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51 asnom 128 - 94 e année - Décembre 2014 articles documentaires Au temps des expéditions et des colonnes de pénétration de l’Ouest-Africain : les médecins « coloniaux » de la Marine au Sénégal et dans le Haut-Fleuve Joël Le Bras (Bx 58) 4 e Partie : Campagnes annuelles de « pacification » et colonnes de pénétration du Haut-Fleuve Organisation générale des campagnes annuelles À compter de 1880 et dans le cadre de la conquête et de la « pacification » progressive de l’hinterland sénégalais, sont organisées des campagnes annuelles dont l’objectif central est de signer un traité fiable et durable avec Ahmadou, le sultan des Toucouleurs, et ce dans la perspective d’une libre circulation (terrestre et fluviale) sur ses immenses terri- toires. Ce qui, chemin faisant, nécessite aussi de passer de proche en proche des traités locaux de « protectorat » avec les innom- brables chefs des tribus rencontrées, qu’ils soient ou non assujettis à Ahmadou. De telles campagnes sont rythmées par les saisons, celle des pluies et le début de la pério- de d’hivernage qui en découle étant incompa- tibles avec toute activité d’envergure : pro- gression des colonnes, construction de forts et de pistes (et bientôt du chemin de fer), installation de lignes télégraphiques. Une campagne, c’est, de ce fait, une période de sept à huit mois, débutant en novembre ou décembre pour s’achever à la fin du mois de juin suivant, la période intermédiaire étant consacrée au repos (ou congé) des troupes, la préparation de la campagne suivante s’effec- tuant en fin d’hivernage, avec notamment la formation de la colonne suivante de pénétra- tion, en profitant des eaux encore suffisam- ment hautes du fleuve Sénégal pour per- mettre la remontée jusqu’au poste de Kayes, limite extrême de la navigabilité des navires fluviaux, transportant depuis Saint-Louis les troupes, le matériel, les armes et munitions, les approvisionnements des postes, les ani- maux de monte et de bât. Kayes, point de départ naturel de la colonne a par ailleurs pour avantage d’être plus sûr que Médine, plus en amont, et qui demeure sous la menace directe des Toucouleurs du Kaarta. Les effectifs purement militaires d’une colonne restent stables durant une cam- pagne, la « perte » des effectifs de relève des forts étant compensés par la récupération des effectifs relevés, lesquels termineront la cam- pagne avec le gros de la colonne jusqu’au retour à Saint-Louis. Par contre la colonne va se gonfler peu à peu de guerriers, guides et éclaireurs, troupe supplétive occasionnelle prêtée par les chefs des tribus rencontrées ayant fait allégeance. Une colonne, ce sont finalement un état- major de campagne, des unités combattantes blanches et noires*, des services**, un convoi La mission du Haut-Niger 1880-1881 (à l’origine des colonnes). * Fantassins, cavaliers, artilleurs, pionniers, « réguliers » comme auxiliaires. ** Dont celui de santé dont les médecins et pharmaciens appartiennent exclusivement à la Marine.

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articles documentaires

Au temps des expéditions et des colonnes de pénétrationde l’Ouest-Africain :les médecins « coloniaux » de la Marineau Sénégal et dans le Haut-Fleuve

Joël Le Bras (Bx 58)

4e Partie : Campagnes annuelles de « pacification »et colonnes de pénétration du Haut-Fleuve

Organisation généraledes campagnes annuelles

À compter de 1880 et dans le cadre de laconquête et de la « pacification » progressivede l’hinterland sénégalais, sont organisées descampagnes annuelles dont l’objectif centralest de signer un traité fiable et durable avecAhmadou, le sultan des Toucouleurs, et cedans la perspective d’une libre circulation(terrestre et fluviale) sur ses immenses terri-toires. Ce qui, chemin faisant, nécessite aussi

de passer de proche en proche des traitéslocaux de « protectorat » avec les innom-brables chefs des tribus rencontrées, qu’ilssoient ou non assujettis à Ahmadou.

De telles campagnes sont rythmées par lessaisons, celle des pluies et le début de la pério-de d’hivernage qui en découle étant incompa-tibles avec toute activité d’envergure : pro-gression des colonnes, construction de fortset de pistes (et bientôt du chemin de fer), installation de lignes télégraphiques. Unecampagne, c’est, de ce fait, une période de

sept à huit mois, débutant en novembre oudécembre pour s’achever à la fin du mois dejuin suivant, la période intermédiaire étantconsacrée au repos (ou congé) des troupes, lapréparation de la campagne suivante s’effec-tuant en fin d’hivernage, avec notamment laformation de la colonne suivante de pénétra-tion, en profitant des eaux encore suffisam-ment hautes du fleuve Sénégal pour per-mettre la remontée jusqu’au poste de Kayes,limite extrême de la navigabilité des naviresfluviaux, transportant depuis Saint-Louis lestroupes, le matériel, les armes et munitions,les approvisionnements des postes, les ani-maux de monte et de bât. Kayes, point dedépart naturel de la colonne a par ailleurspour avantage d’être plus sûr que Médine,plus en amont, et qui demeure sous la menacedirecte des Toucouleurs du Kaarta.

Les effectifs purement militaires d’unecolonne restent stables durant une cam-pagne, la « perte » des effectifs de relève desforts étant compensés par la récupération deseffectifs relevés, lesquels termineront la cam-pagne avec le gros de la colonne jusqu’auretour à Saint-Louis. Par contre la colonne vase gonfler peu à peu de guerriers, guides etéclaireurs, troupe supplétive occasionnelleprêtée par les chefs des tribus rencontréesayant fait allégeance.

Une colonne, ce sont finalement un état-major de campagne, des unités combattantesblanches et noires*, des services**, un convoi

La mission du Haut-Niger 1880-1881 (à l’origine des colonnes).

* Fantassins, cavaliers, artilleurs, pionniers, « réguliers » comme auxiliaires.** Dont celui de santé dont les médecins et pharmaciens appartiennent exclusivement à la Marine.

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d’intendance et un autre de ravitaillement desforts, tous deux confiés à un importantcontingent de porteurs, d’âniers, de muletierset de conducteurs de charrois, sans oublier lesmembres – militaires – de la mission topogra-phique, et les civils que l’on accompagne jus-qu’à leurs chantiers ou autres lieux de travail,comme les ouvriers du chemin de fer ou ceuxdu télégraphe, et donc les supplétifs indigènesfournis directement par les tribus rencon-trées.

À la suite de cette troupe hétéroclite, vien-nent enfin tous ceux, femmes et enfants, qued’aucuns désignent comme les « familles destirailleurs » et qui étirent parfois la colonne àl’infini. Cohorte « incontournable » comme onle dirait aujourd’hui, et qui « se déplace dansle plus grand désordre, dans les cris, les meu-glements et les bêlements, la poussière… Dessous-officiers indigènes ou des auxiliaires ten-tent de faire régner un semblant d’ordre dansla cohue… » (Vigné d’Octon). Cette présenceest tolérée et s’explique pour des raisonspragmatiques de soutien du moral, souventcapricieux, des troupes indigènes et aussi depréparation d’aliments mieux adaptés à leursgoûts que la ration militaire réglementaire. Àl’usage, on observe aussi qu’elle limite lesdésertions comme les exactions sur les popu-lations rencontrées.

Une autre caractéristique de la colonne estla rigueur extrême de l’épreuve à laquelle sontsoumis les hommes et singulièrement lestroupes blanches. Il est difficile, aujourd’hui,de se représenter le mode d’existence et lescontraintes d’une colonne mobile au sein delaquelle on parle plutôt en jours ou mêmesemaines de marche (et de fatigue) plutôt quede distances parcourues dans des tempsimpartis, calculés au départ. En vérité, unecolonne n’a qu’un seul véritable impératif,celui du retour à Saint-Louis avant la saisondes pluies, ce qui lui laisse environ six moispour remplir la mission estimée initialementpossible et qui mêle exploration, négociationsavec les chefs, combats éventuels, observa-

tions scientifiques, travaux divers, missionsparallèles ou annexes.

Comment en est-on venu àce choix de colonisation ?

La fin des années soixante-dix du XIXe

siècle marque en France la véritable arrivéeau pouvoir de la, « république des républi-cains ». Jules Grévy est alors Président de laRépublique (Dufaure, celui-là même qui fit du14 juillet notre fête nationale et de laMarseillaise notre hymne, son président duConseil, avant que ne lui succèdent DeFreycinet puis Jules Ferry). La guerre de 70 estdéjà loin mais la mortification de la défaiten’est pas effacée, le pays n’a pas retrouvé sonrang perdu, l’Alsace-Lorraine est allemande. Ilfaut à nos hommes politiques un exutoire àl’humiliation. On le trouvera, en attendantmieux, c’est-à-dire la « revanche », dans lecoup de fouet donné aux opérations de colo-nisation, susceptibles d’asseoir à nouveaunotre prestige politico-diplomatique et defournir à notre négoce de nouveaux marchés.

Pour l’Afrique occidentale, le semi-échecde Galliéni en 1879 joue un rôle de détona-teur et, dès 1880, le gouvernement français

décide du principe d’une conquête territorialesystématique, l’objectif premier étant plutôtd’imposer la paix que de faire la guerre(d’abord pour ménager l’opinion publiquemétropolitaine, ensuite par ce principe alorslargement répandu que l’indigène noir qu’oncolonise ne peut être considéré comme unguerrier digne d’être combattu). L’Afrique segagnera donc, d’abord, par des négociationsde proche en proche, débouchant sur des trai-tés de protectorat, qui ne supporteront pasd’être rompus sous peine d’amener quandmême notre armée coloniale à considérer larupture comme un casus belli.

C’est au colonel de l’Infanterie de marineBrière de L’Isle, devenu gouverneur duSénégal et dépendances depuis 1876, que laFrance va confier l’organisation de la première des campagnes de la conquête. Leprétexte en est très simple, lié comme on lesait au « non-respect » par Ahmadou du traitéde Nango et par lequel le monarque desToucouleurs nous avait accordé la libre circu-lation sur le Niger et le droit d’y établir descomptoirs, et même si la France avait délibé-rément oublié l’autre volet du traité, tel ques’y était engagé Galliéni en son nom, selonlequel notre pays livrerait au sultan des armes

Colonnes remontant le fleuve Sénégal jusqu’à Kayes.

Kayes en 1886 – Dessin de Riou, d’après une photographie.

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en échange. Prétexte signifiant en faitqu’Ahmadou refusait notre protectorat et,dans une certaine mesure, défiait la France enlui montrant qu’il n’était pas un de ces petitsroitelets africains s’abaissant à accepter satutelle sans des contreparties que lui-mêmeavait fixées. Ce qui explique qu’en catimini, lesultan mobilisait tout simplement ses affidésdu royaume de Ségou bien sûr, mais aussi sespropres frères, qu’il avait désignés lui-mêmepour diriger ses possessions extérieures duKaarta, de Dinguiraye ou de Koundia, dansl’hinterland sénégalais.

C’est durant la première semaine dedécembre 1880 que s’ébranle la colonne depénétration dirigée contre Ahmadou, et placéesous le commandement du lieutenant-colonelde l’artillerie de marine Borgnis-Desbordes.Elle ouvre la voie à une série ininterrompue decampagnes annuelles (avec une ou plusieurscolonnes), et ce jusqu’à la fin du siècle.

Les troupes « coloniales »de 1880 au Sénégal et dans le Haut-Fleuve1 – Troupes métropolitaines :

marsouins et bigors

Ces troupes dites de marine, nées en 1622sous forme de « compagnies du Roy », deve-nues régiments sous le Second Empire, sontembarquées sur des navires pour opérer àterre sous forme d’unités de débarquement etd’occupation : elles sont animées, du fait deleur ancienneté historique, d’une vraie frater-nité d’arme et d’un esprit de bravoure, dedévouement, de fidélité et d’acceptationd’une discipline commune dès lors que leurschefs font preuve à leur égard d’un esprit dejustice et d’équité. Les fantassins, que lesmarins ont surnommé les marsouins, pourleur « passivité de cétacés » à bord des naviresoù il leur est interdit de participer à la vie du

bord, et les artilleurs, baptisés pour leur partbigors, en référence aux bigorneaux accro-chés aux rochers et du fait de leur activité,hors embarquement, de défenseurs de noscôtes autour des ports, n’excèderont jamaisau Sénégal, durant cette décennie des annéesquatre-vingt, les effectifs de six compagnies àpied et d’une batterie, voire d’une demi-bat-terie d’artillerie. Un détachement léger du «génie colonial » dont la création remonte au26 juin 1880, les accompagne pour lesbesoins des « travaux en marche » commel’installation de ponts provisoires. L’édifica -tion des forts relève par contre de la seuleartillerie.

Au total, une colonne n’excédera jamaisplus de cinq cents soldats blancs, chiffreatteint seulement lors de la sixième cam-pagne 85-86. À titre d’exemple, une compa-gnie de marsouins des années quatre vingtcompte trois officiers (dont un capitaine), huitsous-officiers, dix caporaux et cent septhommes de troupe. Rappelons brièvementqu’à la veille de la guerre de 70, les troupes demarine se composent de quatre régimentsd’infanterie, à 35 compagnies chacun (soit3 500 hommes par régiment) et de vingt-septbatteries, en partie dans les ports de guerre eten partie dans le service des colonies(Cochinchine, Antilles, Sénégal). La guerresouda indiscutablement ce Corps de notreArmée, quatre-vingt pour cent des unitéscomposant en effet la « Division bleue » degénéral De Vassoigne, qui se distingueracomme on le sait à Bazeilles. Le colonel Brièrede L’Isle commandait par exemple le 1er RiMaqui avait pour médecin-chef le médecin de1re classe Adolphe Bourgarel, mort plus tardde fièvre jaune au Sénégal, et qui s’était dis-tingué devant Sedan en relevant le maréchalMac-Mahon, blessé.

1.1 – Les officiers : Tous les officierssupérieurs des colonnes ont commencé leurcarrière sous le Second Empire et ont connu

pour beaucoup la Cochinchine, le Mexique, laCrimée. Certains comme Galliéni et plus tardDodds, Pennequin, De Trintinian comman-daient des sections ou des batteries au sein dela Division bleue. Le Sénégal est pour beau-coup une compensation aux déboires qu’ilsont souvent subis durant leur carrière. Quantaux plus jeunes, ils espèrent trouver l’oppor-tunité d’assouvir leur besoin de gloire et leursoif de découvertes. Au total on a affaire à deshommes en quête personnelle d’honneurs, decitations, de décorations, de galons, animéspar un esprit d’émulation et de compétition.Le besoin de briller et de se distinguer demaints officiers fut malheureusement à l’ori-gine de ce qu’on appela alors les « coteries »,qui pourront aller jusqu’à imposer parfois auministre leurs propres méthodes de « pacifica-tion ». Il ne faut pas chercher ces hommeschez les 70 % d’officiers « sortis du rang » et

Lieutenant-colonel de l’artillerie de Marine Borgnis-Desbordes.

Soldat de l’infanterie de marine dans le Soudan –Dessin de Riou d’après une photographie.

Les éléments du 1er régiment d’infanterie de marine intégrés à la colonne Galliéni en 1886-1889 (ci-dessus)étaient montés sur mulets.

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dont les ambitions de promotion se limitentau grade de capitaine, voire, dans lesmeilleurs des cas, à celui de chef de bataillonou d’escadron, mais plutôt chez les 30 % quirestent, 25 % de fantassins et 5 % d’artilleurs.Les premiers, assez souvent d’origine aristo-cratique, et de milieux plutôt catholiques etpas toujours « argentés », sont des Saint-Cyriens, dont un tiers environ est issu duPrytanée militaire de la Flèche. Pour la plu-part, leur rang médiocre de sortie leur a valude se contenter des troupes de marine, cettearme n’arrivant qu’au quatrième rang denotoriété, donc de choix, chez les sous-lieute-nants, derrière la cavalerie, le génie (encorenon colonial) et l’infanterie ; rares sont ceuxqui comme Galliéni (146e sur 300) optentd’emblée pour l’infanterie de marine. Raresaussi sont ceux qui, déjà en service, passentpar exemple de l’infanterie aux troupes demarine, comme Combes. Parmi les officiersqui, trop mal placés, n’eurent aucun choix àfaire sinon d’accepter les troupes de marine,citons Mangin ou encore Audéoud, 379e sur393 en 1872, et qui devint pourtant plus tardCommandant supérieur du Soudan et celuiqui organisa les opérations qui menèrent à lachute de notre plus grand ennemi d’alors,Samory. D’une façon générale, sur cent offi-ciers issus de Saint-Cyr, seuls 10 % entrentdans les troupes de marine.

Les seconds, soit les 5 % restants sortentde Polytechnique et optent toujours pour l’artillerie (qui compte aussi dans ses activitésla construction des forts). C’est le cas de chefsde colonne comme Borgnis-Desbordes ouArchinard. Exception à la règle, Joffre, officierdu Génie, décide de se porter volontaire, en1884, pour le petit corps du « génie du ser vicecolonial ». On le retrouvera parmi les conqué-rants de Tombouctou, sauvant les restes de lacolonne Bonnier qui, en 1894, a perdu entreautres son chef et le médecin de 2e classeGrall, massacrés par les Touareg. PierreDeloncle dira de ces officiers des troupes demarine qu’ils « préféraient avancer au mérite

en se couvrant de gloire dans les expéditions »ou encore « au choix que font les balles et lesbilieuses hématuriques » (sic). Et d’ajouter« que ceux qui se moquaient de leurs aises etpour qui l’argent n’avait que peu d’attrait »furent pourtant « les bâtisseurs d’un immenseempire ». Leur argent leur venait en fait, prio-ritairement, de la dot (obligatoire lors de toutmariage, et ce depuis la circulaire ministé rielledu 17 décembre 1845, qui stipulait que sonmontant figurât au dossier de l’intéressé) : ellepalliait la modicité de la solde, limitait les « risques de mésalliance », protégeait lesenfants quand le père disparaissait prématu-rément, ce qui était monnaie courante. Lamême règle prévalait pour les officiers duService de Santé.

Le cas particulier des officiers des missions topographiques : ces missions sontalors indispensables dans la mesure où laconfiguration des terrains est inconnue etqu’il est donc nécessaire d’en réaliser la repré-sentation graphique pour permettre l’édifica-tion de pistes, de ponts, de voies de chemin defer, de forts, de casernements. La premièremission (première campagne de Borgnis-Desbordes) de 1880-81 a comme prioritéd’étudier le meilleur parcours possible pour lefutur chemin de fer du Haut-Fleuve. Son chefest le commandant Derrien qui a sous sesordres neuf officiers, dont trois officiers demarine, observateurs astronomiques. Onconstate donc qu’avec le Service de Santé (etle commissariat) il existe dans les colonnesdes marins authentiques.

1.2 – Les sous-officiers : 80 % sont sor-tis du rang, mais déjà 20 % sont issus de lanouvelle École de Saint-Maixent, ayant préféré l’aventure à la sécurité que leurauraient offerte l’infanterie ou le génie.Certains deviennent officiers, atteignantmême le sommet de la hiérarchie commeBinger ou Marchand. Leurs rangs se gonfle-ront peu à peu de tirailleurs promus d’abordet avant tout pour leur courage et leurs qua-lités d’entraîneurs d’hommes.

1.3 – La troupe : Depuis 1868 et leministre Niel, le recrutement du soldat demarine est double : il est engagé volontairepour au moins cinq ans, ou appelé de laconscription tiré au sort pour un service mili-taire de cinq ans. À l’issue, il y a possibilité derengagement, ce qui fait quasiment destroupes de marine une armée de métier avecun fort esprit de corps, renforcé par les ori-gines uniformément modestes de ses élé-ments et en réaction au mépris que leurmanifestent les autres Corps d’Armée qui par-lent d’eux comme d’un « ramassis de voyous »et aussi les marins à qui ils doivent leurs sur-noms. « La poitrine émaciée sous la vareusetrop large, les joues blêmes et les prunellesjaunies par le bile » (Vigné d’Octon), « ils avan-cent à coups de pied dans les fesses, voire decrosse ou de cravache dans la figure, finissant

par se parer d’un authentique vernis d’hon-neur : on n’exaltera jamais trop cette existence faite de dures souffrances et d’in-comparables dévouements » (Frey) et Deloncled’ajouter ; « Trop souvent, ils manquent depain, de vin, de médicaments ; ils supportentvaillamment la pire misère, chemineauxhéroïques et loqueteux des routes nouvellesqu’ils ouvrent de leurs pauvres mains fébrilesdans un monde immense, mais grand cepen-dant de leur courage ». Leur point le plusfaible aux colonies sera malheureusementleur extrême vulnérabilité au climat comme àla pathologie tropicale, et ce, dès leur arrivéeà Saint-Louis, comme ont pu l’observer dansdiverses publications les médecins de l’hôpitalde cette ville, et ce, compte tenu de la préca-rité de l’existence régnant dans les campsinsalubres qui leur étaient offerts, avant qu’ilsn’affrontent « l’effrayante langueur » des fortsde l’intérieur. Vigné d’Octon écrit à ce propos :« Voyez ces fantômes de troupiers dont la plu-part vont s’abattre sur leur couchette de fer etpasser la nuit à délirer et à grelotter de fièvre.Voilà ce que leur présence sur ce sol maudit,dans ces marigots empestés, fait de ces valeu-reux, robustes et insouciants marsouins.Partout, dans les mêmes blockhaus lamen-tables, j’ai vu les mêmes soldats de vingt ans,avec le même teint jaune paille des cancéreuxet des jauneux, avec ces mêmes mines éma-ciées par la fièvre, rongées par l’anémie… ». Lescoupables, bien sûr : le paludisme et la fièvrejaune, mais aussi la dysenterie et le coup dechaleur qui décimera certaines colonnescomme la 6e, celle du colonel Frey. Il faudraattendre la 7e, menée par Galliéni en 1886-87,pour décider enfin d’une diminution significa-tive des effectifs des soldats de marine auSénégal, tout en dotant ceux qui continuent,hommes de troupe compris, d’un mulet indi-viduel de portage. Cette diminution est com-pensée par une incorporation aux colonnes denouvelles troupes noires, et notamment detirailleurs auxiliaires.

2 – Troupes indigènes et assimilées

2.1 – Tirailleurs et spahisLongtemps utilisés sous la Monarchie de

Juillet dans les tâches subalternes, les « sol-dats noirs » chers à Bouet-Willaumez, vontacquérir leurs lettres de noblesse suite aucombat du fort de Médine le 18 juillet 1857.Trois jours plus tard, Faidherbe crée en effet lepremier bataillon de tirailleurs sénégalais àquatre compagnies. Il dote cette troupe d’ununiforme et de la fameuse chéchia qui finirapar devenir son emblème. Ce premier BTSn’est cependant encore qu’une troupe deréserve, formée d’anciens esclaves libérésissus des tribus Sérères, Oualoff, Toucouleuret Peul, encadrée par des éléments métropoli-tains dont la mission initiale sera de faireprendre conscience à chaque élément de cet

Le commandant Joffre du « génie colonial ».

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ensemble hétéroclite qu’il est désormais unsujet appartenant à la colonie du Sénégal,premier pas vers une cohésion et une solida-rité plus poussée représentant cette fois« l’esprit de corps ». Une compagnie-type de1880 comportera quatre officiers dont unindigène, quatre sous-officiers dont troisindigènes, onze caporaux dont cinq indigènes,quatre clairons, cent-vingt tirailleurs et deuxenfants de troupe, fils de tirailleurs. Comme lenombre de compagnies est alors de huit, cepremier bataillon de tirailleurs sénégalais estlui-même fort de 1 200 hommes, en principetous volontaires « ou poussés à l’être ». À notertout de même qu’un deuxième bataillon verrale jour en 1882, et un troisième en 1889. Parcontre le premier bataillon de tirailleurs sou-danais ne sera créé qu’en 1892.

Deux ans avant les tirailleurs, sont égale-ment apparus les premiers « soldats noirsmontés », formant alors l’un des pelotons du6e escadron de spahis algériens, arrivés auSénégal en 1848 et qui avait été chargé du

recrutement auprès des chefs de tribus puisde l’instruction. Ce peloton deviendra en1855 le premier peloton autonome de « spa-his sénégalais ». « Burnous flottant au vent etcarabine en bandoulière » (Vigné d’Octon), cetélément a pour rôle initial celui d’éclairage.Ces spahis dits « de pointe » jouerontd’ailleurs un rôle important à Médine en1857. À la suite de quoi, Faidherbe créera letrès officiel escadron de spahis sénégalais,qu’on retrouve le 21 septembre 1878 auxordres du capitaine d’Aubigny dans la colonne du lieutenant-colonel Reybaud lorsde la prise de Sabouciré. Au combat de Dio,l’année suivante, le médecin-auxiliaireTautain doit la vie sauve à son interprète et àses sept spahis.

Ce n’est qu’en 1884 que tirailleurs et spa-his sont incorporés officiellement à l’arméerégulière, ce qui leur donne donc un statutanalogue à celui du soldat de marine. Cette« faveur » leur a été accordée après trenteannées de mise à l’épreuve, et ce dans la

mesure où, selon Combes, « ils s’étaientdébarrassés de leur propension naturelle à larébellion, au pillage anarchique et à la déser-tion avec armes et bagages ». Deloncle ajou-tait à ce propos qu’« anciens captifs, ilsavaient eu longtemps la monomanie de lafuite ». D’une façon générale, on peut dire quele tirailleur et le spahi devinrent des soldats àpart entière quand ils eurent :

– compris le sens des sanctions et de leurmodulation en fonction de la gravité de lafaute (allant de la corvée simple à la peine demort contre un poteau d’exécution, en pas-sant par la prison, le fouet avec dénudation, ladégradation, la confiscation de l’arme, laperte de l’uniforme, toutes peines égalementapplicables au soldat de marine),

– admis définitivement qu’un supérieurhiérarchique qui « commande » n’est pas unchef traditionnel qui « soumet ». Par contre, le« droit au butin » accordé au départ parFaidherbe aux tirailleurs et spahis « méri-tants » reste toléré en colonne pour lestroupes noires, et ce malgré leur assimilationtrès officielle aux « troupes de Marine ». Le« droit au butin » concerne les biens matérielsdes vaincus, leur bétail et leurs épouses. Lecolonel Frey (6e colonne) voulut interdire « ledroit aux épouses » au nom de la lutte contrel’esclavage. À défaut de solution de rechangepour les nombreuses épouses sans soutienaprès la mort de tel ou tel chef de tribusrebelle, le « droit au butin » humain persis tera.

Pourtant, et c’est là tout le paradoxe de ceque d’aucuns considèrent comme une dérive –parmi d’autres – de la colonisation, ce type detolérance a permis de « réaliser l’impossible »,c'est-à-dire de façonner en quelques décen-nies cette « Force noire » qui deviendra, jus-qu’aux indépendances, l’un des fleurons del’Armée française. Rien n’aurait été possiblesans, au départ, de telles soupapes de sécuritéouvertes de loin en loin au fil des colonnes :elles limitèrent les mutineries, les rébellions,les désertions et permirent d’accélérer le pro-cessus d’intégration déjà souhaité par

Tirailleurs sénégalais – Dessin de Tofani d’après une photographie.

Spahis – dessin de Tofani. Campement de spahis sénégalais à Sénoudébou – Dessin de Riou.

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Faidherbe et de créer in fine ce fameux espritde corps qui sera l’une des caractéristiquesfondamentales de cette armée « coloniale »,multiforme, polyvalente et, en apparence seu-lement, tellement disparate.

À noter que le règlement militaire auto risel’officier en colonne à attacher à sa personne,comme ordonnance, un tirailleur qu’il jugesuffisamment souple, serviable, intelligent etdébrouillard en tant que monteur de tente,constructeur de gourbi, cuisinier, brosseur,cireur, estafette…

Sur un projet de Galliéni (8e campagne),Archinard (9e campagne) crée en 1888 la1re compagnie de « tirailleurs auxiliaires »sénégalais, réserve naturelle des BTS. Troisautres compagnies suivront en 1889 et 1890,recrutées parmi les volontaires des « villagesde liberté » des villes du Sénégal et des fortsdu Haut-Fleuve, les miliciens noirs de Saint-Louis et Gorée, et les meilleurs « guerriers »fournis par les souverains ayant solli cité le

protectorat de la France comme celui duBoundou, dont les guerriers à cheval forme-ront bientôt aussi le premier peloton de « spa-his auxiliaires ». Ces nouvelles unités serontprogressivement intégrées aux colonnes depénétration avec un encadrement « Troupesde marine ».

Au fil des ans et devant l’afflux des candi-datures, la sélection médicale effectuée par lesmédecins des bataillons de tirailleurs et desescadrons de spahis, issus de la Marine, va semontrer de plus en plus sévère, même si laconnaissance des maladies tropicales par cespraticiens reste encore des plus sommaires. Audébut des campagnes de 1880, on abandonnequand même peu à peu le « manuel d’aptitudedu soldat noir » datant du gubernariat deBouet-Willaumez, au début des années millehuit cent quarante, et dans lequel les critèresminimum d’incorporation étaient par exempleles suivants : « Doit posséder assez de dentspour déchirer une cartouche » ou encore « Doitposséder au moins un œil et un index du mêmecôté pour tirer ». Le manuel de 1885 insiste surl’âge (au moins 25 ans apparents et non plusdéclarés), l’absence d’infirmités selon un barème précis, une vision bilatérale correcte àcent mètres minimum, une audition bilatéralecorrecte à cinq mètres, une constitutionrobuste sans affection chronique, physique oumentale, apparente. Le manuel ajoute que lemédecin privilégiera les ethnies les plus résis-tantes et les plus naturellement guerrières(dont une liste est donnée séparément).Depuis le premier voyage de Galliéni (1879-1880), le commandement et le Service deSanté lorgnent vers les tribus du pays desBambaras, le Bélédougou, encore à pacifiercomplètement, l’indigène de ses contréesétant réputé « pour ses membres robustes etpour son tempérament » (Frey).

Au fil des années on s’apercevra que letirailleur et ses semblables deviennent desrelais indispensables entre conquérants et

populations et, partant, des facteurs d’accélé-ration du processus de colonisation. C’estd’ailleurs Galliéni qui avait prédit : « Letirailleur sera le meilleur auxiliaire de l’œuvrecivilisatrice que nous poursuivons auSoudan ».

2.2 – Officiers et sous-officiers indigènes :Leur promotion fut un souci précoce (puisconstant) de l’état-major des troupes demarine outre-mer. Aux cadres blancs étaitconfiée la mission de repérer les sujets lesplus aptes à suivre une formation leur per-mettant d’accéder à des fonctions de com-mandement chacun à son niveau. Les princi-paux critères retenus furent la bravoure aucombat, la capacité à transmettre, sans lemodifier, un ordre, la capacité de rédiger unrapport écrit dans un français simple. La for-mation s’effectue à la fois au sein de l’unité(en manœuvre et en opération) et si possibleà l’école dite des « otages » ou fils de chefs, deSaint-Louis, créée par Faidherbe. Le premierofficier noir connu est l’ex-interprète AliounSall, de Saint-Louis, remarqué au sein du 1er peloton de spahis en 1855, sous-lieutenanten 1856, chevalier de la Légion d’honneur en1858, envoyé en mission en 1860 au « paysdes Maures ». D’autres suivront comme parexemple le sous-lieutenant Yoro Coumbaqu’on retrouvera à la défense de Sénoudéboucontre Mamadou Lamine, en 1886. À noteraussi les mulâtres saint-louisiens ou goréens,citoyens français, ayant pu de ce fait présen-ter les concours de Saint-Cyr (et de Saint-Maixent). Parmi les officiers mulâtres, citonspar exemple Paul Holle, Desermet, Duranton,Prévost, Flize, Maihetard et le plus célèbred’entre eux, Alfred Dodds qui termina sa car-rière chef d’état-major des Troupes coloniales.

2.3 – Les interprètes : Sur le modèle desinterprètes algériens (1845), Faidherbe crée lecorps des interprètes « coloniaux » en les assi-milant peu à peu aux officiers noirs, tout enleur conservant un statut et des grades à part(1re, 2e et 3e classe) et en les dotant d’un uni-forme spécial. Eux aussi passent par l’écoledes « otages », étant en général fils de chefset de notables. Le critère de sélection princi-pal est de savoir bien parler, lire et écrire lefrançais et de traduire l’arabe et au moins unelangue vernaculaire. À Saint-Louis, on lesforme aussi à être des agents de renseigne-ments, ce qui implique qu’ils soient bien aucourant des usages tribaux comme desalliances et différends entre tribus. Simon dirad’eux qu’ils furent des « agents du diffusion-nisme colonial » et Brunschwig « les premiersvrais colonisateurs car les premiers colonisésacculturés ». D’autres regrettent qu’ils furenten même temps des agents très actifs de ladésagrégation des sociétés coutumières, ceque contestent bien sûr les partisans de lacolonisation qui voient en eux ceux qui ontdonné les premiers aux populations noires« une fierté, une dignité, une conscience de laParts de butin (ici les épouses d’un marabout vaincu) accordées aux soldats indigènes (avant 1886).

Spahis sénégalais – Dessin d’Émile Bayard, d’aprèsune photographie.

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liberté émancipatrice ». Parmi les interprètescélèbres, citons Tiémoko, Hamat, N’Diaye, Bouel Mogdad, qui attinrent tous la premièreclasse de leur grade. Alassane Dia sauvacomme on le sait le médecin de marineTautain à la bataille de Dio de 1879 (Galliénil’appellera plus tard auprès de lui quand il pritle commandement du Haut-Fleuve en 1886).

2.4 – Les auxiliaires : il s’agit d’une entitéfloue que même Galliéni peine à définir, assi-milant parfois tous les noirs au service de laFrance à des « auxiliaires », y compris ceux del’administration. Seuls les artilleurs et les spahis « enrégimentés » échappent à cetteterminologie « péjorative ». En fait, il fautconsidérer comme « auxiliaire » celui qui estfourni à la colonne, au départ, comme enmouvement, par les citoyens saint-louisienscomme les chefs indigènes, et ce en fonctiondes besoins (guides, courriers piétons, por-teurs, âniers et muletiers, cuisiniers, palefre-niers, serviteurs, blanchisseurs, gardiens debétail, porteurs d’eau et bien entendu guer-riers). Parfois le commandement doit user dela menace pour obtenir les aides souhaitéesauprès de certains chefs récalcitrants, commecelle de retirer la protection militaire despopulations : un détracteur de la colonisationn’hésite pas à parler à ce sujet « d’auxiliairesmalgré nous ». Le salaire de ces auxiliairesn’est en règle qu’en nature, comme le riz ou lesel. Mais le plus souvent « ils sont obligés devivre sur l’habitant » (Decrais). La nécessité dese débrouiller explique aussi, comme pour lestirailleurs et les spahis, la présence à la suited’une colonne des femmes d’auxiliaires,expertes en cuisine traditionnelle. Les néces-sités de la conquête feront que nombred’auxiliaires seront également engagéscomme renforts de derniers recours dans les

combats les plus importants. Le commande-ment les dotes alors d’un brassard de recon-naissance, mais en règle, ils utilisent leurspropres armes et montent leurs propres che-vaux. Nombre d’auxiliaires, proposés par leschefs noirs qui ont fait allégeance, et dont dèslors il est délicat de refuser les services,posent pourtant problème au commandement: ainsi leur arrive-t-il de se livrer à des exac-tions et à des pillages, voire d’abandonnersans raison la colonne et même de se retour-ner contre elle pour la harceler.

Les meilleurs des auxiliaires comme lefurent rapidement les Boundoukés, et plustard les Bambaras, finirent par intégrer lesunités de tirailleurs et spahis dits aussi « auxi-liaires » d’où la confusion terminologique.Lors des 7e et 8e colonnes de Galliéni, Ousman

Galli, fils de l’almamy du Boundou, aida à ladispersion des troupes sarakolés du prophèteMamadou Lamine. Ousman Fall, interprète deMédine à la même époque, prit à nos côtés lecommandement des auxiliaires recrutés dansson ethnie. Saada Amady commanda la cava-lerie du Boundou. On connut aussi, avant lesBambaras, les auxiliaires Toucouleurs,Soninkés et Djolofs, ainsi que ceux qu’avaientrassemblés autour d’eux les traitants et com-merçants de Saint-Louis, connus sous le nomde « volontaires de Saint-Louis » (gourmets etmiliciens) et qui formaient déjà, depuis 1862,les « compagnies de sécurité » de la ville, subdivisées en « brigades » de dix hommes,portant burnous bleu. Parmi les autres auxi-liaires, citons aussi les laptots de rivière, mari-niers utilisés dans le commerce fluvial, etdont certains, depuis 1864, formaient déjà la« 1re compagnie indigène de chauffeurs etouvriers sénégalais pour les machines àvapeur de la flottille fluviale ».

2.5 – Les disciplinaires : Il s’agit essen-tiellement de marsouins et bigors de la « com-pagnie fixe des disciplinaires de Saint-Louis »,utilisés pour les travaux d’urbanisation etd’assainissement, mais aussi par les particu-liers qui les sollicitent. En 1872, ils ont été« renforcés » par la compagnie venue de laRéunion. Certains commandants de colonnesacceptent de les joindre à leurs effectifs et,immanquablement, ils s’accroissent encoredes « punis en marche » parmi lesquels ontrouve aussi des tirailleurs « incorrigibles ». Àl’étape, ils sont affectés à l’aménagement descampements, aux corvées d’eau, au creuse-ment des feuillées. Ils ne sont armés que si onles « invite » à participer aux combats. À cesoccasions, ils se couvrent régulièrement degloire, comme à la bataille de Louga en 1869.Si leur conduite reste irréprochable durant unan, ils retrouvent sur leur uniforme l’ancre demarine qu’ils n’avaient plus le droit d’arborer,

La cour martiale – Dessin de Riou.

Renvoi des âniers indociles – Dessin de Riou.

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ainsi que l’autorisation de … porter la mous-tache ! Deloncle a dit d’eux : « ces discipli-naires tatoués, chapardeurs, mais si ingénieuxet si braves en campagne, rappellent ce mot deLyautey : on ne colonise pas avec des Jeanned’Arc ! ». Pas très gentil quand même pournotre héroïne nationale qui bouta les Anglaishors de France !...

2.6 – Le Service de Santé : Médecins etpharmaciens affectés à la colonie du Sénégalà l’aube des années quatre vingt ont unedouble orientation :

– une faible minorité est affectée auxtirailleurs sénégalais, donc détachés de laMarine à la Guerre. Le 1er janvier 1885, onn’en compte seulement trois, avec appellationd’aides-majors,

– l’essentiel du service de santé est affectéau « Service de Santé de la colonie », dans lecadre du « service colonial de la marine ».Toujours en 1885, ce service compte 42 offi-ciers, dont 35 médecins (un médecin en chef,6 de 1re, 11 de 2e classe et 16 auxiliaires)*,5 pharmaciens et deux vétérinaires venus duministère de la guerre. 30 environ serventdans les hôpitaux de Saint-Louis et Gorée etsur le stationnaire de la colonie. Dix médecinset pharmaciens sont destinés à assurer lacampagne annuelle du Haut-Fleuve. Un autreest affecté à la marine fluviale (avisos et cha-lands).

Les médecins du corps expéditionnaire duHaut Fleuve se subdivisent en médecins decolonne (qu’ils suivent de bout en bout) et enmédecins des forts où ils relèvent des cama-rades qui eux-mêmes effectuent la fin decampagne au sein de la colonne, ou biencréent des infirmeries dans les forts nouvelle-ment construits. Les médecins des forts sontautomatiquement relevés lors de la campagne

suivante. Tous conservent leur grade et leurappellation de médecins de la marine. Lesmédecins des tirailleurs ne participent pas auxcampagnes, même si des tirailleurs sont affec-tés aux colonnes. Nous avons déjà évoqué lesdifficultés inhérentes à la position statutairede ces médecins soumis encore en 1880 audécret de 1875 qui, notamment, n’impose plusle doctorat pour qu’ils soient élevés à la2e classe, le concours passé par les auxiliairespour accéder à ce grade en tenant lieu. Maisdu fait des contraintes outre-mer, ces méde-cins se retrouvent dans les pires conditionspour préparer le doctorat, nécessaire pourouvrir la porte du grade de 1re classe. Le décretdu 24 juin 1885 va rétablir l’obligation d’être docteur en médecine pour passer à la« 2e classe », ce qui va faire baisser rapidementleur nombre, y compris outre-mer, et intensi-fier du même coup le recrutement de nou-veaux auxiliaires, issus du civil, et sommaire-ment formés lors d’un bref stage d’applicationdans les écoles de médecine et chirurgienavales. C’est d’ailleurs de ce constat de ladégradation de la qualité moyenne des méde-cins d’outre-mer que va naître l’idée, sous leministère de l’Amiral Kuntz (1887), de créerune véritable et unique école de médecinenavale et coloniale, en « l’accolant » à unefaculté de médecine.

Le médecin de marine des campagnes depénétration fait partie intégrante de l’état-major. Il est en général respecté et écouté, caren plus de sa mission principale de conserva-tion des effectifs, il a d’autres cordes à son arc,liées à son érudition et à sa culture, au pointque le commandement n’hésite pas à luiconfier en cours de colonne des missions diplo-matiques qui vont s’ajouter aux travaux scien-tifiques qu’il s’astreint lui-même à accomplirsoit à titre personnel, soit dans le cadre de

sociétés savantes. Son rôle de conseiller luipermet de critiquer certains aspects de la cam-pagne, mettant en jeu la santé des hommes,voire de s’opposer à certains abus. La troupe,blanche comme indigène, lui voue une consi-dération certaine, d’autant qu’il vit les mêmesépreuves qu’elle. Comme on l’a vu, les pertesdans leurs rangs sont sévères au fil des décen-nies et ceux qui partent outre mer, même s’ilss’efforcent de ne pas le manifester ouverte-ment, sont l’objet de la même peur viscéraleque le reste de la troupe, lié à la certitude qu’ilsn’ont qu’une chance sur trois de rentrerindemnes de ces contrées. De ce fait, l’affecta-tion en pays tropical (dans le cadre du « tourcolonial ») peut certes être exaltante pour lesesprits aventureux, elle n’en reste pas moinsredoutée car, quoi qu’il arrive, redoutable.

Un mot sur les vétérinaires« coloniaux »

Les vétérinaires partant aux colonies(Algérie puis Tunisie comprise) ont d’abord étéformés dans les écoles de Maisons-Alfort,Lyon ou Toulouse, avant de recevoir une ins-truction complémentaire à Saumur. Souscontrat du ministère de la Guerre, ils sonttous, au départ, vétérinaires auxiliaires (plustard appelés aides-vétérinaires), incorporés auService de Santé. Un texte de 1884 préciseraleur échelle de grade (avec galons « d’argent »), depuis l’aide-vétérinaire (sous-lieutenant) au vétérinaire-principal (lieute-nant-colonel), en passant par les vétérinairesen second, en premier et principal de 2e classe.Leur présence dans les colonnes de pénétra-tion est justifiée par le fait qu’on y utilise deschevaux (État-major, spahis), des mulets etdes ânes (artillerie tractée, convois d’inten-dance et de ravitaillement). Mais le comman-dement peut les affecter à diverses tâchescomme la prise en charge d’un convoi enmarche ou d’un convoi d’évacuation demalades vers l’arrière (sans oublier le cha-land-écurie « La Falémé », assurant le trans-port des montures de Saint-Louis à Kayes).

En 1878, le vétérinaire-auxiliaire des spahissénégalais Rey (expédition du lieutenant-colo-nel Raybaud sur Sabouciré, avec 535 hommeset 80 chevaux, et qui perdit, face auxToucouleurs, 13 tués et le double de blessésgraves) se voit confier, en l’absence des deuxmédecins, blessés, le convoi de rapatriement :« au retour, il soigne les hommes que leursplaies envenimées par la chaleur et des moyensde transport trop primitifs font atrocementsouffrir » (Mordacq). L’épidémie de fièvre jaune,rencontrée en chemin, en fait mourir plusieurs.Rey y échappera et sera inscrit au tableaud’avancement au titre de « fait de guerre ».

Le plus célèbre des vétérinaires decolonnes est indiscutablement Koerper. Entre

Bou el Mogdad.

Cavalier toucouleur – Dessin de Riou, d’après unephotographie.

* À ne pas confondre évidemment avec les auxiliaires indigènes des troupes en colonne !

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1882 (3e colonne Borgnis-Desbordes) et 1892(12e colonne Humbert), Koerper effectueratoutes les campagnes annuelles de pacifica-tion du Haut-Fleuve et du Soudan, en sous-ordre jusqu’à la 6e colonne (Frey), puis vétéri-naire en chef jusqu’à la 12e, ne ratant que la11e (Archinard), ayant été rapatrié en métro-pole pour bilieuse hématurique. Il est le pre-mier vétérinaire de Bamako, ayant été déta-ché au peloton de spahis du lieutenant Rouy.Atteint de malaria en fin de campagne 83-84,il ramène quand même de Bamako à Kayes unconvoi de blessés et de malades. Il doit dirigerle service vétérinaire des colonnes (en sous-ordre du chef de Service de Santé) au décèsdu vétérinaire en second Sarceron, ce qui luivaut de passer au grade supérieur. Durant lacampagne 86-87, il doit évacuer son adjointHarlay, qui mourra à son retour en France,puis à la campagne suivante, son nouveladjoint Petot qui, lui, mourra de bilieuse sur leBakhoy, « au fond de la pirogue qui le ramenaitdu fort de Kita à celui de Badumbé » (Galliéni).En 1890, il détachera son second Bossu pouraider le capitaine Goujet à former le premierpeloton de spahis soudanais. En 1891, il éva-cuera coup sur coup ses deux adjoints Plaut(fièvre jaune probable) et Cazalban (accèspernicieux), resté seul pour enrayer en colon-ne une terrible épidémie de « peste bovine »,qui anéantira le troupeau de bœufs géré parl’intendance et décimera une partie de lacavalerie et des mulets du convoi. En 1892,très affaibli, il rentrera en métropole, rempla-cé par le vétérinaire en second Lemoine, quisera tué un peu plus tard aux côtés du méde-cin de 1re classe Grall lors du combat deTacoubao, près de Tombouctou (colonne dulieutenant-colonel Bonnier).

AnnexeOn dit souvent que la conquête de

l’Afrique noire par les Européens fut possiblegrâce à la supériorité de leur armement. C’estévidemment vrai, même si les indigènes pos-sédaient des armes redoutables et surtoutdont ils savaient se servir : armes de jet etd’hast comme arcs (et flèches souvent empoi-sonnées), lances, sagaies, piques, armesblanches comme coupe-coupe ou sabres arti-sanaux, mais aussi des armes de traite (lafameuse « quincaillerie belge », fusils dispa-rates à canon lisse, fabriqués à partir de vieuxfusils de guerre réformés)

En face, que possèdent nos troupes à l’aube des annéesquatre vingt ?

Le Chassepot 1866 (portée 1 200 mètres),fusil de la guerre de 70, a été remplacé en1874 par le « Gras » (toujours à un coup), avecchargement à main par la culasse et percus-sion, par aiguille, de la capsule de fulminate

de mercure, mais qui comporte désormais uneculasse glissante à broche sur le principe duverrou, une cartouche métallique (et non plusen papier) de 11 mm et qui a une portée de1 800 mètres à huit coups/minute. Lourd (plusde 4 kilos et même 5 avec le sabre-baïon -nette), bruyant et dégageant une épaissefumée au départ du projectile, le « Gras » estle fusil de base des soldats de marine, et destirailleurs jusqu’en 1886. Un modèle amélioréà canon plus court, dit « mousqueton d’ar-tillerie », sera mis au point par Treille deBeaulieu de la manufacture d’armes deChâtellerault.

En 1886, sort le célèbre « Lebel » à répéti-tion (magasin de 8 cartouches de 8 mm), sansfumée (procédé « Vieille ») mais il est réservéen priorité à l’armée métropolitaine. Lestroupes de marine se tournent alors vers lefusil qui a servi de modèle au « Lebel », àsavoir le « Kropatschek » de la manufactured’armes de Steyr en Autriche, datant de 1878,avec au départ un magasin de 7 cartouchesde 11 mm, mais déjà d’une portée de 2 400mètres. Au fur et à mesure que les« Kropatschek » arment les marsouins puis lestirailleurs, les « Gras » sont récupérés par lesauxiliaires. Les officiers, dont les médecins etvétérinaires, sont dotés pour leur part durévolver type « Lefaucheux », modèle 1858, àcartouche à broche et chargeur de six car-touches de 10,7 mm. Ils disposent aussi d’unsabre à lame droite modèle 1845, modifié1882.

Côté artillerie, deux canons sont alors uti-lisés par les « bigors » :

– Le « 4 » de campagne, modèle 1855modifié, déjà utilisé lors des guerres d’Italie etde 1870. Canon rayé en bronze, il se chargepar la culasse, est réputé maniable et mobile(428 kilos avec l’affût, 1 270 avec la voiturede traction type 1827, que tirent quatremulets). Sa portée est de 3 600 mètres (2 400

sous 10 degrés). Les projectiles sont le bouletde 4 kilos (d’où son nom), l’obus à balles (lesshrapnels) de 4,5 kilos, en plomb-antimoine,la boîte de mitraille de 4,7 kilos (avec projec-tiles incorporés, amalgamés avec du soufre etde la résine). La mise à feu nécessite 0,550 kgde poudre en gargousse. Des fusées« Desmarest », fusantes en l’air ou percu-tantes à l’arrivée au sol permettent l’éclate-ment du projectile. Le caisson à munitionsd’un poids de 1 310 kilos chargé, est égale-ment tiré par quatre mulets,

– le « 80 » de montagne (80 désigne ici lediamètre du fût en millimètres), qui n’appa-raît qu’à la 7e campagne (Galliéni 1886-87).Ce canon est une variante allégée en acier du« 80 » de campagne, modèle 1877(Bange), sechargeant par la culasse. Le canon ne pèseque 105 kilos (280 avec l’affût). Les munitionssont des obus à balles de 6,280 kilos et desboîtes à mitraille de 5,5 kilos. La mise à feu nenécessite que 0,100 kilos de poudre en gar-gousse. La portée de ce canon est de 7 000mètres. À la fin de la décennie, un canon demontagne encore plus léger et maniable, d’undiamètre de 65 mm, fait de surcroît son appa-rition. À noter que les artilleurs de Marinesont aidés dans leur tâche par des compa-gnies de « conducteurs d’artillerie » dont lapremière remonte à 1881.

Il convient également de noter l’usagecourant durant ces campagnes de la dyna mite(inventée en 1866). Utilisée pour la construc-tion du chemin de fer ou pour faire sauter lesseuils rocheux du fleuve Sénégal, elle remédieaussi au manque de pénétration des projec-tiles d’artillerie en permettant de pratiquerdes brèches dans les fortifications des tatasindigènes. Enfin de simples fusées d’artificepermettant de favoriser les liaisons entre lesdivers éléments d’une colonne qui peuts’étendre comme on le sait sur plusieurs kilo-mètres.

En route vers Diana : une section d’artillerie de la colonne – Dessin de Riou, d’après une photographie.