,samaincaressamachinalementmonordinateur
portable (encore un cadeau de tante Christine) ; je voyais bien qu’elle avait une envie folle deretourner sur Facebook voir si un nouveau message l’attendait. Dans un effort visible pours’intéresseràmesamours,ellealancé:—Ettoi,avecCisco?—Jenesaispassurqueltonjedoisteledire,noussommesjusteamis.Maiscesweatderrière
toi…appartientàBrendanSalinger!L’infoainstantanémentbalayésamauvaisehumeur.—Quoi?J’aifaitouidelatête,enmemordantlalèvrepourmodérerunpeumonsourire.Electrisée,elle
asautésursespieds,prislesweatavecbeaucoupderespectetl’aplaquécontreelle.Illuitombaitplusbasquelesgenoux.—C’estunehoussepoursonscooter?Ilestgéant!—Pasvraiment,c’esttoiquin’esqu’unecrevette.J’aiéclatéderire,ellem’ajetélesweatàlatête.Puis,lesyeuxronds,elles’estpenchéeversmoi
enarticulant:—Maintenant,tumeracontestout!
***
Leresteduweek-endm’afaitl’effetd’unocéanàtraverser,d’undésertàpertedevue.ToutmonêtresetendaitverslemomentoùjeretourneraisaulycéeetreverraisBrendan.J’aipasséleplus
clairdemonsamediàm’avancerdansmontravailscolaire,j’aimêmerenduundevoird’histoire(par mail) une bonne semaine avant la date prévue. Décidément, les lacunes de ma vie privéeallaientm’assurerdesnotesexcellentes.GrâceàtanteChristine,jen’aipaseuàmechercherd’autresdistractions.Mesdevoirsterminés,
jemesuisaventuréedanslacuisineet je l’ai trouvéeàtable,plongéedansunepiledemenusdeplatsàemporter,lemartinidel’oncleGeorgeàlamain.Lesamedi,ellebuvaitlesdeuxcocktails.—Tu as besoin d’une coupe, a-t-elle observé en levant les yeux versmoi. Tu commences à
ressembleràlafilledanscefilmquetum’asobligéeàregarder.Jesuisrestéeperplexeuninstant,puismesyeuxsesontélargisd’horreur.—Tuneveuxpasdire…TheRing?Incrédule, j’ai palpémes cheveux.D’accord, ils étaient un peu longs et fourchusmais…à ce
point?—Oui,c’estcela.TuressemblesàlafilledansTheRing.Paslablonde,cellequiestmouillée.Je
refusedetelaissertepromenerpluslongtempscommesituallaisramperhorsdemontéléviseur.Passe-moiletéléphone,jevaisvoirsiMelissapeutteprendredemainaprès-midi.Illuiarrivedevoirdesclientesledimanche,c’estunefaveurspéciale,maisvulemondequejeluienvoiedepuisdesannées,jepensequ’elletrouveraunpetitmomentpourtoi.J’aidécidéd’attribuersesréférencescinématographiquesauxmartinis,etdejubilerenpensant
que,quandjereverraisBrendan,j’auraisunenouvellecoiffure!TanteChristineavaitbeaucoupdegoût, j’étais sûre que son amie coiffeuse aurait la classe. Et ce rendez-vous occuperait encorequelquesheuresdemonweek-end.Lelundimatin,enarrivantaulycée,j’aisuspendusolennellementlesweatdeBrendandansmon
casier.Ilgardaitencoreunetracedesonodeur,mêléeaucharmantparfumdontm’avaitaspergéema cousine. J’ai posé la main sur la manche avec un soupir… et je l’ai laissée retomber enpouffant.Monattitudeétaitvraimentduplushautcomique, jenevoulaismêmepassavoirquelletêtejefaisais,plantéelàdevantmoncasiermoisidegremlin!—Monprécieuuuux…,ai-jesiffléd’unevoixétranglée,àlamanièredeGollum.Detoutelamatinée,j’aiétéincapabledemeconcentrerplusdedeuxminutesd’affilée.Encours
demath,jefaisaismachinalementcourirmonstylosurlesanneauxdemoncahieràspirale(sansmême chercher à suivre ce que racontait M. Agneta) quand Jenn s’est retournée d’un bond enplaquantbrusquement samainsur lamienne.Comme je ladévisageais, stupéfaite,elleaarticuléd’unevoixrauque:—Trop.De.Bruit!Elleavaitlesyeuxrouges,leteintcireux.Inquiète,j’aichuchoté:—Çava,toi?—Lanuitaétélongue.Elleafaitlagrimaceetajoutétoutbas:—Jet’aivueceweek-end,non?—Oui,Jenn,vendredisoirauMet.—Ah?Jenemesouviensderien.
Troublée,elles’estretournéefaceautableau…uninstantplustard,ellepivotaitdenouveauversmoi.—Attends,est-cequej’aifaitdesbêtises?—Jenesuispasrestéetrèslongtemps…Avoirsonexpression,cen’étaitpascequ’elleespéraitentendre.J’aifaitunenouvelletentative:—Enfin,pendantque j’étais là, tuétais trèsbien.Enfin, assezbien.Tu t’amusaismais sans te
ridiculiser.Touslesautresétaientplusoumoinssoûls.—Bon,j’aimemieuxça.Jedétestequandjenemesouviensderien.Elles’estreplongéedanssonexercice.Quelquesminutesplustard,ellem’ajetéencoreuncoup
d’œilpar-dessussonépaule.—Hé,tacoupe!Elleestsuper.—Oui,ilyaquelquechosequevoussouhaitezpartageraveclerestedelaclasse?ademandé
M.Agnetadesavoixlaplusacide.Ilnoustoisaitentapotantsacraiecontreletableau.—Non,m’sieur,avons-nousréponduenchœur.—Ehbien,puisquevousavezterminévotretravail,mademoiselleConnor,vouspourriezpeut-
êtrenousrésoudrecetteéquation?J’aicontempléunfouillisdexetyetlancéavecespoir:—Euh…pi?Je ne sais pas pourquoi il a semblé si en colère. Clairement, il valait mieux remettre notre
discussionàplustard.Enfin,lecoursd’anglais!Toutefrémissanted’anticipation,jemesuisglisséeàmaplace.Cisco
m’afaitunaccueilchaleureuxmais j’aivuqueJennétaitdevenueverdâtre.Ducoup, j’aieuuneillumination:voilàpourquoiellerestaitsisouventtêtebasse,sansparleràpersonne!Lagueuledebois.Detrèsfréquentesgueulesdebois!—Dites, j’ai vraimentbesoindeprendre l’air, a-t-ellemurmuré en se frottant les tempes.On
sortdéjeuner?Jen’aipaseuletempsdeluirépondre:Brendanarrivait,décontractécommetoujours,cheveux
auvent,chemisependante,cravatedéfaite.J’airessentilefrissonhabituel,puissancedix;dansununivers où je ne maîtrisais presque rien, je tenais enfin une certitude : il me plaisait vraimentbeaucoup.Lemotn’étaitmêmepasassezfortpourdécrireceque j’éprouvais.Cebesoinardent,cette…fringale,beaucoupplusintensequel’intérêtqu’onporteordinairementàungarçon.Tiens, finalement, je n’avais pas su, pour la Nuit du film d’épouvante. Brendan y serait-il,
pourrions-nousyallerensemble?EtlebaldeThanksgiving…Mon pied tapotait nerveusement le plancher, jemourais d’impatience de lui parler, et lui qui
s’approchaittranquillement,sanssepresser.Jemesuisredressée,prêteàluidirebonjour;sansunregard pourmoi, il s’est laissé tomber sur son siège en étendant ses longues jambes devant luicommes’ilseprélassaitsurlecanapédesonsalon.J’ai ravalémonbonjour.Autourdemoi,plusieurspersonnesavaientcapté l’événement.Cisco
s’est contenté de hausser les épaules, mais j’ai noté le regard satisfait de Kristin. De rage, j’ai
ouvertmoncahiersibrusquementqu’unepages’estdéchirée.L’heurequi suivit futunevéritable torture. J’auraisdonnén’importequoi, jemeseraismême
proposéepournettoyer lemétrodeNewYorkavecunebrosseàdents,pourpouvoiréchapperàcettesalledecours.JemesuissurpriseàfixerlanuquedeBrendan,commesijepouvaispercerson cerveau pour y trouver la raison de son comportement. Chaque fois qu’il fourrageaitdistraitementdanssescheveux,chaque foisqu’il sepenchait enavantou tripotait lepetit anneaud’orqu’ilportaitàl’oreille,jeréprimaisuneenviefurieusedeluijetermonstyloàlatête.A lacloche, il s’estpenchépour ramassersasacoche.Sans l’avoirdécidé, jemesuispenchée
aussipourluiglisser:—Brendan?Cette voix hésitante… je neme reconnaissais plus, j’avais honte demoi. Il s’est figé, à demi
tournéversmoimaissansmeregarder,etjemesuisentendueluisouffler,dumêmetonpiteux:—J’aitonsweatdansmoncasier.Jel’auraisapportéencoursmaisiln’entraitpasdansmonsac.
Alorsjel’ailaissédansmoncasier.Alors,bon,dis-moicequetuveuxquejefasse,parceque…Plaintive,insupportable…Faites-moitaire,quelqu’un!Ilapivotéencoreunpeuversmoimais
sesyeuxvertssemblaientàpeinemevoir.— Ah, oui, j’avais oublié. Mon casier est ouvert, tu n’as qu’à l’y laisser. Enfin, si tu as un
moment.C’estlenuméro445.Merci.Surcesmots,ilahissésasacochesursonépauleetils’enestallésansseretourner.«Ah,oui, j’avais oublié» ! Jeme suis sentievirer au rougepivoine.Enpassant devantmoi,
Kristinselivraitàuneimitationmerveilleusementspirituelle:—Parceque,enfin,ilestdansmoncasieret,commeilestdansmoncasier,jemedemandais…AmandaetKendall,sesesclaves, lasuivaientengloussant.Mortedehonte, jeleurai tournéle
dos.Ciscom’alancéunpetitsouriretristetandisqueJenn,abasourdie,medemandait:—Pourquoiest-cequetuassonsweat?Jel’aivuvendredi,moi?Tropcontentedechangerdesujet,j’ailancé:—Disdonc,tunet’espasremisedetasoirée,ouquoi?Tuaspourtanteutoutleweek-endpour
ça.—Biensûr,répliqua-t-elle,vexée,maisjesuissortiepourunbrunchavecmasœurdimanche,et
onafiniparfairelatournéedespubs.Nosfauxpapierssonttropgéniaux.—Austinétaitlà?Commeellesemblaitperplexe,j’aiprécisé:—Tum’asditquetufaisaisdupatinavecluiceweek-end.—Voilàpourquoiilm’alaissécemessagebizarre!Samainpétrissaitvaguementsonventre;avecunsoupird’angoisse,elles’estécriée:—Ilfautquejesorted’ici!Ons’enva?Je ne demandais pas mieux. L’option la plus détestable à cet instant précis aurait été de me
retrouverenferméeàlacafétériaaveclui.Jem’envoulaistroppourmastupidité.Direquej’avaisréellement cru qu’il se passait quelque chose entre nous, quelque chose de tout à fait
extraordinaire!Commeledisaitsibienmacousine,jetiraistropdeconclusions.Jemeracontaisdeshistoires,parcequej’avaistropfaimdenormalité,tropbesoindemesentiracceptée.Jeme fis tout ce raisonnement sur le chemin duMcDo, préconisé par Cisco comme remède
souveraincontrelagueuledebois.Dèsnotrearrivée,Jenns’estprécipitéeauxtoilettes;aussitôt,Ciscos’estpenchéversmoi.—Dites-moi,mademoiselleConnor,pensez-vousqu’ilaitsaisiquesonsweatse trouvaitdans
votrecasier?Sesyeuxbrillaientd’humour.Vexée,j’aifroissémaserviettedepapieretlaluiailancéeàlatête.
Ill’aesquivéesanslamoindredifficultéavantdedemanderenriant:—Sérieusement,qu’est-cequit’apris?— Je ne sais pas !me suis-je lamentée enme prenant la tête à deuxmains. Je suismorte de
honte!J’aivoululuidirebonjour,ilafaitcommesijen’existaispasetj’aiperdulespédales.Quelcrétin!—Oui,ilauraitpusemontrerunpeupluschaleureux.Vousaviezl’airdebienvousentendre,
vendredisoir.—Mais oui ! Il a faillim’embrasser.Enfin, je ne sais plus, jeme suis probablement fait des
idées.— Je suis pourtant sûr que tu lui plais. Il ne sort jamais avec personne du lycée, il participe
seulementauxsoiréesoù il fait leDJ, je resteconvaincuque tuétaissonuniqueraisondevenirvendredisoir.Ecoute,ilapeut-êtreunproblèmequin’arienàvoiravectoi.ToutelagentillessedeCisconesuffitpasàmeconsoler.Querépondre?Jemesuiscontentéede
hausserlesépaulesendéchiquetantmesfrites.LesimplefaitdeparlerdeBrendanmedonnaitmalàlatête.J’aisoupiré:—Onferaitbiend’allerchercherJenn.C’estbientôtl’heurederetourneraulycée.Lapauvreavaitpassépresque toute l’heuredurepasdans les toilettes.Enretournantencours,
j’aidécidédetournerlapage.L’attitudedeBrendanétaitgrossière,inacceptable.Jenevoulaistoutsimplement plus penser à lui. J’ai fait en sorte d’arriver en cours de latin au dernier moment,histoired’échapperauxquestionsd’Ashley,etdèslafinducours,jemesuisprécipitéeversmondonjonpourchercherlefichusweatetl’apporteraufichucasierdeBrendantoutenhautdufichuquatrièmeétage.Toutenouvrantmoncadenas,jemarmottaistoutbastoutcequej’auraisaiméluijeterauvisage;sonsweatsemblaitmetoiserd’unairmoqueur.Combledel’ironie,onavaitglissépar lafentedemoncasierunflyerpour laNuitdufilmd’épouvanteMoiquiavais tantrêvéd’yalleraveclui!Méthodiquement,j’aifroissélepetitpapierorange,j’aisaisilesweatd’ungesteméprisantetje
suis montée au quatrième étage. Le cadenas de Brendan pendait, ouvert, à l’anneau de la portemétallique ; j’ai ouvert cette porte si brutalement qu’elle a rebondi sur le casier voisin et s’estreferméeaussitôt.Ilyadesjourscommecela.Avecplusdeménagement,j’aiouvertunesecondefois et accroché le sweat.Un instant, j’ai euenviede laisserunpetitmot incendiaire,pourqu’ilsache bien ce que je pensais de son attitude. Jeme suis ravisée en décidant quemon attitude aumoins serait irréprochable. Jeme suis donc contentée de griffonner «Merci. Emma. » sur unefeuilledecarnetquej’aiposéesurl’étagère.Voilà.GameOver.Avecunregardfurtifàlarondepourm’assurerquepersonnenemevoyait,
j’ai fait un inventaire rapide des photos collées dans le casier.Brendan avecungarçon inconnudevantunetabledemixage,deuxphotosdegroupedansCentralPark,aucunedeluiseulavecunefille.Celameconsolaitunpeu.Et toutau fond…j’ai sentimesyeuxs’élargirdémesurémentendécouvrantunpetitcroquis.Unblason.—Paspossible!C’était sorti tout seul. Instinctivement, j’ai détachémon pendentif pourmieux le comparer au
dessin,maisj’étaisdéjàsûredurésultat.Ilsétaientidentiques.J’avais cherché plusieurs fois à découvrir à quoi correspondait ce motif, mais les sites
spécialisés ne m’avaient rien appris. « Je ne sais pas du tout ce qu’il représente, Coccinelle »,m’avaitditEthan,monfrèrejumeau,enmel’offrant.«Maisilestbeau,non?»Oui,ilétaitbeau.Etj’avaisleslarmesauxyeuxrienqu’enpensantàcepetitnomde«Coccinelle»,lesobriquetdenos onze ans, quand nous nous étions tous deux retrouvés couverts de boutons de varicelle. Ilm’avaittraitéedeFacedeCoccinelle,jel’avaisbaptiséTache;celaavaitunpeuévoluéparlasuite.Quelquessemainesseulementavantsamort,Ethanétaitalléàunvide-grenierpourchercherdesjeuxvidéovintage,etilétaitrevenuaveccependentif.—Ilteressemble.J’espèrequ’ilteporterachance,Coccinelle.Cependentifavaitbeaucoupcomptépourmoi;jecroyaisposséderunobjetunique,uniquement
connudemoietd’Ethan,monfrère,monhéros.CetimbéciledeBrendanvenaitdetoutgâcher.Ilavaitprobablementcopiécedessindansunebandedessinée,ousuruntagaucentrecommercialleplusproche.Les larmesme piquaient les yeux. J’ai claqué la porte du casier de Brendan et je suis partie
commeuneflèche.Loindececasier,celycée,loindetoutcequimefaisaitpenseràlui.
7
Ilferaitbientôttropfroidpourcourirdansleparc,maisjetenaisàm’offrirunedernièresortieavantderaccrochermesbasketspourl’hiver.Jevoulaismeviderlatête.Le vent piquait mes joues, mouillées par les larmes. Je courais de toute ma vitesse dans les
feuillesmortes,etmespenséesressemblaientàunerondeinfernale,unebouclesansfin.Alorsenfindecompte,j’avaistoutimaginé?Maispourtant,pourtant,jesentaisencorelebras
deBrendansurmesépaulesquandnousétionsassiscôteàcôteaubar,j’entendaisencoresavoixmedire qu’il ne laisserait personneme faire dumal.Et cette connivence si simple entre nous !Quandils’étaitpenchéversmoiaumomentdenousquitter…Danslesromans,onparledeliredesémotionsdanslesyeuxdel’autre;j’avaistoujourstrouvé
cetteidéeinvraisemblablemais,surlemoment,j’étaissûred’avoirluuneémotionréelledanslesyeuxémeraudedeBrendan.Pourquoiétait-ilvenuversmoisic’étaitpourmetournerledosdèslelendemain ? Je n’y comprenais rien, je savais seulement que je me sentais affreusement seulemaintenant que le lien était brisé. Plus seule encore que pendant mes dernières semaines àKeansburg.Lanuittombaittrèstôtàcetteépoquedel’année;auboutd’unepetiteheure,jedusprendrele
cheminduretour.Enmedirigeantverslasortiedela86eRue,j’airalentisubitementenréalisantquej’allaispasser toutprèsduMet.Etquandj’aivulebâtimentblancsi imposant, j’aisenti toutmonchagrin,toutemaragem’étoufferdenouveau.Cefutinsupportable.Jen’avaisrienpurgé.Ilmefallaitcourirencore.Jesuisdoncrepartiede
plus belle. Ce paroxysme d’émotion aurait au moins un avantage : à ce rythme, je réussiraisprobablementàrentrerchezmatanteàl’heurepourledîner!J’aifiléverslapromenadequilongel’EastRiver,maisdèsquej’aivubrillerl’eaunoiredufleuve,j’aisentilafatiguecroulersurmoi.Enquelquesfoulées,jemesuisretrouvéeautrot,puisàl’arrêt.Aboutdeforces,j’aiposélepiedsurlesocled’unlampadairepourrenouermeslacets.Etlesténèbressesontabattuessurmoi.—Qu’est-ceque…Jemesuisredresséed’unbondenlevantlatête.Lelampadaireétaitd’unnoirdesuie,comme
s’ilvenaitd’imploser.ExactementcommeceluideBethesdaFountain,unesemaineauparavant!Etmaintenantque j’ypensais,unautre réverbèreavaitgrillévendredisoir,aumomentoùBrendanm’appelait un taxi. Il devenait urgent que la ville de NewYork change de prestataire pour sonéclairagepublic!Remisedemasurprise,j’aiterminédenouermonlacet,retirélecasquedemoniPod,etrangé
soigneusement l’appareil au fonddemapoche en écoutant le vent frapper les vaguesdu fleuve.Puisjemesuisremiseenmarcheenguettantd’éventuelsbruitsdepas.Lanuitétaittombée,j’étaisseuleetmatantem’avaitrépétéunbonmilliondefoisquejenedevaisjamaismelaisserapprocherpar des inconnus. La promenade s’étirait devant moi, déserte sous l’éclairage jaune cru desréverbères;mesbasketsécrasaientsansbruitlesfeuillesmouilléesdel’allée.Untelsilence,celadevaitêtreunedenréerareàManhattan!Jemefaisaiscetteréflexionquand
j’aiprisconscienced’unson,unesortedecrépitementmêléàunchuintementbizarre.Lebruita
viteaugmentéd’intensité,puisuneexplosionétoufféem’a fait sursauter, siviolemmentquemespiedsontquitté le sol. Jen’avaispas réaliséàquelpointmesnerfsétaient tendus ! Jenevoyaistoujours rien ni personne mais une odeur amère, presque soufrée, agressait mes narines.Lentement, j’ai levé les yeux. Un autre réverbère venait de claquer. Cela devenait réellement…étrange.Sans réfléchir, j’ai reprismacourse,mais lechuintementbizarremepoursuivait.Unnouveau
claquementm’a stoppéenet, aussi brusquement que si je venais d’emboutir unmur.Une terreursans nom et sans logique s’emparait de moi ; de très loin, comme s’il s’agissait d’une autrepersonne,jem’aperçusquejetremblais.Etmaintenant,quatrelampadaireséteintsmenarguaientdeleursglobesternesetnoircis.Derrièremoi,lapromenades’enfonçaitdansunenuitnoire,malgrélerefletdeslumièresduQueensdel’autrecôtédufleuve.Prudemment,commesijemarchaissurunecorderaide,jememisàreculer.Le crépitement-chuintement-sifflement reprit… derrière moi. Je me retournai d’un élan : le
réverbèresuivant,celuisouslequeljedevaispasserpourrentrerchezmoi,s’étaitmisàfumer.Ilémettait un ronronnement rauque, guttural, avec une épaisse fumée noire, comme s’il brûlait del’intérieur.Lesifflementgrimpaverslesaigus;instinctivement,jem’accroupisenmecouvrantlatête de mes bras, à l’instant où le globe de verre dépoli explosait littéralement. Un bouquet deflammes, une pluie d’éclats de verre et de filaments ; un instant plus tard, le halo surma rétines’évanouit,etlesbraisess’éteignirentensifflantdansletapisdefeuilleshumides.Jen’entendaisplusrienqu’unsanglotetunsouffle…monsouffle.Sansl’avoirdécidé, jeme
relevai et partis commeune fusée.Ma poitrineme brûlait, les sonsme poursuivaient en sautantd’un lampadaire à l’autre, des sons invraisemblables, tout droit sortis d’un cauchemar.Craquements, chuintements, grondements, sifflements… j’étais cernée, des griffes invisiblescherchaient àme saisir ; je courais le long de l’East River comme si j’avais un démon àmestrousses, et chaque lampadaire explosait surmon passage. J’étais commeune rafale de vent quisouffleunerangéedebougies.J’atteignis l’extrémité de la promenade et débouchai dans la rue commeune comète.Dansun
coup deKlaxon strident, un taxi pila juste devantmoi. A cet instant, je préférais nettement êtrerenverséeparunevoitureplutôtquerattrapéeparlesténèbres!Mes paumes claquèrent sur le capot jaune du taxi. Un bref instant, je croisai le regard du
chauffeur ;envoyantmonvisage, ileutunmouvementderecul.Aboutdeforces,hoquetanteetsanssouffle,j’achevaidetraverser,mejetaidanslaruelatéraleetm’adossaiàlapierrefroidedubâtimentd’angle.Ilmefallutdelonguessecondespourtrouverlecouragenécessaire,maisjefinispartendrele
coupourrevoirlapromenadesinistrelelongdufleuve,letunnelnoiretfumantquiavaitfailliserefermersurmoi.Cequejevismefitencorepluspeur,sic’étaitpossible,quetoutcequim’étaitarrivé jusque-là :avecunensembleparfait, tous les lampadairesse rallumèrent,et jenevisplusrienqueletableauparfaitementbanaldelapittoresquepromenadedel’EastRiverbynight.
***
Eh bien, j’avais trouvé de quoi détournermes pensées de Brendan ! Le lendemain, en coursd’anglais, c’est à peine si j’ai remarqué sa présence (enfin, tout demême un peu). Et bien sûr,j’étais parfaitement incapable de travailler. Au déjeuner, j’ai menti à Cisco et Jenn qui medemandaientpourquoijenedisaisrien.—Jenemesenspasbien.JecroisquejecouvelerhumedeM.Emerson.Mavoixn’étaitpasenrouée,jen’avaispaslagoutteaunez,maisilsn’ontpasrelevé.Moi,jene
pensaisqu’àlasoiréequejecomptaispassersurGoogle.Laveille,enrentrant,j’étaisdansuntelétatdenerfsquejen’avaisrienpufairemaiscesoir,j’étaisdéterminéeàtrouveruneexplication,àtordrelecouàcetteénigme.Leslampadairesn’étaientpeut-êtrepasauxnormes,ouilyavaitdesretardsdanslamaintenance?Amoinsquejenesoisentraindeperdrelatête;danscecas,lelienquej’avaiscrudécelerentreBrendanetmoiétaitlepremiersymptôme.J’arrivailapremièreencoursdechimie;j’avaishâtederetrouverAngelique.Quandelleentraà
son tour, au lieu de répondre à mon sourire, elle s’arrêta net avec une expression horrifiée.SupposantqueKristinpréparaitunmauvaiscoup,jemesuisviteretournéemaispourunefois,lapestenes’occupaitpasdenous.Etleregardd’Angeliqueétaitbraquésurmoi.J’aivusamainse refermersur l’undesespendentifs,elleamurmuréquelquesmots,et s’est
glisséeàsaplaceprèsdemoiavecprudence.Troublée,j’ailâchéunpetit«salut»désinvolte.Sansrépondre,elleaarrachéunepagedesoncahieretgriffonné«Appelle-moicesoir».Puisellearetirél’unedesesbagues,unanneaud’argentgravédesymboles,etmel’atendueavecunetellegravitéquejemesuishâtéedelapasseràmondoigt.
***
Jen’aiputéléphoneràAngeliquequevers17heures.Ashleyétaitmontéeavecmoi;toujoursenmodetoquade,elletenaitabsolumentàmedétaillerseséchangesdemailsavecAnthony,sansmefaire grâce d’un seul mot tendre et sans tenir compte de mes protestations. Elle voulait que jeviennedînerchezelle,maisleprétextedurhumemetiradenouveaud’affaire.Enfinseule,jem’assissurmonlitpourappelerAngelique,quidécrochaàlapremièresonnerie.—Angelique?C’estEmma.—Jesais,oui.Impressionnée,jem’écriai:—C’estdingue,tuestélépathe,enplus?—Non,tonnoms’estaffiché.Jememordislalèvre,contrariéed’avoirétésinaïve.—Alors,reprit-elleaussitôt,quet’est-ilarrivé?—Comment?Jen’étaispasencoreprêteà jouercartessur table,maisà l’autreboutdufil,onneplaisantait
plus!—Quandjesuisentréeencourstoutàl’heure,c’étaitcommes’ilyavaituntrounoiràtaplace.
Oucommesitoi,tuétaisdanslenoir.Unhorrible frissonm’a traversé lecœur.Renonçantà jouerauplus fin, je luiai racontémes
démêlésaveclesréverbères,etmonsentimentd’avoirdéclenchélesexplosions.—Danscecas,j’aibienfaitdetedonnermabague.Tulaportes?—Oui.—Surtout,nelaretirepas,elleteprotégera.Enfin,disonsquec’estuneprécaution.Tuasvules
ampoulesexploserau-dessusdetatêtemais,àmonavis,tun’étaispasréellementendanger.—Ilyavaittoutdemêmeleséclatsdeverre!Etaussi…—Cen’estpassûr.Lesglobesn’ontpeut-êtrepasréellementéclaté.Elles’interrompitunbrefinstant,pensive.—Commentt’expliquer…Amonavis,c’estcommesilemondedesespritstedisait«Jenet’ai
mêmepastouchée»enagitantlesdoigtssoustonnez,commeleferaitunsalemôme.Enbeaucouppluseffrayant,biensûr.—Tupeuxm’expliquerpourquoilemondedesespritschercheraitàmefaireenrager?Sansm’écouter,elleaenchaîné:— Techniquement, les esprits ne sont pas plus actifs à l’approche de Halloween mais nous
pensonsdavantageàeux,cequileurdonneuneplusgrandeinfluencesurnotremonde.—Maisjenecroispasauxfantômes!—Situcroisqueçachangequelquechose!Ah?Bon.Elleprécisa:—Etpuis,cenesontpasforcémentdesfantômes.Ilexistetoutessortesd’énergies,d’espritset
deforcesquepersonnenecomprendréellement.Tun’aspasvandaliséunlieusacré?— Moi ? Nous sommes àManhattan, Angelique ! Le lieu le plus sacré, c’est le magasin
Bergdorf.Lepirequejepuissefaireseraitdeporterdublancaprèsle31août!—Oulevernisàonglesquiétait in l’annéedernière !Mais jenecomprendspaspourquoi le
mondedesespritstemontredudoigtdecettefaçon.—Moi?ai-jepiaillé,horrifiée.Maispourquoi?—C’est ceque jeviensdedire.Bon, il pourrait y avoir une foulede raisons, tu espeut-être
médium,ouonchercheàtemettreengarde…—Je préfèremapropre explication : les services techniques de la ville ont laissé l’éclairage
publicsedégrader.Aprèstout,cen’estpaslapremièrefoisquejevoisdeslampadairess’éteindreau-dessusdematête.Unsilencesubitàl’autreboutdufil!Puislavoixd’Angelique,basseettroublée:—Qu’est-cequetuviensdedire?Unpeuagacéepartantdedrame,j’airépondu:—Quecen’estpaslapremièrefois!Depuislarentrée,celam’arrivetoutletempsettoujours
delamêmefaçon:lesampoulesclaquentetilyauneodeurdesoufre.—L’odeur de soufre indique généralement une influence négative. A première vue, je dirais
qu’ils’agitd’unavertissement,etquec’estassezgrave.L’êtrequi tentede t’avertirestobligéde
générerbeaucoupd’effetsspéciauxpourattirertonattentionparceque,manifestement,turefusesdel’entendre.Jem’accrochaiàmahoussedecouette.—Çanemeplaîtpasdutout,cequetudis…—Pasdepanique, je feraiunsortdeprotectionpour toivendredi.Lepluspuissantpossible ;
aprèstout,c’estleweek-enddeHalloween.Sicetespritestmaléfique,lesortteprotégera;s’ilnel’estpas,s’ilcherchejusteàtemettreengarde…Enfin,ilmesemblequetudevraistenircomptede son message. Apporte-moi un objet personnel et, surtout, dis-moi tout de suite s’il y a dunouveau.C’estvraimentpassionnant,cequit’arrive!—Jem’enpasseraisbien!Jen’aiaucuneenviedemeretrouverpossédée,oucoincéedansla
quatrièmedimension.—Nesoispasridicule,a-t-ellerépliqué,agacée.Commesilaphrase«lemondedesespritstemontredudoigt»étaitmoinsridicule!—Ecoute,voilàmoninterprétation:jecroisqu’unesprit,ouuneforce,tented’entrerencontact
avec toi. A première vue, il ne semble pas très bénéfique, mais dis-toi bien que les espritss’expriment souvent de façon assez théâtrale, et rien ne prouve que celui-ci a de mauvaisesintentions.Celadit,faistoutdemêmeattentionàtoi.Portelabague.Ellesetutquelquesinstantsetajouta,avecbeaucoupmoinsd’assurance:— Je suis surprise que tu ne croies pas aux fantômes, ou à l’occulte et la spiritualité. Je
supposais…—Non,jet’assure.Pourquoias-tucruça?—Ehbien,déjà,tonpendentif…—Uncadeaudemonfrère.C’estjusteunmotifcommeunautre.Maiscedessin,danslecasierdeBrendan?—Commeunautre?murmuraAngelique.Maispasdutout!Ilaunsensbienparticulier.Jel’ai
déjàcroisédansplusieurslivres.Jesuispasséesurlestextesqu’ilillustrait,parcequejesuiscontrelessortilègesd’amour,maisjecroisbienl’avoirvudansundeslivresdecoursdemamère.Elleest professeur d’étudesmédiévales à Fordham.Et il figure aussi sur des sitesWeb.Des sites demagienoire,situveuxtoutsavoir.Elles’interrompitpourprendreunegrandeinspiration,etassenaavecbeaucoupdeconviction:—Tonpendentifn’estpasanodin,mêmesinousnesavonspasencorecequ’ilsignifie.—Ecoute,situasdeslivresquienparlent,j’aimeraisbienlesemprunter.Cecollier…j’ytiens
beaucoup,j’aimeraisconnaîtresonhistoire.—Biensûr,jevaisvoircequejepeuxt’apporter.Ilyaeuunnouveausilence,puisellearepris,avecunpeudegêne:— Pour ce qu’on disait tout à l’heure… Tu as été si gentille avecmoi, j’ai cru que tu étais
branchéesurl’occulte.Sensibiliséeauxpréjugésactuelscontrelessorcières.—C’esttoiquiasétégentilleavecmoi.Aufond,jenemepréoccupaispasdetescroyances…
jusqu’àcequ’ellesviennentmerendreservice!
Elles’estmiseàrire.Nousavonsencorediscutélongtemps.Aumomentdenousquitter,ellem’arappelédeluiapporterunobjetquimesoittrèspersonnel…etrecommandédefairemonfootingsuruntapisroulant.Cefutunsoulagementdeconstater, lesjourssuivants,qu’aucunvoldesauterellesnes’abattait
surmoisurlechemindulycée.Pasuneseulepluiedegrenouilles.Quandjetournaislerobinetdestoilettesdesfilles,ilnecoulaitquedel’eau.C’étaitmêmeréconfortant,dansunsens,queBrendancontinueàm’ignorer:s’ilavaitchangédecomportement,jemeseraisditquelemondedesespritsjouaitavecmesnerfs.Dès le lendemain, en cours de chimie, j’ai donné à Angelique la clé de la maison où nous
vivionsavecmamanetEthan,avant l’arrivéedeHenry.Je l’avaisaccrochéeàun rubanvioletetellemeservaitdemarque-pagepourmonjournalintime.Unpeuinquiète,j’aidemandé:—J’ytiensbeaucoup.Lesortnevapasl’abîmer?—Pasdutout.L’idéalseraitdenousservirdetonpendentifmaisnousferonsaveclaclé.Sinous
avonsbesoindesortirlagrosseartillerie,nouspourronstoujoursreveniraumédaillon.Surquoiellem’arrachaplusieurscheveux.Jedusplaquer lamainsurmabouchepournepas
crier.—Désolée,souffla-t-elle,contrite.J’auraisdûteprévenir.C’estjustequetoutçaestsiexcitant!—Jepouvaislesarrachermoi-même,ai-jeronchonnéenmefrottantlatête.Tout en se confondant en excuses, elle a glissé mes cheveux dans une enveloppe qu’elle a
referméeavecsoin,enmejurantqu’àminuitlelendemain,jeseraistotalementprotégée.Outoutau moins que je ne risquerais plus de voir exploser des lampadaires sur mon passage. J’avaistoujours un peu de mal à admettre ses théories mais c’était bon de sentir qu’elle se penchaitsérieusementsurmesdifficultés.EnrentrantavecAshleycesoir-là,jeluiaitoutraconté.Ilmesemblaitqu’elleapprécieraitmes
démêlésaveclesurnaturel.Entoutcas,moi,j’aiappréciésaréaction!—C’est flippant ! J’ai déjà vu un réverbère s’éteindre aumoment où je passais,mais jamais
touteunerangée.Ilsétaientpeut-êtresurlemêmeréseauetilyaeuuncourt-circuit?Sonexplicationmeplaisaitdécidémentbeaucoup.Nousdiscutionsdescomplexitésdescircuits
électriques,sujetauquelnousneconnaissionsstrictementrien,quandj’airemarquésesmainsquisepressaientl’unecontrel’autre,commeellelefaisaittoujoursquandquelquechosel’angoissait.—Ashley,qu’est-cequisepasse?—Tuvastemettreencolère.—Maisnon!Jesuispeut-êtreentraindeperdrelatêtemaisjeteprometsquejenememettrai
pasencolère.Dis-moitout.—Bon…Etcelajaillit,dansuntorrentexubérant:—JevoisAnthonycesoir!Jet’avaisditquenousdiscutionssurFacebookmaisilestaussivenu
meparlerauCDI.Ilm’aproposéunesortie!Jenevoulaispasteledireparcequetuledétestes,maisilestsupergentil,jet’assure,ettellementcraquant!Tunem’enveuxpas?Elle s’interrompit,mais seulementparcequ’elle était àboutde souffle.Avec toute ladouceur
dontj’étaiscapable,j’aiprotesté:—Ashley,jel’aidéjàvusemontrerodieux,plusd’unefois.Cen’estpasungarçonbien,ilne
méritepasquetut’intéressesàlui.—Oh!jeluiaiparlédelabagarreàCentralPark,etilm’aexpliquéqueFrankavaitinsultésa
mère.Elletriomphait.—S’ildéfendaitsamère,c’étaitO.K.desebattre,non?—Cen’estpascequ’onm’adit.Etmêmesic’étaitlecas,iln’avaitpasàdémolirFrankcomme
ill’afait.—Emma,jesuisheureuse!Tunepeuxpasêtreheureusepourmoi?Ellemeregardaitdesonairleplusattendrissant.Biendécidéeànepascéder,j’aiinsisté:—Jeneluifaispasconfiance.Jevoudraisjustequeturéfléchissesunpeu.— J’ai réfléchi. Ilme plaît. Je vais sortir avec lui ce soir alors tu peux être contente et je te
raconteraitout,oupas.Ennuyée (est-ce que je venais d’aggraver la situation en braquant ma petite cousine ?), j’ai
demandésansm’engager:—OncleDanettanteJesssontaucourant?Ilesttoutdemêmebienplusâgéquetoi.—Deuxansseulement,Em’!J’aiditauxparentsquejesortaisavecdesamis.Cen’estpasfaux:
jevaischezlui,ilfaitunefêtepourHalloweenaprèslasoiréedesfilmsd’épouvante.Ilyaurapleind’autresjuniorsdetaclasse,siçasetrouve,tuyserasaussi!—Jenesuispasinvitée,ai-jegrogné.Ellearougienmurmurantunmotd’excuse.—Cen’estpasunproblème,jet’assure,ai-jesoupiré.Une idée venait deme pincer le cœur. Brendan serait peut-être là, ce soir, chezAnthony ? Il
s’amuseraitpeut-êtreavec tousnoscamaradespendantquemoi, je resterais à lamaisoncommeuneloseuse?Jemesentaisdenouveauisoléeaupossible,lasoiréeavecCiscoetlesautresauraitpu se dérouler dans une autre vie. C’était étrange : la froideur de Brendan me faisait mal,physiquement,commedesmilliersdepetitesaiguillestransperçantmapoitrine.Cefutuneffortdem’arracheràmessombrespenséespourmeconcentrersurleprésent.—Tuessûrequeçaira?IlsedonnedesairsdedonJuan…—Emma!aprotestéAshleyenlevantlesyeuxauciel.Jesuisdéjàalléeàdesfêtes!Ilnevarien
sepasser!—C’estcequ’ondittoujours…
***
Aminuitpassé,tanteChristinecouchée,jemesuisinstalléedanslesalondanssongrandfauteuilfleuri.Angeliquem’avait téléphoné pourme prévenir que son sortilège était en place, et que je
sentirais peut-être unemodification demon énergie. J’étais de plus en plus convaincue que lesfichus réverbères tombaient tout simplement en panne, mais curieusement, j’ai ressenti un netsoulagementquandellem’aordonnédegardersabague.Seuleàminuit,entêteàtêteavecGoogle.Quellesoiréefabuleusejepassais.Surtoutquandjela
comparaisàvendredidernier!Ilyavaitseulementunesemaine,j’étaisaveclui,nousparlions,ilme faisait rire… D’accord, tout le monde ne pouvait pas se vanter comme moi d’avoir uneauthentiquesorcièreoccupéeàtisserdessortilègespourleweek-enddeHalloween—maiscelaneremplaçaittoutdemêmepas…QuefaisaitAshley?Jejetaisdesregardsdeplusenplusfréquentsàmonportable,quej’avais
poséàportéedemain.Jeluiavaisdemandédemetéléphonerquandelleseraitàlafête,pourmerassurer;elleauraitdéjàdûm’appeler.Anthonyétaitunebrute, j’enavais lacertitude.Unebruteetuncrétin.C’étaitsafautesi j’étais
rentrée tôt la semaine précédente, en abrégeant ce qui resterait apparemmentmonunique soiréeavecBrendan.JetravaillaissansconvictionàundevoirsurleSonged’unenuitd’étédeShakespeare.La télé
étaitallumée ; tanteChristineavaitdescentainesdechaîneset…bon, je l’avoue, je regardaisunmatch.DepuisquejeconnaissaisBrendan,jem’intéressaissubitementaubasket.Lamentable.Je tapais lentement une citation du premier acte (il était question des tourments de l’amour)
quandonfrappauncoup légerà laporte.Saisie, jesursautai, lesmainsensuspensau-dessusduclavier.Auneheurepareille?C’étaitforcémentuneerreur.Puislescoupssesontmisàpleuvoirsurlebattanttandisqu’unepetitevoixappelaitmonnom.—Emma?J’entendslatélé…tueslà?Unepetitevoixquisemblaitauborddeslarmes.J’ailancémonordinateursurlecanapéetjeme
suis précipitée pour ouvrir. Ma cousine se tenait sur le seuil, les bras ballants, les lèvrestremblantesetdegrosseslarmesrondessurlesjoues.Atterrée,jel’aiattrapéeauxépaules.—Qu’est-cequisepasse?Tuvasbien?Ellenerépondaitpas,nem’expliquaitrien.Deplusenplusaffolée,jel’aientraînéedanslesalon
et installéesur lecanapé;assise là, toutedroite,elleaéclatéensanglotssiviolentsqu’elles’estmiseà tousser.J’ai filé luichercherunverred’eau, jesuisrevenuem’asseoirprèsd’elle.Enfin,enfin,elleaprononcésespremièresparoles.—Jemesenssibête!—Maisdis-moicequis’estpassé!Pourtouteréponse,jen’aieuqu’unnouveauflotdelarmes.Folled’inquiétude,j’aicrié:—Ashley,disquelquechose!Jedeviensdingueànepassavoir.Qu’est-cequ’ont’afait?—Je…jesuisalléechezAnthony…Ellesemordaitleslèvrespourmaîtrisersavoix.—J’aicruquej’étais…enavanceparcequ’iln’yavaitpasdemusique,jen’entendaispersonne.
Ildevaityavoirunefêtemaisquandilaouvertlaporte,ilétaittoutseul.Ilm’aregardéedelatêteauxpieds,ettiréeàl’intérieurparlebras.Quandj’aidemandéoùétaientlesautres,ils’estmisàrireetilm’adonnéunverredevodka-orange.Unpeud’orangeeténormémentdevodka.
Elleravalaunnouveausanglot.Moi,j’attendaislasuite,surdescharbonsardents.—J’aiessayédefairelaconversation,genre,«àquandleprochainmatchdebasket?»ettous
lestrucsdontonparlaitsurFacebook.C’esttoutjustes’ilmerépondait.Ilestvenus’asseoirprèsdemoietjeluiaiencoredemandéoùétaientlesautres.Savoixs’estbrisée.JeluiaitendulaboîtedemouchoirsenpapierdetanteChristine;elleena
prisundistraitementetl’agardéàlamain,commesiellenesavaitpasquoienfaire.—Chezlui,c’estimmense,tusais?Etiln’yavaitvraimentpersonned’autrequenousdeux.Il
s’estmisàmecaresserlecou,jeluiaidemandéd’arrêter…J’aidûfaireuneffortpournepaséleverlavoix.—Etensuite?—Ilm’adit:«Netefaispasplusbêtequetun’es.Tusaistrèsbienquelafête,c’esttoi.»Ellecrachacettephraseavecunegrimacededégoût.—C’esttropnul,non?Etils’estmisàrireenmecaressantlacuisse.Jel’airepoussé,jeluiai
ditdemelaisser,maisiln’arrêtaitpasderépéter:«Allez,jesaisquetueschaude»,et«Tusaisquejepeuxmefairetouteslesfillesquejeveux,tudevraistesentirflattée».Tuterendscompte?Jen’avaismêmepasretirémonblouson.Ellebaissait la tête, rougedehonte.Quandellea levé lesyeuxversmoi, son jolivisageétait
crispédecolèreetd’humiliation.—Ilvoulaitmefaireécarterlesjambes.Alorsjel’aigiflé.Etj’aiprismonverreetjel’aiversé
sursabraguette.Incroyablement fière d’elle, et folle de rage contreAnthony, je n’ai pu qu’articuler, les dents
serrées:—Bravo…—Cen’étaitpasunebonneidée,enfait,parcequ’ils’estmisencolère.Glacéed’horreur,j’aidemandé:—Ilt’afaitdumal?—Oh!non,pascommetupenses,ils’estjustemisàmecrierdessus.«Salepetiteallumeuse,
mocheté!Tuvaspayercecanapé!»Ilm’asoulevéed’unemain,ilaprismonsacdel’autre,etilm’ajetéedehors.Tristement, elle contemplait son sac noir Betsey Johnson, son préféré, qui lui rappellerait
désormais le piremoment de sa jeune existence. Puis elle a de nouveau posé surmoi ses yeuxrougis.—Emma,jesuisdésolée…—Pourquoiest-cequetut’excuses?—Parcequetuavaisraison.— Ecoute, tu ne pouvais pas deviner à quoi tu t’exposais. Même moi qui ne lui faisais pas
confiance,jepensaisjustequetuallaisàunefêtequirisquaitdedégénérer.Parcequej’avaistraînéunefoisavecsabande,etjem’étaissentieunpeudébordée.Jenemedoutaispasdutoutqu’iltetendraitunteltraquenard.
J’avais beau fairemon possible pour la réconforter, elle se contentait de hausser les épaules,tristement,leregardvague.Lecœurserré,j’aicomprisquec’étaitlemomentfatidique,l’instantoùsoninnocences’envolait.Pasphysiquement,biensûr—unechance…—,maisdanslecœur.Aprèscesoir,soncœurseraitmoinstendre,ellejugeraitlemondeplusdurement.—C’estfini,maintenant,luiai-jeditavectendresse.Jet’assure.Tutesentirasmieuxdemain.Ellen’apaseul’airconvaincue.Normal,jen’ycroyaispasmoi-même.J’aitéléphonéàsesparentspourdemanderlapermissiondelagarderavecmoipourlanuit,en
expliquantqu’elles’étaitdisputéeavecunedesesamiesàlafêteetqu’elleétaitdanstoussesétats.NousavonslaisséunmotpourtanteChristinepourlaprévenirqu’elleavaituneinvitée,puisnousnoussommesrepliéesdansmonlit.Là,nousavonsfantasmésurtouteslesmauvaiseschosesquipourraient arriver à Anthony ; régulièrement, Ashley fondait de nouveau en larmes et je laconsolais en lui répétant qu’elle n’était pas stupide, que ce n’était pas sa faute, qu’elle étaitréellementtrèsjolieetque,non,touslesgarçonsn’étaientpascommelui.J’aifiniparluijurerquesij’avaisvraimentuneforcesurnaturelleàmestrousses,jelalanceraissurlestracesd’Anthony.J’enétaispresqueàespérerquej’avaisréellementunespritmalindansmonarsenal.
8
Lelundimatin,nousavonsreprislechemindulycéeaprèsunweek-endpasséàaiderlesparentsd’Ashleyàdistribuerdesfriandisesauxgossesquifrappaientàleurporte,déguisésensquelettesou envampires.Ashleypréférait rester chez elle, et je nevoulais pas la laisser seule.Devant leperrondelaVincentAcademy,j’ysuisalléedemonpetitdiscoursdopant.—Dis-toi bien que tu ne verrasmême pasAnthony aujourd’hui.Vous ne vous croisez qu’en
salled’étude,iltesuffitdenepasyaller.Passecetteheure-làauCDI,ouvafairetesdevoirsdansunesallevide.Elleahochégravementlatêteetgravilesmarchesaveccourage.C’étaitunpeupluscompliqué
pourmoicarj’allaismeretrouverdanslamêmesallequ’Anthony.J’ai passé une bonne partie de la matinée à le foudroyer du regard. Il n’a rien remarqué, je
n’étais plus dans le champ de son radar depuis qu’il chassait des proies plus fraîches. J’étaisfurieuse, contre lui et contre moi-même : j’aurais dû empêcher Ashley d’aller chez lui. Oui,d’accord, elle était déterminée à y aller, coûte que coûte,mais c’était àmoi de la protéger.Cesdernierstemps,jepensaistropàBrendanpourm’occuperd’ellecommejel’auraisdû.Noussortionsdelacafétériaquand,n’ytenantplus,j’aiglisséàCisco:—Ilfautquejetediseoujevaisexploser…—Mabelle,j’aibienvucommentturegardaisAnthony.Ataplace,moiaussi,jeseraisfoude
rage.—C’estunimmonde…Attends,commentsais-tupourquoijeluienveux?Jemesuisarrêtéenetaumilieuducouloir.Le flotdesélèvespeinaitànouscontourner,nous
commencions à créer un embouteillage ; discrètement, Cisco m’a entraînée en me glissant àl’oreille:—SimapetitecousineavaitcouchéavecuntypecommeAnthony,etqu’il l’avaitdità tout le
lycée,moiaussi,j’auraisenviedeletuer.J’ai découvert ce que signifiait l’expression « sentir son sang bouillir dans ses veines ».
Littéralementaveugléeparlacolère,j’aiarticulé:—Cen’estpasdutoutcequis’estpassé!Enquelquesmots,jeluiaitoutraconté,jusqu’àl’arrivéed’Ashleychezmoi,àminuitpassé,en
larmes.Cettefois,c’estCiscoquis’estarrêténet,atterré.—Ilesttoujoursentraindesevanterdecequ’ilafaitavectelleoutellefille…«Jemesuisfait
unepetitedelaDominicanAcademy.»«J’aileticketavecuneétudiantedeDalton.»Ilimitaitavecuntalentsurprenantl’attituded’Anthonyetsontonsuffisant.Ilareprissapropre
voixpourconclure:—Maintenant,jemedisquesoitillesaembobinées,soitilment,toutsimplement.—Entoutcas,cettefois-ci,ilment.—EtAshley,comments’ensort-elle?
—Quandje l’aiquittéecematin,ellenesavaitpasencorecequ’ilracontesursoncompte.Jeverraidansquelétatjelaretrouveencoursdelatin.Jevaisletuer,jetejure.Ecoute,situentendsquiquecesoitparlerdecettehistoire…—Pasdesouci.Jedémentirai.
***
Envoyantmatête,Angeliqueacruquesonsortilègeavaitmaltourné.—Ilyaunetellecolère,untelbouleversementdanstonaura!Jevaisdevoirtoutrecommencer.Elletendaitdéjàlamainpourm’arracherquelquescheveuxsupplémentaires.Avecimpatience,je
mesuisécartéeenluiexpliquantcequisepassait.—Iladitçasurtapetitecousine?Ellecherchaitdesyeuxl’ignoblefumier.Puiselles’estaffaisséesursonsiègeenmurmurant:—Jenepeuxrienluifaire.Toutcequej’envoieàl’universmerevientaucentuple.Attends,ily
abienunechosequenouspourrionstenter…Elleseplongeaitdéjàdans les recettes rangéesdanssoncahier.Sincèrement touchée, je luiai
souri.—Non,laisse.Maisjeteremercie,tuesunevraieamie.Ellem’a lancéun sourire joyeux—un instantplus tard,nous avons échangéunegrimaceen
entendantKristin,derrièrenous,fairedesbruitsmouillésdebaiserseninsinuant:—Ilyadeshôtelspourça!Jemesuiscontentéedeluilancerunregardlas.Acestade,Kristinétaitbienledernierdemes
soucis!Lecoursmesemblainterminable;maisenfin,cefutl’heured’allerenlatin.Dèsleseuildela
salle,jecherchaiAshleydesyeux.Elleavaitdûtraverserl’enferaujourd’huiet j’avaishâtedelaréconforter…enluioffrantparexempleunjeudefléchettesavecunephotod’Anthonyenguisedecible.Mais ellen’était pas à saplace et, pourune fois, ses copinesnepépiaientpas commeunevolière:ellesmeguettaientensejetantdesregardsgênés.Trèsinquiète,jemesuisfaufiléeentrelestablespourlesrejoindre.—Oùest-elle?ai-jedemandésanspréambule.UnejoliepetitebruneappeléeCatharinem’arépondutoutbas:—Elleademandéàrentrerparcequ’ellenesesentaitpasbien.Enfait,elleestmortedehonte.Lesyeuxplissésderage,j’airépliqué:—Anthonyment.Vouslesavez,n’est-cepas?—Oui!Biensûrqu’onsait,maisçanechangerienpourelle!Ellecroitquetoutenotrepromo
la prend pour une moins-que-rien. Trois garçons lui ont fait des avances aujourd’hui… et ledeuxièmeaditàsescopainsquec’étaitparcequ’ilavaitentendudirequ’elleétaitvraimentbonne.J’ai retrouvé cette sensationhorrible, comme simon sangbouillait. J’avaisdu cotondans les
oreilles, la tête creuse et battante.Un peu effrayée parmon expression, la petiteCatharine s’esthâtéed’ajouter:—Toutlemondenelecroitpasmais…quelques-uns,oui.Vanessa,l’autreroussedelabande,s’estpenchéeversnouspourchuchoter:—Iladitqu’elleétaitplusfacilequel’écolepublique…Aprèscela,jen’aipasentenduunmotducoursdelatin.J’avaisuniquementconsciencedutic-tac
delagrossehorlogeaccrochéeau-dessusdutableauetdelapulsationdusangdansmapropretête.Quandlaclocheaenfinsonné,celam’afait l’effetd’unhurlement ; j’ai instantanémentsaisimasacocheensautantsurmespieds.—TuvaschezAshley?m’ademandéCatharine.Tuluidirasdem’appeler?Sonregardexprimaituneinquiétudesincère.—J’yvais,maispastoutdesuite,ai-jeréponduàmi-voix.Jemesuisprécipitéedansl’escaliersansmepréoccuperdesavoirquijebousculaisaupassage.
Laporteàdoublebattantdelacours’estouvertedevantmoi,commesouffléeparuneexplosion.Anthony,Franketleurbandecommençaientleurpartiedebasket.Quelquepartdansuncoindematête,j’ainotéqueBrendann’étaitpaslà.J’ai laisséchoirmasacoche—en fait, je l’ai lancéesous lebanc leplusproche—et je suis
alléemeplanteraubeaumilieudelapartie.EnpassantdevantFrank,jeluiaifaitraterunepasse;detrèsloin,j’aientendusavoix:—Hé!Onestentraindejouer!Jenemesuismêmepasretournée.ToutemonattentionallaitàAnthony.Ilmetournaitledos.Toutàcoup,ilm’asembléimmense,unevraiearmoireàglace.Unvertige
defrayeurm’asaisiemais j’aicriésonnomd’unevoix ferme.Concentrésur leballon, ila faitsemblantdenepasm’entendre;àbout,j’aihurlé:—AnthonyCaruso!Quand lebesoins’en fait sentir, je suiscapabled’envoyerdesdécibels.Saisi, il a faitun faux
mouvement,leballonluiaéchappé;furieux,ils’esttournéversmoi.—Qu’est-cequetuveux,toi?—Jeveuxqueturétablisseslavéritéausujetdemacousine.Jeparlaisàhauteetintelligiblevoix;auxyeuxdesautres,jedevaissemblertrèscalmeettrès
sûredemoi.Anthony,lui,s’esttoutdesuiteénervé.—Tacousine?C’estqui,tacousine?Ungroupeseformaitautourdenous.Anthonyparlaitfortetsèchement;bienplusfortetplus
sèchement,j’airépliqué:—Ashley!Lenomteditquelquechose?Cellesurquituracontestesmensonges!Ils’estmisàrire,fortetfaux,enajustantsonT-shirtd’unairavantageux.—Ouais, jeveuxbiendire toutceque tuvoudras!Cen’estpascommesi j’enétaisfier.Elle
étaitnulle!Il riait toujours, un ricanement horrible et malfaisant. J’ai senti ce rire courir sur ma peau
commeungrouillementd’insectes.Puisilafaitminedeseremettreàjouer;etlà,j’aivurouge.—Ne t’avise pas deme tourner le dos,minable !Menteur !Ça t’arrange de frimer avec des
freshman,desfillesquifonttroistêtesdemoinsquetoi!Commeça,tuasl’impressiond’êtreunvraimec,jemetrompe?Unpetitrirejaillitducercledesgarçons,ceriredéplaisantquivientdunezettrahitsurtoutdela
gêne. Lentement, Anthony pivota vers moi et je vis que son expression avait changé. Il étaiteffrayant.—Tacousinesaitmieuxque toicequec’est,unvraimec.Fais-moisavoirquandellevoudra
uneautreséance.Un instant, j’ai cru voir le visage de Henry se superposer à celui d’Anthony. Ils se
ressemblaient : ils adoraient se sentir puissants et faire tremblerdes êtres sansdéfense.Ehbien,celaneprenaitpasavecmoi.J’avaislafiertéd’unkamikaze,ilmeferaitcequ’ilvoudraitmaisjenereculeraispas.Lespoingsserrés,jeluiaihurléauvisage:—Tumens, elle t’a envoyé te faire voir !Mais raconte-moi une autre histoire, Père Castor,
j’adorelescontesdefées!Ceregard!Cettefois,j’étaisalléetroploin,ilnesecontrôlaitplus.Jedevaisrenverserlatêteen
arrièrepour le regarder en face ; je neme suispasdémontéepour autant.Desdeuxmains, il apousséauniveaudesépaules,négligemment…maisavecunetellepuissancequej’aifaillitomberà la renverse. A mon grand regret, j’ai reculé (seulement pour garder mon équilibre, et sansdétachermonregarddusien).—Tudevraisfaireattentionàcequetudis,gamine…Cepetittoncondescendant!Commes’ilsefaisaitdusoucipourmoi!Lesmainssurlesgenoux,
ils’estpenchépoursemettreàhauteurdemonvisage.—…parcequesinon,ilvat’arriverdeschosesdésagréables.—Jen’aipaspeurdetoi,ai-jerépliqué.Dislavérité,pourmacousine.Avouequetun’aspas
couchéavecAshley.Sesyeuxsesontplissés;alors,j’aisuqu’ilallaitmebousculerdenouveau.Cettefois,j’aibondi
en arrière avant qu’il ne me touche. Merci, Henry, pour ces mois d’entraînement intensif. Nerencontrant que le vide,Anthony a trébuché à son tour et j’ai entendu les garçonsdugroupe semoquerdeluietrireparcequ’ilsefaisaitridiculiserparunefille.Cen’étaitpasbonpourmoi:ilsallaientlepousseràbout.En arrivant dans la cour, je ne m’étais pas attendue à déclencher un pugilat, je voulais juste
qu’Anthonyadmettepubliquementqu’ilmentait.Aprésent,jecomprenaisquej’auraisdûréfléchiràunestratégieavantd’abordercedangereuximbécile.D’un coup d’œil rapide, j’ai voulu voir qui assistait à la scène. Eh bien, tout le monde, la
populationentièredulycéesemblaits’êtrerassembléedanslacour!EtmêmeBrendan:jel’aivuémerger du bâtiment principal, ses écouteurs sur les oreilles, les yeux fixés sur son portable,inconscientdecequisejouaitàquelquesmètresdelui.Puis la silhouette d’Anthonym’a bouché l’horizon.Vite, j’ai cherché une voie de repli. Cela
devenaittroppérilleuxderester.Sijepouvaism’éclipsersansperdremadignité,ilétaittemps.— Si j’ai couché avec ta petite salope de cousine, ce n’est pas ton affaire, Emma ! reprit-il
furieusement.Tiens,ilsesouvenaitdemonprénom?Ilaenchaîné:—C’estquoi,tonproblème?Tun’aspaspuattendretontour?Désolé,tun’espasmongenre!—Biensûrquenon!Parcequemoi,jen’aipaspeurdetoi.Je ne pouvais pas baisser pavillon : je neme le serais jamais pardonné, d’autant qu’Anthony
m’auraitécraséetoutdemême.Danslegroupedeseséquipiers,certainsluicriaientdesecalmer.J’entendisFranklancersansconviction:—Laissetomber,man.C’estunefille.Levisagedecepauvretypeportaitencorelesmarquesdescoupsd’Anthony.Aquelquespasde
moi,uneportemenaitauxcuisines.J’aireculéencherchantlapoignéeàtâtons.Ilm’asuivie,ilmecollait—etlafichueporteétaitverrouillée…J’étaispriseaupiège.—Personnenemeparlecommeça.Jenepouvaisplusrienfaireàparttenterdenepasluimontrercombienj’avaispeur.Lesgens
commeluiserepaissentdelaterreurdesautres.Sèchement,j’aiordonné:—Dégage!Sescopainsavaientcomprisquecelamenaçaitdemaltourner.Desvoixluicriaientd’oublierça,
derevenirjouer.—Dégager?Allons!Tuascequetuvoulais,non?Tuastoutemonattention.Denouveau,j’aihurlé:—Dégage!Jedevaisêtreentraindeperdrelespédalescarjel’aibousculéàmontour.Detoutesmesforces.
Cemurdemuscles!—Nemetouchepas,garce.—Ahnon?Etqu’est-cequetuvasmefaire?Cettequestion,jel’aitoutdesuiteregrettée.J’aivulamaind’Anthonys’élever,formerunpoing
gigantesque, et je suis restée figée contre ma porte sans même essayer de me protéger. A cetinstant,jenepouvaisquepenser:«Vas-y,cogne-moi,tuserasrenvoyédulycée.»Iln’apaseul’occasiondepasseràl’acte.Unmétéoreafondusurluietils’estabattucommeune
masse.Quandj’aiouvertlesyeux,ilétaitàterre,épingléparBrendanquiluiserraitlagorge.—Nelatouchepas,grondaitcedernier.Net’avisejamaisdelatoucher.Etourdi,Anthonyne résistait pas.Tout s’était passéunpeuvite pour lui. Puis la lumière s’est
faite;outré,ils’estdébattuenhurlant:—Maisqu’est-cequiteprend!LeregardémeraudedeBrendanflamboyait,sonpoingétaitlevé,prêtàfrapper.D’ungenou,il
maintenaitAnthonyquisecontorsionnaittoutenessayantdereprendresonsouffle.—Tunelatouchespas.Tuneluiparlespas.Tunelaregardespas.Compris?—Maisc’estquoi,tonproblème?Elleestvenuemechercherdespoux!Le temps d’un éclair,Anthony a tourné la tête pourme jeter lemême regard de haine qu’un
animal vicieux. D’une voix plus calme mais, curieusement, encore plus menaçante, Brendan a
demandé:—Des poux, vraiment ? Tu veux dire qu’Emma a fait quelque chose quiméritait que tu lui
mettestonpoingdanslafigure?Abasourdie,j’aivucettegrossebruted’Anthonybredouillerpoursejustifier.—Jen’allaispaslacogner!Ellem’acherché!—Amonavis, c’est toiqui as cherché les embrouilles, commed’habitude.C’étaitquoi, cette
fois?—J’aiditdestrucs,pourdéconner.Lâche-moi!Detouteévidence,Brendanavaitl’avantage.Ilétaitdeloinleplusfortdesdeux,etAnthonyle
craignait.D’unevoiximplacable,faussementamicale,Brendanarépondu:—Jenepeuxpastelâchersituasmenti,monpote.Disclairementlavérité.Oualors…Ils’estpenché,acollésonnezaunezd’Anthonyet,d’unevoixréellementimpressionnante,ila
conclu:—…oualorstuvasleregretter.Souslechoc,j’assistaisàlascènesansréagir,etlafoulequinousentouraitsemblaitfrappéede
la même paralysie. De ma place, je voyais Kristin, en train de tout filmer avec son portable.Formidable,nouspourrionsdèscesoirnousrepassercesmomentssiintensessurYouTube.—Oui,bon,jen’aipassautéAshley…Le regard d’Anthonyme jetait des flammes, des missiles, des armes de destruction massive.
Incapablederenoncertoutàfait,ils’estempresséd’ajouter:—Maisj’auraispusij’avaisvoulu!—Cen’estpascequejeveuxentendre.BrendanpesaitsurAnthonydetoutsonpoids.D’unevoixétranglée,legrandblondacoassé:—D’accord,d’accord,c’estcommeelleadit!Libère-moi!Brendanasecouélatête,del’airdedire«pauvretype»;puis,ils’estrelevé.Al’instantmême
où ila lâché lagorgedesonadversaire, il l’aattrapéaucolet redresséd’uneseule traction.Enmontrantbienquec’étaitluiquidécidaitdelibérerAnthony,etnoncedernierquiluiéchappait.Ill’arepoussérudement,etAnthonyareculéentitubant.—Etmaintenant,disparais,asoupiréBrendanenluitournantledosHumilié,AnthonyaprisletempsdelissersonT-shirt,d’arrangersoncoldéformé.Sonregarda
croisélemien,ilafaitunpasversmoi…uninstantplustard,jen’aiplusrienvud’autrequeledosdeBrendanetjel’aientendudireàvoixbasse:—Tuessaiesencoreunefoisdefairedumalàunefille,tupensesseulementàEmma,ettues
mort.—Ah?Çaaussi,c’estunepromesse?Anthonys’efforçaitdeprendreunairfaraudmaisBrendanaréponduavecunsérieuxabsolu:—C’estunegarantie.Ses poings se crispaient si fort que je voyais saillir ses jointures. En face de lui, Anthony
ressemblaitàunpetitgarçonquifaituncaprice.Avecungrandgestefurieux,ilacrié:
—Cen’estpasterminé,monfrère!Tuvasleregretter!Etilestparticommeunfou,enlançantungrandcoupdepieddansmasacocheaupassage.Une
chancequ’ellen’aitriencontenudefragile,toutauraitétépulvérisé.Dèsquelaporteaclaquéderrièrelui,Brendans’esttournéversmoi;jen’avaispasbougéde
maplace,toujoursacculéeàlaporteclose.Ils’estpenchépoursemettreàmonniveau,ilaglissélesdoigtssousmonmentonet,doucement,afermémabouche.Puisilm’asondéejusqu’àl’âmeavantdemurmurer:—Çava?J’aihochélatête.Sesdoigtss’attardaientsurmajoue;d’elle-même,mamainestvenueeffleurer
la sienne. Nous sommes restés ainsi toute une éternité qui n’a sans doute duré que quelquessecondes,maislachaleurdesapeaus’estgravéeenmoipourtoujours.Lentement,samainaglissésurmonvisage,prisencoupemonmenton…mesdoigtssesontreferméssurlessiens.Suspendueàsonregard,j’aisentisonpoucecaressermajoue.—Merci…Detrèsloin,j’aientenducrier:—Yo,ilsvontlefaire,là!Noussommesretombéssur terre,assezbrutalement. J’aiprisconsciencedesvoixetdes rires
quis’élevaienttoutautourdenous;Brendanatournélatêtecommes’ils’apercevaittoutjustequenousavionsunpublic.Nosmainssesontquittées.—Derien,a-t-ilmurmuré.Ensuite, il a toisé les élèves surexcités qui commentaient l’événement, etm’a demandé àmi-
voix:—Turentres?—Jevaischezmacousine.Ilfautqu’ellesachequesaréputationestsauve…etquedesgarçons
sebattentpourelle.—Jenemebattaispaspourelle…Il a souri, la flamme de ses yeux verts m’a brûlée. Alors que je le contemplais, troublée,
ensorcelée,j’ailudelacuriositédanssesprunelles.Ilatendulamain,soulevémonpendentif,etill’aretournédélicatemententresesdoigts.Puis,soudain,ilm’asaluéeetatournélestalons.L’instantd’après,ils’engouffraitdanslebâtiment.Abasourdie, je restai plantée là, point demire de tous les regards.Mais dès que je recouvrai
l’usagedemesjambes,jefonçaiprendremasacocherestéesouslebanc,traversailehallcommeuntourbillonetdébouchaisurParkAvenue.Brendanavaitdisparu.Unefois lancée, jedécouvrisquej’étaisincapabledem’arrêter:alors,jecourusjusqu’àl’immeubled’Ashley.Elleétaitdéjàaucourant.CatharineetVanessa—quiavaienttoutesdeuxassistéàlascène—lui
avaient délivré un reportage en direct par SMS. Elle m’a sauté dans les bras et embrassée unebonne vingtaine de fois avant de se jeter sur son ordinateur portable pour repasser l’une desnombreusesvidéosdéjàchargéessurFacebook.—Ilfautquetuvoiesça.Regarde!Elleexultait;sesyeuxbouffisdelarmesétincelaientdeplaisir.
—Non,merci.J’étais passée à deux doigts de me faire démolir le portrait. Si je revoyais la scène, j’allais
m’évanouir.—Jen’enrevienspas.Tuasétéincroyable!Epuiséetoutàcoup,jemesuislaisséetombersursonlitensoupirant:—J’enaijustemarredesgenscommeluiquisecroienttoutpermis.Jenepouvaispaslaisser
passerça.Commeellemecontemplaitavecunsourirerayonnant,j’aiajouté:—Aumoins,taréputationestsauve.Lamienne,enrevanche…Monimageallaitbeaucoupsouffrirdesévénementsdecettejournée;
àprésent,j’allaisêtreconsidéréecommelafillequitraînaitaveclessorcièresetsebagarraitaveclesgarçons.Aufond,jem’enfichaisunpeu.DumomentqueBrendanavaitunebonneopiniondemoi!Acausedelui—etmêmes’ilnefaisaitaucundouteque,demain,jeseraislesujetprincipaldesconversations—,j’avaisunehâtefollederetourneraulycée!
***
—J’angoisse,meconfiaAshleyavecunregardencoin.Je comprenais son point de vue ! Nous n’étions plus qu’à vingt mètres de Vince A ; dans
quelques instants, elle devrait affronter les regards et les commentaires du lycée tout entier.Onallait la dévisager, parler d’elle derrière son dos, ressasser sans fin sa mauvaise expérience.Pourquoi faut-ilqu’ondeviennesi intéressantauxyeuxdesautresquandona subiun traitementinjuste?Avecconviction,j’aidéclaré:—Tuvastrèsbient’ensortir.Cen’estpastoiquiasdéclenchéunebagarredanslacour.Mon petit stratagème a fonctionné à la perfection : elle a aussitôt oublié ses soucis pour se
concentrersurlesmiens.—Queferas-tusituvoisAnthony?a-t-elledemandéavecinquiétude.— Je vais surtout m’arranger pour ne pas le voir ! Angelique est d’accord pour déjeuner à
l’extérieuraussilongtempsquejevoudrai.Ilmesemblaitquesijenemettaispluslespiedsàlacafétériaetsijesortaisdulycéeparlaporte
de l’annexe, je pourrais faire en sorte denepas croiserAnthony endehorsdes cours.Tant quenousétionssouslenezdesprofesseurs,jenerisquaisrien.Noustraversionslaruequandj’airemarquéunesilhouettefamilièreappuyéeàuneboîtepostale
àquelquesmètresdel’entréedulycée.C’étaitBrendan,métamorphoséparlebonnetdelainequicachaitsatignasse.Ashleymelançaunlargesourire;aumêmeinstant,unecamaradedeclasselavitetseprécipitaverselleenpiaillant:—Jepeuxpaslecroire,Anthonyenaprispleinla…!QuandjepensequeBrendanenpersonne
t’adéfendue!Elleriaitcommeunefolle;j’aicomprisquenousavionseutortdenousenfaire:aujourd’huiet
pourlesjoursàvenir,Ashleyseraitlastardesaclasse.Elledutlesentiraussi:enchantée,ellemefitunclind’œiletcourutversl’entréeavecsacopine.Aumomentoùlagrandeportesefermaitsurelle,ellesetournapourcrieràtue-tête:—Onsevoitaprèslescours,Emma!Brendanentenditmonnom,tournalatête…etmefitcepetitsalutdumentonquin’appartenait
qu’à lui.Un tracépouvantable s’emparademoi. Ilmedévisageait sansbouger, énigmatique.Mamains’estreferméesurmonpendentifpourpuiserducourageetjemesuisdirigéeverslui.De près, son expression était amicalemais elleme laissait tout demême un peu perplexe. Il
semblait…troublé.Oumélancolique?Nesachantqueluidire,jel’airemerciédenouveaud’êtreintervenu. Pour une fois, son regard n’était pas voilé par un tourbillon de mèches noires, jedécouvraislaformedesonvisage,unpeurosiparlefroid,sessourcilstrèssombres,expressifs…etj’affrontaislapleinepuissancedesesyeuxlumineuxencadrésdelongscilsnoirs.—Tun’aspasàmeremercierchaquefoisquetumevois.Uneémotionbizarreselevaenmoi.—Maisj’enaienvie.DanslesétrangesprunellesdeBrendan,ilmesemblavoir…Quoi,d’ailleurs?Del’espoir?De
latristesse?Unsentimentdefatalité?—Jesuisjustecontentd’êtrearrivéaubonmoment,expliqua-t-il.J’auraismêmepréféréêtrelà
unpeuplustôt.Intimidéetoutàcoup,j’aibaissélatêteetilarefait legesteémouvantdelaveille,enrelevant
monmentondel’indexpourpouvoirmeregarderdanslesyeux.—Emma,ilyaautrechosequetuvoudraismedire?Cen’étaitpasunreproche,maisj’aitoutdemêmeétésecouée.—Je…jedevrais?—Apparemmentpas,soupira-t-il.Bon,jesuisjustecontentquetun’aiesrien.Surquoi,ilagravilesmarchesquatreàquatreetadisparuàl’intérieur.Médusée,jesuisrestée
plantéesurletrottoir.Celadevenaitunemanie!Nesachantquefaired’autre,jesuisentréeàmontour.Le rattraper, exiger des explications ? Impossible ; il était plus que temps de descendre audonjonoùj’avaismoncasier.Unefoisdeplus,jemefaisaisl’effetd’untrolltapisousunpont:unmonstreinadaptableaumondedeshumains.Je me hâtais vers ma première salle de cours quand j’ai entendu courir derrière moi.
Instinctivement, j’ai faitvolte-faceen levant lespoings.Despoingsdont jenesavaisabsolumentpasmeservir,maissic’étaitAnthony,venusevenger…?—Emma,tunem’asmêmepasappelé!Ilafalluquej’apprennetoutsurFacebook!Cen’étaitpasAnthonymaisCisco,àlafoistrèsinquietettrèsheureux.Jemesuisconfondueen
excuses.—Tunégligestesamismaistuesunecousineextraordinaire,a-t-ildéclaré.C’estpastroptôt!
Quelqu’unquisedévoueenfinpourremettrecegorilleàsaplace!Ilapplaudit,euphorique.Jem’inclinaiavecungrandsouriredestarenprécisantavecmodestie:—Onm’adonnéunsacrécoupdemain!
—Tupeux ledire. J’aimerais avoir quelquesprécisions, d’ailleurs. Il sepassequelque choseavecBrendan?Quelquechosedonttunem’auraispasparlé?Le moment était venu de rendre des comptes ! J’étendis la main droite comme pour prêter
sermentdevantuntribunal,enlançant:— Jusqu’à l’instant où il a volé àmon secours, il nem’avait pour ainsi dire plus adressé la
paroledepuisplusd’unesemaine.Jelejure!Ilétaitpresquel’heure,ilfallaitfilerversnossallesdecours.Toutentrottantprèsdemoi,Cisco
areprisavecgourmandise:—Jenesaispassijedoistecroire.J’aivulesvidéos!Cegarçonatraversélacourcommeune
fusée etAnthony a littéralement volé dans le décor. Impulsion chevaleresque ou sauvetage bienciblé?J’ai haussé les épaules pour dire que je n’en savais pas plus que lui et je l’ai quitté pourme
rendreencoursd’histoire.Laclochesonnait.J’aifoncéàmaplacederrièreJenn.Ellemeguettait;elleatoutdesuitepivotésursachaiseenarticulanttoutbas:—Ilfautqu’onparle!J’aiacquiescétoutenplongeantlenezdansmasacochepoursortirmesaffaires.Jenevoulais
plusparlerdecette fichuebagarrenimêmepenseràunévénementaussi…trivial !Plus riennem’intéressaitendehorsdesquelquesmotséchangéscematinavecBrendan : ilvoulaitque je luidisequelquechose,maisquoi?Qu’avais-jeencorefaitdetravers?Alafinducours,jen’aipaspuéchapperàJennquin’apasarrêtédemebombarderdequestions
surlechemindelasalled’anglais.—Tun’aspaseupeur?—Si,maistouts’estpassétrèsvite.J’étaisfollederage,jen’aipasréfléchi,j’aijusteréagi.—TuavaisprévenuBrendanàl’avance?—Biensûrquenon!Jenesavaispasmoi-mêmecequej’allaisfaire,Jenn.—EtAnthony a avouéqu’ilmentait !Ça, c’est unvéritable exploit.Comment as-tu suque tu
pourraisleforceràserétracter?—Jenelesavaispas!Jennm’agaçaitàlafin!Ellemedévisageait,abasourdie,etcomprenaitlentementquej’avaisagi
sanspréméditation.—Donc,toietBrendan…?Ellehaussalessourcilsd’unpetitairentendu.Jen’aipaspuretenirunsoupirrêveur.Nosnoms
allaientsibienensemble!BrendanetEmma.Mais ilnesepasseraitsansdoute jamais rienentrenous— en tout cas, pas si je continuais à le contrarier sans savoir pourquoi ! Tristement, j’aiconclu:—Non,Jenn,iln’yapasde«Brendanetmoi».Encoursd’anglais,j’ailaisséchoirmasacocheprèsdematableetjel’aifouilléelonguement,
endisposantmesaffairesdevantmoiavecunsoinmaniaque.L’objectif,biensûr,étaitdemeretenirdesurveillerlaporteetdeguetterl’arrivéedeBrendan.Quandilestentré,quelquesminutesplustard,laclasseentièreavaitlesyeuxbraquéssurnous.Personnen’avaitassistéànotrepetittête-à-
têtesurletrottoir,etilsvoulaienttousvoircommentnousallionsnousaborder,aulendemaindugrandjour.Poureux,c’étaitunedistractioncommeuneautre ;personnellement, j’auraispréféréqu’ilssepassionnentpourletricot,oulebowling.Brendans’estdirigéverssaplace,lesyeuxbaissés;ilalaissétombersasacocheets’estassis,
deprofil.Uneforceirrésistiblem’attiraitverslui;malgrémoi,mamainaglisséentraversdematable,mesdoigtsonteffleuréledossierdesonsiège.Ilapivotéversmoietilamurmuré:—Ecoute,Emma…—Bien,autravail,nousavonsbeaucoupàfaire!M. Emerson venait d’entrer, dans l’indifférence générale car Brendan et moi captions toute
l’attention.Brendans’esttournéversletableau,j’airivémonregardàmoncahier.Maisjen’aipasentenduunmotducours.Uneheureplustard,laclocheasonnéetBrendanestsorticommeuneflèche,sansunmotpour
moi.J’auraisaiméavoirmoniPodpourpouvoirm’isolerdel’excitationmalsainequinousentourait.
Heureusement,Angeliquesefichaittotalementdecettehistoireet,toutaulongdudéjeuner,ellen’aparléqued’unechose:samère,deretourd’uneconférenceàGeorgetown,étaitd’accordpourmeprêterdeslivressurlesymbolismemédiéval.J’aifaitdemonmieuxpourécoutermacamaradedeclasse:Angeliqueavaitparlédemoiàsamère,et lePrEvelynTedtétait toutàfaitcertainequemon pendentif jouait un rôle clé dans les incidents survenus récemment. Comme si j’étais enmesuredem’intéresseràcequi,chezmoi,provoquaitl’explosiondesréverbèresalorsquejeneréussissaispasàgérerlabanalitédemonquotidien?Lemercredimatin,j’étaisauboutdurouleau.Sousmesyeux,cen’étaientplusdescernesmais
despoches.Jepassaismesnuitsàmeretournerdansmonlitouàfairedescauchemars.Cettefois,j’avaisrêvéquejemarchaisdansleNewYorkdesannées1900.Jeparcouraislesruessalesdansune robe longue au corsage ajusté, les cheveux relevés sous un chapeau orné de plumes.Détailcurieux,j’étaisblonde.Jemedépêchais,chargéed’unegrandeetlourdeboîte,quandlaficelledupaquetaarrachélagrossebrocheépingléeàmonrevers;labrochearoulésurlepavé,j’aivoulucourirlaramassermaismonfardeauétaittropencombrant.Jenesavaispascequecontenaitcetteboîte,seulementquec’étaitprécieuxetquejenepouvaispaslaposeràterre.Toutàcoup,jemesuisretrouvéedevantunebelledemeure.LefleuveHudsonsereflétaitdans
leslargesfenêtresdesafaçadeblanche…desfenêtresquisedéformaientàlachaleurdesflammesorange qui se tordaient à l’intérieur. Quand les vitres ont éclaté, la force de l’explosion m’aarrachémonchapeau,desfragmentsàdemifondussesontabattusàmespieds,maisjesuisrestéeàma place, sans un mouvement de recul, battue par le souffle brûlant du brasier. Comme si jemontaislagarde.—Tun’espasensécuritéauprèsdelui.Tunepeuxpasgardertesdistances?Lavoixd’Ethan!Etsamainquiempoignaitlamienne.Ilcherchaitàm’entraîneret,danssahâte,
ilmeserraittropfort,labaguedediamantàmondoigtmemeurtrissaitlamain.—Non!Jedois…!Jemesuisprécipitéedanslamaisonenfeu.J’aisentilachaleurdel’incendiesurmapeau,une
chaleurinsoutenable.Lesflammessesontélevéeslelongdemajupe…puislefeus’estglissédansmescheveux.Jemesuisréveilléeensursaut,hurlantetmegriffantlevisage.
Autrementdit,lanuitavaitétédifficileetmoncauchemarmehantaitencore.Pourquoimejeterdansunemaisonenfeu,mêmedansmesrêves?Celan’avaitaucunsensmaiscesimagesrefusaientdes’effacer,etjelestrouvaistoujoursaussitroublantes.Une fois au lycée, la série noire a continué :Brendan n’était pas en cours d’anglais.Un bref
instant,j’aiespéréqu’ilétaitmalade.Jem’ensuistoutdesuitevoulupourcettemauvaisepensée,maiscelam’auraitréconfortéedesavoirqu’ilavaituneraisonabsolumentincontournablederatercetteoccasiondemevoir.Monhumeurs’estunpeuamélioréeenchimie,quandAngeliquem’achuchotédelaretrouverà
soncasieraprèslescours.Jesuismontéeàl’heuredite,enpensantqu’elleavaitdelachance:soncasierse trouvaitdans lecouloirensoleillédu troisième.Ellem’attendait ; j’aiouvertdegrandsyeuxquandellem’atenduuneserviettedecuircontenantdeuxénormesvolumesanciensetungroslivredepochetoutneuf.—Jen’aipasbesoindetedired’enprendresoin.Celui-ci,c’estSymbolesetMythes,untrèsbon
ouvragede référence, et voici lesLégendesmédiévales deHadrian. Fais très attention, c’est uneantiquitéetilluimanquedespages.Etcelui-ci…Avecdélectation,ellesoupesal’épaislivrerougevif.—…c’estSortilègespourlanouvellesorcière.Aucasoùtuseraisintéressée.Jel’airemerciéedetoutmoncœuretj’aiprislecheminduretour,écraséesousmonfardeau.
J’aurais eu besoin d’un sérieux coup de main pour tout rapporter à la maison mais,malheureusement, Ashley était partie dès la fin des cours avec ses copines. En arrivant, j’étaiscomplètementéreintéemaisjemesuisaussitôtfaituncafé,quej’aiemportédansmachambreendisantàtanteChristinequej’avaisdestonnesdedevoirsetquejedevaismeconcentrer.Assiseentailleursurmonlit,lestroislivresdisposésdevantmoi,j’aid’abordouvertSymboles
etMythes,parcequ’ilmesemblaitleplussérieux.Assezimpressionnée,j’aicommencéàtournerles pages, unpeu auhasard. Il y avait beaucoupd’illustrations, en noir et blanc, assez ternes, ettouteunesectionsur lesarmoirieset lesblasons.J’ai retirémonpendentifet l’aiposéàcôtéduvolumepourpouvoir comparer ;plusieurs fois, j’ai cruvoir lemêmemotifmais, en regardantmieux,jetrouvaistoujoursdesdifférences.Monmédaillon représentaitunbouclierornéd’une licorne ;derrière leboucliersecroisaient
uneépéeetunerose.Pourlapremièrefois,jeremarquaiquelafleurcommençaitàsefaner:undesespétalestombaitcommeunelarme.Enface,sousl’épée,onvoyaituncroissantdeluneflanquéd’unepetite étoile.Ledos dupendentif était lisse à part quelques éraflures et traces de chocs. Ildevaitvraimentêtretrèsancien.Avectendresse,j’aieffleurésesreliefsenmedemandantcommentj’avaispupenserunseulinstantqu’unsibelobjetvenaitd’uncentrecommercial.Passionnée,toutàcoup,j’aireprismesrecherchesavecdavantagedeméthodeetenfin,àlapage
307,j’aitrouvélareproductionexactedemonpendentif.Trèsémue,j’ailuleparagraphequis’yrapportait.Leblasond’AglaeonremonteauXIIesiècle.Vers1150,Archer,comted’Aglaeon,imposacemotif
en remplacementdesarmoiriesd’originede sa famille, deux épées croiséesderrièreune licorne.D’aprèslatradition,ilauraitchoisilesymboledelafleurfanée,touchantedanssafragilité,aprèsl’assassinat de son épouse, ladyGloriana.Ce seigneurmaniait aussi bien la plume que l’épée ;après la tragédie, il écrivit (nousreproduisons iciuneversion traduitede l’anglaisarchaïquede
l’époque):Mabien-aiméen’estplus,merestelechagrinMarose,laplusbelleentretouteslesrosesLarmes,suivezlespasdel’exclupérégrinEtvouslesfleurs,pleurezpourcettemortsanscause.Jenesaispaspourquoicepetittextemetouchaautant.C’étaitpeut-êtrel’idéedesfleurspleurant
lamort tragiquede la jeunecomtesse?Maintenant, jesavaiscequesymbolisaitmonpendentif :l’amour,unamourtendreetsincère,brutalementtranchéparlamort.Jepoursuivismalecture.Cettealtérationdublason familial futmal reçuecar la jeuneépouseassassinéen’étaitpasde
noble extraction.Unmariageavantageuxavait été arrangépour le jeune comte, qui repoussa lademoiselledegrandefamilleàlaquelleonledestinaitpourépouserunepaysanne,Gloriana.Celle-cifutsoupçonnéeparlasuitedel’avoirensorcelé.C’était tout.Jerangeaiavecsoinlevolumedanslaserviettedecuiret,fortifiéeparunsecond
café,jemetournaiverslesLégendesmédiévales.J’avaishâtedesavoirs’ilyétaitquestionde latristehistoired’ArcheretGloriana.Cevolumeexigeaitencoreplusdeprécautionsque lepremiercar la reliuredecuirpartaiten
lambeaux. On devinait combien elle avait dû être belle ; un motif délié courait tout autour, ondistinguait encore la grappe de fruits gravée dans un angle. En ouvrant le livre, je vis qu’ilmanquaiteffectivementdespages,etqued’autresnetenaientpresqueplus.Iln’yavaitpasdetabledesmatières,jemesuisdoncmiseàpicorer,lisantunparagrapheicietlà.Laproseétaitbelle,bienqu’unpeupompeuseàmongoût.Il commençait à faire sombre. J’ai alluméma lampe etme suis perdue avec plaisir dans des
récitsoùilétaitquestiondeprinces,dedragonsetdesorciers…Parfois,jemepassionnaispourunehistoireetj’étaisdéçuedevoirquelafinmanquait.Lesheurespassaient…J’avaispresqueoubliécequejecherchaisquandunnommesautaauxyeux.Fascinée,jeposai
matasseetmemisàlire.
9
LaLégendeduSeigneurd’Aglaeonetdelapaysanne
Archer d’Aglaeon faisait l’envie de tous.Ceux qui ne jalousaient pas ses immenses richessesenviaientsaforce,sontalentdefaiseurdeversoulabeautédesonvisage.Aforced’êtreentouré,fêté, adulé, il avait laissé l’orgueil s’insinuer dans son cœur ;mais cet orgueil était son uniquedéfautcarilétaitgénéreuxetjuste,ettraitaitavecbontélesserfsquitravaillaientdursursesterres.Lajeunessed’Archerfutvouéeauxoccupationshabituellesd’ungarçondesonrang;ilchassait
avec ses amis sur son immense domaine, goûtait les meilleurs vins, les meilleures viandes, etcourtisaitlesplusbellesdamesduroyaume.Pourtant, les années passant, son père, le seigneur Alistair, le pressa de prendre femme et
d’engendrer unhéritier. Il le pressa envain ; carArcher, après les avoir beaucoup recherchées,étaitlasdesdamesdelacour.Leurconversationtropétudiéel’impatientait,ellesétaientàsesyeuxtoutessemblables,aucunen’éveillaitlefeudesoncœur.Pourcontentersonpère,ilfréquentabiencertainesd’entreellesmaissalassitudesemuaviteen
dégoût. Convaincu qu’il ne trouverait jamais femme capable de le surprendre et d’aiguiser sapassion, il accepta, endésespoirde cause et pour apaiser le courrouxd’Alistair, lemariagequecelui-ciarrangeapourluiavecdameEleanor,lafilledeCharles,comtedeKeane.Eleanorétaittrèsbellemais il la trouvait fort stupide, et il ne tarda pas à la haïr quand il découvrit qu’elle étaitégalementméchante.Unsoir,illavitfrapperauvisageunepetiteservantedontlaseulefauteétaitd’avoirretirétroptôtsonhanapdelatable.Quelquessemainesavantlanoce,Archerpartitàchevalpourunepromenadesolitaire.Lecœur
lourd, ilerra longtempssansprendregardeauxcheminsqu’ilprenaitet,vers lesoir, tombaparhasard sur une pauvre maisonnette ; curieusement, la masure était nichée dans un éblouissantfoisonnementdefleurs.Là,devant laporte,unejeunefillesoignait lesrosiers…Enentendant lepasdesoncheval,ellelevalesyeuxet,rougissante,luifitlarévérence.Elle était belle, d’une beauté qui le toucha au cœur. Les dames trop apprêtées le laissaient
désormais froid, tandisquecette jouvencelle, simplecommeune fleur sauvage, avec sonvisagelisseetfraisetcettechevelurenoirequitombaitlibrementjusqu’àsataille,l’émut…Ilmitpiedàterre, lui parla, et sentit bientôt que, bien que privée de toute éducation, elle était intelligente etbonne.Le beau seigneur devisa avec elle avec tant de bienveillance que la jeune fille oublia vite sa
timidité et lui répondit hardiment. CommeArcher admirait son jardin, elle désigna furtivementl’unedesroseset,tendantversluisesmainsencoupe,elles’écriaenriant:—Malgrétoutesvosrichesses,vousneverrezjamaisriendeplusbeauquecequejepossède
là!Archerlasuppliadeluimontrerunetellemerveille:c’étaitunecoccinelle.Surpris,ilallaitse
moquermaislajeunefillerepritavecbeaucoupdegravité:—Vousn’êtespasémerveilléparcettepetitecréature?Ellevole,nousnelepouvonspas.Son
vêtementbrillantestrougeviftachédenoir,noussommespâlesetsansattraitetdevonsnousvêtirderichesétoffespourégalersonélégance.Sivousnepercevezpaslasplendeurposéelàaucreuxdemamain,commentsaurez-vousvoiraucuneautrebeauté?Saisi,Archerluidemandasonnometvoulutsavoirquandsonpèreseraitaulogis.—Jem’appelleGloriana,dit-elle.Monpèrerentreraaucoucherdusoleil.—Ehbien,dis-luiqu’Archerd’Aglaeonreviendracesoirpourluiparler.Latenueetleharnaisd’Archerrévélaientsaqualité,maislajeunefillenes’étaitpasdoutéequ’il
étaitlecomted’Aglaeonlui-même,seigneurdetoutelacontrée.Quand,confuse,elleluidemandapardon de s’être adressée à lui aussi librement, il lui sourit en assurant qu’elle ne l’avait pasoffensé.Lesoirmême, ildemandaauvieuxJohn, lepèredeGloriana, lamaindesa filleenmariage.
D’abordincrédule,lepaysantombadansunprofondabattement.S’ilavaiteudel’ambition,cetteproposition l’aurait comblé ;mais il aimait tendrement sa fille, et il était lui aussi suffisammentintelligent pour deviner ce qui l’attendait à la cour. Toutes les grandes familles du royaumen’auraientdecessedel’humilier.Latendressequeleseigneurprétendaitluivouerrésisterait-elleàcetteépreuve?Nefinirait-ilpasparblâmerGlorianapourl’opprobrequ’elleattireraitsurlui?Lamaltraiterait-il?Larépudierait-il,même?Leseulluxedespauvresétaitdesemarierparamour;or,parsaflambéedepassion,leseigneurretiraitcechoixàsafilleadorée.LevieuxJohnserésignaetditauseigneurqu’ilaccédaitàsademande.Troubléparlatristesse
del’homme,etsentantquecelui-cin’approuvaitpascetteunion,Archerrésolutdesonderlecœurde la jeune fille. S’il souhaitait l’épouser, n’était-il pas juste qu’il lui témoigne lemême respectqu’àunegrandedameenlacourtisantdesonmieux?Le paysan ne fut pas seul à réprouver le projet d’Archer. Lorsqu’il sut que son fils voulait
renonceraugrandmariagepréparépour lui,Alistairnesesentitplusdecolère. Ilcraignitaussipourlavied’Archer:l’affrontquecedernierinfligeaitàlapuissantefamillededameEleanorétaitunevéritable trahison. Ildéployadonc tousseseffortspourdissuadersonfilsdecommettreunetellefolie,maisArchers’obstina.EncourtisantlajeuneGloriana,ilavaitpourtantapprisunechosesusceptibledefairereculerlespluscourageux:lapetitepaysannepratiquaitdesrituelspaïens.Elleétait,pourdirelemotsiredouté,unesorcière.Foud’amour,iln’enconçutqueplusd’admirationpourelleetportafièrementautourdesoncoulesachetd’herbesraresqu’elleluiavaitoffertpoursaprotection.L’histoirefitscandale,onchuchotaqu’Archeravaitperdul’esprit,ouqu’ilétaittoutbonnement
ensorcelé.AbandonnerdameEleanor,leplusbeaupartiduroyaume,pourunepaysannehérétique,cela passait l’entendement. Archer refusa de prêter l’oreille à la moindre critique ; plus ildécouvrait l’originalité et la fièregénérosité deGloriana, plus son amourpour elle grandissait.Enfin,lecouplefutmariéparunbonmoinelorsd’unecérémoniesecrète,etArcherseretrouvaaubandelasociété.Retranchédanssondomaine,isolédetoussespairs,ilnesouffritpasd’êtrebannidelacourcar
il filait un amour tendre et sincère avec sa jeune épouse. Ivre de bonheur, il lui offrait robes etjoyauxqu’ellerepoussaitenriant:sonseuldésirétaitd’apprendre,dedécouvrirlestrésorscachésdeslivresetlasagessedesanciens.Ellequin’avaitjamaissulireécrivitbientôtdespoèmesaussiraffinésqueceuxdesonépoux.
LeurimmensefélicitéaugmentaencorequandGlorianaleurdonnaunfils.Seuleombreàleurjoie,lerefusqu’opposalecardinalquandfutvenulemomentdebaptiserl’enfant.Ildonnaitpourprétexte l’insulte faite à la puissante famille des Keane, fort influente dans l’Eglise. Archer eutpeur : l’idée lui vint que la rumeur de l’hérésie de Gloriana était peut-être arrivée jusqu’auxoreillesduprincedel’Eglise,etilneconnutplusuninstantderepos.Craignantpourlaviedesafemme et de son enfant, il décida de se rendre lui-même auprès du cardinal afin de l’inviter àséjournerchezlui.Unefoissousleurtoit,unefoisqu’ilseseraitentretenuavecGloriana,leprélatnepourraitquereconnaîtrequel’âmedelajeunefemmeétaitpure.Ilrésolutd’aborderlaquestionouvertement,defairevaloirquesafemmecherchaitlesavoiret
nonlepouvoir,qu’elleétaitpétriedelumièreetnepratiquaitpaslamagienoire.CarilsavaitquesiGloriana était déclarée hérétique, même le nom d’Aglaeon ne lui serait pas une protectionsuffisantefaceauxfoudresdel’Eglise.CefutuneréellesouffrancepourluidequitterlechevetdeGloriana.L’accouchementavaitété
difficile,lamèreetl’enfantsouffraientd’unemauvaisefièvre.Cernédedangers,Archerenvintàespérerquesafemmeavaitderéelspouvoirs,carellesauraitainsiseguérir,guérirleurfilsetsepréserverdudanger.Avecdouceur,Glorianaluiexpliquaqu’elleétaitimpuissanteetlejeunepèrepartit,lamortdansl’âme,maispousséparlaterreurdevoirsonfilsmouriravantlebaptême,cequilecondamneraitàpasserl’éternitédansleslimbes.Gloriana ne devait jamais revoir son époux. Lorsque Charles, le père d’Eleanor l’éconduite,
apprit que la paysanne adoratrice de la lune avait donné un héritier à la maison d’Aglaeon, sacolèreneconnutplusdebornes.Saproprefillen’osaitplussemontreràlacour;ellemourraitvieille fille car aucun seigneur ne voudrait d’une femme aussi gravement humiliée. Tandisqu’Archerchevauchait,pleind’espoir,pourprésentersa requêteaucardinal,Charlesenvoyadesmercenaires àAglaeon avec ordre de se glisser dans le château sous le couvert de la nuit pourassassinerlacomtesse.Cettenuit-là,GlorianafutréveilléeparMary,sajeuneservante:«Ilsviennentvousprendre,lui
murmura-t-elle. Je crains qu’ils ne vous fassent dumal. Sauvez-vous ! » Effrayée,Gloriana luiremit son enfant en la suppliant de l’emporter en lieu sûr. Affaiblie comme elle l’était, elleredoutait tropdenepaspouvoirsauverelle-mêmesonpetit.ElleordonnaàMarydeseréfugierdanslamaisonnetteauxrosiers,abandonnéedepuisqu’ellerésidaitauchâteau.—Disàmonpèredepartirsansattendrecheznoscousins,chuchota-t-elle.Cours,nem’attends
pas,jeteretrouveraiànotremétairie.Vite, elle posa undernier baiser sur le front de son enfant etMary s’enfuit, leste commeune
oiselle.Saisissantauvollepoèmecommencélematinmême,Glorianas’aventuraàsontourhorsdesachambre.Elleatteignitlescommunssansencombre;là,elleeutfortàfairepoursouleverlabarreetfaireglisserlesverrousd’unepetiteportedonnantsurlesjardins.Quandlebattants’ouvritenfin, elle se crut sauvée car ellepensaqu’onne la chercherait pasdans ce recoinde lagrandedemeure.Las, le sortétaitcontreelle—caraprèsavoirparcouru lamaisoncommeunouragan,ce fut
justementlàquelesmercenairesdeCharlesseregroupèrentpourseconcerter.Dèsqu’ilsvirentlafrêlejeunefemme,ilsseruèrentsurelleetluitranspercèrentlecœurdeleursdagues.Ellemourutparmilesroses,lesyeuxlevésverslecroissantdelune.Aiguillonnépar l’inquiétude,Archerrevintdès le lendemaindesavisiteaucardinal,et trouva
sonchâteaumisàsac.Lecœurserrédeterreur,ilseprécipita,soulevantlestapisseriesdéchiréesetenjambant les meubles brisés, vers la chambre de sa bien-aimée. Tous les serviteurs s’étaientenfuis.Personnepourluidirequelmalheurs’étaitabattusursamaison.Ilressortit,sautasursoncheval, et parcourut son domaine au galop en criant le prénom de sa femme. Vers le soir,désespéré, il prit le chemin de la masure— celle devant laquelle il avait vu Gloriana pour lapremièrefois.Là, il trouva son fils, sain et sauf, bien soignéparMary, lapetite servante, qui lui raconta en
pleurantcommentsamaîtressel’avaitchargéedemettrel’enfantenlieusûr.Lacomtesseauraitdûles rejoindre ; Mary l’avait attendue. En vain. Archer la remercia d’avoir sauvé l’enfant et luidemandadedemeurerlà.Quantàlui,ildevaitsavoirlesortdesonépouse.Ilretournadoncauchâteau,parcourutdenouveaulessallesetlesgaleries;puis,commesison
proprecœurl’attiraitverssonmalheur,ildescenditaujardin.Etlà,parmilesroses,iltrouvasachèreépouseassassinée.Agenouilléprèsd’elle, il pleura en serrant sesmainsglacées entre les siennes.Unparchemin
tachédesangglissadesesdoigtsblêmes ; il le ramassaet lut ledernierpoème, inachevé,desarose.Commeunepierrelissej’allaismedurcirQuandparunsoiréclatantdel’étéUnbeaudestinafondusurmoipourmedireDansquelbutetpourquijevivraisJedonneraimavieetaussibienmonâmePourt’épargnerletroubleoulechagrinAtoi,pourtoi,moncœur,monamouretmaflammeJetelivrepourfairequ’ilteplaîtFoudedouleur,Archersoulevalecorpssansviedanssesbrasetl’emportaverslamaisonaux
roses.Là,laservanteMaryl’aidaàdonneràlajeunemorteunehumblesépulture.Carlecardinalavaitrefusédeselaisserfléchir;ilaccusaitlajeunefemmedepratiquesobscuresetmenaçaitsonépoux de la livrer à l’Inquisition. Aucun prêtre n’accepterait désormais de l’inhumer en terreconsacrée;elledevaitdoncreposersouslerosierdeleurpremièrerencontre.Eperdudechagrin,Archernevoulaitpasrevoirsonpère.Ilchoisitdeseréfugierdanslafamille
deMaryoùilpassasesjournéesàpleurersonamouretàchérirlepetitAlexander.Uneobsessions’étaitemparéede lui : cetteunionqu’on lui reprochait, ilvoulait la jeterà la facedumonde. Ildécidaderedessinersonblason,celuid’unedesplusgrandesmaisonsduroyaume,pourenfaireunmonument à son amour perdu. Il prit sa dague et la fit fondre, et de cemétal, il façonna unmédaillonsurlequelilgravalenouveaumotif.AutantlajeuneMaryétaitbonne,autantsonpèreétaitunêtreretorsetmanipulateur.Ungrand
seigneurvivaitmaintenantsoussontoit,etilétaitbiendécidéàtournerlasituationàsonprofit.Unjour, il vint trouver Archer et lui dit que s’il était prêt à y mettre le prix, il pouvait l’aider àretrouversonépouse.Archerpromittout,terresetrichesses;l’hommeluiréponditqueleprixàpayer seraitpeut-être encoreplus élevémais le jeuneveufbalaya toutes lesobjectionsen jurantqu’ilétaitprêtàdonnertoutcequ’onluidemanderaitpourquesaroseluisoitrendue.
Lesoirmême,ilsuivitsontentateurjusqu’àunepetitecabanedepierreaumilieud’uneforêt.Enentrantdanslaclairière,leschevauxsecabrèrentetrefusèrentd’approcherdavantage.LepèredeMarymit pied à terre et resta près desmontures, en expliquant que si quiconquepouvait réunirGlorianaetArcher,ceseraitlafemmequivivaitsouscetoit.« Voilà donc la magie noire que tant d’hommes redoutent », pensa Archer en frappant trois
coups à la porte. Une affreuse vieille lui ouvrit, une cape sale jetée sur ses maigres épaulesvoûtées;sonœildroitétaitlaiteuxetaveugle.—Jet’attendais,coassa-t-elle.Quecherches-tu,l’amour?Unejoliefemme?—Cellequejechercheestmafemme,laplusbelleetlaplusnoble.—Elleavaitlepouvoirenelle,n’est-cepas?Elle frottait sesmainsparcheminées l’unecontre l’autre en contemplant l’hommeéperduà sa
porte.—Elleconnaîtcertainssortilèges…Lavieillel’interrompitbrutalementencrachant:—Elleneconnaîtplusrien,ellen’estplusparmilesmortels.Pourtant,jeveuxt’aider.As-tuun
objetayantappartenuàGloriana?Archerfuttroubléd’entendreleprénomdesabien-aiméesurceslèvresméchantes,maisilétait
allé trop loin pour reculer. Depuis le drame, il portait sur son cœur le poème de Gloriana, sadernièrepreuved’amour.Sansunmot,illetenditàlasorcièrequilelutavidement;sonœiluniqueétincelaitdejoiemauvaise.—Ellet’adonnésonâme,c’estécrit!ricana-t-elle.Celaaforcedecontrat.Jepeuxt’aider!Alors,ellefitentrerArcherdanssonantreetluiexpliquaqu’elleneramèneraitpasGlorianadu
mondedesdéfunts.En revanche, lorsque lamort fondait surun innocentavant l’heure, sonâmerestait souvent liée à la terre sans pouvoir prendre son envol. Elle devinait que Gloriana, âmeimprégnéedemagie et inquiète pour la sécurité de son fils, s’attardait ici-bas.Elle se proposaitdoncdelamaintenirdanscetteerrancejusqu’àcequel’enveloppemortelled’Archersuccombeàsontour.Ilsrenaîtraientalorsensemble,etleurdestinéelesréuniraitdansuneautrevie.—Tonâmesouffre,affirma-t-elleenseléchantleslèvres.Quelleimportancedelarevoirdans
cettevieoudanslasuivante?Aprèsquelquesinstantsderéflexion,Archeracceptacemarché.Illuisemblaquedecettefaçon,
sa chère rose et lui-même se soustrairaient aux dangers qui les cernaient de toutes parts. Leurbonheur leur serait renduet ilsvivraientensemble,vieilliraientensemble,mourraientet seraientréunisauparadisoùilspasseraientl’éternitédanslesbrasl’undel’autre.Ilenvintmêmeàdésirerardemmentlamort,pourhâterl’avènementdecebonheur.—Maiscommentlareconnaîtrai-je?demanda-t-il.Lavieilleréponditquedessignesleurseraientdonnés,suffisammentclairspourquedesêtres
comme eux ne s’y trompassent point ; et le premier de ces signes serait la force irrésistible del’attirancequ’ilsressentiraientl’unpourl’autre.Archerexigeadesgaranties,unélémentconcret,indiscutable ; ildevaitavoir lacertitudeque la femmequ’il tiendraitdanssesbrasseraitbiensarose.L’affreusevieilleprotesta,discuta,etacceptaenfinde faireensorteque l’époused’Archerrevienneàluiporteused’unsymbole:sonblasonrecréé,aveclarosepleurantsonpétale.
—Tuessatisfait?Cesigne,ledernierdesfousseraitcapabledelereconnaître.Tunepourrasrécusertatendressequandelleporteratonblason.Ladouleurn’avaitpasvaincul’orgueild’Archer:ilexigeaencoredelasorcièrequesonâme
revienneàlaviedanssapropredescendance.Sonhéritierdevraitavoirl’intelligence,laforce,labeauté et aussi la richesse. Pour Gloriana, il ne demanda qu’une chose : qu’elle soit légère etrapide,afindepouvoirtoujourséchapperaudanger.—Etcesontlàtoutestesconditions?s’enquitlasorcière.Tuneveuxriendeplus?Le contrat fut scellé et elle semit à l’œuvre.Quand le liquide noir de son chaudron semit à
frémir,ellefroissalepoèmedeGlorianadanssamaingriffueetprononçad’unevoixterrible:—Notreaccordestconclu,fondésurlecontratTracéparlamainfroidedelajeunemorteQuandceseigneurfranchiraladernièreporteSontendreamourperduviteilretrouvera.Archer vit le précieux parchemin tomber en cendres, brûlé par les flammes bleues qui
jaillissaientdelapaumedelasorcière.Avecprécaution,elleenversalescendresdanslechaudronquibouillonnafurieusement.Puisellesaisitunedague,arrachalemédaillondesmainsd’Archeretle griffa au revers à trois reprises. D’infimes fragments de métal tombèrent encore dans lechaudron,quisiffladeplusbelle.Elle saisit alors lamain d’Archer et, dans un affreux rire triomphant, déchira de sa dague la
paume du jeune seigneur. Son sang tomba à grosses gouttes dans le chaudron ; le liquide noirs’apaisaaussitôt,devintlisseetluisantcommelasoie.Alors,aumoyend’unecuillersculptéedansunos,lavieilleremplitdecesérumunbolgrisauxcontoursirréguliers.Epouvanté,Archercrutreconnaîtreuncrânecoupéendeuxetévidé.Lasorcière lui tendit lapotionen luiordonnantdeboire;illuttacontrelevertigequis’emparaitdelui,obéit,etentenditscander:—GardeleursâmesliéesdanstapoigneQu’ellesseretrouventparceblasonMaischaquefoisqu’ellesserejoignentLamortvientaprèslapassion/—Lamort?cria-t-il,horrifiéparlesderniersmotsdelaformule.Maisqu’as-tufait!C’estune
vieentièrequejetedemande,laviequ’onnousavolée.Sous ses yeux, le visage parcheminé de la vieille changea. Sonmenton devint lisse, son œil
laiteux limpide, son regardbrillad’unéclat jaune.D’unélan, soncorpscontrefait se redressaetArchervitdevantluiunjeunehommeàlabeautéféline,enveloppédansunegrandecapeparcourued’ondesdefeu.Horreur,lasorcièreétaitunserviteurdudiable…—Tu aurais dû y penser avant de fermer la porte du ciel à ta bien-aimée, semoqua le beau
démon.Ilrit,etsesdentsapparurent,aiguëscommecellesd’unchat.—Tuauraisdûtepréoccuperdavantagedesonâme.Maisnecrainsrien,pauvreégoïste,tula
reverras!Encoreetencore,etchaquefois,elleporteratonprécieuxblason!Etdetouteéternité,turevivraslaterribledouleurdelaperdre!
—Non!hurlaArcherentombantàgenoux.Jet’enprie,accorde-nousunevie.Unevieentièreensemble!Ledémonéclatad’unrirecruel;Archerlesupplia,encoreetencore,longtemps,maisrienn’y
fit.Parsoninconscience,ilavaitcondamnésonâmeainsiquecelledesaroseàuncycleéternelettragique.Commeill’avaitsouhaité,ilsseraientliéspar-delàlamort…maischaquefoisqu’ilsseretrouveraient,leurbonheurseraitbriséetsonamourluiseraitrepris.Sitonamourportel’emblèmedetaMaisonPrendsgardecarcelienserarompudeforceEnsorceléd’amouràperdrelaraisonLetempsvousestcomptédèslapremièreamorceSituveuxdumalheurunjourvouslibérerSachequ’iltefaudrauneâmegénéreuse.
10
C’étaittout.Lestroispagessuivantesmanquaientetl’histoires’arrêtaitlà,aumilieud’unpoème.Survoltée,jerefermailelivreetsaisismonportablepourappelerAngelique.L’heures’afficha…1 h 10 du matin ! Je lisais depuis des heures. Etait-ce l’effet du café ou l’adrénaline ? Je neressentaisaucunefatigue.Quandjevoulusm’étirer,enrevanche,moncouémituncraquementsinistre;j’avaislesjambes
lourdeset ledosdouloureux.Jesautaisurmespiedsetmemisàarpentermachambrepourmedélasserettenterdefairelepoint.Bon,jevenaisdelireunconte.Unmélangesavantderomantismeetd’épouvante,éventuellement
fondé sur un fait historique : le changement de blason décidé par le comte d’Aglaeon aprèsl’assassinatdesafemme.Quantaureste…Jenedevaissurtoutpasmelaisserimpressionner:justeavant de me plonger dans cette histoire, j’avais parcouru des fables traitant de sorciers et dechevaliers,d’innocentesdemoisellesetdedragons.Unfatrasinvraisemblable,surtoutlesdragons.J’avaisbeautenterdemeraisonner,l’effetextraordinairedurécitnes’estompaitpas.C’étaitune
sensation indescriptible, comme si chacun demes nerfs vibrait, comme si jeme réveillais d’unlongsommeil,commesijetombaispiedsjointsdanslaréalitéaprèsavoirvécudansunsonge.Est-cequejedéraillais?Monpendentifétaitsansdouteancien,ils’yrattachaiteffectivementune
légende,ouplutôtune« tradition», comme ledisaitde façonsi rassurante lepremier livrequej’avaisconsulté,maiscelan’allaitpasplusloin.Iln’étaitsurtoutpasquestionde«destinée»,de«fatalité»,voirede«malédiction»!Ethanétaittombésurcemédaillonparhasard;ilavaiteulachancedetrouverunobjetraredansunvide-grenieretvoilàtout.Imaginerquemonpendentif,parjenesaisquellemagienoire,medésignaitpourjouerunrôletragiquedansunehistoired’amourmaudit…c’étaittotalementabsurde!D’autresfemmesl’avaientporté,autourducou,commemoi,ou en broche, comme dans mon rêve… quand il était tombé juste avant que je ne meure dansl’incendie…Reprenons.D’autresfemmesl’avaientportéetjenesavaisriend’elles;celanesignifiaitpasque
leurhistoires’étaitmalterminée.Quantauxtroisgriffuresaudosdumédaillon,ellesnepouvaientavoirétéfaitesparundémonaufondd’uneforêt.Jetournaisdansmachambre,enproieàunefébrilitéincontrôlable.Bon,d’accord!Admettons
l’impossible une minute, mais allons au bout du raisonnement. Si je portais bien le blasonlégendaired’Aglaeon,s’ilavaitbienfaitsoncheminjusqu’àmoi,sapropriétairelégitime…j’étaiscenséeme croire liée, au-delà des siècles, àBrendan ? Brendan l’Indécis ? J’éclatai de rire enimaginantArcherseprésentantàlaportedesarose,débordantdetendresseetd’admiration…etfaisantmine de ne pas la reconnaître le lendemain quand elle cherchait à luimontrer la beautéd’unecoccinelle!Coccinelle…Mon rire s’étrangla. Un souvenir venait deme glacer : j’entendais encoremon
cherEthanmedire, enm’offrant le pendentif : « J’espère qu’il te portera chance,Coccinelle. »Sansregardercequejefaisais,j’airaflématassesurlatabledechevet,etmesmainstremblaientsifortquej’airenversélefonddecaféfroidsurmoi.
Avecuneexclamationexcédée,jemesuisprécipitéedanslasalledebainspourmouillerlecoind’uneservietteettamponnerlestachesquis’étalaientsurmondébardeur.Monrefletdanslemiroirme fit peur : avecmon regard terrifié et mes cheveux en bataille, je commençais réellement àressembleràl’âmeréincarnéed’unesorcièrepaysanne.Saufquemavien’étaitpasunconte!Oui,pendant quelques années, j’avais connu le bonheur… puis mon frère adoré était mort d’uneméningite. Et ma mère était tombée malade à son tour, elle avait épousé ce sinistre crétin deHenry…Mauvais calcul, mon parâtre avait manqué me tuer en conduisant en état d’ivresse et,maintenant,j’affrontaisuneméchantepetiteprincessedeManhattan,toutenhabitantchezmatanteChristine,quim’avaitrecueillie…TanteChristine,mamarraine.Ellesecomportaitentoutpointcommeunebonnefée.Alors,sansblague,moi,jevivaisvraimentunfichucontedefées?—Tuseraisunecomtesse,puisqueGlorianaaépouséuncomte…Voilà,jedevenaisfolle,jedisaisn’importequoi…etjesentaisbienquejecommençaisàcroire
à l’impossible. Le cœur tambourinant, je me suis aspergé le visage d’eau fraîche et j’ai tentéd’évaluercalmementlasituation.Lalégendeparlaitdessignesgrâceauxquelsleseigneuretsadamepourraientsereconnaître;
quelssignesavais-jepurepérer,àpartmonattirancetoutàfaitdémesuréepourBrendan?Dèsquejemesuisposélaquestion,lesréponsessonttombéescommeunepluiedemétéores.Brendanétaitintelligent,trèsintelligentmême,etArcheravaitdemandél’intelligencelorsdesaréincarnation.Ils’appelaitBrendanAlexanderSalinger—Alexandercommelefilsd’Archer.Quantàmoi,j’étaisplutôt rapide,commedevait l’êtreGlorianapouréchapperaupéril.Brendanétaitégalement trèsfort,ilavaitrenversécemonstred’Anthonyd’unepichenette.Ilétaitbeau,incroyablementbeau,etsafamilleétaitvraisemblablement trèsriche(celadit,c’était lecasdepresquetous lesélèvesdulycée).Enfait, lesigne leplusstupéfiantde tous,c’étaitcettereproductiondublasondanssoncasier.
Tremblante, je me suis cramponnée au lavabo en me demandant ce que ce motif pouvaitreprésenterpourBrendan.S’intéressait-ilàl’occulte,avait-ilvucemotifdansunlivrecommejevenaisdelefaireouétait-ce…leblasondesafamille?—Leslampadaires,c’étaitvraimentunavertissement,commelepenseAngelique?J’aiscrutémonvisagedanslemiroir,mafrangebrune,legraindebeautésousmonœildroit.
Unvisagetoutàfaitordinaire!Toutenmoiétaitordinaire.Acetinstant,lalumièredelasalledebainss’estmiseàclignoter,l’intensitéadiminué…Ausecours!Mesnerfsontlâché,jemesuisenfuiecommeunlièvre.Dansmachambre,jeme
suisjetéeàplatventresurmonlitetmesuisagrippéeàmacouette,merefusantàregarderparlaporte ouverte pour voir si, de nouveau, une force surnaturelle grillait une ampoule pourm’envoyerunincompréhensiblemessage.Lepremier choc passé, j’ai relevé lentement la tête, risqué un coupd’œil…La lumière de la
salledebainsbrillaitsereinement.—Cette fois, tu es bonne pour l’asile. Ta pauvre tante va te faire enfermer dans une cellule
capitonnée.Tutemetsàcroireauxcontesdeféesetàvoirdesmessagespartout,tutecroismêmecondamnéeàjenesaisqueldestintragique…Etenplus,tuparlestouteseule.Jetirailacouettesurmatête.J’étaisfatiguée,unpointc’esttout.Jen’avaisplusmonbonsens
parcequejedormaismalcesdernierstemps…àcausedecesrêvesbizarresoùjevivaisàd’autres
époques.Où,vêtued’unerobed’autrefois,jem’occupaisd’unrosieretmeretrouvaiscouvertedesang.Oùmonfrèrememettaitengardecontreuncertaingarçon.Oùjemourais,chaquefois.Jepressaimonoreillersurmoncœurdetoutesmesforces.Tenduecommejel’étais,lemoindre
sonmesemblaitassourdissant,mêmelacirculationplutôtcalmeàcetteheure,mêmemonpropresouffle.Jen’allaiscertainementpasdormirdelanuit.About,j’airejetémacouette,sautédemonlitetjesuisallée,pardéfi,éteindrelalumièredelasalledebains.Puisjemesuisrecouchée,monordinateur portable sur les genoux, et j’ai tapé « rêves de réincarnation » dans le moteur derecherche.Plusd’unmillionderéponses!Lepremiersitequim’asembléunpeusérieuxexpliquait:«Lesouvenirdeviesantérieurespeutsemanifesterauniveausubconscientdanslesommeil.Il
estplusvraisemblablequelesimagesquevousvoyezsontglanéesdansdesfilmsoudesémissionsdetélévision…Enfindecompte,seulceluiquirêvepeutdéterminers’ilretrouveréellementdesélémentsd’unevieantérieureous’ilsouffred’unmentalsurexposéauxmédiasdemasse…»…«S’ils’agitbiend’unevieantérieure,ilfauttenterdetirerlemessageauclair.Pourlaplupartdesadhérentsdelathéoriedelaréincarnation,l’âmerevientpourapprendreuneleçonnécessaire,oupour expier une mauvaise action commise dans une autre vie. Une fois libérée, l’âme pourracontinueràexistersurunautreplan…»J’aicliquésurquelquesautressites,sansrientrouverquipuisseconfirmerqu’undémonaurait
liémonâmeàuncycleéternelde renaissancesetdemortsviolentes.L’écrandevenait flou,mespaupières s’alourdissaient ; j’ai éteint l’ordinateur et laissé tomber ma tête douloureuse surl’oreillerenmetournantversleréveilàmonchevet.5h46!Jedevaisêtreencoursdansmoinsdetroisheures.Blottie sousma couette, les yeux grands ouverts dans le noir, je ne savais plus commentme
détendre.Unepartdemoiavaittrèsenviededormir;maisl’autre,dominante,étaitterrifiéedeceque jepourrais rencontrerdansmesrêves.Chaquefoisque jem’assoupissais,cetteangoissemepropulsaitbrutalementàlaconscience.Je finisparm’endormir alorsque l’immeuble en face émergeait commeunvaisseaugrisdes
brumesde l’aube.Quand la sonneriedu réveilvrillamesoreilles, ce fut commesion soulevaitmes paupières avec un pied-de-biche. La première chose que je vis fut un épais brouillard, desgouttesdepluiequiroulaientsurlesvitres.J’allaisencorevivreunejournéeformidable.Ashleyn’avait pas envied’attendre sous lapluie ; ellemontamechercher, et ouvrit desyeux
rondsenvoyantmatête.—Salut…Jen’aipastrèsbiendormi.Enmettantboutàboutmesbrefsmomentsd’inconscience,j’avaisdûcumulerquatre-vingt-dix
minutes de sommeil. Aux petits soins, ma tante me fit du thé en fulminant contre « la chargevraimentexcessivede travailscolaire».J’avaiseffectivementétudié,cettenuit,maispaspour lelycée.Bientôt,lapluiecessamaislebrouillardpersista,froidetsinistre;avecsagentillessehabituelle,
tanteChristinemedonnaunbilletdevingtdollars toutneufpourquenouspuissionsprendreuntaxi.—Celamefaitmalaucœurdetevoircharriertantdelivres,soupira-t-elleenvoyantlaserviette
quicontenaitleslivresd’Angelique.
Laportièredutaxiétaitàpeineclaquéequ’Ashleyfouillaitdanssasacocheetmetendaitunstickanticernes.—Jetejure,ondiraitquetusorsd’untournoideboxe.Atterrée, jemecontemplaidans lepetitmiroir.Mesyeuxn’étaientplussimplementcernés, ils
avaientl’airpochés.Jen’avaispastropprislapeinedemecoifferavantdepartir;heureusement,Ashleyavaitégalementunepetitebrossedanssonsac.Lesnœudsétaientparticulièrementtenaces,cematin;jefinisparmefaireunenatteetmecouvrirlatêteavecunevieillecasquettedebase-ball.Quantàl’anticernes,c’étaitundésastre:leproduit,choisipourlapeautrèsclaired’Ashley,nemeconvenaitpasdu tout.Onauraitditdesplaquesdecraie.Horrible.Découragée, je lui rendissonmiroir.—Tuasunemineépouvantable,dit-elleavecbeaucoupdeconviction.Excuse-moi,mais…—Pas de problème, j’avais remarqué.Enfin, c’est jeudi, plus qu’une journée à tenir avant le
week-end.—Tuasvraimentpassélanuitàétudier?Moinonplus,jen’yauraispascruunseulinstant.—Non.Jemesuislancéedansunprojetet…Jelaissaimavoixs’éteindre,tropfatiguéepourmentirdavantage.Quoique,aufond,cen’était
pastoutàfaitunmensonge…Letaxisetrompad’adresseetnousdéposaunpeutroploin.Nousdûmesmarcher,moi,traînant
lespieds,Ashley,portantmonfardeaudelivresets’efforçantdem’encourager.Lorsquelelycéeémergeadubrouillard,moncœurfitunbondetseserraaussitôt.Adosséàlaboîtepostalehumide,la capuche de son blouson tirée sur son front,Brendan était de retour. Il surveillait la directionopposée.Ladirectionpar laquelle j’arrivais habituellement ?Avecun regard entendu,mapetitecousinemeplantalàetseruaversl’entréeenlançantàhauteetintelligiblevoix:—Atoutàl’heure,Emma!Il s’est retourné, sonvisage s’est illuminé…mais il avite changéd’expressionenvoyantma
tête.Gênée,j’aibaissélesyeux,trèsheureused’avoirmavieillecasquettepourcacherunpeulesdégâts.—Emma,salut!Ilarejetésacapucheenarrièreenécartantsescheveuxhumidesdesonfront.—Dis,tutesensbien?—Jemesuiscouchéetard.Je…lisais?Jenesaispaspourquoicelasortitcommeunequestion.Ductacautac,ilrépliqua:—Tu«lisais»,c’estcommeçaquedisentlesjeunesd’aujourd’hui?Et aussi simplement que cela, la connivence se réinstalla entre nous. Où étais-je allée me
fourvoyercettenuit?Nousétionsnous,pasdespersonnagesde légende!Jevoyaismalun typesolennelcommeleseigneurArcherentraindetaquinersaGloriana.Lecœurléger,toutàcoup,jeluiai tiré la langue;uneréactionquimanquaitsansdoutedematurité,mais j’étais tropfatiguéepourfairemieux.—Emma,jet’attendaispourtedemanderquelquechose,seulement,tum’asmisenretardpour
monpremiercours.Typique.Tune faisquemecréerdesennuis.Onsevoitencoursd’anglais,d’accord?Alorsquejevacillaisencoresousl’effetdesonsourire,ilagravilesmarchesetm’aouvertla
porte ; jemesuisretrouvéedanslehalld’entrée,unpeuétourdie,ensachantquejen’avaisplusquetroisminutespourdescendreàmoncasieretfilerautroisièmeétagepourmonpremiercours.Jemesuisécrouléeàmaplaceàl’instantmêmeoùlaclochesonnait.Unefoisdeplus,lescoursdéfilèrentsansquej’encapteunmot.JedusrépéteràJennquejene
mesentaispasbien;cettefoisaumoins,matêteconfirmaitmesdires.J’étaisdansunétatbizarre,éreintée et pourtant galvanisée par une idée fixe : arriver en cours d’anglais, découvrir ce queBrendanvoulaitmedire.Voulait-ilcopiermesnotes,m’emmeneraucinéma,m’entraînerdansunamourmaudit?Lesheurespassèrentavecunelenteureffroyable;enfin,lemomenttantattenduarriva!Enfin,je
pusmedétendre!D’uninstantàl’autre,Brendans’avanceraitversmoi,jeretrouveraisl’éclatdesesyeuxvertsetsonpetitsouriresecret…Ilarrivaenretard,bienentendu,unbrefinstantavantqueM.Emersonn’entredanslasalle.J’eus
droitàunsalutdumenton,unsourire…etils’installafaceautableau.Attendez…ilmetournaitledos?Sansunmot?Celal’amusaitdejoueravecmesnerfs?Folle de rage, j’ai lancé un grand coup de pied dans son bureau.C’est parti tout seul, je n’ai
mêmepasréfléchi.Commej’avaisdessemellesdecaoutchouc,çan’apasfaitgrandbruitmaislatableaglissédeplusieurscentimètresenavant.Ils’estretourné,stupéfaitmaisnarquois.Jeluiaijetéunregardmauvais;sansunmot,ilatendulamain,vivement,etm’apincélegenou.Saisie,j’aipousséunpetitcrietluiaijetémonstyloàlatête;ilaéclatéderire.Notreagitationn’avaitpasencoreattiré l’attentiondeM.Emerson,quidisposait sesnotes sur
sonbureau.Avecbeaucoupdesérieux,Brendanmurmura:—Jevois,tucherchesencorelabagarre!Avantquejenepuisserépondre,ilsepenchaversmoietajouta:—Je serai absent cet après-midi et demain, alors essaiedenepasdéclarerdeguerres, oude
fairelapeauàtouslesjuniors.—J’allais juste tabasserquelquespetits freshman, ai-je répliqué sur lemême ton. Jepeux très
bienlefairesanstoi.—Bon,d’accord,justedesfreshman.Ilritencore;laclasseentière,fascinée,suivaitnotreéchange.—Bon,écoute…M.Emersonsortaitseslunettesdeleurétui,nousn’avionsplusquequelquessecondes.Brendan
asoufflé:—Jevoudraisvraimentteparler,d’accord?Maissanspublic.C’estquelnuméro,toncasier?—Huit.J’aiunechancefolle:ilestausous-sol.—Nul!Je hochai la tête, tout à fait d’accord avec lui mais un peu dépassée par les événements. La
violenceétaitdonclebonchoix?C’étaitlasolutionpourdébloquerlessituations?Sijedonnais
uncoupdepieddanslebureaudeMmeDell,jerelèveraismamoyenneenlatin?M.Emersoncommençasoncours.Excédéeparlepoidsdesregardsdetoutelaclasse,j’essayais
demeconcentrerquandJennmelançauncoupdecoudeenmemontrantsoncahier.Ellevenaitdegriffonner:«Pourquoitunem’asriendit?»Jecherchaimonstylopourluirépondre,maisjel’avaisjetésurBrendanetnepouvaisplusle
récupérer sans attirer l’attention du prof. Jenn me tendit l’un des siens. Sous son message, jegriffonnai«Iln’yaRIENàdire!!!»,ensoulignantbienle«rien».Aussitôt,elleajouta:«Arrête,cen’estplusunsecret.»Lecontexteneseprêtaitpasauxgrandesexplicationset,d’ailleurs,jenesavaispasjusqu’oùje
voulais me confier. Je ne pus que hausser les épaules ; frustrée, elle me lança un regard quisignifiait:«Onenreparlera.»Alacloche,Brendanfilacommeunefusée.Jedescendisàmoncasier,netrouvaipersonne,et
patientaipendantdixdesprécieusesminutesprélevéessurl’heuredelapausedéjeuner.Seulementvoilà,ilnesemontrapas.Normal.Encoreunweek-endd’enferenperspective,j’allaispenseràluitoutletempsenmedemandantdequoiilvoulaitmeparler.Lapluiemeretintàlacafétériamais,enesprit,jevoguaislibrementenpleincielentrelescontes
de fées et les amoursmaudites. Comme je ne déjeunais plus au lycée depuis quelque temps, jen’étaispasaufaitdesderniersdéveloppements.JedécouvrisqueKristinetAnthonyavaientdésertéleurs tables respectivespour rejoindrecelledesélèves lespluscooldu lycée. J’étaisparvenueàévitertoutcontactavecAnthonyjusqu’ici,maislasalleétaitpetiteetnosregardsnetardèrentpasàseheurter.Ilarticulauneinsulte,jeluilançaiunregardtorve.Celaauraitpudurerlongtempscarnousnevoulionsdétourner lesyeuxni l’unni l’autre,mais j’entendisqu’onparlait de lui àmatable.Surundernierregarddemépris,jemedésintéressaideluipourtendrel’oreille.SadéfaitefaceàBrendan,etlefaitqu’ilaitavouéqu’ilmentaitausujetdemacousine,semblait
avoirdéclenchéuneréactionenchaîne:toutelaclassepassaitenrevuelalistedesesconquêtesens’interrogeant sur leur réalité. J’entendis le nom de Kristin (« Elle, c’est sûr »), et ne pusm’empêcherdemedemanderpourquoielle revenait toujoursvers lui, aprèsqu’ilavaitexpliquétrèspubliquementjusqu’oùelleétaitprêteàaller.Unpeuétourdieparlafatigueetlefeucroisédesopinions,j’aiterminémaboissonénergétique
etdemandéàCisco:—KristinetAnthony,c’estquoi,leurhistoire,aufond?—Elles’estjetéesurluidèsqu’ellel’avu,lepremierjourdenotreannéedefreshman.Elleétait
folledeluietnefaisaitaucuneffortpourlecacher.Aufond,rienn’achangé.Deloinenloin,ilrevientverselle,puisillaplaquedenouveau.Ellemarcheàtouslescoups.Ilsecoualatête,désabusé.—LesThornfontpartiedel’aristocratienew-yorkaise,etelles’estmisentêtequ’ilfallaitavoir
lemêmegenredepedigreepourméritersonattention.—Toutdemême,lafaçondontAnthonylatraite…Elledoitbiensedouterqu’illaridiculise!—Apparemment pas.Elle estmême très satisfaite de son image, et elle a réussi à s’entourer
d’unepetitecoteriedecrétinsquisontdumêmeavis.Bref,Anthonyrestesondieu,quoiqu’ilfasse.Jenel’aivuecraquerquepourunseulautregarçon.Tudevinesqui?
Jelevailesyeuxauciel.—Ils’agitdequijepense?—Gagné!Maislui,ilnepeutpaslavoirenpeinture,etMissMondeluienveut…maisellea
encoreespoir.—Pourtant,KristinetAnthonysontdenouveauensemble?—Plusoumoins.Jepensequ’ilssesontsurtoutalliéscontreunennemicommun.Sonregardappuyémontraitclairementque,cetennemi,c’étaitmoi.J’ai laissé tombermatête
dans mes mains. Au fond, pourquoi m’inquiéter d’une hypothétique malédiction ? Ces deux-làauraientmapeauavantlesvacancesdePâques.
***
Evidemment,Angeliqueouvritdegrandsyeuxenmevoyantentrerentraînantlespiedsenlabodechimie.—Teslivressontdansmoncasier,ai-jesoupiréenm’asseyantprèsd’elle.J’ailutoutelanuit…
cequiexpliquemamineresplendissante.—Tuasdécouvertquelquechose.Quelquechoseachangé,jelesens.Non,onnelafaisaitpasàAngelique.J’avaisdumalàmefaireuneopinionsurlaréincarnation
etlesamantsmauditsmaisjecommençaisàavoirbeaucoupderespectpourlaperspicacitédemanouvelleamie.— J’ai découvert la signification de mon pendentif et, franchement, je ne sais pas comment
réagir.Dansunsens,celaexpliqueraitbeaucoupdechoses,seulement,sij’ycrois,jen’aiplusqu’àpartiràl’asile.Lespiècess’ajustentlesunesauxautresetdonnentunpuzzletropinvraisemblable.—Jecomprends.Seslèvrestrèsrougesfirentunemouejudicieuse.—Imaginequetuassemblesunpuzzlesansl’imagesurlecouvercle.Jehochailatête:l’analogieétaitbienchoisie.—Ceseraitdifficile,non?Maisaufuretàmesurequetuavancerais,tuteferaispleind’idées
différentesdutableaufinal.L’imagequetuobtiendraisenfindecompteneseraitpasdutoutcelledudépart.—Tuasraison!Jecroyaisassemblerunenaturemorteavecunejattedefruitsetjemeretrouve
faceàunescènedebataillemédiévale!Commeellesemblaitperplexe,j’aisoupiré:—Jetemettraidesmarque-pages.Situasletemps,jetteuncoupd’œiletdis-moicequetuen
penses.M’sieurD.entraitdanslasalle.Jenepusrésisteraubesoind’ajoutertoutbas:—Et tu sais quoi ? Je commence à croire que quelqu’un cherche réellement àmemettre en
garde…ouàmedirequelquechosed’important.
Leseulsouvenirdelalampevacillantedelasalledebainsmedonnait lanausée.Trèsexcitée,Angeliqueasoufflé:—J’enétaissûre!Puiselles’estrenfrognée,lajoueposéesursamaincommeunegamineboudeuse.—J’aimeraisbienqu’unespritentreencontactavecmoi…—Non,ai-jemurmuréenretour.Çaneteplairaitpas,jepeuxtelegarantir.— Je lirai ça ce soir, promit-elle. Laisse ton casier ouvert, j’irai chercher les livres pendant
l’étude.Aprèslecoursdechimie,jesuispasséeparmoncasierpourretirermoncadenasetj’aitrouvé
unmotglissédanslafente.
EmmaJe serai de retour samedi. J’aimerais te voir, si tu veux bien. Il faudrait qu’on parle sans que le lycée au grand
completsoitàl’écoute.BrendanP.S.S’ilteplaît,netabassepersonneaujourd’hui.
Ilmelaissaitsonnuméro.Lepost-scriptummefitsourire.Toutenpliantprécieusementlapetitefeuilleetenlaglissantdansmasacoche,jemedemandaiquandj’allaisdevoirluitéléphoner.Justeaprèslescours?Demainmatin?Jen’euspasàmeposerlaquestionbienlongtemps:deretourchezmoi,jem’étendissurmonlit,disposaimesdevoirsdevantmoi…etm’endormisaussitôt,lenezdansmonlivredelatin.
11
Quand jemesuis réveillée, il était8heures.Paniqueàbord,oùétaitmon téléphone?Sautantaussitôtdemonlit,j’aifouilléfrénétiquementmasacoche,puisdéversétoutsoncontenusurmonoreiller.Pasdeportable.—Maisoùest-ceque…?Là,enpleinevuesurmatabledechevet.Lesmainstremblantes,j’ailissélepetitmotdeBrendan
etcomposésonnuméroenm’efforçantdereprendremonsouffle.Mince,saboîtevocale!Voilà,c’étaitmontourdeparler.— Salut, Brendan. C’est Emma. Je n’ai rien prévu ce samedi, on pourrait se voir. Je suis
d’accord,nousdevrions…parler.Euh,àtoutàl’heurepeut-être.Bon.Aurevoir.Nul,nul,nul!Quelmessagedébile!Aussitôt, jemeposai lesquestionsquifontmal :avait-il
choisidenepasdécrocher?Regrettait-ildem’avoirdonnésonnuméro?J’ai voulu me calmer les nerfs sous la douche et, bien entendu, j’y étais encore quand il a
rappelé. Son message crépitait de parasites, mais le simple fait d’entendre sa voix dans monportablemedonnalefrisson.—Emma?Brendan.Ecoute,jen’aipasderéseauici.Retrouve-moisamediaucoindela79eRue
etdelaVeAvenue,j’yseraià18heures.Fais-moiuntextosic’estpossiblepourtoi.Asamedi.Jedécidaideneparleràpersonnedece…—jen’osaismêmepasappelercelaunrendez-vous.
De toute façon, Angelique et moi avions d’autres chats à fouetter. Aujourd’hui, nous devionsdéjeunerensemblepourfairelepoint.Il y avait deux pizzérias près du lycée ; je choisis lamoins courue, pour être sûre de ne pas
croiser d’autres élèves du lycée. Au moment d’entamer notre conseil de guerre, Angeliquesemblaitbeaucoupmoinssûred’ellequed’habitude.—J’ailul’histoired’Aglaeon.Commentdire…Tuasl’impressiond’êtreGloriana?—J’aisurtoutl’impressiond’êtrefolleàlier.—Emma,Glorianaétaitunepaysanne,etilmesemblequ’Archernetenaitpasdutoutàlavoir
revenirsouslestraitsd’unedemoiselledelabonnesociété.Ellesetutuninstant,retiramachinalementundesesanneauxd’argentetlefittournersurlatable
enformulantsesobjections:— Ta tante fait partie du conseil d’administration du lycée, elle est invitée à toutes sortes
d’événementsculturels.EttamèreaunsuperjobàTokyo.Tun’espasfranchementdel’étoffedontonfaitlespaysans!Jerespiraiàfondenespérantqu’ellemepardonneraitmesmensonges.Pourl’instant,Ciscoétait
le seul à connaître la réalité peu reluisante demon passé. Lemoment était venu de tout dire àAngelique.—Ecoute…iln’yapasdemamanàTokyo.Jesuisvenuem’installericiaprèsavoireuquelques
problèmes…
Jeroulaimamanche,luimontraimacicatrice.Elletombadesnuespuismelaissam’expliquersans m’interrompre. Sans entrer dans les détails les plus pénibles, je lui racontai pourquoi jem’étaisretrouvéeàlachargedeHenry,etcommentsonalcoolismem’avaitexpédiéechezmatante.—Ehben…Jecomprendsque tun’aiespaseuenvied’enparler,dit-elleenfin.Mais tues ici
pourdebon,n’est-cepas?—Autantquejesache,jusqu’audépartàl’université.Sionnememetpasàlaporteavantparce
quejesuisnulleenlatin.Nonseulementellemepardonnait,maisellenesemblaitpaspresséedemeperdre!Celamefit
chaudaucœur.Sanss’attardersurmesrévélations(etsansrelevermalamentablepetiteboutade),ellerepritsonraisonnement.—Disonsquetupasseslaqualificationpaysanne,sijepuisdire.Etpartonsduprincipequetues
une âme réincarnée. Je n’y connais pas grand-chose mais je crois que tu es censée avoir desépisodesdedéjà-vu.—J’aientenduparlerduphénomène;çanem’arrivejamais,ai-jerépondu,trèssoulagée.—Etdesrêvesbizarresoùturetourneraisdansuneautreépoque?—Euh…oui,danscegenre-là.Le temps était venu de lui décrire le rêve où je brûlais dans l’incendie de la grandemaison
blanche, et aussi le tout premier, celui où j’étais vêtue comme au Moyen Age. Elle a réfléchiquelquesinstants.—C’estunehistoiretrèsbelle,tragique.Ilsepeutqu’ellen’aitrienàvoiravectoimaisjedois
direquecerêveressemblefortàunsouvenirdeGloriana…Jefrémisenrevoyantlesfleurstachéesdesang.Trèsdécidée,toutàcoup,Angeliquealancé:—Aufond,onpeutréglerlaquestiontrèssimplement!Iltesuffitderetirercefichupendentif,
etArcher2000nepourratoutsimplementpasteretrouver.Turencontrerasunautregarçon;àmonavis,ilssonttousplusoumoinsinterchangeables.Donne-moilecollier.Elletenditlamain.Instinctivement,jesaisismonpendentifetsecouailatête.—Allez,Emma!Jesaisquetuytiensmaisréfléchisuneseconde.Vraiment,ceseraittenterle
sort!—Mais est-ce qu’on peut seulement lutter contre un sort pareil ? ai-je objecté, incapable de
désarmer.Elle m’a jeté un regard contrarié puis, apparemment frappée par une idée subite, elle m’a
dévisagée.—Tonfrère…ilsemontraittrèsprotecteur?Jepensaiàcejouroùj’étaistombéedevéloetm’étaiscassélacheville;Ethanavaitenvoyéun
voisinchercherdel’aideet,pendantcetemps,ilétaitrestéprèsdemoi,merassurantetmefaisantécouterdelamusiquepourmedivertirdeladouleur.Uneautrefois,ils’étaitbattuavecsonamiTed,qu’iladorait,parcequecedernierm’avaitenferméedansleplacarddel’entrée…—Oui…—Etsic’étaitluiquicherchaitàtemettreengarde?Touscesincidentsbizarres,ceslumières
quis’éteignentsurtonpassage?Ilcherchepeut-êtreàtefairepasserunmessage…Etmoi,jel’ai
bâillonnéavecmonsortdeprotection!Enfin,jesuppose,puisqu’ilnes’estrienpassédepuis.Cela tenaitdebout.Cefutcommesionvenaitd’attacherunbouletàchacunedemeschevilles.
D’unetoutepetitevoix,j’aisoufflé:—Jel’aivu,j’aientendusavoix.Ethanétaitlà,dansmesrêves.—Qu’est-cequ’iladit?s’estaussitôtécriéeAngelique.—Iladit«Çacommence».—Et…?—Etriend’autre!Jemesuisréveillée.—Ilfallaitmeledireplustôt!Elleabattitsapaumesurlatabledansungrandclaquementdebagues.—Voilà,çaexpliquetout!C’estlui,ilchercheàtepréserver.J’ouvris la bouche pour protestermais rien ne vint.Cette idée complètement démente sonnait
juste.Leslarmesmepiquèrentlesyeux,ladouleursourdeetfamilièrem’étreignitlapoitrine.—Tucroisvraimentquemonfrère…?Oùqu’ilsoit,Ethancherchait-ilàmecontacter?Voyantquejepleurais,Angeliqueseradoucit
aussitôt.—Oui,jecomprends,c’estbouleversantpourtoi…maisilfauttoutdemêmetirercettequestion
auclairparceque,sinousavonsraison,tasituationestréellementinquiétante.«Çacommence»…Quandt’a-t-ilditcela?Ethanétaitvenudansmonpremierrêve,lesoirdelasortieauMetavecBrendanetlesautres.Le
soiroùBrendanm’avaitprêtésonsweatetoùnousavionsparlécommesinousnousconnaissionsdepuistoujours.Cettenuit-là,j’avaisrêvéqu’uncoupdecouteauenpleincœurmevidaitdemonsang.Cela,jen’avaispaslecouraged’enparleràAngelique.Pasencoreentoutcas.J’avaisdéjàparcouruunsacréchemin: j’admettaisl’éventualitéd’uneréincarnation(moi,une
paysanne sorcière du XIIe siècle ?) et j’avais énoncé à haute et intelligible voix que, oui, leslampadairesexplosaient surmonpassageetque j’entendaismon frèremortmeparler dansmesrêves.Maisallerjusqu’àmettreàl’ordredujourlathéorieselonlaquelleBrendanSalingerseraitmonâmesœurréincarnée?Jechoisisdementir.—Jenemesouvienspas.—IlyaunrapportavecBrendan,n’est-cepas?Décidément,elleétaitperspicace(outélépathe?)!Sansprendregardeàmasurprise,elleajouta,
pensive:—Cela expliquerait pourquoi il s’est senti obligé de voler à ton secours lundi, alors qu’il te
connaîtàpeine.J’évitaiderépondredirectement,ensoulevantuneautreobjection:—SiEthan cherche àmemettre en garde, cela signifie qu’on peut encore éviter la tragédie,
non?Sitoutétaitrégléd’avance,celanevaudraitpaslapeine.Angeliquehochalatêteavecgravité.
—Je crois bienque tu as raison.Et j’aimerais beaucoup comprendre pourquoi, après tant degénérationsdeGlorianaoud’Emmamaudites,tuauraisunechanced’échapperaumaléfice.—Parcequel’universmedoitbienunpeudebonheur?Angeliquesecoualatête,implacable.— Je trouve juste que beaucoup d’éléments surnaturels gravitent autour de toi. Les rêves, les
avertissements…etmêmelefaitdem’avoirrencontrée,moi,etd’avoirpudécouvrirl’originedusortilège.C’estcommesiuneforceentoiluttaitcontrelamalédiction.—Jenevoispas,ai-jesoupiré,désabusée.Jesuisquelqu’und’ordinaire.—Situétaisunesorcière,ceseraitpluslogique.Lesmaléficesontmoinsdeprisesurnous.—Mais je te l’ai dit, je ne suis pasdu tout branchée sur l’occulte. Jene croismêmepas aux
fantômes.Jeréfléchisuninstantetavouai:—Enfin,jenesaispluscequejecrois.Ellemedévisageaavecattention.— Tu es peut-être née avec certains pouvoirs ? Tu as pu hériter certains… disons certaines
capacités.Aveclaréincarnation,certainsattributssetransmettentdevieenvie.EtsituavaishéritédespouvoirsdeGloriana?Je levai les yeux au ciel. Ma vie m’avait enseigné une chose : je n’avais aucune prise sur
l’existence!—Permets-moid’endouter!—Parceque,maintenant,tucomptesjouerlessceptiques?Demandeàtatante!—Attends, tumevois :«Salut, tanteChristine, jesaisque j’ai lesouriredemamère ;est-ce
qu’elle avait aussi des pouvoirs surnaturels que j’aurais pu hériter ? Ou est-ce que je doisremerciermesviesantérieurespourmesfichuescapacités?—Entoutcas,situétaisunesorcière,celaexpliqueraitpourquoituastachancedetedéfendre.
Ceseraitunsacrécoupdepoucepournous.Elledisait«nous»en toute sincérité. Jem’envoulusdem’êtremoquéedesespropositions :
Angeliqueétaitdansmoncamp,ellemesoutenaitde toutes ses forces. Je tentaide formulerdesexcusesmaisellem’interrompitendemandant:—Ilt’estdéjàarrivédesavoiràl’avancecequiallaitsepasser?C’estuntraitcourantchezles
sorcières « nées ». Le plus souvent, cela se manifeste dans la petite enfance ; on le fait toutnaturellement,parcequ’onnesaitpasencorequec’estexceptionnel.Bêtement,jeplaisantai:—Sij’avaiseucepouvoir,jem’enseraisserviepourgagnerauloto.— Cela ne marche pas comme ça, Em’ ! Essaie de te souvenir. Les pouvoirs peuvent se
manifesterdanslaviedetouslesjours,àtraversdesfaitsinsignifiantsapparemment—commedesavoirquitéléphoneaumomentmêmeoùlasonnerierésonne,ou…—Maismêmesije…Attends!Lespagesmanquantes!Lepoèmeàlafindelalégended’Archer
parlaitdeselibérerdumaléfice,ilétaitquestiond’uneâmegénéreuseoujenesaisplusquoi.
Angeliqueapprouvaetcitad’untrait:—«Situveuxdumalheurunjourvouslibérer/Sachequ’iltefaudrauneâmegénéreuse.»—Waouh!Quellemémoire!—Photographique,confia-t-elle.C’estpourçaquej’aidesibonnesnotes.Veinarde…Elleenchaîna:—Tu as raison, le dernier poème semble bien indiquer qu’il existe unmoyen de rompre le
sortilège.Lemot«généreuse»semblesuggérerqu’ilfautrenonceràquelquechose,oufaireunsacrifice.Unsacrifice?Ellesehâtadepréciser:—Pas un sacrifice humain ! Enfin, j’en doute. Ecoute, je vais demander àmamère de nous
trouverunautreexemplairedecelivre.Ceneserapasévident,parcequ’ilesttrèsrare,maisnousavonsbesoindelirelafindecepoème.Ellem’atoiséeensilencequelquesinstants,etaconclu:—Emma,Brendanest concerné, c’est certain ; j’attendrai justeque tu te l’avouesà toi-même
avantdet’enreparler.Elleavaitditcelad’untontoutàfaitprosaïque,enappuyantmêmesur«Brendan»avecunpeu
d’ironie,commepoursemoquerdel’importancequejeluidonnais.Troublée,jemesuiscontentéedebrandirmonportablesoussonnezpourluimontrerl’heure.Nousallionsdevoirretourneraulycéeenquatrièmevitesse!Sur le chemin du retour, tout en trottant près demon amie, je pensais à l’autre avertissement
d’Ethan:«Tun’espasensécuritéauprèsdelui.Tunepeuxpasgardertesdistances?»Ehbien,maintenant,jeconnaissaislaréponse,etc’étaitnon.
12
Bien entendu, le samedi soir, je suis arrivée en retard. A mon premier rendez-vous avecBrendan ! La veille au soir, j’avais mis le turbo sur mes devoirs pour ne plus avoir à m’enpréoccuper de tout leweek-end ; j’avaismême consacré une heure supplémentaire au latin,ma«matierushorribilis»…Enfait, jecherchaissurtoutàéviterderessasser jusqu’à l’obsession lefaitquej’allaispasserdutemps,seule,avecBrendan.J’avaistoutelajournéepourmepréparermaisbienentendu,auderniermoment, j’aidoutéde
meschoix.Cepantalonoubiencelui-ci?Lepullnoir légeravec lesbottes?OuavecmesVansgris?J’étaisdeplusenplusfébrile,etmonindécisionallaitmecoûterchercarjeseraisobligéedecourirpourarriveràl’heure.Commeilfaisaittrèsdouxpourlasaison,monmascaracouleraitetjeseraishorrible.J’aicourucommelevent,etchaqueimpactdemasemellesurlepavéscandaitunesyllabedela
litaniequisedéroulaitenboucledansmatête:cet-te-fois-ci-c’est-pour-de-vrai.Arrivéesurla79eRue,jeralentisetsortismonportablepourvérifierl’heure.Dix-huitminutes
deretard!MaisBrendanétaitlà,affalécontrelepoteaudepierredel’entréeduparc.Franchement,ilnesetenaitjamaisdroitsursesdeuxjambes?Iltenaitunsachetdepapierkraftcommeceuxquedonnentlesrestaurantsdeplatsàemporter.Unpeuessoufflée,j’ailancé:—Salut!—Jecommençaisàcroirequetuneviendraispas.Ilsouriait,maispastantquecela.Gênée,j’avouaifranchement:—Jesuisdésolée.Etreàl’heuremeposeunvraiproblème.Discrètement, je lissais de lamainmes cheveux emmêlés par la course.Ma phrase sembla le
laisserperplexe.—Tun’aimespasêtreàl’heure?—Non!Jeveuxdire…J’adoreraisêtreà l’heuremais jen’yarrivepas.Depuisquejesuisà
NewYork,jesuisincapabled’évaluerletempsqu’ilfautpourallerd’unendroitàunautre.Commejefaistoutàpied,ilmesemblequeçaneprendraquecinqminutes,maisenfait…Son sourire s’élargit ; il semblait trouver mes excuses penaudes assez comiques. D’un
mouvementsoupledechat,ils’arrachaàsonpoteauenlâchant:—Viens,onyva.—Oùdonc?—Dansleparc.Jeconnaisunendroitquivateplaire.Surprise,jejetaiunregardàlaronde.Ildutcroirequej’avaispeurcarilsehâtademerassurer:—CetendroitdeCentralParkest trèssûret,de toute façon, tuesavecmoi.Tum’asvuavec
Anthony?J’assure!Ilprenaitunpetitairbravache,pourplaisanter.J’aihochélatêteenriant,noussommesentrés
dansleparcetilm’amontré,auloin,unédificedepierreperchésurunpromontoirerocheux,une
sortedechâteaudelégendefièrementdressésurfonddesoleilcouchant.—C’estundemescoinspréférés.BelvedereCastle.C’estlàquenousallonsdîner.Nous avons gravi un sentier et débouché sur une esplanade dallée. Le château fantaisiste se
dressaitsurl’undespointslesplusélevésdeCentralPark;delà,ondominaittoutel’étenduedeverduresertiedanslesgratte-ciel.Brendanmelaissaadmirerlepanoramaquelquesinstants,puisilm’entraînadansunescalierquimenaitàunepetitebaiederocheentouréed’unebarrière.Au-delàdecetteclôture,lerocherformaitunlargerebord,puisc’étaitlafalaiseàpicetleplongeonversunétangscintillant.—Regarde,c’estunobservatoire,dit-ilen tendant lamainvers la tour laplushaute.Et là,en
bas,tuvoisl’amphithéâtre?C’estlàqu’onjouedespiècesdeShakespeare,enpleinair,chaqueété.J’aipenséquetuaimeraisvoirça,après…lecoursd’anglais.TuappréciesShakespeare,non?Ilm’asemblé,quandtuaslu…enfin,lepoème…lesonnet.Brendanhésitant,Brendanbredouillantdesphrasesmaladroites ?Stupéfiant !Etbienentendu,
celanedurapas:ileutunpetitsourire—commes’ilsemoquaitdelui-même—,laissachoirsonsachetdel’autrecôtédelaclôtureetlafranchitd’unbondéblouissant.—Hé!protestai-je.Onn’asûrementpasledroitd’allerlà-bas!S’ilsontmisuneclôture…—Lesgardiens font leur rondeplus tarddans lasoirée.Viens, lavueestbeaucoupplusbelle
d’ici.Résignée, je tentaide franchir laclôtureàmon tour :une tentativequimanquadegrâceet se
soldaparunéchec.—Tupermets?Enriantunpeu, ilglissa la têtesousmonbrasetmesouleva,sanseffortapparent,par-dessus
l’obstacle. J’eus l’impression qu’ilme gardait dans ses bras un peu plus longtemps qu’il n’étaitstrictementnécessaire,avantdemeposerendouceursurlatablederoche.Commentai-jeréagi?En faisant un effort surhumain pour avoir l’air de trouver la situation parfaitement naturelle !Négligemment, jeme suis avancée un peu pour évaluer la profondeur du gouffre qui s’ouvraitdevantnous.Finalement,j’avaisbienfaitdechoisirmesVans,quiadhéraientbienaurocher;mesbottesm’auraientprécipitéedroitdanslevidecommedesrollers.— Je suppose que le seul moyen de ressortir d’ici est de passer de nouveau par-dessus la
clôture?—Onpeutaussifaireletourduchâteau.Commodément adossé à la falaise, il me montrait l’étroite corniche qui enserrait la base de
l’observatoire. Avec ou sans Vans, on ne me ferait jamais passer par là ! Sans faire decommentaire, jeme suis assise en tailleur près de lui. La vue était absolument extraordinaire ;l’étangscintillaitsouslesderniersfeuxdusoleil, les lumièress’allumaientdanslesbuildings, lecouchantcoloraitlecielcommeunvitrail.Emerveillée,j’aimurmuré:—C’estbeau.Jeneconnaissaispasdutoutcetendroit.Jevienscourirdansleparcpresquetous
lesjours,maisjenepensepasàleverlesyeux.LebeauvisagedeBrendans’épanouitdesatisfaction.Content,ilouvritsonsachet.—Tuveuxunrouleaudeprintemps?—Merci.
Jemesuismiseàsavourer,medemandantquandilcomptaitaborderlesujetdontilvoulaitmeparler.Aprèsunlongsilence,ilalancé:—Ilnefaitpasfroid,cesoir.Posément, il a retiré son sweat. Pitié !Endessous, il portait unT-shirt àmanches longues du
mêmevertquesesyeux.Encoreunsilence,puisilaajouté:—Jecraignaisquelesrocherssoienthumides.Ils’estlaisséallerenarrière,appuyésuruncoude.About,j’aisoupiréenlevantlesyeuxauciel.—Quoi?a-t-ildemandé, très surpris. Ilne faitpas froiddu tout !LesvacancesdeNoël sont
dansunmoisetdemi,normalementl’étangdevraitdéjàêtregelé.—C’estdeçaquetuvoulaismeparler,tranquillementetsanspublic?Dubaromètre?Ils’estredressé,enjoué.—Trèsbien,Emma!Tupréfèresqu’onparledetoiquandtuteprendspourTheRock?Bon,encoreunefois, j’auraismieuxfaitdemetaire.Avecunsourireabsolumentéblouissant,
Brendanenfonçaleclou.—Mais à quoi pensais-tu, Emma, en provoquant Anthony ? Tu sais pourtant de quoi il est
capable.L’autresoir,auMet,tut’esenfuiecommeunlapin.—Je…Cen’étaitpaspareil.J’étaissifurieusequejen’aimêmepasréfléchi.—Tupeuxledire!Celadit,jetrouvegénialquetuaiessortitesgriffespourdéfendretapetite
cousine.«Raconte-moiuneautrehistoire,PèreCastor»…J’aiadoré!Ilcitaitlaphraseavecgourmandise.Unpeudépassée,j’aibaissélesyeux.—Tuesadorable,Emma.Moi,adorable?Avais-jebienentendu?Ilroulasurledosenriantetsemitàcontemplerleciel
ducrépuscule,lesmainscroiséessoussanuque.Sansmeregarder,ilprécisa:—Surtoutquandtut’attaquesauxgorillesalorsquetufaisunmètredouze.—Unmètresoixante-sept!protestai-jebêtement.—Danstesrêves!Ouseulementsitumontessurlesépaulesd’Ashley!Pourquoilesgrandssont-ilstoujourssifiersdeleurtaille?Commes’ilsyétaientpourquelque
chose!Enchantédemaréaction,Brendanserelevasuruncoude,puissonsourires’effaçaetilmedemandaavecbeaucoupdegravité:—Sérieusement,qu’est-cequit’apris?Sij’étaisarrivédixsecondesplustard…Toutbas,jeluiconfiai:—C’étaitma faute. J’avaismisAshley en gardemais elle refusait dem’écouter. J’aurais dû
trouverunesolution.—Tuplaisantes,là?Commejesecouaislatête,ilsaisitmesmainsdanslessienneset,avecuneconvictionabsolue,il
assena:—Leseulfautifdanscettehistoire,c’estAnthony.—Maisj’auraisdû…
—Riendutout!Tun’esresponsablederien.Nous étions assis face à face, il pressait doucement mes mains ; sa tension était palpable. Il
insista:—Tuasétéextraordinaire.Tuastenutêteàlaplusgrossebrutequejeconnaisse.—C’étaitleminimum!Ashleyestunpeu,enfin,jeunepoursonâge.Jeneveuxpasdirequ’elle
est immature!Elleest trèsintelligente, trèsmûredansbiendesdomainesmaisaussi tellement…innocente.Ellecroitencoreàlabontédesgens.Jeneréussissaispasàm’exprimer,laculpabilitémenouaitlagorgeetBrendanmedévisageait
siintensément.—Ettoi,tun’ycroispas?medemanda-t-il.—Moi?Jenecroispasquelesgensnesontnitoutàfaitblancsnitoutàfaitnoirs.J’aiconnu
desgensbien,etaussi…Disonsquej’aiconnulecontraire.Ilsemblaméditersurcequejevenaisdedire.Lesyeuxbaissés,illâchamesmainsetsemità
suivreduboutdudoigtunefentedurocher.—Tusaisquoi?murmura-t-il.Jenel’aipasvutepousser.Sijel’avaisvuposerlamainsurtoi,
ilseraitàl’hôpitalàl’heurequ’ilest.Illevalesyeux,meregardabienenface;laprofondeurdesonregardmecoupalesouffle.—Jel’aisuplustarddanslajournée.Ilvadevoirmerendredescomptes.—Nevapas…Aquoibon?Jeveuxdire:merci,mercibeaucoupmaisjenevoispas…Désemparée, j’aibaissé la têteàmontour.Lesilences’estétiréde longuessecondespuis,sur
unegrandeinspiration,Brendanainstallélepique-nique.Ilyavaitdufuyongauxœufs,dupouletduGénéralTso,touteunevariétédeplats…—Atable!a-t-ilditenmetendantunefourchetteetunthéglacé.J’aiappréciélethéglacé.—Merci.Jen’aijamaisbeaucoupaimélessodas.—Oui,jesais,a-t-ilglisséavecunpetitsourire.—Tusais…?—Tum’asdemandédeteprendreunthéglacé,lesoiroùnoussommesallésécouterlegroupe
deGabe.—Brendan,justement,cesoir-là…Jenepouvaisplusreculer.Ceseraitinsupportablederentrerchezmoicesoirsansavoiréclairci
lasituation.Pourmedonnerunecontenance,jesecouailapetitebouteilledethéglacé,dévissaietrevissailebouchon…Puis,évitantleregarddeBrendan,j’expliquaienfin:—Cesoir,tumeparlescommetulefaisaisauMet,etaussiaubar.Maisaulycée…—Oui?—Tuagiscommesijen’existaispas.Voilà,c’étaitsorti.D’unefaçonunpeutroppuérileàmongoût,maisc’étaitditquandmême.—Vrai,avoua-t-il.Jen’ensuispastrèsfier;franchement,j’aimeraismieuxnepasparlerdeça.
Jusqu’oùpouvais-jeinsister?Nousavionsjustediscuté,unsoir,deuxsemainesauparavant.Celamedonnait-illedroitdeluidemanderdescomptes?D’accord,jesoupçonnaisquenousétionsliéspar une malédiction depuis près de neuf siècles — mais cela, je ne pouvais pas le lui dire !Maladroitement,j’aiconclu:—C’est…inattendu.Ilapprouva.—Jecomprends.Ecoute,Emma,jen’aimepasbeaucouplaplupartdesfillesdulycée.—Voilàaumoinsunechosequenousavonsencommun.Ilmesourit,repritaussitôtsonsérieux.Sesyeuxémeraudebraquéssurmoi,ilprécisa:—Maistoi…toi,tuesparticulière.Cefutcommesisesparolesrestaientsuspenduesentrenousdansl’airdusoir.D’unevoixdouce,
ilajouta:—Tuasvu,jet’aiattenduemalgrétonretard…J’acquiesçaitimidement,revivanttouteslesémotionsquisebousculaientenmoichaquefoisque
je le trouvaisadosséàcette fameuseboîteaux lettres.LeservicedesPostesauraitdû leprendrepour sa campagne de publicité ; rien que de le voir donnait envie d’envoyer une lettre et derenoncerdéfinitivementauxe-mails.—Çanem’apasennuyédet’attendre.Ettoi,tuétaisembêtéedemetrouverlàtoutdemême?—Non.J’étaiscontentedetevoir.Ilm’offritsonplusbeausourire,puisils’exclama:—Danscecas,pourquoineveux-tupasmeledire?—Tedirequoi?Retourbrutalàlacasedépart…Jenecomprenaisrien.Quevoulait-ilsavoir?—Lavérité.Tonhistoire.Ilsemblaitsincèrementblessé.—TunevienspasdePhiladelphie,iln’yariendevraidanscequetuasracontéauxautres.Quel
quesoittonpassé,tupeuxteconfieràmoi.C’étaitdonclerécitauthentiquedemaviebriséequ’ildésiraitentendre?Laforcedemapropre
réactionmesurprit.—DepuislesoirduMet,c’esttoutjustesitum’adresseslaparole!Commentteparlerais-je?
D’ailleurs,moinonplus,jenesaisriendetoi!D’oùtuviens,oùtuhabites,quisonttesparents!C’était horrible,ma voix se fêlait, je parlais comme l’écorchée vive que j’étais, celle que je
parvenaisgénéralementàplanquerderrièrelemasqued’unenormalitéacceptable.—Moi,aumoins,jerestecohérenteavectoi!Toi,tuchangessanscessed’attitude.Tumeparles
quandpersonnenepeutnousvoir,commesituavaishontequ’ontevoieavecmoi.Siçasetrouve,lundi,tumetraiterasdenouveaucommeunelépreuse.—Non,Emma…—Quetudis.Jecroisailesbrasd’unairdedéfi;puisilsaisitmesmains,m’obligeaàmedétendreetmedit
avecbeaucoupdedouceur:—Jenet’ignoreraiplusjamais,tuasmaparole.Tuasraison,c’estinjusted’espérerquetute
confiesàmoialorsquetumeconnaisàpeine.Tunemedoisrien,surtoutaprèslafaçondontjemesuiscomportéavectoi.Sonregardvert,anxieux,plongédanslemien…D’ungestevif,ilaportémamainàseslèvres,
etcebaiserlégercommeunfrôlementd’ailem’abrûléejusqu’aucœur.—Je te jureque jene suispasgênéqu’on tevoie avecmoi.Et celam’attristeque tu aiespu
l’imaginer.—Brendan…Jenesaispascequej’auraisditmaisilm’ainterrompue.—Jeveuxmeracheter.Tiens,jeteproposeunmarché.Sabelleassuranceétaitderetour;sesdoigtssemêlaientauxmiens.— On va terminer notre dîner et, ensuite, je te raccompagnerai chez toi comme un garçon
sérieux.Tuauraspasséunebonnesoirée,moiaussi,et jet’inviteraidenouveau,enymettantlesformes.Demain,parexemple.Vienschezmoi.Mesparentsnesontpaslàceweek-end,nousauronslamaisonpournous.Jehaussaiunsourcil;aussitôt,ilprotesta:—Non,Emma,pascommeça.Nouspasseronsjusteunmomentensemble,tuverrasoùj’habite,
tu pourras me poser toutes les questions que tu voudras. Tu pourras même fouiller dans mesaffairessiçatedit.Allez,disoui!Macolèreétaitpassée,jen’étaisplussurladéfensive.Négligemment,j’aicueilliunmorceaude
pouletenobservant:—Tuesplutôtsûrdetoi.—Moi?J’aiprisletempsdeterminermabouchéeavantd’ajouter:—Oui !Tu es si certain que je passe une bonne soirée et que je voudrai bien venir chez toi
demain.Jem’efforçaisdejouerlanonchalance,unpariassezdifficilevuqu’iltenaittoujoursmamain.
Commej’essayaismaladroitementdepiquerunmorceaudebrocolidelamaingauche,ilmefitunlargesourire,écartamafourchettede lasienne,etprit lebrocolipour lui. Je lui jetaiun regardnoir;enchanté,iléclataderire.—Maissi,tut’amuses,tuvoisbien!Bon!Nousneparleronspasdetonéducationinterrompue
auLycéeImaginaire,etcertainementpasdemonattitudedecesdeuxdernièressemaines.Dis-moijusteunechose,répondsparouiounon.Tuasvraimentseizeans?—Oui.—Bien!Moi,j’aidix-septans.Tut’appellesvraimentEmmaConnor?—Oui.—Tuasunanimaldecompagnie?J’aiéclatéderire.
—J’avaisunchatquandj’étaispetite.Jen’aipaspréciséqueHenrym’avaitinterditd’enreprendreun.Ildétestaitlesbêtes.—Moij’avaisunchien,soupiraBrendanensecouantlatête,atterré.Tuaimesleschats,j’aime
leschiens:qu’est-cequejeficheavectoi?Nousavonsri touslesdeux,maisenmonforintérieurjemesuisdit : leplusbeaugarçondu
mondevientdedirequ’ilest«avecmoi».PuisBrendanafaitungesteversmonpendentifetj’aipensé:ha!Nousyvoilà!—D’oùtiens-tucemédaillon?Finideplaisanter.—Monfrèremel’adonné.—Etoùl’a-t-iltrouvé?—Dansunebrocante.Ilm’aditqu’ilespéraitqu’ilmeporteraitchance.Brendanconnaissaitlasignificationdublason.Cettecertitudes’estimposéeàmoimais,l’instant
d’après,j’aiperdulacapacitéd’alignerdeuxpenséescohérentescar,lâchantlependentif,ilsemitàfrôlermoncouetmagorgeduboutdesdoigts.Puisilmecaressadoucementlajoue.—Emma…J’espèrequetonfrèrearaison.Le contact de samain surmoi, sonvisage aussi proche que le soir où j’avais cru qu’il allait
m’embrasser,sesyeuxémeraude…Maissamainestretombée,ilasembléréfléchir…et,toutnaturellement,ilaprissonsodaeta
bu.Unefoisdeplus,ilavaitrompulecharme.Amontour,jebusunegorgéeenm’efforçantdenepasmetorturer(qu’est-cequej’avaisdesi
désagréablepourqu’ilnesedécidepasàm’embrasser?).—Ettonfrèreestrestéà…Philadelphie?J’aisecouélatêteetmurmuréavecréticence:—J’aiperdumonfrèreilyabientôtdeuxans.—Désolé,jenevoulaispas…Ilatendulamain,effleurédenouveaumonvisage.Maladroitement,j’ailancé:—Bon,àtontour:tun’aspaseudeproblèmesaprèslabagarre?Avecl’équipe?Ilsemblacomprendrequej’avaisbesoindechangerdesujet.—Non;commejesuisdéjàsuspendu,çalimitelesoptionsdesanction.Anthonyatrèsenviede
sevenger, ilprofitedel’entraînementpourmefairedescroche-pieds.Ilchercheàmepousseràboutenespérantquejeluimettraimonpoingdanslafigure,cegenredechose.Avecunsouriresatisfait,ilaprécisé:—Jem’enfiche,çam’adonnél’occasiondelefairevolerdansuntasdechaisespliantes.Un
accident,bienentendu.—Sij’aigâchévotreamitié…Ilaéclatéd’ungrandrire.—Jesuisobligédelecôtoyerparcequenoussommesdanslamêmeéquipeetquenosparents
évoluentdanslemêmemilieu.Jeposaialorsunequestionanodine,maisquisemblalemettremalàl’aise:—Pourquoin’étais-tupasencoursenfindesemaine?—Unehistoiredefamille.Aufait,l’examendechimie,tut’enesbiensortie?Ilorientalaconversationsurlesprofsquenousaimionsbien,ceuxquenousn’aimionspas,et
ceuxquenousn’aimionsvraimentpas.Lapériodedescontrôles.Dessujetsneutresetsansdanger.Commej’avouaiquelelatinétaitmontalond’Achille(oui,jesais,Achilleestgrec),ils’écria:— Je peux t’aider si tu veux.MmeDell n’a pas changé l’énoncé de son contrôle depuis des
années,jedoisencorel’avoirdansmonclasseurdel’andernier.Jeteferairéviser.J’avoue que la perspective d’étudier avec lui m’interpellait davantage que la possibilité de
relevermamoyenne!—Contentdetedonneruncoupdemain.Décidément,ilsemontraitabsolumentcharmant.Cependant,etmalgrétouteslesoccasionsque
jeluidonnais,ilnes’avançaitjamaisau-delàd’uncertainpoint.Asedemanders’ilnemevoyaitpasexclusivementcommeuneamie!Maisdepuisquandcaressait-onlajoued’uneamiedecettefaçon?Nousétionsdoncplusoumoinsdansl’impassequandunegrossevoixaéclatételunorageànos
oreilles.—Vouslà-bas,lesjeunes!Descendezdelà!Le rayon puissant d’une lampe torche nous a éblouis. Un gardien du parc ! Pour une raison
inexplicable,sonarrivéenoussembladuplushautcomique.Ilétaitdanstoussesétats;pendantquenousnoushâtionsderassemblernosemballagesenriantsouscape,iltonnait:—Laclôturen’estpaslàpourrien!Ilyaquarantemètresdevide,ici!—Désolés…Brendan dutm’aider de nouveau à franchir la barrière. Ricanant comme des imbéciles, nous
avonsdévalélesentier.—Ilestquelleheure?ademandéBrendan.J’aisortimonportable.—21h36!Çàalors!Nousétionsensembledepuisplusdetroisheures.Unechancequejen’aiebuqu’une
petite bouteille de thé glacé, ça aurait complètement cassé l’ambiance si j’avais dû chercher destoilettes.Surtoutenpleinenuit,dansunparc!— Il faut que je te ramène à une heure raisonnable si je veux que tu acceptes deme revoir
demain.—Etqu’est-cequetuproposes,pourdemain?J’aisortidemapocheunrouleaudebonbonsàlamenthe,j’enaienfournéundansmabouche;
uneallusionpeut-êtreunpeutransparente?Toutnaturellement,ilatendulamainpourenprendreun—impossibledesavoirs’ilavaitsaisil’allusion.—Attendsquejet’invitecommeungarçonsérieux.
—Tuparlesd’ungarçonsérieux!Acausedetoi,jeviensdemefaireincendierparungardienduparc.Lanuitétaittranquille,noussuivionslesalléesenécoutantlesfeuillesmortescraquersousnos
pas.Brendanatrouvéunepoubellepourjeterlesemballagesdenotrerepasetm’a,enfin,prislamain.Cecontactm’aréchaufféejusqu’àl’âme.—Oùhabitetatante?—Surla68eRue,toutprèsdeParkAvenue.Tuesdanslemêmesecteur?—Non,maisjesuisobligédeteraccompagnerdevantcheztoimaintenantquejesuisungarçon
sérieux.Leventjouaitdanssescheveux,ilmetaquinaitenserrantmamaindanslasienne.Jeluiaisouri,
son pas s’est encore ralenti. Cherchait-il à retarder le moment de la séparation ? Une émotionpuissante se levait en moi : nous ne parlions plus, et cela avait quelque chose de solennel des’avancersilencieusementdanslanuittouslesdeux,lamaindanslamain.Jemesentaisportéeparquelquechosed’immense.Tout a changé quand nous sommes sortis du parc. En retrouvant les rues, les lumières, la
circulation,ilm’asembléquejebasculaisdansuneautreréalité.Nousmarchionsplusvite,nousnedisionstoujoursrien;Brendann’avaitpaslâchémamainmaisjemesentaismoinsprochedelui.EntraversantMadisonAvenue,ilm’ademandé:—C’estici?—Presque.L’immeublesuivant.Alors, à peine avions-nous posé le pied sur le trottoir, ilm’a attirée dans l’embrasure d’une
porte.Monsouffles’estaccéléré:enfin!enfinilmeprenaitdanssesbras,écartaitmafrangedemonfront…—Emma…Tuaspasséunebonnesoirée?J’aiacquiescé,incapabled’articulerunmot.Sanscesserdejoueravecmescheveux,Brendana
repris:—Jemedemandais…pourdemain.—Demain?Jesuisoccupée.C’était un mensonge stupide, la faute à trop d’émotion. Brendan s’est contenté de me serrer
contreluietdesondermesyeux.Bienqu’intimidée,toutàcoup,j’aiavoué:—Jesuisoccupée…avectoi.—Tuvois,a-t-ilchuchoté, je t’avaisbienditque jepouvaismecomportercommeungarçon
sérieux.Jel’aivuinclinerlatête.Al’instantmêmeoùsaboucheseposaitsurlamienne,unechaleurtrès
douces’estrépanduedanstoutmoncorps;lecœurdufoyerselovaitdansmapoitrine.Brendanm’ad’abordembrassée tendrement,enprenantmonvisageaucreuxdesamain.Bouleversée, jemesuisabandonnée.Etlà,sonbaisers’estfaitplusintense.J’avais souvent rêvéàcet instant,mais rienn’auraitpumeprépareràceque j’ai éprouvé.Sa
bouchesurlamienne,songrandcorpscontrelemien,samaindansmescheveux…toutcelamesubmergeait,etc’étaitenmême temps toutnaturel.Commeun retourau foyeraprèsune longue
absence.Commesimaplaceétaitlà,danslesbrasdeBrendan,detouteéternité.Sibienque,quandils’estécarté,j’airessentiuneespècedevertigeheureuxrienqu’àvoirqu’ilétaitaussiétourdiquemoi.Ilaposésonfrontsurlemien;pendantquelquesinstants,nousavonsjusterespiré.Puisilalevé
latêtepourpresserseslèvressurmonfrontenmurmurant:—C’étaitstupéfiant.Encoreunbaiser,dansmoncoucettefois,etilasouffléàmonoreille:—Onsevoitdemain.Jet’envoieuntextopourtedonnermonadresse.Viensaussitôtquetule
pourras.Il s’est redressé en reculant d’un pas. Nous avons échangé un dernier sourire, un dernier
bonsoir, et j’ai flotté sans toucher le sol jusqu’à l’auventqui abritait l’entréedemon immeuble.Plantésurlepasdelaporte,leportierenuniformenoustoisaitavecironie.Sansmepréoccuperdelui, je me suis retournée vers Brendan qui me couvait des yeux depuis le trottoir. Un dernierregard,etjemesuisengouffréedansl’ascenseur.J’avaisvudesfilmsoù,aprèslepremierbaiser,l’héroïnerefermesaporteets’yadosseavecun
soupir extatique. Je prenais cela pour un stupide cliché hollywoodien — et pourtant, oui, j’airefermélaportedel’appartementdematanteetm’ysuisadosséeensoupirantdebonheur.J’aientendulavoixdematante:—Tuaspasséunebonnesoirée?—Oui,tanteChristine.Elleémergeadelacuisineenpeignoirroseetpantouflesassorties,medévisageaunbrefinstant
etobserva:—Jesupposequ’ilyavaitungarçon?—Oui,tanteChristine.—Ildoitcompterpourtoi,alors.Avecunsoupir,elles’estinstalléesurlecanapédusalonet,toutnaturellement,elleaajouté:—J’avaisexactementtatêtelapremièrefoisquetononcleGeorgem’aembrassée.Instinctivement,j’aiposélamainsurmabouche.TanteChristineafaitlamoue,commesielle
s’apprêtait àme fairedes reproches,puis j’aivu son regardvaciller et se tournervers laphotod’elleavecl’oncleGeorge,envacancesàDublin.Leurderniervoyage.L’histoiredeleurrencontreétaitcélèbredanslafamille.C’étaitunsoirdepremière,àl’époque
oùChristineétaitdanseuseàBroadwayetGeorgeunproducteurcélèbre.—Nousnenoussommesplusquittés.Sixmoisplustard,nousétionsmariés.—OncleGeorgeétaitvraimentsuperbe.—Oh!oui!C’étaittouchantqu’ellesembleheureusedesesouvenirplutôtquetristedel’avoirperdu.—J’aieubeaucoupdechancedeconnaîtreunamourpareil.Alors,dis-moi,cegarçon…Ilest
encoursavectoi?—Oui…Ils’appelleBrendanSalinger.
C’étaitimpressionnantdeprononcersonnomtouthaut.Etimpressionnantaussidevoirlesyeuxdematantes’arrondir.—Comment,lepetitSalinger?—Oui.Cen’estpasunebonnechose?—Mafoi,cen’estpasunemauvaisechoseensoi,magrande.Safamilleesttrès…envue,voilà
tout.Jecroisesamèreauconseild’administrationdulycée,etaussidansdesgalasdecharité.«Envue»?Avantquejepuisseluidemandercequ’elleentendaitparlà,ellem’ademandési
j’allaislerevoir.—Jevaischezluidemain,situesd’accord.—Biensûr,machérie.Lafamilled’Ashleynousainvitéesàdîner,maisj’iraisanstoi.Nereste
pastroptard,tuascourslelendemain.Jemejetaidanssesbrasetl’étreignisdetoutesmesforcesenchuchotant:—Merci,tanteChristine.Merci.Hélas,dèsquejemesuisblottiesousmacouette,lepetitnuageroses’estdissipéetj’aisentiles
angoissesfamilièrescroulersurmoi.Direquetoutm’étaitsortidel’esprit,malédiction,sorcièreet blasonmagique !Comment était-ce possible : tousmes questionnements s’envolaient dès quej’étais auprèsdeBrendan, sa seuleprésence faisait chutermonQI.Etpas seulement saprésencemaisaussisesyeuxhypnotiques,seslèvres…Non,Emma,concentre-toi!Ehbien,c’étaitjuré:jeresteraispluslucidelelendemain,jechercheraisdessignesindiscutables
indiquantsi,ouiounon,Brendanétaitmonâmesœurprédestinée.Ensuite,jepourraism’inquiéterdesavoiràquoi,concrètement,mecondamnaitlamalédiction.Aprèstout,ilm’avaitembrasséecesoiretilnes’étaitrienpassédecatastrophique!Satisfaite,je
mesuisrouléeenbouledansmonlitdouilletetj’aiaussitôtsombrédanslesommeil.
***
En ouvrant les yeux, encore tout engourdie, je m’attendais à voir la porte ouverte sur laperspectiveducouloirmenantàlasalledebains.Maiscequejevisétaittrèsdifférent.Jemesuisredresséebrusquementencontemplantledécoravecstupeur—delourdsrideauxdebrocartetunechambre inconnuequisentait lapierrehumide!Jeneportaisplusmonpyjamaàcarreauxbleusmaisunelonguechemisedenuitblanche,unpeurêche,quisemblaitcousueàlamain.Cettechambrecavernemefithorreur.Jem’enarrachai,lapierreglacialedusolbrûlamespieds
nus.Jemesentistotalementvulnérable.Etfaible.Quesepassait-il,j’étaismalade?Oui,sûrement.A chaque pas, ma nausée empirait ainsi que mon vertige. La panique enflait en moi. Il fallaitabsolumentsortir,échapperàcetendroit.Jen’avaisplusuninstantàperdre!J’aiquittécettechambreétrangeenm’appuyantauxmurs;auhasard,jemesuisengagéedansun
petitescalierencolimaçon;mesonglessecssecassaientdanslesfentesentrelesmoellons.Mespiedsétaienttroplourds,desfrissonsaffreuxmesecouaient.Enbas,j’aitrouvéuncouloirdallé,éclairéparun rayonde lune.En rassemblantmesdernières forces, jeme suis traînée jusqu’à lalourdeportedeboisquienfermaitl’extrémité.Ilmesemblaitquesijeparvenaisàlafranchir,je
serais sauvée. Je dus lutter pour soulever une barre massive et pour faire jouer des verrousgrossiers.Auborddel’évanouissement,jetirailebattant.Enfin l’air libre, le ciel étoilé ! Un puissant parfum de rosesm’a frappée au visage, mêlé à
l’odeurfraîchedel’herbefauchée.Tremblanted’épuisement, j’aicherchéàpercerl’obscuritédujardin,àl’affûtdudanger.Rien,pasunmouvement,pasunson.Unpeurassurée,jemesuisdirigéeentrébuchantverslesrosiers.Uncrirauqueetguttural!Dansunsursautaffreux,jemesuisretournéeenréprimantuncri.Un
groupe d’hommes se ruait vers moi, je ne distinguais pas leurs visages, juste leurs silhouettesgéantes,terrifiantes.J’aientendulavoixd’Ethanmecrier:—Sauve-toi!Laterreurm’adonnélaforcedecourir.Jemepenchai,filaientrelesbuissonsodorants…mais
trois nouveaux intrus se dressèrent devant moi, ils appelaient les autres de leurs voix rauques.Cernée,auxabois,jetournoyaisurmoi-même,lesmainsbrandiescommedesgriffes.Quand le cercle des hommes se referma sur moi, je n’entendis plus rien que le battement
assourdissant demon propre cœur. Ils criaientmais je ne comprenais rien, je voyais seulementleurs faces grossières, leurs barbes sales, je sentais leurs mains sur moi qui me poussaient,déchiraientmon vêtement.L’un d’euxme frappa, jem’effondrai dans l’herbe douce, humide derosée.Agrippéedesdeuxmainsàlaterrenoire,jeparvinsàreleverlatête;lameutem’entouraitmais,entreleurstêtes,jevislalune,uncroissanttoutsimpledansuncieltrèspur.Puisunedouleuraffreusedéchiramapoitrine.Jemesuisredresséeconvulsivementdansmonlit, lesmainspresséessurmescôtes.Jesentais
encoreladouleurbrûlanteducouteau.Maladed’horreur,j’aisentimondoigtglisseràtraversuntroudel’étoffedemonpyjama,justeauniveaudemoncœur.Untrouquin’étaitpaslàquandjem’étaisendormie.Jesavaistrèsbiencequejevenaisdevoir,ouplutôtdevivre:lesderniersinstantsdeGloriana,
mesderniersinstants.Etmaintenant,lamalédictionrassemblaitsesforcespourunenouvellemiseàmort.Jenevoulaispasaffronterunsortaussiaffreux!Monvertiges’intensifia,j’avaisbesoindem’étendre…maisj’étaisdéjàcouchéedansmonlit.Les mains tremblantes, je saisis mon téléphone. Il était beaucoup trop tard pour appeler
Angelique.Untexto,plutôt.Jedusm’yreprendreàplusieursfoispourlecomposer:«Rappelle-moiasap, ilyadunouveau.Urgent !»Puis je restaiassise toute raidedansmon litenespérantcontretoutevraisemblancequ’ellemerépondraitaussitôt.Nous ne sommes pas faits pour endurer longtemps une telle terreur. Dans ma chambre bien
tranquilledeNewYork,aucundangerimmédiatnememenaçait.Jefinisparmecalmerunpeu.Jevenais de faire un cauchemar. Incroyablement violent,mais un cauchemar seulement. Jem’étaisendormie en décidant d’ouvrir l’œil et de guetter tous les signes pouvantme confirmer que lamalédictionétaitbienréelle.Monangoisses’étaitdonctransposéedansmesrêves,et…Maisnon,biensûrquenon,quiessayais-jeencoredetromper?J’avaisdemandéunsigneetil
venaitdem’êtredonné,aussiclairquepossible.J’étaisGloriana.Et,maintenant,qu’étais-jecenséefairedecetterévélation?
13
J’aidûfinirparm’endormir:jemesuisréveilléerecroquevilléesurmoi-même,lamaincrispéesurmon portable.On était dimanchematin etAngelique nem’avait pas rappelée. J’ai laissé unpremiermessage,relativementcalme:—Angelique,c’estEmma.Tumerappelles?Puisjesuisalléeprendremadouche,sûredetrouveruneréponseenrevenant.Maisiln’yavait
toujours rien, et ma seconde tentative s’est encore cognée contre sa messagerie. Deuxièmemessage,déjàmoinscalme:—Angelique, c’est encoremoi. Je t’en prie, téléphone ! Il y a du nouveau et tu es la seule à
pouvoirm’aider.Montroisièmemessagefrisaitl’hystérie.—Angelique ! J’ai rêvéde lamortdeGlorianacettenuit.C’était totalement réel, c’était…Et
moi,jesuiscenséepasserlajournéeavecBrendan.Ettuavaisraison,c’estlui.Oui,quelchoc,jesais.Tupensesquejedoisyaller?Jenesaisplusquoifaire!Jet’enprie,jet’enprie,appelle!J’avaisdésespérémentbesoinde la joindreavant…Bon, l’heuren’étaitpasauxeuphémismes,
avant mon rendez-vous avec Brendan. Tout, mais absolument tout, me poussait vers uneconclusionetuneseule:aussiinvraisemblablequecelapuisseparaître,nousétionsbiendesâmessœurs,desamantspoursuivisparlesort,desfiancésmaudits.Entoutelogique,j’auraisdûpartirencourant,déciderdenejamaislerevoir…maiscela,jene
pouvaismêmeplusl’imaginer.J’aipourtantfourniuneffort.Aprèsmûreréflexion, j’aipasséunmarchéavecmoi-même:si
Angeliqueestimaitquec’étaittropdangereux,jen’iraispas.Pourplusdesécurité,j’aibranchéleportabledanssonchargeur.Maisellen’apasrappelé.Annuleràladernièreminute?Impossible.Entoutefranchise,jenevoulaispasannuler.Plusje
pensaisàBrendan(etàcequej’avaiséprouvéaumomentoùilm’embrassait),plusilmesemblaitévidentquej’iraisleretrouveraujourd’hui.Uneforcemepoussaitverslui,bienpluspuissantequesonfabuleuxcharmeetsaséductionravageusedegarçonmagnifique:auprèsdelui,jemesentaisheureuse.Guérieduchagrinetdesblessuresdecesdernièresannées.Lebonheur,jel’avaisconnuàsifaibledosequej’étaisprêteàtoutpourenravoir.Mêmeàaffronterunemalédiction!Voilà,c’étaitdécidé:jerangeraistoutcequejevenaisdedécouvrirdansuncoffreferméàclé,
etjefileraischezBrendan.Ce fut toutdemêmeunchocde trouver, enarrivant,uneconfirmation supplémentairedenos
hypothèses occultes — ou du moins une confirmation de la position sociale des Salinger. Al’adresseindiquée,jesuistombée,abasourdie,surunedemeuredequatreétagesdanslapluspuretradition du vieuxManhattan. Une brownstone entière pour une seule famille, plus personne nes’offraitçadepuislaDépression!Lafaçadeétaitaustère,maisunebalustradeouvragéeencadraitleperrondesescourbesgracieuseset, justeenface,ilyavaitunpetit jardinpublicavecvuesur
l’Hudson.Incrédule,j’aivérifiélenumérodorédelagrille;pasdedoute,c’étaitceluiquem’avaitdonné
Brendan. Je comprenais mieux maintenant le petit commentaire de tante Christine : « en vue »signifiait riche, immensément. En se réincarnant dans son descendant, Archer avait donceffectivementobtenu la fortunequ’ildemandait—àconditionque la légenden’en soitpasune,biensûr.Une voix métallique, toute proche, a prononcé mon nom. Un sursaut horrible m’a fait
tressaillir…avantquejen’identifielaprovenanceduson:unpetitboîtierblancfixéàlagrille.—Tucomptescontemplermamaisonencorelongtempsoutuasl’intentiond’entrer?Mêmedéformée, j’ai reconnu lavoixdeBrendan. Il y a euunvrombissement, undéclic. J’ai
poussé lagrille,quiétait lourde ;quelquechoseenmoi s’estcrispécar sonpoidsme rappelait,obscurément,moncauchemaretl’effortquej’avaisdûfournirpourouvrirlaportedujardin.Il m’a semblé que, jusque-là, je n’avais pas vraiment mesuré ce que je m’apprêtais à faire.
J’entraischezBrendan,nousallionsêtreseulstouslesdeux.JusteBrendan,moi,etlaconvictionqu’ilm’étaitdestinédepuisdessiècles.C’était…impressionnant.Jegravissaislesquelquesmarchesduperronquandlaportes’estouverte;Brendanestapparu
surleseuil,trèsdécontracté,enchaussettes,jeanetsweatdézippésurunT-shirtblanc.Moi,j’avaisoptépourunpantalongris,unechemisenoireàdécolletérondetmesbottesàtalons.—Emma…Ilaentourémesépaulesdesonbras,m’aattiréeàl’intérieurenrefermantlaportedutaloneten
pressantseslèvressurlesmiennesdansunbaiserrapideettrèsdoux…ettoutesmesangoissessesontenvoléesd’unseulcoup.—Tuesencorevenueencourant?Ilmesouriait,unsourirechaleureuxetintime.Courtoisement,ilm’aaidéeàretirermavestede
laine et l’a accrochée à unmeuble fabuleux, une sorte d’antiquité exotique dressée à côté de laporte.—Non,j’aiprislemétro.Jen’aipaspréciséquejem’étaistrompéedestation.Sonregards’estposésurmesbottesetila
ajouté,assezgêné:—Moi,j’apprécielelook,maismamèredemandequ’onretireseschaussuresdanslamaison.
Çat’ennuie?—Biensûrquenon.Je me suis appuyée à son épaule pour me déchausser. En fait, j’étais bien contente de m’en
défaire:jevivaisenConverse,jen’avaispasl’habitudedestalons,etmespiedscommençaientdéjàà me faire mal. Dès que je me suis retrouvée en chaussettes (par chance, j’avais choisi dessocquettesàpoisassezcraquantes),Brendanm’asaisilamainens’écriant:—Viens,jetefaisvisiter!Si la façade m’avait impressionnée, l’intérieur me fit halluciner. Spectaculaire ! Nous avons
passélatêtedansunesortedesalond’apparatquioccupaitàpeuprèstoutlerez-de-chaussée.Uneimmenseétenduedeparquetvitrifié,desfauteuilsetdescanapéscouvertsdebrocartàramages,desportes-fenêtres donnant sur de la verdure…De retour dans le hall d’entrée (vertigineux), nous
nous sommes engagés dans un escalier demerisier qui aboutissait à une cuisine ultramoderne.Changementdesiècle!C’étaitunecuisinecommeonn’envoitqu’àlatélé,avecunedécosublimeetunréfrigérateuràdeuxportesenacierbrossé.PendantqueBrendanfourrageaitdanslefrigo,jeregardaisautourdemoi,médusée.Unegrande jattedecéramiqueblanchepleined’orangesétaitposéedevantunefenêtreauxrideauxdelinorange;lamêmecouleurseretrouvaitsurlescoussinsdeschaisesdisposéesautourd’unetableblanche.J’aicomprisquelesfruitsn’étaientpaslàpourqu’on lesmange, ils faisaientpartiede ladécoration.Celaexistaitdonc,des fruits fashion ?Lesbananes,c’étaitl’andernier?—C’estcelui-ciquetuaimes,non?m’ademandéBrendanenmetendantunepetitebouteillede
théglacéaucitron.—Oui,j’adore.Toiaussi?J’envoyaisunpackaufrais.IlaprisunPepsienrépondantnégligemment:—Pasplusqueça.Juste,quandj’aisuquetuvenais,j’aidemandéàDinad’enacheterpourtoi.—QuiestDina?—Lagouvernante.Tuveuxvoirl’autresalon?Décidémentdépasséepar lesévénements, j’aihochéla têteetmesuis laisséentraînerversune
porteàdoublebattantaufonddelacuisine.UnedemeuredequatreétagesaucœurdeManhattan?Unegouvernante?L’autresalon?Aunomduciel,quelbesoinavait-ond’unsalonderechange?Sijamaislepremiersetrouvaitdansl’incapacitéderemplirsesfonctions,c’étaitladoublurequireprenaitlerôle?L’explication était simple : le salon du rez-de-chaussée servait aux réceptions et la famille se
réservaitceluidel’étage.Ilyavaitlàunécrangéant,unechaîneultra-compliquéeprotégéeparunevitrinedeverre, des rayonnages contenant tous les films et tous les jeuxvidéopossibles…Mespiedss’enfonçaientdansunemoquetteépaisseetmoelleuse.Lesfenêtress’ouvraientsurunbalconquidonnaitàsontoursurunjardinimpeccablementtenu.Un soupir époustouflé m’a échappé. Sans le moindre doute, je visitais là la maison la plus
luxueuse que j’aie jamais vue,même à la télé. «Envue », c’était trop peu dire ; dans l’universentier, il existait sans doute quelques autres familles aussi riches et puissantes que les Salinger,mais ellesdevaient se compter sur lesdoigtsde lamain.Toutesmes théories suruneprétenduedestinéenouspoussant,Brendanetmoi, dans lesbras l’unde l’autreme semblèrent tout à coupabsurdes. Un rêve. Comment avais-je même pu imaginer avoir ma place auprès d’un garçoncommelui?— Je sais, c’est un peu tape-à-l’œil, a-t-il lâché avec une grimace. Rien que la cuisine…On
pourrait imaginer que quelqu’un dans cette famille prépare des repas. Mon étage est bien plusdiscret.—Tonétage?Ilauraitaussibienpudire«monîle».MapetiteîleduPacifiqueoùj’aimeallermeressourcer
quandlestressmegagne…Jemesentaisdeplusenpluscrispée.Destinésl’unàl’autre…quelleoiej’étais!Jamais,augrandjamais,cegarçonparfait,avecsavieparfaite,nesecontenteraitd’unefilletellequeEmmaConnor.Brendanm’adenouveauentraînéedansl’escalieretnousavonsdépasséletroisièmeniveausans
nousarrêter.
—Lachambredemesparents,lachambred’amis,lebureaudemonpère.Moi,jesuisau-dessus.—Ensomme,tuaslepenthouse!Jecherchaisàplaisantermaisçasonnaitfaux,unpeupiteux.Brendannerelevapas;peut-être
n’avait-il rien remarqué.Tout en haut desmarches, il poussa une porte découpée dans lemêmebois somptueux, un peu rosé, que l’escalier. Je me raidis en prévision du lit à baldaquin, desdiamantsbrutsrépandusiciet làsurunsoldemarbre…maislorsquejefranchislaporteàmontour,uneheureusesurprisem’attendait.Poussé contre un mur de briques nues, il y avait un lit avec une couette bleue assez
négligemmentjetéesurlematelas.Nonseulementlelitn’avaitpasdecadresculpté,maisiln’avaitpasdecadredutout.Unetélésuspendueaumurfaceaulit,unbureausimpleetfonctionnel;posésurlebureau,unordinateurportablehautdegammeavecplusieurshaut-parleursetunfouillisdecâbles.Sonmatériel deDJ s’empilait dansun anglede lapièce et le restedumobilier était toutaussiordinaire:unecommode,uncanapésombre,unetabledenuit.Surlesmursdeplâtreblancmat,une fouled’affichesencadréesdemusiciens—du rockclassiquecommeTheWhoauxDJdont jen’avais jamaisentenduparler.Aumurprèsdubureau,un tableaude liègeavecunméli-mélodefeuillesetdephotosépinglées.TrèsconscientequeBrendannemequittaitpasdesyeux,j’aibouclémarevueenexaminantla
collectiondedisquesvinylevintageetsafigurinedeHanSoloposéesurunebaffle.Subitement,ils’estécrié:—Oh!attends,attends!Ilafoncéverssonbureauetôtéquelquechosedutableaudeliège.—Laphotod’uneanciennepetiteamie?ai-jedemandéd’untonfaussementléger.Jem’efforçaisdenetrahiraucunejalousie,jevoulaisàtoutprixrestercool.—Non,rien,dit-ilenfourrantlepapierdanssapoche.—Oh!Allez,faisvoir!Tuasdit:pasdesecrets.Ilmesaisitparlataille,murmura:—Toutàl’heure,peut-être…Puisilm’embrassadanslecou.Jesentismesgenouxflageoler;savoixrevintchatouillermon
oreille.—Jesuisvraimentcontentquetusoislà.Et de nouveau, il m’embrassa. Je m’appuyais contre sa poitrine en savourant un doux
contentement…Saufqu’unsignald’alarmesedéclenchadansmatête.C’étaitinsensédemesentiraussiàl’aise
danscettesituation!Vulecontexte,j’auraisdûêtrelapremièreàtenircomptedesavertissementsdescontesdefées:n’acceptepaslapommequet’offreunevieilleinconnue,net’aventurepasseuledanslachambred’ungarçon.QuandleMalheurveutt’attirerdanssesfilets,leMalheursoignesesmisesenscène—etjemesentaistropbienavecBrendan,tropvite…Jemesuisdégagéesans lamoindregrâce : j’ai littéralementbondihorsdesonétreinte.Jene
voulaissurtoutpasluifairedepeine,maislapaniquenesecommandepas.Stupéfait,ils’estécrié:—J’aifaitquelquechosedetravers?…
—C’estjuste…Enfin,jene…Pardon.Voilàunmoisque je rêvaisàcemomentetquand il seprésentait enfin, j’étais incapabled’en
profiter !Brendan semblacomprendre,plusoumoins.Sans rienajouter, il saisit sonordinateurportableetselaissatombersurlecanapé.—Tiensregarde,dit-il.C’esttropcool,mongrand-pèrem’adonnétoutunlotdevieillesphotos
defamille,etjelesaiscannées.IlyadesimagesextraordinairesduNewYorkd’autrefois.Desphotosde famille, riende telpourcasseruneambianceunpeu trop intime.Unbonpoint
pour lui !Je l’ai rejointsur lecanapéet, toutenfouillantdansses fichiers, ilaobservéavecunregardencoin:—Commetumel’asfaitremarquer,tunesaisriendemoioudemafamille!Dansunsens,j’ensavaisplusquelui!Amoinsquetoutecettehistoirenesoitunpurdélire?—Tiens,voilàmamèrequandelleavaitseizeans.Elleétaitmannequindanslesannées70.Maisbiensûr!Trèsblonde,levisagefin,elleneressemblaitenrienàsongrandpiratedefils,
exceptionfaitedesmagnifiquesyeuxvertsquifixaientl’objectifavecuneexpressionsiglamour.D’autresphotosdéfilèrent.Commelesmembresdesafamilleétaientsouventphotographiésdansdessoiréesdelahautesociété,jereconnusuncertainnombredecélébrités.—Mongrand-pèrem’aaussidonnéunephotovraimentancienne,dit-ilenfin.Ilcliquasurplusieursfichiersjpeg,lesreferma.—Attends,oùest-ceque…Jenesaispluscomment je l’aiappelée.Emma,cettephotoaprès
d’unsiècle,c’estlamaisonquiétaitàl’emplacementdecelle-ci.—Cettemaisonestrécente?—Enfin,récente…Monarrière-arrière-grand-pèreafaitconstruireunepremièremaisonsurce
terrain dans les années 1900. Mon arrière-grand-père a bâti celle-ci juste avant la grandeDépression.Tiens,voilàlaphoto!Il double-cliqua sur une icône. Le scan était granuleux, on voyait la cassure de la photo
d’origine,maislesujetmefutinstantanément,terriblementfamilier.J’auraisreconnucettemaisonn’importeoù,safaçaderemplissaitmescauchemars.—Non…Instinctivement, jeme suis tournée vers la fenêtre.De cet étage, on voyait scintiller le fleuve
Hudson.Unpanoramafamilier,luiaussi,j’eneustoutàcouplacertitude.Commeunéclairdansma tête, une sensation, un souvenir fugace… j’eusbeau tenterdem’yaccrocher, ilm’avait déjàéchappé.C’étaitlapremièrefoisquejeressentaiscela,maisjeconnaissaislenomduphénomène.Un affreuxmalaiseme saisit car je venais de faire l’expérience du fameux« déjà-vu», d’aprèsAngeliquel’undessymptômesquiaccompagnentlescapacitéspsychiquesoumagiques…—Emma?Tuestoutepâle.Brendan sepenchaitversmoi. Jeme suisdétournéebrusquement, incapablede le regarderen
face.Carrémentinquiet,ils’estécrié:—Emma?Tutrembles!—J’airêvédecettemaison.Lapetitephrasem’avaitéchappé, j’auraisdonnén’importequoipour la ravaler.Etaussipour
queBrendannem’ait pas entendue parler de cette voix piteuse ! Je n’osais plus lever les yeux,j’avaistroppeurdevoirsonexpression.Ilallaitprendrel’airréservéetdistantquisignifiaitqu’ilmeconsidérait commeune folle.Qu’il regrettaitdem’avoir invitée chez lui. Il allait trouverunmoyenpolidememettreàlaporteetilnem’adresseraitjamaispluslaparole.Commepours’assurerqu’ilavaitbienentendu,ilrépéta:—Tuasrêvédelamaisondecettephoto?Nesachantquefaired’autre,j’acquiesçai.—Etqu’as-turêvé,exactement?Ilparlaitcalmement,bienqu’àvoixbasse,encontemplantl’image.—J’airêvéquej’étaisdanslamaison.Je tendis le doigt, hésitai un instant et le posai sur la porte d’entrée.Oui, je connaissais cette
porte.Leregardtoujoursfixésurlaphoto,Brendaninsista:—Regarde-labien.Tuestoutàfaitsûre?—J’airêvéqu’ellebrûlait.Mavoixchevrotait lamentablement. J’aivuBrendanserrer lespaupièrescommesous lecoup
d’unedouleursubite;ilarabattul’écrandesonportable.—Tutesouviensquej’airatélescoursquelquesjourscettesemaine?Ilsetassaitunpeusurlui-mêmepoursemettreàmahauteur.Sonvisageétaitsérieux,presque
tragique.J’aihochélatête,etilaenchaîné:—Enfait,jesuisalléàWestchestervoirmongrand-père.C’estledoyendelafamille,ilétaitle
mieuxplacépoursavoir…Ilaprismamainentrelessiennes,l’acontemplée.Jecommençaisàmeressaisir.Ilnecherchait
niàprendresesdistancesniàsedébarrasserdemoi…etc’étaitlui,maintenant,quisemblaitavoirdumalàmeregarderenface.—IlyatoujourseuuneespècedeplaisanteriechezlesSalinger,ausujetd’unesortede…Bon,
jen’arrivepasàcroirequejeteraconteça…unesortedemalédiction.Jecroyaisquec’étaitunehistoiredébilequ’onsetransmettaitdegénérationengénération,partradition,parceque…Ilaeuungesteexpressifpourmontrersonenvironnementluxueux.—Parceque,clairement,nousavonseubeaucoupdechance!Emma,tuvaspenserquejesuis
complètementdingue.Lecœurserréetlesyeuxdanslesyeux,jeluidis:—Jepeuxtepromettrequenon,Brendan.Jeseraisbienladernièreàpenserquetuesdingue.Ilmejetaunregardcirconspect;cequ’illutsurmonvisageluidonnalecouragedecontinuer
sonexplication.—C’était justeunehistoirequ’onracontaitauxmariagesetauxréunionsdefamille.Paraît-il,
toutes les deux ou trois générations, l’un d’entre nous devait vivre une histoire d’amourextraordinaire, une passion comme dans les romans. Seulement, l’histoire était fichue d’avance,elledevaitforcémentseterminerenepicfail.Sibienque,chaquefoisquel’undemescousinssefaisait plaquer ou démolir par une fille, on rigolait en disant que c’était la malédiction de lafamille.Personne,maispersonne,neprenaitçaausérieux!Surtoutpasmoi…
Ilrelevalesyeuxpourévaluermaréaction.Moi,j’étaisbienincapablederéagir, j’attendais lasuite!Rassuréparmonattitude,ilenchaîna:— La malédiction est liée au blason de nos ancêtres. On prétend que si l’un des Salinger
rencontreunefemmequiporteceblason,elleest…l’amourdesavie.Savoixsefittrèsdoucesurcesderniersmots.Ilrougitunpeu,détournalesyeuxetrepritd’un
tonbeaucoupplusdésinvolte:—Mon grand-père possède une bibliothèquemonumentale, avec beaucoup de documentation
surlafamille.J’aieuenviedefairedesrecherchessurleblasonparceque…Ils’interrompit.Samainseleva,cueillitdélicatementmonpendentif;ilconclut:—Parcequetuleportesautourducou.Monmédaillonmebrûla lapeauquand il le lâcha.J’auraisvoulum’expliqueràmon tour, lui
direquej’étaisaucourantdetoutel’histoire,maisj’étaisincapabled’articulerunmot.Jusqu’àcetinstant, une voix rebelle au fond demoi s’était obstinée à clamer, envers et contre tout, que lesmalédictionsn’existaientpas.Celle-cin’étaitqu’unfantasme,unetentativeassezlamentabledemapart pour me persuader qu’il existait un lien entre Brendan et moi. Mais là… la réalité de lasituationcroulaitsurmoietj’étaismuetted’horreur.Brendanvenaitdemerésumerl’histoireluedans les Légendes médiévales. Nous étions réellement en danger… et mon frère cherchaitréellementàmemettreengarde.Brendanexpliqua:— J’ai trouvé quelquesmentions de l’histoire dans des vieux livres,mais ils ne faisaient que
répétercequejesavaisdéjà:l’undemesancêtresaremaniéleblasondenotrefamilleensouvenirdesafemme.Donc,jemesuisdécidéàinterrogermongrand-père,etilm’aparlédelamaisonquis’élevaiticimême,avant.Ilserenversacontreledossierducanapéensefrottantlesyeux.—Çan’aniqueuenitête,cequejeteraconte.—Enfait,si.Pousséeparuneimpulsionsubite,j’aiosésaisirsamainentrelesmiennes.—Explique-moi,pourlamaison…Iltournalatêtepourjaugermonexpression,laissaéchapperungrossoupiretselança:—Monaïeul,RobertSalinger,vivaitici,danslamaisondonttuasrêvé.Sursonlitdemort,ila
confiéàsonpetit-fils,mongrand-père,que,selonlui,lamalédictionétaitréelle.Toutjeune,ilétaittombéraidedingueamoureuxd’uneouvrièreappeléeConstance.Ill’appelait«sonanged’or»,jesupposequ’elleétaitblonde…Bref,lecoupdefoudre.Ilsallaientsemarier,encachettebiensûrparcequelafamillen’auraitjamaisétéd’accord.Elleestmorteàlaveilledumariage.» Le pire, c’est qu’ils croyaient avoir trompé le destin. Quand ils se sont rencontrés, elle
travaillaitdansunefabrique.Unjour,elleluiaavouéqu’elleavaitunmauvaispressentiment:ellefaisait des cauchemars horribles où elle était piégée dans un incendie. Enmême temps, elle nevoulait pas plaquer son job, perdre son indépendance ; elle craignait qu’on la soupçonne de nes’intéresserqu’àlafortunedeRobert.Ilaprotesté,ainsistépourqu’elledémissionne.Elleafinipar lefaire…unesemaineseulementavantqu’unénormeincendienedétruise l’usine.Beaucoupd’autresouvrièresontététuéesmaissilamortcherchaitConstance,ellenel’apastrouvéecejour-
là.»Ilparlaitavecamertume.Toutbas,j’aimurmuré:—Maiselleétaitdanslamaisonquandcelle-ciabrûlé.Ilneconfirmapasdirectement,cequiétaitensoiuneréponse.—Onpensequ’ily a euuncourt-circuit.Unproblèmeauniveaudes fusibles.Robertpensait
avoirréglélaquestionmaismanifestement,iln’étaitpastrèsbricoleur.Ilsetutuninstantpuis,avecunpâlesourire,ilexpliqua:—Al’époque,lespetitespiècesdeunpennyétaientencuivre.Roberts’estcontentéd’enfoncer
despiécettesdanslaboîteàfusibles;undomestiqueluiavaitexpliquécommentfaire.Fichugossederiche!Ilétaittoutfierd’avoireffectuéunvraitravailmanuel.—Çapeutmarcher,ça?—Ilparaît,maisjenetedispaslacatastropheauniveaudelasécurité!Lecourantpasse,sauf
qu’iln’yaaucunmoyendeleréguler.Plusdedisjoncteur.EtConstancedétestaitsetrouverseuledanslamaison,ellelatrouvaittropgrande,tropsombre…—Alorselleaallumétoutesleslumières…,ai-jesoupiré,atterrée.Brendanaacquiescésombrement.—Robert n’a pas eu la patience de faire venir un électricien, c’était plus facile de glisser un
penny de cuivre à l’emplacement du fusible. Il s’est toujours senti responsable de la mort deConstance.Savoixs’éteignit,ilréfléchitquelquesinstants,puishaussalesépaulesetrepritd’unevoixplus
gaie:—Lesmalheursarrivent,c’estjustelavie.Tunecroispas?J’ai passé en revue tous les événements qui avaient contribué àm’emmener à ce jour, à cette
heureetdanscecanapé.Effectivement,desdramespouvaientseproduire…—Constanceportaitleblason?ai-jealorsdemandé.Brendanm’ajetéunregardtroublé.—Oui.Unebroche.Commelabrochedemonrêve.Cerêveoùjem’étaisvueblonde.—J’espèrequesabrocheétaitunpeuplusdiscrètequetonmédaillon;c’estcommesituportais
uneenseigneaunéonautourducou!Entoutcas,mongrand-pèrepensequelamalédictionn’estpasunelégende.—Alorsl’histoireducomteArcherestréelleaussi.J’avaismurmuréçapourmoi-même.—Tuconnaissonnom?s’estétonnéBrendan,soudaintrèstendu.—Moiaussi,j’aifaitdesrecherches.J’aitoujoursvoulusavoircequesignifiemonmédaillon.
Jusque-là,jen’avaisjamaisrientrouvé.MaisAngelique…tulaconnais?—Cellequiseprendpourunesorcière?—Ellel’est.Elleatoutdesuitecompris;ellem’aprêtédevieuxlivressurlesarmoiriesetles
légendes.SamèreestunespécialisteduMoyenAge.C’estlàquej’ailutoutel’histoire.
—Ettunem’asriendit!Jel’aidévisagé,bouchebée.—Tuplaisantes?Tumevoisvenirtevoiràlacafétériaetm’écrier:«Hé,Brendan!Devine!Je
suistonâmesœuretjevaismouriràcausedetoi!»Qu’est-cequetuauraispensédemoi?Etpuis,j’ailulalégendedansunlivretrufféd’histoiresdedragonsetdelicornes;commentdémêlerleslégendesetlesvéritablesavertissements…—D’accord, jevois…Est-cequedans ces livresdont tumeparles, on révèle la raisonpour
laquellelesfemmesquiportentnosarmoiriessontforcémentcondamnéesàunefinatroce?—Ilsemblequeçan’arrivepasàchaquegénération.Enfin,jeveuxdire,lelivreétaitabîmé,il
manquaitdespages…Enrevanche,jepeuxtedirecommentlemauvaissortaétéjeté.Brendanm’atranspercéedesonregardd’émeraude.Lesdeuxmainsplongéesdanssescheveux,
ilm’ademandé,touttroublé:—Raconte…J’airespiréàfondetjemesuislancée.J’aicontélatristehistoired’Archerd’Aglaeon,condamnéàundeuiléternel,etdeGloriana,son
amouréternellementréincarnéquiportesonblason.Lesconclusionsàtirerdudénouementdecettehistoireétaientsiévidentesquejen’aimêmepas
euà les formuler :Brendanetmoivenionsdepasserprèsdemilleansànouschercher,etnousétionsprobablementmaudits.
14
Brendanréfléchissait,latêteentrelesmains.Jen’osaisplusfaireungeste.N’ytenantplus,j’aitoutdemêmefinipartendrelamainpoureffleurersonbras;ill’asaisie,sibrusquementquej’aisursauté,etilm’alâchéecommes’ilvenaitd’empoignerdestessonsdeverre.—Jet’aifaitmal?Désolé!Et…jesuisdésoléaussidet’avoircausédelapeine,ent’ignorant.
Jesavaisseulementquetum’attirais…Non,lemotn’estpasassezfort.Ilsemordaitlalèvre,leregarddanslevague.— Envoûté ! Je me sentais envoûté, a-t-il dit, finalement. Et franchement, je ne savais pas
commentréagir.Lagêne s’était envolée, nous nous regardions bien en face.Le fait de toutmettre sur la table
nousavaitlibérés.—Dèstonpremierjouraulycée,jet’aitrouvée…fascinante.Lorsquejet’aientenduetenirtête
àKristin.Puisjemesuisretourné…etjet’aivue.J’aivutonvisage.Leregardtrèstendretoutàcoup,ileffleuramajouedudosdelamain.—Etc’estseulementaprès,quej’airemarquétonmédaillon.Jen’aipasdistinguélemotif;j’ai
seulement été intrigué et agréablement surpris que tu portes un bijou si différent de ceux quechoisissentlesautresfillesdulycée.Ilrougissait!Têtebasse,ilmejetaunregardencoinenavouant:—Jemesuismisàpenseràtoitoutletemps.C’étaitcommesijet’avaisattenduetoutemavie.
Çan’avaitaucunsens!Monpendentifsemblaitl’ensorceler.Unefoisdeplus,ilatendulamainpourletoucher.—Jeneréussissaispasàcomprendrepourquoitum’aimantaissifort.Aprèstout,j’ignoraistout
detoi,saufque…Disonsquetunetelaissaispasmarchersurlespieds,etquetumentais…Ilvitmonexpressionetprécisaaussitôt,contrit:—LaCongressAcademy?Jesuissûrquetuastesraisonsmais…toutdemême!Maintenantqu’ilavaitcommencéàseconfier,ildéversaittoutcequ’ilavaitsurlecœur.—Avantque tunedébarques, je tiraisunesortede fiertédenem’intéresseràaucunefilledu
lycée.Alors,craquer,commeça,toutàcoup,pourunepetiteprincessequiavaitquelquechoseàcacher…»Ensuite,Anthonyacommencéàlaramener.Ilsevantaitd’êtreplusrapidequesonombre;à
l’entendre,il t’avaitdéjàcoincéedanslecouloirdèslepremiermatin—d’ailleurs, jel’avaisvut’entreprendre.Ilpensaitquetuseraisuneproiefacile.»Jemesouvenaistrèsbiendecejour-là…etdeBrendanrepoussantvivementsachaiseetseruant
horsdelacafétéria.Abasourdie,j’aimurmuré:—Etvousvousêtesdisputés.—Tum’asremarqué,a-t-ilrépliqué,assezsatisfait.
—Toutlemondevousaremarqués:tuasfailliluilancertachaiseàlatête!Cesourire!—Cequejeveuxdire,c’estquejen’avaisaucuneraisondememettredansunétatpareil.Ilse
vantesansarrêt!Alors,jen’aipascomprispourquoi,cettefois,çamerendaitdingue.Jeluiaiditdenepass’approcherdetoi.Etlejourdelabagarredanslacour,quandjet’aivue…Çaaétéplusfort quemoi. Il allait te cogner, ilm’a sembléque s’il posait lamain sur toi, j’allais le tuer.Sij’étaisarrivéunesecondeplustard…Ilsecoualatêtecommepourdélogeruneimagetropdérangeante.—Jemesuis retenu, je l’ai àpeine touchéparceque jenevoulaispas te fairepeur.Après la
soirée auMet, je pensais que tu flipperais au moindre geste de violence. Et après, quand on aparlé…—Tuasremarquélemédaillon.— Oui. Je suis retourné à mon casier, j’ai comparé les motifs et les pièces du puzzle ont
commencéàsemettreenplace.Avant,jen’avaispasmêmepenséàlamalédictiondesSalinger.—MaisquandtuposaisdesquestionsàCiscosurmoi,etquandtuesvenuavecnousauconcert
deGabe.Pourquoi…?Jefussurprisedelevoirbaisserlesyeux,trèsgêné.—Ehbien…Ilmesemblaitquejemedébrouillaisassezbienpourtecacheràquelpointtume
plaisais…J’aipenséàcesjournéespasséesàespérerunmot,unregard.—…Etpuistuaslucesonnet.D’ungestenerveux,ils’estébouriffélescheveux.Jemesuisrevuedebout,aufonddelasallede
cours,entraindeformulertouthautcesincroyablesmotsd’amour.—C’étaitcommesitumeparlais,àmoi…—C’étaitunpeuça…Lapudeurrevenaits’emparerdenous,paralysante.Nousn’osionsplusnousregarder.Trèsvite,
enmangeantsesmots,Brendanexpliqua:—J’espéraisquetuallaisdireça.C’estpeut-êtreridicule,maisc’estainsi.Etj’étaissi…,jecrois
quejepeuxdire«intrigué».Jen’aijamaisrencontréunefillecommetoi.Alors,oui,j’aidemandéàCiscodemeparlerdetoi.Jevoyaisbienquevousétiezdevenustrèsproches,touslesdeux,etjesavaisquejepouvaisluifaireconfiance.Iln’iraitpasmetrahir.Ilavaiteuhontedes’intéresseràmoi.Ilauraitpréféréquecelaneseproduisepas.—Emma,nem’enveuxpas.D’ungestemerveilleusementtendre,ilarepoussémescheveuxderrièremonoreille.—Tu finis toujours par penser que çame gêne qu’on nous voie ensemble, n’est-ce pas ? Je
cherchaisjusteàteprotégerdemoi!Toutlemondeyseraitallédesarumeur,sinousnousétionsaffichés.J’aifuisonregard.—Sansdoute…Allez,continue.
—Non.Çamedérangevraimentquetupensesquej’aihontedememontreravectoi.Tusais,lesoirduconcert…toutétaitsisimple.Jenem’attendaispasàcequecesoitsifaciledediscuteravectoi.Ouàcequetumeplaisesautant.Toutallait tropvite, jeperdaispied.Alorsj’aipréféréfuir,fairecommesitun’existaispas.Penaud,ilcontemplaitletapis.Quec’étaitétrange,uneréponseaussi…banale,humaine!Toutà
coup,iln’étaitplusquestiondemalédictionsoudesorcières,justedelapudeurbiennormaled’ungarçondedix-septans.Pourtouteréponse,jen’aitrouvéqu’uneplaisanteriemaladroite:—Tunepouvaispastoutsimplementtirermestresses?J’auraiseumoinsdemalàgérer!Ilatiré,délicatement,unemèchedemescheveuxetilm’asouriavecunpeudetristesse.—C’estmieuxcommeça?—Beaucoupmieux.Tantdechosesdevenaientclaires,àprésentquenousparlionsenfin !Mon imaginationneme
jouaitdoncpasdemauvaistoursquandj’avaiscru…—Tum’auraisembrasséecesoir-là,n’est-cepas?—Tunedevineraismêmepasàquelpoint j’enavaisenvie,soupira-t-il. Ilm’afallu toutmon
self-controlpourmeretenir.Sonregardpesasurmoi,troubléetassombri.—Emma…Tucomptesdéjàtellementpourmoi.C’estsifort,presquetrop.Tucroisvraiment
qu’ilsepassequelquechosequinousdépasse?—Jesaisbienquecelaparaîtinvraisemblable,maisc’estlaseuleexplicationquitiennecompte
dublason,desrêves,desavertissements…—Oui,c’estceque…Attends,quelsavertissements?—Tujuresdenepasmetraiterdefolle?J’ai rassemblémon courage et jeme suis lancée àmon tour, avouant tout— les globes des
lampadairesqui explosaient surmonpassage, l’hypothèsed’Angelique selon laquellemon frèrecherchaitàm’avertird’undangerimminent,etmesvisionscauchemardesques…—J’aivumonfrèredansmesrêves,j’aientendusavoix.S’ilsedonnelapeinedememettreen
garde,c’estpeut-êtrequelatragédien’estpasinévitable?— A condition que nous n’approchions pas l’un de l’autre. Voilà ce qu’il essaie de te dire.
Emma,elleestlà,lasolution.Ilfautquejedisparaissedulycée.—Non!Moncriestvenudufonddemoncœur.Oudemestripes.C’estdansunsecondtempsseulement
quej’aicherchédesarguments.— Ecoute, Brendan, il manquait des pages à cette légende. L’histoire s’arrêtait court, la fin
n’était…pasécrite…Fébrile, jemecreusais la têteenessayantdemerappelerce fichupoème.OùétaitAngelique,
avecsoninfailliblemémoirephotographique,quandj’avaisbesoind’elles?—Lesderniersversparlaientderomprelemaléfice.Situcherchesàtelibérer,iltefaudraune
âmegénéreusepour…Enfin,jenesaisplus,quelquechosequirimeavec«reuse»…
Furieusedenepasretrouverlesmotsjustes,jetapaidupoingsurlecanapé.— Il était question de se débarrasser de lamalédiction.Çaveut forcément dire que lemoyen
existe !EtAngeliqueest sûrequenousavonsnotre chance—parcequenousavons identifié ledanger.Brendansecoualatête.—Emma,notrechanced’échapperaudestin,c’estdeneplusnousvoir.Comment, ilpliait?Il renonçait?Impossible!Uninstantplus tôt, jenesavaispasmoi-même
dansquellevoiem’engagermaissonattituderéveillamadétermination.—Jerefuse.—Nemerendspasleschosesdifficiles.Dansquelquetemps,tequittermedeviendraabsolument
insupportable.Ilcomptaitpourmoi!Nelecomprenait-ilpas?J’airespiréàfondet,lesyeuxdanslesyeux,je
luiaiassené:—Tumecroirassijetedisquecesdeuxderniersjoursontétélesplusheureuxdecesdernières
années?—Lavieétaitdureà…Philadelphie?—Keansburg,enfait.Keansburg,dansleNewJersey.Mavoixseremettaitàchevroter.Cettehistoireseraitbienplusdifficileàraconterquecellede
GlorianaetArcher!J’aiprismoncourageàdeuxmainset je luiai toutdit : l’abandon, lamortbrutale d’Ethan, les dispositions désastreuses prises parmamère quand elle avait su qu’elle neseraitpluslàbienlongtemps.Mesréticencesàvenirm’installerchezmatanteChristine,parcequeje craignais d’être un fardeaumais aussi de lui porter malheur puisque tous ceux que j’aimaisdisparaissaient.Ilm’aécoutée,silencieusementetsansungeste.Unefoisseulement,quandjeparlaisdelamort
demamère, ilaposésamainsur lamienne.Unefois, iladitqu’ilcomprenait ; jevenaisde leprévenirquejeneparleraissansdoutejamaisplusdecettepériodedemavie.Jenesupportaispasderevisitercertainssouvenirs.Ilrestademarbre,maislevertdesesyeuxs’assombritquandj’enarrivaiàHenry.Auxcris,aux
menacesetauxcoups,àlatensionqui,telunbrouillardsuffocant,voussaisissaitàlagorgesitôtfranchie la porte. Pour terminer, je lui ai raconté l’accident. Comment Henry était venu mechercheraulycée,complètementivre,troppourtenirunvolant.Puisj’aipréféréabrégerlascènequ’avaitfaitemonbeau-pèredevantl’entréeprincipaledemonlycée,etj’aisautédirectementauxraisonspourlesquellesj’avaisfinalementplacéàVinceAtousmesespoirsd’unenouvellevie.Voilà,j’avaisterminéetjemesentaisvidée,affreusementtriste.Jemesuistue,Brendann’arien
dit.Cerécitsordideallaittoutgâcherentrenous.CommeavectantdemesamisdeKeansburg!Enfin,ilaparlé.—Etaprèsavoirsurvécuàtoutça,tutiensvraimentàsombreràcausedemoi?—Sijenetevoyaisplus,c’estlàquejesombrerais.—Jenesuispasuntelcadeau.—Tuescequim’estarrivédemieuxdepuislongtemps.Tuveuxmepriverdecebonheur?
—Jeneveuxtepriverderien,maistonmédaillont’annoncelepire.Jemesentissubmergéedesouffrance.Cen’étaitpasrationneld’avoirmalàcepoint,passivite.
Maisqu’yfaire?Toutesmesblessuresserouvraient,uncrienflaitàl’intérieurdemoi:tousceuxquej’aimemequittent!—Jedoism’enaller?demandai-je.Jen’aipasbougéducanapé,enespéranttrèsfortqueBrendanmeretienne.Ilestrestémuetmais
ilaplongélamaindanssapochepourensortirunmorceaudepapierfroissé:lepapierqu’ilavaitdétachédesontableaudeliège.—Regarde…Ilm’atendulepapiersansmeregarder,têtebasse.Abasourdie,j’aireconnumonécriture…etle
motquejeluiavaislaissépourleremercierdem’avoirprêtésonsweat.—Jesuisvraimentmordu…etsinouspassonsdavantagedetempsensemble,çavaempirer.—C’estpareilpourmoi.Cettefois,j’aiprislerisquedemelever.Etlà,enfin,d’ungestedésespéré,ilm’aattiréesurses
genoux.—Jenepeuxpas.Ensentantsesbrasserefermersurmoi,j’aipensé:Sauvée,sauvée!Ilm’achuchoté:—Cequejeressenspourtoi…jenesavaismêmepasquec’étaitpossible.—Moinonplus…—Ettun’aspaspeur?—Passuffisammentpourdisparaîtredetavie.J’aiposémajouesursapoitrine,j’aientendubattresoncœurplusvite.—Çanedevraitpasmerendreaussiheureux…Longtemps, je suis restée blottie dans ses bras en acceptant peu à peu ce qui nous arrivait.
Brendanarompulesilenceenpremier:—Mercidem’avoirditlavérité.Jesaisquec’étaitdur.Sesdoigtssesontmêlésauxmiens,ilaposéunbaisersurmescheveux.—Jecomprendspourquoitunevoulaisenparleràpersonne.Etjecomprendsaussipourquoitu
eslaseulefillequejeconnaissesansprofilsurFacebook.Boncalcul!Ilréfléchitunbrefinstantetconclut:—Enfait,tuesunefilletrèsintelligente,mêmesituesnulleenlatin.—Nem’enparlepas!Aprèstantdegravité,cetéclatderirem’afaitunbienfou.Brendanaussiaretrouvélesourire,et
l’enviedemetaquiner.—Tuesunepuellapulcherina.—Unepuella,c’estunefillealorsjesuis,quoi…unefilleensituationd’échecscolaire?Iléclataderire.—Non,unefilletrèsbelle.
Jecroisbienquej’airougi.M’entendredécriredecettefaçon…ceseraitdifficiledem’yfaire.—Etceci,dit-ilencontinuantsoncours,estunbasium.Il prit mon visage entre sesmains etme donna le baiser dont j’avais tant besoin. Quand ses
lèvressesontpresséessurlesmiennes,neufsièclesdedésirontmislefeuenmoi,allumésdistillésparuneseuleétreinte.LesmainsdeBrendan,àlafoissifortesetsidouces,caressaientmondos,empoignaient mes cheveux ! Je me suis pressée contre lui, toute frémissante. Nos souffles semêlaient,nosbouchessecherchaient.J’aientenduBrendangémir…Sanssavoircomment,j’aibasculésursesgenouxetilm’asuivie,sanscesserdem’embrasser.
Desétincelles jaillissaientdesesdoigts, je lessentaiscourirsurmapeau.Bientôt, ilaempoignémaceinturepourmesoulevercontrelui, j’ai tâtonné,dénudésonépaule,senti jouersesmusclessoussonT-shirt.Aucunmalaise,justedelajoie,del’ivresse.Unehoule.J’étaisprêteàmelaisseremporter…Mais tout à coup, Brendan a pris du recul. Dans ses prunelles, l’incendie s’est calmé ; il ne
brûlaitplus,ilmeguettait,indécis.Eperdue,j’allaisprotesterquand,avecbeaucoupdedouceuretbeaucoupmoinsdepassion,ila
posé ses lèvres sur les siennes. Puis il s’est écarté de moi pour de bon avec un grand soupirrésigné,ets’estrassissurlecanapé.—Ilyaunproblème?ai-jedemandébêtement.—Non…Ilasaisimamainpourmeredresseraussi.—Ilsefaittard.Jevaism’occuperdudîner.Jedevaisavoirl’aircomplètementabasourdie.Brendans’estpenchépourm’embrasserlajoue
enmurmurantàmonoreille:—Cen’estpasparcequetuesmonâmesœurquejedoisprécipiterleschoses.Sonsoufflechatouillaitlapeausensibledemoncou,moncorpsleréclamait.MaisBrendanavait
raison,biensûr.Alors, j’aifourniuneffortpourémergerdel’étatseconddanslequelm’avaientplongéesesbaisers.—Enfait,c’estjustementparcequetuesmonamourprédestinéquejenedoisrienprécipiter,
précisa-t-il.Mêmesij’enaitrès,trèsenvie.Réprimantun soupir, je l’ai regardé reprendre sonordinateurportablepourouvrirun sitede
livraisondeplatsàdomicile.—Bien!Tuasenviedequoi?Delui,biensûr…Quec’étaitdifficilederevenirsurterre!—Jedevraisprévenirmatante.La perspective de descendre dans les profondeurs de la maison chercher mon sac me
décourageait d’avance. Brendan m’a tendu son téléphone, j’ai passé mon coup de fil. TanteChristineachevaitdedînerchezlesparentsd’Ashley.Nousavonsparléquelquesinstants,puisj’airaccrochéenannonçant:—ElleestO.K.pourquejerestemaisjedoisrentreraprèsledîner.Detoutefaçon,jeneveux
pasprendrelemétrotroptard.
Brendanalevélesyeuxauciel.—Maistunevaspasprendrelemétro!Jeteraccompagneraienvoiture.—Hé!Jen’aipasbesoind’unbaby-sitter,ilnevarienm’arriverentreicietla68eRue.Il m’a enlacée et embrassée dans le cou avec tant de conviction qu’une onde de plaisir m’a
parcouruejusqu’auxorteils.—Jenesuispastonbaby-sitter.Jesuistonamoureuxettuvasdevoirt’habitueràêtretraitéeen
princesse.On m’avait déjà traitée en princesse : la princesse de la première moitié du conte— quand
Cendrillon se charge de toutes les corvées, ou bien quand Blanche-Neige est tyrannisée par samarâtre.En revanche, j’ignorais tout des émotions de la deuxièmepartie, celle qui succède à larencontreavecleprince,ausoulierdevair,etaubaiserquiréveillelaBelled’unsommeildecentans.Plus tard,enrefermant laportede l’appartementdema tante, j’étaisencoresous l’emprisedu
dernierbaiserdeBrendan.Unbaiserdonnésurlabanquettearrièred’unevoiture.Oui,iln’avaiteuqu’uncoupdefilàpasserpourqu’unebelleberlinevienneserangerdevantsaporte,prêteànousemmenerchezmoi.Sij’avaishabitésurlacôteOuest,ilauraitprobablementaffrétéunjet!—Jesuisrentrée!ai-jelancéendéposantmesclésdanslepetitplatenformed’angeposésurla
consoledel’entrée.J’aitrouvétanteChristinedanslacuisine,occupéeàdoserlevermouthdesonmartini.—Tuaspasséunebonnesoirée,magrande?—Oui,ai-jesoupiréavecunsourireunpeutropheureux.Elleagoûtésonmartiniavecunemouecritique.—C’esttoutdemêmedrôle,toietlepetitSalinger.—Drôle?Je me hérissai tout de suite, sur la défensive. Drôle qu’un garçon comme Brendan puisse
s’intéresseràmoi?Mapropretanteréalisaitqueçanetenaitpasdebout?Ellepritlabouteilledevodkaet,avecuneconcentrationaiguë,enversaunfiletdanssonverre.—Pasdrôleausensde«comique»,précisa-t-elle.Drôledanslesens«intéressant».—Jenetesuispas.Je me suis laissée tomber sur une chaise. De nouveau, son martini arracha à ma tante une
grimace;elleessayaunnouveaudosageenajoutantencorequelquesgouttesdevermouth,goûta…etjetaletoutdansl’évier.— Je n’ai jamais su préparer lemartini aussi bien que ton oncleGeorge, soupira-t-elle.Que
disions-nous?Ah,oui…Tunet’ensouvienssansdoutepasmaisquandtuétaistoutepetite,jevousprenaisquelquefoispourleweek-end,Ethanettoi.Quandilarrivaitàtesparentsdepartirtouslesdeux.—Si,jemesouviensbien!C’était la belle époque, avant que notre père ne décide de refaire sa vie Dieu sait où. Nous
passionsdesweek-endsmagiques,àallerauRadioCityMusicHallvoirdesspectacles,commeleChristmasSpectacular,àconstruiredesforteressesaveclescoussinsducanapédenotretante…De
bons,d’excellentssouvenirs.—Ehbien,undecesweek-ends-là,noussommesalléstrès loindansCentralPark, jusqu’àun
terraindejeux,auniveaudela60eRueOuest.Tuytenaisabsolument.Etlà,nousavonsretrouvélesSalinger.Lauraetmoi,nousparticipionsàl’organisationd’ungaladecharitéetjemesouviensqu’elle faisait beaucoupd’histoires.En tout cas, vous avez passé l’après-midi à jouer ensemble,Brendan,Ethanettoi.Quellebombeellevenaitdelâcher…Etça,l’airderien,toutenreprenantlaconfectiondeson
martini.J’ensuisd’aborddemeuréemuette;puis,accrochéeaudossierdemachaise,j’aidit:—Quelâgeest-cequejepouvaisavoir?—Mafoi,c’étaitavantledépartdetonidiotdepère.Trois,peut-êtrequatreans?Matantedisaittoujours«tonidiotdepère»quandilluiarrivaitdeparlerdelui—cequinese
produisaitpassouvent.—Attends la suite…, précisama tante avec un étrange petit rire.Quand l’heure est venue de
rentrer, tuaspoussédeshurlements!Tunousasdit—tiens-toibien—quetun’étaisvenuequepourBrendan,qu’avantdevenirdanscettepartieduparctusavaisqu’ilyseraitetquec’étaitpourçaque tunousavaispoussés jusque là-bas.Tous lesdeux,vousavez faitunecrise interminable.Vousnevouliezplusvousquitter!Elleriait,àprésent.Parchance,ellenemeregardaitpas:j’étaissûrementlivide.—Nousnousplaisionsdéjà…—Onpeutledire!Tonidiotdepèren’apasbeaucoupapprécié.—Commentça?D’uncôté,j’avaistrèsenviedecoupercourtàladiscussionpourmeréfugierdansmachambre:
jevoulaispouvoirtraiter,aucalme,toutescesnouvellesinformations.Cependant,uneautrepartdemoi, plus lucide, mesurait l’opportunité qui m’était offerte d’en apprendre davantage. TanteChristine n’était pas très loquace ; qui sait combien il lui faudrait de nouveau rater de cocktailsavantdeselivrerauxmêmesréminiscencesavectantdeliberté?—Iln’ajamaisapprouvé,ajouta-t-elle.Qui,quoi?— Eh bien, ma chérie, toutes ces choses curieuses que font les jumeaux, votre façon de
communiquersansparolesouvotrelangagesecret.—Oui…Jemesouviensqu’ilnouscriaitdeparlercommetoutlemonde…Moiquipensaistrèsrarementàmonpère,jeretrouvaistoutàcoupunefouledesouvenirs.Jele
revoyais,aubeaumilieud’unsupermarché,entraindenousgrondertrèsfort,Ethanetmoi,parcequenousdiscutionsdansnotrelangage.Toutpenauds,nouscherchionsàcomprendrecequenousavionsfaitdemal.Notrelangagenoussemblaitparfaitementinnocent!—Oubien,renchéritmatante,quandtudevinaisquitéléphonaitavantqu’onnedécroche.Ilne
supportaitpasça!Tamèreaussiétaitdouéepourdeviner.Là,j’ailittéralementeufroiddansledos.—Jefaisais…quoi?—Letéléphonesonnaitetonentendaitunepetitevoixannoncer:«C’estoncleDan!»;tonidiot
depèrejuraitque,tamèreettoi,vousaviezunboîtierquiaffichaitl’originedesappels.Ilétaitsûrquevousvousfichiezdelui.J’aiserrélespoingssifortquemesonglescreusaientdesdemi-lunesdansmapaume.Dansma
tête,c’étaitunvéritabledéchaînement…—Enfin,c’estloin,toutça,soupiramatanteenapportantladernièregoutteàsonmartini.Ma
chérie,ilesttard.Jevaisdormirettuferaisbiendem’imiter.Bonnenuit!Elleposaunbaisersurmatempeetsortitdelapièceentraînantunpeulespieds.Jesuisrestée
figée,lesyeuxhagards.Brendanetmoi,nousnoussentionsdéjàreliésl’unàl’autreautempsoùnousmarchionsàpeine?Quandj’étaisgosse,jefaisaisdesprédictions?J’avaishéritéçademamère?«Néesorcière»!C’étaitexactementainsiquem’avaitdéfinieAngelique.Une impulsion subite me souleva de ma chaise. Je me ruai sur mon sac pour vérifier mon
portable.Toujourspasdemessage!J’avaisquatorzeSMSd’Ashleyréclamantdesdétailssurmonrendez-vousavecBrendan,maisAngeliquedemeuraitmuette.
***
Lelendemainmatin,auréveil,j’aienfinapprislaraisondesonsilence:samèreseservitdelafeuilledecontactsdelaclassepourappelertanteChristineetluidemandersijepouvaisapporterseslivresetsesdevoirsàsafilleenfindejournée.Notresorcièreavaitlagrippe.J’avaismentiàAshleylaveilleausoir: jeluiavaisditquejedevaisarrivertôtaulycéepour
rendreunedissertation.Çanemeplaisaitpasdutoutdeluiraconterdeshistoiresmaisjen’auraispaspusupportersesquestionscematin.J’avaistropbesoinderéfléchir.Ecouteurs aux oreilles,mains dans les poches dema grosse veste de laine, j’ai pris seule le
chemin du lycée, bien décidée à faire le point. En tout premier lieu, et en écartant les aspectssurnaturels de notre relation,Brendan étaitmon amoureux.Miraculeuxmais vrai. Je fournis uneffortpourravalerlesourirebéatquiéclairaitmonvisageetrevinsàmonbilan.Etait-ce l’effet de la malédiction ? Chaque fois que j’étais auprès de lui, comme par hasard,
j’oubliais tout le reste.Saprésence effaçait tousmes soucis, comme le fait de risquermavie etéventuellementmonâme.Pourcouronnerletout,j’étaisunesorcière.Moi!J’aicontemplémesmainsenagitantlesdoigts
commesijem’attendaisàsentirdespouvoirsmystérieuxcourirdansmesveines.Rien,oujustelefroiddel’hivernew-yorkais;j’aiviteremismesmainsauchaudetreprismonchemin.Brendan,lamalédiction…Curieux:jenemeseraispasimaginéeenfilleprêteàrenonceràtout
pourungarçon.PasaprèsavoirvumamèrefairetouslesmauvaischoixpourgarderHenry!MaisBrendann’étaitpasn’importequietjen’avaispaslesentimentderenonceràquoiquecesoit:ilme semblait au contraire que je recevaismille fois plus que je ne pouvais perdre. En tout cas,chaquepasvers le lycéemerapprochaitdemondestin,denotredestincommun.Ilnemerestaitplusqu’àtrouverlemoyendenouspréserverdelamort.
15
Arrivéeaulycéeavecuneheured’avance,jesuismontéedanslasalled’histoireencoredéserteetj’aicherchéàmechangerlesidéesenm’attelantàlapremièredéclinaisonlatine.Lesautressontarrivéspeuàpeu.D’abordJennquim’asaluéed’unbrefgrognement;envoyantsesyeuxrougis,j’aicomprisqu’ellen’étaitpassuffisammentenformepourmedemandercomments’étaitpassémonweek-end.Dansunsens,tantmieux.Jevoyaismalcequej’auraispuluidire.«Ceweek-end?Oh!j’aifaitmesdevoirs,j’airegardéunfilmetj’aicommuniéavecmonâmesœur…»Lapremièresonneriearetenti,j’aiendurélecoursd’histoire,puislecoursdemath.Puis,alors
quejemedirigeaisverslasalled’anglais,j’aicommencéàpaniquer.J’allaisretrouverBrendan,publiquement,devant tous lesautres ;commentallait-il secomporter?Età l’heuredudéjeuner,commentfaire?Est-cequ’ilvoudraits’asseoiràcôtédemoi?Aupire,puisqueAngeliquen’étaitpaslà,jepourraistoujoursretournerauprèsdeJennetCisco…Bien entendu,Brendan n’était pas encore à sa place quand nous sommes entrées dans la salle
d’anglais,Jennetmoi.Mapaniques’estencoreintensifiée:devrais-jeluidirebonjour?Ilfaudraittrouverlajusteintonation.Jemesouvenaisencoredemonhumiliationquandilm’avaitsnobée,lelundi,aprèsnotresortieauMet.Si,aujourd’hui,ilmerepoussait,jenem’enrelèveraisjamais.Jefixais laporteenessayantdecapter lebruitdesonpas.Difficile,avecleniveausonorequi
régnaitdanslasalle.M.Emersonestentré.ToujourspasdeBrendan.Lecoursacommencé.Et,là,enfin… il est arrivé, tranquillement, dans sa tenue habituelle (son uniforme, enfilé n’importecomment),aveclerésultathabituel(unlookirrésistible).Iln’aeudroitàaucuneréflexionsursonretard. Nos regards se sont cherchés ; jeme crispais dans l’attente d’une réédition du scénariotristementfamiliermaisunsourirefabuleuxailluminésonvisageetilm’amurmuréenseglissantàsaplace:—Salut,beauté.Mon cœur s’est mis au galop. J’ai respiré à fond en m’efforçant d’effacer mon expression
extatiquedetoon.Unregardfurtifàlaronde…etj’aicomprisqu’unedemescamaradesaumoinsavait noté notre échange ; pourtant,Kristin ne braquait pas surmoi son habituel rayon laser dekilleuse.Aucontraire,ellesemblaitcurieusementsatisfaite.Alors,lementoncaléentremesbrascroiséssurlatable,j’aiécoutéM.Emersonnousexpliquer
les points qu’il estimait mal compris dans nos devoirs sur le Songe d’une nuit d’été. Tout enécoutantd’uneoreilledistraite, et de loin, je contemplaisBrendan ; quelquesheures auparavant,j’avaisenfouilesdoigtsdanssatignasseindomptable…Dèslafinducours,ils’esttournéversmoiens’accoudantsurmonbureau.—Dis,onsortdéjeuner?—D’accord.Quelsoulagement!Jemesuisdépêchéedefourrermesaffairesdansmasacoche.—Super.Ilyaunpetitrestaurantgénialàquelques…Oui,m’sieur?Surprise,j’ailevélesyeux.Notreprofd’anglaissedressaitdevantnousavechostilité.
—Mademoiselle Connor, monsieur Salinger, descendez au bureau de la proviseure, je vousprie.Toutdesuite.Brendanmejetaunregardrassurant.—MonsieurEmerson,s’ils’agitdelablaguequel’équipedebasketauraitfaiteàceuxdeRegis
HighSchool,jepeuxvousassurerqu’Emman’arienàvoir…—Salinger?Contentez-vousdefairecequ’onvousdemande.Ilvenaitd’éleverlavoix,choseinhabituellepourlui.Sansinsister,Brendanm’atendulamain.
Jel’aipriseavecprudence,espérantquemapaumen’étaitpasmoite.Encoreunmomentdontj’avaissouventrêvé—nousdeux,maindanslamain,danslescouloirs
deVinceA.Saufquedansmesfantasmes,nousnedescendionspasaubureaudelaproviseure…Brendan a-t-il remarqué la haie d’honneur de regards et les chuchotements qui nous ontaccompagnés?Entoutcas,iln’enarienlaisséparaître.Quantàmoi,j’avaisbeauregarderdroitdevant moi, je ne réussissais pas à fermer mes oreilles. Or, tout le monde y allait de soncommentaire.—Jerêve!Salingertientlamaindelanouvelle!Onditquec’estunesorcière,non?—Qui,EmilyConnor?AvecSalinger?Depuisquand?—Il sedécideenfinàsortiravecquelqu’unetc’estcelle-ciqu’ilchoisit?Maisenfin, je suis
millefoismieuxqu’elle!—Lapétasse.Ellen’apascomprisàquielles’attaquait.Cederniercommentairem’atoutdemêmefaittournerlatête…etj’aicroiséleregardglacialde
Kristin.En toutcas,de toutemavie, jen’ai jamaisétésisoulagéed’arriverenfindans lebureaud’un
proviseur!Cebureausetrouvaitjusteàcôtédufiefdeladamegrise.Unenouvellesurprisenousyattendait:nousn’étionspaslesseulsinvités;tanteChristineétaitdéjàinstalléedansl’undessiègesde cuir, et une blonde spectaculaire aux yeux verts occupait l’autre. Entre elles deux, trônaitAnthony,accompagnéd’uncolossequiétaitforcémentsonpère(mêmecarrure,mêmevisage,sonclonetrenteansplustard).Lecolossesemblaitabsolumentfurieux.—Asseyez-vous,jevousprie,fitlaproviseure.Unfroidsourireétiraseslèvresmandarine.Onavaitapportédessiègessupplémentaires.Jemesuisperchéesurunechaisepliante,àcôtéde
matante,Brendans’estinstalléprèsdesamèreenlevantlesyeuxauciel.Anthonyregardaitdroitdevantluiavecundouxsourire;iljouaitsibienlegarçoncalme,respectueuxetgentilquejemesuissurpriseàchercherl’auréoleau-dessusdesatête.Jecommençaisàcomprendrecequenousfaisionsici.—Bien.MonsieurSalinger,alancélaproviseureenpianotantsurleclavierdesonordinateur,il
yaquelquechosequevousvoudriezmedireausujetdelundidernier?Elle a fait pivoter son écran vers nous. Elle venait de déclencher une vidéo… de la fameuse
bagarre,biensûr.Dansuneversionquineressemblaitpasdutoutausouvenirquej’engardais!Leclipavaitsubiunmontagesoigné,ouplutôtunélagageradical.Onmevoyaitadosséeà laportedes cuisines, Anthony me tournait le dos. De cet angle, on ne devinait absolument pas qu’ils’apprêtaitàmefrapper.
Brendan a jailli dans l’image.Mêmedansun contexte se prêtant aussi peu aux émois, j’ai étéimpressionnéeparsapuissanceetsacoordination.IlasaisiAnthonyàlagorge,l’afaitbasculerpar-dessussonépaule;lepauvregarçonesttombélourdementsurledos.Findelavidéo.Laproviseurel’arepassée,commesiellecherchaitàs’énerverencoredavantage.Alafin,elle
s’estexclamée:—J’aireçucelienparmailcematin!Vousimaginezmasurprise!Desagressionsdansmon
lycée?Brendan,qu’avez-vousàdirepourvousjustifier?Carusopèreavaitd’excellentsréflexes;ilaaussitôtsautésursespiedsentonnant:—Iln’yapasdejustificationpossible!Cegarçonaattaquémonfils,vousenavezlapreuve
souslesyeux.C’estuneréelledéceptionpourmoi,jeconnaislesSalingerdepuisdesannées…Lepèred’Anthonyétaitunavocatassezcélèbre.Etégalementunexcellentacteur!Ils’esttourné
verslamèredeBrendanpourajouteravecunegravitéémouvante:— Je suis désolé, Laura. En tant que parents, nous ne pouvons pas tout faire. Quelle preuve
supplémentairenousfaut-il,surtoutvulesantécédentsdevotrefils?Outré,Brendans’estexclamé:—Vousauriezvouluquejenebougepas?J’auraisdûresterlesbrascroiséspendantquevotre
filstabassaitunefille?Vousn’allezpasmedirequejevaisêtrepunipourça!—Brendan,luiglissasamèred’untonpincéenlissantsontailleurChanel,siunejeunefillet’a
sembléendanger,tuauraisdûallerchercherunprofesseur,pasfairejusticetoi-même.—Maisbiensûr.LaminusculeMmeOuilette,parexemple!Notreprofdephysique.—Quoiqu’ilensoit,repritlaproviseure,jenepeuxtolérerlaviolenceàVincentAcademy.—Jenel’admetspasnonplus,répliquaBrendan.C’estbienpourçaquejesuisintervenu.Ilétaitcalme,aimable,maistrèsinsolent.Ilajoutamême,avecunsourire:—Aufond,nousavonslemêmeobjectif!Laproviseureletoisafroidement,puissedésintéressadeluipoursetournerversmoi.—Quelestvotrerôledanscetteaffaire,mademoiselleConnor?—Je…Bon,commentprésenterleschoses?Jejetaiunregardangoisséàmatante:était-ellefurieuseau
pointdemerenvoyeràKeansburg?Jenevoulaispasenarriveràprononcerlenomd’Ashley,niàmêlermapetitecousineàcedésastre…Sonexpressionm’aunpeurassurée:ellenesemblaitpasencolèremaisagacée.—Quelleimportance?s’enquitBrendan.Emman’alevélamainsurpersonne,ellen’aenfreint
aucunerègle.Iln’yaaucuneraisonpourqu’elleaitdesproblèmes.—Elleesttoutdemêmeàl’originedecescandale!s’estécriéesamère.Ilseraitutiledesavoir
pourquelleraison.Cefutcommesiellevenaitdemegifler.Aufond,oui,j’étaislacause,l’élémentdéclencheur.Je
nel’avaispascherché,jevoulaisjusteaiderAshley,rétablirlavérité…maistoutétaitbienpartidemoi.
—D’aprèscequemeditmonfils,ils’agiraitd’unequerelled’amoureux,annonçaM.Caruso.Anthonyetcettejeunefilleseraientsortisensemble,Brendanl’auraitagresséparjalousie.—Quoi?MoietAnthony?Sûrementpas!C’était sorti tout seul. La mère de Brendan me lança un regard polaire tandis que Brendan
étouffaitunéclatderire.Impatientée,laproviseureobserva:—Entoutcas,cettevidéomontrebienBrendanquilèvelamainsurAnthony.C’estalorsquematantes’estmanifestéepourlapremièrefoisdepuisledébutdel’audience.—Envoilàassez.Cettevidéo restitue-t-elle la scènecomplète?Certainementpas. Jepropose
d’allersurFacebook:onytrouveplusieursversions,téléchargéesparlesélèvesquisetrouvaientdanslacour.Ellesvontnouséclairer!JevislaproviseureposerlourdementleregardsurAnthony;unregardtrèssoupçonneux,toutà
coup. Puis elle invita tante Christine à la rejoindre de l’autre côté du bureau pour ouvrir soncompteFacebook.Jen’enrevenaispas:j’avaisdûapprendreàmatanteàseservirdesonlecteurdeDVD,etjeladécouvraisassezdégourdiepoursecréerunprofilfictifsurFacebook!Ellefitunerechercherapide;quelquesinstantsplustardlabagarrecomplètedéfilaitàl’écran.
OnvoyaittrèsbienlemomentoùAnthonymebousculaitdélibérémentet,mêmesionn’entendaitriendenotredialogue, leportablequi filmait avait captédesbribesdecommentaireseffarésouravis.Bref,onsuivait trèsbien ledéroulementde l’affaire.Moiquicroyaisavoir faitpreuvedebeaucoupdedignité,j’avaisl’airterrorisée.Laproviseureaserréseslèvresorangeetcroisélesmainssursesgenoux.Aprèsuninstantde
réflexion,ellealancé:—Mafoi,voilàquichangetout.MadameSalinger,madameConsidine,veuillezemmenervos
enfantsdansl’antichambrequelquesinstants.J’avais déjà de sérieux ennuis, il aurait été plus prudent de me taire mais il me semblait
indispensablededemander:—Excusez-moi,madame,voussavezquivousaenvoyécettevidéo?—Celanechangerien,mademoiselleConnor,maislemessageétaitanonyme,a-t-ellerépondu
sèchement.Bon,c’étaitbienuncoupmonté.Surce,j’aisuivimatantequicherchaitgentimentàm’entraîner.
Enpassant,j’aicroiséleregardd’Anthony;lesmotsqu’ilaarticuléstoutbasauraientfaitrougirn’importequi.Danslasalled’attente,deuxclanssesontconstitués,tanteChristineetmoid’uncôté,Brendanet
samèredel’autre.Ladamegrisedevaitêtresortiedéjeuner,sonsiègeétaitvide,unchandailgrissoigneusementpliésurledossier.Penchéeàl’oreilledesonfils,lamèredeBrendandévidaituneinterminabletiradeàvoixbasse.Ilétaittempsdecommenceràm’excuser.—TanteChristine,jesuisvraimentdésolée…Elle m’interrompit d’une voix sévère mais chaleureuse, dont elle ne cherchait pas du tout à
modérerlevolume.—Moi,j’auraissurtoutvouluquetuviennesmeparlerdecetincident.Tun’espasobligéede
toutaffrontertouteseule!
—C’estvrai.Jetepriedem’excuser,jenevoulaispast’embêter…C’était si difficile… Sur le moment, je me serais sentie coupable de la déranger avec mes
histoires ; maintenant je me sentais coupable de ne pas l’avoir fait. J’ai cherché le regard deBrendanmais il fixait leplafond,avachiau fondde sonsiège,pendantque samèrecontinuait àfulminer en sourdine. J’ai juste capté les mots « De quoi est-ce que j’ai l’air maintenant, je tedemandeunpeu»,etj’aieul’impressionqu’ilseretenaitderire.—Emma,jemesensdansunesituationimpossible.Ma tante se tordait les mains. Ça m’a fait un choc : par définition, tante Christine contrôlait
toujourslasituation!Désemparée,elleasoupiré:—Aufond,jenevoispaspourquoitumériteraisunepunition.Ungarçonteharcelait,tonpetit
amiestintervenu…Parmitousmesmotifsdeperplexité,j’aipiochéunequestionauhasard.—Commentconnais-tuFacebook?—Oh!Machérie!s’est-elleécriéeavecunpetitrire.Voilàuneéternitéquej’aiuncompte!En
tantquemembreduConseild’administration,sijeveuxsavoircequisepasseréellemententrecesmurs…!J’aiunprofiltrèsfréquenté,onmecommuniquetoutessortesd’informations.C’estutileà bien des égards — comme savoir quand les professeurs ont besoin d’une évaluation, tirerd’embarrasmanièceetsonpetitami…Encoreunpointpourelle.Malheureusement,sonsourires’effaçabienvite,etellerevintàses
préoccupations.— Nous verrons ce que décidera ta proviseure, mais il ne me semble pas que je devrais
t’interdiredesortie,ou…Elle fut coupée par un fracas métallique… Cela provenait du mur juste derrière nous. Nous
avonstoussursauté.Apparemment,quelqu’unvenaitdefairevolerunechaise,danslebureaudelaproviseure.—Dehors,toutdesuite!cria-t-elle.Laportes’ouvritàlavoléeetCarusoSeniorparut, traînantsonaffreuxrejetonparlapeaudu
cou.Quandilspassèrentdevantmoi,jevisBrendanseramassersurlui-même,prêtàbondir.—Excuse-toi,ordonnaM.Caruso.CequecrachaAnthonyn’avaitriend’uneformulederepentir.—J’aidit,excuse-toi!Cegrondementmenaçant…jecomprenaismieuxdequiAnthony tenait sonsalecaractère.Au
lieud’obéir,ilsemitàrire,unrirehorrible,ens’écriant:—Oh!Emma,pardon,jesuissi,sidésolé!Puis, avec une rapidité vraiment inquiétante, il a changé de visage et soufflé avec un sérieux
absolu:—Enfait,non.Etjeneregrettepasnonpluscequejevaistefaire.Sonpère l’a retenu juste à temps.Brendan s’était précipité ; la grossemaindeM.Caruso l’a
stoppénet,d’unepousséeenpleinepoitrine.—Dubalai,Salinger.C’estmoiqueçaregarde.
Puis ilasaisisonfilsaucolletet l’a traînédehors.Tandisqu’ilss’éloignaient, j’aientendu lagrossevoixdel’avocatgronder:—Nousmontonsvidertoncasier;ensuite,tunemettraspluslespiedsici.J’aifaitcequej’aipu
pour t’aidermais c’est fini. Tu vas passer de brèves vacances à lamaison pendant que nous techoisironsuninternat.Etausecondsemestre…Jesuisretombéesurmachaise,unpeuétourdie.«C’estfini»?Jepréféraisnepassavoirquelles
bêtisesAnthonyavaitdéjàfaites!Laproviseurenousarappelésdanssonbureau.Ilyavaitunemarquetrèsnetteàmi-hauteurdu
mur,etunechaisepliantebriséerangéedansunangledelapièce.Nousavonseudroitàunsermon.Brendan et moi n’étions pas officiellement exclus, on nous demandait juste de quitterl’établissementjusqu’àlafindelajournée,letempsdelaisserretomberl’effervescenceautourdecette histoire. Bravo ! De cette façon, tout le monde pourrait commenter l’événement sans sepréoccuperdesavoirsinouslesentendions…etentamerunedeuxièmetournéedèsnotreretour.Laproviseuredevaitbiensedouterquel’effervescenceneretomberaitpasavantdessemaines!J’aieudroitàunavertissement,Brendanétait«enprobation»(àcausedesesennuisaubasket);
quantàAnthony,ilétaitrenvoyé.TanteChristineetMmeSalingerontéchangédesadieuxassezfroids;avantdesuivresamère,
Brendanm’a glissé un bref « Je t’appelle ».Ma tante a filé : elle était déjà en retard pour uneréunion. Lentement, assez secouée par la scène que je venais de vivre, je suismontée au casierd’Angeliqueprendreseslivresetj’aiquittélelycéeàmontour.TanteChristinem’avaitdemandéd’êtrederetourpourledîner,afinquenouspuissionsparlerdesévénementsdelajournée.CommeelleavaitégalementpromisàMmeTedtquej’apporteraisleslivresd’Angelique,jedevaisencorem’acquitterdecettemission.Notre première journée en tant que couple, à Brendan et moi, venait de se révéler d’un
romantismebouleversant.
16
J’aimisprèsd’uneheureàarriverchezAngelique,danslequartierWestSidedeManhattan.SonimmeubleressemblaitàtouslesbuildingsquiétaientvenusaltérerleprofildeNewYorkdanslesannées 70.A l’intérieur, pas de corridor de pierremal éclairé par des torches,mais un couloirbeige,desnéonsetuneported’appartementmétalliquepeinteenrouge.J’aisonné,ellem’aouvertaffubléed’unimmenseT-shirtquiproclamait«ILoveFlorida!»en
lettresorangevif.—Ah,bon,t’aimeslaFloride?ai-jeditironiquement.—Oh!Tais-toi,c’estdouillet.Elleavaitlavoixenrouée,lenezpris.Jel’aisuiviedansunsalonclairetspacieux,meubléde
canapés de tissu couleur de sable et de bibliothèques de bois pâle. Un drôle d’antre pour dessorcières ! Il fallaity regarderdeprèspour repérer lespetitscristauxposésunpeupartout. J’ailaisséchoirseslivresdansunfauteuilbleuvifetl’aisuiviedanslacuisine.— Je regrette d’avoir été injoignable, m’a-t-elle dit en se versant un jus d’orange et en se
perchant sur le plan de travail. Je suis au lit depuis vendredi. J’ai juste regardé mes messagesaujourd’hui.—C’estsûrementM.Emersonquit’apassésesmicrobes.—Maisoui!Ilneprendjamaisd’arrêtmaladie.Enfin,désoléeden’avoirpasétéplusprésente,
j’ail’impressionquetuauraiseubesoindemeslumières.Jemesuisadosséeàlafenêtred’unpetitairdésinvolte.Ils’étaitpassétantdechosesquejene
savaismêmepasparoùcommencer.—J’aisurvécu.Tutesensmieux?—Oublieça,m’aordonnéAngelique.J’ailagrippe,cen’estpasintéressant.Jeveuxsavoirce
quej’airaté.—Ehbien,ilyaeuquelquesrebondissements…Jeme suis laissée tomber sur une chaise et j’ai commencé le récit demon rendez-vous avec
Brendan, avec toutes les révélations qu’il nous avait apportées. Angelique n’a guère fait decommentaires,mais quand j’en suis arrivée à la confirmation demon statut de sorcière, elle abrandilespoingsenpoussantuncrideguerre—quis’estterminéenquintedetoux.—Jelesavais!Sanscesserdetousser,elleaglisséàbasduplandetravail.—Jesavaisquejenemetrompaispassurtoncompte.J’aitoutdesuitesentiquelquechosechez
toimaisquandnousavonssupourlamalédiction,j’aisupposéquec’étaitça.—Tun’avaispastort;excuse-moisijenesautepasdejoie.J’avaisbeaufairelatête,Angeliquesemblaittoujoursaussieuphorique.— Non mais rends-toi compte ! Il y a quelques semaines, tu ne croyais même pas aux
manifestationsoccultes;maintenant,tuadmetsquetuesunesorcière!J’aihaussélesépaulesaveclassitude.—Lasemaineprochaine, j’auraiprobablementune licorneapprivoisée.Queveux-tuque je te
dise:encemoment,iln’yaquelesexplicationslesplusdinguesquitiennentlaroute.Etjenet’aimêmepasracontécequis’estpasséaujourd’hui.—Comment,ilyaencoreautrechose?Unpeuremisedesacrise,elleasortideuxbouteillesd’eauminéraleduréfrigérateuretm’ena
tenduuneens’asseyantenfacedemoi.Avecunpeuplusd’entrain,j’ailancé:—Tunetedemandespaspourquoijesuisvenuecheztoienpleindansleshorairesdescours?—Tiens,oui,c’estbizarre.—Habituellement,tuesplusrapideàladétente.Tagrippetegrippelescircuits.—Bon,alors,pourquoias-tuséchélescours?Lelycéeabrûlé?TuascroiséFrankenstein?—Tun’espastrèsloinducompte…Jeluiairacontélagrandescènechezlaproviseure.Enthousiasmée,elles’estécriée:—Direquej’airatéça!J’aivraimentmalchoisimonmomentpourtombermalade.Tucrois
quec’étaitqui,lemailavecleliendelavidéo?C’étaituncoupmontécontretoietBrendan,c’estévident.—Oui,biensûr.Seulement,çaamaltourné.Amonavis,c’étaitAnthonyenpersonne,ou…Jem’arrêtaicourtenmesouvenantdel’expressionsisatisfaitede…—Kristin!ai-jehurlé.Maisc’estdingue,cettefilleenavraimentaprèsmoi!Angeliqueapprouvavigoureusementdelatête.—Oui!Elleatoujoursétéassezdéplaisantemaisavectoi,ellesesurpasse!—Jenesaispasdutoutcequejedoisfaire.Plusj’essaiedebienfaire,pluslasituationempire.—Ignore-la.C’estcequejefaisdepuisladeuxièmesemainedel’annéedernière.—Cen’esttoutdemêmepasça,le«danger»dontEthanavoulum’avertir?J’avaiscrochédesguillemetsdansl’airenprononçant lemot«danger».Elleasecouéla tête
avecconviction.—Franchement,j’endoute!Maistusaisquoi?J’aiuneidée.Elleasautésursespiedsens’écriant:—Viensdansmachambre.Onvajeterunsort.J’airepoussémachaisesansgrandenthousiasme.—Comment?Pourquoifaire?C’estunsortquim’acréétouscesennuis!Enfin,pascemoi-ci,
lemoidemonanciennevie…enfin,tuvoiscequejeveuxdire!—Non,cen’estpaspareil,tuvasvoir.Toutauboutd’uncouloirjaunesoleil,sachambreressemblaitenfinàcequej’attendaisd’une
sorcière.Desmursvioletsavecdesétoiles lumineusescolléesunpeupartout,une lourde tenturetisséedesymbolesoccultesau-dessusdulit,d’épaissesbougiesavecdescataractesfigéesdecire,degrosvieuxlivrespleinlesétagèreset,prèsdulit,unejattedeverrerempliedepétalesséchés.
Trèssatisfaite,j’airetirémeschaussurespourm’asseoirentailleursursoncouvre-litdeveloursnoirendemandant:—Alors,c’estquoi,cesort?Elleavaitprisunblocsursonbureaupourgriffonnerquelquechose.D’unairjudicieux,ellea
annoncé:—Nousallonsamplifiertespouvoirs.Ouplusprécisément,nousallonsleslibérer.Commeça,
quelquesoitledangerquitemenace,tuaurastachancedelevaincre.—Maiscomment?Saréponsenemerassurapasdutout:—Jenesaispas,moi,cen’estpasunescienceexacte.Ellepritunejolieboîtedeboisdansuntiroiretensortitdescristauxderocheenajoutant:—Nous savons que tu es en sécurité pour lemoment,mais je voudrais te donner des armes
supplémentaires.—Etcommentsais-tuquejesuisensécurité?Leregardqu’ellebraquasurmoimefitunpeupeur.—Tuportes toujours tonpendentif,dit-elle.Tu tesouviens,dans tonrêve?Tuavaisperdu le
blasonavantl’incendie.Ils’estarrachédetonreversetilaroulédanslarue.—Maiscommentfais-tupourtesouvenirdetout!C’étaitmonrêveet,moi,jenemerappelais
mêmeplus.Pour toute réponse, ellem’a souri d’unpetit air satisfait en tapotant son front de l’index. J’ai
grogné:—Jevois,tafameusemémoire…Elledisposadesbougiesblanchesencerclesurleplancher,lesallumauneàune.Ensepenchant
surladernière,elleéternuasiviolemmentqu’ellesoufflalaflamme.J’aiposésurelleunregardcritique.—Tuessûrequetuessuffisammentenforme?—Maisoui!Ellem’afaitsignedem’asseoirenfaced’elledanslecercledepetitesflammes.Dèsquej’aiété
en place, elle s’est penchée pour poser un objet minuscule dans ma paume. Curieuse, je l’aiexaminé;c’étaituntoutpetitjoyaubleu.—Un saphir, expliqua-t-elle. Il amplifiera tes pouvoirs. Maintenant, serre-le dans ta main et
concentre-toi.—Surquoi?— Essaie juste de contacter ta sorcière intérieure. Pense à ce trésor en toi que tu voudrais
déverrouiller.Je serrai les paupières et m’efforçai de memettre en phase avec je ne sais quelle puissance
intérieure.J’entendisAngeliquescander:—J’enappelleàlaDéessepourlibérerl’espritdecettesorcière,Aujourd’huietpourlesjoursà
venirQu’elle soitpréservéedumalqui lamenaceQu’elle soitbénie,Livre-lui lepouvoirqui lui
revientdeparsanaissance.J’ouvrislesyeuxetvisqu’ellemetendaitsonbloc.—Maintenant,dis-le,toi.J’ai contemplé lesmots griffonnés sur la page. J’aurais dû trouver toute cettemise en scène
ridicule,maisc’étaitlecontrairequiseproduisait:jemesentaistoutàcouptrèsforteettrèssûredecequejefaisais.Toutenserrantlapetitepierreaucreuxdemamain,j’airépété:—J’enappelleàlaDéessepourlibérermonesprit,Aujourd’huietpourlesjoursàvenirQueje
soispréservéedumalquimemenaceQuejesoisbénie,Livre-moilepouvoirquimerevientdeparmanaissance.Le silence est retombé… et il ne s’est strictement rien passé. Pas de chaleur subite, pas le
moindre coup de tonnerre ; aucune manifestation signifiant que l’incantation avait eu un effetquelconque.Jen’entendaisquemonsouffleetlarespirationrauqued’Angelique.Frustrée,j’aifiniparmurmurer,enserrantlapetitepierredansmamain:—Allez,envoie-moiunsigne!C’est alors que j’ai senti une brise. Un tourbillon venait de naître au niveau du plancher, il
s’élevait en spirale. J’ouvris les yeux et inspirai vivement, saisie : nous étions assises au cœurd’unepetitetornade.Lespétalesderoseséchés,soulevésdeleurjatte,flottaientautourdenousennousinondantdeleurparfum.Lesfeuillesdenotesempiléessurlebureaud’Angeliquevoletaientencercles,noscheveuxbouffaientcommeunplumage.C’étaittrèsdouxetmerveilleusementbeau.Puisunsoufflepluspuissantéteignit lesbougies, lesténèbress’abattirentsurnous,et toutcequiflottaitretombaausoldansunlégerfroissement.Angeliqueallumaunepetitelampeambrée—ledéclicdel’interrupteurmeparutassourdissant
—etsouffla,enrepoussantsescheveuxdesesyeux:—Disdonc…Tonpremiersortilège.—Tafenêtren’étaitpasouverte…?Muette, elle secoua la tête. J’ai laissé tomber le petit saphir sur le sol. Le regard fixé sur les
pétalesetlespapiersrépandustoutautourdenous,j’aimurmuré:—Maintenant,j’aiunpeupeur.—Ilnefautpas!s’exclamaAngelique.Tuvoulaisunsigne,tul’aseu!Etcen’étaitmêmepasun
sortilègepuissant.Oh!Emma,tuasunpotentielépoustouflant.Jesuissicontentedenepasm’êtretrompéesurtoncompte!Ellesemblaittrèsheureuseetmecontemplaitavecfierté.—Jevaisdéfairemonsortdeprotection,ajouta-t-elle.J’yaibeaucoupréfléchietjepensequ’il
empêchetonfrèredeteparler.Ilnefautpastepriverdesesavertissements!Jecontemplaistoujourslesaphir,incapabled’admettrecequejevenaisdevivre.Troissemaines
auparavant,sionavaitvoulumeparlersérieusementdesorcellerie,jemeseraisécrouléederire.Aprésent,mêmedépasséeparlesévénements,j’étaisenvahieparl’excitation.—Alors,çayest,jesuisunesorcière?—Tuastoujoursétéunesorcière,répliquaAngelique.Seulement,maintenant,tulesais.Elleseremitàtousseretjefinisparremarquercombiensonvisageétaitpâleetfatigué.Toutce
mysticismecommençaitàmepassionner, j’avais trèsenviede luiposerunmilliondequestions,maisilétaitl’heuredelalaissersereposer.Letempsderentrerchezmoi,lescoursétaientterminésetmaboîtevocalepleineàcraquerde
messagesurgentsd’Ashley,JennetCisco.J’eusàpeineleloisirderetirermonuniformequemonportablesonnaitdenouveau.—Téléphone,ici!mesuis-jeécriéeenétendantlamain.Quellesurprise,ilnebougeapasd’unmillimètre.J’aisoupiré:—Tuesunesorcière,Emma,pasunchevalierJedi!Etj’aibondipourdécrocher.C’étaitCisco.—J’aivuAnthonyvidersoncasier.Ils’enva!—Oui!Ileutdroitàunedescriptiondétailléedelascènedanslebureaudelaproviseure,qu’ilponctua
d’exclamationsstupéfaitesetravies.Puiscefutsontourdemedécrireledépartd’Anthony.— Tu l’aurais vu, il était fou de rage. Je m’attendais à voir la fumée lui sortir des oreilles
commedansundessinanimé.—Quandjepensequejeneleverraiplusjamais!Quelbonheur!Maintenant,ilnemeresteplus
qu’àgérerlesrumeursdulycée.Ilacesséderire.—Bon,jenesaispassijedoistelediremaisilmesemblequ’ilvautmieux.—Quoiencore?—Tuveuxsavoirladernière?Rumeur,jeveuxdire.—Maisoui,aupointoùj’ensuis!Ilmesemblaitqu’àcestade,seuleunemenacesurnaturellepouvaitencoremedéranger.Jeme
trompais.—Bon,c’estévidentquec’estsignéKristin,etilyapleindeversionsdifférentes:onraconte
que tu as couchéavecBrendanet avecAnthony,queBrendanahontede semontrer avec toi, etaussiqueBrendansesertdetoi.Touteslesvariationspossiblessurlethème.—Maisc’estrépugnant!—Jetrouveaussi.Puisquenoussommessurlesujet:Brendan…?Jemesentisunpeucoupabledenepasm’êtreconfiéeplustôt.—Oui,Brendan,tuasraison,noussommesensemble.Nousavonsplusoumoinspasséleweek-
endàdeuxet,voilà,c’estofficiel.«Ensemble»,lemotsemblaitunpeufaiblepourcequinousunissait,maisjen’entrouvaispas
d’autre.—Jelesavais!Espècedesournoise,cachottière!Quandjepensequetunem’asriendit!Jedusécarterl’appareildemonoreille,iljubilaitetfulminaitenmêmetemps.—Jenet’aipasvuaujourd’huiet,vendredi,ilnes’étaitencorerienpassé.Toutestarrivétrès
vite!
—Tupeuxledire!J’aidoncrépété:—Toutestarrivétrèsvite!Ciscoaéclatéd’ungrandrire, ilm’avaitdéjàpardonné.J’aieuchaudaucœurdevoiràquel
pointlagrandenouvelleluifaisaitplaisir.J’aitoutdemêmesoupiré:—Bon,jesensquelajournéededemainseraintéressante.—Emma,depuisquetuesarrivéeàVinceA,touteslesjournéessontintéressantes!J’airéponduparungémissementdésespéré.Autantj’avaishâtederevoirBrendan,autantçame
tuaitd’avancedesavoirquejeserais,unefoisdeplus,lecentred’intérêtdetoutlelycée.Moncoupdefilterminé,j’aiunpeutournédansl’appartementencherchantcequejepourrais
inventerpourfaireplaisiràtanteChristine.J’auraisbienpréparéquelquechosepourledîner,çalachangerait,elle,lareinedurepasàemporter!Jevoulaismeracheter;quandjepensaisàtousleseffortsqu’elleavaitfaits,enmeprenantchezelleetenmefaisantentreràVinceA,j’avaishontedemoi.Jebouleversaisdéjàsonexistence,jen’avaispasledroitdeluicauserdessoucisenplus.Lanièced’unmembreduconseild’administrationsedoitd’avoiruncomportementirréprochable!Entoutcas,pourlerepas,c’étaitfichu:enfuretantdanslacuisine,jen’aitrouvéquedupain,
une grande part de brie, des fruits, vingt variétés de thé…et bien entendu de quoi préparer desmartinis.J’auraispuessayerdeluipréparersoncocktailmaisilvalaitmieuxqu’ellenemetrouvepasunshakeràlamain.Amoinsquejeneveuillesaborderdéfinitivementmonimage!Non,jenepouvaisqueretournerdansmachambreetrattraperlescoursmanquésaujourd’hui.
Jemesuisdoncplongéedansmonlivred’histoireetj’aitravailléd’arrache-piedjusqu’auretourdematanteuneheureplustard.—Bien!Commandonsledîneretdiscutonsunpeudecequis’estpasséaujourd’hui.Plantée sur le seuil dema chambre, elle semblait déterminée à aller au fond des choses. J’ai
baissélatêteenm’attendantaupire,maisunefoisnotrecommandepassée(dessaladesCaesardurestaurantducoin),letons’estbeaucoupradouci.—Emma,jetel’aidéjàdit:jeveuxquetuviennesmetrouversituesendifficulté,aulycéeou
ailleurs.Cegarçonteharcelaitdepuislongtemps?—Ilnemeharcelaitpasvraiment,ai-jeavouésansentrain.Enfait,cejour-là,c’estmoiquisuis
alléelechercher.Ilrépandaitdesrumeursépouvantables…surAshley.Lesyeuxdematanteontjetéunéclair.Ilyaeuunénormesilence,puiselleademandéd’une
voixréellementimpressionnante:—Etquedisait-il?Ausupplice,jemesuistortilléesurmachaise.—Jet’enprie,nedisrienàoncleDanettanteJess!S’ilteplaît!Ellemourraitdehonte.—Emma!Cettefois,iln’yavaitplusrienàfaire.J’aiavoué:—Anthonya jouéun sale touràAsh.Etensuite, il adit à tout lemondequ’il…enfin,voilà,
quoi.Avecelle.Elleme toisa,perplexe.Comme jeme taisaisenbaissant lenez,ellea finipar lanceravecun
brind’agacement:—Tuasunvocabulaire,Emma,sers-t’en!—D’accord.Ilestalléraconterpartoutqu’ilavaitcouchéavecelle.C’étaitunmensonge.C’est
cequ’onvoitdanslavidéo:moi,entraind’essayerdeluifairerétablirlavérité.—Etcommentlesdeuxgarçonsensont-ilsvenusàsebattre?—Anthonyestdevenuassez…agressif,etBrendanestintervenu.Levisagefigé,tanteChristineréfléchitquelquesinstantsentambourinantduboutdesdoigtssur
latable.—Trèsbien,jenedirairienauxparentsd’Ashley.Quantàtoi,Emma,jetelerépète:necherche
plusàtoutréglertouteseule.JesaisquetuavaislesentimentdenepouvoircomptersurpersonneàKeansburg;j’aimeraisquetusentesquejesuislàpourtoi.Etlà,cefuthorrible:savoixsefêla,justeunpeumaisassezpourquejesentecombienjelui
avaisfaitdelapeine.Atterrée,j’aimurmuré:—Jesuisvraimentdésolée!Jesaisquetuasdûjouerdetoninfluencepourmefaireentrerau
lycée,etcettehistoirenefaitrienpourtonimage…—Emma,machérie,jemefichedemonimage!Lamèredetonpetitami,enrevanche…—J’airemarqué!Jeredoutaisdéjà lemomentoùjemeretrouveraisdanslechampdevisiondeLauraSalinger.
Quellechancej’avaisdevivreavecuneChristineConsidine!Emue, jesuisallée l’embrasserenrépétant:—Jesuisvraiment,vraimentdésolée.Jeteprometsquesij’aidenouveauxproblèmes,jet’en
parlerai.Plusdesecrets!J’aitoutdesuiteeuhonteparcequeleplusgrandsecretdetous,jelegardaispourmoi.Nousavonsdînétouteslesdeux;matantesemblaitrassérénéeetmêmeassezjoyeuse.Puisj’ai
parlé longuement au téléphone avecAshley, et jeme suis blottie au fond demon lit avecmonordinateurportable.Entredeuxvidéos,jecherchaisàfairebougerdesobjetsavecmesnouveauxpouvoirs.Sansrésultat.Enfait,jetuaisletempsenattendantunappeldeBrendan.Vers21h30,lafatiguedestroisderniersjoursm’esttombéedessus,jemesuisendormiesans
m’en apercevoir.Quand j’ai ouvert les yeux,mon réveil de chevet indiquait 4 heures dumatin.Machinalement, j’ai prismon portable… j’avais unmessage, un texto deBrendan, envoyé vers22heures.«Tupeuxparler?»Bravo,ilpouvaitvraimentcomptersurmonsoutien!Furieusecontremoi-même,j’airépondu
aussitôtquejem’étaisendormie,qu’onseverraitdemain,etj’aiajouté:«J’espèrequetun’aspastropd’ennuis!»LeregardfroiddeLauraSalingermehantaitencore.Ecueilenvue!Dansunsens,j’auraisaimén’avoirpasdeproblèmeplusgrave.Leplusurgentétaitencorederéglermessoucissurnaturels;ensuite,jepourraism’inquiéterd’amadouerlamèredemonamoureux.Je me suis remise au lit et j’ai commencé à formuler mon plan défensif. Chaque jour,
j’écouterais les informations locales—et lamétéo ! J’éviterais lesquartierspeusûrs, jen’iraisplusdansleparclanuit.Siunemenacequelconqueseprofilaitàl’horizon,jeresteraischezmoien
faisantsemblantd’avoirlagrippe.Jemeprotégeraissibienquecettefichuemalédictionn’auraitaucuneprisesurmoi!Enm’endormant,jemesentaisassezfièredemastratégieetdemaprudence.
17
Jeluiavaistoutracontéautéléphonelaveilleausoir,maisAshleytrouvaencoreunefouledequestionsàmeposersurlechemindulycée.Enfait,c’étaitlamêmequestion,formuléedepleindefaçonsdifférentes:—Ilembrassevraimentbien?MachèrepetiteAshpouffait,lesyeuxbrillants,etmoijerougissaisenpensantauxlèvresdouces
et aux yeux si tendres de Brendan. Cette fois, les questions incessantes de ma cousine ne medérangeaientpas,bienaucontraire:ellesm’empêchaientdepenseraumomentoùjeseraisobligéed’affronterlesregardsetlescommentairesdanslescouloirsdeVinceA.Justeavantdetraverser,jemesuisarrêtéeettournéeverselle,enlissantmescheveux.—Bon,jesuiscomment?JesavaisqueBrendanm’attendraitsurletrottoir.Nonpasgrâceàmesnouveauxpouvoirs,mais
parcequ’ilm’avaitenvoyéuntextotrèstôtcematin.—Tuasl’airheureuse!Elle a sorti l’un des centaines de gloss qui s’entrechoquaient dans sa sacoche. J’ai eu beau
protesterquejenememaquillaisjamaispourallerencours,ellemel’acolléd’autoritédanslesmainsendécrétant:—Ce n’est pas pour toi, c’est pour Brendan ! C’est un baume à lèvres au citron. Si tu dois
continueràl’embrasser,autantéviterlesgerçures.—Trèssubtil,Ash,bravo!Cematin,Brendannes’appuyaitpascontrelaboîteauxlettresmaisdirectementàlafaçadedu
lycée. Ecouteurs sur les oreilles, mains enfoncées dans les poches de son blouson, il hochaitdoucementlementon,latêterenverséeenarrièreetlesyeuxclos.Jenesaispascommentilaperçunotreapproche,maisilaouvertlesyeuxetm’afaitunbeau,unmerveilleuxsourire.Prèsdemoi,Ashleyalaissééchapperunsifflementdiscret.—Oh!Emma…Demande-luis’ilauncousindemonâge.J’ai éclaté de rire. Brendan s’est redressé en retirant son casque, j’ai entendu une bouffée de
musiqueavantqu’iln’éteignesoniPod.Intrigué,ilm’ainterrogéed’uncoupdementon.— C’est juste ma cousine qui dit n’importe quoi. Brendan, je te présente Ashley. Ashley,
Brendan.—Salut,amurmuréAshley,assezimpressionnée.Puisellem’ajetéunregardétincelantets’estsauvéeenpiaillant:—Demande-lui,pourlescousins!—Quelscousins?ademandéBrendanenhaussantsessourcilsnoirs.—Jet’expliquerai.—Ettuenvisagesdemedireunvraibonjour?Oupas?
Il faisait semblant d’être vexé. Lesmains autour de son cou, je l’ai courbé jusqu’àmoi pourpouvoirl’embrasser.Taquin,ilamordillémalèvreinférieure.—Voilàlegenredebonjourquim’intéresse!Mmm…quelparfum?—Jecroisquejevaisretourneraucoindelaruepourpouvoirtedirebonjourdenouveau,ai-je
murmuré,lesoufflecourt.Ilari,toutheureux.Puisils’estsouvenudenosproblèmesetilm’ademandéavecinquiétude:—Alors?Tut’esfaitincendierpartatante?—Pasvraiment,non…—Çan’apasl’airdeteréjouir.Tuauraispréféré?—Non!C’estjustequejemesenssicoupable.Enfait,oui,j’auraispréféréqu’ellemepunisse
unpeu.—Jeveuxbienéchangeravectoi!Mamèreestdanstoussesétats,jenel’avaisplusvueaussi
furieusedepuismesquatorzeans.—Qu’est-cequetuavaisfaitàquatorzeans?—Onpassaitleweek-endànotrechaletdeskiet,avecdescopains,onafracturélaserruredela
piscinemunicipalepouryfaireduskate-board.Cesontlesflicsquim’ontramenéchezmoi.—Quoi?Ilahaussélesépaulescommes’ilvenaitjusted’avouerqu’iln’avaitpassortilapoubelle.—Cen’étaitpasune telleaffaire, jem’ensuis tiréavecune interdictiondesortie.Mais,cette
fois,c’estsonimagequiestenjeualorselleréagitcommesij’avaisposéunebombe.—Jesuisdésoléedet’avoirentraînédanscettehistoire.Décidément,jenepouvaisplusdiretroisphrasessansm’excuser.—Emma,stop.N’ypensemêmeplus.Avecbeaucoupdedétermination, ilm’a attirée contre lui pourposerunbaiser sur le boutde
monnez.—Ecoute, c’est terminé ! Le comportement d’Anthony hiermontre que ce n’est pasmoi, le
sauvage.Jecroisquemamère,aufond,sentbienquej’aifaitlebonchoix.Enfait,jenesuispasvraimentpuni,nousavonspasséuncontrat:jesuisjusteobligé—galère!—defaireleDJpourlefichubaldeThanksgiving.—C’estunepunition,ça?Jepensais:«Ont’envoiefairelafêtepourtepunir?Etsituasunzéroenphysique,ont’offre
unevoiture?»—Oui.Cesbalssontnuls,cesont justedegrossescompétitionspoursavoirquidépensera le
plus,ouquidécrocheraleoulapartenaireglamour.Mamèresaitquejedétestecessoirées,maisquandjelesanime,ellemarquedespointsfaceauxautresparents.C’estleprincipe:«Jesuisauconseild’administrationalorsc’estbonpourmonimageque,toi,tut’impliquesdanslesactivitésdulycée.»—Désolée…—Emma,jet’enprie,arrête.Ecoute,onsetired’icipourledéjeuner,d’accord?Onfiledèsla
finducoursd’anglais.—D’accord.Parfait : j’échapperais aux regards et aux ragots, et j’aurais une grande heure seule avec
Brendan!Cetteperspectivemedonnalecouragedefranchirlaporte.C’étaitpresquel’heure;nousnoussommesquittésdanslehallpournousrendreànoscasiersrespectifs.Je triais rapidement les livres dont j’aurais besoin pour la matinée quand j’ai remarqué un
morceaudepapiercoincédanslafentedemoncasier.Jem’ensuisemparéeensouriant:Brendanavaitdûpasserparlàavantd’allerm’attendredehors!SaufquecepapiernevenaitpasdeBrendan.Car,enledépliant,j’aivuqu’ilnecontenaitqu’unseulmot:salope.J’aiprisunegrandeinspiration,etfroissélepapierpourneplusvoirl’insulte.Aucunechancede
reconnaître l’écriture, c’était en caractères d’imprimerie. D’ailleurs, je connaissais l’auteur : siKristinn’étaitpasdescenduejusqu’icienpersonne,elleavaitpousséquelqu’unàlefaireàsaplace.Plusieurs possibilitésme sont venues à l’esprit. Je pouvais aller la trouver tout de suite et lui
tendrelepapierendisant:«Quelqu’unamisçadansmoncasiermaisclairement,c’estpourtoi.»Oualors,jepouvaisleglisseràmontourdanssoncasier.Oulemontreràlaproviseure.Non, lemieuxétaitencoredenepasréagir.Si je ripostais,ceserait l’escalade,elle investirait
encore plus d’énergie, encore plus de hargne dans la petite guerre débile qu’ellemenait contremoi.Dégoûtée,j’aisecouélatête.ToutçapourunAnthony!Autantdéclencherungénocidepourunevoituremalgarée.J’airefermémoncasier,etfaitundétourparlestoilettespouryjeterlepapieraupanier.Etc’est
làquej’aientenduunevoixdanslapremièrecabine.—Çam’étonneraitqu’Emmarevienne,ellen’oseraplussemontrerici.Interdite,j’aifaitvolte-face.Souslaporte,j’aireconnulessemellesrougesLouboutin.Ontiraitlachasse.Jemesuisprécipitéedanslacabinedubout,j’aifermélaportesansbruitet
reculétoutaufondpourqu’ellesnevoientpasmeschaussures.Moncœurbattaitsifortqu’ilmesemblaitqu’ellesallaientl’entendre.—Ohsi,ellereviendra.Cettefilleestimmuniséecontrelahonte.Une autre cabine s’ouvrit, il me sembla reconnaître la voix d’Amanda, satellite mineur de
Kristin.Sonmalheureuxproblèmedepeaufaisaitd’elleunealliéeprécieuse:ellenerisquaitpasde lui faire de l’ombre sur le plan physique et, bien entendu, ses parents étaient fabuleusementriches.—Tupeuxledire,aricanéKristin.Anthonynes’yestpastrompé.Direqu’elleaeuleculotde
piquersacrisepoursapetitepouffiassedecousine.Je retenais mon souffle. C’était une chose de savoir qu’elle racontait des horreurs sur mon
compte,ettoutàfaituneautredelesentendre.—Jen’arrivepasàcroirequ’ellesoitalléecafterAnthonypourcettebagarredébile,alancéune
troisièmevoix.Lefairerenvoyer,c’esttoutdemêmeénorme!Celle-là, c’étaitKendall.Ah, on croyait donc que j’étais allée trouver la proviseure ?Kristin
revintàl’attaque.
—Moi,cequejen’arrivepasàcroire,c’estqueBrendansesoitlaisséprendreàsonnumérodesainte-nitouche.ElleluiaprobablementdéjàdonnéunebonnecentainedeMST.Les deux autres ont éclaté de rire. A travers les bruits des robinets, j’ai entendu la voix de
Kendallsoupirerlangoureusement.—C’estdommage,ilesttropgénial!Tutesouviensquandjemelesuisfaitdanstamaisondes
Hamptonsl’étédernier?Illogique,sansdoute,maisçam’afaitmal.JesavaispourtantqueBrendann’étaitpasunange,et
ce qu’il avait pu faire avant deme rencontrer neme regardait en rien…mais tout demême.EtpourquoijustementKendall,sispectaculaireavecseslongscheveuxblondsrouxetsesjambesdedanseuse?—Ils’encanaille,ricanaAmanda.Emma,franchement.—Ellen’estpasmal,aprotestéKendallavecunegénérositésurprenante.Puis,pournepasfâcherlareine,ellesehâtad’ajouter:—Bon,riendespécial…—Kendall,ilseraàtoiavantlesvacancesdeNoël,apromisKristin,satisfaite.—J’ycomptebien ! Il faudra justeque je lepasseà l’eaude Javelpour ledécontaminer.Ou
alors,tiens,j’iraiavecluisousladouche.Lesautressesontesclafféeset,avecunehainestupéfiante,Kristinaarticulé:—C’estunemoins-que-rienetilselasseravite.Amoinsqu’elleneseretrouveencloque,bien
sûr!Jecroisquec’estpourçaqu’elleaquittésonancienlycée:elleest tombéeenceinteetellen’avaitaucuneidée,quiétaitlepère.J’aibaissélatêteenessayantderavalermeslarmes.Laporteaclaquéderrièreelles,leursvoix
joyeusessesontéloignées.Quandj’aiétébiensûrequelavoieétaitlibre,j’aivitepassédel’eausurmonvisagerougevif,etjesuisalléeencoursàmontour,enmeforçantàgarderlatêtehaute.J’avaisaffrontépire.Ellesnepouvaientpasm’atteindre,pasàunniveauprofond.Enfinsi,mais
jepouvaisnepaslemontrer.Jeneleurdonneraispascettesatisfaction.Amoidemefaçonnerunmasqueimpassible,etdetenirlecoupjusqu’aucoursd’anglais.Parmiracle,onnem’interrogeapasuneseulefoisdetoutelamatinée.Sij’avaisétéobligéede
parlerdevanttoutlemonde,jecroisbienquejemeseraismiseàpleurer.—Jetiensàtedirequejenecroisaucunedesrumeurs,m’aglisséJennsurlechemindelasalle
d’anglais.—Merci!mesuis-jeécriéeavecreconnaissance.Etmercidemarcheravecmoi.Elleajetéunregardrapideàlarondepours’assurerquepersonnenenousécoutait.—Kristinétaitunevraiecopine,avant.Jet’assure,ons’amusaitbien.Elleabeaucoupchangé,
c’estsonobsessionpourAnthonyquil’arendueméchante.Jecroisqu’ilaétésapremièrefois,çavousmarque.Commejenetrouvaisrienàrépondre,elleasoupiré:—Entoutcas,essaiedenepasprendreçatropàcœur.Laplupartdesautressaventbienqu’elle
dit n’importe quoi.Elle a probablement répandudes rumeurs sur leur compte aussi, un jour oul’autre!
— Je ne comprends plus : tout le monde la trouve odieuse, mais elle reste toujours aussipopulaire?—Ellefaitdesfêtesdémentes,ilsveulenttousêtreinvités.Etpuisçanes’expliquepas,c’estle
genredefillequiatoujourslemondeentieràsespieds.Pourcequisepasseencemoment…s’ilsdisentcommeelle, jecroisquec’est surtoutparcequ’ils sontcontentsqu’elle se soit choisiunenouvellecible,etquecenesoitpastombésureux.—Laloidelajungle.Je suis arrivée en cours d’anglais complètement vidée, même la perspective de retrouver
Brendan neme remontait plus le moral. J’aurais voulu enfouir ma tête dansmes bras, ne plusparleràpersonne—dormir,peut-être.Pourmedonnerunecontenance,jemesuisplongéedansmoncahierenfaisantsemblantderéviser.PourlapremièrefoisdepuismonarrivéeàVinceA,matêtenes’estpasautomatiquementtournéeverslaportequandBrendanestentré.Jemesuisaperçuesubitementqu’ilétaitassisdevantmoi.Lesbrascroiséssurledossierdesonsiège,ilmeregardaitavecinquiétude.—Emma,çava?Tuasl’air…contrariée.—Lamatinéeaétélongue.Pastrèsconvaincant,jesais.Ils’estcontentédefairelamoueendéclarant:—Onparleraaudéjeuner.Puis il a pivoté vers le tableau parce que M. Emerson venait d’entrer en se mouchant
bruyamment. Sérieusement, ce type avait besoin de prendre de la vitamine C, ou des vacances,parcequ’ildevenaitfranchementignoble.Dèsquenousavonsposéunpiedhorsdulycée,Brendanavoulusavoircequin’allaitpas.Moi,
jepréféraisnettementnepasentrerdanslesdétails!—C’est juste… il y a beaucoup de rumeurs qui circulent surmon compte. Et sur toi, et sur
Anthony,et…c’estdésagréable.Lesgensmeregardent,onparledemoi.Unefoisdeplus.—Tun’asrienfaitdemal.Qu’est-cequ’onpourraitbiendiresurtoi?Ilparlaitd’unevoixégalemaisjesentissacolère.Etmoi,j’enavaismaclaquedestensions,de
touteslestensions!About,j’aisoupiré:—Non,ons’enfiche.Oublieça.Sijeluiexpliquaistout,ilfaudraitparlerdelarumeurselonlaquellenouscouchionsensemble.
Jemesuraismalsonétatd’espritmais,moi,entoutcas,jemesentaisincapabled’aborderlesujet.Pasenplusdetoutlereste!—Allez,insista-t-il,enjôleur.Onadépassélestadedessecrets,non?Si.Ilavaitraison.Excédée,j’aiprisunegrandeinspirationetj’aidéversétoutcequej’avaissur
lecœur.—Eh bien, apparemment, la population entière du lycée croit que je couchais avecAnthony.
Enfin,ondittoutetlecontraire,àchacundechoisirlaversionquil’arrange.Soitjecoucheavectoi,soittuashontedetemontreravecmoi…Ah,j’oubliais,j’auraisaussiquittémondernierlycéeparcequej’étaisenceinte.Cedernierpoint,c’estKristintoutcraché,etjesuisabsolumentcertainequ’elleaaussienvoyélavidéotronquéeàlaproviseure.
—Jevois.Lesmusclesdesamâchoires’étaientcrispés.Ilajouta:—Etcommentsais-tuqu’ondittoutça?— Je les ai entendues ce matin aux toilettes. Il y avait Kristin, Amanda et Kendall, qui s’est
d’ailleursvantéed’avoircouchéavectoi.—Elleenparleencore?Jenesaispascequej’avaisespéré,undémenti,unéclatderire.Ilsemblaitjustesurprisqu’elle
attachelamoindreimportanceàl’épisode.Lecœurgros,jemesuiscontentéedehocherlatêteetdemarcherunpeuplusvite.Brendanm’ajetéunregardencoin.—L’étédernier,j’étaisdanslesHamptonsavecdescopains,etilsparlaienttousd’unefêtequ’ils
nevoulaientsurtoutpasrater.J’ysuisalléaveceux,c’étaitchezKristin.Kendallnem’intéressaitpasplusqueça,maiselleinsistaitlourdement.—Jevois…Jeserraislesdents.C’étaitbizarre:cerécitmedérangeaitautantquetoutcequej’avaisentendu
cematin.Brendansepenchaversmoi,troublé.—Jet’enprie,dis-moiquetut’enfiches.Illâchamamainpourentourermesépaules.—Jenet’avaispasencorerencontrée.Dis-moiqueçanetedérangepas.—Çamedérangeunpeu,ai-jeavoué.—Emma,jemeficheradicalementdeKendall.Jetejure,jen’aijamaisrepenséàelle.Pourêtre
toutàfaitfranc,jen’aimêmepaspenséàellelapremièrefois.Elleétaitlà,voilàtout.—Jepensequeçam’horripileparceque j’aientenduçaaprèsavoir trouvéunpetitmotdans
moncasier…Brendans’arrêtademarcher.—Quelqu’unalaisséunmotdanstoncasier?—Oui.—Unmotquidisaitquoi?Ilsemblaitfurieux.Inquiète,j’aivouluécarterlaquestiond’ungestemaisils’estobstiné.—Emma,c’étaitquoi?—Unseulmot:salope.Jen’avaisencorejamaisvuuneexpressionpareilledanssonregard.—JevaisavoirunepetitediscussionavecKristin.—Brendan,non!Onadéjàsuffisammentd’ennuis,çaneserviraitàrien…Jen’arrivaismêmepasàcachermapanique.—Kristinestcommeelleest,onn’ypeutrien!Etd’ailleurs,Anthonyaaussibienpulaisserle
papieravantdepartir.—Peut-être,maisellen’apasledroitdeparlerdetoi.—Brendan, je t’en prie, oublie ça. Ces histoires m’ont bousculée, c’est vrai, mais c’est fini
maintenant.—Çamemethorsdemoi:avecmoi,ilsn’osentpas,jem’entiresansdommage;maistoi,ilste
harcèlent…—C’estparcequelesfillessontdiaboliques.Leslycéennessontdesdémons,sincèrement.Mondiagnosticluiarrachaunsourire.Sonbeauvisages’adoucit,ilsaisitmesdeuxmainsdans
lessiennes.—Cettefilleestunetelle…Elles’ingénieàt’empoisonnerl’existence.—Tantquejet’ai,toi,jepeuxtoutsupporter.—Cen’estpascommesinousn’avionspasd’autressoucis!Ilm’aprisecontreluienposantlapaumesurmonmédaillon.J’aifermélesyeux,émueparle
contactdesamain.—Sijepouvaisrenonceràtoi,jeleferais.Sijepensaisquec’estmieuxpourtoi.—Non,ceseraitpire!La seule idée d’affronter une journée sans lui me broyait le cœur. J’ai pris ma voix la plus
persuasivepourinsister:—Ecoute,s’ilteplaît,nefaisrien.Tôtoutard,ilsfinirontparselasser!Ilmecontemplauninstantensemordantlalèvre…puisilsemitàriretoutbasenmeberçant
contrelui.—Jeveuxbien,maisseulementsitum’accordesquelquechoseenéchange.—Quoidonc?ai-jedemandéavecprudence.Je tepréviens : je refused’entrerpareffraction
dansunepiscinepourfaireduskate-board.—Tupréféreraissûrement.Non,cequejeveux…c’estquetuviennesavecmoiàcefichubalde
Thanksgiving.—Quoi?Ilm’asouriensuivantlalignedemajoueduboutdudoigt.—Tum’astrèsbienentendu.Jet’inviteaubaldeThanksgiving.—Maistun’aspasenvied’yaller.—Effectivement.J’yréfléchissaiscematin.Jenesuisjamaisalléàunedecessoiréesavecune
filleavecqui…avecuneamoureuse.Jehaussaiunsourcil.—Uneamoureuse?—Nem’oblige pas à tout t’expliquer. Ecoute, j’ai envie de faire passer unmessage, je veux
montrerauxautrescombienjetiensàtoi.Cettevoix,ceregard…Emue,j’aitoutdemêmeprotesté:—Tuimagines:unesoiréeentièreenfermésdansunesalleaveccescrétins?—Justement!Faisçapourmoi,nemelaissepasseulaveceux.Sionnousvoitensemble,les
rumeursfinirontpeut-êtreparsecalmer.—Tun’aspastort.
—Tucomprends,s’ilss’enprenaientjusteàmoi,jem’enficherais.Maisjerefusequ’onparledetoi, turefusesquej’ailleleurdiremafaçondepenser…onestdansl’impasse.Laisse-moiaumoinst’emmener!—Bon…Trèsbien.Enfin,simatantem’autoriseàyaller.Il y avait aussi la question de ce que je pourrais bienmemettre ! Un bal à Vince A, c’était
forcémentenrobelongueetdanslecontequ’étaitmavie,iln’yauraitpasdepetitescréaturesdesbois pour me la coudre. Pas de marraine la fée ! Ashley pourrait peut-être me prêter quelquechose?—Génial!Jesuiscarrémentcontentd’yaller,maintenant!Brendans’adossaàunarbreetjemeblottisdanssesbrasensoupirant:—Jen’aipassuffisammentvuKristin,cette semaine ;unedosesupplémentairevendredi soir
m’aideraàtenirtoutleweek-end.Iléclataderireetpromit:—Tunelaverrasmêmepas.Tuserasencabineavecmoicommeunefilledansunevidéode
Jay-Z.—Iln’estpasquestionquejevienneenBikinietmanteaudefourrure.—Non?Jesuisdéçu.Alorsunpetitshorttrèscourt?—C’estunbaldéguisé?—Non.—Onestbienaumoisdenovembre?—Oui,etalors?Jeteréchaufferai,moi.Du bout de l’index, il souleva mon menton et, cette fois encore, toutes mes angoisses
s’évanouirentdanslenéantdèsquenoslèvressetouchèrent.Brendanavaitcetalent:sesbaiserseffaçaientlessouvenirscommelepetitappareildesMenin
Black.Nous avons tous deux perdu la notion du temps : au lieu du petit restaurant où il voulaitm’emmener, nous avons dûmanger des hot dogs en quatrième vitesse et retourner au lycée encourant.Monhumeuravaitchangédutoutautout,jeflottaisdecoursencours;celam’aàpeinedérangéequand,encoursdechimie,j’aisurprislescommentairesdésobligeantsqueKristinfaisaitàsavoisinesurmescheveux.Disons que ça m’a tout de même un peu agacée. Avec sa peau d’Oompa Loompa, elle se
permettaitdesemoquerdemonlook?Uninstant,j’aienvisagédeluijeterunsortmaisjemesuisditque,avecmachance, il rebondirait forcémentsurmoi.Detoutefaçon, j’étaisdeplusenplusconvaincuequemondernier(etunique)effortdanscesensn’auraitpasfonctionnésanslaprésenced’une sorcière expérimentée. Je n’ai donc pas répliqué. J’avais des problèmes plus sérieux queKristin.Aladernièresonnerie,j’aitrouvéBrendanquim’attendaitprèsdemoncasier.Enchantée,jeme
suisécriée:—Qu’est-cequetufaislà?—Jem’accordeuneminuteavectoiavantl’entraînementdebasket.Aïe ! Je n’avais paspensé à ça.Brendan avait plusoumoins fait renvoyer l’undesmeilleurs
joueurs,onallaitnécessairementluidemanderdescomptes!Inquiète,j’aidemandé:—Ilsvontt’envouloir?—Non.Personnen’aimaitAnthony.L’équipeauraplutôtenviedemenommercapitaine…dès
quejeneseraiplussuspendu.Bon,c’étaitdéjàunsoucidemoins.Ilaajouté:—Alorsjeveuxunbaiser,etensuiteilfautquejefile.Il riait. Ilétait tendre,charmant, irrésistible.Jemesuis jetéedanssesbrasenpensantcombien
c’étaitdifficiledesesouvenirquenousétionsau lycée ;difficiledenepascéderàdespassionsassezpeuscolaires!— Je t’appelle ce soir, a-t-il promis enmemordillant le cou. Essaie de rester éveillée après
19heures,pourunefois.Jeme sentais si heureuse que je serais volontiers restée éveillée jusqu’au jeudi suivant ! J’ai
retrouvésurletrottoirAshleyquicommençaitsérieusementàs’impatienter.—Alors?Tuasdemandé,pourlescousins?—J’aioublié.Jeleferaidemain,promis.—Merci!Ecoute,jenel’avaisencorejamaisvud’aussiprès,ilestfabuleux!Laveinequetuas
depouvoirl’embrasser!Etilparaîtqu’ilfaitleDJpourlebal?—Lesnouvellesvontvite.—Oui, dumoment qu’il est question de Brendan Salinger ! Et puis, ma copineVanessa fait
partieducomitéd’organisation,c’estellequimel’adit.Jel’aidévisagée,incrédule.—Kristinalaisséunefreshmanparticiperaucomité?—Bon,lamèredeVanessaoffrelebuffet.Ellesemblaitassezcontrariéeetelleavait raison ;maisvoilà,au lycée, toutserésumaitàdes
rapportsdepouvoir.LamèredeVanessaétaitunchefassezconnu,elle travaillaitdansungrandrestaurantdeManhattan;sacontributionajoutaituncertainlustreà lasoirée,cequiouvraitàsafillel’accèsàunévénementdontelleauraitnormalementétéexclue.— Eh bien, moi, j’irai à la soirée avec le DJ. C’est bien ce que tu allais me demander ? Et
d’ailleurs…J’ouvrais labouchepour luidemanderdemeprêterune tenuequandellem’a interrompueen
sautantlittéralementsurplace.—J’yseraiaussi !Onest touteunebandeàyalleravecVanessa!Oh!Emma, jenesaispas
pourquoitupensaisquetunepourraispastefaireuneplaceici:tuessortieunefoisavecCiscoet,maintenant,Brendanenpersonneesttonpetitcopain!Dis,ilfautqu’onaillet’acheterunerobe.—Jenepeuxpast’enemprunterune?Elle avait des tonnes de fringues. Et même si elle était plus petite que moi (de partout), je
réussissaisgénéralementàmefaufilerdanssesvêtements.—Pasquestion,machérie!Iltefautuntrucfabuleux!Onirashopper,ceseragénial.Detoute
façon,jen’aimepluslarobequej’aiachetée,j’enveuxuneautre.
—Bon,attendstoutdemêmequejedemandeàtanteChristine.Jen’enaipaseul’occasion;àpeinelaclédanslaserrure,Ashleys’estprécipitéeàl’intérieur
enhurlant:—Alerteshopping!Toutlemondesurlepont!BrendaninviteEmmaaubaldeThanksgivingla
semaineprochaine!Tante Christine, paisiblement installée à la table de la cuisine, a fermé son livre et retiré ses
lunettes en levant les yeux vers nous. Je me suis hâtée de tempérer la proclamation de moninfernalepetitecousine.—Enfin,situesd’accord,j’aimeraisbienyaller…—Oui,biensûrquetupeuxyaller.Toujoursassezgênée,j’aiprécisé:—SamèreobligeBrendanàfaireleDJ,enfait;jeseraisurtoutlàpourluitenircompagnie.On
n’apasdutoutbesoindefairedushopping,jepeuxemprunterquelquechoseàAshley.Matanteaévaluémesformes,puiscellesd’Ashley.—Non,machérie,jepensequenouspouvonsfairemieux.NousironschezBendelceweek-end.—Tuessûre?Çam’ennuiede…—Absolumentsûre.Toujoursaussisereine,elleareprissonlivreettournéunepagedesondoigtàl’onglevernide
rose.J’avaisvraimentl’impressiondeprofiterdesagentillesse;honteuse,j’aimurmuré:—Mercibeaucoup…Jeneméritepas…—Ma chérie, si, tu le mérites, soupira-t-elle. J’aimerais que tu saches à quel point je suis
heureuse de t’avoir ici avec moi. Cela dit, ajouta-t-elle, si je pouvais faire la connaissance deBrendanpourdebondansdescirconstancesunpeuplusplaisantes…—Ilestgénial…— Je n’en doute pas. Et ilme fait l’impression d’un jeune homme auprès de qui tu seras en
sécurité.Ilsembleprêtàsejeterdevantunbuspourtoi.J’acquiesçaimais,aufond,jen’enmenaispaslarge.Prédestinationoupasprédestination,nous
ne couperions pas au rituel de la présentation aux parents. Ça ne m’ennuyait pas de présenterBrendanàmatante,bienaucontraire!Monsouci,c’étaitLauraSalinger.Cettefemmemeterrifiaitaumoinsautantquelamalédiction.
18
Incroyable :à la finde lasemaine, les rumeurscommençaientdéjààsecalmer.Bienentendu,Kristincontinuaitàalimenterlemoulinmais,elle,j’étaisrésignéeàcequ’ellemetourmentetoutel’éternité.L’important,c’étaitquelesautresselassentderelayersesdernièrestrouvailles.KristinétaitmadameEleanordestempsmodernes:spécialiséedansladémolitiondesréputationsplutôtque dans l’assassinat pur et simple. Sa dernière création ? Une rumeur selon laquelle j’auraistrompé Brendan avec au moins six garçons du lycée Xavier. Inutile de préciser que nous nesortionsensemblequedepuisunesemaine,etqu’untelabattageauraitétéphysiquementimpossibleencinqjours.Disonsqu’elleavaitaumoinsleméritedelaconstancedanslabêtise.Brendanavait saméthodepour tuer les rumeurs : il s’affichaitobstinémentàmescôtés.Etça
marchait.Vraiment,ils’yentendaitànaviguerdansceseauxinfestéesderequins—voussavez,legenrederequinsquiportentdessacsDior.Etpuis je suis allée chezBendel…Moiquine croyaispaspossibledeme sentirplusdécalée
qu’àVinceA,jemesuisvraimentfaitl’effetd’uneextraterrestrequand,lesamedi,noussommesalléesm’acheterunerobeavectanteChristine,Ashley,etsamère,matanteJess.Danslemiroirdelacabined’essayage,j’aidécouvertunepauvrefilletasséesurelle-mêmedansunerobequineluiressemblaitenrien.Lesoripeauxdéjàessayéss’amoncelaientautourd’elle.Des trucs pour les bals de debs. Trop pastel. Trop bouffants. Une des robes était cousue de
nœuds, tellementdenœudsqu’onauraitpu la trouver aucomptoiroù l’onemballe toutdansdupapiercadeau!Etvuleprixduruban,chaquenœuddevaitcoûterdanslescentdollarspièce.La robe de cocktail que j’avais sur le dos n’avait pas de frous-frous mais elle était rouge,
couverte de sequins, et dénudait une épaule. Avec un gros soupir, j’ai ouvert la porte pourmeprésenteràl’inspectionenronchonnant:—Dites,cen’estpasparcequ’onestennovembrequejedoismettredurouge.J’ail’aird’une
call-girl.—Unecall-girltrèstrèschère,alors,apouffématanteJess.Bienentendu,Ashleyahurléderire.IlafalluleregardleplusdésapprobateurdetanteChristine
pourlesfairetaire.—Attends!s’estécriéeAshley.Jesaiscequ’iltefaut.Voyantmonexpression,elleaajouté:—Fais-moiconfiance!Jenemesuispassentierassuréepourautant.Jevoyaisd’icicequ’elleallaitmerapporter:du
rosebonbon.Parpitié,aumoins,qu’elleévitelestrass!—Repassecelle-cipourvoir?TanteJessvenaitdetirerdelapileunemeringueàlajupebouffante,étincelantedeblancheur.De
plus en plus hostile, je me suis enfermée pour l’enfiler. En ressortant pour me montrer, j’aibougonné:
—Jeressembleàunebouledeneige.Etmacicatricesevoyaitplusquejamais.Pourquoinecousait-onpasdemancheslonguesaux
robes du soir ? Pourquoi avaient-ils décidé d’organiser un bal « habillé » ? Pourquoi, maispourquoinepouvais-jepasporterunjeanetmonchemisiernoir!NettementplusperspicacequematanteJess,quecettesortiesemblaitbeaucoupamuser,matante
Christinemeglissa:—Nousteprendronsdesgants.Tusaisbien,cesgantsqu’onmetpourl’opéraetquimontent
jusqu’auxcoudes.Ouf !Brendan savait, pour l’accident,mais il n’avait pas encore vuma vilaine cicatrice. J’ai
remerciématanted’unsourireetjesuisretournéedanslacabinepourretirermapiècemontée.Jemedemandaissij’avaisledroitdemerhabillernormalementquandonafrappéplusieurscoupsirréguliers à laporte.Enouvrant, jeme suis trouvéenezànezavecAshley.Ouplutôt avecuneénormepilederobessoutenueparlespetitesjambesd’Ashley.Ettouteslesrobesétaientnoires.—Oh!Ash!Jet’adore!Là,tanteChristinen’étaitplusd’accord!—Lenoir,c’estpourlesvieillesetlesveuves.Atonâge,ilfautporterdescouleursgaies!—Tupeuxparler!C’était sorti tout seul. J’ai ouvert des yeux ronds, choquée par ma propre insolence. Tante
Christineétaitveuveet,techniquement,elleétaitvieilleaussi…maislacouleurdominantedesavieétait le rose ! Tante Jess s’est écroulée de rire ; franchement, parmoments, je la trouvais plusgaminequesafille.Avecbeaucoupdedignité,tanteChristineacontemplésontailleurfuchsia,puiselleaconcédé:—Tun’aspastort.Mafoi,leplusimportant,c’estqu’Emmasesenteàl’aise.Voyonscequetu
nousapportes.Nousavonsaccroché les robesdans lacabine,etmonregards’est toutdesuitebraquésurun
modèlesansmanches,avecunbustieretunejupedetulleartistementdéchiquetée.Elleétaitàlafoisclassiqueetoriginale,jel’adorais.Jel’aiimmédiatementenfilée;enmetournantpourqu’AshleypuisseremonterlafermetureEclair,j’aicroisélesdoigtsetespéréqu’elleseraitaussigénialesurmoiquesurlecintre.Oui!Phénoménale!—Jevoudraism’habillercommeçatouslesjours!Euphorique, je tourbillonnais sur moi-même, faisais la révérence au miroir. Cette fois, mon
refletm’enchantait. J’avais toujoursvécuen jean ; l’autre grandeoccasiondemon existence, lemariagedemamèreavecHenry,m’avaitjustevaluunerobebaindesoleiljaunepâle(ilss’étaientmariésàlamairie).Dansunangledumiroir,j’aperçustoutàcouplevisagedetanteChristine.Ellesouriait,maisellesetamponnaitégalementlesyeuxavecunmouchoirrose.Horrifiée,jemesuisécriée:—Tupleures?Çat’ennuievraimentquejemettedunoir?—Machérie,non!C’estjustequequandtuesarrivée,tuétaissi…Tut’estellementépanouie,et
jesuissicontentedetevoirheureuse.Les larmes aux yeux, j’ai enjambé une robe vertmenthe pour serrerma tante dansmes bras.
Ashleyestintervenueavecautorité:—O.K.,c’estfini,onnepleurepassurlespelures.Emma,j’aidesescarpinsquiserontparfaits
avectarobe.Cesoir-là,dufonddemonlit, j’ailonguementcontempléLArobesuspendueaureversdema
porte. Pour le grand soir, j’aurais les escarpins d’Ashley (pour les chaussures, nous faisionsvraiment la même pointure), une étole à tante Jess, et des gants et des boucles d’oreilles quem’offraittanteChristine.Çamedérangeaitdemel’avouermais,enfait,j’étaistrèsexcitéeàl’idéed’entrerdansunesoiréeaubrasdeBrendan.Jemesuisendormieaveclesourire.Lelendemain,j’aisuenouvrantlesyeuxqu’Angeliqueavaitannulésonsortdeprotection.Cerêve,jenem’ensuissouvenuequeparcequeAngeliquem’avaitproposédetenirunjournal,
pour noter chaque détail de mes aventures nocturnes avant qu’elles ne sombrent dans monsubconscient.Cettefois,j’étaisassisedanslacuisinedenotreanciennemaison,faceàEthan.Surlatableentrenous,ilyavaitunesorted’échiquier.Ethanm’expliquaitlesrèglesdujeu;ilavaitdûmelesexpliquerdéjàplusieursfoisparcequ’ils’énervaitquejen’aiepasencorecompris.Ilrépétait,enmemontrantlescarréssombresduplateau:—Mais,Coccinelle,situprendscechemin,ceseraplusdifficiledegagner.—C’estcecheminquejeveux.En disant cela, j’ai plaquémonmédaillon sur l’un des carrés noirs. Le plateau ne cessait de
changer, il était en pierre, puis en bois, puis en mosaïque ou en verre, mais je m’obstinais àmaintenirmonpendentifàlamêmeplace.Etj’aidit:—Jemefichequecesoitplusdifficile.—Tupourraisperdrelapartie,meprévintmonfrère.Tupourraistoutperdre.—Jem’enfiche.—C’estdangereux,Emma.Tunepeuxvraimentpast’éloignerdelui?—Jenepeuxpas.—Bon.Situtiensabsolumentàenpasserparlà,toutdépenddelui,maintenant.Illuifaudraune
déterminationàtouteépreuve.Lesyeuxbrunsd’Ethan,sisemblablesauxmiens,mefixaientavecuneintensitéinsoutenable.Il
insista:—Ilestassezfort?Tuesvraimentsûredetoi?—Jecrois,oui.Jehaussailesépaulesavecdésinvolture.Implacable,Ethanlança:—Ilnesuffitpasdecroire.Tudoisêtreplusforte,vousledeveztouslesdeux.Cen’estpasun
jeu.Acesmots,l’échiquierdisparut;nousn’étionsplusdanslacuisinemaisdeboutdanslaroseraie
demesrêves.—Ildoitêtrefort.Vousneverrezrienvenir.Ildoitêtreprêtàtoutrisquer.Illesera?Commejelecontemplais,interdite,ilouvritlabouchepourajouterquelquechose…etsemità
chanteruntubedeMadonna.Touts’effaça;sousmespaupièreslourdes,jecontemplaisunemince
tranchehorizontaledemachambreàNewYork;monradio-réveildiffusaitBorderline.Mamains’est abattue sur le bouton, j’ai fermé les yeux très fort enm’efforçant de retomber dansmonrêve…maisils’étaitévanoui.Je n’ai pas ressenti la panique habituelle. Au contraire, bizarrement, je me sentais plus
déterminée, commesi lamalédictionn’était qu’unobstacle commeunautre : unobstacleque jepourraissurmontersijeparvenaisseulementàdéchiffrercesavertissementssiobscurs.Brendan était reparti pourWestchester vendredi, juste après les cours ; il écumait toujours la
bibliothèquedesongrand-pèreàlarecherchedetoutcequipourraitnouséclairersurlalégended’Aglaeon. Il avait prévu de revenir le dimanche pour me sortir — un vrai rendez-vousd’amoureux.Laplupartdescouplesdenotreâges’efforçaientde trouverunéquilibreentre leurscolaritéetleurviesentimentale;nous,nousdevionsjonglerentrelessortiesàdeuxetlesgrandesrévélationsoccultes.—Amonretour,jeveuxfaireleschosesdanslesrègles,avait-ilditautéléphone.Jusqu’ici,je
suisunpetitcopainlamentable.J’avaisbeauluirépéterlecontraire,rienn’yfaisait.— Laisse-moi m’occuper de toi ! Je veux qu’on se voie tranquillement, sans ragots, sans
malédictions;riend’autrequetoietmoi,ensemble.Ce dimanche-là, nous sommes donc sortis selon une tradition très new-yorkaise : pour un
brunch.Quandj’aivulesprixmentionnéssurlemenu,mesyeuxsontdevenusaussirondsquelesbagelsfraisempilésdanslacorbeille.—Ilsfont lesmeilleurseggsBenedictdeNewYork,affirmaBrendanen tartinantdufromage
fraissurunbagelausésame.Toutbas,jemesuisditquepourtrente-cinqdollars,ilspouvaientaussioffrirletaxiduretour.
Touthaut,j’aidûavouerqueleseggsBenedictétaientextraordinaires.Jelesaiadorés,etj’aiadoréBrendanencoredavantage.Jenel’avaisencorejamaisvuaussidécontracté,ilsemblaitprendreunplaisirénormeàêtrejusteungarçoncommelesautres,desortieenamoureux.Nousavonsparlénon-stop, sans jamais évoquer un seul de nos problèmes. Tout en l’écoutant m’expliquer avecenthousiasmequ’ilallaitpeut-êtredécrocheruneplacedeDJdansunnouveauclub(tantqu’ilneconsommait pas d’alcool sur place, ils se fichaient qu’il soitmineur), j’ai décidé de ne pas luiparlerdemondernierrêve.Pourquoigâcherunaussibonmoment?Ensortant,surletrottoir,j’ainouéimpulsivementlesbrasautourdesataille.C’étaitsistupéfiant
de pouvoir toucher Brendan, l’inaccessible icône, chaque fois que j’en avais envie ! C’étaitvertigineux,ilmevenaitparfoisdesenviesderéagircommeAshley,entrépignantetensautantsurplace!—Mercipourcebrunch.Mavoixs’étouffaitdanssonblouson.Ilaeuunpetitrireenmeserrantcontrelui.—Tout le plaisir était pourmoi. Je veux faire plus de trucs comme ça avec toi.Au fait ! Je
voulaistedemander…Commejeleserraistoujoursdansmesbras,ilm’adoucementtiréeparleblousonpourpouvoir
voirmon visage. J’ai résisté en pressantma joue contre sa poitrine. Je n’avais pas envie de lelâchersivite!
—Quoidonc?—Mes parents voudraient te rencontrer.Officiellement, ou en tout cas autrement que dans le
bureaudelaproviseure.C’estO.K.pourtoi?Jemesuisfigée.Unamourprédestiné?Jepouvaisgérer.Unemalédiction?Sansproblème.Des
rumeurshorriblesetdesennemisaulycée?Jepouvaisréglerçaavantlepetitdéjeuner.AmadouerLauraSalinger,enrevanche…Insurmontable!Inquiète,j’aidemandé:—Ilssontaucourant,pournous?— Emma, bien sûr qu’ils savent qu’on est ensemble ! Pourquoi crois-tu qu’ils veulent te
rencontrer?Ilfaisaitsemblantdenepascomprendre.Acontrecœur, j’airelâchémonétreinteet jemesuis
plantéedevantlui.—Tusaistrèsbiencequejeveuxdire.Pourtamère,ladernièrefois,j’étaisjusteunefilledeta
classequetuasdéfendueparcequ’elleallaitsefaireassommer.Depuis,tuleurasdit…lereste?Brendanpoussaunbrefsoupir.—Ilssaventcequenouspensons,oui.Mongrand-pèreleuratéléphonéhiersoiretilleuratout
dit.J’aienfouimonvisagedansmesmains.—Maispourquoi?Jeneveuxpasqu’ilsmevoientcommetonticketpourl’enfer!Uneidéesubitem’afrappée;j’airelevélatête.—Ilsétaientcommentavectesprécédentescopines?Ceregardnoir!Manifestement,jevenaisdelevexer.—Emma,sérieux,tucroisvraimentquej’aidéjàamenéunefilleàlamaisonpourlaprésenterà
mesparents?Ben…oui,biensûrquejelecroyais!Brendanétaitlegarçonleplusdésirabledelaplanète.Il
m’assuraitqueKendalln’avaitpascomptépour lui et jevoulaisbien lecroire,maisun jouroul’autre, une fille plusdégourdieque lamoyenne avait biendû réussir à se faire inviter chez lesSalinger!—Ecoute,jeneleurprésenteraispasn’importequi.Lesfillesavanttoin’étaientque…Justedes
filles.—Trèsbien,jetecrois.Nousavonsreprisnotrechemin.J’aicherchéunsujetdeconversationqui luiferaitoublierce
projet;envain.—Emma,allez…Ilaattrapéauvollacapuchedemonblouson,m’agentimentattiréecontrelui.Evidemment,j’ai
fondudèsquemajouearetrouvésaplacecontresapoitrine.Jel’aisentiposerunbaisersurmescheveux;ilamurmuré:—Ilstetraiterontcommemapetiteamie,voilàtout.Mêmesinoussavonstouslesdeuxquetues
beaucoupplus.Sesbrassesontresserrésautourdemoietilaajouté:
—Etparlamêmeoccasion,jevoudraisrencontrertafamille.Tuvoisqu’ilm’arrivedevouloirfaireleschosesdanslesformes.Onorganisequelquechose?J’aihochélatête.PuisquetanteChristinetenaitàlerevoir…—Jeviendraidéjàteprendrevendredisoirpourlebal,ettatantepourram’interrogersurma
moralitéetmesintentions.Ilmefitunlargesourire;malgrémoi,jemesuismiseàrireenmedégageantdesesbras.—Onferaitbiend’yaller,lefilmcommencedansunedemi-heure.Lecinémasetrouvaitàvingtblocsaumoins.Biendécidéeànepasêtreenretardpourunefois,
jemesuismiseàmarcherd’unpasvif.Lecarrefourétaittoutproche;endescendantdutrottoir,j’ai tenduinstinctivementlamainpourprendrecelledeBrendan.Mongesten’arencontréquelevide.Surprise,jemesuisretournée;àlatraîned’unebonnedizainedemètres,ilconsultaitquelquechosesursonportable.Ilm’alancé:—Sinousleratons,ilyauneautreséancedansuneheureetdemie.—Maisviens!Disdonc,pourunsportif,quelfainéant!Onpeuttrèsbienarriveràtemps!Jetraversaisàreculons,toujourstournéeverslui.Ilarelevélatêteenmesouriant…puisson
regardachangé.J’auraismêmejuréqu’ilchangeaitdecouleur.—Emma,attention!Ilacriémonnomunenouvellefoisenjetantsasacocheloindelui;ils’estprécipitéversmoià
unevitessestupéfiante.D’instinct,j’aitendulesmains,jel’aisentisaisirmonbras,ilm’atiréeàluid’unesecoussesibrusquequej’aicruquemonépaulesedisloquait.Monpiedaheurtéleborddutrottoir,l’espaceabasculéautourdemoietj’aipercutélepavé,lesmainsenavant.Un rugissementdemoteur,ungrandsouffle, lebruit assourdissantd’unKlaxon…Le taxiqui
fonçaitpourpasseràl’orangem’amanquéedequelquescentimètres.Souslechoc,jesuisrestéeimmobile,àplatventresurletrottoir,ensentantmespaumescommenceràmebrûler.Brendans’estaccroupiprèsdemoi,lebrasautourdemesépaules.—Emma,çava?—Oui…oui.Pourlapremièrefois,Brendansemblaitdépasséparlesévénements.—C’estgrave?Montre-moi.Avecautantdeprécautionsquesij’étaisunefigurinedeverrefilé,ilm’aaidéeàmerelever.J’ai
regardémesmains;mespaumessemblaientêtrepasséessurunerâpe.—Jesuisdésolé,Em.Jet’aitiréetropfortet…—Dequoiest-cequetut’excuses?Sanstoi,jeseraisunebossesurlepavé.Untremblementnerveuxs’installaitdansmesjambes.Jecommençaisàprendreconscienceque
jevenaisd’échapperàlamort,etdejustesse!Avoirsonvisage,Brendanpensaitlamêmechosequemoi.Toutpâle,ilestallécherchersasacoche,enatiréunebouteilled’eauet,avecprécaution,ils’estmisàverserunfiletsurmesmains.Çafaisaitunmaldechien.Instinctivement,j’aireculé…etunedouleurhorribleasurgidansmachevilledroite.—Jecroisquec’estfoulé!
—Emma,jesuistellementdésolé…Complètementdésemparé, ilmeregardaitsautillersurmonpiedgaucheengrimaçant.About,
j’aicrié:—Maisarrêtedet’excuser!Tuviensdemesauverlavie!—C’estunefaçondevoirleschoses,a-t-ilrépliqué.Uneautreseraitdedirequec’estàcausede
moiqu’onenestlà.—On en est là parce que nous sommes à NewYork. Ce n’est pasmoi qui vais t’apprendre
commentconduisentlestaxisnew-yorkais.Jeprenaisunpetitairsupérieurenespérantlefairesourire,maisilasecouélatête,abattu.J’ai
insisté:—Allez,Brendan!J’aiposélamainsursajoue…etfaitunenouvellegrimace.Iln’avaitpasdûserasercematin.
D’untonsévère,j’ailancé:—Pasdegrand tripde culpabilité, je te prie.Cen’est pas ta faute. Il n’est pasquestionde la
malédictiondesSalinger.Rienàfaire,ilfuyaitmonregard.Sesyeuxvertsrestaientfixéssurmespaumes,ilétaitlivideet
semblaitcomplètementdésespéré.—Jesuiscommeunebombeàretardement…—Etpasdemélononplus.Siunpigeonmefaitsurlatête,tuprendrasçasurtoiaussi?—Çanetetueraitpas.—Cen’estpassûr.Tuasregardélespigeonsquevousavezici?Toujoursrien.Jecommençaissérieusementàm’énerver.—Ecoute,jetelerépète:tuviensdemesauver.Pourladeuxièmefois.Cetaxi,jenel’aimême
pasvuvenir!Maproprephrasefitcommeunéchodansmatête:pasvuvenir…vousneverrezrienvenir…—Oh!Non…—Quoi?Emma?—Brendan…Tucroisque…c’étaitça?Je fis un geste vers l’asphalte où j’avais failli finir en ligne jaune. Brendan me dévisageait,
perplexe.—Dequoiest-cequetuparles?—Maisécoute!Disonsquetuasraison,disonsquelamalédictionvientdefrapper.Etsic’était
ça,legranddangerprédestiné?Etsituvenaisdelecourt-circuiter?Iln’eutaucuneréaction.Sonbeauvisageétaitcommefigédanslapierre.—Impossible.Çanepeutpasêtreaussifacile.Jemesuismordulalèvre.—Jedoistedirequelquechose,maisilnefaudrapasm’envouloirdenepast’enavoirparlé
plustôt.Voilà:j’aifaitunautrerêve.Monfrèrem’aplusoumoinsprévenuequ’ilallaitsepasser
quelquechose,etilajustementemployécesmots-là:Vousneverrezrienvenir.—NomdeDieu,Emma!Ilfallaitmelediretoutdesuite!—Onétaitsibien…C’étaittellementbondemesentirnormale…Je baissais les yeux, gênée et aussi très triste.Avec une douceur bouleversante, il a prismon
visageentresesmainsenmurmurant:—S’ilteplaît,nemecacherien.Ilyaeuautrechose?—Unechose,oui.Ilfermalesyeux,prituneinspirationetplongeadenouveausonregardtroublédanslemien.—Bon,vas-y.Dis-moitout.—Jecroisbienquejesuisunesorcière.Ilm’avaitfalluducouragepourl’avouer.Jenesaispasàquelleréactionjem’attendais.Pasàcet
énorme éclat de rire, en tout cas. Que je n’ai pas apprécié.Même si ça faisait dixminutes quej’essayaisd’arracherunsourireaucoupable!—Emma,tutraînestropavecAngelique!Sanscesserderire, ilm’embrassagentiment lescheveux.Furieuse, je tapaidupied,etpiaillai
aussitôt de douleur : dans le feu de l’action, j’avais oublié ma foulure. C’était tout de mêmehorripilant!Lesamantsmaudits,iladmettaitsansproblème;maisl’idéequej’aiepuhériterd’unbrindepouvoirsurnaturel,iltrouvaitçacomique?—Ecoute, reprit-il, nous avons découvert des choses stupéfiantes, il y a de quoi déstabiliser
n’importe qui.Et les filles du lycée n’arrêtent pas de te persécuter, on se croirait au procès dessorcièresdeSalem,alors…—Pasdutout,cen’estpasça!Sijepensequejesuisunesorcière,c’estparceque…Ehbien,
Angeliquel’avaitsenti.Elleaeuraisonpourtoutlereste!Etj’aifaitsoufflerleventenjetantunsortilègechezelle.Enquelquesmots,jeluiaidécritlascène.Ilsemblaittoujoursaussisceptique.—C’est arrivé quand Angelique était près de toi. Çam’étonne qu’elle en soit capable, mais
c’étaitprobablementelle,pastoi.Ilamêmefaitungestedésinvolte,commepourécarteruneidéeabsurde.—Si,c’étaitmoi!—Bon,onenparleraplustard.Tachevilletefaittrèsmal?Ilcherchaencoreàmeverserdel’eausurlesmains.Jelerepoussaiaveccolère.—Pourquoiest-cequetuveuxbiencroiretoutlereste,etpasça?—Jetrouvejusteplusurgent…Cetonraisonnable!Cettefois,jesuisvraimentsortiedemesgonds.—Nechangepasdesujet!C’esttoiquirépètestoujours:pasdesecrets.—Ehbien,tuavaisraisontoutàl’heure!Ilavaitcriéàsontour,horsdelui.Saisie,j’aieuunmouvementderecul.Jenel’avaisencore
jamaisvudanscetétatderagecontremoi.
—Moiaussi,j’aipeut-êtreenviedecroire,pendantuneseconde,qu’onestnormaux!J’aipasséunepartiedemonweek-endà fairedes recherchessurcettemalédiction, j’ai luet relu lamêmehistoire,encoreetencore…Sa voix tremblait ; il passait nerveusement la main dans sa tignasse. Bref, il avait perdu le
contrôle.—J’ai lulejournalintimedemonaïeul, jesaiscequ’ilaenduréquandilaperduConstance.
J’ai entrevu ce que je pourrais souffrir,moi aussi !Alors je voulais juste être heureux avec toiaujourd’hui,sansqu’ilsoitquestiondetecondamneràunemortprécoceoubienàdevenirlaciblede toutes les petites garces du lycée. Sans devoir te tirer de sous les roues d’un taxi fou, oudécouvrirquetuesunesorcièreetmoiun…Jenesaismêmepas!Undémonpeut-être.Pourquoipas,puisquejenet’apportequedumalheur!J’aireculé,profondémentblessée.—Ettucroisquecen’estpasdurpourmoi?—Jen’aipasditça.—Jen’aipascherchécequinousarrive.Amèrement,j’aicroisélesbras;soudain,jenesentaisplusmesmains.—C’estmaviequiestenjeu,paslatienne!Acesmots,lacolèredeBrendanestretombéed’uncoup.Ilafaitungesteversmoi,contrit…et
j’aireculéencore.Pourlapremièrefois,jerefusaisqu’ilmetouche.—Emma,non,pardonne-moi.Jen’auraispasdûcrieret…Je me suis détournée. J’aurais aimé le planter là et m’en aller, mais je n’ai pas pu. Et pas
uniquement parce que je pouvais difficilement assumer une heure de marche sur une chevillefoulée:quelquechoseenmoiaprotesté,jen’aipasréussiàfairelepasquim’éloigneraitdelui.—Jeregrette,Emma.Jeseraiplusfort,jetelepromets.J’avaistrèsenviedem’accrocheràmacolère.Dansunsens,j’auraistrouvéçaplusfacile,mais
le regardvert deBrendan était si triste que je n’ai pas pu continuer à lui en vouloir.Cette fois,quandilm’aouvertlesbras,jemesuisblottiecontrelui.Toutencaressantmescheveux,ilamurmuré:—Jepassemon tempsà tedéfendreouà te fairedesexcuses. Ilm’arrivede tempsen temps
d’êtrenormal,jetelejure!Ouentoutcaspasaussinul.—Tun’espasnuldu tout…Rienn’est simplepournous.Cen’estpascommes’ilexistaitun
moded’emploi!—C’estjusteques’ilt’arrivaitquelquechose,jenemelepardonneraisjamais.Ilm’aserréeplusétroitementcontrelui,j’aisentilaforce,l’énergiedesoncorpsélancé.Sije
pressaisassezmonvisagecontresonblouson,j’allaisentendrebattresoncœur.—Emma,jet’aime.Jepeuxledire?Cen’estpastroptôt?Moncœuren frissonna.Noussavions tousdeuxquecequinousarrivait—l’amour—mais,
jusque-là,nousn’avionspasencoreprononcélemot.J’ailevélesyeuxversBrendan,j’aivusonvisagetransfiguréparlatendresse.Commeunécho,j’aimurmuré:—Jet’aime…
Ilaprononcémonnomtoutbaset ils’estpenchépourm’embrasser,unbaiser long, tendreetnostalgique.Etquandnousnoussommesécartésl’undel’autre,nousn’étionsplustoutàfait lesmêmes.—Ehbien…Jecroisquejevaisrencontrertatanteunpeuplustôtquejenem’yattendais.Commejeleregardaissanscomprendre,ilaprécisé:—Iln’estpasquestiondeterenvoyerchezelleaveclesmainsensangetunechevillefoulée.Je
veuxluiexpliquercequis’estpassé.J’aifailliprotester;maisilavaitraison,biensûr.—Bon,allons-y,ai-jeadmisdansunsoupir.Oùestlemétroleplusproche?—Sionprenaitplutôtuntaxi?Tacheville.—Maisnon,jevaistrèsbien.Jesuiscool.Regardemadémarchedemaquerelle!Ils’estmisàrire,maisilatoutdemêmefaitsigneàuntaxietilm’asoulevéecommeunbébé
pourmeposersurlabanquette.Letrajetétaitassezlong,j’aieutoutletempsd’évaluerlasituationet j’aiperdu touteenviede rire.Çamegênaitvraimentd’emmenerBrendanchez tanteChristinesansprévenir. Je lamettaisdevant le faitaccompli, jeprofitaisencoreune foisdesagentillesse.J’ai essayéde l’appeler,mais elle n’a pas répondu.Lepire scénario serait qu’elle soit sortie, etqu’elletrouveBrendanchezelleenrentrant.Qu’est-cequ’elleiraitpenser?Letempsd’arriveràl’appartement,machevillemefaisaitvraimentmal.Englissantmaclédans
laserrure,j’aientendulatélé;matanteétaitdoncàlamaison!Nousl’avonstrouvéedanslesalonen trainde regarderunmontagedes interventionspolicières lesplushallucinantesdans tous lespaysdumonde.Maintenantqu’ellesavaitseservirdesonlecteur,matantesicultivéesepassionnaitpourcequelatéléavaitdeplustrash.Allezcomprendre!C’estlàqueBrendanamontrétoutelavaleurd’uneexcellenteéducation.Toutenmesoutenant
discrètement,ilatendulamaindroiteàmatanteetexpliqué:—Bonsoir,madame.JesuisBrendan.Pardondenepasnousêtreannoncés.Nousavonsessayé
detéléphonerpourvousprévenirquenousarrivions.Jesuisdésolé,jevousrencontreencoreunefoisdansdescirconstancesdésagréables…Emmaaeuunpetitaccident.Unpeu lasséepar tantde savoir-vivre (machevilleme faisait vraimentunmalde chien), j’ai
bougonné:—Tuparlescommesij’étaisincontinente.Jesuistombée,voilàtout.J’aimontrémespaumes.Matanteaposésurnousunregardmédusé,avantdebondirpourfiler
àlasalledebains.Letempsquejelarejoigneàcloche-pied,l’eauoxygénéeétaitdéjàsortie,avectoutunjeudepansements.—Jetejure,cen’estpasgrave…Les lèvres serrées, elle s’est mise à presser délicatement sur mes paumes des compresses
saturées d’eauoxygénée.Dans le but de la rassurer (et aussi parceque je n’avais pas l’habitudequ’onsoitauxpetitssoinspourmoi),j’aiprotesté:—Jepeuxlefaire!Sérieusement,tanteChristine,çaauraitpuêtrebienpire.Untaximefonçait
dessus;sanslaprésenced’espritdeBrendan,ilm’auraitpercutéedepleinfouet.Sansunmot,ellem’atenduleflacond’eauoxygénée; j’enaiverséunpeusurmesplaies,en
détournant la têtepourqu’ilsnemevoientpasgrimacer.Ma tante a recouvré ses couleurs et savoixenmêmetemps.—Cestaxissontunecalamité!L’und’entreeuxafaillimerenverserdevantBarneys,justeavant
Noël.J’ai jeté un regard appuyé à Brendan comme pour lui dire : « Tu vois ? Ça arrive à tout le
monde!»—regardqu’ilachoisidenepasrelever.J’aiajouté:—Vraiment,j’aieudelachancequeBrendanaitdesibonsréflexes.Pourlapremièrefois,tanteChristines’esttournéeverslui.Restédanslecouloir,ilsedévissait
lecoupoursuivreledéroulementdessoinspar-dessussonépaule.—Maisoui !Brendan,dit-elleen lui tendant lamain.Heureusede te revoirdansuncontexte,
disons,différent.Jeteremercied’avoirprissoindemanièce.—Jevousenprie.Jevousremercied’avoirpermisàEmmadepasserlajournéeavecmoi.Et
aussidel’autoriseràveniràlasoiréedulycée.Brendan devenait carrément charismatique, quand il était sur lemode séduction. Dès qu’il se
tournaversmoi,enrevanche,sonsourires’effaça:jevenaisderetirermabotteetmachaussette,etmachevilletraumatiséeressemblaitàunPicassopériodebleue.—Oh!Em,çadoittefairesouffrir!D’uneenjambée, il estvenus’agenouillerprèsdemoipour tâtermachevilleavecprécaution.
Parchance,jem’étaisoffertunepédicurelaveilleausoir.—Essaiedebougertonpied…Jefiscequ’ilmedemandait.Ensuite,ilvoulutquejeremuelesorteils.Soulagé,ilconclut:—Jenecroispasqu’ilyaitdefracture.Touchée par son inquiétude, je lui souris… et basculai tout au fond de ses yeux verts
hypnotiques…Unlonginstantplustard,nousavonsprisconscienced’unautreregard:celuiquematanteposaitsurnous.Aussitôt,Brendanarepriscontenance.—Jenesuispasmédecin,biensûr,a-t-ilditaprèss’êtreéclaircilagorge,maisjemesuiscassé
lachevilleaufootetj’aivupleindeblessuresaubasket;ilmesemblequelecasd’Emman’estpastropgrave.Unpeudeglace,peut-être?Bien,jevaisvouslaisserenfamille.Jesuiscontentdevousavoirrencontrée,madameConsidine.Avecunsouriretoutsimplementangélique,ilaserréunedernièrefoislamaindematante,m’a
lancé un clin d’œil, et s’est éclipsé. Le déclic de la porte d’entréem’a semblé très bruyant, vul’épaisseur du silence.Les bras croisés,ma tanteme dévisageait par-dessus ses verres à doublefoyer.—Tantderavagesrienqu’ent’écartantdelarouted’untaxiemballé?—Maisoui,jet’assure!JesuisdescenduedutrottoirenmeretournantpourparleràBrendan;
le taxi est passé à l’orange, à toute allure.Brendanm’a attrapée et tirée en arrière,mon pied acognéletrottoir.Regarde!Pourappuyermesdires,j’exhibaimabottebarréed’uneprofondeéraflureauniveaudesorteils.—D’accord,machérie,d’accord.Jevoulaisjusteêtresûre…Tucomprends,jemefaisdusouci
pourtoi.Onnepeutpasdirequetuaieseulesmeilleursmodèlesmasculins.
—Justement,j’aiunradartrèsaiguisépourdétecterleslosers.S’ilyaunechosequinedoitpast’inquiéter…Apparemment rassurée, elle s’est mise à coller de petits pansements un peu partout sur mes
paumesensoupirant:—C’esttoutdemêmeinsensé:depuisquetuconnaiscegarçon,descatastrophesseproduisent.—Hé!Cen’estjamaislui,lacatastrophe!Voyantquej’étaisprêteàmefâcher,matantes’esthâtéedefairemachinearrière.—Non,tuasraison.Jetrouvejustequ’ilsepassebeaucoupdechoses,cesdernierstemps.—Beaucoup?Deuxfois,seulement.Cen’estqu’une…coïncidence.Jemebraquais,surladéfensive;c’étaitinjusteenversellemaisjen’ypouvaisrien.Elleahésité,
puiss’esttoutdemêmedécidéeàdirecequ’elleavaitsurlecœur.—Franchement,vousm’inquiétez,touslesdeux.Entrevous,çaal’airbiensérieuxpourdeux
adolescentsquisortentensembledepuis,quoi,unesemaine?J’ai pensé : deux adolescents qui s’attendent depuis près de mille ans. En espérant la faire
sourire,j’ailancé:—Nousnousconnaissonsdepuisdesannées,c’esttoiquimel’asdit.—Çanecomptepas,a-t-ellerépliquétrèsfermement.Tul’asrencontréàtonarrivéeàVinceA.
Jetrouvequec’estunpeurapidepourdonnersoncœur.—Tunedoispasnonplustefairedesoucipourça.Jemaîtrisemesémotions,jet’assure.J’essayais de parler aussi fermement qu’elle, sauf qu’elle avait raison : c’est tout juste si je
n’avaispasoffertmoncœuràBrendansurunplateau.Ellem’atoiséeavecméfiance.—Tunevaspasteretrouverenceinte,oufuguer,outemarierencachette,ou…?—Jet’enprie!Fais-moiunpeuconfiance!Horriblementgênée,jemesuiscachélevisagedanslesmains;résultat,undemesmorceauxde
sparadraps’estcolléàmonmenton.Enfin,enfin,matanteabienvouluparlerd’autrechose.—Bon,voyonscettechevilledeplusprès,àprésent.Avecunpeudechance,iltesuffiradela
banderettupourrasporterdestalonsvendredisoir.L’orage était passé. Lasse, tout à coup, j’ai contemplé mes paumes et leur quadrillage de
pansements.—Etpuisj’auraidesgants.Merci,tanteChristine.Maladroitement,jemesuishisséeenm’accrochantauporte-serviettes,etmesuisdistraitement
dirigéeversmachambreenboitant.
***
Bienplustarddanslasoirée,aprèsunéchangeserrédemessagesavecAngelique(toujoursauxprisesavecsagrippe),jemesuismiseaulitpourétudierlesitedumagazinePeopleàlarecherche
d’idéesdecoiffurespourvendredi.Commemonoutillageserésumaitàunebrosse,unferetunséchoir,mesoptionsétaientassezlimitées.J’aiajustélesacdeglacesurmacheville(heureusementdéjàmoinsenflée),etj’aioubliémes
cheveuxpourpasserenrevuemajournéeavecBrendan.Unejournéesévèrementabrégéeparlesévénements,maisunejournéeproductivetoutdemême.Nousnousaimions,voilà,c’étaitdit.J’airevécu, encore et encore, cet instant magique des aveux. Nous venions pourtant d’avoir notrepremièredispute,maisquelleimportance?Brendanavaitjusteperdulespédalesunpetitmoment.Ilm’avaitjuréd’êtreplusfortàl’avenir.Fort?Jemesuisredresséebrusquement.Non!Je suis descendue du lit, j’ai sautillé le temps de tirer mon journal des rêves de dessous le
matelas.Parunréflexequejen’aimêmepascherchéàanalyser,j’aiéteintmalampeetouvertlepetitcarnettoutcontremonordinateurpourpouvoirlelireàlalueurdel’écran.Là,griffonnédemonécrituredésordonnéedumatin,ilyavaitl’avertissementd’Ethan.Ilestassezfort? J’ai levélesyeux,contemplélevideetchuchoté:—Jet’enprie,jet’enprie,soisassezfort.Et,toutàcoup,jemesuismiseàavoirvraimentpeur.
19
Lelendemainmatin,machevilleétaitpasséedePicassoàSeurat,avecdestachesnoiresetbleuesencerclant une articulation en forme d’œuf. J’aimis une bande, et jeme suis de nouveau sentiecoupablequandmatantem’atendudel’argentpourprendreuntaxi.Marchernem’emballaitpasplusqueçamaistoutdemême…Je terminaisàpeinemonpetitdéjeunerquandons’estmisà tambourinerà laporte.Puisune
voixétouffées’estélevéedederrièrelebattant.C’étaitAshley.—Maisouvre!—Cettepetitevitintensément,aobservématanteenquittantlacuisine.Agacée, j’ai pris mon blouson pour suivre Christine à cloche-pied. Je n’étais même pas en
retard,inutilede…Mespenséessesontarrêtéesnetendécouvrantletableauquim’attendaitdanslesalon.Ashley etBrendan se tenaient sur le seuil.Ma pauvre tante ne semblait pas savoir si elledevait sourireou s’énerver ; quant àmapetite cousine, ellevibrait d’excitation.Brendan…étaitirrésistible,commetoujours.—Regardequij’aitrouvédevantl’immeuble,pouffaAshley.—J’aipenséquetuauraispeut-êtrebesoind’uncoupdemaincematin.J’auraisdûmedouter
quetacousineseraitsurlabrèche,ditBrendan.Ashleysepâma,enextase.—Onmarcheensemblejusqu’aulycée?ai-jedemandé,perplexe.—Pasexactement.Ilyaunevoitureenbas.ComplimentsdelacorporationSalinger!Il me fit un sourire rayonnant tandis qu’Ashley articulait, en exagérant bien, le mot
«limousine».—Voilàquiestgentil,aobservématanteavecunecertaineraideur.Unpeuexcessif,peut-être,
maisgentil.Passeunebonnejournée,machérie,etfaisbienattentionàtacheville.Dèsque laporte s’est ferméederrièrenous,Brendanm’adébarrasséedemasacoche.Unpeu
dépasséeparlesévénements,j’aidit:—Ecoute,j’apprécie,biensûr,mais…Ashleys’étaitprécipitéepourappelerl’ascenseur.Ellenepouvaitpasnousentendre;j’aitoutde
mêmebaissélavoixpourdemander:—…est-cequetujoueslesbaby-sittersàcausede…enfin,ça?J’aifaitungesteversmonpendentif.—Tesseins?Jenetementiraipas:surtoi,mêmelechemisierd’uniformemedonnedesidées.
Celadit,non;jem’inquiètesurtoutpourtacheville.Ilsouriaitgentiment,trèspince-sans-rire.Troublée,jel’aisecouéparlamanche.—Allez,réponds-moivraiment.—Alorsc’estnon.
Ilm’atenulaportedel’ascenseur,noussommesdescendus;unelimousinenoirenousattendaiteffectivement devant l’immeuble.Ashley s’est jetée à l’intérieur avec l’enthousiasme d’un chiotqu’onemmèneenpromenade;moi,jel’aisuivieplusposément,enobjectant:—Mercibeaucoup.Dis…tunetrouvespasqu’unelimousine,c’estunpeutoomuch?—Pourquoi?Jevoulaisquetupuissesétendretajambe.Ilestmontéàsontour,enajoutanttoutnaturellement:—Aufait,jeteraccompagneaussiaprèslescours.—Enfin,c’estjusteunefoulure!—Ladernière fois que jeme suis foulé la cheville, ça a duré desmois parce que je voulais
absolumentmarcheravantd’êtreguéri.Emma,j’aienfintrouvéunechosequejepeuxfairepourtoi,alors,jet’enprie…laisse-moifaire!Brendanmesuppliait ? J’aiditoui,et j’aieudroitmatinet soiràunevoitureavecchauffeur,
porte à porte, gracieusement offerte par Salinger Industries. Le vendredi, je suis arrivée à laconclusionquej’avaisbienfaitderangermafiertédansmapoche.Sijem’étaisobstinéeàfairelestrajetsàpied,jen’auraiseuaucunechancedeporterlesescarpinsd’Ashley.Ilyavaitunautrepetitbonus;levendredisoir,lechauffeuralaissésoncharendoublefilesur
la68eRuepourallerboireuncafé,etnousnoussommesretrouvésseulsàl’arrière,Brendanetmoi.—Jedevraismonter,ai-jemurmuré.Cen’étaitpaslapremièrefoisquejeledisaismaisnousétionssibien,blottisdanslesbrasl’un
del’autresurl’immensebanquettedelalimousine!J’aipourtantprécisé:—Jedoismepréparer.Fairequelquechosedemescheveux.—Tescheveuxsonttrèsbeauxcommeilssont.LesdoigtsdeBrendandansmescheveux,sonsouffledansmoncou,sabouchequimetaquinait,
douceetpassionnée.Quelquesminutesplustard,j’aiencorechuchoté:—Ilfautvraimentquej’aillem’habiller…Mais je me suis contredite aussitôt en faisant courir mes ongles sur sa nuque. J’avais vite
découvertquec’étaitl’undesespointslesplussensibles;avecunsoupir,ilapresséseslèvressurlesmiennes,etsapassionm’aemportée.—Ilfaut…Jedevraismonter…Jen’arrivaisplusàpenserclairement.LevisagedeBrendanpressédansmoncou,sescheveux
contremajoue…Quoi?Comment?Monteroù?Pourquoifaire?Jenevoyaisplusaucuneraisond’êtreailleursqu’ici,danssesbras.—Nousavonsencoredesheuresdevantnous,murmura-t-ildansmoncoutandisquesamain
remontaitlelongdemacuisse.Jeme suis dégagée à contrecœur.Me préparer, c’était juste un prétexte. Nous arrivions à un
degréd’intimitétropélevépourmoi;sijenemettaispaslesfreinstoutdesuite,jen’auraispeut-êtrepluslaforcedelefaire.Etiln’étaitpasquestionpourmoideperdremavirginitéàl’arrièred’unelimousine!Brendans’estaffalécontreledossier:
—Tuasraison.Et,enfait,nousn’avonspasvraimentdesheuresdevantnous : j’aioubliémaplatineàlamaison,jen’aipasputoutinstalleravantlescourscematin.Avecunsourired’excuse,ilrejetasescheveuxenarrière.— Ça t’ennuie beaucoup si nous arrivons avec une petite demi-heure d’avance ? Le temps
d’installermonmatériel.—Danscecas,ilfautvraimentquej’aillemepréparer!JemepenchaispourprendremasacocheàmespiedsquandBrendanm’asaisilamain.Surprise,
jel’aivusortirquelquechosedesapoche.—Tiens.Tuvasenavoirbesoin.Ilposaunbaiserrapidesurmajoue,etunepetiteboîteaucreuxdemamain.Unepetiteboîtede
bijoutierhabilléedevelours.Comment?Quesepassait-il?—J’aienviequetuportesquelquechosequiterappellecequetureprésentespourmoi.Enfin,
enplusde…Avecunepetitegrimace,ilaposéledoigtsurmonpendentif.J’aiouvertlaboîte…etj’aieudu
malàreprendremonsoufflecar,resplendissantedanssonniddeveloursnoir,ilyavaitunebagueCladdaghd’orblanc,avecunsaphirenformedecœur.—Brendan,c’esttropbeau…J’osaisàpeinelatoucherdepeurdeternirlemétalprécieux.Deuxmainsserraientlecœurde
saphircoifféd’uneminusculecouronnedediamants.—Ilfautlaporteraveclecœurdanscesens…,dit-ilenlasortantdesonécrinpourlaglisserà
mondoigt.Iltapotalapointeducœur,tournéeversmoi.—…pourmontrerquetuesprise.J’aicontemplélabagueavecunsourireémuenmurmurant:—Jesais…MamèreavaituneCladdagh.Uneidéesubitem’afrappéeetj’aidétournémonregarddelabaguepourdemander:—Maispourquoiunsaphir?Jel’adore,jen’aijamaisrieneud’aussibeaumais…pourquoi?UneexpressionindéfinissablepassasurlebeauvisagedeBrendan,maisilsecontentadedire:—Ilm’ajustesembléqu’elleteplairait.—Ellemeplaît!Merci,vraiment.Etmoiquin’airienpourtoi…Ilritetembrassameslèvres,puismamain.—Situsavaistoutcequetum’asdonné!Jenel’avaisencorejamaisvuaussiheureux.Taquin,ilatiréunemèchedemescheveux.—Ilfautquejetelaissepartir!J’airegardél’horlogedutableaudebordfuturistedelalimousine,etglissélamainautourde
soncou.—Ilnous reste toutdemême le tempspourça, ai-jemurmuréen l’attirantversmoipourun
dernierbaiser.
***
Une demi-heure plus tard, j’ai enfin franchi le seuil de l’appartement. Le temps d’échangerquelquesmotsavecmatante(enluilaissantentendre,honteàmoi,quenousavionsétéretardésparlesembouteillages),j’aibondisousladouche,histoiredecommenceràopérermamétamorphoseenMyFairLady.J’ai séchémes cheveux enun temps record, enme faisant un lookwavy qui changeait dema
coiffure habituelle. J’avais entendu les autres filles parler de se faire maquiller par unprofessionnel ; moi, j’entendais bienme contenter de mon propre talent ! Et quand je me suisregardéedansmonmiroir,àlafin,jemesuissentieassezsatisfaitedurésultat.Apartmesfauxcilsquin’arrêtaientpasdesedécoller…Jelesairetirés,j’aicorrigémonombreàpaupièressmokyetcomplétéletableauavecunglossàlèvresnude.—Pasmal!ai-jeestiméenlançantunemoueàmonreflet.TanteChristinevenaittoutjustedem’aideràzippermarobequandonasonnéàlaporte.Ilétait
en avance !Vite, j’ai enfilé les escarpinsFerragamod’Ashley, saisimes gants, fait un pas pourtestermacheville…elleavait l’airde tenir.Pourplusdesécurité, j’aiglisséunepairedepetitesballerinesdesatindansmonsacavecmesclés,monportableetmongloss.Puisj’aijetél’étoledetanteJesssurmesépaulesetjemesuispréparéeàfairemonentrée.J’entendaislesvoixdeBrendanettanteChristinedanslesalon.Têtebiendroite,épaulesjetées
enarrière, jemesuisavancéeenespérantéblouirBrendan, lemettreàgenoux…maisc’estmoiquisuisrestéebouchebée.Jemesouvenaisencoretrèsbiendubouleversementquis’étaitopéréenmoi quand je l’avais vu pour la première fois ; je retrouvais lemêmevertige.Beau, séduisant,renversant…O.K.,pourdécrireBrendan,j’auraistrouvéunmilliarddemotsvalablespourpasserle SAT Reasoning Test ; mais, honnêtement, le seul terme qui le définisse pour de bon, là,maintenant,c’étaitsexy.Oui,ilétait—pince-moi,jerêve—incroyablementsexy.Sesyeuxvertsétincelaient,sesjouesétaientcoloréesparlefroid.Soussonmanteaudéboutonné,
ilétaitentièrementvêtudenoir,desachemiseaucolouvertàsoncostumecraquant;ilportaitunborsalino,etonl’auraitdittoutdroitsortid’unfilmsurdesstarsdurockquisefontpasserpourdes gangsters. Les stars du rock tiennent-elles des petits bouquets à la main ? Je fondisdélicieusementquandilvintversmoipourm’offrirunpomponderosesminusculesenmeglissanttoutbas:—Tuesabsolumentsuperbe.TanteChristinevoulaitprendreunephoto,etmêmeplusieurs.Nousavonstoutdemêmefinipar
nouséchapper.CommeBrendanmecouvraitdecompliments,j’aiosédire:—C’esttoiquiesstupéfiant.Enpassantlamainsurlereversdesonveston,j’aipenséque,surtoutelacôteEst,pasunseul
hommeneluiarrivaitàlachevillecesoir.Ils’estinclinéàdemienrépliquant:—C’étaitunvraichallenge:ilfallaitquejesoisàtahauteur.J’aisecouélatête.S’ilvoulaitquenousfassionslapaire,ilallaitdevoirsérieusements’enlaidir!
Enm’ouvrant galamment la portière, ilm’a prismes gants et les a lancés négligemment sur labanquette.
—Non,attends,j’enaibesoin!Fébrile, jemesuisprécipitéepour lesrécupérer.Ilascrutémonvisage,sonregardestallése
posersurlesgants; lentement,avecdouceuretsansdétachersesyeuxdesmiens, ils’estpenchépourembrassermonpoignet,àlanaissancedelacicatrice.J’aidétournélatête;jenevoulaispasvoirsondégoûtaumomentoùildécouvriraitmabalafredanstoutesalaideur.Desamainlibre,ilaamenémonvisageverslesien.Unefoisprisedanssonregard,jenepouvaisplusm’endégager.—Tuveuxbienfairequelquechosepourmoicesoir,Emma?C’esttrèsimportant.Seslèvrestièdessepromenaientsurmonbras.J’aiapprouvédelatête,étourdieparl’intensitéde
sesyeux.—Voilà:souviens-toiquetuestoutcequicomptepourmoi.Ilembrassadenouveaumonpoignet,ramassamesgantssurlesiègeetmelesrendit.Lagorgeserréed’émotion,j’aiprissonvisageentremespaumesetjel’aiembrassédetoutmon
cœur et de toutemon âme.A chaque frôlement de ses lèvres sur lesmiennes, jeme suis sentietomberplusprofondément amoureusedecet êtreparfaitqui,pourune raison inexplicable, avaitdécidédemechoisir,moi,etdem’aimer.Cecliquetis?Lechauffeurtapotaitdiscrètementsurlavitredeséparation.Brendanlevalatête.—Alerte!Nousysommes.Tuesprête?Nous avons quitté le confort douillet de la limousine ; la nuit était très froide, un vent glacé
balayait l’avenue.Pendantque jefrissonnaissur le trottoir,Brendanasortiducoffreunegrossevalise noire— sa platine. Puis il a saisimamain gantée dans la sienne et nous avons gravi lesmarches.Nousarrivionsavantlafête,leslumièresétaientéteintes,lehalldulycéesombreetcaverneux.Je
ne saispaspourquoi cette atmosphèrebizarrem’a faitpenser àmon rêve, celuioù jeme tenaisdevant la maison en flammes. J’ai fermé les yeux en secouant la tête pour déloger ces idéessinistres.J’arrivaisàunesoirée,pasaujugementdernier!Lebal se tenait dans la salle degym,dans l’annexe au fondde la cour.Tout était si classe, à
VinceA,quejem’attendaisàundécordignedelasérieMySuperSweet16;maisc’étaitcommetouteslessoiréesdetousleslycéesdupays:desballonsargentés,unbuffetsurdelonguestablesàtréteauxdécoréesdepetitesbougies,beaucoupdechaisespliantes.Lecomitéorganisateurn’avaitpastoutàfaitterminésespréparatifs,lepauvreAustincouraitpartoutcommeundératéetKristinsupervisait,plantéeaumilieudelapistededanse.—Non,j’aiditdemettrelatabledutirageausortici!Lapremièrechosequenousavonsentendueenentrant,c’estsavoixquilançaitdesordres.Une
rousse minuscule (il m’a fallu une seconde pour reconnaître Vanessa) s’est mise à traîner unegrandetablepliantesurtoutelalongueurdelasalle;elleavaitl’airfurieuse.Letirageausort?Oui,ilyavaittoutdemêmequelquespetitesdifférencesaveclessoiréeslycéenneshabituelles:legrand prix du tirage au sort était un abonnement de saison pour les Yankees. AKeansburg, ongagnaitaugrandmaximumuniPodShuffle.—Non,j’aichangéd’avis,remets-laoùelleétait,décrétaKristinuninstantplustardenbalayant
unepoussièreimaginairedesarobe(rouge,trèsdécolletée).Elletournaledosàsamalheureuseassistante.LacoiffuredelapauvreVanessacommençaitàlui
tombersurlesoreilles;jemesuisdemandécombiendefoisKristinl’avaitobligéeàdéplacercettetable.Sanslâchermamain,BrendanamarchétoutdroitverssonpostedeDJ.Jel’airegardéinstaller
rapidement et efficacement son matériel ; intérieurement, je comptais les secondes avant queKristinetsacohortedelemmingsnedécidentdes’intéresserànotreprésence.Parchance,Kristinavaitquittélasalledèsnotrearrivée.Sansdoutepourretapersonmaquillage…—Emma,jetedébarrasse?J’étaissicrispéedansl’attentedupremiercoupdesemoncequejenem’étaismêmepasaperçue
queBrendanm’avaitrejointe.—Comment?—Tesaffaires.Jepeuxlesmettresurl’étagère.Ilmemontraitunpetitcasier,souslebureaudécoréparlecomitépourressembleràunecabine
deDJ.—Ah,oui,merci.Quand la petite cape glissa demes épaules, jeme sentis très nue…et c’est à cet instant, bien
entendu,que j’aicroisé le regarddeKristin.Deretouràsaplace, les lèvres re-glosséesen rosebébé,ellesouriaitd’unairauto-satisfait.J’avaisenviededétournerlesyeuxmaisj’étaisfascinée,aussi:jen’avaisencorejamaisvuunvisageàlafoisaussisatisfaitetaussifielleux.C’étaitcommesiellevenaitd’inventeruneexpressiontotalementnouvelle,rienquepourillustreràquelpointelleavaitenviedem’écrasersouslesrouesdesavoiture.Asedemandersic’étaitellequiconduisaitlefameuxtaxi?Sonregardmebalayade la têteauxpieds, fit levoyageretourdespiedsà la tête,puisellese
tournaversAmandaet luichuchotaquelquechoseà l’oreille,surquoiellessemirentàrire, lesyeuxbraquéssurmoi.Onabeausedirequ’onestau-dessusdecegenredemanœuvres,commentnepassesentirvisée!Unpeudécontenancée,j’ailissémajupeenglissantàBrendan:—Tuessûrquej’ail’airO.K.?Surpris, il se retourna, ouvrit la bouchepour répondre…Son regard seposa surKristin, qui
venaitdeprendrelebrasd’untypequejeneconnaissaispas,avecunepetitebarbiche.Ilapousséunsoupir.—Emma,tunetecomparestoutdemêmepasàelles?Onnecomparepasundiamantavec…je
nesaispas,unepeluredepatate.Jemesuissurprisemoi-mêmeenéclatantderire.Monmalaise,lasensationsifamilièred’être
uneintruse,s’évanouit…disons,àquatre-vingtspourcent.—Excuse-moi,jedoismeconcentrerpendanttroisminutes…Ilmit soncasqueet semitàbricoler sursonordinateur.Assisesurunechaiseplianteauplus
prèsdelacabine,j’aifaitsemblantdemeconcentrer,moiaussi,surmontéléphone.Lamusiqueaéclatésubitementdanslasalle.J’ailevélesyeux;Brendanajustaitlesniveauxenseréférantàsonécrand’ordinateur.Celam’asembléprendreuneéternité;mais,enfin,ilaretirésoncasqueetilestvenus’asseoirprèsdemoi.—Tuveuxdanser?J’aijetéunregardrapideàlaronde;iln’yavaitpasencorebeaucoupdemonde.
—Pastoutdesuite,merci.D’unmouvementdumenton,ilm’amontrésacabine.—Ilyaquelquechosequetuvoudraisentendre?De l’autre côté de la salle,Kristin écoutait attentivement ce que lui disait le blond à barbiche.
Avecespoir,j’aidemandé:—TuasduSlayer?Vingtminutesplus tard, la salle était bondée. Jene sais pas combiendemespetits camarades
étaientarrivésseulsouaccompagnésmaisBrendanavaitraison:cettesoiréeétaitunevitrine,ilsvenaient pour se montrer. Je n’avais jamais vu autant de diamants au mètre carré. Moi, jecontemplaisavecbonheurmabaguedesaphir.Etait-elledéjàentraind’amplifiermespouvoirs?Désœuvrée,j’aivoulutestermonhypothèse.J’aifixéunedesbougiesdubuffetencherchantà
l’éteindreàdistance.Laflammeavacillé,s’estévanouie;j’aieuunhoquetdesurprise…avantderemarquerlapetitebruneplantéetoutprèsetquivenaitd’éternuer.Uncouppourrien!Finalement,c’étaitpeut-êtrebienAngelique,quiavaitfaitleverleventdanssachambre.Jemesuisobstinéetoutdemême,choisissantdesobjetsauhasardetm’efforçantdelesdéplacer
parlaseuleforcedemavolonté.Bizarrement,monregardtombaitsouventsurKristinet,presquechaquefois,jetrouvaissesyeuxbraquéssurmoi.Commesiellemesurveillait.J’aiattenduqu’ellesorte(sansdoutepoursepasserunenouvellecouched’enduitsurlafaçade)
pourproposerd’allernouschercheràboire.Jenevoulaispas risquerde lacroiser !Auretour,chargée de deux cocktails sans alcool agrémentés de bulles, je me suis immobilisée quelquesinstantspouradmirerBrendanenpleineaction.Quelleclasse!Ilchauffaitcettesalletropgrandeettrophautecommeunmaître,sesmainssemblaientdouéesd’uneviepropre,ilpassaitduMP3auvinyleavecuneaisanceincroyableetlamusiquenes’arrêtaitjamais.Quandjel’airejoint,ils’estpenchéhorsdesonperchoirpourm’embrasserlajoue,aprissonverreavecreconnaissanceetl’avidéd’untrait.—Merci!Ilcommenceàfairechaud!Ilaretirésavesteetfaitpulserleschansonssuivantesd’unemain:l’autreétaitposéesurmon
dos.Moi,quinesavaispascequ’onéprouvaitquandonétaitreinedesapromo,encetinstant,jemedisaisqu’onnedevaitpassesentirmieuxquemoi.PuisBrendanalâchésaplatinepourcliquerquelquechosesursonordinateur,etilm’aprisedanssesbras.—Tuvois?Finalement,onn’estpassimal!Ilm’a bercée contre lui, jeme suis abandonnée en lui souriant. J’aurais dûmedouter que ce
bonheurnedureraitpas!—Brendan,tudevraisteconcentrersurtontravailaulieudetelaisserdistraire.Inutiledemeretourner,jesavaisdéjàquivenaitdegâchercedélicieuxmomentd’intimité.—Ilyaquelqu’un?Jevousparle!ainsistéKristin,encoreplussèchement.Enfin,Brendan,tu
esicipourfournirdelamusiqueettunet’enoccupespasdutout!Jemesuisretournée,incrédule.—C’estcurieux,aobservéBrendan,pensif,j’auraisjuréqu’ilyavaitdelamusique.J’ai faillimemettre à rire : il la contemplait duhaut de sa cabine commeun insecte curieux.
Plantée là, la tête levéeversnous,elle louchaitpresquedecolère.Enespérantmarquerunpoint,elleaprécisé:—N’oubliepasquetun’espasuninvitémaisunesortededomestique.D’untonléger,ilaconclu:—Jen’aientendupersonneseplaindre.—Ehbien,moi,jemeplains!Elleacroisé lesbrassoussapoitrine,aussi rembourréequesiellesortaitd’uneBuild-a-Bear
Workshop1.J’ainotéqu’ellesoulevaitlégèrementlesbraspouraugmenterencorelevolumedesesseinscopieusementenduitsd’huilepailletée.Ellenerenonçaitdoncjamais?—Plaintenotée.Sansmelâcher,Brendanapressésoncasqueàsonoreilleetlancéunepistesurundisquevinyle.
Mais Kristin n’en avait pas encore terminé. Elle me faisait penser aux anciennes épidémies depeste:onn’envoyaitjamaislebout.—Jesuisresponsabledel’organisationdecettesoiréeetjenesuispassatisfaite!Commeilnes’occupaitplusd’elle,elleasaisisonpoignetpourécarterlecasquedesonoreille.
Ellevoulaitjustel’obligeràl’écouter,maisquandjemesuisrenducomptequ’ellesepermettaitdeletoucher…j’aivurouge.Brendanadûliredansmespensées:j’aisentiunepressionapaisanteautourdemataille,etiladégagésonpoignet,tranquillement,enobservant:—Tuasde la chanced’êtreune fille.Enfin,une fille… jeverraisbiend’autresmotspour te
décrire…Elle a accusé le coup, furieuse et humiliée, puis son regard s’est braqué sur moi et, à ma
stupéfactiontotale,ellem’afaitunsignedel’indexcommesielleappelaitsonchien.—Toi.Avecmoi.Deplusenplusincrédule,j’aiarticulé:—Pardon?—Oh!Çanesepardonnepas,a-t-ellelâchéavecunineffablesouriredemépris.Viens,tuvaste
rendreutile.—Jenefaispaspartiedetonmisérablepetitcomité.—Effectivement.Tun’asstrictementcontribuéàriendepuistonarrivée,àpartàfairechuterla
qualitédulycée.Cettefois,c’estBrendanquiacraqué.Sapaumes’estabattuesursaconsole,siviolemmentque
lamusiqueabégayé;savoixétaitréellementmenaçantequandilaordonné:—Dégaged’icitoutdesuite.Jemesuishâtéed’intervenir.—Kristin,gardetesinsultespourtoietdisjustecequetuveux.—Un travail très simple, jepenseque tupourras t’ensortir. Il s’agit justed’allerausous-sol
chercherunautrecartondebilletsdeloterie.Nousavonspresqueterminélepremier.Mesamiesn’ontpasenviedesalirleurrobemais,toi,tunerisquesrien.Avecuneretenueremarquable,Brendans’estcontentédeleverlesyeuxauciel.
—File, tumedéconcentres.Demande à une de tes petites crétines de t’apporter ce dont tu asbesoinetlaissemacopinetranquille.Elle n’a pas du tout apprécié ! Cette rage dans ses yeux quand Brendan m’a appelée « sa
copine»!D’untonfaussementconciliant,ellearépliqué:—Commetuvoudras!Moi,lundi,j’iraijustetrouverlaproviseurepourluidirequetun’asfait
quejoueruneplaylistminable,etquetuaspassélasoiréeàpeloter…ça.Etj’avoueraiquejesuisencorebouleverséeparlafaçondonttunousasmenacés,moncavalieretmoi,quandjesuisalléetedemanderdeteremuerunpeu!Puis,battantdescilsavecunsourireangélique,elleaprécisé:—Jenepensequ’àlabonnetenuedelasoirée!—Racontecequetuveux,agrincéBrendan.Netegênepaspourmoi.Passivite!Kristinbluffaitpeut-être,maisBrendanavaitdéjàeudeuxavertissements;undeplus
etilseraitàlaporte.Résignée,j’aisoupiré.—Trèsbien,oùesttafichueboîte?—Emma,non!Tun’aspasd’ordresàrecevoird’elle.— Je vous donne une minute pour reconnaître où est votre intérêt. Prends bien ton temps,
Brendan,etexplique-lui…très…lentement,situveuxqu’ellecomprenne.Underniersourire,aussifauxquelesprécédents,etelles’estéloignéeenondulantdeshanches.
Ledos tournéà lapisteetparlantbas (commesionpouvaitm’entendreavec lamusique !), j’aisoufflé:— Tu as déjà eu suffisamment de problèmes cette année. Tu n’as pas besoin d’une autre
convocationchezlaproviseure.—Attends,si tucèdesmaintenant,c’estfini!Ellesauraqu’ellepeutnousfairechanter,quand
ellevoudraetpourtoutcequ’ellevoudra.—Brendan,ils’agitjusted’apporteruncarton.Cen’estpasunetellehistoire.—Si.C’ests’écraserdevantKristin.Jepréfèreyallermoi-mêmeplutôtquetelaisserfaireça.D’untonpersuasif,j’aiinsisté:—Ecoute,elleveutjustedonnerdesordresetsesentirsupérieure.Nous,onsaitquec’estune
tache.Iln’estpasquestionquetutecréesdenouveauxennuispourmoi.—Jen’auraipasd’ennuis.—Biensûrquesi.Situteretrouvesseulavecelle,elletepousseraàboutouellet’accuseradeje
nesaisquellehorreur.Etcommentcrois-tuquejem’ensortiraiicisituesrenvoyé?Jecroisailesbrasetletoisai,sûredemonargument.Ilvoulutencoreprotester,biensûr;sans
l’écouter, je me suis tournée vers la piste. Kristin revenait, le visage illuminé d’une odieusesatisfaction.Ellesavaitqu’elleavaitgagné!—Bon,luiai-jeditavectoutleméprisdontj’étaiscapable,oùesttapetiteboîte?—Ausous-sol,prèsdescasiers.Jetemontre.Tun’asqu’àallerlachercheretlarapporteràla
loterie.J’aiprismonsacsurl’étagèresouslebureau.Puisquejem’éloignaisdelamusique,autanten
profiterpourappelerAshley!Jenecomprenaispascequ’ellefichait,elledevaitvenircesoirmaisjenel’avaispasencoreaperçue.LamaindeBrendans’estposéesurmanuque,ilm’achuchoté:—Emma,tun’aspasàmeprotéger.—Laisse-moifaireçapourtoi.Jeme suis haussée sur la pointe des pieds pour l’embrasser. Comme ça énervait visiblement
Kristin,j’aipristoutmontemps.—Jesaisoùestlesous-sol,ai-jelâchéenlarejoignant.Tun’espasobligéedem’accompagner.—Oh!C’estunvraiplaisir.Elleatraversélapisteparlemilieuenfendantlafouledesdanseurs;j’aimarchéprèsd’elleen
faisantsemblantdenepasvoirlesregardsabasourdisdenoscamaradesdeclasse.Enmevoyantavecmonennemiejurée,Jennestrestéebouchebée.Jemesuiscontentéedehausserlesépaules.Jeluidonneraistouslesdétailslundi…etdesoncôté,ellepourraitm’expliquerpourquoielletenaitlamaind’Austin!Enlongeantlatabledelaloterie,j’airemarquélaboîtedeticketsauxpiedsdeKendall,encore
auxtroisquartspleine.Ennousvoyant,Kendallasautésursespieds,l’airinquiet.—Kristin,jenecroispas…Kristin l’a rembarrée sur un ton ! C’était donc bien un jeu de pouvoir : Kendall n’avait pas
besoindetickets,Kristinvoulaituniquementjouerlespetitschefs.Mêmedansuncouloirdésert,macamarademarchaitencorelatêtehauteetondulaitdeshanches
commesielleétaitlepointdemiredetouslesregards.Elleadéverrouillélaportedel’escalierdusous-soletl’apousséedutalon(vertigineux)desonescarpinenmelançant:—Aprèstoi!—Laboîteestprèsdescasiers?—Jetel’aidéjàdit:touslestrucsinutilesdontpersonneneveutvontausous-sol.Sansrelevercetteréférencesiéléganteàl’emplacementdemoncasier,jemesuisengagéedans
l’escalierglacial.Lasurprisem’afaitdiretouthaut:—Quoi,ilscoupentlechauffagependantlanuit?Jesuisdescenduetrèsviteenmefrottant lesbras.Lamusiqueserépercutaitdansl’escalierde
béton,réduiteàunepulsationinforme.Monsoufflesetransformaitenbuée,l’endroitétaitsinistreet jevoulais en finir aveccettehistoire leplusvitepossible.Sur ladernièremarche, jeme suistournéeverslescasiers…pasdeboîte.J’aifaitvolte-face;enhautdel’escalier,hilare,Kristinsepenchaitpar-dessuslarampe.Ellem’ahurléunmotordurier,abondienarrière…Uninstantplustard,j’aientendulaporteclaquer.Jesuisremontéeautriplegalop(machevillen’apasapprécié!),j’aitournélapoignée,jel’ai
secouée, en vain. Ellem’avait enfermée, j’étais coincée au sous-sol ! Furieuse, j’ai tambourinécontrel’épaisseportemétalliqueencriantsonnom.—Trèsbien,tuasmarquéunpoint!Maintenantlaisse-moisortir!Pasderéponse.Sachantquejenefaisaisqu’ajouteràsajubilation,j’aiencorefrappéenhurlant:—Ilgèleici,ouvre!Jen’entendaisrienderrière laporte,seulement lesvibrationsquisedéversaientdesbafflesde
Brendan ; laportevibrait littéralement sousmesdoigts.Horsdemoi,grelottante, j’ai croisé lesbrasenpressantmonsacdusoirsurmoncœur.Etmonsacm’aapportélasolution.—Emma,quellecrétine:tuasunportable!Je suis redescenduepourm’éloignerdubruit et j’ai retirémesgantspourenvoyerun textoà
AshleyetBrendan:«SOSenferméeausous-sol,STPviensm’ouvrir!!!»Machevillemefaisaitunmaldechien.Aregret,j’airetirélesescarpinsetjelesairangésdans
mon casier. Les petits chaussons souples devraientme suffire pour le reste de la soirée. Pas deréponseàmonmessage;j’aiappeléAshley…etaboutidirectementàsaboîtevocale.—Hé,Ash,c’estEmma.Tuesarrivéeàlafête?Ecoute,c’est idiot :Kristinm’aenferméeau
sous-sol!Tuveuxbienvenirmechercher?Frustrée,j’aiclaquélaportedemoncasierenaccrochantlecadenasàl’anneausanslefermer.
Puis,adosséeaumurpourreposermacheville,j’aitentédejoindreBrendan.Ilauraitpeut-êtremissonportablesurvibreur?Cette situationétaitvraiment tropdébile ;plus lenumérodeBrendansonnaitdanslevide,plusjem’énervais.Bienentendu,j’aiaussifiniparavoirsamessagerie.—Brendan,c’estEmma.Kristinm’aenferméeausous-sol,tuviensm’ouvrir?Jenepeuxpas
sortiretilgèle,jesuistouteseule…Moninstinctm’afait tourner la tête…et j’aienfincomprispourquoi il faisaitsi froid.Justeà
côté de l’entrée du labo de chimie, la sortie de secours était entrouverte, un objet que je nedistinguais pas l’empêchait de se verrouiller. Une voix familière, partagée entre la rage etl’hilarité,aclamé:—Non,tun’espastouteseule!Jemesuisretournéed’unbondmaisjen’airienpufaire.Deuxmainssesontplaquéessurmon
couetm’ontprécipitéecontrelescasiersavecuneviolencefolle.1..Uneidéeoriginalequipermetd’assembleretcustomisersoi-mêmesapeluche.Leconceptagénérédesmillionsdedollars.
20
Griffer ses mains, les arracher, respirer ! La paroi métallique vibrait dans mon dos. Unclaquementsec:monportable,tombéausol.Anthonygrondait:—Ilestoù,tonsauveur,maintenant?Sesyeuxbleusinjectésdesang;l’alcooldesonhaleine,écœurante.—Hein,tutecroyaisintouchable?Jet’aiposéunequestion!Nouveauchoccontrelescasiers,nouvelleréverbération.Sesdoigtscrispéssurmagorge;une
douleursourdederrièrematête,làoùj’avaisheurtéunangledemétal.Uncriétranglé,c’étaitmavoix?J’étouffaissouslesmainsénormesquiserraientmoncou.Seslèvressèchesquifondentsurlesmiennes,mabouche,envahieparsalangue.Uneexplosion
derefus,serrerleslèvres,tousser,grogner,chercheràhurler.Cetteodeurrance,fétide,d’alcooletdesueur.J’aisecoué la têtede toutesmesforces, lancédescoupsdepiedfrénétiques,griffésonvisage.Arrh,mesonglessesontenfoncésdanssajoue.Jen’avaisplusqu’uneseuleidée:luifairedumal,pourqu’ilmelâche.Uneragefollemedonnaitdesforces,jen’yvoyaisplusrienmaisj’aicherché ses yeux, réussi à le faire saigner. Oui ! Un sursaut du grand corps quim’écrasait, unmouvementderecul,ilpressaitlamainsursonvisageensang.D’instinct,j’ailevébrutalementlegenou,ils’estpliéendeuxavecungrognement,j’airéussiàlerepousser.Il gémissait des insultes.Etourdie, les jambes flageolantes, j’aivoulucourirvers la sortie.Sa
mainajailli, troprapide, ilm’asaisieauxcheveux,matêteestpartiebrutalementenarrière,machevilleacédéetjemesuisécrouléeàterre.Jemeretrouvaisàsespieds,àhoqueterencherchantàreprendremonsouffle.Ilmedominaitde
toutesahauteur,bloquaittoutlepassage,sesbrastouchaientlescasiersd’uncôté,lemurdel’autre.J’aivuunetracedesang,monsang,surlemétalprèsdesonpouce,etunenauséem’aenvahie.Ilhurlait:—Tuasgâchémavie!—Tul’asgâchéetoutseul.Mavoixn’étaitqu’uncoassementmaislaconsciencedudangermedonnaituneluciditéaiguë:
jepercevaisabsolumenttout,chaquedétail,chaqueson.Prudemment,j’aitâtél’arrièredematêteetsentimescheveuxpoisseux.Presquerien,jetiendraislecoup.Maintenant,oùtrouverunearme?Moncadenas?Sijeparvenaisàledécrocher…?—Anthony!Qu’est-cequetufais?Une voix aiguë, terrifiée, qui vrillait les oreilles dans ce couloir de béton ; Anthony s’est
redressé. Avec un sourire imbécile, il a regardé samain, qui serrait encore unemèche demescheveux.Au ralenti, j’aivucettemècheemmêlée flotter jusqu’ausoletAnthonyse tournerversKristinenriant.Ils’estcarrémentmisàrire!—Jefaiscequejeveux,Krissy.Sonregardmenaçantpesait surellequimecontemplait, lesyeuxécarquillésd’horreur. Jeme
suismiseàreculer,centimètreparcentimètre,verslasortiedesecours.—Cen’est pas ce qu’on avait dit ! a-t-elle crié en tapant sur le sol de sonpied chausséd’un
soulierdevair.Tudevaisjusteluifairepeur,etl’obligeràallervoirlaproviseurepourqu’ontelaisserevenir.—Çan’auraitpasmarché.Aucunechance.—Maisc’estcequetum’asdit!C’étaittonidée,tonplan!Avecuneconcentrationextrême,jerampaienarrièresansbruit.Dressésl’unenfacedel’autre,
ilsnepensaientplusqu’àlascènegrotesquequ’ilssejouaient.Cettefillepaniquéequigrimaçaitenagitantlesmains,c’étaitvraimentMissAutosatisfaction,notreKristin?Ellesemblaitfaireungroscaprice,letableauauraitpresqueétécomiquesiellen’avaitpaseusipeur.Ellevenaitseulementdecomprendrequ’elleavaitconcluunpacteaveclediable.—Lesplanschangent.Il lacontemplait,hostile.Subitement, j’aisentique j’allais tousser, j’ai réussiàmeretenirpar
miracle.Avec des précautions infinies, jeme suis remise debout.Maintenant, est-ce que j’allaispouvoirmarcher?—Non,Anthony,suppliaitKristin.Jevaisavoirdesennuis.Tuvasmefairerenvoyer!Ellesejetasurlui,tambourinadesespetitspoingssursonpoitrail.Ilneréagitmêmepas.Ellene
pensaitqu’auxretombéespossiblespourelle,selamentait,cherchaitencoreàexiger,àdonnerdesordres.—Jen’étaispasd’accordpourça.Oublietout,maintenant,c’estterminé,onarrête.—Jetediraiquandc’estterminé!Ilaponctuécetteréponsed’uneclaque,rapidemaispuissante.Lesangainstantanémentjaillidu
nezdeKristin,degrossesgouttesontéclaboussésondécolleté, tachésarobe.Abasourdie,elleadévisagé Anthony un instant, puis, d’un geste de petite fille, elle s’est couvert le visage de sesmains.Déjà,illapoussait,tousmusclesbandéssoussachemisenoire.D’unevoixeffrayante,ilaarticulé:—Nemedisplusjamaiscequejedoisfaire.Terrifiée, elle a sanglotéplus fort ; les larmes semêlaient au sang sur sonvisage.Anthonya
lâché:—C’estça,pleure.C’esttoutcequetusaisfaire.Ilrefaisaitcegestequejeconnaissaisbien,appuyédesdeuxmainsdepartetd’autredesatête
pourlapiégerentresesbrasmassifs.Ellem’ajetéunregardaffolé,suppliant.Non!Nepensepasàmoi, ne lui rappelle pasma présence. Tout se passait si vite, je cherchais encoremon équilibrequandj’aivumonportableàterre,justedevantmoi.Lesmainstremblantes,lesyeuxrivésaudosd’Anthony, jeme suis penchée,mes doigts se sont refermés sur le petit boîtier argenté.Pas unbruit,filedehors,appellelesflics,appelleBrendan.Jemeprécipitaisverslaportequandmonportableasonné.Anthonys’estretournéd’unbond.Dansunéclair,j’aivusesyeuxdémentset,sansréfléchir,j’ai
saisi mon cadenas et le lui ai jeté de toutes mes forces au visage. Un impact, un grognementsourd…Jepoussaisdéjàlalourdeporte,gravissaislesmarchescommeunefusée.Letrottoir, larue.Laportelatéraledel’école—verrouillée.Lespetitesfenêtresilluminées,beaucouptrophaut;
l’accèsextérieurdugymnase—verrouillé!LamusiquedeBrendansecouait lesmurs, ilyavaitune foule d’élèves juste de l’autre côté du battant, des professeurs ! Je pourrais hurler, ils nem’entendraientpas.L’entrée principale, alors ? Mais si Anthony s’y était posté pour m’attendre ? Il n’avait pas
encore jailli de l’escalier…Non, il fallait filer le plus loin possible. Courir n’importe où, mecacher,appeleràl’aide.J’essayaisderesterlepluslucidepossible:jesavaisquejejouaismavie.Trouverdesadultes
quime protégeraient. Prendre laVe Avenue.Aller auMet ! Il y avait toujours des gens sur lesmarches,àcetteheure;Anthonyn’oseraitpasm’attaquerdevantdestémoins.Je débouchai sur l’avenue. D’un côté, le long mur de pierre de Central Park, de l’autre, les
demeures cossues ; au loin, leMet, tout blanc sous ses projecteurs.Personne envue, un silenceirréeluniquementmeubléparletonnerredemoncœuremballéetlesfouléespresquesilencieusesdemesballerinesdesatin.J’aicourusansmêmeoserjeterunregardenarrière.Unelongueminutes’étaitécouléequandj’aicaptéuntroisièmeson:delégerschocsrythmiques
surlepavé.Cettefois,jemesuistournéeàdemietmonsangs’estglacé—loinderrièremoi,unesilhouettemassive.Quicouraitdetoutesavitesse.Anthony.—Tufaisbiendecourir!Allez,plusvite!Savoixféroceétaitencorelointainemaissonavertissementm’adonnédesailes.Depuisunbon
moment, je ne sentais même plus la douleur. Appeler à l’aide ! Téléphoner ! Ma main s’étaitengourdieàforcedesecrispersurmonportable,etj’avaistroppeurdelelâcher,oudeperdredelavitesse.Uneseuledéfaillanceet ilmerattraperait.Etpasuntaxi,pasunevoiture,c’étaitça, laville-qui-ne-dort-jamais?C’estalorsque le téléphones’est remisàsonner.Je l’aiouvertàdeuxmains,sansralentir,etj’aientendulavoixaffoléedeBrendan.—Oùes-tu!J’aieutonmessage.Em,tuvasbien?—Anthonyvametuer!Jehurlais,àboutdesouffle.—Oùes-tu?a-t-ilhurléenretour.J’aihoqueté:—LeMet.Ilyaura…dumonde.—J’appellelesflics.J’arrive.Ilacoupé.J’aiferméleportableenleserrantdetoutesmesforcesetjemesuisforcéeàaller
encoreplusvite.Insensiblement,àchaquefoulée,lemuséeblancserapprochait.Nepasregarderderrièremoi,tenirbon,nepasperdreuneseconde.Jevolaispresquesurletrottoirdésertetvoilàquelesréverbèresdevantmois’éteignirentunàun;leurlumièrevacilla,mourut.Jemeprécipitaisdansuntunneldeténèbres.Enfin,leMet!J’aigraviletalus,tournéàl’angleencherchantfébrilementdesyeuxlesgroupes
quidevaients’ytrouver.N’importequi,ceuxdulycée,desfêtardsinconnus,desSDF,même.Ilmefallaituntémoin,quelqu’undevaitmevoir!Personne.Lanuitétaittropfroide,leshabituéss’étaientmisàl’abri.Quantàmoi,cen’étaitpas
latempératurequimefaisaittrembler.Jemesuisretournée.Ilavaitperduduterrainmaisfonçaittoujourssurmoietj’aisuqu’ilnes’arrêteraitjamais.
Soudain, mes muscles se sont tétanisés. Impossible de bouger, je ne savais plus que faire.ContinuerdefuirlelongdelaVeAvenue?C’étaittoutdroit,jeseraisuneproiefacileentrelemuret les maisons. Feinter, rebrousser chemin, retourner à Vince A ? D’elle-même, ma tête s’esttournée vers les profondeurs du parc. Les bosquets sombres et silencieux. Je pourrais le semersouslesarbres.Jeconnaissaisbiencesecteur.J’ai prisma décision et filé en diagonale à travers la pelouse ; jeme suis enfoncée dans les
buissons.Voilà, j’étais invisible. Je pouvais rester sur les arrières dumusée, attendre le passaged’un gardien, d’un promeneur noctambule. Frissonnante, je me suis adossée au bâtiment enessayant de respirermoins fort et en guettant le pas lourd demon prédateur.Mais je n’ai rienentendud’autrequeleventquifaisaitcrisserlesfeuillesmortes.Monportableasonnédenouveau,lesons’estrépercutésurlaparoidepierre.Unevraiefanfare.
Vite,jel’aiouvertetj’aichuchoté.—Brendan,iln’yapersonneici.LeMetestdésert.J’aipeur.Jenesaispassijel’aisemé.—Jenesuispasloin.Oùes-tu?Ilrespiraitfort,ildevaitcourirpourmerejoindre.Oh!Parpitié,viensvite…J’aichevroté:—DerrièreleMet.Iladûentendre…Jevaislesemerdansleparc.Anthonyavaitforcémententendulasonnerie,ilmecherchait.Jemesuisfaufiléeentrelesarbres
encherchantàmeperdredanslanuit.—Emma,jet’enprie,sorsduparc.Jeterejoinstoutdesuite.Il parlait avec douceur, pour ne pas m’effrayer davantage, mais je percevais très bien son
angoisse.Lestailliss’épaississaient,jefroissaisdesbranchesaupassage,ilallaitm’entendre;trèsprudemment, jesuis revenuesur le sentier et j’aidépassé l’obélisqueen regardantderrièremoi.Rien.—Jecroisquejel’aisemé!—Oùes-tu,exactement?—PasloindeBelvedereCastle.Jemarchaisàreculonsensurveillantl’alléedéserteetsinueuse.—Jeteretrouvelà-bas.Neraccrochepas.Tunevoispersonne,pasdegardiens?—Non.Attends,jevoisjuste…Je plissai les yeux en essayant demieux distinguer…une ombre…quelqu’un ? Impossible à
dire.Puislasilhouetteabougé.Oui,ellecourait,ellefonçaitdroitsurmoi.D’unevoixétranglée,j’aiconclu:—Ilestlà.Je fuyais de nouveau commeun lièvre.Sur l’allée, puisque c’était plus facile.Denouveau, je
sentaisladouleur.Achaquepas.Jem’injuriaisensilence,mesurantbienmonsouffle.Fillestupide,cliché stupide, filer dans un parc désert avec une cheville foulée ! Maintenant, vite, trouverquelqu’un,n’importequi.BelvedereCastle:masortieavecBrendan,legardienquinousavaitmisdehors!Lechâteauétaittoutproche,dressésursonpromontoire,éclairéparsesprojecteurs.J’aichangédecap.Enmoinsd’uneminute,serrantlesdents,jemontaiquatreàquatrecesmarchesquenousavions
graviessitranquillementavecBrendan,deuxsemainesauparavant.Nousétionssiheureux,cesoir-là, et voilà que je fonçais dans cemême escalier commeune folle, les poumons en feu, le cielm’étaittombésurlatête,monuniverss’effondrait…J’ai débouché sur l’esplanade de pierre et je me suis jetée contre la porte de l’observatoire,
tordant lapoignée, tambourinantsur lagrilleArtsdéco,sanglotantet suppliantqu’onm’aide. Jecognais si fortquemespaumeséraflées se sont remisesà saigner.Etenfin,enfin,quelqu’unestvenu.Unhommemoustachu,d’uncertainâge,atournéàl’angledubâtiment,unelampetorcheàlamain. Il portait l’uniforme des gardiens du parc ; à mes yeux, il était le plus beau des angesgardiens.—C’estfermé,mademoiselle,a-t-ilditd’unevoixsévère.Puisilm’amieuxregardéeetils’estapproché,anxieux.—Vousêtesendifficulté?Onvousafaitdumal?—Oui,jevousenprie,aidez-moi.Cette voix rauque, c’était la mienne ? Je n’arrivais plus à respirer, j’agitais les mains sans
parveniràm’expliquer.—Ilmesuit.Ilm’aattaquée,j’aicouru…—C’estfini.Toutvabien,maintenant.Il parlait d’une voix douce ; je devais vraiment avoir l’air d’une folle. Ilm’a fait un sourire
rassurant,etilapresséunboutonsurlaradiofixéeàsonbaudrier.—Dites,c’estYanekàBelvedere…Et,soudain,sesyeuxdebravehommesesontretournésdansleursorbites.Samâchoires’estaffaisséed’unefaçonabsolumenthorrible.Jel’airegardés’effondrersurlesolcommeunpantindésarticuléetj’ailevélesyeuxversson
agresseur.—Tuessiprévisible,Emma.Ilsemoquaitdemoienprenantunevoixaiguë,enagitantlesbraspourmimerlapanique.Ila
enjambé le corps inerte du gardien et jeté négligemment de côté la pierre tachée de sang qu’ilserraitdanssamain.Horrifiée,j’aihurlé:—Tuescomplètementfou!J’aireculé,maisilfaisaitdeuxpasenavantpourchacundemespasenarrière.D’untonpresque
raisonnable,ilacorrigé:—Non,jesuisdésespéré.C’estdifférent.Puis son visage a changé, j’ai vu ses dents luire à la lumière vacillante des lampadaires. Il
grondaitcommeunanimal.—Acausedetoi,jesuisobligédetoutquitter.—Non!Jepeuxtoutarranger.Jepeuxallervoirlaproviseure.Gagner du temps. La police n’était pas loin, Brendan allait me trouver. Je reculais toujours,
trébuchant sur les marches qui menaient aux rochers, et j’essayais de toutes mes forces de leconvaincre.Amer,ilalâché:
—C’estunpeutardpourça.Jesuisfoutu.Ilavoulusejetersurmoimaisj’aieudelachance:ilabutésurunemarcheetmanqués’étaler.
Trèsvite,enm’efforçantdeparlerleplussincèrementpossible,j’aiprotesté:—Mais non, bien sûr que non. Ma tante fait partie du conseil d’administration, la mère de
Brendanaussi.Onteferaréintégrer.Onferatoutcequ’ilfaudra.—Commesijepouvaisencoreyretourner…Non,toutça,c’estfini.J’aijetéunregardrapideàlarondeenévaluantmesoptions.Lepauvregardiennebougeaitpas
maissaradioclignotaitenémettantdessonsconfus;quelqu’unfiniraitforcémentparveniràsarecherche. Brendan était en route, la police aussi. Que faire ? Rester ici et encaisser les coupsjusqu’àl’arrivéedessecours?Essayerdegagnerdutemps?—Toutpeutencoreredevenircommeavant!Négocier,inventer.C’estfoulacréativitéqu’onsedécouvrequandunpsychopatheestentrainde
franchirlesderniersmètresquivousséparentdelui.—Ecoute,ceseratoilehéros.Toutlemondetedonneraraison.Moi,jechangeraidelycée,je
retourneraid’oùjeviens.Tupourrastoutexpliqueràtafaçon.—Toutlemondeestdéjàaucourant.Il était si près que je voyais en gros plan chaque détail de son visage. Il avait une coupure
encrassée de sang au-dessus du sourcil ; j’avais dûmieux viser que je ne l’avais cru avecmoncadenas!J’aifaitunenouvelletentative:—Moi,jecroisjustequ’ilsserontimpressionnés,parcequetunet’espaslaissémarchersurles
pieds.Moientoutcas,çam’impressionne.J’auraisaimémettredelacoquetteriedansmavoixmaiselleétaittropaiguë,jenelamaîtrisais
plus.Buté,ilarépété:—Tuastoutgâché,jesuisfoutu.C’esttafaute.Son visage avait repris cette expression… Comme l’autre fois, juste avant l’arrivée de
Brendan…mais,cesoir,Brendann’arrivaitpas.Jepleurais;jen’avaispluslaforcedemeretenir.—Jepeuxtoutarranger.Jetejure.Laisse-moi.Personneneviendraitdoncmesauver?J’ai levé les bras pour me protéger ; trop tard, tout a viré au noir. Un instant seulement de
ténèbresintégrales,apaisantes,puisladouleuraexplosédansmajoue,j’aivudestachesbrillantes,sentilegoûtdusangdansmabouche.Et voilà que sesmains se refermaient de nouveau surmon cou.Lesmaillons d’argent dema
chaîne s’incrustaient dans ma peau, m’étranglaient bien plus efficacement que les gros doigtsmaladroitsd’Anthony.Mon souffle, un raclement aigu, mes doigts sans forces qui palpaient ma gorge. Mes yeux
exorbités,plusdesensationsurmapeau.Puisun soulagement subit,une immense inspiration !Lachaînevenaitdecéder.Avecunpetit
tintement,lemédaillonesttombésurlespierresetilarouléauloin.Je me suis effondrée en inspirant désespérément l’air froid qui brûlait ma gorge meurtrie.
Angeliqueavaitditquenoussaurionsreconnaîtrelemomentduplusgranddanger:celuioù,d’une
façon ou d’une autre, je perdrais mon pendentif. Et mon pendentif venait de me quitter, pourattendrelemomentderetrouvermonâmedansunnouveaucorps.J’allaisvraimentmourir.Dema voix rauque, j’ai hurlé pour appeler à l’aide. J’ai tenté deme relever ; Anthonym’a
cueilliecommeunepoupéedechiffonet jetéesans lemoindreeffortcontre labalustradede ferforgé.Monépauleaencaissélechoc,toutdesuiteéclipséparuneboulededouleurnauséeuseauventre:uncoupdepoing.Aveuglée, j’ai frappéde toutesmes forces, envisantd’instinct sapommed’Adam. Jeme suis
battuedemonmieux,cognantdespoingsetdespieds,tirantsescheveux,griffantsonvisage—çaneservaitàrien,jenefaisaisqu’attisersarage.Unnouveauchoc.Cettefois,toutaéténoirunpeuplus longtemps, et l’explosion plus aiguë, plus douloureuse. L’onde de choc a résonné pluslongtempsdansmatête.—Emma!Lavoixm’estparvenueà travers les lumièresquiéclataientdevantmesyeux.Lefeud’artifice
s’estéteint,jemesuisaccrochéeàlabalustrade;j’avaisréussiànepastomber.Uneffortdevolonté:ilfallaitvoir!Quandleflous’estéclairci,AnthonyetBrendansetordaient
devantmoisurlesdalles,BrendansurAnthony.Ill’immobilisaitcommeill’avaitfaitdanslacourmaiscettefois, ilneretenaitpassescoups:sonpoings’estécrasésurlevisaged’Anthonyavecuneforcebrute,j’aientenduuncraquementetuncriaigu,horrible.Fou de douleur, fou tout court, Anthony a eu un sursaut si brutal que Brendan a perdu
l’équilibre;lepoingdumonstreajailliverssonmenton,ilabasculéenavant.Jen’encroyaispasmesyeux,Brendanétaitforcémentleplusfort,maisvoilàqu’Anthonybondissaitsursespieds,luilançaitungrandcoupdepieddansleventre.Non,jenevoulaispas,pasBrendanàterreàlamercid’Anthony qui levait le pied pour lui écraser la tête sous son talon ! J’ouvrais la bouche pourhurler,malade d’horreur, quand le pied deBrendan l’a cueilli derrière le genou.Anthony s’estabattucommeunemasse.Brendanétaitdebout!MaisAnthonyaussi.Fébrile,j’aiessuyélesangquicoulaitdansmesyeux
etcherchéunearme,n’importe laquelle.Anthonynedevaitpas fairedumalàBrendan. Jene lepermettraispas.Quelque chose brillait sur les dalles. Mon portable ! Je me suis précipitée à genoux pour
composerle911.—Au secours, nous sommes à Belvedere Castle, il nous agresse ! Il a assommé le gardien,
venezvite!J’aicrié toutçad’un traitet j’ai laissé tomber le téléphonesanscouper lacommunication : je
venaisdevoirunebranchearrachéeàunarbre,sonextrémitééclatéedansunbouquetd’esquillesaiguës.Jel’aisaisiecommeuncouteauetjemesuisapprochéed’Anthonypar-derrière.Ilportaituneépaissechemisepolaire ;de toutesmes forces, j’aienfoncé lebout leplusaiguiséentresesomoplates.Lebois adéchiré le tissu, sapeau, sa chair avantde sebriserdansmamain. Il s’estabattusurlesgenouxavecungrandmugissement,samainbattantl’airderrièreluipourtenterdem’arrachermonarmeimprovisée.Enfin,auloin,dessirènes!LeregardvertdeBrendanatrouvélemien;pendantuneseconde,
nousavonscruquec’étaitterminé.Anthonyavaitentendulamêmechosequenous.Satêtes’estdresséecommecelled’unanimal
auxabois;ils’estrelevéentitubant,s’estruéenavantcommeuntaureauenpoussantBrendandecôté.Desesbrasmassifs,ils’esthissépar-dessuslemurdepierre,puislaclôture;etilaprispiedsurlesrochers.—Emma,éloigne-toi,mets-toiensécurité,aordonnéBrendan.Jem’occupedelui.Iln’estpas
questionqu’ils’échappe.Etilafilésurlestracesd’Anthony.J’aicrié,jel’aisuppliéderevenir;j’aiessayédelesuivre.
Jenepouvaispasfranchirlesobstacles.Ilssetrouvaientàdeuxmètresdemoimaisleurcombataurait aussi bien pu se dérouler sur une autre planète. Accrochée aux barreaux, j’ai assisté,horrifiée,àunaffreuxpugilatàpoingsnussurcesurplomb,quarantemètresau-dessusdel’étang.Brendan était rapide, mais Anthony n’avait plus rien à perdre. Il était moins précis mais
terriblementfort,uneforcedefauve.Unesortedefolieestvenuedécuplermesforces.J’aisautédenouveau et, cette fois, j’ai réussi à me hisser à mon tour par-dessus le mur. Je suis retombéelourdement sur ma cheville foulée, la douleur m’a arraché un cri ; j’ai vu la tête de Brendanpivoterversmoi,vuAnthonyprofiterdel’aubaine:sonpoingapercutélementondeBrendanquiaperdul’équilibre…quiesttombéàtroispasduvide.Letableaus’estfigé.Lespoingsserrés,haletant,Anthonyétaitunesilhouettesombre,voûtée,démoniaque;d’uncoup
depied,ilpouvaitprécipiterBrendanaubasdesroches.Je n’avais qu’une seconde pour réagir : je me suis précipitée derrière lui, plus loin sur le
surplomb.Commeaimantée,latêted’Anthonys’esttournéeversmoi.Aussitôt,Brendans’estrelevéencriant:—Emma,non!Pourcouvrirsavoix,j’aihurlé:—Parici!Anthony,pauvrecrétin,parici!Ilmeregardaitsansbouger.Sapoitrinesesoulevaitcommeuneforge,sagrossemainessuyait
sonnezensang.Asontour,Brendanacherchéàdétournersonattention.—Anthony,c’estmoiquetuveux,paselle.Quoi,tunepeuxpastebattrecontreunhomme?Ilte
fautunefille?Lemonstrenel’écoutaitpas,ilmarchaitversmoi,ens’arrangeantpournousgardertousdeuxà
l’œil.Etvoilàque,danssadémence, il s’estmisà jouer avecnous, faisant semblantde charger,puis de changer d’avis.De foncer sur l’un pour jouir de la terreur de l’autre. Il avait oublié sapropre situation, les sirènes de la police ; il n’y avait plus en lui qu’un désir démoniaque devengeance.J’étaisàunboutdusurplomb,Brendanàl’autre.Illuisuffisaitdecourirversl’undenous,de
nouspousser…Etilfaisaitminedeseprécipiter,puisseredressaitavecunsouriremoqueur.Nousétionsprisaupiège.Derrièrelui,jevoyaislevisagedeBrendancrispéderageetd’impuissance.Les réverbères, les rêves, la conviction que je serais celle qui romprait lamalédiction… tout
s’était effondré.Nos beaux espoirs n’étaient qu’unmensonge, une tromperie de plus. J’avais eudroitàtouslesavertissementsmaisjem’étaistoutdemêmeprécipitéeau-devantdudanger,etlapartieétaitperdue.Unerafaledeventafaitclaquerlescheveuxblondstachésdesangd’Anthony.Lesyeuxluisants,
ilachoisisacible :moi.J’aivoulum’écarterdesaroutemaismes jambesnerépondaientpas ;c’étaitcommeunrêve,quandtoutsepasseauralentietqu’onestimpuissant.Une poussée violentem’a lancée sur le côté,ma cheville a cédé, jeme suis effondrée sur la
roche.Mes oreilles se sont débouchées, le temps s’est de nouveau accéléré ; j’ai vu unemasseindistincteroulerdevantmoietbasculerdanslesténèbresetlevide.Ilyaeuuncriguttural,uneéclaboussure…etpuislesilence.Unsilencesurlequelsurfaientlessirènes,unsilencerythméparmonsoufflerauquecontrelerocher.J’étaisseulesurlesurplomb.
21
J’ai sentimoncœur sedéchirer, fibre à fibre. Jen’arrivaispas à admettre…Brendanm’avaitécartéedelatrajectoired’Anthony.Etmaintenantiln’étaitpluslà.Ilvenaitdebasculerdanslevideàmaplace.Avantqueladernièrefibrenelâche,j’aientenduunerespirationexplosive.Unerespirationqui
grinçaitcommesouslecoupd’uneffortviolent.Jemesuistraînéejusqu’auvideetj’aivu…unemainauxjointuresensanglantéesagrippéeàunesailliedurocher.J’aimurmurélenomdeBrendanenluioffrantmesbras.Mais,enfait,jenesavaismêmepassijem’apprêtaisàaiderBrendan,monamour,oubienAnthony,lemonstre.—Prendsmamain!Uncorps suspendu,unemainquigriffe laparoi,qui réussit à trouveruneprise ; sa tête s’est
renversée en arrière et j’ai vu… des yeux verts lumineux, levés vers moi, sous un nuage decheveuxnoirs.—Brendan…Unenouvelleexpirationrauque;sespiedsraclaienttoujourslaparoimaislessemelleslissesde
sessouliersdevilledérapaientsurlaroche.J’aisaisisonpoignetettiré,uneffortd’uneviolenceinouïe,lesmusclesbrûlants,l’impressiondem’arracherlesbras,maisjen’avaispaslaforcedelehisserjusqu’àmoi.Jen’avaispasassezdeforce!J’aicherchéàm’arc-boutersurlerocher;hélas,machevillemefaisaittropmal,ellecédaitchaquefoisquej’essayaisdem’yappuyer.J’aiditentremesdentsserrées:—Tiensbon.Lessecoursarrivent,tiensjuste…Tiensbon.LamaindeBrendanaglissé,trèslégèrement,desmiennes.—Emma…Ilnesemblaitplusycroire.Iln’allaitpasrenoncer?J’aihurlé:—Non!Brendan!Jeneteperdraipas.Aidez-moi,quelqu’un!C’étaitlafin,nousallionstombertouslesdeux.AulieudetirerBrendanàmoi,j’étaisentraînée
inexorablementverslevide.—Çaservaitàquoidem’avertir!Ethan,faisquelquechose!Oùes-tu?Vite!LamaindeBrendanglissaittoujours,elleallaitm’échapper.—Jevoustiens!alancéunevoix.Unevoixjeune,masculine.Lapolice!Jenelesavaismêmepasentendusarriver.Toutetendue
versBrendan,j’aicependantsentiunechaleurprèsdemoi,vuunemainsefermersurlepoignetquejenetenaispas.Nousavonstiréensemble…ethisséBrendansurlesurplomb.Enfin.Ils’estabattucontrelaroche.Sesjambesdépassaientencoredanslevide,jel’aiempoigné,aidé
àramper.Là,ilaroulésurledos,épuisé,etjemesuiseffondréecontreluienriantetpleurantàla
fois.Plusriennecomptaitquelui,saprésence,soncorpstuméfiémaisvivant,bienvivant.Ilétaitlà,
prèsdemoi,jepressaismonvisagedanssoncouetsoncolétaithumidedemes larmes. Il s’estredresséàdemipourmeserrerdanssesbrasetj’aientendusavoix,rauque,méconnaissable:—Merci…Il dévisageait notre sauveur par-dessus mon épaule ; j’ai perçu son mouvement de recul.
Surprise,j’airelevélatête;ilsemblaitabasourdi.—Vous…vousêtes…Jevousconnais?Lepoliciers’étaitrelevé,luiaussi.Ilaposélamainsurmonépauleetl’aserréeavecgentillesse.—Jesuiscontentd’avoirétélà.Je me suis tournée vers lui mais je n’ai vu qu’une silhouette noire qui se découpait sur les
lumières de l’esplanade et le ballet des lampes torches près du mur. Tiens, les renforts étaientarrivés.Tournéverslesnouveauxvenus,Brendanacrié:—Noussommesici!Péniblement, ils’estrelevépourleurfairesigne,puisilm’aaidéeàmeredresseràmontour.
Nousnoussommesavancés,lentement;jetenaisàpeinedeboutet,pourlapremièrefois,ilpeinaitàmesoutenir.Derrièrelalumièreéblouissante,unevoixtenduealancé:—Approchez-vous.Lesmainsbienenvue.—Ilyaunpoliciericiavecnous!Toujourstournéverslesofficiersembusquésderrièrelemur,Brendanafaitungesteversnotre
compagnon.J’aitournélatête…Oùétait-il?Troublée,j’aiappelé:—Monsieur?Vousêteslà?Brendan aussi jetait des regards interdits tout autour de nous. Impatienté, le porte-parole des
policiersacrié:—J’aidit,avancez!Quejevoievosmains!—Monamieaunefoulure.Ellenepeutpasmarcher,réponditBrendan.—Lesmainsenl’air,toutdesuite!Unbaiserrapidesurmatempe,etBrendanaobtempéré.J’aifaitdemême,enm’appuyantcontre
lui. Notre attitude dut rassurer le responsable, car sa voix se radoucit et plusieurs silhouettess’avancèrentversnous.—Çava,mademoiselle?J’aihochélatête,incapabled’articulerunmot.Magorgemefaisaittropmal,tropd’émotionsse
bousculaientenmoi.Jen’enpouvaisplus, jevoulaismecoucher,meroulerenboule,oublier…Commedansunrêve,j’airéaliséquelechefdel’escouadeavaitsortisonarmeetqu’illabraquaitsurBrendan.Dansunsursautquidutbrûlermesdernièresréserves,jemesuisjetéedevantlui.—Cen’estpaslui!L’autre…Anthony,jecroisqu’il…Ilesttombédelafalaise.L’armes’estabaissée,maisl’hommenel’apasrengainéepourautant.Desmainssolidesm’ont
soulevée par-dessus lemur. L’esplanade, si désespérément déserte tout à l’heure, était pleine demonde;j’aivudesbrassards,desmallettesetdescivières…etunesilhouetteassise,têtebasse.Legardien,M.Yanek,étaitconscient,unhommeenblouseblanchesepenchaitsurlui.—Ils’ensortira?Oui.J’en aurais pleuré de soulagement. L’officier qui me soutenait (il était trapu, moustachu,
rassurantaupossible;d’aprèssonbadge,ils’appelaitLynett)m’afaitunbonsourire.—Ilauraunsacrémaldetêteetquelquespointsdesuture,maisilvas’ensortir.Puisilafaitlagrimaceennousdévisageanttouslesdeux.—Quantàvous…Onvavousexamineraussi.Ondiraitquelasoiréeaétérude?—Assezrude,oui…Dèsquejeparlais,unedouleurhorribleéclataitdansmamâchoireetmontaitjusqu’àmesyeux.
UnautrepolicierentraînaBrendanverslescivières,lepersonnelparamédicalnousexaminasoustoutes les coutures, les policiers nous interrogèrent, cela prit un temps interminable. Entouréed’uniformes de toutes parts, je répondais de mon mieux ; de son côté, j’entendais Brendandemander(exiger,plutôt)demevoirpours’assurerquej’allaisbien.Jeracontaisl’agressionpourlatroisièmefoisquandjevisl’officierLynettrevenirversmoi.—Vousavezunesacréepoigne,dites!Votrepetitcopainditquevousavezréussiàlesoulever,
quandilétaitaccrochéauxrochers.—Non,ilyavaitunautrepolicier,c’estluiquiafaitremonterBrendan.Instinctivement,jevenaisdesecouerlatête;grossièreerreur:unétauhorribleemprisonnames
tempesetmavoixsonnabizarrementàmesoreilles,commesijem’entendaisparlerdetrèsloin.—Jen’aipascomprisoùilestparti,jen’aimêmepaspuleremercier…—Mademoiselle,iln’yavaitpasdepolicierprèsdevous…Ilétaitsigentil,etpourtantsonattitudem’amisehorsdemoi.—Maissi!Jen’aipasvusonvisagemais…Brendanm’a rejointe, se faufilant entre deux policiers. Il boitait, il avait les traits tirés et sa
chemisenoireportaitencorelatracedelasemelled’Anthony,maisilétaitlà.J’enaioubliécequejecherchaisàdire.Diplomate,ils’estinterposéenexpliquant:—Emmaareçuplusieurschocsàlatête.Jecroisqu’ellenesaitplustrèsbienoùelleenest.—Maisilétaitlà!Tusaisbien,toi,qu’ilétaitlà.Il ne semblait pas m’entendre. Accroupi près de moi, il me dévisageait attentivement et son
expression s’assombrissait d’instant en instant.Quand il a écartémes cheveux emmêlés demoncou,sesyeuxsesontécarquillésd’horreur.—Vousavezvuça?a-t-ilcriéàl’infirmier.Vousallezl’emmeneràl’hôpital,dites?Vousêtes
sûrqu’ellevabien?Vouspouvezregarderdenouveau?—Nousl’emmenonsàl’hôpital,oui.Vousyalleztouslesdeux.Par pure gentillesse, car il m’avait déjà examinée de pied en cap, l’homme a pris la peine
d’étudierdenouveaulesmarquesautourdemoncou.
—Jenepensepasquecesoitgrave,maisonferadenouveauxexamenssurplace.Vous,vousaurezdroitàuneradio,jesuisquasimentsûrquevousavezunecôtecassée.Pourlademoiselle,cesontdesecchymoses,descoupures.Peut-êtreunecommotioncérébrale.—Etça?Unpoliciervenaitderemarquerlabalafredemonbras.J’aisoupiré.—Unaccidentdevoiture,ilyaquelquesmois.Mesémotionséchappaientcomplètementàmoncontrôle:subitement,jepleuraisparcequema
robe,lapremièrerobequej’aiejamaisaimée,étaittoutedéchirée.—MademoiselleConnor,vousavezautantdeviesqu’unchat.J’entendis l’officier Lynett affirmer ça avec une conviction étonnante. Je voulus hausser les
épaules…maiscelafaisaittropmal.Assiselà,surmacivière,lecauchemarterminé,l’adrénalinequim’avaitdopéesediluaitdansmesveineset,denouveau,jesentaistout.Chaquecoupure,chaquebleu, chaque douleur résonnait en moi comme dans une grande caisse vide. Les échoss’amplifiaient,deplusenplusdouloureux,ettoutecettesouffrancesemblaitseconcentrerdansmatête.—Mademoiselle,c’estàvous?J’aivubrillerquelquechoseprèsdesmarches…Unejeunepolicières’approchaitaupetittrot,elletenaitàlamainunobjetquejenedistinguais
pas.Unegriffedeglaces’estplantéedansmoncœur.Non.Pasmonpendentif.Jevoulaisqueçasetermine.Quelamalédictionnerevienneplusjamais,jamaismechercher.Qu’elleneréussissepasàm’arracher la vie ! Qu’elle neme poursuive pas jusqu’à ce que, Brendan et moi, nous soyonsmortstouslesdeux!—C’estàvous?répétalajeunepolicière.J’aibaissélesyeuxverssamain;elletenaitmonportable.Seulementmonportable.Toutpoussiéreuxetéraflé.—Oh…Oui.Je grelottais de nouveau.De soulagement autant que du froid quim’engourdissait,malgré la
couverture qu’on m’avait posée sur les épaules. L’infirmier voulut me faire m’allonger, mecouvrirmieux.Lalutteétaitfiniemaisjenepouvaispasencorem’abandonner,jecontinuaisàmedébattre d’instinct ; et puis, il fallait tirer au clair cette histoire de policier disparu dans la nuit.Celui qui m’avait aidée à sauver Brendan. Je me suis redressée d’un élan… et suis retombéeaussitôt,sûrequematêteallaitéclater.Vaguement, je m’entendais gémir ; j’éprouvais une sensation de mouvement. Peut-être
simplementlevertige.Non,c’étaitréel,onemportaitmacivièrelelongdel’alléeenspirale,toutétaitmouvant,incertain,maisjegardaisunrepère:Brendanquirefusaitdeselaisserporterpourpouvoirmarcherprèsdemoienmetenantlamain.Brendanquitenaitabsolumentàmonterdansmonambulance.Pendantqu’onm’installait,jel’entendisdemander:—EtAnthony,vousaveztrouvé…—Nousavons lancéunavisderecherchefondésurvotredescriptionmais…c’estunesacrée
chute.Jenepensepasqu’ilaitsurvécu.
J’aiserrélespaupièresensecouantlatêtepourneplusrienentendre.—Nousallonsvousdonnerunanalgésique,aditunevoix.J’aifaitouisansouvrirlesyeux;lalumièremefaisaittropmal,ellem’éclataitlatête.J’aisenti
unepiqûredansmonbrasetenfin,enfin,touts’esteffacé.
***
Une bande étroite de lumière, une pulsation douloureuse derrièremon front ; quand j’ouvrisdavantage les yeux, la douleurm’aveugla.Unemain serrait lamienne. Je la serrai en retour, lapressionmefitmalmaislecontactmerassura.Jefisunnouveleffortpoursouleverlespaupières.—Lalumière…faitmal.Jedusmefairecomprendrecarlamainmelâchaet,uninstantplustard,lalumières’évanouit.—C’estmieux?Unevoixépuisée,rauque,quejereconnusinstantanément.Cettefois,cefutplusfaciled’ouvrir
lesyeux.—Brendan?Brendan.Sonbeauvisage,unpeuflou,sonexpressionanxieuse,vulnérable.J’aisoufflé:—Çava,toi?J’ailevélamainmaiselleestretombée,sansforces,avantdetouchersonvisage.Plusmavision
se précisait, mieux je mesurais les dégâts. Une lèvre fendue, un cocard, des coupures à lapommette, aumenton, au front. Il a tourné la tête pour embrassermapaume à vif et jeme suisentenduesoupirer:—Tuesamoché…—Moi?Ilsemblaittrouvercetteidéeabsurde.Tendrement,ilaécartémafrangedemesyeux.Legeste
m’afaitdubien,c’étaitungestesidoux,si…normal.Finalement,toutétaitnormal!J’aieuunpetitrire.—Jevoisquetuaseulesproduitsquimettentdebonnehumeur?—Mmm…Sérieusement,tuvasbien?—Oui,Em,çava.J’aiunecôtefêlée,descoupuresetdesbleus,maisriendegrave.—Çaal’air…douloureux.—Jen’ensuispasàmapremièrebagarre.C’esttoiquim’inquiètes.—Qu’est-cequej’ai?Jemesouvenaisvaguementd’unexamen,unscannerpeut-être,quelquesheuresauparavant.Je
nesavaisplus,jeconfondaisavecmonprécédentséjouràl’hôpital,quandj’avaislepoignetcasséetdespointsdesuturetoutlelongdubras.—Unecommotioncérébrale,unechevillecassée,etunetonned’ecchymoses.
—Commotion…?ai-jereprisenréfléchissant.Çapourraitexpliquerquej’aieimaginéqu’ilyavaitunpolicier?Jenecomprendspas…Mavoixs’estéteinte.L’expressiondeBrendanétaitsiétrange!Saisie,j’aichuchoté:—Tuasvulepolicier,n’est-cepas?Ils’estdécidéàacquiescer,maisàcontrecœur.Alors,j’airépété:—Jenecomprendspas.Oùest-ilpassé?Cen’étaitpeut-êtrepasunpolicier,justequelqu’un,un
passant?—Emma,madouce,cen’estpasimportant.Onenparleraquandtutesentirasmieux.Ilaembrassémamain;c’estlàquejemesuisaperçuequejen’avaisplusmabague.—Oh!Brendan!Lecriaréveilléladouleurdansmatête,unedouleursiviolentequ’ellem’aarrachéuneplainte.—Toutvabien,mabelle,toutvabien…C’estlacommotioncérébrale,ilsdisentqueçapassera
trèsvite.—Mabague…Cette fois, je chuchotais, pour éviter de faire exploser mon crâne. Brendan s’est hâté de me
rassurer.—Jel’ai.L’infirmièremel’adonnée.Ilstel’ontjusteretiréepourlescanner.Tabaguen’estpas
perdue.Ilaritoutbasenmurmurant:—Cettebague…Malgrél’euphorieprovoquéepar lesanalgésiques, j’aiperçudanssavoixunenote insolite. Il
savaitquelquechosequ’ilnemedisaitpaset,moi,jevoulaistoutsavoir,toutdesuite.Péniblement,j’aidemandé:—Pourquoiest-cequetuesbizarre?—Quoi?a-t-ilprotestéavecunpetitriregêné.Jenesuispasbizarre.—Tunesaispasmentir.Tuesbeletbienbizarre.—Franchement,c’estpaslemoment.Ilfautquetutereposes.Il prenait une voix apaisante, caressait doucement mon front. Encore un peu et il allait
m’endormircomplètement,lemanipulateur.Mespenséessesontunpeuéclairciesetj’ailancé:—Plusdesecrets!C’étaitdevenunotrecode.Brendanapousséunénormesoupirexaspéré,maisilacapitulétout
demême.—Tutesouviens?Tum’asdemandépourquoije t’avaisprisunsaphir?Ehbien, jenem’en
suispasrenducomptetoutdesuitemaistonfrère…Monfrère…Commesavoixs’estadouciesurcemot!—C’esttonfrèrequim’aguidépourchoisirtabague.Ilaréfléchiquelquesinstants,leregardlointain.Sonpoucecaressaitdoucementmonbras.Puis
ilarepris,presqueàvoixbasse:
—Aprèsnotre…Jeneveuxpasappelerçaunedisputealorsjedirai«désaccord»,dimanchedernier,jem’ensuisvoulud’avoirrefuséd’entendrecequetudisaissurlessorcières.Alorsj’aieuenvie de te faire un cadeau, juste une petite chose que tu pourrais porter et qui te rappelleraitcombientucomptespourmoi.—Unebague,c’estunepetitechose?— Oui, c’est une petite bague, répondit-il sur le ton de l’évidence. J’allais te prendre une
améthyste,tapierredenaissance,maislanuitavantmavisitechezlebijoutier,j’aifaitunrêve.Ungarçonmedisaitdechoisirunsaphir,parcequetuenauraisbesoinpourt’aideràdéveloppertespouvoirs.—Angeliqueme l’avait dit aussi. Les saphirs amplifient les pouvoirs des sorcières.Nous en
avionsunlejouroùj’aifaitsoufflerlevent.Ilaapprouvégravement.—Lelendemain,sansquejeluidemanderien,lebijoutierm’aspontanémentmontrédesbagues
ornéesd’unsaphir.Jemesuisditqueçafaisaitbeaucoupdemessagesquiallaientdanslemêmesens,etquejeferaisbiend’entenircompte.Ilsetutuninstant,etrepritavecuneffort:—Emma,legarçon,dansmonrêve…ilressemblaitexactementà…Non,ilétaitlepolicierqui
t’aaidéeàmefaireremontersurlesrochers.Jesaisqueçaparaîtfou,complètementdémentmais,Emma…jesuissûrquec’étaitlui.Jel’aireconnuparceque…Enfin,parcequ’ilteressemblaitdemanièretroublante.Jel’aidévisagésanscomprendrepuis,soudain,ledéclic,ladernièrepiècedupuzzlequisemet
enplace.D’unetoutepetitevoix,j’aidemandé:—Ethan?—Jecroisqueoui.Jecroisque,quandnousétionslà-haut,surlafalaise,endangerdemort,le
saphirt’aaidéeàpuiserdansjenesaisquelspouvoirs.Ou,aumoins,ilt’aaidéeàpenserquetupouvaisagir.Ettul’asfaitvenir.—Ilacherché tantde foisàmemettreengarde…Etquand j’aieubesoind’unvraicoupde
main…Mes yeux semouillaient de nouveau… J’ai essayé demaîtrisermes larmesmais çam’a fait
horriblementmalàlatête.Jenecontrôlaisplusrien,jepleuraissansmêmepouvoircachermonvisagecrispé,jen’avaispaslaforce.Brendanasaisiunmouchoirenpapier,ilavoulum’essuyerlenezetjemesuissentiemourirdehonte.Çanesuffisaitpasqu’ilmevoietoutecabossée,ilfallaitencorequ’ilmemouchecommeunbébé?—Donne-moiça,ai-jesanglotéenluiprenantlemouchoir.Ilaeul’élégancedechangerdesujet.—Tatanteestlàaussi,elleestjustesortiepasseruncoupdefil.Ontegardeenobservationpour
l’instantmaistupourrasrentrercheztoid’iciàquelquesheures.—Elleestlà?Elleestencolère?Ilhaussalessourcils,surprisetamusé.—Encolère?Maisnon,espècedefolle,elleesttrèsinquiètepourtoi!Jecroisqu’ellen’arrive
pasàdécidersiellemedétesteparcequejesuistoujoursdanslevoisinagequandil t’arriveunecatastrophe,ousiellem’apprécieparcequejefaistoujourscequejepeuxpourt’aider.—Ellet’apprécie,c’estobligé!Cecriducœurm’afaittousser,avecunehorriblegrimaceparcequej’avaisvraimenttrèsmalà
lagorge.Dèsquej’aieurecouvrémavoix,j’aidemandé:—Ettoi?Tafamilleestarrivée?—Pasencore.Mesparentssontenroute.Jen’aipasgrand-chosemais,commejesuismineur,je
doislesattendrepoursortird’ici.Ilembrassaleboutdemesdoigtsetconclutd’untondésabusé:— Ils ont dû affréter un hélicoptère parce qu’ils étaient à une soirée au Smithsonian, à
Washington.Jenesaispascombiendetempsilnousresteavantleurarrivée.J’aisaisisamainetjel’aiserréedetoutesmesforces.—Quandjepensequej’aifailliteperdre…J’ai de nouveau cherché à toucher son visage ; gentiment, il s’est penché pour que je puisse
l’atteindre.Comme je pleurais de nouveau, ilm’a séché les joues, très doucement, avant demedonnerunmouchoirneuf.—Dis,tucroisquenousavonsrompu…Jen’osaispas lediredepeurdenousportermalheur.Dans sesyeux, j’ai vubriller lamême
émotion,lemêmeespoir.—N’ypensepluspourl’instant.—Si,dis-moi!Tucroisquenousavonsrompulesort,vainculamalédiction?—Jel’espère,a-t-ilmurmuré.Emma,quandjesuisarrivélà-haut, ils’acharnaitsur toi…J’ai
sentimoncœuréclater.Jecroyaisquec’étaitfini.—C’estlàqueçadevaitseterminer.Maistum’assauvée.Je m’étais transformée en fontaine, il me semblait que mes larmes ne se tariraient jamais.
Brendann’osaitplusmeregarderenface.—Sansmoi,tun’auraisjamaisétéendanger.Toutestmafaute.J’aimanquétefairetuer.—Non!Non,tum’assauvélavie.Ilportadenouveaumamainàseslèvres.—C’esttoiquim’assauvé.Detouteslesfaçonspossibles.Tuaschangémavie.Il s’est levépéniblement,enplaquant lamainsursescôtes.Puis ilaposé, trèsdoucement,ses
lèvressurlesmiennes.—Jet’aime,Emma.Pourl’éternité.
22
Avec une commotion cérébrale et une fracture, je ne suis guère sortie demon lit de toute lasemaine.Auboutdequelquesjours,j’enavaisvraimentmarredemachambre.—J’ail’impressiond’êtreenprison!Brendanm’ajusteréponduqu’onm’avaitenferméeparcequej’étais«dangereusementsexy».
J’ai levé lesyeuxauciel (unmouvementdéconseilléquandonadesmauxde tête),mais jedoisavouerquec’étaitagréabledem’entendredécriredecettefaçon.Surtoutalorsquej’avaisl’airdesortird’unringdeboxe.Bref,cen’étaitpaslemomentd’affronterlacirculationnew-yorkaise,pasavecmonplâtreetmavuequisebrouillaitcomplètementparmoments.EtaussiensachantquelesrecherchesaufonddeTurtlePondn’avaientramené…quedestortues.Anthonyétaittoujoursportédisparu.Cettepenséeme terrifiait carBrendanavaitdéjà repris lescours. Ilyadesgensqui font tout
avecunefacilitéinsolente,mêmeguérir!Autéléphone,laveilledesarentrée,jen’avaiscesséderépéter:—J’aipeurqu’ilt’agressedanslemétro,ouqu’ilt’attendeaucoindelarue…—Emma,toutvabien!Ilriaitcommesimoninquiétudeétaitabsurde,ettrèsattendrissante.J’avaisinsisté:—Maisonnesaitpasoùilest!— Bon, je ne voulais pas te le dire pour ne pas t’inquiéter, mais mon père a engagé des
professionnels.Desgardesducorps.C’estjustepourquelquetemps,jenelesvoismêmepas;ilssontcensésnoussurveillerpours’assurerqu’Anthonynes’approcherapasdenous.—Nous?Touslesdeux?—Oui,ilsdoiventtecouvriraussi.Ettusaisquoi?Tuplaisàmonpère.Ilditquetuasducran.J’avais rencontré les parents de Brendan à l’hôpital. Un couple surprenant, l’illustration de
l’attraction des pôles opposés ! La mère de Brendan était si froide et convenable que je nem’attendaispasdutoutàcepèrechaleureux,sympathique…etmêmeunpeupaillard.Legenrequiracontedesblagueslourdes.—Bon,nousavonsdesgardesducorps,ai-jesoupiré.J’aimeraispouvoirdirequeçam’ennuie
maisenfait,jemesensmieux.Tuserasensécurité,aumoinsjusqu’àcequ’onretrouveAnthony.Brendan affirmait que sa réapparition au lycéen’avait pas fait de vagues. J’ai compris à quel
point ilminimisait les choses quandCiscom’a décrit le séisme déclenché par son retour. Bienentendu,Brendans’estcontentéderépéterquetoutsepassait«bien»,etdem’apportersesnotesetmesdevoirspourquejepuissemeteniràjour: lapériodedescontrôlesapprochait.Perspectivedémoralisante!Avant lacommotioncérébrale, le latinmedonnaitdéjà l’impressionquema têteéclatait.Puis, un jour, entre les pagesdemon livre, j’ai trouvéunpetit cadeau : l’examendupremier
trimestre,passéhautlamainparBrendanl’annéeprécédente.Tricher,moi?Unefilleaucerveau
endommagéabienledroitdeprendredesraccourcis!Toujours aussi charmeur,Brendan apportait unpetit quelque chose, café oupâtisserie, à tante
Christinechaquejourenvenantmevoiraprèslescours.Ill’appréciaitsincèrement,maisilfaisaitaussicampagnepournousassurersonsoutien.Etilprogressaitdanssonestime,ellecommençaitàadmettrequecesoitsisérieuxentrenous;lefaitqueBrendanaitétéprêtàplongerduhautd’unefalaisepourmesauveravaitconsidérablementaplanilechemin.Jen’auraisjamaisimaginéqu’elleseraitsidifficileàconvaincre;lepetitcopaind’Ashleyseraitsansdouteobligéderéglerladettedutiers-mondeavantdepouvoirposerunpiedcheznous.Pour commencer, j’avais simal partout que jeme fichais de tout le reste,mais dès quemes
douleurs se sont apaisées, j’ai découvert une foule de sujets de contrariété. Notre histoire avaitbeaucoup plu aux médias new-yorkais. Du moment que le nom des Salinger était lié à unévénement!Unaprès-midi,Ashleym’atéléphonépourm’annoncerdesavoixlaplusaiguëquenousavionsleshonneursdelacélèbrepagesixduNewYorkPost.Incrédule,j’aiallumémonordinateurpourchercherl’article.Etj’aitrouvélegrostitre:Lefils
dumilliardairerisquesaviepourunedemoiselleendétresse.—Ohnon…Ilss’étaientservisdesphotosdenoscartesd’élèves.Avecsonsourireinsouciantetsescheveux
en pétard,Brendan n’aurait pas déparé dans une revue demode… etmoi, dans le bulletin d’uninstitut pour débiles légers. J’ai survolé l’article ; en résumé, il expliquait qu’un ancien élève,mentalement instable, m’avait agressée, et que Brendan m’avait tirée d’affaire. Puis j’ai vu laconclusion:Lesautoritéspensentqu’AnthonyCarusoaquittélepays.Sonpère,lecélèbreavocatRon«Piranha»Caruso,estactuellementquestionnéparlapolice.Lesémotionssebousculaientdansmatête.Souhaiterlamortd’Anthony?Çamemettaitmalà
l’aise. Mais, pour être tout à fait franche, j’avais un peu espéré que la police le retrouverait.Anthonyenliberté,c’étaitunemenaceàvie!Quisaits’iln’allaitpasrefairesurface?Etquand,personnenepouvaitledire.Dansdeuxsemaines?Deuxans?Est-cequ’ilallaitseprésenteràmaportelejourdemestrenteans,aprèsavoircouvésahaine?Lesmédiasont fini par sedécider àparler d’autre chose.Tantmieux, car j’en étais arrivée à
attendre avec impatience qu’une people arrêtée pour délit de « conduite sous l’état d’un empirealcoolique » détourne l’attention de mon affaire. Je suis retournée en cours, moi aussi, et j’aiaffronté,sansplaisir,lesregardsbraquéssurmoietlescommentairesfaitsderrièremondos.Justehistoired’alimenterlesragots,j’avaisencoredestracesdecoupsbienvisiblessurlafigure.Bref,ma vie n’était pas idéale…Mais, aumoins, il ne se produisait plus rien de désastreux.
L’événement le plus traumatisant de mes journées, c’était peut-être de casser les lacets de mesConverse.Unbonheur.Onnesedoutepasàquelpointc’estmerveilleux,laroutine,tantqu’onn’apasconnulaterreuràl’étatpur.Puis,unsamedi,unevingtainedejoursaprèslaCastagneontheRocks(pourciterungrostitre),
Angeliquevintmerendrevisite.Jetraînaissurmonlitpourreposermachevilleencorefragile,etjefaisaissemblantderéviser
monlatin(enfait,jelisaisPinkIsTheNewBlog)quandj’aientendusavoixdanslesalon.TanteChristineadoraitAngelique ;pourelle, le lookdemonamie (trèssorcièrequandellen’avaitnil’uniformedulycée,nilagrippe),étaitjustethéâtral.Matanteadoraitlethéâtre.
Angelique a passé la tête par la porte dema chambre.Elle venait de faire refaire ses racinesblondesetd’ajouterquelquesmèchesblanchesetbleumarineàsescheveuxnoircorbeau.Surelle,c’étaitgénial.—Salut,Em,çavapourtoi?Cesourire,cevisage rayonnant…Que luiarrivait-il?D’habitude,ellen’étaitpas legenrede
filleraviedelacrèchequisautilleendescendantlarue.Jerefermaimonordinateuretmeredressaidansmonniddecoussins.—Encoredesmauxdetêtedetempsentempsmais,engros,çava.—Bon, je n’ai pas eu l’occasion de te le demander à ton retour : toi et Brendan, vous avez
reparlédelamalédiction?Et,hop,danslevifdusujet!—Unpetitpeu,àl’hôpital,maispasdepuis.Lependentifs’estenvolé,jen’aiplusfaitderêves
ou vu de signes…Et je dois t’avouer que, quelque part, j’ai l’impression de perdre Ethan unesecondefois.J’aidétournélatêtepourcacherleslarmesquipiquaientmespaupières.Angeliquen’appréciait
guère l’émotivité et, depuis le drame, lamienne était à fleur de peau.Le pauvreBrendandevaitaffronteraumoinsunecriseparaprès-midi.— Donc, il n’y a rien eu pour indiquer que la malédiction serait encore active ? insista
Angelique.—Non,riendutout.Maisjevaistedirecequim’inquièteleplus:lemédaillon,justement.J’ailevélesmainsauplafond,frustrée,enclamant:— Ilm’a quittée et je ne sais pas si je dois être soulagée oume préparer au combat. C’était
Anthony,notregranddanger?Elleasortiquelquechosedesonsac:j’aireconnulegroslivrerougevif:Sortilègespour la
nouvellesorcière.Trèsgrave,ellem’adit:—Jevaisterépondremaisd’abord,jure-moiquetuferastoutcequ’ilfautpourdéveloppertes
pouvoirs.—Ecoute,finalement,jenecroispasquejesoisunevraiesorcière.Cequis’estpassécheztoi…
çanes’estjamaisreproduit.Voilàdessemainesquej’essaiededéplacerdesobjetsavecmonespritetjen’arriveàrien.—Tuessorcière,pastélékinésiste!Dansungrandtintementdebracelets,ellearejetéenarrièresescheveuxTechnicolor.Perplexe,
j’aidemandé:—C’estquoi,ladifférence?—Ladifférence,Emma,c’estquetunepeuxpasdéplacerlesobjetsparlapensée.—Attends,cen’estpasvrai!Jel’aibienfaitdanstachambre!—Non,tuasfaitunsortilègedansmachambre.Tuasexigétespouvoirsetensuite,tuasexigé
unsigne.Etd’aprèscequetum’asraconté,tuasinvoquél’espritdetonfrèredelamêmefaçon.Quandtul’asappeléàtonsecours,tuaslancéunsortilège.Lesaphirt’asûrementaidée,maisc’estpartidufondducœur,etc’étaitbienuneffetdetespouvoirs.
—Alors…jenepeuxpasdéplacerlesobjets?— Mais enfin, ce n’est pas une fin en soi ! Quel intérêt… Emma, sérieusement, tu dois
t’appliqueràdéveloppertontalent.D’ungesteassezsolennel,elledéposalelivrerougesurmonordinateurportableetcroisales
bras,levisagegrave.—Jure-moiquetuleliras.—Jelejure.Ellesedétendit,retrouvasonsourire.Intéressée,j’aidemandé:—Ilyadunouveau?Qu’est-cequetuvoulaisme…—Oh!c’estunenouvelleextraordinaire,fantastique.Dansuntourbillondejupenoire,elles’estprécipitéesursongrossacets’estlaisséetombersur
leborddulit,enrepoussantmespiedspourfairedelaplace.—Tuesdebonnehumeur,ai-jenotéd’unevoixneutre.—Jecroisquetuvasl’êtreaussi.Regarde!Les yeux étincelants, elle a plongé la main dans son sac et en a sorti… un exemplaire des
LégendesmédiévalesdeHadrian.Avecsafaçondebrandirlegroslivreàdeuxmainseninclinantla tête, jem’attendais presque à voir des rayons éblouissants jaillir de la couverture. Jeme suisécriée:—Paspossible!Ilyalafindelalégende?Dis-moiqu’onnerisqueplusrien!—Laisse-moijustetelirelafindel’histoire.—Angelique,jevaiscraquer!Jet’enprie,justeunouiouunnon.—Ilvautmieuxquejelise.C’étaitàdevenirfollemaisjemesuisrésignée,enmedisantqu’elleferaituneautretêtesiles
nouvellesn’étaientpasbonnes!J’étaispresquesûrequecequej’allaisentendremeplairait.Maisellen’enfinissaitplusdetournerlespagesàlarecherchedubonchapitre!—Aufait,a-t-elleajouté,uneamiedemamèreditqueHadrianaundescendant,unexpertde
l’occulte,quivitàNewYork.J’aienviedelecontacter.Jemedemandecombiendeceslégendessont fondées surune réalité. Il faut être logique !Si tonhistoirey est, ondoit sedemanderquepenserdesautrescontes.JeveuxbienparierqueHadrianétaitunsorcieretquec’étaitsonlivredesombres.MonAngeliqueétaitsurvoltée.J’aidemandé:—Qu’est-cequec’estqu’unlivredesombres?—Unesortedecroisemententreunjournalintimeetunmanueldeformationpourlessorcières.
Nousentenonstousun,ilcontienttoutesnosdécouvertes,nosexpériences…Ellesetut,pensive,etmurmura:—Jemedemande…Ilauraitjustechoisiuneformetrèslittéraire,trèspoétique…Ellecreusaitsonidée,leregarddanslevague.Aboutdenerfs,jel’aipousséedupied.—Ons’en fiche,desombres ! Jemeurs,moi.Etpeut-êtremême littéralement ; alors, je t’en
prie,dis-moicequ’ilyaàlafindecepoème!
—Désolée.Voilà,c’estlà.Elle s’est éclairci la gorge. J’ai subitement eu l’impression qu’on me versait un seau d’eau
glacéesurlatête.J’étaisterrifiéedecequej’allaisentendre.Elleareprislepoèmeaudébut.—Si tonamourporte l’emblèmede taMaison,Prendsgarde car ce lien sera rompude force.
Ensorceléd’amouràperdrelaraison,Letempsvousestcomptédèslapremièreamorce.Situveuxdumalheurunjourvouslibérer,Sachequ’iltefaudrauneâmegénéreuse.Cettemalédictionnecèdepas aux souhaits, Ton égoïsme alors condamna l’amoureuse. Es-tu maintenant prêt à payer lagabellePour sauver savie?Prendspour toi le fardeaududestinde tabelleEt te sacrifie. Il tefaudralaforceducorpsetducœur,Devienssonarmureetbriselemalheur,Appelleàtoilaforce,prendsbiengardeàcesvers,Lechemindusalutteseradécouvert.
***
Voilà,c’étaitterminéetmoncerveaurestaitparalysé.Commejelacontemplaissansréagir,elleabondisurplaceens’exclamant:—Tunecomprendspas?C’étaitBrendanlaclé,depuisledébut!Ildevaitfairecequ’Archern’a
pas su faire : penser à toi plutôt qu’à lui. Faire ce qui étaitmieux pour toi. Il devait risquer sapeau…etill’afait!Suruntontrèsdifférent,elleaajouté:—Jedoist’avouerque,depuis,jeletrouveunpeuplussupportable.—Donclamalédictionest…levée.Jenereconnaissaispasmavoix.Angeliqueahochélatêteavecénergie.—Jesuissûrequeoui.Mais,attends,cen’estquelecommencement.Celivreestcomplètement
dément!D’aprèslui,vousdeux,c’est l’amourvéritable, le trucquin’arrivequ’unefois touslescent ans. C’est tellement rare que ça en devient magique. Il y a une histoire, attends que je laretrouve…Elleparlaittoutenfeuilletantfébrilementlevieuxlivre.Jemesuisdresséesurlesgenoux.—Attends,attendsuneseconde.Metsenpause!La…malédiction…est…levée.J’aiprissoindebienarticulerchaquemot…lecielnem’estpas tombésur la tête.Est-ceque
j’allaisoserycroire?Jemesouvenaisencoredecet instantoùnousnousétionscrussauvés,àBelvedereCastle…Justeavantqu’Anthonynechercheàs’enfuir,justeavant…lachute.Cettefoisencore,lesalutpouvaitm’êtrerefuséauderniermoment.—Oui,Emma,aconfirméAngeliqueavecunsouriredetriomphe.Demonavisd’experte,eten
tantquesorcièrelaplusintelligentequetuconnaisses,tun’esplusmaudite.J’aifondusurelle,jel’aiserréesurmoncœurdetoutesmesforces.—Merci…—Emma,magrande…Lesembrassades,cen’estpasmontruc.Ellemetapotaitledos,touteraide.Jel’airelâchéeentendantdesmainssuppliantes.—Jepeuxt’emprunterlelivre?Jet’enprie,ilfautquej’aillevoirBrendan.
—Jecroyaisquevousaviezrendez-vousdanslasoirée?—Normalement,oui,maisçanepeutpasattendre.—Hé, a-t-elle protesté, outrée, nous avons énormémentde travail !Nousdevons commencer
aveclessortilègesdebase,lesplantes…—Angelique,c’estsonhistoireaussi.Jedoisluidirequenousnerisquonsplusrien.—Bon!Trèsbien!Elle a capitulé dans un grand geste théâtral ; de son air le plus sévère, elle m’a remis les
Légendesmédiévales…etaussilelivrerougedesortilèges.—Jetelaisseaussicelui-ci.Onsevoitlundi.Elle s’est levée en jetant son sac vide sur son épaule. Moi, je me dépêchais d’enfiler mes
Converse, les seules chaussures que je puisse porter avecma chevillière.A la porte,Angeliques’estretournéepourlancernégligemment:—Tumeliraslesdeuxpremierschapitrespourlundi.Nousendiscuteronsaudéjeuner.—Tumedonnesdesdevoirs?ai-jedemandé,incrédule.Elleaacquiescéavecbeaucoupd’aplombetm’aquittéeenmesaluantdignementdelamain;à
travers la porte, je l’ai entendue souhaiter une bonne soirée à tante Christine. Hystérique, j’aicomposélenumérodeBrendan,toutencherchantunsacassezgrandpouremporterlelivrechezlui.Savoixgraveetsexyarépondutrèsvite.—Bonjour,monamour.—Il fautque je tevoie toutdesuite. !Toutvabien,etmêmemieuxquebien,mais jedois te
voir!Çanepeutpasattendre!—Viens.J’allaist’appelerdèsquejeseraispassésousladouche.Mesparentssontsortisplustôt
queprévu,jesuistoutseul.Jet’envoieunevoiture.—Pasletemps,jeprendraiuntaxi.J’arrive!Pourallerencoreplusvite,j’aidéversélecontenudemasacochedecourssurleplancheretj’y
aireligieusementrangélesLégendesdeHadrian.Maintenant, ils’agissaitd’avoir l’air toutà faitnaturel.Jesuisalléesortirmavested’hiverduplacarddel’entréeenlançant:—Dis,tanteChristine?—Oui,machérie?Elleregardaitencorelatélé.J’allaisfinirparmefairedusoucipourelle!—Tusorsdéjà?—Oui.Angeliquem’a rappelé un travail à faire, etBrendan est super bon en latin.Moi, pas
tellement.—D’accord.Jesupposequetuasencorebeaucoupdecoursàrattraper.Ellen’imaginaitpascequej’allaisrattraper!Jel’aiembrasséesurlajoue,jesuissortietrèsvite
et j’ai fait signeaupremier taxi.Lemétroauraitétéplus rapideetmoinschermais (sansmêmeparlerdemacheville)j’avaispeurdemefairepiquercelivresiprécieux.Assisetoutedroitesurlabanquettedemontaxi,masacocheserréecontremoncœur,j’aisubitementprisconsciencedemon
apparence.Monpantalondejogging…etmeschaussuresauxlacetsdépareillés!J’auraistoutdemêmepufaireuneffort,enfilerquelquechosed’unpeuplusprésentable…Brendanm’attendaitdevantchezlui;jen’aimêmepaseuletempsdeprotesterqu’ilpayaitdéjà
lechauffeur.Sescheveuxencorehumidesluitombaientsurlesyeux;ilsouriait,trèsintrigué.—Alors?Ilsepassequelquechose?—Jetelediraiquandnousseronslà-haut.Ilaabsolumenttenuàmeporterjusqu’àsonétage.J’auraisparfaitementpumontertouteseule
mais je n’ai pas beaucoup protesté. Je n’étais pas revenue chez lui depuis ma première etmémorable visite, et sa chambrem’a surprise : c’était un capharnaümcomplet.Assez gêné, il aavoué:—Ouais.J’allaisrangerunpeumais…Avecunbaiserrapide,ilm’aposéesurlelit,enpoussantdiscrètementdupieddeuxmanettesde
console.—Cen’estpasgrave!Jesouriaisencontemplant lapagaille ; jevenaisseulementdecomprendreque, le jourdema
premièrevisite,ilavaittoutrangépourmefaireunebonneimpression.—Alors,c’estquoi,letrucsiurgent?Cen’estpasqueçam’ennuied’avoirplusdetempsavec
toi,mais…Sesgrandesmainsontentourémataille,ils’estpenchésurmoi.J’aidûfaireuneffortpourle
repousser.—Non,attends.Aujourd’hui,ilyavaitplusimportantquelesbaisers!J’aibalayéquelquesrevuesdulit,déposé
ma sacoche sur l’espace ainsi libéré, et j’en ai sorti lesLégendesmédiévales. Impressionné, il ademandé:—C’estLElivre?Ilcomprenaitsivite!J’aifaitouidelatête.—Jeveuxtelirequelquechose.J’aitrouvélapageetjemesuislancée.Commeunmétronome,moncœurbattaitaurythmedu
poème.Alafinduderniervers,j’ailevéunregardtriomphantversmonamour.—Onpeutycroire?a-t-ildemandétoutbas.—Ilaeuraisonpourtoutlereste!Sans répondre, ilm’apris le livredesmainspour relire laconclusion.Puis sesyeuxverts se
sontlevésversmoi,inexpressifs.Prêteàéclaterdebonheur,j’aiposémesmainssurlessiennesenm’écriant:—Tunecomprendspas?C’étaittoi,laclé!Tum’assauvée;tut’essacrifiépourmesauver.Ilsecouaittoujourslatête,incrédule.—Çanepeutpasêtreaussisimple…—Simple!Maissi,c’estvraimenttoutsimple:ilm’asuffid’êtrepoursuivieparunpsychopathe
àmestrousses,demebattreavecluietdemanquermefaireétrangler;ensuitetuasdûtebagarrer
àtontour,tuasfaillimouriràtontouret,oh,n’oublionspasquej’aiaussidûinvoquerunespritpournousvenirenaide.Non,tuasraison,c’estvraimenttropsimple.Etenplus,j’aidûalleraubaldulycée.Unpetitsourirenaquitsurseslèvresetilluminapeuàpeusonvisage.—Alors,toutvabien?Tuesensécurité?Ilaposélelivrepourmereprendredanssesbraset,cettefois,jen’aipasrésisté.Blottiecontre
lui,j’aisoupiré:—Jecroisquec’estuncombatquenouspouvons laisserderrièrenous.Tantque tun’oublies
pasdemefairepasserenpremier!—Petitesorcière,a-t-ilditavectendresse.Ilaréfléchiuninstantetobservé:—Çanemeposeaucunproblèmedetefairepasseravanttoutlereste.Cen’estpascherpayési
çamepermetdeteprotégerettegardertoujoursavecmoi.—Toujours.Voilàunmotquimeplaît.J’aisoupiréenmeperdantdanslesprofondeursdesonregardémeraude.Letempsnenousétait
pluscompté !Délicatement, commes’il exploraitnotrenouvelle liberté,Brendanm’acaressé lajoue, a prismonvisage entre sesmains. Puismon âme sœur,mon cher amour prédestiné,monéternelamoureux,aposéseslèvressurlesmiennes.Ilm’aserréetrèsfortetjemesuisaccrochéeàluienécoutantbattresoncœuràmonoreille.—Brendan?Çaveutdirequ’onvavivreheureuxpourl’éternité?Ilm’asourienposantunbaisersurmonfront.—Pourl’éternité.Enfin,aussiheureuxqu’onpeutl’êtretantqu’onestencoreaulycée.Etilm’adenouveauembrassée.
Lesamies,c’estcompliqué(Angeliquealederniermot)
Enrepartantdechezlatanted’Emma(jel’adore),j’aieuenviederentrerchezmoiàpied.PourrejoindremonquartierduWestSide,jen’avaisqueCentralParkàtraverser.Aveclafinepoussièredeneigequilerecouvrait,leparcfinissaitparêtreassezjoli.Pittoresque.Etcommeilfaisaittrèsfroid, je savais que je ne croiserais pas grand monde. J’avais besoin de réfléchir, et j’en étaisarrivéeaupointoùjenesupportaisplusdeprendrelemétro.Tropdemonde,tropd’émotions!J’ai toujours eu une sensibilité assez fine. Depuis toujours, je vois les auras, cette lueur
chatoyantequigainelesgensdelumière.Lapremièredontjemesouviensétaitverte:c’étaitcelledemamère, j’étais toute petite et elleme consolait parce quemagrand-mère venait demourir.Seulementvoilà,depuisquelque temps,c’étaitbienplusquedesimplesauras : jem’étaismiseàressentirlesémotionsdesautrescommesic’étaientlesmiennes.Le seul fait de côtoyer une sorcière comme Emma, avec un potentiel aussi stupéfiant (bien
qu’encore inexploité), boostaitmes capacités. Jene comprenaispaspourquoi, jenepouvaisqueconstaterlephénomène.J’envenaisàmedemandersi jenedéveloppaispasundond’empathie :capterlesémotionsdesautres,jeconnaissais,maisjusqu’ici,ellesnemesautaientpasàlafigure!Untrajetenmétrofinissaitparmefaire l’effetd’unesériedecoupsdemasseenpleincœur ; ladernièrefois,j’avaispristoutelaculpabilitéd’untypequivenaitdetrompersafemme.C’étaitsifortquej’aidûdescendreavantmonarrêt,enlarmes.Etjenepleurejamais!Je me suis dirigée vers la Ve Avenue, assez contrariée, en me répétant qu’il était normal
qu’EmmachoisissedefoncerchezBrendanplutôtquedes’exerceràmaîtrisersespouvoirsavecmoi.J’avaisunpeudemalàmeconvaincre.Bon,jeneluiavaispasencoreparlédemonéventueldond’empathie:elleavaiteusuffisammentdenouveautésàencaissercesdernierstemps.La première fois que j’ai vu Emma face àBrendan, sa réaction nem’a pas surprise. Tout le
mondeavait lamême (enfin, tout lemonde saufmoi). Jevoyaisbien cequ’il avait d’attirant, jen’étaispasaveugle. Il se tenait à l’écartdu troupeau, il étaitplus richequeMidas, etplutôtbeaugosse dans un style assez évident, un peu voyou. Oui, je comprenais parfaitement mais jen’approuvaispaspourautant.Enentrantdansleparcparlagrilledela67eRue,jepensaisauxmilliersdefoisoùj’avaisvu
des filles de notre classe se traîner aux pieds de Brendan. Celles qui avaient la « chance » del’intéresser ne le voyaient qu’une fois ; le plus souvent, elles étaient complètement effondréesquandillesrenvoyait.Jel’avaisrangédanslacatégoriedesdonjuanàlamanque,douésdetoutelaprofondeuraffectived’undéàcoudre.Disonsqu’iln’étaitpasmongenre:jesuisplutôtlegenrequis’intéresseàl’éclairagistependantquetouteslesautresfilleshurlentpourattirerl’attentionduchanteurdugroupe.Bref, je l’ai eue vraiment mauvaise quand ma meilleure amie à Vince Academy, la seule
personneendehorsdemafamilleàquijepuisseparlerdesorcellerieetd’occultisme,esttombéesous lecharmeàson tour.Pireencore :pour lui,ellen’étaitpas ladistractiond’unsoircommetouteslesautres,ilétaitabsolumentfoud’elle!Reliésdansl’au-delà,leursdestinsinextricablementnoués,deuxâmessœursdanslesenslepluslittéralduterme.Cequisignifiait,queçameplaiseou
non,queBrendan,lesymboledetoutcequejedétestaisàVinceA,faisaitdésormaispartiedemavie.Catastrophe!Ehbien,jeferaisuneffort,pourEmma.Décidément,j’avaisbienfaitdemarcher:lecalmeetle
silencedecettejournéed’hiverm’apaisaient.Bon,c’étaitjuré:jeseraispatiente,mêmequandelleprendraitcepetitairrêveurquivoulaitdirequ’ellepensaitàlui.Illuiavaittoutdemêmesauvélavie,cequiposaitunegrossecroixdans lacolonnedesplus.Et jenedoutaispasun instantqu’ilrecommencerait, si lebesoin se faisait sentir.Mille fois s’il le fallait ! Il l’aimait, c’était évidentmaistoutdemême,queldommage!Detouslesgarçonssurcetteterre,sonâmesœurn’auraitpaspuêtreunpeuplus…geek?Avoiruncopainquej’auraisaumoinsenviederencontrer?Bon, de la patience, donc.Mais c’était dur. Je venais de laisser Emma en tête à tête avec un
exemplaireenparfaitétatdesLégendesmédiévalesdeHadrian.Ilyavaitdanscelivredescentainesdecontes:vuqu’onytrouvaitlaracinedesespropresdébutsdansl’occulte,jevoulaisbienparierquelaplupartdecesrécits(etpeut-êtretous!)avaientunfonddevérité.Maisbiensûr,aulieudetenterdelesperceràjour,oumêmeseulementdefeuilleterlesSortilègespourlanouvellesorcière,ilavaitfalluqu’ellefilechezBrendan.Oui,d’accord,jecomprenais.Enfin,jefaisaisdemonmieuxpourcomprendre.Jesavaisqu’ils
s’attendaientdepuisneufsiècles,qu’ilyavaitentreeuxceliendément,intense…Jedevinaisqueçadevenait plus énorme à chaque réincarnation (et bien sûr, cette fois, ils étaient revenus dans descorps en proie aux passions de l’adolescence). C’était tout demême dingue : comment peut-onsupporter de passer tous ses loisirs à se regarder tout chavirés dans le blanc des yeux ?Franchement,ilyavaitdequoirendrejalouxn’importequi!Remarquez,dansunsens,c’étaitassezcomique de voir le grand méchant Brendan transformé en agneau. Si seulement ce n’était pastombésurmonamie!JefaisaisdeseffortssurhumainspournepasreprochersonbonheuràEmma.Jevoulais juste
qu’elleprenneausérieuxsesobligationsdesorcière!Etsijem’inquiétais,cen’étaitpasjustedelafaçondont sespouvoirsm’affectaient,moi ! Il y avait deshistoires réellement inquiétantesdansHadrian;avecl’énergieoccultequedégageaitEmma,elleavaitintérêtàbiencernerlaquestion.EtçavalaitaussipourBrendan!Simessouvenirsétaientbons(etavecmamémoirephotographique,çanefaisaitpasunpli),sarichesse,saforce,etmêmesabellepetitegueuleétaientlerésultatdirectdelamalédictiond’unesorcière.Lorsdesaréincarnation,Archervoulaitêtrebeau!Brendanavaitdoncquelquesétincellesdemagie,luiaussi;autourdelui,lessortilègesfonctionnaientpuissancedix.Lestourtereauxseraientbienavisésdesedocumenterunpeuaulieudesefairedesbisoustoutl’après-midi.Tout enmarchant dans les vallons blanchis deCentral Park, j’ai vu un couple s’arrêter pour
s’embrasser sous un arbre nu.Çam’a rappelé un conte quim’avait profondément secouée dansHadrian,dequoivousgraverauferrougedanslatêtel’importancevitale,pourunesorcière,desemontrerresponsableetdebienpesersesmots.SilesLégendesmédiévalesétaientvraimentunlivredesombres,nousnesavionspasencoreàquelpointlamagiepeutêtreredoutable.
***
«—L’amour?Maisqu’est-cequec’est,l’amour?demandaAvelina.
Elleinterrogeaitdanssonmiroirlerefletd’Elizabeth,samère,quisetenaitdeboutderrièreelle.Lamère et la fille s’aimaient tendrement ; chaque soir, ellesdevisaient ainsi tandisqu’Elizabethbrossaitlonguementleslongscheveuxd’Avelina.—Chèrefille,pourquoicettequestion?Aurais-tuuneraisondetecroireamoureuse?Elizabeths’efforçaitdecachersoninquiétudecarellen’étaitpointstupideetvoyaitbien,depuis
quelquetemps,lesregardsavidesouadmiratifsdeshommesseposersursafille.Poursapart,elleavait toujours espéré qu’Avelina choisirait pour époux Colin, le fils doux et charmant de leurvoisin.MaisElias,lepèredelajeunefille,nemanquaitaucuneoccasiondelafaireparaderdevantGilbert,uncommerçantdelavilledevenufortricheaprèsl’incendiequiavaitdétruitlemagasindesonprincipalconcurrent.—Jesaisseulement,réponditlajeunefille,quej’aipassédesheuresàparleravecColinetque
celanem’apassuffi.Troublée,ellebaissalatêteendemandant:—C’estcela,l’amour?Jepenseàluisisouvent!Elizabethsentitsoncœurgonflerdejoiecarsafillesemblaitinsensibleàl’attraitdesrichesses.
SielleépousaitColin,ungarçonsigentil,sitravailleur,celui-cilachériraittoujours.Prudente,elledemanda:—EtGilbert?—Il est comme les ratsdansnotrecave ! Je croisbienqu’ilnemangeque le fromageet les
restestombésdelatable!Avelinaavaituncœurd’ormaisellemontraitsouventuneindépendance,uneimpudencemême,
surprenantes chez une si jeune fille. Elizabeth faillit la gronder puis elle se ravisa, car sa fillen’avaitditquelavérité.Elledutmêmesepencherpourcachersonvisagecarelleétaitprised’unegrandeenviederire!—Chèreenfant,nerépètejamaiscelaàtonpère.Gilbertestsonami.—Gilbertvoleraitsonœufàunepoule!s’écriaAvelina.Lamère et la fille éclatèrent de rire. Elizabeth reprit son sérieux la première ; elle croisa le
regarddesafilledanslemiroir.Commeellesseressemblaient!Illuisemblaitserevoiraumêmeâge.—Etqu’enest-ildeColin?demanda-t-elle.—J’espèrequ’ilviendramevoirdemain,chuchotalabelleAvelinaensetordant lesmains.Il
m’avaitditqu’ilviendraitdèssonretourdelaville.Jecroisquejemettraimarobebleue,ilnel’apasencorevue.Nousironspeut-êtrenouspromenerlelongdutorrent.Undoux sourire éclaira le visagepatient de samère.Elizabethn’avait jamais connu l’amour.
Elle avait épousé Elias sans grande tendresse, pour ne pas rester vieille fille, et parce qu’il luioffraitleconfortetlasécurité.Sanslavenued’Avelina,elleauraitregrettécetteunionchaquejourdesavie.Voilàpourquoielleespéraittantqu’Avelinachoisiraitl’amourplutôtquelarichesse!LamèredeColin,sonamie,neluiavait-ellepasconfiéquesonfilsrêvaitdedemanderlamaindelajeunefille?Danslecouloiroùilsetenaitl’oreillepresséecontrelaportedelachambre,Eliasréprimaune
exclamation de fureur et s’éloigna sans bruit. Il avait bien fait de chercher à surprendre leurs
propos!Non,c’était impossible!Labeautédesafillereprésentaitsonuniqueespoirdedevenirriche,plusieursdeshommesimportantsdelavillelavoulaientpourépouse.Etsafemme,danssastupidité,l’encourageaitàsejeterdanslesbrasd’unpetitfermiercommeColin!«Aquoibonavoirunefilleaussifraîchesijenepuisentirerprofit?»rageait-il.LerichecommerçantGilbertluiavaitoffertunbonprix,maisAvelinapersistaitàrepousserses
avances. Quand il venait la courtiser, elle conversait poliment avec lui mais restait résolumentfroideetdistante.MaisquandColinseprésentait…!CebalourddeColin,quiavaitmisdesjoursàretrouver son cheval, échappé lors de sa dernière visite à la ville, Colin le simplet, incapabled’attachercorrectementsamonture!Cesoir-là,Eliastentaunefoisencoredefaireentendreraisonàsafille.—MachèreAvelina,avecGilbert,tuvivrasdansl’aisanceetlafélicité.Sais-tubiencequec’est
d’êtrepauvreetd’avoirfroidl’hiver?—Sij’aifroid,jepréfèreavoiràmescôtésunmariquimeplaira,pourqu’ilmeréchauffe.Une fois de plus, son impudence lui valut une gifle sonore. Elias était fort habile à punir
l’impertinence car il s’était exercé tout au long de la jeune vie d’Avelina.Les larmes aux yeux,celle-ciquitta lapièce.Cequevoyant,Elizabeth se jeta auxgenouxde sonmaripourplaider sacause.—Moncherépoux,pourquoiforcervotrefille?Colinestungarçonbonetaimable,elleserait
heureuseauprèsdelui.—Sonbonheuralourdira-t-ilmabourse?semoquaEliasenlarepoussant.Elizabethétaitsoumise,denatureautantqueparhabitude,mais,cettefois,cefutplusqu’ellen’en
putendurer.Sesyeuxbleusjetèrentunéclair,etelles’écria:—Vousnepourrezl’obligeràépouserGilbert.Ellereçutpourtouterécompenseunemarquesurlajoueidentiqueàcellequeportaitdéjàsafille
etElias,horsdelui,quittalamaison.S’ilétaitsifurieux,c’étaitquesafemmeavaitditvrai:ilnepouvaitpasforcerAvelinaàépouserGilbert,pasplusqu’ilnepouvaitjeterlalunedanslesbrasdusoleil.Pourtant,Gilbertavaitparléunjourd’unstratagèmepourdétourner lecœurd’Avelinadujeunefermier.— Quand on s’y connaît, on trouve le moyen, avait-il glissé au père de la jeune fille. Des
moyenssombresetsecrets,pourlesquelsvousserezamplementrécompensé.Eh bien, lemoment était venu de tenter ces tactiques, pensa Elias en prenant le chemin de la
maisonducommerçant.Celui-cihabitaitunpeuendehorsduvillage,commeungentilhommedontilcherchaitàsinger
lesmanières.Eliasarrivaàsaporteàlanuitnoire,maisiln’hésitapasàsouleverleheurtoircarilsavaitquel’hommeluiseraitreconnaissantdel’avoirinforméàtempsdesintentionsdesonrival.Sireconnaissantqu’illuioffriraitpeut-êtreunchevaldesesécuriespourleretour…etpourquoipaspourdebon!Ledomestiqueensommeillésefit tirerl’oreillepourlelaisserentrer,maisEliasargumentasi
bien qu’il se retrouva bientôt en présence dumaître demaison, qui se tenait en bonnet de nuitdevantsonfeupresqueéteint.—Que venez-vous me déranger à une heure pareille ? Avez-vous perdu l’esprit ? demanda
Gilbert,enfronçantsonlongnezetsapetitemoustacheclairsemée.—Moncher,jeviensvousmettreengarde.SivousdésirezréellementépousermonAvelina,le
tempsvousestcompté.Sinousn’agissonspascesoir, lefermierColinlademanderademainenmariage,etellenelerefuserapas.Gilbertbraquasurluisesyeuxmyopes,fronçantlenezetfrottantsesmainsroses.—Elias, cher Elias, entrez donc.Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Sachez que je
souhaite de tout mon cœur qu’Avelina soit ma femme. Je vous montrerai de la façon la plusconcrètecombienj’appréciecetavertissement.Les deux rusés complices tisonnèrent le feu et s’installèrent pour comploter à la lueur des
flammesquidansaientsurlesrichesétoffesetlebeaumobilierdelasalle.«Moiaussi,jepourraisavoir tout cela»,pensaitEliasenpromenant avidement lesmains sur le coussinde satinde sonsiège.Gilberts’étaitlevépourouvriruncoffre,d’oùilsortitunecassetteauxcoinsdecuivre.Eliassuivaitchacundesesgestesavecunintérêtpassionné.Quandlecommerçantouvritlacassetteavecune petite clé qu’il sortit de sa poche, il fut déçu de voir qu’il n’en tirait que le tronçon d’unelanièredecuiretuneboursedevelours.Desavoixstridente,Gilbertreprit:—Jemedoutaisquenousaurionsenfinrecoursàceci.Excitépartantdemystères,Eliasdemanda:—Queferons-nous?Allons-nousmenacerColin?L’enleveretl’envoyerauloin?—CherElias, repartitGilbert avecmépris, pensez-vous que jem’abaisserais à desméthodes
aussibrutales?—Danscecas,engageonsunmercenaire!Gilbert se contenta de rire et, s’agenouillant devant une table basse, il sortit du petit sac de
veloursunebougienoirequ’ilalluma.Desflammesjumellessereflétèrentdanssesyeuxnoirs,etseslèvresmincess’étirèrentdansunsourireinquiétant.—Vousêtes-vousparfoisinterrogésurmabonnefortune?demanda-t-ilàmi-voix.—Vousêtesunhommeavisé,réponditEliassanscomprendre.— Sans doute, sans doute, souffla l’autre, mais Fitzpatrick a dû fermer boutique quand son
magasinabrûlé,ettoussesclientssesonttournésversmoi.Eliasouvritlesmainsdansungesteexpansif.—Lafortunevousasouri!—Lafortune!crachaGilbertensortantdesonsacunecoupenoire,ainsiqu’unpetitmorceau
deparchemin.J’aidécouvertqu’onpeutasservirlafortune.J’aidésirésesclientscommejedésirevotrefille,etj’aifaitlenécessairepourlesavoir.Lafrayeurs’emparad’Elias.Leslèvresengourdies,ilarticula:—Avez-vouspriélecieldefrapperlemagasindeFitzpatrickdesafoudre?Caronditbienque
c’estlafoudrequiafaitpartirlefeu.—Pasleciel!Un petit rire haut perché échappa àGilbert.Avec une application extrême, il traça le nomde
Colinsurlepetitparcheminqu’ilplaçadanslacoupeaveclefragmentdecuir.Deplusenplusinquiet,Eliasdemanda:
—Quefaites-vouslà,Gilbert?—Mafortune,àmamanière.Délicatement,ilpoussadudoigtlemorceaudelanièrepourlemontreraupèred’Avelina.—VoiciunmorceaudelabridedeColinl’imbécile.Jel’aicoupée,etsonchevals’estenfui!Je
pressentaisquej’auraisbesoind’unobjetluiappartenant,pourprouveràAvelinaquejesuisceluiqu’elleattend.Le commerçant baissa la tête et, tout en regardant Elias de sous ses sourcils trop clairs, il
articula:— Demain, Avelina ne souhaitera jamais revoir Colin. Quant à vous, vous ne manquerez
d’aucundesplaisirsdecemonde.Commeilluitendaitsamain,Eliass’enemparaavecavidité.—Maintenant,répétezaprèsmoi,ordonnaGilbertentendantsamainlibreverslacoupe.Eliassehâtadeprendrelamêmeposeetlecommerçants’écria:—DevienscequetoncœurredouteSèmel’angoisseoùtuaimaisDonne-luisouffranceetdouteDevienscequ’elleredoutait.Une odeur âcre jaillit aux narines d’Elias. Interdit, il vit une fumée s’élever du parchemin au
fonddelacoupenoire.Laflammedelabougies’allongeabizarrement,enfouettantl’aircommeunserpent.—ParmoituverrasdanssoncœurDequoiromprevotrebonheurChangersonamourenrancœurFroideellesera,parsortmoqueur.Laflammesetordit,s’enroulasurelle-mêmedansuneexplosiondefumée,etbondittoutàcoup
auplafondcommeuneflècheéblouissante.Commeuneréponse, lacoupes’emplitàsontourdefeu.Gilbertlâchalamaind’Eliasetouvritgrandlesbras,latêterenverséeenarrière;ilriaitcomme
undémon.— Quoi, qu’est-ce ? balbutia le père d’Avelina en se hâtant de reculer devant ce spectacle
effrayant.Lesflammesprirentuneteintenoirebleutéeets’éteignirent,commeaspiréesparlescendresau
fonddelacoupe.Iln’yavaitplustracenidumorceaudebride,niduparchemin.—Qu’est-ce?C’estmoiquidécidedemonsort!criaGilbert.Ilretournaverssoncoffreetensortitunpetitsacquisonnaitd’unefaçonfortmusicale.D’un
gestedésinvolte,illejetaàElias.—Enguised’acompte,pourlabelleAvelina.Demain,avantmidi,iln’yauraplusdanssoncœur
lamoindretendressepourColin.Amène-moiicimajeuneépouseetturecevrasencoredel’or.Puis,sefrottantlesmains,ilinsinua:
—J’aihâted’entamermalunedemiel!Eliasempochalesacetsalual’autrehomme,assezemprunté.Ilavaitobtenucequ’ilespéraitet
plus encore,mais il avait grand hâte de quitter lamaison.Gilbert le rappela, ses yeux perçantsbrillantcommelesbraisesdesacheminée.—Elias !Tu esvenu sur tes deuxpieds, n’est-cepas ?Prendsdoncundemes chevauxpour
rentrercheztoi…cherbeau-père…Elias le remercia et descendit aux écuries. La terreur ressentie en découvrant que Gilbert
s’adonnait à la magie noire était déjà oubliée, il ne pensait plus qu’à profiter de l’aubaine enchoisissant lameilleure de toutes lesmontures. Il rentra chez lui au galop, enivré de visions debonsrepas,debeauxvêtementsetdevoyagesàlacapitale.Lelendemainmatin,Avelinas’assitàlafenêtre,lissantàchaqueinstantlesplisdesarobebleue,
la plus belle qu’elle possédât. Elle pensait àColin, se demandait si aujourd’hui peut-être…Ellerêvaitqu’unjour,elleseraitassisecommecelaàlafenêtredelapetitefermeàattendresonépoux.«Ellenesemblepashostileaupetitfermier»,s’inquiétaEliasquilasurveillait.Illavitinspectersajoueencorerougiedansunpetitmiroir,puisluijeterunregardderancune.«Ellemesembleplutôthostileàmoi!»LesmanœuvresdeGilberts’étaient-ellesretournéescontreeux?PuisColinseprésenta,vêtudesonmeilleurhabit.Eliaslesaluaàpeine,etregardaavecmépris
l’étoffe rudede saveste enpensantqu’il n’en couvrirait pas sonnouveaucheval.Résolu à allerjusqu’au bout de l’expérience, il autorisa pourtant Avelina à sortir se promener avec le jeunehomme.— J’espère que vous n’avez pas rencontré de difficulté, cette fois, au retour de la ville ?
demandaAvelina.Ils étaient arrivés près du torrent, l’eau culbutait en contrebas en chantant, les feuillages se
penchaientsurlepetitravinsipittoresque,desrochesrondess’alignaientsurlariveetcrevaientlasurfaceblanched’écume.Longtemps,ilscontemplèrentlejeudel’eaubrillanteentrelesrochers;Avelinasouriaitdevoirlesyeuxsichaleureuxdujeunefermierprendreausoleilunecouleurdemiel.—Ma chèreAvelina, j’ai rencontré un seul désagrément : un homme détestable que j’aurais
aimévousmontrerpourentendreensuitevoscommentaires.Colinsouriaitenlaregardantavectendresse.—Machère,matrèschère, jepourraisendurertouslesvoyagessi jesavaisqueleretourme
ramèneprèsdevous.Avelinasentitsoncœursegonfler.Enfin,Colinsedéclarait!Ilpritsesmainsentrelessiennes,
etellefutbouleverséepar la tendresseet lachaleurdesespaumescalleusesdetravailleur.Colinétaitsidifférentdesonpère,sidifférentdeGilbert!Unhommebon,justeetsincère.Quandellesemontraitimpudente,ilnelarabrouaitpasmaisriait,enchantéparsestraitsd’esprit.Ill’aimaittellequ’elleétaitetpourtoutcequ’elleétait.«C’estdonccela,l’amour,pensaAvelina,émue.Voilààquoionpeutlereconnaître.»—Avelina,situleveux…Il s’interrompit subitement. Une expression étrange passa sur son visage, son corps semit à
trembler,puisàse tordrecommeunefeuilleauvent ;un instantplus tard, il tombadans l’herbecommeunarbreabattu.—Colin!criaAvelina,épouvantée.Elle se jeta à genoux près de lui, chercha à le rappeler à lui-même. Inconscient, il grimaçait
encorededouleur.Toutàcoup,ils’apaisa.Ilyeutunlongsilence…puisilouvritlesyeuxetAvelinaeutunhaut-
le-cœur:c’étaitcommesilapupillenoireengloutissaitl’iriscouleurdemieletmêmeleblancdesonœil.Commeunchat, ilbondit alors sur sespiedset saisit férocement lementonde la jeunefille.—Colin!Quefaites-vous?—Tum’obéiras,ordonna-t-il.Ilparlaitd’unevoixterrible,unevoixd’unautremonde.—Tusurveillerastesparoles!Tuteplierasàmonmoindredésir!Elle protesta comme elle le put tandis qu’il lamalmenait ; les larmes qui ruisselaient sur ses
jouesbaignèrentbientôtlamainquilabrutalisait.Ilgronda:—Tuosessouillermapeaudeteslarmes?Terrifiée,elleréussitàsedégageretrecula.—Colin,degrâce…—Oui!Tumesupplieras!Tuplaiderastacause.Ilétaitsieffrayantqu’ellereculaencore.—Tutesoumettras!tonna-t-il.Il eutunélanvers elle.Affolée, ellevoulut lui échapper.Leborddu sentier étaitboueux, elle
glissa,trébucha…ettombaavecuncridedésespoiràtraversl’arc-en-cielposésurletorrent.»
***
Unemémoirephotographique,çaadubonetdumoinsbon.Côtéplus,lesétudesnemeposaientaucun problème ; côté moins… je n’allais jamais oublier cette histoire, et notamment la façonaffreusement réalistedontHadriandécrivait lachuted’Avelina.Commentelle s’était écrasée surlesrochers,commentletorrentl’avaitemportée…CommentColin,revenuàluiàl’instantmêmeoùellemourait,s’étaittuéparcequ’ilsesentaitresponsabledudésastre…Et jen’oublierais surtout jamais labêtisedeGilbert et sa totale irresponsabilitéenmatièrede
magie ! Rien n’est plus dangereux qu’un sortilège mal formulé ; Avelina était effectivementdevenuefroideenversColin,froideàtoutjamaisetenverstoutlemonde.Rayéedelacarte!JesuisressortieduparcdemoncôtédeManhattan.J’étaischezmoidansleWestSide,Emma
s’accordait beaucoup mieux aux quartiers chic du Upper East Side. Je me suis retournée pourcontemplerl’étendueenneigéeduparcetlesombrestrèsallongéesdesquelquespromeneurs.Ilyaseulementquelquessemaines,lapauvreEmmaavaitdûfuirici,pourchasséeparunfou,aupérildesavie.Touthaut,j’aidécidé:
—Bon,elleenavudetouteslescouleurs.Laisse-luiunpeuderépit,Angelique.Donne-luiunpetitweek-endentêteàtêteavec(soupir!)Brendan!Maisjemesuisjuréque,lundi,nouscommencerionssonapprentissage;c’étaitindispensable,
pourellecommepourmoi.Ellem’avaitpeut-êtretransforméeenempathique,elleavaitconjuréunespritsansmêmel’avoircherché…quisaitdequoielleseraitunjourcapable!
Remerciements
Merci à Dave Ciancio, mon mari, mon soutien inconditionnel, pour son amour et sacompréhensionlorsquejedisparaispendantdesheures,enferméedansmonpetitmondeàmoi.Merci àmonmerveilleux agent, Lynn Seligman, pour sa patience et ses suggestions avisées,
ainsi qu’au Dr Elizabeth Stone pour les inestimables conseils qu’elle me prodigue depuis desannées.Merci à mon éditrice, Tara Gavin, pour son enthousiasme et son soutien, ainsi qu’à toute
l’équipedeHarlequinTEENquim’aaidéeàconcrétisermonrêve.Un grand merci à mes premières lectrices, Cyndi Lynott, Catharine McNelly, Dawn Yanek,
MaggieMaeMell,JenniferUrbealis,AngelaNigroetSandraTedt—ellesontlulespremiersjets,parfoisépouvantables,etm’ontdonnéleuravisprécieux.Merci à JonathanBerstein, TrentVanegas, Jason Pettigrew,RachelHawkins, LynnMessina et
NancyHolderpourleurinappréciablesoutiendepuisledébut!Unénormemerciàmamèrepourtoussesencouragementsetlafoiqu’elleaenmoiannéeaprès
année. Je t’aime, maman. Et enfin, merci pour tout à toute ma formidable famille — Evelyn,George,Auntie,Connie,AnnMaris,matanteBabe,Jessica,Jodi,KarenetlesCiancio.