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Les idées politiques au xxe siècle

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Les idées politiquesau xxe siècle

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DU MÊME AUTEUR

Essai sur le pouvoir occidental, Paris, PUF, 1985.La politique dénaturée, Paris, PUF, 1987.

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CCollection

PremierCycle

Les idées politiques

au xxe siècle

CHANTAL MILLON-DELSOLMaître de conférences à l'Université Paris XII,

Philosophie et Histoire des idées politiques

Presses

Universitaires

de France

put

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Pour Etienne

ISBN 2 13 043966 7

Dépôt légal - Irt édition : 1991, juin

© Presses Universitaires de France, 1991

108, boulevard Saint-Germain, 75006 Pans

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Sommaire

INTRODUCTION, 1

I - L'ÉTAT CRÉATEUR D'UN NOUVEL HOMME,LES SUCCESSEURS DE MARX, 5

Le débat sur le « mode de production asiatique », 7Le populisme, 12Plekhanov, 16

L'apparition du despotisme chez Lénine, 19Dictature du prolétariat ou dictature du parti, 23Répression légitime, 27La fin et les moyens : la NEP, 32

L'unité sociale et la succession des boucs émissaires, 38

Totalitarisme et purification, 42La question du dépérissement de l'Etat, 47Une escroquerie, 49L'utopie et la terreur, 54

Il - L'ÉTAT RACISTE, 59

A propos de la réputation du nazisme, 59Instrument du destin, 62La supériorité des Germains, 64Vocation et persécution, 67Une supériorité ontologique, 69Différentialisme et racisme, 71Naissance de l'Aryen, 74L'homme se rapproche de l'animal, 78Mythomanie antisémite, 80Décadence et apocalypse, 82L'eugénisme et les caprices de la morale, 85La honte et la vengeance, 89L'énigme de la connivence populaire, 92L'inégalité comme atmosphère, 97Pensée millénariste, 100L'extermination comme condition de survie, 102L'Etat totalitaire, 107Dictature charismatique, 110

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vi Les idées politiques au XX siècle

III - LA NÉBULEUSE DES FASCISMES-CORPORATISMES,OU L'ÉTAT ÉTHOCRATIQUE, 113

René de La Tour du Pin et son temps, 118

Charles Maurras : la société naturelle, 120

Maurras et la politique naturelle, 124Modernité, ou la décadence, 127

Critique du libéralisme, 129L'ordre moral : réformer l'homme, 133

Dictature et salut public, 137Dictature doctrinale, 142L'Etat indépendant, 145Le corporatisme, 148

IV - LE SOCIALISME, OU L'ÉTAT ÉGALITAIRE, 153

Une histoire face au bolchevisme, 156

L'avenir mortel du capitalisme, 163Propriété collective, 166La paix socialiste, 173

Le socialisme scientifique, 176

La société rêvée, 180

Une révolution par consentement, 183Les problèmes d'applicabilité, 186

Une morale, 192

V - L'ÉTAT-GARANT, OU L'ÉTAT DE DROIT, 197

L'Etat de droit croit au péché originel, 206La finalité de l'Etat-garant, 209Pouvoir partagé, 216La valeur d'estime, 219

Liberté/Egalité, 224Pluralité des projets, 227

L'idée de progrès, 233

La démocratie planifiée, 236

L'Etat subsidiaire, 240

CONCLUSION, 245

Tableau chronologique politico-culturel, 249

Bibliographie des ouvrages cités, 251

Index, 255

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Introduction

Epoque marquée par l'apogée de gouvernements mons-trueux, le xx` siècle est celui du terrorisme institutionnel. Lesexcès les plus indignes s'y rencontrent sans s'annuler. Il laisseraprobablement l'image d'un temps maléfique, et provoque unséisme dans les esprits par son inhumanité délibérée, cynique,programmée. Ses guerres ne sont ni plus ni moins meurtrièresque celles des autres temps, proportionnellement aux progrès dela technique. Mais il regorge de crimes massifs, organisés par lamain des gouvernements à l'encontre de leurs propres peuples.

Ici l'oppression d'Etat n'a pas pour mobile le désir deconquête ni simplement la haine, mais vise à réaliser des systèmesde pensées. Aujourd'hui, c'est pour le bien que l'on terrorise etque l'on assassine. Jamais la politique n'a été à ce point au servicede l'idée. Elle brise la société présente pour obtenir une sociétéparfaite, selon une définition sui generis. Les grands crimes de cetemps servent de moyens à l'idée prométhéenne et au messianismelaïcisé. Ils sont rendus possibles par l'abandon du statut del'homme, par le glissement de la valeur qui passe de l'être humainau système. Le privilège accordé à l'abstraction laisse les sociétés àdécouvert, et dépouille les êtres de leur dignité. Aucune époquen'a été, par rationalisme excessif, si profondément inhumaine.

Ere des méprises : les espoirs de société parfaite débouchentsur l'oppression, et la politique rapidement soumet ce qu'elleprétendait libérer. Le soviétisme, qui représentait sans doute leplus grand espoir du siècle, ne laisse pas un seul acquis positif,ce qui révèle une sorte de performance dans l'échec. Perfor-mance dans l'échec par l'humain pris toujours à contresens,

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par l'extraordinaire méconnaissance des réalités les plus sim-ples - les hommes ici et partout vivent de pensées person-nelles, de liens avec leurs communautés d'appartenance, depropriété privée, et de questions inquiètes sur la vie et sur lamort. Aucune époque n'a cheminé si loin du monde, sidéconnectée d'ici-bas, si méprisante des résultats tangibles.

Naturellement, il ne faudrait pas réduire ce temps aux deuxtotalitarismes qui laissent, avec l'image ineffaçable d'Auschwitzet de la Kolyma, une fêlure dans la conscience européenne. Lexx` siècle engendre d'autres formes inquiétantes de la penséepolitique concrétisée : le fascisme-corporatisme, tant répandudans l'entre-deux-guerres que E. Halévy a pu appeler cettepériode l' « ère des tyrannies ». Il permet le développementtâtonnant du socialisme, disciple impénitent et déçu du sovié-tisme. Il marque enfin le triomphe de l'Etat de droit, dont laforme démocratique s'organise et se nuance face aux aléas de laliberté.

On aurait pu évoquer ici bien d'autres courants de pensée,non pas mineurs mais davantage marginaux parce que souventdépendants ou sous-jacents : le radicalisme, l'anarcho-libéra-lisme, l'écologisme, pour ne citer qu'eux. Le choix a été fait, parsouci de clarification et pour mieux approfondir ce qui paraîtessentiel, de limiter la table des matières aux cinq grands cou-rants dont la période qui s'achève a été marquée significative-ment. Ces courants sont étudiés ici à partir du questionnementpar lequel l'esprit les saisit souvent en premier lieu :

LE MARXISME-LÉNINISME : comment un système de pensée vouéà la libération de l'humanité entière et à la destruction de l'Etaten arrive-t-il à engendrer le Léviathan le plus monstrueux del'histoire ?

LE NAZISME : comment un gouvernement, et plus loin unpeuple, en est-il arrivé à commettre et à laisser commettre laplus systématique extermination jamais vue, menée avec uneassurance et même un sens du devoir confondants ?

LE FACISME-CORPORATISME : comment des valeurs éthiques,voire spiritualistes, en arrivent-elles à se dévoyer jusqu'à pro-duire l'oppression en visant le bien commun ?

LE SOCIALISME : pourquoi la révolution égalitaire n'a-t-elle paseu lieu, après tant d'années de préparation et alors qu'elle setrouvait portée par tant d'espoirs ?

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Introduction 3

L'ETAT DE DROIT : comment la pensée libérale-pluraliste, laplus faible dans son intrinsèque tolérance, pensée de la critiquede soi et de la modestie, finit-elle par s'imposer face à des adver-saires fanatiques, armés de moyens qu'elle récuse ?

On peut se demander pourquoi le xxe siècle tente, le pre-mier, la réalisation concrète et à grande échelle d'utopies dont lescénario n'est pas absolument nouveau - imaginons quellesociété terrorisante aurait pu être engendrée par la concrétisa-tion des utopies de Platon ou de Campanella. Les idéologiesmodernes traduisent toutes le choc en retour de la modernité :nostalgie de l'ancienne société communautaire, critique des libé-ralismes mal maîtrisés ou dévoyés, regrets des idéaux religieuxperdus, crainte d'apprenti-sorcier devant les sociétés techni-ciennes. Mais un malaise analogue, quoique généré par d'autresdéséquilibres, pouvait s'observer au xvie siècle, quand ThomasMore écrivait son Utopie pour échapper à un monde jugé insup-portable. Ici, c'est la mise en oeuvre qui surprend, et qui vad'ailleurs, par ses conséquences, permettre de comprendre pourla première fois et en profondeur, l'esprit des pensées utopiquesde tous les temps.

Cette mise en eeuvre nécessitait deux conditions, que cesiècle a pour la première fois fournies : une condition intellec-tuelle, une condition technique.

Une condition intellectuelle : une radicale transfiguration dela société et de l'homme devient possible avec la philosophiemoderne. L'effacement des vérités universelles ou objectives, lesubjectivisme, les philosophies de la mort de Dieu permettent àl'homme de créer sa vérité et bientôt de se recréer lui-même. Ilne se définit plus par rapport à une « essence » prédéterminée,mais il élabore sa nature à partir d'un projet volontaire. Rem-plaçant Dieu dans cette création, l'homme moderne est Promé-thée, choisi comme modèle par K. Marx. Le xxe siècle exprimela manifestation des entreprises prométhéennes. Il fallait croireque tout est possible pour mettre en oeuvre l'impossible.

Une condition technique : la technique de l'ère moderne semet au service de l'Etat oppressif. Le despotisme a toujoursexisté, mais le roi de Perse n'avait que des espions montés, aux-quels on échappait par la course ou par la ruse. Si le xxe sièclepeut inventer une forme sophistiquée du despotisme - enl'espèce, le totalitarisme -, c'est aussi parce qu'il dispose de

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machines-espions, auxquelles on n'échappe pas. La techniquemoderne, mise au service de l'Etat totalitaire, opprime avecsuccès et pour ainsi dire en profondeur, sans laisser aux indi-vidus ces espaces de liberté presque garantis autrefois par l'insuf-fisante efficacité du pouvoir. Elle gage, en tant que moyen, laréussite de cette forme de pouvoir parce qu'elle maîtrise à la foisla surveillance et la propagande, parce qu'elle peut jusqu'aumoindre lieu de vie interdire et obliger.

Le déploiement concret des totalitarismes comme avatarsmodernes de la pensée politique utopique, permet au xx` sièclede mener, peut-être au profit des générations à venir, l'analyseapprofondie de ces systèmes politiques originaux. Il semble, aubout du compte, que ces systèmes développent des politiquesmonstrueuses parce qu'ils expriment des perversions philoso-phiques. Ils ont méconnu, dans l'ordre de l'être, la politique, lasociété, et l'homme tout court.

L'erreur des utopies totalitaires est d'avoir cru que la poli-tique est un mode du faire - un acte de création à partir d'unmodèle représenté dans l'esprit. Toute la théorie de I'Etat dedroit tendra à justifier que la politique est un mode de l'agir : unacte voué au choix incertain, dans l'inexistence des modèles. Lapolitique du totalitarisme est science, celle de l'Etat de droit estprudence. La politique du totalitarisme est utopique, celle del'Etat de droit est éthique, non au sens de morale, mais au sensd'un choix particulier à accomplir dans un monde aléatoire.

L'erreur du totalitarisme est encore d'avoir identifié sociétéet communauté, d'avoir rêvé un consensus naturel ou fabriqué.La pensée de l'Etat de droit fonde au contraire sa politique surl'existence incontournable de la société/diversité.

Enfin, l'erreur du totalitarisme consiste à vouloir échapper àla finitude existentielle, à déplacer la finitude humaine du planontologique au plan historique, afin de laisser croire à sa pos-sible récusation. La pensée de l'Etat de droit consiste en uneréinstallation de la finitude dans son monde, à la redonnercomme une caractéristique ontologique.

Le xx` siècle est méprise aux deux sens : mépris de l'êtreparce que méprise sur l'être.

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I. L'Etat créateur d'un nouvel hommeLES SUCCESSEURS DE MARX

Il n'est pas exagéré de dire que, du point de vue des idéespolitiques, le marxisme-léninisme constitue le plus curieux mys-tère du xx` siècle. Mystère parce que les deux questions que l'onne peut éviter de poser à son sujet sont restées longtemps trèsobscures, et d'une certaine manière, le restent encore

- comment une théorie politico-économique née au milieu dela crise sociale du xix` siècle, et toute tournée vers larecherche du bonheur pour l'humanité entière, finit-elle parse muer en la plus longue et la plus systématique terreur ja-mais rencontrée au cours de l'histoire ?

- comment les pays d'Occident, avec leurs penseurs les plustalentueux, avec les plus intelligents et les plus cultivés deleurs écrivains, se firent-ils, au nom des droits de l'homme, silongtemps les admirateurs et les complices d'un totalitarismequ'ils n'ignoraient plus ?

Ces questions - l'une politique, l'autre psychologique -,ne sont pas vaines. Elles importent parce que le marxisme-léni-nisme a marqué le xx` siècle par l'ampleur de sa durée et parl'ampleur de sa diffusion dans l'espace géographique. La révo-lution russe de 1917 a développé son influence avec une extra-ordinaire vigueur. Elle a engendré des régimes serfs ou assi-milés dans de nombreux pays, à ce point que seul le continentaustralien en a été épargné. Là où elle ne parvenait pas àprendre le pouvoir, la révolution asseyait au moins des partisfrères et entraînait sous son influence les intelligentsias des pays

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libres. La révolution de Lénine a été, tout bien pesé, le plusgrand espoir du xx' siècle. Mais les régimes qui l'ont portée sediluent à la fin du siècle dans une crise économique sans précé-dent, le dévoilement des mensonges, les chiffres avoués de laterreur, la catastrophe écologique généralisée, et l'apparitionde peuples hébétés. L'ampleur de la déception correspond àl'ampleur de l'espoir. C'est cette tragédie - au sens d'une his-toire humaine paradoxale et critique - qu'il faut tenter decomprendre.

Lénine est l'héritier de Marx, et peut-être surtout de Engels. Ilsubit d'autres influences importantes. Mais c'est de Marx qu'il seréclame. On posera plus loin la question, non la moindre, desavoir s'il réalise la théorie de Marx, ou plutôt la bouleverse, mêmeà son insu. Il arrive souvent que les disciples dénaturent la penséedu maître, en dépit de leur admiration et même de leur désird'orthodoxie.

Marx veut libérer l'homme de sa condition. Sa pensées'échappe hors des cadres de n'importe quelle pensée dite révo-lutionnaire. Le mot révolution est beaucoup trop pauvre pour lui.Il l'emploie parce qu'il n'y en a pas d'autre. D'ordinaire, lesrévolutions s'appliquent à changer un régime ou un état social.Elles remplacent un roi par un président, une aristocratie parune bourgeoisie. La révolution de Marx se donne pour but desupprimer la politique elle-même. Il s'agit d'un bouleversementdes racines.

La souffrance de l'individu réside dans sa division : en luis'opposent la personne et le lien à la communauté ; la théorie etla pratique ; l'homme privé et le citoyen ; le physique et l'intel-lectuel. Il subit la déchirure entre ce qu'il veut et ce qu'il est. Sacontingence le hante. Sa finitude le jette au désespoir. L'origina-lité de Marx est de déplacer cette aporie, de la faire passer de lamétaphysique à l'histoire. Jusque-là, les philosophes croyaientque l'éternelle question de l'homme venait de sa situation mêmede créature. Marx en fait une question historique, circonstan-cielle, donc soluble. Il se donne pour but de restaurer, dans letemps, l'unité de l'être. Cela se peut en désignant des respon-sables concrets, coupables du malaise humain : des structures,plus loin les idées qui engendrent ces structures, et plus loin lesgroupes humains qui portent ces idées. Il suffira de les écarterpour rompre avec la condition humaine présente.

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La césure entre l'ancien monde et le nouveau, apparaîtabyssale. Ce ne sont pas seulement la religion, l'Etat monar-chique ou démocratique, l'économie capitaliste, la bourgeoisie,qui vont disparaître. Mais la religion en général, l'Etat toutcourt, et l'économie, et l'idée même de classe sociale. Le hérosde Marx est Prométhée. La théorie veut re-naturer l'homme,permettre à l'homme de se recréer différent de ce qu'il a tou-jours été. La rédemption s'accomplira par la prise de consciencedes lois sociales, qui permettra de les nier et d'établir une sociétéentièrement nouvelle, caractérisée par l'unité qui remplaceral'éternelle dissociation. Il n'y aura plus de déchirure entre lacommunauté et la personne, l'homme s'identifiera à son mondetout en développant pleinement ses potentialités, et les

contraintes qui pesaient sur lui disparaîtront, dont l'Etat.Le noeud de la principale interrogation du xx` siècle, du

point de vue de l'histoire des idées, se trouve là : comment unerévolution engagée pour détruire l'Etat se trouva-t-elle créatriced'un Etat si omnipotent qu'on l'appelle depuis « totalitaire » ?Comment cela s'est-il produit dans le cours de l'histoire sovié-tique ? Et plus loin : comment s'explique ce retournement, cettetransmutation extraordinaire - par la trahison ou au contraire,par un schéma logique mais d'une logique à l'avance inconnue ?Si l'on doit poser cette question dès l'abord, c'est que le mar-xisme des origines l'a déjà posée. Dès le xix` siècle, certains sedoutent de ce qui pourrait arriver. Leurs arguments sont pré-cieux, même s'ils ne suffisent pas à tout expliquer. Ils constituentl'origine, encore imparfaite, de l'élucidation de ce paradoxe desconséquences.

Le débat sur le « mode de production asiatique »

Fondée sur la lutte des classes, la théorie marxiste entendl'Etat comme l'instance de domination d'une classe sur lesautres, et entend la société communiste de la fin de l'histoire -du socialisme achevé - comme la suppression des classes et enmême temps, ce qui est logique, la suppression de l'Etat. Lesclasses changent de nature à travers les âges et l'Etat change demains, mais l'appropriation du pouvoir et sa finalité restent ana-logues. Le processus qui se déroule de la société antique à la so-

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ciété socialiste laisse apparaître des transitions, de l'esclavageancien au servage, de celui-ci au travail salarié. La dominationest d'abord patricienne, puis féodale, puis capitaliste.

A partir des études de J. Stuart Mill, Marx constata cepen-dant l'existence d'une autre forme de société, spécialement pré-sente en Orient et surtout dans l'Orient ancien. Il s'agissait dece que Montesquieu appelait le despotisme, et de ce que lexix` siècle désignait sous le nom de « despotisme asiatique » ou« despotisme oriental ». L'Etat y est omniprésent et tentacu-laire, et tient pour ainsi dire en esclavage l'ensemble de lasociété, sans que les différences de classe y soient nettes commeailleurs, puisque tous, riches ou pauvres, détenteurs ou non dela culture, demeurent soumis aux ordres arbitraires du souve-rain, par l'intermédiaire de sa bureaucratie. Le despotismeoriental ignore l'esclavage au sens occidental, puisque la popu-lation entière y joue le rôle des esclaves dans la société antiqueoccidentale : la politique de grands travaux y est par exemplemenée grâce à la corvée quasi généralisée.

Marx se trouvait par conséquent devant un modèle socialdans lequel l'Etat est tout, pendant que le concept de classes setrouve inopérant. Par ailleurs, ici la propriété privée n'existepratiquement pas, l'Etat est propriétaire de la terre qu'ilconcède aux paysans d'une manière discrétionnaire, c'est-à-direqu'il peut la reprendre ou la redistribuer à sa guise.

On imagine dès lors le problème qu'allait poser l'existencede cet archétype absolument étranger au processus historiquedécrit au départ. Mais la pensée de Marx n'était pas figée. Il sepassionna pour ce concept de « mode asiatique de production »,et s'en servit pour clarifier sa propre vision de l'histoire. A partirdes travaux qu'il put avoir à sa disposition concernant les formessociales en Asie et au Moyen-Orient, il en vint à la conclusionque la communauté primitive, avec utilisation commune du sol,engendre en évoluant le mode de production asiatique qu'ilappelle un « esclavage généralisé ». Marx restituait donc le des-potisme oriental dans le processus historique, même s'il butaitsur la question de la célèbre stagnation orientale : le despotisme,par sa nature, demeure incapable d'évoluer. Engels, dans L'ori-gine de la famille, en 1884, tenta de montrer comment la pro-priété commune s'abolit dans l'apparition de la propriétéprivée, et comment la société sans classe évolue vers la société de

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classes. Mais il abandonna le modèle despotique, qu'il avaitpourtant utilisé dans ses précédents écrits, et réaffirma la théoriemarxiste de l'Etat, qui deviendra celle du marxisme-léninisme :« L'Etat est né du besoin de réfréner les oppositions de classe...Il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes...Ces classes tomberont aussi inévitablement qu'elles ont surgiautrefois. L'Etat tombe inévitablement avec elles. La société quiréorganisera la production sur la base d'une association libre etégalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l'Etatlà où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côtédu rouet et de la hache de bronze » (p. 180-182).

On le voit, le concept de despotisme asiatique, en dépit del'intérêt qu'il suscitait chez Marx, était voué à devenir une sortede trouble-fête dans le corps d'une théorie rationnelle et englo-bante. Comment en effet supposer que la suppression des classesallait entraîner le dépérissement de 1'Etat, à moins de se débar-rasser de toute l'histoire du despotisme ? Le despotisme démon-tre avec certitude qu'au contraire, le nivellement social corres-pond avec un Etat tout-puissant, et que l'inexistence de lapropriété privée correspond avec une propriété d'Etat à viséesesclavagistes. C'est du moins le raisonnement que firent les anar-chistes du temps même de Marx.

A quoi mènera, demande Bakounine, la libération du proléta-riat dans la société marxiste ? Non pas à la suppression de l'Etat,mais au contraire à sa renaissance, sous une forme non moinstyrannique. L'idéal rêvé de l'affranchissement, engendrera sonantithèse : « le pseudo-Etat populaire ne sera rien d'autre que legouvernement despotique des masses prolétaires par une nouvelleet très restreinte aristocratie de vrais ou de prétendus savants »(Etatisme et anarchie, p. 347) ; « contrairement à ce que chacuncroit, nous voyons, au contraire, les révolutions doctrinaires,conduites par M. Marx, prendre partout le parti de la centralisa-tion étatique et de ses défenseurs contre la révolution populaire »(ibid., p. 313). Ainsi Bakounine, contemporain de Marx, remet-tait-il en cause l'idée de la dictature du prolétariat comme dicta-ture temporaire. Il savait d'avance que cette dictature ne viseraitjamais, comme le prévoyait la théorie, à son propre anéantisse-ment. Au-delà de l'idée d'abolition des classes, il craignait latyrannie du système idéologique, cette forme moderne de latyrannie des clercs. Bref, il pressentait que la société marxiste se

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muerait en un avatar rénové et terrible du despotisme éternel.Proudhon, à la même époque, assimilait le socialisme contem-porain au despotisme ancien : « Tel est, en peu de mots, le systèmecommuniste préconisé par Lycurge, Platon, les fondateurs d'or-dres religieux, et la plupart des socialistes contemporains. Ce sys-tème qu'on pourrait définir la déchéance de la personnalité au nom de lasociété, se retrouve, légèrement modifié, dans le despotisme orien-tal, l'aristocratie des Césars et l'absolutisme de droit divin. C'est lefond de toutes les religions. Sa théorie se réduit à une propositioncontradictoire : asservir l'individu, afin de rendre la masse libre »(De la justice, Fayard, 1988, I, p. 146).

L'intérêt majeur de ces critiques, est leur prescience : ellesdécrivent l'avenir avec exactitude. Elles démontrent que le tota-litarisme soviétique peut être considéré comme une conséquencelogique possible de l'oeuvre de Marx. Que cette conséquence n'apas été un résultat de circonstance ni une voie de déviance.

Pendant les décennies d'avant la révolution, le despotismeasiatique devint la hantise des sociaux-démocrates - c'était lenom que se donnaient alors les partisans de la révolution mar-xiste. Le vieil empire tsariste était reconnu comme une expres-sion caractéristique de cette forme de pouvoir. Le danger étaitréel de voir la révolution servir seulement à la restitution dumême type sociopolitique, puisque le programme des Soviets sefondait sur les mêmes bases : suppression des classes sociales,suppression de la propriété privée. Les adversaires mencheviksde Lénine usèrent de cet argument et prévinrent que la visionléniniste de la révolution allait engendrer, en se réalisant, unevariante du despotisme ancien. En prévoyant la dictature duparti sur le prolétariat, il enclenchait l'étatisme dont ensuite ilne pourrait plus se démettre. Ce fut notamment l'idée de Ple-khanov, surtout après la révolution de 1905. Ce fut l'opinion deKerensky. Il apparaissait évident à certains que si la révolutionsocialiste devait échouer - c'est-à-dire manquer la marche glo-rieuse au communisme -, ce serait en engendrant un avatar dumode asiatique de production - entendu comme un typed'aliénation économique spécifique, là où chaque mode de pro-duction est un type d'aliénation. La crainte était si forte, et l'in-tuition si précise selon laquelle la révolution des Soviets se trou-vait irrésistiblement attirée vers cette espèce de fatalité, queLénine préféra oublier le concept gênant, et le biffa autant que

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possible. Il tint pour la nationalisation des terres, contre Ple-khanov qui réclamait la municipalisation justement pour éviterla « restauration du vieil ordre semi-asiatique ». De plus en plusil remplaça les concepts les uns par les autres, et c'est avec Lé-nine que l'on voit apparaître cette manière erronée d'interpréterl'histoire : le terme de « féodalité » remplace celui de « despo-tisme », malgré l'extraordinaire confusion que suppose une tellesubstitution. La féodalité, organisation hiérarchisée porteuse depropriété privée, rentre parfaitement dans le schéma historiquesocialiste. Le concept de despotisme fut évincé parce qu'ilgênait. Et il gênait de plus en plus, au fur et à mesure que lerégime d'après 1917 ressemblait avec insistance au cauchemar,à l'obsession du despotisme. Staline le gomma littéralement del'idéologie. En 1957, le sinologue K. Wittfogel publia une vasteétude dans laquelle il comparait le despotisme oriental et sa res-tauration soviétique (Le despotisme oriental, Minuit, 1977). Cettecomparaison était si juste qu'elle engendra la colère des tenantsde l'orthodoxie : « Glissée dans l'ombre de l'étincelante analysed'Engels la notion s'effaça, revint sur scène quelque peuvers 1927-1930 après l'échec de la révolution chinoise, puis futreniée et rejetée définitivement dans la nuit où K. Wittfogel, unrenégat, vint la ramasser pour en faire une machine de guerrecontre le socialisme » (Sur le « mode de production asiatique », Cen-tre d'Etudes et de Recherches marxistes, p. 98).

La question du mode de production asiatique permet de poserplus clairement la question de l'héritage marxiste et de la manièredont Lénine le respecta et le réalisa. Les conséquences de la révo-lution d'Octobre obligent à se demander si l'Etat totalitaire étaitcontenu dans l'idéologie primitive, ou si une dénaturation del'idéologie s'est produite à un moment ou à un autre. Cette déna-turation aurait bouleversé le schéma primitif et détourné le projetinitial de son cours. Elle pourrait apparaître soit comme une tra-hison, volontaire ou non, soit comme un glissement imperceptibleau départ, dû à des circonstances historiques ou à une mauvaiseinterprétation du marxisme orthodoxe. Elle pourrait être imputéesoit à Lénine lui-même, dès la naissance de la société nouvelle, soità Staline et à son mode de gouvernement typique.

Il apparaît évident que le léninisme et le stalinisme n'ont pasréalisé le marxisme, si l'on compare en chaque point les projets etles conséquences. Marx prévoyait la disparition de la classe diri-

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geante, et la société soviétique produit la nomenklatura. Il atten-dait la disparition spontanée de la religion, et l'on se trouve enface d'un renouveau spirituel. Il annonçait la fin de l'idée natio-nale, et celle-ci est bien près aujourd'hui, par sa vigueur, de rem-placer l'idéologie défaillante qui l'avait autrefois condamnée. Onpeut dès lors se demander comment s'opère la filiation entre lemarxisme et le soviétisme, et finalement, ce qu'ils ont encore decommun. Dit autrement, ce qui frappe dans l'histoire du mar-xisme-léninisme, c'est la béance entre les mots et les faits, entre lesespérances et les réalités, entre les projets et les réalisations.

Le xx` siècle tout entier raconte l'histoire de cette brisure.Au début de ce siècle, la doctrine se tient ferme et sans défail-lance, dans son orthodoxie. Elle souffre des discussions, maisn'appelle pas son contraire. Son irruption dans la politique val'exposer aux tribulations. L'histoire ne réalise pas l'histoire desidées, mais la refaçonne à sa manière.

Une chose est sûre : la doctrine n'a pas été trahie volontaire-ment. Elle n'a pas été détournée par un disciple insolent ourévolté. Pendant les années qui précèdent la révolution, les que-relles sont d'interprétation. Il s'agit de savoir où se trouve lavraie parole du maître, qui n'a pas imaginé tous les détails de laprise du pouvoir, car il ignorait évidemment les situations del'avenir. Chacun se veut orthodoxe, et plus fidèle que les autres.La Révolution de 1917 se dit marxiste. Elle l'est sans contes-tation. C'est aussitôt le pouvoir pris, que l'histoire semble sortirdu projet où Marx l'avait structurée. L'Etat totalitaire n'est pasl'ceuvre de Staline, comme on a pu le croire ou le dire pourblanchir les acteurs initiaux. Il s'organise par la main de Lénine,et dès les premiers jours. La suite développera une logiquefatale, que le caractère de Staline va amplifier, mais sans créeraucun changement notable, aucune solution de continuité. C'estdonc le passage de la théorie à la politique, qui pose le problèmedu paradoxe des conséquences.

Le populisme

La Russie n'est pas dépositaire, quoiqu'en pense l'opinioncommune, d'une de ces traditions despotiques immémorialesque l'on décèle en Chine ou dans les pays de l'Orient ancien. La

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société russe forge à l'origine des structures politiques nanties derois aux pouvoirs limités, qui ressemblent beaucoup plus à cellesdes sociétés occidentales qu'à l'éternel despotisme. C'est seule-ment à partir du xvii' siècle que le paysan russe devint véritable-ment un serf, en perdant le droit de propriété et ses dignités po-litiques. L'esclavage russe provient des autocrates de l'époquedes Lumières, fascinés par l'Occident, à commencer par Pierrele Grand. Par ailleurs, les germes de despotisme étaient portéspar d'autres facteurs plus anciens : l'héritage de Byzance, parlequel Moscou se voulait troisième Rome, héritage concrétisé àpartir du couronnement d'Ivan le Terrible en 1547 ; et l'in-fluence de la conquête tatare qui avait duré deux siècles(de 1237 à 1480). A l'époque de Lénine, la Russie était un vasteempire despotique, dirigé par une bureaucratie puissante, et depopulation essentiellement paysanne. Le servage y avait étéaboli en 1861. La société russe, et surtout l'intelligentsia, y étaittravaillée par les mouvements de critique et de remise en causedécrits avec talent dans l'ouvrage de Soljenytsine concernantcette période (« La roue rouge », Août 14).

Dans une société de ce genre, dirigée depuis longtemps parune autocratie et devenue passive, on ne peut pas glisser uncompromis entre la soumission et la révolte. L'idée de contratdemeure inconnue, qui permet en Europe occidentale unecoexistence de la souveraineté et des autonomies. Ici, tout refusd'obéir aveuglement devient aussitôt une guerre civile larvée.La Russie de la fin du xix` siècle et du début du xx' siècle setrouve en situation révolutionnaire, parce qu'aucune réformen'y est possible sans révolution. Et les artisans de la critiquepour beaucoup sont des anarcho-terroristes, parce que dans unesociété pareille, il n'y a guère de milieu entre l'esclavage et labombe.

La pensée organisée la plus représentative de cette périodeest le populisme, dont Lénine va subir l'influence et face auquelil va structurer sa propre pensée. Le populisme fonde ses idéesréformatrices sur le primat de la communauté villageoise. A uneépoque où le capitalisme commence à apparaître en Russie, cepays traditionnellement attaché aux communautés de base,devrait échapper à cette transition redoutable. Mieux vautrevenir aux structures immémoriales qu'affronter l'épreuvemoderne (nous retrouvons cette pensée pratiquement intacte

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dans l'ouvrage récent de Soljenytsine, Comment réaménager notreRussie ?, qui revient aux thèmes du populisme d'avant 1917 :

critique du capitalisme occidental, viceux de retour à la commu-nauté villageoise et à la démocratie rurale. La nostalgie du Mira franchi et dépassé sans encombre soixante-dix ans demarxisme-léninisme). Le populisme exprime avec acuité l'essen-tiel de l'esprit russe d'alors : la nostalgie romantique et la cri-tique, voilée ou non, du modèle occidental entendu comme pas-sage obligé. La Russie doit faire sa révolution avec ses propresmodèles.

Lénine devait subir l'influence du populisme et surtout deson principal inspirateur, Tchernytchevski. On peut dire sansexagérer qu'avant d'être le fils de Marx, il fut celui de Tchernyt-chevski.

Voué à la prison et à l'exil comme la plupart des nihilistes-anarchistes de sa génération, Tchernytchevski écrivit, de la for-teresse Pierre et Paul, un roman à thèse, Que faire ?, qui devint àla fin du xix` siècle la référence de toute une génération de révo-lutionnaires. L'auteur sera le héros de Lénine, parce qu'il romptavec le tempérament encore éthique et paradoxalement idéa-liste, parfois spiritualiste, de ses contemporains anarchistes.Camus a bien montré, dans Les Justes, comment les auteursd'attentats de ces années-là exprimaient une pensée humaniste,au-delà même de la violence. Et Berdiaev affirmait (Les sources etle sens du communisme russe, p. 63 et s.) que ces hommes vivaientune sorte de mystique du salut social, partagés entre l'amourpour les hommes et la nécessité de détruire tout ce qui s'opposaità leurs desseins, y compris les hommes eux-mêmes. Tchernyt-chevski, lui, s'éloigne de ce paradoxe et apparaît plus monoli-thique, absolument matérialiste, et prêt à sacrifier sans étatd'âme ce qui dessert la cause de la révolution. Chez lui, la vieprivée, les relations d'amour et d'amitié, la compassion pour legenre humain, sont biffés délibérément au service du projetpolitico-idéologique, et c'est bien ce refus du compromis quidéfinira le caractère de Lénine et de sa politique.

Tchernytchevski pense que le salut de la Russie passe par lerenouveau de la communauté paysanne et villageoise, et rejettele capitalisme, quoique n'étant pas franchement hostile à l'Occi-dent - le débat politique russe se situe depuis longtemps, etprobablement encore pour longtemps, entre les occidentalistes

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et les slavophiles. Il appelle la révolution pour renverser l'auto-cratie tsariste et restaurer une liberté des communautés. Mais ilne s'agit pas d'un retour au passé au sens de refus du progrès.L'auteur de Que faire ? glorifie la science et la technique, quiviennent remplacer la religion rejetée. Sa société a pu êtredécrite comme « une phalanstère fouriériste, automatisée par leprogrès technique » (A. Besançon, Les origines intellectuelles duléninisme, p. 127).

Plus important encore que le projet politique et social : lamanière de concevoir le statut de ce projet. Tchernytchevski necherche pas à réformer une société, mais à créer un homme nou-veau, et il l'annonce dans le sous-titre de son livre (« Récit surles hommes nouveaux »). Les fausses idées seront remplacées parla science, susceptible d'apporter seule la vérité. Les hommesdevront non seulement purifier leur intellect, mais purifier leurvie : par une sorte d'ascèse sur tous les plans, réapprendre lenaturel. La société nouvelle vit selon la nature, instincts et inté-rêts. Elle est parfaite. Si parfaite qu'elle justifie la destruction dupassé tout entier. Fidèle à sa génération, Tchernytchevski ladépasse cependant, en ouvrant la porte à l'idée totalitaire. Sathéorie de l'action ne recèle aucun regard en arrière ni aucunrespect de rien : un seul regard fasciné pour l'idée maîtresse, quienvahit l'espace. C'est bien dans cet état d'esprit que Lénine varemporter la victoire attendue par les nihilistes russes depuis cin-quante ans.

L'influence de Marx, qui se faisait sentir souterrainement,devint prédominante quand, en 1872, le gouvernement permitla première traduction russe du Capital. Déjà les populistes sedéclaraient inspirés par Marx et l'interprétaient à travers leuridéal paysan. Mais leur critique systématique du capitalisme nepouvait que déplaire à Marx, qui condamna par ailleurs la ten-dance des populistes à traduire sa propre théorie en une idéo-logie manichéenne (R. Ladous, De l'Etat russe à l'Etat soviétique,p. 157). Ce qui peut inciter à croire que la pensée de Marx a étédénaturée à ce moment-là non seulement dans son contenu,mais surtout dans sa nature.

A la fin du xix` siècle, le débat dans les cercles de révolution-naires russes portait sur la possibilité d'application de la théoriemarxiste à la société russe, et en même temps sur l'exégèse destextes de Marx concernant le passage de l'ancien monde au

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nouveau. Jusque dans les années 1890, les groupes populistes seréféraient volontiers aux affirmations de Marx selon lesquelles lestade capitaliste prérévolutionnaire ne devait pas s'appliqueruniversellement, mais demeurait valable surtout pour les paysoccidentaux. Les populistes espéraient donc pouvoir éviter lepassage douloureux du capitalisme et préparer directement lasociété communautaire grâce à la force de la tradition paysannerusse. Mais, d'une part, il devint évident que le capitalisme étaitdéjà trop développé, même embryonnaire, pour qu'il soit pos-sible d'en faire l'économie. Par ailleurs, les révolutionnairesdevaient réaliser de plus en plus clairement que la paysannerie,loin de constituer un ferment révolutionnaire typique, dévelop-pait les idées de la réaction la plus impropre à n'importe quelbouleversement. La paysannerie, qui avait été l'espoir du popu-lisme, allait devenir l'adversaire principal de Lénine et de sonsuccesseur.

D'autres problèmes se posaient encore concernant ce que l'onpeut appeler au sens propre la réalisation de la théorie marxiste.Ils avaient tous trait à la transition, que celle-ci fût courte ou lon-gue. Les décennies qui précèdent 1917 sont marquées par des dis-cussions passionnées concernant la création de la société nouvelle,supposée parfaite. Jamais peut-être une révolution n'a été si pré-parée, ni si attendue. Pour la plupart des adversaires de l'ancienrégime, elle ne pouvait pas ne pas se produire. Le problème étaitde ne pas se la voir confisquer par d'autres, et pour ainsi dire, dene pas rater l'événement majeur qui conditionnait tout, etn'offrait qu'une seule occasion.

Plekhano v

Outre le populiste Tchernytchevski, l'autre principal inspi-rateur de Lénine fut Plekhanov, qui ouvrit la voie au véritablemarxisme russe, appelé alors « social-démocratie », en s'impo-sant contre les anarchistes et les populistes à la fois. Plekhanov,qui vivait en exil à Genève, travailla assidûment les textes deMarx et de Engels, et transmit à Lénine le « matérialisme dia-lectique » donné comme une véritable idéologie, c'est-à-direcomme un système du monde à la fois signifiant et implacable.L. Kolakowski écrit que Plekhanov « réduit le marxisme à un

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catéchisme » (Histoire du marxisme, II, p. 379). Au-delà de la cri-tique que cette affirmation laisse supposer, ne fallait-il pas sim-plifier la doctrine si l'on voulait qu'elle devînt un véritable ins-trument de pouvoir ? Intéressé à l'action - au moins au départpuisque par la suite la querelle avec Lénine le reléguera dansune retraite d'intellectuel -, Plekhanov allait se vouer à cettesimplification. Il rejeta les thèses populistes de la communautépaysanne, et reprit la thèse de Marx selon laquelle la révolutionpasserait inévitablement par la phase capitaliste. La société féo-dale devait accoucher du capitalisme - que Marx considéraitcomme un progrès relatif -, lequel produirait une premièrerévolution, démocratique et réclamant les libertés bourgeoises.C'est ensuite seulement que deviendrait possible la révolutionsocialiste, explosant sur les ruines et les rancoeurs de la sociétélibérale bourgeoise. Cette théorie des deux révolutions succes-sives allait provoquer un conflit avec Lénine. Celui-ci, davan-tage pressé, déciderait de brûler l'étape de la révolution bour-geoise. Plekhanov pensait que cette étape nécessaire ne dureraitpas longtemps, car l'état social de la Russie permettrait un déve-loppement et une détérioration rapides du capitalisme. Parcontre, il était persuadé que vouloir faire l'économie de ce pas-sage équivaudrait à rater la révolution. En tentant, pour ainsidire de force - c'est-à-dire sans compter sur la logique duprocessus historique - de transiter directement du tsarisme ausocialisme, on s'exposerait à une surprise terrible. Cette surpriseserait la restauration de l'ancien despotisme asiatique, unesociété, dit Plekhanov, qui ressemblerait à celle de la Chine etdes Incas : l'Etat monstrueux, gouvernant par l'intermédiaired'une bureaucratie esclavagiste. La raison de cette grossièredéviance était la suivante : un groupe de révolutionnaires pre-nant le pouvoir dans une société sans conscience préparée,devrait agir au nom et lieu du peuple, et obligatoirement le sou-mettrait, loin de le libérer.

L'intuition de Plekhanov est majeure pour qui veut tenter desaisir le passage du marxisme au soviétisme. Et il est probableque le fondateur de la social-démocratie, considéré par les histo-riens comme un esprit assez sommaire et sans originalité, avaitsaisi le point d'achoppement de la révolution léniniste, long-temps avant son avènement. Plekhanov était hanté par lespectre du despotisme oriental, qu'il considérait comme l'éter-

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nelle tentation de la Russie, et désirait occidentaliser le pays jus-tement pour accomplir la théorie marxiste. Dans ce schéma, ilréclamait de laisser se développer la conscience de classe du pro-létariat jusqu'au moment où celui-ci deviendrait capable dediriger lui-même la révolution, et de mettre en place la dictaturedu prolétariat qui n'aurait rien à voir avec la dictature d'ungroupe partisan, mais serait l'ceuvre du peuple lui-même contreses exploiteurs. La certitude que la vraie révolution ne pourraitêtre accomplie sans spontanéité, correspondait avec la théoriedes deux révolutions : l'obsession de Plekhanov était d'éviter ledespotisme du parti.

C'est justement sur la question de la spontanéité que Lénineallait se séparer de Plekhanov. Et il s'agissait bien de la questionmajeure, qui allait décider de la nature du nouveau régime.Lénine emprunta à Plekhanov l'idéologie marxiste, revue etsimplifiée en vue d'une réalisation concrète. Mais il passa lesvingt-cinq années qui précédèrent 1917 à imposer sa proprevision des choses, contre les divers courants qui apparaissaientsans cesse dans l'orbite marxiste. C'est parce que Lénine suts'imposer politiquement, parce qu'il était un homme d'actionremarquable et faisait preuve d'une grande intelligence dessituations, qu'il parvint à faire sienne la révolution. On ne peuts'empêcher de penser que si la révolution avait été prise en mainpar Plekhanov, 1'Etat totalitaire n'aurait peut-être jamais eul'occasion de se mettre en place.

En réalité, Lénine ne trahit pas la théorie marxiste, mais il lamène jusqu'à ses conséquences extrêmes. Le marxisme était unedoctrine d'intellectuel plus que d'idéologue : elle comportait cescontradictions qui font la richesse d'une pensée. Mais on neprend pas le pouvoir avec des contradictions. L'action réclameune logique : les conséquences des décisions s'imposent d'elles-mêmes, alors que dans la doctrine, il était possible de laisser uneaffirmation en suspens, oubliant ses conséquences.

Tout ce que Marx avait écrit paraissait aimable et attrayantdans un recueil théorique. Il faut le cynisme de Lénine pour entirer les simples conclusions, et les concrétiser. Le droit n'est quela médiation entre l'individu et l'Etat qui l'opprime : il faut sup-primer le droit, donc accepter l'arbitraire. Les droits del'homme nés en Occident représentent des avatars de l'oppres-sion bourgeoise, et les libertés formelles ne valent que pour des

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mots : un gouvernement révolutionnaire doit donc les anéantirconcrètement. La relativisation de l'idée de vérité, qui permet àLénine d'ériger un despotisme de l'arbitraire partisan, en dehorsde toute loi, provient directement de l'idée marxiste de vérité declasse, simplifiée et appliquée politiquement. Et ainsi de suite. Aregarder le passage du marxisme au léninisme, on s'aperçoitavec crainte à quel point il peut être dangereux de manipulerd'attrayantes idées, des idées sophistiquées d'intellectuel, sansimaginer leur portée. L'intellectuel ne fait que caresser les idées,et serait horrifié si on lui en traçait la concrétisation. Mais ilsuffit qu'arrive un homme d'action sans état d'âme. On peutdire que Marx n'aurait probablement pas voulu la concrétisa-tion de ses propres idées par Lénine. Mais on ne peut pas direavec sérieux que ses idées étaient innocentes. Quand on traite ledroit comme une billevesée, on s'expose à réclamer l'arbitraire.C'est aussi simple que cela.

L'apparition du despotisme chez Lénine

L'apport original du léninisme concerne la question de laspontanéité populaire et de l'action du parti. A cet égard, Ple-khanov était plus proche de Marx quand, jugeant selon le droitfil de la théorie originelle, il accusait Lénine de refuser saconscience à la classe ouvrière. Si Marx parlait de la prise deconscience du prolétariat, c'était bien parce qu'il comptait quela révolution se ferait par le prolétariat lui-même. Mais Marx nepensait pas que la révolution éclaterait d'abord en Russie, dansun pays où précisément le prolétariat venait à peine d'appa-raître, et se trouvait beaucoup plus faible que la masse pay-sanne.

Lénine considérait que la classe ouvrière demeurait inca-pable, telle quelle, de servir de fer de lance à la révolution social-démocrate. Peut-être, comme le pensait Plekhanov, se trompait-il de ne pas vouloir attendre la prise de conscience duprolétariat. Ou bien, peut-être avait-il compris que la classe ou-vrière exprimait toujours des intérêts singuliers et ne parviendraitjamais à cette hauteur de vue extraordinaire que Marx décrivaiten parlant d'un prolétariat idéal. Le schéma volontariste deLénine, autrement dit, était-il question de circonstance -

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auquel cas une authentique révolution prolétarienne aurait puse dérouler dans les pays capitalistes de l'époque -, ou bienétait-il une nécessité intrinsèque pour faire passer la doctrine àsa réalisation ? Son cynisme apparent ne peut-il être considérécomme une grande connaissance des hommes, comme lacompréhension d'un prolétariat simplement en chair et en os ?En tout cas, il s'attarde, notamment dans Que faire ?, à décrire letempérament syndicaliste, et non révolutionnaire, de l'ouvrierrusse : « L'idéal du militant... se rapproche la plupart du tempsbeaucoup plus du secrétaire de trade-union que du chef poli-tique socialiste. En effet, le secrétaire d'une trade-unionanglaise, par exemple, aide constamment les ouvriers à mener lalutte économique, il organise des campagnes de dénonciationsur la vie à l'usine, il explique l'injustice des lois et dispositionsentravant la liberté de grève... Et l'on ne saurait trop insisterque ce n'est pas encore là le social-démocratisme » (p. 136). Et parconséquent : « La conscience politique de classe ne peut êtreapportée à l'ouvrier que de l'extérieur » (ibid., p. 135).

Laisser la conscience de classe se développer spontanément,ce serait faire le jeu de la bourgeoisie. En réalité, le trade-unio-nisme laisse rentrer le prolétaire dans la société qu'il faut préci-sément détruire, il l'embourgeoise à long terme, il l'empêche dedemeurer cette classe négative, seule capable de révoquer enbloc le monde ancien.

Une minorité d'avant-garde va donc prendre en charge ledestin du prolétariat, afin, pour ainsi dire, de le protéger contrelui-même. Ici apparaît clairement l'idée despotique. Le bien dupeuple est conceptualisé en dehors du peuple lui-même. Laissé àsa conscience première, celui-ci n'exprimerait que des désirsbourgeois. Il s'agit donc de lui désigner la voie à suivre, del'extérieur.

Le processus intellectuel par lequel la valeur référentiellepasse du prolétariat à l'idéologie, date bien de Lénine. ChezMarx, la valeur référentielle était le prolétariat comme classe,auquel la vérité idéologique demeurait identifiée, même si leprolétariat était aidé dans sa réflexion par une avant-gardecommuniste. Chez Lénine, la valeur référentielle devient l'idéo-logie détachée du prolétariat, et bientôt, jouant contre lui. Lepassage est franchi vers le despotisme politique. Il faut à toutedoctrine une instance décrétée détentrice de la vérité, et garante

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de l'orthodoxie. Le prolétariat se révèle porteur de penséesbourgeoises et trade-unionistes. C'est désormais le parti qui seradonné comme porteur et garant de la vérité : l'idéologie s'in-carne en lui. Sa légitimité à contraindre est donc totale, puis-qu'il représente les intérêts, même inconscients, du peuple. Letotalitarisme naissant repose sur la certitude que, quels quesoient les détours ou les apparences, le parti parle et agit pour lebien du prolétariat.

Profondément, c'est bien ce glissement des références quiouvrit la querelle entre mencheviks et bolcheviks. On sait quecette séparation entre deux tendances du parti apparut en 1903,et qu'elle indique une majorité ici et une minorité là. En réalité,Lénine ne fut alors majoritaire que d'une courte tête, et par lasuite, ne le resta pas toujours, même si l'appellation de sa ten-dance lui était restée. Le charisme de Lénine, ses qualités indé-niables d'homme d'action, et sa pugnacité incomparable, permi-rent à sa tendance de l'emporter, en dépit du nombred'adhésions qu'il pouvait compter. La discussion entre bolche-viks et mencheviks laisse croire que la Révolution de 1917 auraitfort bien pu prendre un autre tournant. Elle laisse comprendreque le marxisme ne devait pas engendrer inéluctablement le sta-linisme. La voie despotique, et plus loin totalitaire, provient dela lecture léniniste de Marx, et de l'incroyable ténacité deLénine à faire triompher son point de vue face à ses adversaires.

Les mencheviks réclamaient que place soit faite à lademande des libertés démocratiques. Ils jugeaient légitime detenter de satisfaire aux revendications trade-unionistes de laclasse ouvrière : augmentation du niveau de vie et liberté syndi-cale. Ils se déclaraient pour une participation aux activités par-lementaires naissantes. Autrement dit, leur lieu de référenceintellectuel était encore le prolétariat et le peuple en général,avec ses désirs et ses volontés réelles. Et ils reprochaient àLénine, déjà, de construire un parti centralisé, par-delà, voirecontre le prolétariat lui-même. Il est extrêmement difficile desavoir si les mencheviks, ce disant, appuyaient la thèse des deuxrévolutions - auquel cas la querelle n'était qu'une question deméthode -, ou s'ils se trouvaient plutôt tentés par ce que nousappelons aujourd'hui la social-démocratie - auquel cas la que-relle était une question idéologique. Pour parler autrement, ilest difficile de savoir si les mencheviks justifiaient en soi les

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libertés syndicales et parlementaires, ou s'ils les tenaient pourune nécessité relative et circonstancielle en attendant la seconderévolution susceptible de préparer le socialisme proprement dit.Car, d'une part, ils ne se présentaient pas en un groupe uni-forme, et, d'autre part, cette question ne se posait qu'à longterme et il est impossible d'y répondre puisque l'histoire n'a paspermis de faire aboutir le processus des deux révolutions et parconséquent de résoudre ce qui reste à nos yeux une énigme : quese serait-il passé après une révolution libérale ?

En tout cas, Lénine, lui, tenait ferme sa position selonlaquelle le lieu de l'unique référence de vérité était le parti et sonidéologie, et non pas les désirs spontanés de la masse. Il récla-mait naturellement que le parti prenne fait et cause pour toutmouvement d'idées destiné à ébranler le tsarisme, mais il nes'agissait dans son esprit que d'alliances objectives uniquementdestinées à la tactique ou à la stratégie révolutionnaires. Il fallaitsoutenir toutes les revendications, voire les plus libérales, seule-ment pour les canaliser et les utiliser à bon escient, en gardantles forces disponibles pour les contrer aussitôt l'ennemi communébranlé. C'est pourquoi le parti, pivot et force vive de l'ortho-doxie, ne devait pas se trouver mêlé - empoisonné - de ten-dances équivoques qui auraient pu, au moment crucial, ledétourner de son cours. Il devait rester pur, épargné de toutefaiblesse, et bien persuadé dans son ensemble de la différenceentre les moyens - les revendications libérales bourgeoises -,et la fin - la révolution socialiste. Lénine ne dévia jamais decette conviction et c'est probablement cette fermeté de roc, quifinit par lui assurer la victoire.

Ce faisant, Lénine ni ne dénaturait le marxisme ni ne le tra-duisait à la lettre. Et les querelles entre bolcheviks et mencheviksdurèrent jusqu'à ce que le parti, dans les années 1920, eut éten-du sur toute résistance une chappe de plomb. C'étaient des que-relles d'interprétation, et même d'exégèse. Martov, qui écrivitdans ses articles le réquisitoire le plus argumenté contre le bol-chevisme, affirme que la vision léniniste du parti relève plutôtdes socialismes utopistes, et par exemple de Babeuf, que deMarx lui-même. Et prétend que Marx n'entendait pas, parunité de la société, la suppression des libertés, mais la véritablecommunauté sociale dans laquelle les diversités n'auraient pluslieu d'être. L'impossibilité de savoir ce que Marx aurait fait à la

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place de Lénine, tient à la situation elle-même, devant laquelleMarx ne s'est jamais trouvé. Lénine a établi le despotisme idéo-logique parce qu'il a probablement senti très tôt que les diversi-tés n'allaient pas disparaître comme par enchantement, et parceque le despotisme était dès lors le seul moyen de courir à l'unitésociale. Devant l'explosion inattendue des diversités, les menche-viks auraient sans doute été conduits, s'ils avaient gardé le pou-voir, à abandonner l'idéologie, puisqu'ils récusaient le despo-tisme comme moyen privilégié. La querelle entre les deuxtendances tient donc plus, finalement, à la manière de répondreà l'irruption de la réalité sociale et humaine - les revendica-tions libérales du prolétariat et du peuple en général - qu'àune simple question d'exégèse.

En tout cas, il est clair que l'organisation du pouvoir sovié-tique qui se mettra en place après la révolution se trouve déjà engerme dans la réponse de Lénine aux mencheviks, au tout débutdu siècle. La suite révélera la logique implacable des prises depositions de cette époque. Après les craintes énoncées parBakounine, puis Plekhanov, au sujet du despotisme asiatique,Trotski, en 1903, annonce le même destin, cette fois sous formede projet inéluctable : la vision léniniste du parti aboutira à ladictature au sens le plus trivial du terme.

Dictature du prolétariat ou dictature du parti

Trotski allait à la fois renforcer l'idée bolchevique et poserd'autres questions concernant la réalisation des desseins révolu-tionnaires. Homme seul - il critique Lénine en 1903, mais nerallie pas pour autant les mencheviks -, Trotski eut par la suiteune influence autant intellectuelle que politique. Il contribuad'une part à renforcer l'idée de dictature du prolétariat, d'autrepart à poser la question de la « révolution permanente ».

La dictature du prolétariat constitue, comme on sait, la pre-mière phase de la révolution socialiste, nécessaire à l'aboutisse-ment du projet final : l'extinction de l'Etat tout court. L'Etatétant défini comme l'expression de la bourgeoisie et l'instrumentde son oppression, il ne saurait disparaître qu'avec la disparitionde la classe qui le porte et l'utilise. Dans L'Etat et la révolution,Lénine a bien mis en relation cette dictature particulière comme

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moyen, et l'anéantissement de l'instance dirigeante qui doit lasuivre. A cet égard, la pensée de Lénine dénote autant et plusl'influence de certains populistes, que celle de Marx. Tkatchevavait par exemple précisé que l'appareil d'Etat, avant de dispa-raître, devait être tout d'abord tourné contre ses propriétairesoppresseurs, jusqu'à ce que de ceux-ci il ne reste plus rien(I. Berlin, Les penseurs russes, p. 272 et s.).

La conception de l'Etat selon Lénine rappelle celle de MaxWeber - l'instance qui dispose de la violence légitime - enmême temps qu'elle reprend celle de Marx - violence légitimeà la disposition d'une classe contre une autre. Le premier Etatrévolutionnaire sera une dictature entre les mains du prolétariaten vue de faire disparaître la bourgeoisie : « L'Etat est l'organi-sation spéciale d'un pouvoir ; c'est l'organisation de la violencedestinée à mater une certaine classe. Quelle est donc la classeque le prolétariat doit mater ? Evidemment la seule classe desexploiteurs ; or, diriger cette répression, la réaliser pratique-ment, il n'y a que le prolétariat qui puisse le faire, en tant queseule classe révolutionnaire jusqu'au bout, seule classe capabled'unir tous les travailleurs et tous les exploités dans la luttecontre la bourgeoisie, en vue de la chasser totalement du pou-voir » (op. cit., p. 31). Par l'organisation de la dictature, pouvoirde la force pure à l'exclusion de la loi, et pendant une périodeindéterminée, l'ennemi de classe sera anéanti. A la suite de quoil'Etat s'éteindra de lui-même, n'ayant plus de raison d'être, et laviolence et la soumission s'éteindront avec lui (ibid., p. 108).

Il est parfaitement conforme à la logique de la théorie, quel'Etat prolétarien utilise les armes de la pure violence pouranéantir la bourgeoisie. Car l'utilisation du droit est un moyentypiquement bourgeois, qui prend en compte des diversités etdes libertés intégrées au système bourgeois. La justificationde la dictature ne saurait prêter le flanc à aucun argumentéthique, car elle se situe dans un monde absolument étranger ànos schémas de pensée. La liberté n'a pas de sens - sinon unsens trompeur et néfaste - avant la société communiste :

« C'est seulement dans la société communiste, lorsque la résis-tance des capitalistes est définitivement brisée, que les capita-listes ont disparu et qu'il n'y a plus de classes (c'est-à-dire plusde distinction entre les membres de la société quant à leurs rap-ports avec les moyens sociaux de production), c'est alors seule-

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ment que l'Etat cesse d'exister et qu'il devient possible de parlerde liberté » (ibid., p. 116-117, citation de Engels par Lénine).

La nature de la dictature étant définie avec précision, la ques-tion allait se poser de la nature de ses détenteurs. Cette questionprolongeait celle de l'instance détentrice de la vérité idéologique- la classe ouvrière, ou le parti - dans laquelle s'affrontaientmencheviks et bolcheviks. Fidèle à sa logique, Lénine allait rapi-dement transformer la dictature du prolétariat en une dictaturedu parti sur le peuple, et d'abord sur la paysannerie. Le débat res-tait toujours ouvert pour savoir si la paysannerie, c'est-à-dire l'im-mense majorité du peuple russe, devait être considérée commeune masse prolétarienne, ou comme un adversaire réel ou poten-tiel. Mais bien des mencheviks soupçonnaient que la dictature surla paysannerie se transformerait bientôt en dictature sur le prolé-tariat, et sur tout ennemi du parti. La critique de Kautsky, aumoment même de la Révolution de 1917, met l'accent sur l'idéeselon laquelle Marx n'avait pas réclamé une dictature au sensd'un pouvoir violent et despotique, mais au sens surtout d'un Etatprolétarien appuyé sur l'ensemble des travailleurs : dans la dicta-ture du prolétariat selon Marx, c'est le second terme qui était leplus important. Pourtant, même si la conception léniniste de dic-tature du prolétariat n'est pas reprise à la lettre du marxisme, ilreste qu'ici encore, Lénine a tiré une conclusion logique de lathéorie marxiste de l'Etat comme superstructure et comme instru-ment de domination, et de la liberté et du droit comme produitsbourgeois.

Trotski, dans Terrorisme et communisme, répond en 1921 auxarguments de Kautsky. Il appuie la thèse léniniste de la pri-mauté du parti, arguant qu'il ne saurait y avoir de hiatus entrele parti et le prolétariat, le premier ne faisant qu'exprimer lesréelles aspirations du second : « On nous a accusés plus d'unefois d'avoir substitué à la dictature des Soviets celle du parti...Dans cette substitution du pouvoir du parti au pouvoir de laclasse ouvrière, il n'y a rien de fortuit, et même, au fond, il n'y alà aucune substitution. Les communistes expriment les intérêtsfondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturelqu'à une époque où l'Histoire met à l'ordre du jour la discussionde ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes devien-nent les représentants avoués de la classe ouvrière en sa tota-lité » (p. 170-171). C'est donc la conviction de l'identification,

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de l'osmose du parti et du prolétariat, qui permet de justifier ladictature du parti. Cette conviction constitue un axiome del'idéologie. C'est-à-dire que, loin d'être susceptible d'une remiseen cause historique, elle domine les événements qui s'expliquentpar rapport à elle : toute revendication de la classe ouvrière nonidentifiable à celle du parti, sera comprise comme émanantinconsciemment de l'ennemi de classe, et donc comme unefausse revendication, voire une trahison.

La dictature du prolétariat n'aurait su cependant résoudreles problèmes de la révolution, dans la mesure où la Russie ne setrouvait pas, comme les pays capitalistes occidentaux, nantied'un prolétariat massif, mais d'un peuple paysan, travaillé pardes humeurs difficiles à cerner. Il fallait dans un premier temps,selon la thèse répandue chez les révolutionnaires de l'époque,organiser la première révolution libérale contre le tsarisme, àl'aide de la paysannerie ; puis, dans un second temps, préparerla révolution socialiste qui s'accomplirait contre la paysannerie.Mais la première étape elle-même posait question. Les bolche-viks suspectaient que les paysans, loin de servir la cause révolu-tionnaire, allaient au contraire révéler leurs intérêts réaction-naires, en défendant par exemple la petite propriété récemmentreconquise, et les particularismes afférents. Il était clair que larévolution prolétarienne, en dépit de sa volonté de vaincre,allait se trouver dès le départ aux prises avec des conflits renou-velés, auxquels la dictature elle-même, si on en arrivait là, neparviendrait pas à faire face.

C'est pourquoi Trotski espérait que la révolution russe seraitsuivie de soulèvements et de révolutions analogues dans les autrespays d'Europe occidentale. L'appoint des prolétariats nombreuxdu capitalisme voisin permettrait à la Russie de résister à sa pay-sannerie. La « révolution permanente » signifiait donc à la fois lasuccession des deux révolutions dans le temps, et l'épidémie desrévolutions dans l'espace. Les événements allaient contredireTrotski, tout en donnant raison d'une autre manière à sa perspi-cacité. Lénine allait tout faire pour échapper au stade de la révo-lution libérale, et y réussir. Les masses paysannes allaient bienrésister plutôt que collaborer à la révolution, mais en l'absenced'une épidémie révolutionnaire en Europe de l'Ouest, cette résis-tance justifierait et amplifierait le despotisme déjà contenu dansl'idée de dictature du parti.

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Répression légitime

Dès les premiers mois après la révolution, le despotisme s'ins-talla tout naturellement. Le parti étant censé représenter parfai-tement le peuple, toute critique apparaissait comme une dévia-tion bourgeoise, et méritait une répression légitime. L'écart réel- au-delà de l'identification rêvée - entre le parti dirigeant etle peuple, apparaît au tout début. Il ne faut pas croire à un étatde grâce, même temporaire, ni à aucune lune de miel à cemoment entre gouvernants et gouvernés. On pourrait dire, enétiquettant abusivement, que le peuple russe était menchevik.Les ouvriers révolutionnaires recevaient le marxisme façon Ple-khanov. Pour eux, la dictature du prolétariat devait être exercéeeffectivement par le prolétariat, et la socialisation de l'économieréclamait une direction effectivement par les ouvriers. Lénine nes'était pas trompé : le peuple désirait des libertés semblables auxlibertés bourgeoises, les ouvriers, des victoires trade-unionistes.Aussi les résistances ne se firent-elles pas attendre, suivies derépressions. Les mesures politiques du nouveau régime durentêtre assorties d'arguments fallacieux : mesures soi-disant tempo-raires, rendues obligatoires par la guerre... Le développementd'une propagande mensongère propre à justifier la répressionmontre que déjà celle-ci ne pouvait plus avancer des argumentsidéologiques : ce n'était déjà plus la bourgeoisie que l'Etat« prolétarien » réprimait. Le pouvoir devait mettre une dizained'années à installer une dictature sans faille. En attendant,toutes les révoltes - comme celle des marins de Cronstadten 1921 -, témoignent de la béance entre les attentes popu-laires, et le bien du peuple défini par le pouvoir : béance qui at-teste, précisément, du despotisme.

Si l'on observe de près les mesures prises par le gouverne-ment soviétique dès les premiers mois, et même dès les premiersjours, on voit apparaître davantage encore qu'une simple dicta-ture : déjà un pouvoir totalitaire.

Il est clair que le despotisme asiatique, tant redouté par lesprécurseurs, a resurgi ou plutôt n'a pas disparu, le tsarismeétant remplacé mais non aboli. Mais le despotisme sera désor-mais exercé au nom d'une idéologie, et dès lors il devient totali-taire. Il ne s'agit pas pour le pouvoir de gouverner oppressive-

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ment par appétit de puissance, mais d'opprimer pour rénoverl'homme et le transformer. L'homme doit conquérir son unité,échapper à la dissociation qui le mine. La société doit devenirune communauté, c'est-à-dire un tout dans lequel les personna-lités s'enrichissent en s'uniformisant. Le despotisme ordinaire secontente de contraindre par utilité politique. Ici la contraintevise à changer l'être : elle s'exerce donc dans tous les domaines.L'apparition du totalitarisme ne doit rien aux circonstancesfâcheuses, ni à la mauvaise fortune : elle se justifie au fur et àmesure par la théorie, qui accompagne les actes. Le léninismeest logique, préparé, imperturbable.

Lénine n'attendit que trois jours, après le coup d'Etat du7 novembre 1917, pour abolir la liberté de la presse. Par undécret du 4 juin 1918, il réglemente le commerce des machines àécrire. Le 14 novembre 1917, il établit un contrôle direct et totalsur les ouvriers. Lois scolaires, lois économiques, suppression ducommerce libre : en deux ans, la transformation est complète.Cette transformation devrait en principe, selon la théorie,répondre à des voeux populaires, en tout cas satisfaire ses bénéfi-ciaires. Mais la manière dont le pouvoir doit imposer sesréformes montre à l'évidence qu'il n'en est rien. La répressionpolicière, non seulement contre la bourgeoisie, mais contretoutes les classes, se met en place en même temps que la nouvellesociété. Elle se justifie par le nouveau sens qu'on lui confère : larépression est une catharsis. Le pouvoir élimine les ennemis dupeuple jugés irrécupérables : mais dans la mesure du possible, illes rééduque. Les camps visent moins à punir qu'à régénérer.

La création de la première police politique soviétique datedu 7 décembre 1917, l'ouverture des camps du 5 sep-tembre 1918. La Tcheka - ou commission extraordinaire pourcombattre la contre-révolution et le sabotage - fut aussitôtnantie d'un pouvoir discrétionnaire de vie et de mort. C'étaitelle, en quelque sorte, qui séparait le bon grain de l'ivraie, etfaçonnait ainsi la société nouvelle. Les quatre premières années,elle exécuta 140 000 personnes et ouvrit 132 camps de concen-tration. Dans le même temps, la vérité idéologique se resserraitdans l'exclusif orbite des organes dirigeants. Toute pensée quiémanait spontanément des groupes sociaux fut étouffée etdétruite. Les syndics furent suspendus, les manifestations inter-dites, leurs dirigeants arrêtés. Souvent, les syndicats étaient aux

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mains des mencheviks, qui tinrent tête au régime jusqu'en 1921en réclamant la liberté d'expression et d'association. Le pouvoirdécréta anarchiste toute pensée différente de la pensée officielle,ce qui était logique puisque la société devait être transformée encommunauté. Les grévistes devinrent des saboteurs. La libertén'avait pas de sens : il faut une capacité d'autocritique pourpouvoir rendre hommage à la liberté. La certitude absolue devérité rend la liberté absurde et dangereuse. Ce processus peuts'observer dans toutes les religions triomphantes. La pensée tota-litaire représente ici une idéologie déployée, comme elle peutreprésenter ailleurs une religion déployée ou dévoyée. Ici et ail-leurs, la liberté comme possibilité de se mouvoir dans ce quiapparaît à coup sûr mensonger, devient pire qu'une servitude.Qui laisserait un enfant courir au précipice ? Qui ne maîtriseraitl'ami qui cherche à se tuer? Le faible en esprit, celui dontLénine disait, en l'entendant d'une manière très spécifique, qu'ilmanquait de « culture », devait être éduqué selon la vérité.Quant à l'opposant irréductible, il devenait, tout naturellement,un malade mental - puisque la vérité unique était objective -,ou un esprit dominé par la malfaisance.

La terreur a donc une vertu thérapeutique. Elle n'émaned'aucune cruauté gratuite, ni seulement d'une soif de pouvoir.Elle vise à anéantir l'ancienne société, celle qui se définit parl'expression des diversités. Par un glissement de la pensée, le cri-tère de l'erreur n'est plus l'esprit bourgeois, mais la différencepar rapport au parti : tout ce qui s'oppose est qualifié de bour-geois. Ce glissement a une cause simple : la théorie prévoyaitque seule la bourgeoisie s'opposerait au nouveau régime. Ons'aperçoit rapidement que des éléments nombreux de toutes lesclasses résistent en s'opposant. Faute de devoir renoncer à larévolution, il faut donc assimiler tout refus à une attitude bour-geoise.

L'Occident a cru à tort, et pendant longtemps, que laterreur d'Etat en Union soviétique trouvait sa cause dans lacruauté de Staline ; ou qu'elle provenait d'un dérapage du sys-tème, d'une incapacité à maîtriser des bouleversements difficiles.En réalité, la terreur était contenue dès le départ dans la théorieléniniste, et justifiée en même temps que programmée. Sous laplume de Lénine, elle ne ressemblait même pas à ces moyenspolitiques utilisés avec regret dans le cadre d'une quelconque

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raison d'Etat. La valeur référentielle se trouve dans la doctrine,et non chez l'être humain en général et en particulier. Leshommes ne reçoivent donc valeur et dignité que s'ils adoptent lavérité. Sinon, ils ne méritent aucun respect.

Ce que nous appellerions du cynisme, et qui n'est qu'unemanière différente de poser les valeurs référentielles, s'exprimechez Trotski autant que chez Lénine. Transformer la société nese peut que par le totalitarisme : c'est ce que Trotski s'attache àdémontrer dans Terrorisme et communisme.

C'est à propos de l'organisation du travail qu'apparaît lanécessité de l'étatisation méthodique des actes et des volontés.Le raisonnement de Trotski est absolument rationnel. Le profit,pivot de l'économie capitaliste, est supprimé. Dans quel but lesindividus travailleront-ils désormais ? Trotski sait qu'ils ne sedévoueront pas gratuitement à la cause révolutionnaire. Carl'homme n'a pas encore été transformé : « Selon la règle géné-rale, l'homme s'efforcera d'éviter le travail. L'assiduité ne lui estpas innée ; elle est créée par la pression économique et par l'édu-cation du milieu social. L'homme, peut-on dire, est un animalassez paresseux » (p. 202).

Il faut donc prévoir l'obligation du travail, clé du régimesocialiste. A cela les mencheviks, qui décidément ont tout prévu,et auxquels l'histoire donnera raison ici encore, rétorquent quele travail servile est improductif. Le système économique ainsidécrit amènerait une baisse inéluctable de la production. Maispour Trotski, certaines réalités immémoriales ont changé enmême temps que s'instaurait le socialisme : « Que le travail libresoit plus productif que le travail obligatoire, c'est une vérité, ence qui concerne le passage de la société féodale à la société bour-geoise. Mais il faut être un libéral, ou, à notre époque, un kauts-kyste, pour éterniser cette vérité et l'étendre à notre époque detransition du régime bourgeois au régime socialiste » (ibid.,p. 215). L'auteur doit pourtant bien sentir ici l'illogisme de sapropre argumentation : car si l'homme a besoin de contrainteparce qu'il est toujours aussi paresseux, on ne voit pas pourquoila contrainte, selon la même évidence, n'engendrerait pasune paresse encore plus grande. Mais il évite l'argument parl'absurde : « S'il était vrai que notre organisation du travail, quidoit remplacer le capitalisme, organisation établie conformé-ment à un plan, et par conséquent coercitive, mène à un affai-

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blissement de l'économie, cela signifierait la fin de toute notreculture, un recul de l'humanité vers la barbarie et la sauva-gerie » (ibid., p. 218). Autrement dit, cela n'arrivera pas parce

que ce serait trop affreux.La description de la société socialiste par Trotski est délibé-

rément totalitaire. La société doit être « militarisée », et lacomparaison avec l'armée traduit une soumission totale :

« L'ouvrier ne fait pas de marchandage avec le gouvernementsoviétique : il est subordonné à l'Etat, il lui est soumis sous tousles rapports, du fait que c'est son Etat » (ibid., p. 213-214-252).La contrainte sera temporaire, mais elle n'en doit pas moins êtretotale : « En régime socialiste, il n'y aura pas d'appareil de coer-cition, il n'y aura pas d'Etat. L'Etat se dissoudra dans lacommune de production et de consommation. La voie du socia-lisme n'en passe pas moins par la tension la plus haute de l'éta-tisation. Et c'est justement cette période que nous traversonsavec vous. De même que la lampe, avant de s'éteindre, brilled'une flamme plus vive, l'Etat, avant de disparaître, revêt laforme de dictature du prolétariat, c'est-à-dire du plus impi-toyable gouvernement qui soit, d'un gouvernement qui em-brasse impérieusement la vie de tous les citoyens » (ibid.,p. 254). Le totalitarisme est annoncé, et justifié par ses résul-tats : il engendrera la perfection sociale. La terreur vaut commemoyen de transformation de l'homme. La grandeur des fins légi-time la brutalité des moyens. Il s'agit bien d'une rédemptionaccomplie dans la souffrance : la société doit se purifier pouraccéder au bonheur. En dépit du cynisme apparent, la penséesoviétique rappelle, par ses finalités, certaines pensées religieuses(il faut cependant manier ce genre de comparaison avec pru-dence, cf là-dessus H. Arendt, La nature du totalitarisme, p. 139et s.). La terreur représente le passage obligé pour laïciser, pourhistoriciser la rédemption.

Ainsi, les contradictions éclatent dès le début entre les projetset les promesses, et la réalité du pouvoir. Pour commencer,Lénine avait sacrifié le schéma des deux révolutions, et brûléd'emblée la première étape - qui aurait pu être constituée parla révolution libérale des Cadets -, pour aussitôt investir lesSoviets, comités ouvriers dans lesquels les bolcheviks n'étaientau départ pas majoritaires. Les élections promises au suffrageuniversel direct eurent lieu en novembre 1917, et l'assemblée

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élue fut brisée par la menace des armes, parce que les Soviets yétaient minoritaires. Les entreprises, dont on attendait une ges-tion collective, furent dirigées dictatorialement. Et à tous lesniveaux de la société, tout ce qui avait été promis à la liberté età l'autonomie populaire fut confié à des instances partisanes quiréprimaient d'une main de fer. On ne peut dire que cette confis-cation de pouvoirs aurait été rendue nécessaire par des abus dela liberté, car Lénine ne laissa même pas les libertés apparaître.Non, cette confiscation se justifiait par l'intuition de Lénineselon laquelle la spontanéité populaire briserait la révolution etrenverrait le socialisme aux calendes. Lénine eut l'intelligenced'imaginer le dérapage inévitable qui serait engendré parl'application des promesses, et c'est probablement cette pre-science qui sauva sa révolution, et qui emmena la société russevers soixante-dix ans de despotisme.

La fin et les moyens : la NEP

Lénine pensait que la politique de la terreur allait empêcherla révolution de tomber dans le libéralisme, voire l'anarchie. Ilcroyait ainsi à la fois briser les tendances autonomistes et anéan-tir une fois pour toutes la bourgeoisie. Mais il n'en fut rien. Lepouvoir se trouva rapidement entraîné dans une spirale fatale.Par l'assimilation de toute résistance avec une pensée bour-geoise, le nombre d'éléments « bourgeois » augmentait sanscesse, parce que les résistances se levaient de partout. D'autrepart, la terreur ne suffisait aucunement à rétablir l'appareil deproduction dans la direction nouvelle qui lui avait été insufflée.Au sein d'une économie étatisée et planifiée, la militarisation dutravail et les contraintes physiques attenantes n'empêchaient pasla paresse dont parlait Trotski, et l'affaiblissement rapide, voirela destruction dans certains secteurs, de l'appareil de produc-tion. Au-delà des contradictions, conscientes, entre les promesseset les actes, Lénine se trouvait aux prises avec une nouvellecontradiction, cette fois inattendue, entre ses attentes et la réali-té résultée. Mais cette fois, il arrivait devant une impasse, car ilavait déjà utilisé tous les moyens possibles : la terreur constituebien le dernier moyen politique, après lequel l'imaginations'épuise. Il allait trouver deux réponses conjointes, l'une tech-

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nique et l'autre psychologique, à ses problèmes : d'une part,tenter de restaurer l'économie en abandonnant pour partiel'idéologie, d'autre part, trouver un alibi puissant pour restaurerla confiance populaire altérée.

Lénine aurait pu, évidemment, laisser aller les choses et sepaupériser le pays sans s'attarder sur des états d'âme. La puis-sance arbitraire d'une police politique résout d'une certainemanière le problème de la misère et du mécontentement géné-ral. Mais la révolution socialiste se trouvait chargée d'une mis-sion internationale. Elle devait réussir pour servir d'exemplede très loin et de partout, on la regardait avec espoir. Et l'his-toire montre - l'histoire récente, avec une clarté aveu-glante -, qu'une grande faillite économique met en faillite lepouvoir politique, même si ce dernier se trouve totalementdénué de scrupules. Les anciens Grecs faisaient déjà remarquerqu'un tyran devait tôt ou tard porter attention à sa popula-tion, au-delà de la terreur, car son pouvoir ne signifierait plusgrand-chose devant des rues et des murailles vides. La ruineéconomique due au travail obligatoire, aux livraisons forcées, àl'abattage suicidaire du bétail pour protester contre la collecti-visation (en 1921 : production des céréales diminuée de moitiépar rapport à 1913, production industrielle en baisse de 80 %,grèves multipliées, difficultés pour la Tcheka de faire face auxémeutes), furent l'unique raison du premier changement decap dans l'histoire du soviétisme : la NEP, ou nouvelle politiqueéconomique. Ce ne devait pas être le dernier.

Après la révolte décisive des marins de Cronstadt enmars 1921, Lénine engagea une politique économique qui restau-rait en partie les libertés perdues, et développa l'idée de « commu-nisme de guerre », pour décrire et justifier la collectivisation qu'ilétait en train de remettre en cause. C'était une manière politique-ment satisfaisante de camoufler l'échec, en arguant que le change-ment de cap était dû aux circonstances. En réalité, il provenait dela conscience d'une réalité aveuglante : le travail servile est impro-ductif. En rétablissant, quoique avec prudence, le commerce et lemarché libres, Lénine avouait une erreur de la pensée. Mais il nes'agissait pas pour autant de renier la doctrine. La vérité idéolo-gique n'était absolument pas remise en cause. La NEP allait servirde moyen pour avancer dans une voie qu'elle contredisait. La res-tauration limitée de l'économie de marché permettrait un enri-

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chissement grâce auquel serait rendue possible la collectivisationfuture. L'adoption des méthodes de l'adversaire n'était pas unhommage rendu, mais un appui pris sur lui pour ensuite s'en éloi-gner davantage. Lénine ne se cachait pas de ce calcul. Il arguaitdes étapes nécessaires à la réussite du communisme à long terme.Cette argumentation ne rompait aucunement avec Marx : celui-ci, loin d'affliger le capitalisme de tous les péchés capitaux, leconsidérait au contraire comme un considérable progrès qui seulservirait de tremplin à la révolution socialiste.

L'opportunisme politique révélé par la NEP, exprime certesun trait de caractère de Lénine lui-même, mais surtout rendcompte de la nature de l'idéologie en question. Les Occidentauxont bien souvent quelque peine à comprendre les prises de posi-tion des partis communistes d'opposition, quand ceux-ci se mon-trent capables de volte-face spectaculaires, apparemment sans lemoindre scrupule. L'opportunisme est une manière de juger lesévénements, et d'en tirer les conséquences pour l'action, hors detoute norme ou référence validée sur le long terme, mais selonl'intérêt ou le sentiment du moment. On reproche en général àl'opportunisme de ne se reconnaître aucune grille de référencesgénérale, et ce qui inquiète les adversaires, c'est souvent moinsl'espèce d'amoralisme supposé par cette attitude, que le désarroidans lequel ils sont eux-mêmes jetés, par l'incapacité de prévoirles faits et gestes de l'autre. Si le marxisme-léninisme peut appa-raître en ce sens opportuniste, c'est seulement au second degré,et il ne s'agit pas ici de changements de cap commandés par lepur intérêt, mais par l'intérêt momentané de la révolution. Lé-nine a bien montré que le projet socialiste avance en utilisanttous les atouts présents, y compris la défense de groupes porteursd'idées absolument contraires. L'idéologie volera au secoursd'une religion persécutée, lors même qu'elle se donne pour butd'abolir toute religion lorsqu'elle parviendra au pouvoir. Et il enva de même pour le petit commerce, pour les droits de l'hommeou pour n'importe quelle cause, du moment que celle-ci setrouve défendue par un groupe susceptible de fournir des forces,voire une simple neutralité bienveillante, à l'idéologie. D'où lanotion d'allié objectif.

On dira, en se référant à une autre échelle de valeur, qu'ils'agit là d'une politique portée par un cynisme éhonté, car ils'agit bien de tromper consciemment ceux que l'on se destine à

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assassiner. Si l'Europe a engendré Machiavel, c'est aussi pourfaire remarquer à tout propos que le « machiavélisme » est unedérive de la politique considérée comme saine. Mais justement,l'idéologie marxiste-léniniste demeure en dehors de ces critères,et l'accusation de cynisme ne saurait la frapper que de l'exté-rieur, car elle justifie ce cynisme au nom de son idéal même. Eneffet, celui qui accuse de cynisme suppose par opposition quenon seulement la fin, mais aussi les moyens, sont porteurs devaleurs. Ce qui n'est absolument pas le cas du marxisme-léninisme. Pour lui, seule la finalité a valeur, les moyens utilisésrestant indifférents, y compris les hommes et les groupesd'hommes servant la réalisation de la fin. Si le cynisme léninistenous indigne, c'est parce que nous posons des valeurs qui serventde critères à la fois à nos moyens et à nos fins. C'est-à-dire quepour nous, dans l'orbite des démocraties occidentales, aucunefinalité comme projet politique, économique, religieux ou autre,ne remplace les valeurs ou ne s'adjuge à elle seule toute valeur.Si par exemple notre valeur de référence est la dignité del'homme, celle-ci transcende les finalités particulières et parconséquent nous ne nous sentons pas le droit d'utiliser n'importequel moyen sauf à vérifier qu'il respecte aussi la valeur de réfé-rence - faute de quoi nous préférons abandonner la finalitéparticulière choisie. Pour le léninisme, l'unique valeur certaineet absolue se trouve dans la finalité temporelle de sociétécommuniste, ce qui explique l'indifférence absolue accordée auxmoyens. Ceux-ci ne sont crédités que d'utilité en vue de la fin.Le terrorisme est bon s'il est utile, et il serait absurde d'accorderune valeur au respect des populations, car d'où proviendraitcette valeur absolument étrangère à la finalité révolutionnaire ?La morale, ou plutôt l'amoralisme du « qui veut la fin veut lesmoyens », provient du primat absolu d'un projet historiquedonné, au détriment des valeurs extérieures à l'histoire et parconséquent capables de juger et la fin et les moyens. Lemarxisme-léninisme n'est ni cynique ni « machiavélique », sinond'une manière induite. Il appartient à un autre schéma depensée que le nôtre, et c'est probablement aussi pourquoi lesOccidentaux ont mis environ soixante ans à le comprendre et àdémêler les fils de ses raisonnements sans commune mesure avecles leurs.

Les critères de vérité sont établis pour le marxisme-léninisme

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sur les mêmes bases que les critères de valeur. Aucune vérité cer-taine ne gît nulle part, sauf dans la finalité communiste. Stalineallait tirer les conséquences de cette nouvelle notion de la véritéen relativisant la science comme Lénine avait relativisé les cri-tères éthiques. Le DIAMAT - matérialisme dialectique - trans-pose les critères éthiques du domaine ontologique au domainehistorique, et les critères logiques du domaine rationnel audomaine historique. L'histoire, comme suite d'événements signi-fiants courant au communisme universel, juge de tout. Il nes'agit donc pas d'un opportunisme vulgaire, mais d'un mode depensée caractéristique. La NEP ne peut prendre sens que danscette optique.

L'histoire de la NEP en dit long sur la nature humaine,plus encore que sur l' « opportunisme » de Lénine. Quand10 000 petites entreprises furent rendues à leurs propriétaires,quand la vente des céréales fut libre, ainsi que le commerceextérieur, en trois ans la production agricole revint au niveaude 1913. Dans une économie mixte, le secteur privé démontrason efficacité face à un secteur public à la fois monstrueux etexsangue. La NEP fut une leçon de choses pour l'histoire dessociétés, qui devait, avec les autres « NEP » soviétiques des décen-nies suivantes, faire réfléchir d'abord les intelligentsias occiden-tales marxisantes des années 80, puis probablement les diri-geants chinois et enfin Gorbatchev. Mais sur le moment elle neservit d'exemple à personne, tant le prestige de l'idéologie étaitgrand. Elle ne fit, quand elle fut connue en Europe de l'Ouest,que conforter dans leur pensée ceux qui étaient déjà persuadésde l'efficacité de la liberté économique par rapport au collecti-visme.

Ce n'est pas Lénine qui mit fin personnellement à la NEP. Ilmourut en janvier 1924, et personne ne peut dire avec certitudes'il aurait choisi de poursuivre une expérience dont le succès nefaisait aucun doute - mais le parti recherchait une autre sortede succès. C'est Staline qui offrit au despotisme la possibilité dese déployer plus avant, et qui redonna vigueur à l'idéologie mal-menée. Lénine, en effet, qui avait démontré pour la premièrefois l'extraordinaire capacité d'une théorie à gouverner contreles faits et à louvoyer entre les contradictions, et qui avait inven-té le totalitarisme comme politique, ne manquait pourtant pasd'une certaine lucidité quant à la nature de son ceuvre, coin-

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parée aux espoirs passés. Les notes qu'il rédige tout à fait à la finde l'année 1922 témoignent de sa clairvoyance face à la réalitédu régime soviétique. L'appareil d'Etat, dit-il, n'a rien à envierà celui des tsars : « N'est-ce pas ce même, appareil de Russie,que (...) nous avons emprunté au tsarisme en nous bornant à lebadigeonner légèrement d'un vernis soviétique ? (...) Nous ap-pelons nôtre un appareil qui, de fait, nous est encore foncière-ment étranger et représente un salmigondis de survivances bour-geoises et tsaristes. » (Suite des notes du 30 décembre 1922,(Euvres complètes, t. 36, p. 619.) Naturellement, Lénine pense quecette situation tient aux circonstances : la période de guerre etde famine n'a pas permis une réforme profonde de l'ancienappareil défectueux (ibid., note du 26 décembre 1922, p. 609).Les notes n'en expriment pas moins la déception et la lassitude.Il est clair que le vieux cauchemar du despotisme asiati-que vit toujours, et que l'ambiguïté de la vraie nature de dEtatmarxiste-léniniste n'a pas été levée.

Plus encore que chez Lénine, la déception s'accuse chezTrotski. Celui-ci va surtout écrire en exil, une fois évincé dupouvoir par Staline. On ne peut guère pour autant soupçonnersa critique de relever de l'aigreur du vaincu. Trotski a toujoursété, dans l'histoire révolutionnaire, une sorte de marginal. Tou-jours il garde l'esprit critique, même si sa propre pensée n'est pasépargnée par l'utopie. Son obsession : débarrasser le pays de ladégénérescence bureaucratique. Trotski est l'ennemi de la cen-tralisation abusive. Il a le sentiment, comme Lénine, que larévolution a engendré l'ancien fléau redouté du despotisme.Mais alors que la déception de Lénine semble s'enliser dans unquestionnement sans réponse, Trotski croit trouver dans laconfiance en l'humanité nouvelle la solution aux contradictions.Il pense que l'on peut à la fois militariser le travail et produireplus que les pays capitalistes, débureaucratiser la Russie sansengendrer l'anarchie, étatiser sans bureaucratiser, respecter lescapacités de la paysannerie sans nuire à 1Etat ouvrier. Ce qu'ilreproche à Lénine, c'est de se compromettre avec les forcesadverses, notamment par la politique de la NEP. Sa déceptionprovient, non pas de la rencontre avec la réalité, mais aucontraire de la comparaison entre les compromis soviétiques etson propre radicalisme. Elle est donc moins rédhibitoire quecelle de Lénine. A l'orée du stalinisme, on a l'impression que

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Lénine a intuitionné la catégorie de l'impossible, et les contra-dictions inhérentes à l'idéologie en cours de réalisation. Trotski,non. Il restera, en ceci favorisé par l'exil, l'homme de la penséeintransigeante. Son éloignement des affaires permet à cette pen-sée de faire des disciples. La pureté fascine, tandis que l'obliga-tion du compromis décourage. Ce n'est pas un hasard s'il resteaujourd'hui en Occident des trotskystes convaincus, davantageque de vrais léninistes.

L'unité sociale et la succession des boucs émissaires-

La lutte entre Trotski et Staline en 1923-1924 se déroule surle plan politique plus que sur le plan idéologique. C'est uncombat pour le pouvoir. Staline obtint la victoire parce qu'il sutbien manoeuvrer, et Trotski perdit parce qu'il ne tenta pas,comme son adversaire, de s'appuyer sur une faction contrel'autre. Dès cette époque, le pouvoir s'obtient en jouant de ruseentre les puissances diverses que sont l'armée, le peuple, le Polit-buro et le Comité central. L'idéologie qui attendait le dépérisse-ment de l'Etat après la dictature prolétarienne montre déjà sonirréalisme : le pouvoir soviétique est devenu, après sept ans, untrône que l'on s'arrache dans la division et la trahison, commetous les autres pouvoirs humains. Pire encore : l'utopie du dépé-rissement de l'Etat a contribué à rendre les passations de pou-voir plus cyniques que jamais. Lorsque l'Etat est accepté commeinstitution humaine nécessaire, et malgré tous ses défauts, toutest fait pour en humaniser la naissance et l'organisation. Ici, lasuppression de tous les critères anciens ou possibles de légitimité- hérédité, tradition, élection... -, laisse le pouvoir à la mercide la force brute et de la ruse à l'état brut. Pascal dirait : quiveut faire l'ange, fait la bête.

Staline a suivi ses études au séminaire. Il n'a pas fréquenté,comme Trotski, les milieux intellectuels et libéraux. Son carac-tère est à la mesure de son ambition. Sa culture, simple et gros-sière. Avec lui, l'idéologie va se simplifier, se rationaliser au piresens. On ne peut s'empêcher de penser à lui en lisant la réflexionféroce de Taine : « Rien de plus dangereux qu'une idée généraledans des cerveaux étroits et vides : comme ils sont vides, elle n'y

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rencontre aucun savoir qui lui fasse obstacle ; comme ils sontétroits, elle ne tarde pas à les occuper tout entiers... »

Il ne faudrait pas croire que la politique de Staline vient seu-lement de ce caractère brutal et sans scrupule dont parlaitLénine avec crainte dans son testament (« Staline est tropbrutal, et ce défaut, tout à fait insupportable dans les relationsentre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction desecrétaire général. » Lénine réclamait que Staline soit « déplacéde ce poste », Testament, p. 103). La politique de Staline rap-pelle certes celle des despotismes connus. Mais la terreur tire sasystématisation de l'idéologie déployée, poussée à sa logiqueextrême. Staline, ce n'est pas du marxisme-léninisme dénaturé,mais du marxisme-léninisme adulte, manipulé de surcroît parun personnage dénué de tout scrupule, c'est-à-dire incapable des'arrêter un instant devant la monstruosité des conséquences, etde réfléchir aux justifications. Le système idéologique avancetout seul, car il est propriétaire de sa logique. I1 ne faut personnepour le nourrir : c'est pour l'arrêter qu'il faudrait une volonté.On ne peut pas plus accuser Staline du stalinisme, qu'accuser lesimple d'esprit auquel on aurait confié un lance-flammes.

L'ère stalinienne commence par une politique d'héritier. Pen-dant les trois ans qui suivirent la mort de Lénine, le destin dumarxisme hésite encore. Staline joue le jeu de la NEP, et encore enl'amplifiant. A lire Trotski, on peut croire qu'à l'époque la penséerévolutionnaire avance vers sa ruine : « En 1925, tandis que lapolitique favorisant le koulak bat son plein, Staline se met à pré-parer la dénationalisation du sol. A la question qu'il se fait poserpar un journaliste soviétique : "Ne serait-il pas indiqué, dansl'intérêt de l'agriculture, d'attribuer pour dix ans sa parcelle àchaque cultivateur ?", Staline répond : "Et même pour quaranteans !" Le commissaire du peuple à l'agriculture de la républiquede Géorgie présenta un projet de loi de dénationalisation du sol.Le but était de donner aux fermiers confiance en leur propreavenir » (De la révolution, La révolution trahie, p. 461).

Cependant, la politique de la NEP portait ses fruits, non seu-lement sur le plan économique, mais sur le plan social. L'inéga-lité se développait dans la classe paysanne. Certains agriculteursaugmentaient considérablement leurs terres disponibles. Unebourgeoisie rurale se recréait, prête à jouer un rôle de contre-pouvoir. Tout cela inquiétait les dirigeants du parti, qui

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n'avaient pas abandonné la doctrine et voyaient les événementss'en éloigner d'une manière qu'ils craignaient irréversible. Lepouvoir tentait de les rassurer en parlant de mesures provisoires,de nécessités circonstancielles. Les partisans du libéralisme -Lénine n'avait pas eu le temps de réduire le parti à un blocmonolithique - en profitaient pour réclamer des mesures plusradicales encore. « Ce n'était pas la peine, conclut Trotski laco-niquement, d'avoir fait la révolution d'Octobre » (ibid., p. 463).

Au moment où les querelles idéologiques battaient leurplein, un événement vint en 1928 faire pencher l'équilibre d'uncôté : les koulaks refusèrent de livrer leur blé aux villes et se

mirent à le stocker, attendant une hausse des prix. Stalinechangea de politique, et, avec une rapidité qui laissa ses adver-saires pantois, revint au léninisme d'avant la révolte de Cron-stadt. Il décréta la collectivisation des terres et prit tous lesmoyens pour la réaliser. Cette fois l'engrenage idéologique nedevait plus s'arrêter avant 1989. Les années écoulées entre 1917et 1921 avaient montré clairement quelles seraient les consé-quences du marxisme-léninisme appliqué, et par là engendréune critique du système à l'intérieur du parti. Le doute avaitpeut-être atteint Lénine lui-même. L'atmosphère des discussionsde l'époque laisse croire qu'une partie de l'intelligentsia socia-liste avait compris, même sans l'avouer, une vérité évidente : ilfaudrait, ou bien laisser aller la NEP encore plus loin et remettrel'avenir communiste aux calendes, ce qui signifiait plus ou moinsl'abandonner, ou bien utiliser des méthodes terrorisantes pourbriser les résistances qui, contre toute attente, continuaient leuroeuvre. Staline choisit la seconde solution, et sauva la révolutionléniniste en sacrifiant la population.

Briser les résistances ne signifie pas, comme les théoriciensl'avaient cru au départ, anéantir en une fois les éléments bour-geois issu de l'ancien régime afin d'assainir la société quis'ouvrirait dès lors au socialisme. Briser les résistances signifie,année après année, utiliser la violence contre des groupeschaque fois différents, qui n'ont plus de « bourgeois » que leurstatut d'opposants. Cette violence n'a pas de terme, puisque lesgroupes oppositionnels naissent les uns derrière les autres. Elles'apparente, par la main de sa police, à une brutalité sans objet,sans raison, rendue possible par la suppression du droit et par lagénéralisation de l'arbitraire. En réalité, elle se justifie idéologi-

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quement par la tentative de concrétiser l'unité rêvée. La sociétésocialiste tend à l'extinction des classes et à l'identification despensées. Il s'agit de réaliser par la terreur cette identification quine veut pas se réaliser d'instinct ou de volonté propre. Entrecette légitimation fondamentale et la force brute de la policepolitique, apparaît, plus nette encore chez Staline que chezLénine, l'explication due au peuple, celle qu'un pays démocra-tique appellerait électorale. Alain disait qu' « aucun tyran n'ajamais bravé l'opinion ». Même à Staline il faut des justifica-tions pour rendre compte de la force déployée. D'où la naissancedes boucs émissaires. Chaque groupe humain à anéantir devientresponsable de la diversité sociale, donc du retard pris dansl'avènement du communisme. Il est chaque fois rendu coupablede volonté mauvaise, de trahison consciente des idéaux proléta-riens. Puisqu'il n'a en général plus grand-chose à voir avec labourgeoisie comme classe responsable des maux sociaux, il estsuspecté de pacte tacite et caché avec l'ennemi intérieur ouextérieur. On laisse croire qu'une fois ce groupe dissous, lasociété pourra enfin retrouver son unité.

Le premier groupe social à subir la terreur fut donc celui deskoulaks, ces agriculteurs rendus aisés par la NEP. Ils possédaienttous les caractères d'ennemis de classe réels ou potentiels : outrel'enrichissement relatif, tous les traits de la paysannerie tradi-tionnelle - désir d'autonomie, religiosité, attachement instinctifà la propriété. Leur traque, organisée en 1929, donna lieu à unevéritable guerre civile. Plusieurs millions d'entre eux furent tuésou déportés. Au bout d'un an, près de 60 °/ô des exploitationsagricoles étaient collectivisées. Ceux qui survivaient fondèrentdes kholkozes. La classe paysanne, qui avant la révolution posaità Lénine le problème politique majeur, avait littéralement dis-paru.

En 1933, certaines critiques qui se faisaient jour dans le partisur le plan économique et réclamaient à nouveau des mesuresproches de la NEP, conduisirent le pouvoir à purger le parti lui-même. Comme il ne s'agissait pas d'un groupe social, il fallutdécrire les critères de la traîtrise. Les « éléments indésirables »furent donc distingués des autres, cette fois par des caractèrestrès subjectifs : « ennemis du peuple », « dégénérés moraux »,« dégénérés d'origine bourgeoise ». Les historiens estiment à unquart du parti le nombre d'éléments « purgés » à cette époque.

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En 1935, la terreur s'étendit au peuple tout entier quand elledécréta coupables et susceptibles de la peine de mort tous les« parasites » ou ceux qui auraient eu connaissance d'espion-nage. La délation se multiplia. Dans ces circonstances, toutadversaire privé devient un ennemi public par la soif de la policeà se saisir de la moindre dénonciation. On assista au procès des« droitiers », des « saboteurs économiques », et de tous les élé-ments suspectés de malveillance à l'égard du régime. Les grandsprocès de 1936-1938 conduisirent à la mort la vieille garde duparti, en général accusée de complot trotskyste et de pacte avecl'ennemi extérieur.

Totalitarisme et purification

Cette mécanique vertigineuse par son ampleur - en 1937,17 millions d'habitants ont disparu dans les données du recense-ment -, pose le problème du comment et du pourquoi, de lamême façon que la systématisation de la terreur nazie.Comment un peuple entier, avec ses élites, ses traditions millé-naires, et même cette anarchie latente si visible à la fin duxix` siècle chez l'intelligentsia, a-t-il pu se laisser entraîner dansle cycle fatal de l'anéantissement ? Nous savons que Staline futcritiqué et remis en cause par des personnalités éminentes duparti. Mais il réussit toujours à éliminer ses opposants avant queceux-ci ne grandissent. L'armée ne bougeait pas : le régime lafavorisait, et d'ailleurs elle fut elle aussi purgée à travers ses offi-ciers - 35 000 victimes. La population demeurait au désespoir,pétrifiée. Elle n'eut guère l'idée d'accuser Staline lui-même, quele culte de la personnalité avait purifié de toute faute. Quand laterreur atteint cette apogée, elle détruit les volontés de résistanceau fur et à mesure qu'elle s'accroît ; elle se donne les moyensd'avancer en même temps qu'elle avance. La société se dilue,elle se massifie et s'atomise à la fois. Les groupes tissés par laconnivence disparaissent peu à peu, jusqu'à la famille danslaquelle la délation s'organise. La peur remplace tout autre sen-timent, et les bourreaux eux-mêmes ont peur, et ne pensent àrien d'autre. Bien plus que par le traditionnel argument de lapassivité russe immémoriale, c'est par les conséquences de la ter-reur que la terreur s'explique. Elle s'autoperpétue.

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La question du pourquoi trouve sa réponse dans l'idéologieet plus précisément dans le rêve de l'unité sociale. Outre lesclasses, les nations sont porteuses de diversités encore plus visi-bles et quémandeuses de différences. La politique stalinienneface aux nationalités fut la déportation massive, menée aprèsla guerre. Les peuples non russes furent réduits par la force,surtout quand ils résistaient à la collectivisation, et déportéspar centaines de milliers. Leurs histoires et leurs cultures furentlittéralement effacées de la carte, et pour un certain nombre,des peuples entiers disparurent. Les Juifs furent persécutés.

Les diversités sont aussi philosophiques, scientifiques, litté-raires. L'ère stalinienne correspond à un déploiement idéolo-gique. La pensée orthodoxe doit englober tous les domaines dela science. C'est la doctrine qui juge de la vérité ou de la faus-seté des sciences. Le parti condamne les sciences considéréescomme « bourgeoises », c'est-à-dire contraires à la vérité socia-liste ou la remettant en cause par leurs conséquences - bio-logie, psychanalyse, cybernétique. Dans ce cas, les savants sontdéportés ou condamnés à mort, les chaires supprimées, l'ensei-gnement aboli. Des pans entiers de la science cessent d'exister.Ici apparaît à l'oeuvre le totalitarisme dans sa version la pluspure. Aucune bribe de la vie de l'homme ne doit échapper ausystème. Pour régénérer l'homme, pour le renaturer, il faut lecontenir tout entier. L'idéologie n'hésite pas à biffer des véritésscientifiques, quand celles-ci remettent en cause ses propresattendus : les « généticiens » du parti prétendirent que leschromosomes étudiés par la génétique naissante étaient desartefacts, des poussières sous le microscope... Comme en ce quiconcerne le discours sur les valeurs morales, il ne faudrait pasprendre ce discours pour de la mauvaise foi. Le marxisme-léni-nisme a une conception de la réalité absolument étrangère à lanôtre. Dans la conception classique, la vérité d'une propositiondépend de sa conformité avec un réel observé ou interprété.Pour le matérialisme dialectique, c'est au contraire la véritéidéologique qui crée la réalité du monde. Le discours ortho-doxe façonne le monde futur, loin d'exprimer ou de com-prendre le monde présent. Est vrai ce que pense le parti, estfaux ce que le parti décrète faux. Ceci n'est possible que dansla mesure où les propositions logiques ne sont pas rattachées àun critère universel de vérité, mais toujours jugées par rapport

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à la seule finalité communiste. Tous les discours scientifiques etrationnels - en principe porteurs de vérité - valent pourvrais seulement dans la mesure où ils sont utiles à la finalitédécrétée. C'est pourquoi la science soviétique ne rend compteni de l'expérience ni de la logique commune, mais s'aligne surl'orthodoxie révolutionnaire. La génétique, qui enseigne l'héré-dité des caractères, donc remet en cause la possibilité derecréer un homme entièrement nouveau, est ainsi supprimée etremplacée par une biologie fausse selon nos critères - c'est-à-dire sans rapport avec la réalité - mais utile au parti : la bio-logie lamarckiste de l'hérédité des caractères acquis. La notionde vérité n'a pas de sens universel pour le marxisme-léni-nisme : la vérité ne représente, pour chaque pensée, que ce quisert ses intérêts, et pour le marxisme-léninisme, elle est ce quisert le but ultime, la société communiste. Il existe donc danstous les domaines plusieurs vérités, selon le but que l'on sedonne. Les bourgeois possèdent une science bourgeoise, quiobéit à leurs intérêts de classe : par exemple, la génétique. Leprolétariat peut parfaitement créer sa science propre, au ser-vice de sa propre politique : une antigénétique, fondée surl'hérédité de l'acquis. Comme la morale, la vérité scientifiqueest littéralement asservie à l'idéologie. Un monde parallèle estcréé, à la fois logique et faux. Il entretient lui-même sespropres illusions. Si un jour il s'effondre, c'est parce que la réa-lité existe toujours : quand le discours imaginaire la heurte deplein fouet, il perd, mais après un temps assez long, sa crédibi-lité. Lyssenko, le « biologiste » officiel du parti, inventa detoutes pièces une théorie génétique selon laquelle il était pos-sible de transformer les espèces par l'influence du milieu. Onlui donna tous crédits pour appliquer sa théorie à l'agriculture.Malgré une publicité tapageuse, on ne put éternellementcacher les résultats catastrophiques : les champs improductifs,et la disette. L'expérience ne fut interrompue que lorsque lesexperts du parti, voyant les champs stériles, prirent peur desconséquences.

Ici comme ailleurs, les scientifiques incriminés sont jugéscomme ennemis du peuple. Dans son ensemble, le processus deterreur ne vise à rien d'autre qu'à réduire la société sous leconcept qu'on lui a attribué. La police secrète est donc conçuetemporaire - la Tcheka de Lénine, commissaire extraordinaire

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pour combattre la contre-révolution et le sabotage, résume samission provisoire. Naturellement, par l'arbitraire qui fut deplus en plus laissé à la police, la terreur devint forcément uneentreprise où s'exprimaient la cruauté, le sadisme et la volontéde puissance d'un certain nombre de petits chefs, sans doutepour beaucoup bien éloignés de penser au matérialisme dialec-tique. Mais la terreur, profondément, n'est ni dérapage nimauvais hasard. Elle sert l'idéologie. La teneur des procès ledémontre : il ne suffit pas de condamner l'accusé, il faut lui faireavouer ses fautes. Processus symbolique, car dans la plupart descas il avoue des fautes imaginaires. Mais la police se donne énor-mément de mal pour obtenir cet aveu : elle n'assassine pas gra-tuitement, mais elle assainit la société. Le processus de la purifi-cation sociale est symbolique autant que réel : d'où l'aveu desfautes imaginaires. On ignore exactement qui en veut à la révo-lution. Plus encore, la résistance est cachée dans tous les coeurs.La terreur est une catharsis inlassable, qui échappe aux règlesde la raison commune, et se nourrit d'attente, comme le travailde l'alchimiste.

Pourtant, le monde symbolique ne peut se suffire à lui-même. Il est impossible de supprimer entièrement la réalité :

pesanteur de la matière et des lois propres au monde, commepour la génétique - on avait décrété que des maladies hérédi-taires ne pouvaient exister dans une société socialiste ; carac-tères humains inaliénables, comme ce désir intrinsèque de li-berté religieuse ou de propriété personnelle, qui revient malgréles purges, à chaque génération. L'histoire du marxisme-léni-nisme est celle de la lutte ininterrompue entre l'idéologie et lesréalités humaines. La dékoulakisation entraîne la perte de lamoitié du cheptel soviétique : les paysans abattent les bêtesdont ils doivent se séparer. La collectivisation engendre lafamine avec la certitude d'une proposition logique. Malgré laterreur, la propriété collective développe la paresse, le vol, etl'indifférence. Le gouvernement devra rapidement rationnerl'alimentation - à partir de 1931, alors que la NEP avait faitdisparaître cette pratique. Devant l'ampleur de la pénurie,en 1933 il concède des lopins de terre personnels. Ces contre-mesures, qui vont jalonner toute l'histoire de l'uRss et équiva-lent à des NEP fragmentaires, demeurent la plupart du tempscachées aux regards. Les abandons, les plus limités possible, de

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l'idéologie, sont nécessités par l'urgence et effectués à contre-coeur, toujours pour des raisons économiques. Dès le début desannées 30, on voit réapparaître la prime de rendement - lesimple salaire horaire engendrait la baisse de la production -,et la notion de « spécialistes » - pendant la révolution, assi-milés à la bourgeoisie parce que révélant une inégalité descompétences. Durant la guerre de 40, le pouvoir devientdavantage réaliste et satisfait aux nécessités du rendement, endélivrant les entreprises du contrôle politique et idéologiqueincessant. Après la guerre, il permet la conservation des lopinsprivés ou du cheptel privé qui s'était constitué spontanément àla faveur du désordre. La lutte de l'idéologie contre ce quel'on pourrait appeler une « nature », malgré l'imprécision dece mot, est incessante, faite de combats et de concessions. Lepouvoir ne néglige rien pour caporaliser, briser une populationrendue bientôt exsangue. L'individu soviétique n'a aucuneliberté de manoeuvre, puisqu'il se trouve lié à son emploi parl'obligation du livret de travail qui date de 1932. L'Occident acru jusqu'à ces dernières années, par l'effet des sirènes de lapropagande, qu'au moins l'ouvrier soviétique ignorait le chô-mage. En réalité celui-ci demeurait, depuis les lois de 1938-1939, licenciable pour des raisons minimes quatre retardsde plus de vingt minutes -, et le licenciement signifiait nonseulement la perte de l'emploi, mais des allocations et du loge-ment.

Le développement inlassable des résistances de toutes sortes-paysannes, intellectuelles, religieuses - dans cette atmosphère deterreur et de militarisation permanentes, plaide pour deux affir-mations. Tout d'abord, l'homme en général doit être intrinsèque-ment attaché à quelques autonomies individuelles, et il périt ins-tinctivement si on veut le rendre esclave d'un système qui ledénature. Ensuite, l'homme russe, dont on a tant décrit l'immé-moriale apathie, ne se révèle pas, au cours de ces décennies terri-bles, si apathique que cela. La paysannerie arriérée, connue pouréternellement serve, ne perd pas une occasion de recouvrer unebribe ténue de liberté individuelle. L'opinion étouffée renaît dansles Samizdats. Dans la société transformée de force en commu-nauté, la diversité rejaillit par tous les pores, dans une explosioninstinctive.

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La question du dépérissement de / Etat

Il reste que la terreur a anéanti, en principe, les dernièresclasses ennemies. A partir de 1934, le pouvoir considère que labourgeoisie en tant que groupe, n'existe plus. Il est donc logiqueque la question se pose du dépérissement de l'Etat, puisquecelui-ci ne s'entend que comme l'expression d'une dominationde classe. Staline va devoir procéder à de nouvelles définitionsdoctrinales, car plus aucun prétexte n'existe à la perpétuationd'un Etat fort et centralisé. On s'aperçoit à cet égard quechaque époque, depuis 1917, trouve des raisons différentes etnouvelles pour justifier la présence et même le développementde l'instance dirigeante. Dans les années 30, le fait que les révo-lutions attendues en Europe ne se sont pas produites va fournirle prétexte cherché. La thèse du « socialisme dans un seul pays »remplace celle du « socialisme dans tous les pays » développéepar Trotski. Si la construction du socialisme soviétique ne peutplus compter sur l'aide de révolutions occidentales, il faut rem-placer cette aide par un Etat fort. Si les prolétariats puissants del'Occident ne peuvent venir au secours du prolétariat soviétiquepeu nombreux, alors l'Etat doit subsister et se fortifier. Par ail-leurs, commence à naître l'idée de l'encerclement, qui servirad'alibi à bien des conquêtes impérialistes, plus tard, et récem-ment encore à l'invasion de l'Afghanistan. La réalisation dusocialisme dans un seul pays rend ce pays vulnérable aux atta-ques renouvelées des pays capitalistes voisins. Un remaniementde la doctrine s'avère en même temps nécessaire pour préciserque le capitalisme, s'il est soumis aux crises, ne se trouve pasvraiment guetté par une mort prochaine. Le capitalisme estcertes en train de s'affaiblir, mais il n'en demeure que plus dan-gereux. L'Etat se rend par là plus que jamais indispensable.

Pendant les longues décennies de l'ère Staline, l'idéologies'adapte donc aux nécessités de l'heure, et même l'idée de nationest réhabilitée. Pour le marxisme-léninisme, la nation représen-tait une idée fausse puisqu'elle masquait le véritable critèred'appartenance qui était la classe sociale internationaliste. Avecla montée du péril national-socialiste, réapparaît en 1934 enURSS le terme de patrie. On sait que l'héroïsme du peuple sovié-

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tique pendant la guerre fut un héroïsme patriote et non unsacrifice idéologique.

La question naturelle qui vient à l'esprit est celle de savoircomment le parti accepta de transformer ainsi l'idéologie selonles circonstances, puisque l'idéologie constituait justement leseul noyau de vérité intangible, auquel toute valeur et toutevérité devaient se référer. Que les événements dussent boule-verser si profondément l'orthodoxie, cela aurait dû amener descerveaux rationnels à repenser la vérité de cette orthodoxie,laquelle précisément se donnait pour capable de transformer laréalité, loin de la recevoir comme une donnée incontournable.Ici se pose la question de la foi réelle que conservaient, au furet à mesure des années, les tenants de l'orthodoxie. Il est pro-bable que lentement, la défense des convictions se mua chez lesmembres du parti en défense des avantages acquis (commel'écrivait déjà M. Djilas en 1954 dans La nouvelle classe). Maisla foi représente ce qu'aucun sociologue ne saurait mesurer. Entout cas, dans l'ordre du discours, le fait que la révolutionsocialiste n'avait eu lieu qu'en Russie, et le retard que met-taient d'évidence les autres peuples à opérer le même boulever-sement, permit d'accepter ces contradictions et de les justifier.La réalisation du communisme ne pouvait s'accomplir dans lesmêmes conditions que prévu, dans la mesure où le pays setrouvait entouré d'ennemis extérieurs qui suscitaient sansaucun doute des ennemis intérieurs. Si l'on considère cetteaffirmation au premier degré, il est clair que l'anéantissementdes libertés formelles dans un seul pays ne pouvait se réaliserque sous la contrainte de l'appareil d'Etat, dès lors que leslibertés formelles partout ailleurs déployées constituaient undanger quotidien par l'effet de la comparaison - et les événe-ments de 1989 doivent sûrement en partie leur ampleur à ladiffusion mondiale de l'information. Mais cette affirmation,examinée sous l'angle de l'idéologie marxiste-léniniste, n'a pasgrand sens : le prolétariat privé de libertés formelles, maisrendu à la liberté réelle, n'aurait pas dû, en bonne logique,rêver avec tant d'insistance devant l'exemple des pays capita-listes nantis d'avantages fallacieux. L'argument fut que dans cepassage pendant lequel le capitalisme avait été détruit, mais lecommunisme pas encore instauré, le pays demeurait fragile. Ilfallait attendre que le socialisme advint partout pour mettre en

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oeuvre tous les projets, y compris attendre le dépérissement del'Etat : ce qui signifiait pratiquement que ces projets étaienthistoriquement irréalisables. Ainsi le pays s'installa-t-il, sousStaline et ensuite, dans un despotisme idéologique légitimé etsatisfait de soi.

Une escroquerie

Pendant ce temps, en Occident, le marxisme-léninismerecueillait les suffrages d'une intelligentsia nombreuse. Durantles années les plus sombres du stalinisme, le marxisme y étaitconsidéré comme une idéologie non seulement convenable, maisrespectable et généreuse. Il faut attendre les années 70, pasavant, pour que se développent dans l'opinion des soupçonssérieux sur l'humanisme soviétique. Jusque-là, ses vrais adver-saires sont rares (les quelques intellectuels lucides dès l'origine,tels J. Maritain, R. Aron, G. Fessard, méritent d'être cités. Nonpar souci d'apologie. Mais pour servir aux générations à venir),peu écoutés, voire taxés de primarisme.

L'extraordinaire cécité des intelligentsias occidentales repré-sente l'une des énigmes de l'histoire des idées du xx` siècle. Alorsque Staline assassinait et déportait des milliers d'innocents, lesesprits les plus remarquables de l'Europe de l'Ouest bénissaientle soviétisme au nom des droits de l'homme. Les témoignagescontraires n'y pouvaient rien : accusés de mensonge et de trahi-son. L'idéologie n'acceptait aucune critique : elle avait constituéla critique en crime. On se trouva finalement devant cettesituation ahurissante : dans la France d'après les « trente glo-rieuses », c'est-à-dire dans un pays comblé par le confort et laliberté, l'intelligentsia presque unanime et l'opinion publiquederrière elle avouaient une indulgence souriante vis-à-vis d'unrégime responsable de génocides en série et de la désespérancede tout un peuple.

Depuis le début, il ne s'agit pas d'ignorance. Le quotidienL'Humanité relate en 1917 l'événement majeur qui a eu lieutrois jours après la prise de pouvoir de Lénine : la suppressionde la presse libre ; relate l'arrestation des chefs du parti libéraldes Cadets, puis la création de la Tcheka, puis en jan-vier 1918, après les seules élections libres de l'histoire de la

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Russie, la dispersion par les armes de l'assemblée constituantedans laquelle les bolcheviks étaient minoritaires. Les commen-taires sont empreints d'inquiétude. Pendant la première année,des témoins arrivés de Moscou rapportent la dictature desSoviets, la violence, le mépris pour le peuple et la faillite éco-nomique. Ces témoins ne sont pas des moindres : journalistesconfirmés, diplomates, souvent marxistes d'obédience. Touspétrifiés par ce qu'ils ont vu. Les éléments principaux existentdonc pour juger le régime avec clairvoyance. Ce qui ne serajamais fait. Dès cette époque et pendant cinquante ans, toutsera mis en oeuvre pour cacher, occulter les événements, etpour justifier, par des arguments souvent incroyables, ce quel'on ne peut cacher. Les premières années, beaucoup espèrentque l'épisode de terreur ne représente qu'un passage, même siles Soviets sont décrits par les observateurs comme des brutesplus que comme des théoriciens prévoyants. Par la suite,quand il apparaît évident que le despotisme perdure, les argu-ments se développent sur des tonalités diverses :

- la fin vaut bien les moyens : le projet socialiste, dans sa per-fection mythique, peut excuser quelques crimes. D'ailleurs,la révolution française, pour donner naissance aux droits del'homme, a dû passer par la terreur ;

- la comparaison entre l'URSS et l'Europe occidentale n'est passi bancale. Les Soviets oppriment, mais l'Occident pourrit,ce qui est, en réalité, pire. La démocratie parlementaireexhibe les concussions et les perfidies. Tromper le peuple nevaut pas mieux que le gouverner d'une main de fer. L'anti-parlementarisme qui se développe en Europe entre les deuxguerres, à la fois engendre le fascisme et donne des argu-ments au marxisme-léninisme. La vision peu affriolanted'une politique sans grande conviction et animée par desquerelles byzantines, incite ici et là à jeter l'enfant avec l'eaudu bain. Cet argument se développera par la suite sur leplan économique et sera entendu jusque dans les années 80 :les Soviétiques, pauvres et mal logés, ne connaissent aumoins pas le chômage. La comparaison tourne encore àl'avantage de l'Est, car le chômage est le pire des fléaux. Onapprendra plus tard - ou plutôt on acceptera d'ouvrir lesyeux sur l'évidence -, que l'URSS connaît le chômage pour

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paresse ou pour sabotage idéologique, et que ce chômage estbien pire que le nôtre. On apprendra aussi que dans les payssocialistes où les individus sont en principe pris en chargeentièrement par l'Etat, ils doivent souvent acheter leursmédicaments ou payer leur médecin au marché noir. Maiscurieusement, l'idée selon laquelle le citoyen soviétique estplus heureux parce que plus protégé, demeure vivacepresque jusqu'à l'année 1989 ;argument historique : les Russes ont toujours vécu sous undespotisme brutal - ce qui est d'ailleurs faux. Même avec lameilleure bonne volonté, comment pourrait-on transformerune mentalité ? Le moujik est ignorant, apathique et stu-pide : l'opinion occidentale répète cela depuis 1917 pourdémontrer que l'intelligence des Soviets ne peut rien làcontre. La faillite économique ne serait donc pas due à lacollectivisation, ni aux absurdités du système, mais à l'hébé-tude des populations. Il s'agit naturellement d'un argumentcache-misère. Le moujik n'a pas du tout subi, comme on ledit, des millénaires de servage. On ne voit pas d'ailleurscomment un peuple serait pour ainsi dire voué à un régimede terreur, même en reconnaissant l'archétype politique dudespotisme oriental ;argument politique, dont il faut mesurer l'importance dansl'entre-deux-guerres, au moment du développement des dic-tatures fascistes : le communisme seul peut s'opposer au fas-cisme. Terreur contre terreur, mieux vaut la rouge que lanoire : car la première est idéaliste, la seconde, cynique ;argument de l'encerclement, pris dans la propagande stali-nienne : les Soviétiques sont à ce point menacés par lespays capitalistes qu'ils se défendent par tous les moyens.Un régime qui a peur se comporte avec violence. Cet argu-ment est artificiellement construit : depuis 1917, nul payscapitaliste ne menace l'URSS. Celle-ci a été envahie parHitler, mais Hitler a envahi à peu près tout le monde : iln'y a donc pas là de quoi créer un délire de persécution.Quand l'armée rouge a envahi l'Afghanistan, elle racontaità ses recrues qu'elles allaient lutter contre des armées chi-noises et américaines qui tentaient d'entrer par effractiondans les marches de l'URSS. L'invention de l'ennemi justifieles moyens utilisés par la terreur intérieure et l'impéria-

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lisme extérieur. Ce qui est plus étonnant, c'est que lesOccidentaux, et parmi les plus instruits, se soient prêtéscomplaisamment à ces délires.

D'une manière générale, l'argument majeur consiste, puis-qu'on ne peut cacher entièrement les faits, à grossir les fautes despays occidentaux pour diminuer celles de l'Est. Argument debanalisation : il y a terreur ? mais tous les régimes terrorisent.Torture ? les Français l'ont pratiquée en Algérie. Camps ? ilssont pires chez Franco, chez Pinochet. On omet de dire que voirle voisin périr ne console pas de périr soi-même, et qu'un mau-vais traitement n'en justifie pas un autre. On oublie surtout quele socialisme, qui avait justement promis un monde plushumain, en vient à se réjouir de cette comparaison avec les plusbrutales des dictatures.

Le plus étonnant, si l'on se retourne sur cette périoderécente, est que les arguments cités, pour fallacieux qu'ils aientété, entraînaient derrière eux non seulement la vieille garde desmilitants socialistes, mais une bonne partie de l'intelligentsiaoccidentale, pour laquelle ils constituaient une sorte de penséemondaine. Trotski en exil, plus lucide que tant d'autres, se féli-citait que l'Occident reconnaisse les progrès accomplis par lesocialisme soviétique, mais en même temps percevait avec acuitéle caractère artificiel de cette fascination. Il écrivait en 1936 :« Ainsi se forme insensiblement une école internationale quel'on peut appeler celle du "bolchevisme à l'usage de la bour-geoisie éclairée", ou, dans un sens plus étroit, celle du "socia-lisme pour touristes radicaux" » (La révolution trahie, De larévolution, p. 444).

Cette fascination, importante au-delà même de l'histoire desidées puisqu'elle contribua certainement d'une manière induiteà la longévité du régime soviétique - l'opinion internationaleet par conséquent la diplomatie confortaient le totalitarisme -,s'explique par deux raisons principales.

Tout d'abord, l'esprit manichéen des socialistes occidentaux,pour lesquels aucun moyen terme n'existait entre le capitalismesauvage et le régime de l'Est. La haine vis-à-vis de la droite,dans sa violence, empêchait une critique ouverte du « socialismeréel » : ç'aurait été apporter de l'eau au moulin de l'adversaire,« faire le jeu de la droite », comme disait Simone Signoret. Ainsi

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beaucoup de sympathisants cachèrent-ils pendant longtempsleurs inquiétudes concernant le stalinisme et le poststalinisme.

Sur le fond, un malentendu idéologique a permis le ralliementde nombre d'Occidentaux au marxisme-léninisme, ou au moinsleur neutralité bienveillante. Ayant rejeté les arguments menche-viks, Lénine avait déclaré haut et fort que la démocratie, leslibertés formelles, ne méritaient aucun respect en soi, maisvalaient éventuellement comme moyens pour faire avancer larévolution. Selon sa logique, le marxisme-léninisme allait pen-dant des décennies défendre la révolution sur tous les continentsen arguant des droits de l'homme, du droit des peuples, et endéfendant toutes ethnies, religions, opinions persécutées. Ils'agissait là de moyens utilisés pour organiser les révolutions, aucours desquelles les alliés objectifs seraient finalement broyéscomme les adversaires. Mais les Occidentaux voulurent voir là descombats sincères. Ils prirent ces moyens pour des fins, à l'encontrede ce que l'orthodoxie léniniste avait toujours proclamé - maisl'oublier était plus réconfortant pour l'esprit. Il s'agissait là d'unmalentendu plus ou moins volontaire, de la même façon que l'ex-trême droite a volontairement oublié de lire Mein Kampf, publiéen France en 1934. Les socialistes occidentaux firent croire, avecune bonne foi discutable, que le marxismeléninisme défendait cer-taines valeurs communes à celles des droits de l'homme. L'exem-ple le plus probant de cette méprise consciente, si l'on peut dire,fut la propagande communiste pour la paix, relayée par desartistes et intellectuels nombreux de l'Europe de l'Ouest, lorsmême que l'Union soviétique ne cessait de s'armer.

Ainsi, la dissociation était totale entre les agissements durégime soviétique et les paroles prononcées à l'Ouest à son sujet.La foi était si grande qu'elle oblitérait les évidences. L'opinionoccidentale vécut pendant des décennies dans le cercle magiqued'un discours faux. Une si longue fascination devant un discoursdéconnecté est assez rare dans l'histoire pour qu'on la souligne.Pendant de très longues années, la plupart des artistes -comme Picasso -, des écrivains - comme Aragon -, des intel-lectuels - comme Sartre -, des vedettes du spectacle -comme Montand -, demeurèrent liés de près ou de loin à uneidéologie qui n'expliquait plus rien ici - le prolétariat de Marxavait disparu, l'idée même de révolution devenait absurde dansles pays capitalistes dominés par une classe moyenne plétho-

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rique -, et amplifiait là-bas les retards et les oppressions. Alorsque s'accumulaient les certitudes selon lesquelles l'Union sovié-tique avait sombré dans une variante du despotisme ancien, enplus redoutable, le marxisme demeurait, comme idéologie, puret prêt à servir. Les intelligentsias du monde libre étaient engénéral persuadées que Staline, par sa cruauté gratuite et par leculte de la personnalité, avait dénaturé l'idéologie, et que l'in-quiétant despotisme ne provenait aucunement de la logique dusystème. Au fur et à mesure que le temps passait, on oubliait ceque les générations précédentes avaient su de la terreur et del'oppression des années 1917-1918, et Lénine resurgissait inno-cent, pendant que Staline aurait détruit son oeuvre. Aussi,l'Occident attendait avec impatience qu'un autre pays dumonde mette en oeuvre la vraie révolution socialiste, danslaquelle l'égalité rimerait avec la liberté et le respect des droitsde l'homme.

L'utopie et la terreur

C'est pourquoi les sympathisants acclamèrent les révolutionssocialistes et les prises de pouvoir par des gouvernementsmarxistes, en Chine, en Albanie, à Cuba, plus tard au Vietnam,au Cambodge. Mais les expériences répétitives montraient par-tout le même processus : la suppression des classes et de la pro-priété privée s'accompagnait toujours, sans aucune exception etavec une monotonie désespérante, d'un Etat despotique et terro-risant. Finalement, les intelligentsias occidentales en eurent as-sez de couvrir d'excuses et d'indulgence toutes sortes de géno-cides, et jugèrent que le rêve, pour parfait qu'il fut, coûtaitvraiment trop cher. Il semble que les événements du Cambodgejouèrent un rôle de détonateur : le massacre y fut d'une violenceet d'une ampleur telles, que sa justification au nom des argu-ments habituels dépassait les forces humaines. Parallèlement, lessoulèvements successifs des peuples d'Europe de l'Est - Hon-grie en 1956, Tchécoslovaquie en 1968 -, laissaient d'abordcroire à l'émergence du « socialisme à visage humain », mais setrouvaient aussitôt brisés par des chars soviétiques. Les espoirsidéologiques - ou plutôt les espérances, car il s'agissait biend'attente messianique, même temporalisée et laïcisée - finirent

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par se lasser. L'abandon progressif du marxisme-léninisme enEurope n'a pas été dû un seul moment à une légitimation de lasociété occidentale, qui produisait par ses réussites mêmes unmal de vivre sans précédent. Mais seulement à la conscience deplus en plus vive de la monstruosité du « socialisme réel », quine se contentait pas d'utiliser la terreur comme méthode habi-tuelle de gouvernement, mais affamait ses peuples par l'aberra-tion de son système économique. Après toutes ces décennies, onne peut s'empêcher d'admirer - comme un phénomène mentalsingulier - la capacité humaine à défendre une utopie avec unepersévérance jamais déçue, face à une réalité constammentcontraire. Les espérances religieuses sont faciles à comprendreparce qu'elles se situent en un lieu an-historique, et hors touteréalité temporelle. Mais les attentes idéologiques réclament unesorte de dédoublement du sujet. Il leur faut en permanenceignorer le monde humain qui contredit leurs affirmations. A lalimite, l'idéologie n'est qu'un discours déployé, constammentredéveloppé pour mieux faire oublier les réalités qu'il nie.Quand elle n'a pas les moyens de sa politique, comme c'était lecas en Europe de l'Ouest, elle se cantonne dans le pur discourset vit dans une demeure de mirages pendant que l'homme enchair et en os, comme disait Kierkegaard, habite à côté, « dansla niche du chien ou dans la loge du concierge ». Quand elle ales moyens de sa politique, elle terrorise ce qu'elle veut trans-former, et plus exactement, elle terrorise parce qu'elle ne peuttransformer.

L'identification de l'utopie et de la terreur représente sansdoute, du point de vue de l'histoire des idées politiques, ladécouverte fondamentale du xx` siècle. L'histoire a connu biend'autres utopies que celle-ci, à commencer par celle d'Evhémèreen passant par celles de Thomas More ou de Campanella. Maisjusqu'alors, aucune n'avait vraiment conquis les capacités politi-ques de sa réalisation, et c'est cette expérience tentée, à grandeéchelle et avec le secours de la technique moderne, qui permetune connaissance claire des résultats.

Lénine ne considérait absolument pas sa théorie comme uneutopie : « On ne trouve pas chez Marx l'ombre d'une tentatived'inventer des utopies, d'échafauder de vaines conjectures sur ceque l'on ne peut pas savoir. Marx pose la question du commu-nisme comme un naturaliste poserait, par exemple, celle de

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l'évolution d'une nouvelle variété biologique, une fois connueson origine et déterminée la direction où l'engagent ses modifi-cations » (L'Etat et la révolution, p. 111). Et il est bien évident quela notion d'utopie est subjective, puisque nul ne peut affirmeravec certitude si telle description de l'avenir se prétend réali-sable à bon ou à mauvais escient. Seul le temps peut trancher àcet égard, et ici comme sur d'autres questions, c'est l'histoire quidonne tort ou raison, qui permet d'appeler telle affirmation uneutopie - et c'est bien pourquoi il a fallu des décennies pourfaire apparaître le marxisme-léninisme comme une illusion.Lénine croyait fonder sa pensée politique sur une théorie scien-tifique, et voyait la transformation de l'homme comme l'appari-tion d'une nouvelle espèce que la théorie géniale de Marx auraitentr'aperçue. C'est dans la création d'une nouvelle humanitéque résident précisément toutes les utopies, l'émergence d'unhomme sans contradiction, débarrassé de son particularismeégoïste, et qui façonnerait son propre bonheur en se sacrifiantpour la communauté. La description de la société communisterévèle un monde absolument différent de tout ce que l'histoire apu connaître - même si la théorie prétend retrouver dans lepassé des exemples de cette pureté, afin d'en justifier la possibi-lité future, par exemple Engels :« Si une chose est sûre, c'estbien que la jalousie est un sentiment qui s'est développé relative-ment tard » (L'origine de la famille..., p. 44) : on pourrait sup-primer la jalousie si elle est circonstancielle, historique, et il enva de même pour l'Etat. Ce monde possède toutes les caractéris-tiques de la perfection si l'on entend par là la suppression desmaux immémoriaux qui nous affligent. L'obligation, déjà pres-sentie par Lénine avant la révolution, d'utiliser la terreur pourfaire advenir cette société idéale, démontre qu'il s'agit là d'uneutopie et que l'utopie est meurtrière. Pour changer l'homme ilfaut le broyer, et en le broyant on ne le change pas. La terreurconsiste non seulement à éliminer les éléments irréductibles,mais plus profondément, à gouverner comme si la nouvelle sociétéétait déjà présente, comme si la société était déjà devenue unecommunauté. La terreur n'est en quelque sorte que le résultatd'une concrétisation anticipée et gommant la catégorie de l'im-possible. La vérité idéologique étant diffusée partout, ceux quila récusent encore ne peuvent être considérés que comme destraîtres ou des aliénés mentaux. L'économie de profit étant sup-

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primée, ceux qui s'adonnent encore à la paresse sont des sabo-teurs. L'égalité ayant été instaurée, ceux qui cherchent à recréerdes différences de classe en s'enrichissant représentent des virusnéfastes sur un corps sain. Face à l'illusion de la société parfaiteen voie d'accomplissement, les simples défaillances humainesapparaissent comme des crimes à réprimer.

Sans doute faut-il croire que les caractères humains trans-posés par Marx du plan ontologique au plan historique, sontbien ontologiques, c'est-à-dire inaliénables. Si l'utopie engendrela terreur, cela signifie que nous ne sommes pas créateurs dumonde, que nous devons compter avec ce que nous sommes sanspouvoir nous en affranchir totalement. Le marxisme-léninisme,comme politique, donne une leçon philosophique aux généra-tions futures. Il contribue au redéploiement d'un Etat réaliste,rappelle l'aristotélisme, et suscite chez les intellectuels désap-pointés une méfiance instinctive envers toutes les utopies à venir.

On ne peut pas affirmer que la politique léniniste, commeavatar du despotisme transformé en totalitarisme, soit la seuleapplication directe possible de la théorie marxiste. Marx n'a passuffisamment précisé le passage de sa théorie à l'applicationpolitique pour que ce genre de conclusion soit raisonnable.D'autant que le léninisme tire ses sources, aussi, de toutes lespensées utopistes qui agitaient la société russe de la fin duxix' siècle. On peut imaginer, par exemple, que le marxismeappliqué par Plekhanov aurait engendré d'autres formes depouvoir, en ce sens que, parvenu à la réalisation de la premièrerévolution, il ne l'aurait peut-être pas dépassée. Cela signifie quePlekhanov aurait pu réaliser autrement le schéma marxiste de latransition, mais n'aurait pu, par crainte du retour au despotismeancien, utiliser la massive contrainte d'Etat pour parvenir aucommunisme. Ce dont nous sommes sûrs aujourd'hui, c'estqu'une tentative pour atteindre la société future ne pouvait seréaliser que par la terreur. Marx n'avait certes pas posé cetteconclusion, parce qu'il ne considérait pas sa prévision commeune utopie. Entre Marx et Lénine, il n'y a ni continuité impla-cable, ni brisure. Il y a irruption de la catégorie de l'impossible,dont seule l'histoire peut apporter l'irréfutable démonstration.

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II. L'Etat raciste

Ici encore, nous nous trouvons devant un système de penséed'abord caractérisé par l'ampleur de la catastrophe humainequ'il a été capable d'engendrer. Système totalitaire, fondé surl'élimination physique de millions d'hommes et nourri par lefanatisme, le national-socialisme représente une énigme par sonexistence même. Et l'Europe s'interroge sur le bien-fondé de sonpropre apport « civilisateur ».

Parce que les conséquences de ce système de pensée restentinacceptables aux yeux de n'importe quel individu normale-ment constitué, le national-socialisme suscite des interrogationsà la fois sociologiques et éthiques. Comment a-t-il pu s'im-planter dans l'opinion au point de prendre le pouvoir par voielégale, sans même cacher ses finalités ? Comment fonctionne lemode de pensée inspirateur du génocide systématique ? Etquelles sont ses origines ?

A propos de la réputation du nazisme

Le national-socialisme est une pensée de la peur. Il pour-chasse des ennemis potentiels, censés vouloir la mort de la civili-sation. En ce sens, on pourrait dire qu'il s'agit d'une penséevéritablement paranoïaque, au sens scientifique et non péjoratifdu terme. C'est une idéologie fondée sur la certitude d'uncomplot imaginaire tramé contre soi, et sur la certitudeconjointe et parallèle de sa propre excellence. L'excellencedémesurée du sujet - en l'occurrence, un peuple -, corres-pond logiquement avec l'ampleur de la persécution et la noir-

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ceur des assassins. Les deux concepts s'entretiennent réciproque-ment.

Pensée négative, dominée par l'obsession de la décadence etde la mort. Mais en même temps, idéologie de la perfectionrêvée, de la re-naturation de l'homme, de la société sans tache,comme le marxisme-léninisme, même si la définition de cetteperfection a changé de contours. La société idéale naît de ladomination terrorisante non plus d'une classe, mais d'une race.Une race pure et vouée à la rédemption remplace une classeimmaculée, vouée à la rédemption. L'attente d'un paradis ter-restre passe encore par la désignation d'un bouc émissaire, censéreprésenter la racine du mal. C'est bien ce schème de pensée quiengendre, par voie logique, la terreur comme moyen de gouver-nement.

Mais contrairement au marxisme-léninisme, le nazisme estune pensée du refus plus qu'une pensée d'attente. Le nazismeveut écarter un mal avant de préparer un bien. Il a la hantise del'effondrement et de la décrépitude. Le spectre de la décadencel'inspire davantage que l'idéal rêvé.

Cette comparaison laisse entrevoir ce que les deux penséesont de contraire, et comment leurs conséquences politiques, bienque finalement analogues, s'interprètent différemment et ont étési différemment jugées. La terreur stalinienne se justifie ausecond degré : elle élimine tout ce qui porte tort à l'avènementde la cité parfaite, considérée comme la seule valeur absolue. Laterreur nazie élimine un mal absolu. Pour le nazisme, la pre-mière valeur est une antivaleur. Une pensée qui pose le malavant le bien, s'exprime d'abord comme pensée de la haine. Lemarxisme-léninisme devient haineux par idéalisme. Cela nechange rien à l'ampleur des souffrances ni à la violence quipourchasse les victimes innocentes. Cela permet seulementd'expliquer en partie la différence des réputations qui frappentles deux idéologies, pourtant toutes deux responsables d'un tota-litarisme destructeur. L'indulgence d'un certain nombre d'Occi-dentaux pour le despotisme soviétique et son régime de terreur,jusqu'aux années 1970, ne s'étend absolument pas au nazisme.Depuis la fin de la guerre, nous ne cessons de dénoncer Aus-chwitz. Mais nous avons tout fait pour occulter la Kolyma.C'est que le marxisme-léninisme apparaît comme un idéalismepris à ses propres pièges, et le nazisme, comme un cynisme fier

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de ses propres crimes. D'où le désir latent - justifié ou non -de pardonner au premier, eu égard à ses intentions, censéespures. D'où la différence de traitement réservé aux deuxvariantes de la pensée totalitaire. (La parenté entre ces deuxidéologies a été établie dès 1946 par G. Fessard dans France,prends garde de perdre ta liberté, et en 1951 par H. Arendt, dans Lesorigines du totalitarisme.)

Le nazisme, contrairement aux autres idéologies du xx` sièclele marxisme-léninisme, le corporatisme -, ne subit pas le

paradoxe des conséquences. Et c'est jugement cette caractéris-tique qui le démarque des autres systèmes de pensée en lui confé-rant dans l'opinion un statut véritablement diabolique. Les idéo-logies précitées engendrent tantôt la terreur, tantôt des régimespoliciers et brutaux, alors même qu'elles s'annonçaient généra-trices de bonheur parfait ou tout au moins de cités enfin harmo-nieuses. On peut avoir l'impression - même si cette impression nerésiste pas à une réflexion plus approfondie - qu'elles n'ont pasprogrammé ni même voulu ces conséquences néfastes, qu'elles ysont parvenues par une sorte de méprise et à leur insu. Ellesauraient été victimes d'une logique à elles inconnues, c'est cela leparadoxe des conséquences, et c'est justement ce qui a en quelquesorte anesthésié leur responsabilité au moins aux yeux d'un cer-tain nombre d'observateurs. Le nazisme au contraire, annonce lasociété parfaite et conjointement, pour y parvenir, la terreur et laliquidation d'une partie de la société. Il ne nourrit aucune illusionsur les moyens qu'il sera tenu d'employer, et ne cherche même pasà tromper l'opinion à ce sujet. Son cynisme est proclamé, paisibleet fier. C'est sans doute cela qu'on ne lui pardonne pas. La ques-tion, ici, repose non pas dans l'engendrement des conséquencescontraires, mais dans l'acceptation première de l'opinion, dans lacécité de la conscience morale devant le programme annoncé.Mein Kampf, édité en Allemagne et largement diffusé avant 1933,édité en France en 1934, contenait l'essentiel du projet d'extermi-nation - les quelques précautions sémantiques ne trompant per-sonne. Hitler réunit rapidement une majorité écrasante de votessans voiler ses intentions. Les commentateurs pensent que per-sonne ne l'a cru, tant la thèse était terrifiante. Mais cette hypo-thèse ne suffit pas. Le phénomène nazi ne se comprend qu'à lalumière de l'histoire. Les projets de Mein Kampf n'exprimaientrien de neuf. Ils ne faisaient que servir d'écho à des centaines

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d'écrits précédents. Seule cette filiation peut expliquer la prise depouvoir : l'opinion dut ressentir à la fois une lassitude devant desmots déjà trop prononcés, et une connivence inavouée avec lesprojets avoués.

Instrument du destin

L'auteur de Mein Kampf n'exhibe pratiquement pas uneseule idée personnelle - sauf peut-être dans sa conceptualisa-tion de la propagande politique. Sur le plan de la pensée, il nefait que répéter, sans même les exagérer, des affirmations trèslargement connues en Europe depuis deux siècles. Même sesexemples ne sont que des rééditions (le célèbre Hottentot, consi-déré par la littérature biologique, puis eugénique, comme l'undes cas typiques de l'humanité inférieure, revient naturellementsous sa plume. Linné et Buffon décrivaient déjà le Hottentotcomme le modèle de l'homme simiesque. Il devait s'agir auxix` siècle d'un lieu commun, puisqu'on peut encore le retrouverchez un auteur aussi éloigné de ce genre de préoccupation quePlekhanov). La novation de Hitler est le passage à l'acte : ildécide de faire ce que tant d'autres avant lui ont réclamé quel'on fit - à commencer par l'eugénisme - ou ont suggéré qu'ilfaudrait faire.

Le cas du nazisme nous renseigne crûment sur les relationsentre la pensée et l'action qui lui fait suite, et sur la puissance del'idée.

Les cinq années de la seconde guerre mondiale ont créé unvéritable séisme dans la pensée occidentale. L'extermination sys-tématique de millions d'hommes constituait un événement siterrible, et signifiant, qu'il allait naturellement détourner lecours de l'histoire des idées. Les Européens, cinquante ans après,en restent marqués. Et pourtant, pendant les décennies qui pré-cèdent, ils étaient accoutumés à lire toutes sortes d'écrits récla-mant ici la liquidation des incurables, des handicapés ou desalcooliques, là, la mise à l'écart définitive des Juifs ou des Slaves.Ces écrits apparemment ne révoltaient pas grand monde.Aujourd'hui, le moindre d'entre eux apparaîtrait comme l'ceu-vre d'un désaxé, et irait aussitôt à la censure, réclamée par l'opi-nion publique.

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Aussi, ce qui paraissait acceptable sur le plan purementintellectuel, devient abominable dans sa concrétisation. LesEuropéens ont manipulé ces idées dangereuses. On peut croireque la plupart des adeptes de l'eugénisme n'auraient pas vrai-ment voulu passer à l'acte : mais ils devaient éprouver, en brossantleurs théories, une sorte de soulagement. Souvent, dire peut dis-penser de faire. A. Hitler se trouvait bien loin de ces subtilités.Pour lui, il s'agissait de réaliser, quel que fût le prix à payer.

Les idées sont aussi des armes. Et il ne faudrait pas imaginerqu'elles pourraient demeurer anodines juste parce qu'il s'agit demots lâchés en l'air. Une idée forte peut demeurer dans les livreset dans les esprits pendant longtemps, mais il est impossiblequ'elle ne cherche pas d'une manière ou d'une autre à se réaliserun jour. Une idée cynique peut servir de jeu à des générationsd'intellectuels, qui se croient inoffensifs. Qu'arrive un cynique, iltransformera le jeu en cauchemar. A force de mépriser leslibertés formelles, la pensée marxiste a engendré la servitude.Les déclamations renouvelées sur les races inférieures finissentpar la liquidation réelle. Il est dangereux de jouer avec les idées.

Le national-socialisme comme parti et comme instrument depouvoir, est un moyen organisé par A. Hitler pour concrétiserune idéologie qu'il n'invente pas. Hitler reprend dans MeinKampf, en les agglutinant, des thèmes développés en Europedepuis des décennies, et pour certains, depuis de longs siècles.On peut trouver dans le national-socialisme une espérance mil-lénariste qui le fait ressembler à une gnose ou à une pensée sec-taire de la fin des temps. On peut y trouver une espèce demorale naturelle, le naturel y étant défini sui generis. Le national-socialisme est une idéologie au sens de vision englobante dumonde, parce qu'il explique tout, résout toutes les questions,interprète le passé et décrit d'emblée l'avenir. Mais surtout, unsystème d'une simplicité extraordinaire, et c'est probablementl'indigence de la pensée qui a contribué à atténuer sa crédibilitéau moment de la publication de Mein Kampf. Il s'agit d'unmanichéisme à l'état nu, portant à l'extrême la haine d'un côtéet la grandeur de l'autre. Toutes les idées germanophiles et anti-sémites y sont systématisées, mais non pas inventées. Les théorieseugénistes y trouvent leur simple conséquence. Il faut bienavouer qu'il n'y a pas de rupture entre Mein Kampf et une partienon négligeable de l'opinion de son temps.

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Dans le cas du national-socialisme, la question des originesdevient un problème non seulement délicat, mais importun. Eneffet, chercher les origines signifie d'une manière ou d'une autre,chercher des responsabilités. Il est clair qu'Hitler hérite d'unpuissant courant préraciste, dans lequel on trouve les penseursles plus éminents. Cet héritage blesse le coeur des Européens.C'est pourquoi ils exhument des auteurs mineurs - Chamber-lain, Gobineau, Vacher de Lapouge - et les donnent ordinaire-ment comme précurseurs. En réalité, ces trois écrivains partici-pent seulement à un choeur beaucoup plus vaste. Gobineau,d'ailleurs, malgré le titre provocateur de son ouvrage (Essai surl'inégalité des races humaines), représente bien mal l'idée aryenne.Le nazisme n'est pas ce monstre, né de quelques inconnus, etconcrétisé par un malade qui passait dans l'histoire au momentpropice. Mais une idée lentement mûrie, correspondant à desmythes anciens, élaborés, et largement partagés.

La supériorité des Germains

L'idée de race est récente et n'explique pas à elle seule, loins'en faut, le racisme du xx` siècle. Le racisme naît d'un senti-ment de supériorité, qui remonte aux origines. Ce sentiment desupériorité n'est d'ailleurs pas historiquement propre à l'Europede l'Ouest. Plusieurs peuples, comme les Russes, les Mongols oules juifs, ont exprimé cette certitude de dépasser les autres,qu'elle se traduise ou non en visées impérialistes. En Europe,l'excellence est censée s'attacher aux Germains.

Il est difficile de comprendre d'où vient l'idée de l'excellence.On verra que, plus tard, les Européens justifient leur supérioritépar leur apport civilisateur. A l'origine, une tradition veut queles Germains aient formé toutes les élites de l'Europe, en essai-mant pour conférer l'élan civilisateur - les Francs de la Gaule,les Goths d'Espagne, les Anglo-Saxons d'Angleterre, les Lom-bards d'Italie sont tous des Germains. Partout ils sont nobles,mais non de hasard ou de chance. Leur noblesse est de nature :la réalité d'une position d'élite se traduit aussitôt en sentimentd'excellence ontologique. Selon une idée ancienne, le Germaincommande en apportant une culture, mais surtout une force decaractère. L'idée selon laquelle l'excellence germanique tient

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plus à l'héroïsme et à l'abnégation qu'à l'intelligence, se retrou-vera intacte dans Mein Kampf : « Ce qui fait la grandeur del'Aryen, ce n'est pas la richesse de ses facultés intellectuelles,mais sa propension à mettre toutes ses capacités au service de lacommunauté » (p. 297).

D'où vient cette fascination pour les Germains ? On latrouve déjà chez Tacite, au le' siècle après J.-C. Tout au long del'histoire littéraire de l'Europe, cette admiration devient unesorte de lieu commun. Montesquieu relit et commente Tacite àpropos du réalisme, de la sérénité et du courage des Germainsde l'Antiquité (Esprit des Lois, XIV). Il attribue ces qualités auclimat : « Nos pères, les anciens Germains, habitaient un climatoù les passions étaient très calmes. » Michelet s'interroge surl'origine et le bien-fondé de cette réputation. Renan est germa-nophile, au point d'attribuer la victoire allemande de 1870 àune supériorité intrinsèque. Une opinion répandue tient l'héri-tage germain pour indispensable à la civilisation de l'Europeentière, mais d'une manière exclusive - car on pourrait diredifféremment que chaque contribution est indispensable à samanière. Mein Kampf répète ce que beaucoup considèrentcomme une évidence : « Ce ne fut pas par hasard que les pre-mières civilisations naquirent là où l'Aryen rencontra des peu-ples inférieurs, les subjugua et les soumit à sa volonté. Il fut lepremier instrument technique au service d'une civilisation nais-sante » (p. 295). Bien avant que naisse l'entité aryenne, lepeuple supérieur est germain.

Rien d'étonnant si cette admiration des Européens pour lesGermains - dans l'ancienne France, c'était fierté de descendredes Francs, et dans l'ancienne Espagne, des Goths, plutôt quedes populations autochtones - se traduit en Allemagne mêmepar cette suffisance et ce complexe de supériorité dangereuxqu'engendre l'auto-admiration.

Les Germains étaient restés des peuplades éparses, luttantentre elles, et qui ne formaient pas une unité. Plus tard, le pro-blème allemand tient dans la désagrégation et l'émiettement.On peut dire que l'unité psychologique de ce peuple se fitautour de l'idée de supériorité. L'identité allemande provientmoins de la terre, comme l'identité française, que de laconscience d'une force inégalable. Les Germains deviennent cequ'ils sont à force de servir d'élite aux autres. C'est pourquoi

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leur patrie s'étend à l'Europe entière. D'une certaine manière,peuple-roi : on aperçoit ses ressortissants, historiquement, danstoutes les cours.

Encore faut-il, pour concrétiser une supériorité, savoir à quoiexactement elle s'applique. Comment reconnaît-on un Ger-main ? Avant la naissance du concept de race, la langue sert decritère exclusif. Dès le xii` siècle, apparaît en Allemagne l'idéeselon laquelle Adam et Eve parlaient allemand... La supérioritése justifie par l'antiquité de l'origine, par une ancienneté spéci-fique. Peuple original, hors les normes, le peuple allemand estoriginel : le nombril du monde. Sa langue précède les autres.Elle est pure, tandis que les autres langues humaines sontcomposées de morceaux épars. L'idée de race supérieures'agglutinera à l'idée de langue supérieure. Toujours, la supério-rité s'entend à la fois comme ancienneté et comme pureté. Lapureté deviendra l'obsession du national-socialisme. Il est éton-nant de trouver, chez Tacite déjà, cette idée affirmée commeune opinion répandue : « Pour moi, je me range à l'opinion deceux qui pensent que les peuples de la Germanie, pour n'avoirjamais été souillés par d'autres unions avec d'autres tribus,constituent une nation particulière, pure de tout mélange et quine ressemble qu'à elle-même. » (La Germanie, IV. Mais lesAnciens n'attribuaient pas cette particularité aux seuls Ger-mains, ce à quoi n'ont manifestement pas pensé les Allemandsqui redécouvrirent le texte, et y lurent la voix du destin). Depuisla Renaissance, ce thème rémanent amplifie le germanisme, quine cesse de croître. Le peuple le plus ancien et le plus pur sedémarque de tous les autres. Reste une question. Le caractèregermanique aurait pu être revendiqué aussi bien, et peut-êtredavantage encore, par les Anglo-Saxons et par les Scandinaves(Il le fut notamment par les Suédois, à partir du xv` siècle et jus-qu'à l'affaiblissement de la royauté). Mais c'est l'Allemagne quis'en fit le champion. C'est en Allemagne que se développèrentavec force les écrits concernant la supériorité de langue, puis depeuple et de race. L'obsession aurait pu se greffer ailleurs, puis-que les Germains originels habitaient plusieurs pays d'Europe.Mais c'est là qu'elle prit sa forme, probablement pour com-penser le manque d'unité politique. Nous pouvons dater ce phé-nomène des xv'-xvi' siècles. Par la suite, il ne cessa pas de croîtrejusqu'à la seconde guerre mondiale.

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Vocation et persécution

La certitude de la grandeur engendre le mythe de la mis-sion universelle et rédemptrice. Un peuple plus grand que lesautres peut civiliser le monde. Bien plutôt, il le doit. D'oùl'idée d'une vocation allemande, au sens d'un appel mystérieuxet sacré. Ce thème, déjà développé depuis le xvi` siècle, prendun tour enflammé pendant la période révolutionnaire et auxix` siècle, au moment du romantisme. Des poètes commeNovalis, comme Schiller, proclament que l'Allemagne régéné-rera l'Europe par la pureté de son esprit. Le thème de la voca-tion sonne religieusement. La régénération du monde rejoint leplan divin, et, face à la religion chrétienne dominante, réorga-nise un nouveau projet divin. La religion chrétienne est égali-satrice dès sa naissance. Elle se fonde sur le caractère sacré dela personne humaine, au-delà des critères de la culture ou del'ethnie d'appartenance. Ce caractère sacré vient de Dieu, quiappelle chaque homme par son nom et lui propose la vie éter-nelle. Saint Paul abolit les différences terrestres au profit decette dignité singulière et inaliénable. Le mythe germain s'ins-crit dès le début en faux contre cette égalité. Le péché originelne touche pas le peuple originaire, censé pur. Les vertus del'homme germain concrétisent son caractère quasi divin : cou-rage, simplicité, abnégation. Il ne doit porter aucune culpabi-lité. Il n'a pas péché contre le ciel. S'il a perdu certaines de sesqualités, c'est par le jeu d'influences néfastes et, en premierlieu, du christianisme romain. Ce dernier aplanit et culpabilise.Le germanisme est d'abord une réaction contre la latinité,ethnie, langue et religion mêlées. Au xvi` siècle, Luther pré-texte cette lutte pour fonder sa religion. Il se prévaut du jougromain et du joug papiste pour exhorter les Allemands à s'enlibérer. Plus tard, au siècle des Lumières, le refus de la latinitévient alimenter la réhabilitation des anciens dieux germani-ques. Toute une littérature s'ingénie à argumenter sur la supé-riorité des Germains par rapport aux Romains.

La recherche d'une nouvelle religion païenne ou naturelle,débarrassée à la fois de la transcendance chrétienne et de l'idéed'égalité paulinienne, semble caractéristique de l'Allemagne.

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Elle prendra corps avec le mythe aryen, donnant naissancedirectement au national-socialisme.

La certitude de la grandeur ne va pas sans certitude de lapersécution. En effet, le peuple qui s'imagine plus grand que lesautres ne concrétise pas cette supériorité dans l'histoire - pourla bonne raison que sa supériorité est un mythe et non une réa-lité. Au cours des siècles, il connaît les mêmes déboires que lesautres peuples : des guerres perdues, des périodes d'affaiblisse-ment et de découragement. Comment justifier ces chutes, face àla foi indéracinable en sa propre excellence ? Toute aventurenégative semble lui être infligée par une puissance maléfique quivolontairement lui porte tort. Disons que, dans ce cas, les

déboires doivent absolument s'expliquer, alors qu'un peuple ordi-naire - ou plutôt, qui se sait tel - accepte le va-et-vient del'histoire parce qu'il connaît sa propre imperfection. La perfec-tion rêvée réclame, face à la médiocrité vécue, la création deboucs émissaires.

Au moment de la guerre de Trente ans, une littératureallemande fustige la tyrannie étrangère qui ravage le pays. Apartir de cette époque, les défaites sont considérées comme deshumiliations morales, comme des coups portés par un adver-saire attaché à ruiner l'âme allemande. Cette idée se développeavec force au moment des guerres napoléoniennes. QuandHegel écrit en 1802 La constitution de l'Allemagne, regrettant quel'Allemagne ne forme pas véritablement un Etat, le ton patrio-tique de l'ouvrage laisse bien voir quelle idée grandiose il sefait de son peuple. Au xx` siècle, l'humiliation de 1918 réveille-ra l'idée d'un peuple spolié par des démons, et permettra àl'hitlérisme de prendre de l'importance. Un peuple peut biense réclamer du droit des gens, plus tard du droit international,pour s'indigner contre des actes sauvages perpétrés contre lui.Mais s'il perd une guerre, il s'en prend à lui-même, acceptantpour ainsi dire la loi des combats. Le courant germaniste, quiimprègne au cours des siècles une grande partie de la penséeallemande, considère au contraire ces défaites comme desinjustices. Un peuple supérieur en valeur ne saurait être traitéainsi. Ses ennemis doivent en vouloir non seulement aux terri-toires, mais à l'âme. Le délire de grandeur correspond toujoursau délire de persécution.

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Une supériorité ontologique

Le germanisme ne resta pas au stade de phénomène isolé oumarginal. Dès la Renaissance, il se répand dans la société alle-mande. Il inspire la plupart des grands écrivains. Leibniz,Hegel, Fichte, Nietzsche sont marqués à différents degrés par lemythe de la supériorité allemande. D'innombrables ouvragesmineurs exaltent les vertus du peuple sacré. A partir du débutdu xix` siècle, la vie politique est imprégnée par le modèlemythique du Germain aux qualités rudes et aux moeurs frugales.

La littérature germaniste est si vaste que sa simple nomen-clature réclamerait un ouvrage entier. A cet égard, les Discourssur la nation allemande de Fichte constituent un modèle du genre.Ici, l'idée de patrie prend un sens métaphysique. Et l'on peutcomprendre comment le germanisme deviendra une sorte dereligion.

Les Discours, prononcés en 1807-1808 à Berlin, forment unesorte de socle originaire qui contribue à l'édification du nationa-lisme allemand. Fichte n'y développe pas de thèses racistes.Mais, sur presque tous les points, une très précise proximité depensée le montre à l'origine du germanisme moderne.

La thèse argumentée ici part du sentiment d'humiliationqu'éprouve le peuple allemand après la défaite. Humiliationd'autant plus grande que ce peuple se targue d'une réelle supé-riorité sur les autres. Fichte fonde cette supériorité sur des consi-dérations linguistiques, d'ailleurs controversées. Mais le plusintéressant reste les conséquences qu'il en tire sur le plan ontolo-gique. L'Allemand demeure qualitativement différent desautres. Par nature, il est le seul homme vraiment homme, lemodèle type de l'humanité. Le peuple allemand est « le peuplepar excellence » (p. 150), « le peuple tout court » (p. 163). Onpourrait dire qu'il ressemble à l'essence platonicienne comparéeaux ombres, à un mètre-étalon parfait comparé à toutes lesmesures imprécises de la terre. Ce peuple est resté lié à la nature,rattaché « aux sources de la vie réelle » (p. 141), peuple originelque n'entache aucun artifice, contrairement aux autres. Sa dif-férence lui confère une sorte de statut ontologique : différencedans l'ordre de l'être. L'Allemand seul peut comprendre la vraiephilosophie, qui « est une émanation de la vie une, pure, divine,

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de la vie absolue » (p. 152). L'Allemand seul peut aimer vrai-ment sa patrie : « Il est seul capable d'éprouver pour sa nationun amour véritable et conforme à la raison » (p. 166). En unmot, il peut seul saisir l'universel, en sa qualité de modèle d'hu-manité, tandis que les autres peuples demeurent englués dans leparticulier - idée que l'on retrouve chez Hegel.

La primauté de ce peuple lui attribue non pas le droitd'oppression, mais la capacité à susciter l'admiration. Même siFichte ne réclame ni conquête ni esclavage, il pose les fonde-ments de ce qui justifiera plus tard conquête et esclavage. Ceuxqui ont en vue la vraie moralité, la finalité juste, doiventdominer les autres à la manière d'un modèle : « Les besoins deshommes qui pensent ainsi devraient servir de modèle à tous,c'est seulement d'après eux que le monde doit être jugé et orga-nisé, c'est pour les gens de cette espèce qu'un monde existe. Cesont eux qui forment le noyau de l'univers ; les autres ne for-ment qu'une partie du monde périssable, aussi longtemps qu'ilspensent ainsi, ils n'existent que pour les premiers et doivent sefaçonner à leurs idées jusqu'à ce qu'ils réussissent à les égaler »(p. 169-170).

Les Discours sont presque entièrement consacrés à l'éduca-tion des jeunes Allemands. Celle-ci doit former le caractèreavant tout ; préférer la volonté forte à l'amas des connaissances ;susciter la capacité de l'individu à se sacrifier pour la commu-nauté ; favoriser l'idéalisme au détriment du réalisme ; orienterl'enfant et le déterminer vers le juste et le vrai au lieu de cher-cher sottement à développer sa liberté personnelle ; et en défini-tive, recréer un nouvel homme.

Fichte apparaît d'une certaine façon en adepte de Rousseau.Il se débarrasse promptement du péché originel : « C'est avan-cer une calomnie absurde que de prétendre que l'homme est népécheur... L'homme devient pécheur » (p. 207). Il réintègre lepéché dans l'histoire et par conséquent le rend suppressible.L'éducation allemande ne visera rien de moins qu'une « trans-formation totale, radicale de la race humaine ; il s'agit de chan-ger les créatures terrestres et matérielles en esprits purs etnobles » (p. 238). Elle sera l'éducation par excellence, à ce pointqu'elle rendra inutiles les autres services étatiques : riche decitoyens ainsi formés, l'Etat n'aura plus besoin d'armée - ilsseront tous d'excellents soldats -, ni d'asiles de bienfaisance -

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il n'y aura plus de pauvres -, ni de prisons -- la moralité serasans reproche (p. 215 à 217). Il s'agit donc bien de créerl' « homme parfait » afin de parvenir par son intermédiaire àl' « Etat parfait » (p. 144-145) - au sens de société : le projetde Fichte n'est pas étatiste, mais nationaliste. Le projet politiqueest sacralisé. Pour se racheter de l'horrible humiliation, lepeuple allemand ne peut faire moins que d'accomplir sa missionla plus haute : régénérer le monde. La supériorité du peuple-roi,est telle qu'il ne peut se contenter d'un rang médiocre : uneseconde place équivaut pour lui à l'esclavage. Il n'a donc pas lechoix entre la rédemption et la mort : « Une transformationtotale, la naissance d'un esprit nouveau peut seule nous sauver »(p. 256). Sur ce sujet aussi, Mein Kampf apparaîtra comme uneréédition simplifiée, réductrice, mais fidèle, des thèmes des Dis-cours.

Différentialisme et racisme

Le germanisme est l'exaltation d'un peuple avant d'êtrecelui d'une race. L'idée de race élue va se greffer sur l'idée depeuple élu, pour la systématiser encore.

Le racisme commence par un différentialisme, même s'il estfaux et absurde de l'identifier au différentialisme. On peutentendre le racisme stricto sensu et lato sensu. Stricto sensu : uneconception qui, partant de la certitude de la différence entre lesraces humaines, en tire la certitude de la supériorité de certainesraces, et donc leur droit naturel à dominer les autres. Latosensu : une conception qui met en avant la différence entre lesraces, et en tire éventuellement la description de caractères spé-cifiques. Il existe aussi un sens encore plus large, produit del'idéologie antiraciste : conception qui admet l'existence desraces humaines. Nous ne nous intéresserons pas ici à ce derniersens, tout à fait contemporain. Par ailleurs, la signification latosensu ne nous paraît pas valide pour définir le phénomène étudiépour la seule raison que, dans ce cas, le mot racisme engloberaitdeux significations trop éloignées l'une de l'autre. Il semble plusraisonnable d'appeler différentialisme cette conception qui faitapparaître les différences sans pour autant conclure à des supé-riorités objectives ni à plus forte raison à une domination natu-

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relie. Il importe, sur un sujet aussi brûlant, de poser au départdes définitions précises. Le racisme ne saurait être assimilé àn'importe quelle affirmation des différences. S'il est partout, iln'est nulle part. Il s'agit, plus précisément, d'une vision deschoses qui refuse de considérer les dignités égales - c'est-à-direun statut général de l'homme quelles que soient ses appa-rences -, derrière les différences.

Le contraire du racisme, son antidote, n'est donc pas, dansce cas, un total égalitarisme, une négation des différences entreles hommes. A tous les niveaux - physique, culturel, social,ethnique -, nier les différences est une telle absurdité que celane peut mener à aucune pensée sérieuse. On n'échappe auracisme en général et à toutes les discriminations en particulierque par la conviction d'une dignité égale au-delà des différencesvisibles - la certitude que les différences phénoménales nevalent pas face à l'égalité ontologique.

L'intérêt de l'histoire des idées est, à cet égard, de montrercomment le différentialisme s'est mué en racisme, et par consé-quent, en théorie de la supériorité et de la domination.

Les premières thèses différentialistes apparaissent dès l'Anti-quité, lorsque Aristote par exemple affirme que les « Barbares »- c'est-à-dire les peuples non européens, asiatiques - demeu-rent incapables de liberté politique. Les Grecs seraient naturel-lement libres, les Barbares, naturellement esclaves. Cette idée sefonde sur l'observation comparée du despotisme asiatiqueimmémorial et de la démocratie grecque. L'histoire de la civili-sation européenne va confirmer un sentiment de différence quise traduit vite en sentiment de supériorité. La découverte dunouveau monde met l'Européen en présence du « sauvage » -qui est autre que le Barbare, mais encore supposé inférieur dansson mode de vie, car d'une autre façon la civilisation lui de-meure étrangère. Les Indiens découverts en Amérique, les Noirsqui peuplent l'Afrique colonisée, apparaissent si étranges que lapensée européenne fait d'eux l' « autre » par excellence. Uncourant de pensée se demande si les Indiens sont vraiment deshommes, autrement dit, s'ils possèdent une âme : et s'attire lavigoureuse protestation des instances vaticanes. A cette époque,le différentialisme engendre l'idée d'une supériorité de culture,mais non pas l'idée d'une supériorité ontologique.

L'idée de race naît de l'interrogation sur les origines : les

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hommes de là-bas peuvent-ils posséder avec nous un ancêtrecommun ? Le monogénisme traditionnel - l'Ecriture sainteenseigne que tous les hommes descendent d'un seul - se trouveébranlé par la constatation de différences qui paraissent à cer-tains fondamentales. Le polygénisme - thèse de la pluralité desAdam -, né au moment des grandes découvertes, engendrera leracisme non pas parce que le racisme en découle logiquement,mais parce que le racisme est l'attitude la plus simple, la pluslinéaire et par ailleurs la plus matérialiste, à une époque oùl'Europe se détache de plus en plus de la pensée religieuse.Monogénistes ou polygénistes, les thèses sur l'origine del'homme peuvent toujours intégrer l'égalité paulinienne endignité : car ce n'est pas l'ancêtre commun, mais le doigt deDieu sur l'homme qui fait sa fondamentale valeur. Si le polygé-nisme entraîne le racisme, ce n'est pas par la logique du raison-nement, mais par malnutrition spirituelle. A une époque où lespoints de repères spirituels s'effondrent, où la pensée nes'attache qu'à l'apparence scientifique, les différences entre lesEuropéens et les autres deviennent primordiales en valeur parceque toute valeur a disparu en dehors de celles qu'apportel'observation scientifique. Le Noir d'Afrique prend figure d'anti-valeur. Toute une symbolique s'organise autour de la couleurnoire, synonyme de laideur physique, intellectuelle et morale.

Ces thèses n'ont pu naître que dans l'atmosphère de compa-raison permanente entre la civilisation européenne et les autres.Le sentiment de supériorité des peuples colonisateurs n'apparaîtpas ex nihilo. Il s'appuie sur une interrogation concernant sa pro-pre capacité à coloniser, et à apporter aux autres peuples lascience et la technique. Cette interrogation sur le pourquoi dudéveloppement intellectuel et technologique de l'Europe, netrouva pas de réponse quand elle fut formulée au moment desgrandes découvertes, et elle ne trouve toujours pas de réponse àce jour, bien que des bibliothèques entières traitent de ce sujet.L'un des textes contemporains les plus significatifs à cet égardest peut-être celui que Max Weber écrivit dans l'Avant-Proposde L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme : « A quel enchaîne-ment de circonstances doit-on imputer l'apparition, dans la civi-lisation occidentale et seulement dans celle-ci, de phénomènesculturels qui - du moins nous aimons à le penser - ont revêtuune signification et une valeur universelles ? » Malgré les monu-

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ments culturels élaborés par les autres civilisations, Max Weberrepère en Occident l'invention de tous les savoirs rationnels ausens moderne : science, politique, droit ; invention de l'impri-merie, des Parlements, du capitalisme d'entreprise. Weber sepenche ici sur un problème déjà ancien. Depuis le siècle desLumières, les Européens se demandent pourquoi ce sont eux quicréent l'égyptologie en particulier ou l'ethnologie en général,lors même qu'aucun peuple étranger n'a créé un départementd'étude des Européens. Ce statut singulier leur suggère une idéetentatrice de leur propre supériorité. Il suffira que celle-ci soitexploitée pour donner lieu au racisme.

Naissance de l Aryen

Ce sentiment de supériorité cherchait donc une justification.Un phénomène inexpliqué préfère souvent se rattacher à n'im-porte quelle cause plutôt que de demeurer dans le sombre réduitde l'interrogation sans réponse. Au xixe siècle, de multiples cou-rants de pensée expliquent les différences de civilisation par lefait que les peuples se trouveraient à des stades divers d'une évo-lution semblable. Dans ce cas, les divergences ne seraient pas denature, et tous les hommes seraient voués au même progrès.Mais le germanisme allemand ne pouvait se contenter de cettehypothèse, puisqu'il partait de la certitude d'une supérioritéqualitative, donc irrattrapable. C'est donc principalement enAllemagne qu'allait trouver du succès une autre hypothèse :

l'idée d'un peuple ancien supérieur, père des Européens, et leurtransmettant des caractères spécifiques, à nuls autres pareils.

Le mythe aryen, sur lequel s'appuie le national-socialisme,est le fruit de la dénaturation d'un savoir scientifique. L'Aryenen tant que tel n'est pas une pure invention. Mais tel que ledécrit l'hitlérisme, il n'a jamais existé. L'idéologie, ici comme end'autres cas, est une parodie de science qui se prend pour unescience et transmet cette certitude à l'opinion naïve ou consen-tante. Le danger d'un tel processus n'a pas besoin de démonstra-tion. L'affirmation scientifique, dans son assurance et son uni-versalité, prévaut contre tous les doutes. Une idéologieprétendument fondée sur une science engendrera le fanatisme

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aussi sûrement que, d'une autre manière, l'idéologie fondée surla foi.

Des travaux datant du début du xix` siècle (P. Bosch-Gimpera, Les Indo-Européens, p. 11 et s.) laissaient apparaître uneparenté évidente entre des langues européennes et asiatiques, etl'existence probable d'une langue-mère commune, dite indo-européenne. L'archéologie peu à peu admit l'existence d'ungroupe d'hommes dits indo-iraniens, se dénommant eux-mêmes« aryens », et vivant dans la région du Caucase vers l'an 2000avant notre ère. Il ne s'agissait pas d'une race, mais d'une peu-plade. Mais la parenté de langue, dûment attestée, allait donnerlieu au mythe de la paternité de race, pour les besoins de lathèse : la transmission génétique dont avaient besoin les tenantsde la supériorité congénitale ne pouvait s'appuyer sur unelangue seulement. Ainsi prit naissance, au xix` siècle, le mythed'une race supérieure issue de l'Inde et ayant colonisé les terreseuropéennes pour y faire souche et inventer la seule civilisationdigne de ce nom. Cette fausse anthropologie naissait d'une lin-guistique sérieuse, qu'elle dévoyait.

Peu à peu, le mythe agglutinait tous les phantasmes du diffé-rentialisme racial et du germanisme ancien. Il accumulait lesdescriptions d'un peuple blanc aux cheveux blonds, originelcomme la matrice de la terre, pourvu de qualités humaines à lafois simples et fortes, et servant d'élite à tous les autres, au fur età mesure de ses conquêtes. L'Aryen - qui scientifiquement nedésigne que les plus anciens des Indo-Européens - servait pourainsi dire de matériau concret justifiant enfin tous les pressenti-ments du germanisme : il expliquait la supériorité franque desâges carolingiens, la langue pure et autocréatrice des Allemands,la colonisation par les élites, et la supériorité de ce continent surles autres. Ce concept surdéterminé permettait de répondre àtoutes les questions inquiètes des décennies précédentes, et deconforter les intuitions qu'il transformait en certitudes. Parcequ'il se croyait appuyé sur une science, il allait ouvrir la porteau fanatisme politique.

La supériorité qui se voulait dès lors scientifiquement attestée,entraînait l'attestation scientifique de l'infériorité de l' « autre ».Ici encore, le mythe explicatif agglutinait avec lui tous les anciensmépris et les légitimait tous ensemble. L'incapacité des peuplesd'Afrique à se civiliser - selon nos critères - s'expliquait doréna-

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vant par le fait qu'ils ne participaient pas de la race glorieuse.Mais surtout, l'antisémitisme toujours présent en Europe trouvaitlà son point de focalisation.

Les Romains représentaient depuis des siècles les boucsémissaires du germanisme. Rome a détruit les coutumes et leslois antiques des Germains, comme le rappelle avec violence,dès le xvI` siècle, le « Livre aux cents chapitres », ouvrageanonyme décrivant une Germanie originelle idyllique et appe-lant à la croisade contre les menées étrangères diaboliques(N. Cohn, Les fanatiques de l'apocalypse, Payot, 1983, p. 125et s.). Mais l'antisémitisme fournit un bouc émissaire encoreactuel, auquel on peut faire porter présentement les drames dela décadence.

L'antisémitisme précède de loin l'aryanisme, qui plutôt secristallisera autour de lui. Ses origines datent des premierstemps de notre ère. L' « antéchrist » se trouve rendu couram-ment responsable des malheurs de la chrétienté (L. Poliakov,Histoire de l'antisémitisme). Par-delà les raisons religieuses, il estclair que ce peuple privé de nation, capable de s'adapter par-tout mais sans s'identifier, exprimant souvent sa distance parune supériorité concrète tant dans les affaires que dans lesoeuvres de la pensée, devint à la fois.fascinant - c'est-à-direqu'à l'oeil nu on le distinguait - et détesté - par son irréduc-tibilité et l'évidence de ses capacités à réussir. Sa différence enfit un intrus et, plus loin, un responsable symbolique des mauxhistoriques. Le juif imaginaire devint l'antithèse de l'Aryenimaginaire. La hantise de la pureté rend la pensée mani-chéenne. L'envers du bien absolu ne pouvait être que le malabsolu.

On peut se demander pourquoi le pôle du mal fut le juif, etnon pas le Noir d'Afrique, déjà si rabaissé, ou toute autre ethnien'appartenant pas à la souche dite supérieure. Il fallait auxracistes naissants un bouc émissaire à leur mesure, afin qu'ilexpliquât raisonnablement leurs déboires historiques, et leurretard dans la perfection promise. Le Noir était par eux méprisé,c'est-à-dire tenu pour rien, et celui qui est tenu pour rien ne sau-rait constituer un bouc émissaire valable : ce dernier doit possé-der de réelles qualités de nuisance. Par ailleurs, les juifs, après larévolution, avaient acquis l'égalité des droits. Et l'histoire mon-tre que lorsqu'un groupe considéré comme inférieur par l'opi-

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nion reçoit des droits égaux, la haine contre lui s'exacerbe.Beaucoup d'Européens supportèrent mal que les Juifs eussent unstatut semblable au leur, et l'ancienne différence de statut futremplacée par un différentialisme racial.

Ainsi le juif devint-il, pour l'idéologie naissante, un sous-homme : manquant à la fois de finesse et de grandeur, et nesurvivant qu'en parasitant les autres. Il ne suffit pas de citer,comme on le fait généralement, Wagner et Gobineau (quin'est d'ailleurs pas « raciste » au même sens que le sont Dis-raëli ou Wagner. Gobineau a contribué à diffuser le racisme,mais il est faux de le prétendre l'un de ses principaux inspira-teurs, car il ne prête pas à la « race » aryenne cette supérioritémythique et quasi religieuse dans laquelle le national-socia-lisme trouve son fondement). La plupart des grands esprits duxix` siècle ont, avec plus ou moins de précision et de vigueur,payé leur tribut au mythe, chacun revendiquant la différenceentre les peuples, puis entre les races, pour la placer sur sonpropre terrain. Ainsi cette différence devient-elle historico-métaphysique chez Hegel, qui voit les peuples germaniquesseuls capables d'accéder à l'accomplissement de l'Esprit. Dansla fresque historique hégélienne, le progrès consiste en undéploiement de l'Esprit à travers les peuples. Le monde germa-nique, décrit en dernier, représente le couronnement quirésume et clôt, par sa perfection, le processus décrit : « Onpeut appeler germaniques les nations auxquelles l'esprit dumonde a confié son véritable principe » (La raison dans l'histoire,p. 293). A l'opposé, l'Africain vit pour ainsi dire sansconscience (ibid., p. 251 et s. La description des peuples afri-cains par Hegel est tout à fait significative d'un différentialismeprofond, même s'il ne s'agit pas d'un racisme au sensmoderne).

Ainsi, l'histoire du monde apparut bientôt comme une lutteséculaire tantôt entre les Indo-Européens et les autres, tantôtentre les Indo-Européens et les Juifs. Combat de titans, qui res-semble à celui de l'ange contre le démon. Le critère de la racedevint un critère explicatif majeur, voire unique, qui pouvaitrendre compte du caractère des peuples, de leurs inventions, deleurs conquêtes. Ce monocausalisme permettait en même tempsde tracer l'avenir glorieux de la race supérieure, à conditionqu'elle sût venir à bout de ses adversaires.

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L 'homme se rapproche de l'animal

Le racisme naissant se trouvait, en même temps, confortédans ses présupposés par la biologie de l'époque, et par l'usagedétourné qu'il allait en faire. Il allait puiser là une nouvelle idéedu statut de l'homme, et une justification nouvelle du combatinter-racial.

Ici comme pour la linguistique, la science biologique futdéviée et pervertie pour servir une cause idéologique. Les thèsesde Darwin, qui était un homme de nuances et de sagesse intel-lectuelle, allaient servir de drapeau au fanatisme.

Pour démontrer que l'homme descendait des singes supé-rieurs, ce qui était le but de Darwin, il fallait pouvoir expliquercomment une suite de transformations bénéfiques étaient pourainsi dire miraculeusement apparues, les unes après les autres.Rejetant le finalisme, Darwin proposait une explication par lamutation-sélection : des mutations innombrables (c'est-à-diredes transformations dans le génotype, donc héréditaires) appa-raissent à chaque génération, et l'individu porteur de la plusbénéfique survit mieux, assurant ainsi une descendance pourvuede la mutation avantageuse. Cette théorie de l'adaptation et dela sélection naturelle du plus apte allait fournir au racisme, puisau national-socialisme, un argument pour sa propre cause. Sitelle était la loi de la nature, les peuples devaient se plier aussi àla domination du plus fort. Argument fallacieux, si l'on penseque la spécificité de l'homme consiste justement à dépasser la loide la nature, comme l'écrivait d'ailleurs Darwin : « Un êtremoral est celui qui peut se rappeler ses actions passées et appré-cier leurs motifs, qui peut approuver les unes et désapprouver lesautres. Le fait que l'homme est l'être unique auquel on puisseavec certitude reconnaître cette faculté, constitue la plus grandede toutes les distinctions qu'on puisse faire entre lui et les ani-maux » (La descendance de l'homme, II, p. 668). En niant que desvaleurs plus hautes puissent permettre de juger et éventuelle-ment de corriger les lois de la nature, le racisme privait l'hommede sa spécificité, et l'assimilait à l'animal.

Mais l'influence de Darwin portait surtout sur un autrepoint, plus important encore. Il s'agissait du statut de l'homme.En s'attachant à démontrer que l'homme descend des singes

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supérieurs, l'auteur de L'origine des espèces réduisait l'espacecreusé entre l'homme et le singe. Des comparaisons anatomiquessaisissantes les ramenaient dans la même catégorie. Darwinn'abaissait pas l'homme. Il élevait plutôt l'animal, et les traitaittous les deux avec une sorte de sympathie respectueuse.

Mais ce rapprochement eut un effet immédiat. L'écart qui secomblait entre l'homme et l'orang-outang, se creusait en mêmetemps entre les races humaines. En ce qui concerne la questiondu volume du cerveau, très en vogue à cette époque, il fautcomparer le passage dans lequel est exposée « l'opinion qu'ilexiste chez l'homme quelque rapport intime entre le volume ducerveau et le développement des facultés intellectuelles » (ibid.,I, p. 55), et la note de fin de chapitre sur le même sujet :

« Quant à la question du volume absolu, il est établi que la dif-férence qui existe entre le cerveau humain le plus grand et lecerveau le plus petit, à condition qu'ils soient sains tous les deux,est plus considérable que la différence qui existe entre le cerveauhumain le plus petit et le plus grand cerveau de chimpanzé oud'orang » (ibid., p. 221). Autrement dit, le singe le plus évolué etl'homme le moins évolué se trouvaient plus proches en intelli-gence que le crétin et le génie. D'ailleurs l'auteur confirmait sonanalyse des cerveaux par une observation du sens commun :« La distance n'est-elle pas immense... au point de vue intellec-tuel, entre un sauvage qui n'emploie aucun terme abstrait, et unNewton et un Shakespeare ? » (ibid., p. 67). La biologie constatequ' « il n'existe aucune différence fondamentale entre l'hommeet les mammifères les plus élevés, au point de vue des facultésintellectuelles » (ibid., p. 68). Ces divers passages donnaientl'impression que la véritable différence qualitative se trouvaitdésormais entre les hommes inférieurs et les hommes supérieursen intelligence - ce qui revenait à dire, à l'époque, entre lesraces -, et non plus entre l'homme et l'animal. En réalité, Dar-win n'avait pas l'intention de transformer le statut humain aupoint de détruire sa spécificité, et il expliquait dans sa conclu-sion que l'homme demeure, quel qu'il soit, différent des ani-maux, sans doute parce que capable de sens moral. « Depuisqu'il a atteint le rang d'être humain, il - l'homme - s'estdivisé en races distinctes, auxquelles il serait peut-être plus saged'appliquer le terme de sous-espèces. Quelques-unes d'entreelles, le Nègre et l'Européen par exemple, sont assez distinctes

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pour que, mises sans autre renseignement sous les yeux d'unnaturaliste, il doive les considérer comme de bonnes et véritablesespèces. Néanmoins, toutes les races se ressemblent par tant dedétails de conformation et par tant de particularités mentales,qu'on ne peut les expliquer que comme provenant par héréditéd'un ancêtre commun ; or, cet ancêtre doué de ces caractèresméritait probablement qualification d'homme » (ibid., p. 666).Pourtant, les thèses racistes se saisirent des comparaisons darwi-niennes pour faire passer d'un lieu à l'autre la ligne de démarca-tion. Seuls les hommes dits supérieurs allaient dès lors bénéficierdu statut qui confère la dignité. Les autres pourraient êtretraités à l'égal des animaux, puisqu'ils leur ressemblaient.

Ce déplacement du lieu où apparaît la valeur humaine avaitété rendu possible à la fois par le développement des théoriesbiologiques évolutionnistes et par l'effacement des croyances re-ligieuses - alors que justement la biologie naissante aurait eubesoin de la contrepartie d'une religion rappelant le lien del'homme avec la transcendance, si du moins l'on voulait quel'homme ne devint pas un simple orang-outang. Cedéplacement fut indispensable à la naissance du national-socia-lisme : pour justifier la suppression de certaines races, il allaitfalloir au préalable leur faire quitter le statut humain.

Mythomanie antisémite

C'est à la charnière du xix` et du xx` siècles que l'ensembledes thèmes du national-socialisme se mettent en place progressi-vement. Les caractéristiques de la « race supérieure » s'affir-ment, tandis que l'antisémitisme gagne des arguments.

Le mythe aryen s'appuie toujours sur les sciences, qu'il sim-plifie et systématise. L'anthropologie naissante est pillée avantmême d'avoir eu le temps de la démonstration. Les Indo-Euro-péens primitifs sont identifiés comme des dolichocéphales blonds.Les thèses racistes en concluent que le type dolichocéphale blondsurvivait intact chez le peuple allemand et nordique. Alors que lessavants n'avaient évoqué que les origines et, pour le reste, par-laient de mélange - certains d'entre eux pensaient même que lesIndo-Européens étaient des brachycéphales bruns. Ces nuanceset ces incertitudes n'empêchent pas les théoriciens racistes d'écha-

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fauder des théories entières sur des fondements espérés plus queprouvés. Le Français Vacher de Lapouge représente un exemplesignificatif de ces délires, sans doute approuvé par certains cou-rants d'opinion, puisque Guillaume II disait de lui « Les Françaissont des imbéciles ; ils n'ont qu'un grand homme, c'est Vacher deLapouge, et ils l'ignorent » (J. Colombat, La fin du monde civilisé,p. 9). Vacher de Lapouge partage l'humanité en brachycéphales- peu inventifs, lâches, agressifs, égalitaires -, et en dolychocé-phales - intelligents, courageux, solidaires. Le déterminisme cra-niologique et anthropologique permettra à l'idéologie raciste detrier sur simple photographie les éléments utiles et les élémentsnuisibles. Les commissions de tri pour l'hygiène raciale ne pren-dront que des décisions « scientifiques » - sur des critères physi-ques - étant entendu que le physique et le moral ou le mentalcorrespondent sans exception. Le travail du national-socialismeest donc préparé : par une extraordinaire confusion du biologiqueet de l'éthique, toutes les catégories sont distinguées, le mal et le

bien chacun dans son ordre.En même temps, la spécificité du juif prend, à cette époque,

toute sa dimension idéologique. Dès la fin du xixe siècle,l'immense majorité des écrivains ne doutaient pas que le mondeoccidental fût partagé entre Aryens et Sémites. Il ne suffisaitcependant pas, pour les précurseurs du nazisme, de jeter sur lesseconds les qualités inverses de celles réservées aux premiers. LesJuifs devaient posséder un caractère maléfique spécial. Ons'attarda à brosser le portrait du diable, afin d'expliquer pour-quoi l'ange n'apparaissait pas historiquement comme tel.

Certaines des spécificités prêtées aux juifs étaient issues despécificités réelles, aussitôt détournées en volonté de nuire. Unpeuple sans nation, qui adopte sans s'identifier totalement lanationalité des autres, se traduit ainsi en parasite. Mais sonparasitisme ne recèle pas seulement l'instinct de conservation : il

cherche sournoisement à détruire ses hôtes de l'intérieur. Sa per-sistance à travers les siècles laisse croire que ce squatter disposed'une force héréditaire inquiétante : il peut conserver son sangpur en même temps qu'il introduit chez les autres la confusionen se mélangeant à eux. Mein Kampf reproduira fidèlement cesdélires de la nuisance. La race juive est décrite à la fois plusfaible et plus forte que la race aryenne. Intrinsèquement faiblepar défaut de caractère, par sous-humanité, par incapacité de

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vaincre comme telle, elle compense en développant des forcesperfides d'encerclement invisible, d'empoisonnement par lesang. Sur un autre plan, elle sait diffuser dans le corps socialétranger des doctrines qui l'annihilent par une sorte d'anesthésiede la pensée. Elle prône par exemple l'égalitarisme, qui luipermet de dissimuler ses faiblesses et jette la mauvaiseconscience dans le camp des peuples conquérants. On reconnaîtici la thèse de Nietzsche, appliquée au christianisme et au socia-lisme égalitaires. Tout le courant de Drumont, l'auteur de LaFrance juive, assimile le juif, le communiste, le franc-maçon.L'idée se répand d'un complot organisé pour briser la race supé-rieure en lui inculquant le mépris de soi, complot qui viserait àla domination d'une nouvelle élite, encore cachée. A partir de lafin du xix` siècle se développent en Allemagne des mouvementsantisémites durs, et même des partis, arguant de la dictaturejuive mondiale et de la faiblesse des Allemands-victimes. Leursproclamations n'ont rien à envier à celles qu'écrira Hitler dansMein Kampf (J.-P. Faye, Langages totalitaires, p. 179 et s.).

On voit comment le bouc émissaire acquiert, dans l'idéologiemythomane, une volonté de nuire. Un bouc émissaire innocent,uniquement attaché à vivre, perdrait sa caractéristique, car il nesaurait s'attirer la vindicte. Il le faut malfaisant, volonté et capa-cité mêlées. Le juif est grandi, affublé d'une sorte de supérioritévenimeuse, afin de mériter sa punition. J.-P. Sartre a bienmontré, dans Réflexions sur la question juive, ce raisonnement in-versé : les turpitudes prétendues ne sont pas les causes de lahaine, mais elles sont énumérées pour justifier la haine pri-mitive.

Décadence et apocalypse

Ce discours manichéen ne se dispense pas sans finalité. Il sertune pensée historico-éthique, sous laquelle le projet politiqueaffleure déjà par endroit. Cette pensée manichéenne décrit à lafois une dégénérescence et une rédemption.

Le xix` et le xx` siècles offrent une riche palette de réflexionssur la décadence. Une idée générale s'en dégage : la civilisationoccidentale se trouve sur la pente du déclin. L'idéologie racisteva remplacer, dans la description du processus de dégénères-

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cence, la civilisation par la race ; et muer l'analyse historique enune obsession d'allure religieuse.

Les fresques évolutives du xixe siècle - chez Taine, Prou-dhon, Marx, Comte, pour ne citer qu'eux - tendent à décrirele progrès de l'humanité et en même temps à proposer uneimage de l'avenir espéré ou redouté. Mais l'idée de progrès neva guère sans celle de décadence, à moins de prévoir une sorted'apothéose immobile qui serait une fin de l'histoire. Seules lesphilosophies statiques échappent à l'inquiétude du déclin. Laperception d'une avancée inéluctable jette la pensée modernedans l'obsession d'une chute non moins inéluctable.

Le processus historique décrit concerne au premier chef lacivilisation occidentale, qui connaît une évolution rapide, alorsque les autres semblent plus ou moins figées dans le temps. Si cesdernières se rattachent au processus d'évolution, c'est à un stadeinférieur - dans le temps et non dans la valeur. La civilisationoccidentale apparaît unique en son genre, inventrice de l'Etatde droit, du capitalisme,de la science et de la réflexion sur sapropre identité. Aussi les philosophies de l'histoire corres-pondent-elles, dans la plupart des cas, à une idée de la fin de lagrandeur européenne.

Les Allemands étaient portés, davantage sans doute que lesautres peuples de l'Europe, à l'idée de déclin, parce qu'ils por-taient en eux depuis des siècles la nostalgie de la société médié-vale. Cette nostalgie romantique de la communauté organique,qui n'est pas sans rappeler les thèses du populisme russe,enferme la pensée dans la crainte de la déchéance prochaine.Conjuguée avec l'idée de la supériorité occidentale, elle suscitele pressentiment de la fin du monde tout court. Pour K. F. Voll-graff, écrivain de la décadence du milieu du xixe siècle, la mortde l'Occident correspondra avec la mort de la civilisation engénéral (J. Freund, La décadence, p. 139).

Les explications du phénomène de la chute sont aussi nom-breuses que variées. Une civilisation périt par la perte du cou-rage, par l'effondrement de ses élites, par l'excès de son principevital, par la sophistication de sa culture. Les Anciens, devant ledéclin d'Athènes, diagnostiquaient déjà les mêmes maux. Platonet Démosthène avançaient déjà les arguments de Pareto, deToynbee, de Spengler. Généralement, ces causes multiformes nesont que les symptômes d'une maladie de vieillesse. La fin est

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inéluctable parce que, comme le dira Valéry, toutes les civilisa-tions sont mortelles.

L'idéologie raciste représente au départ une pensée de ladécadence. Sa différence consiste en ce qu'elle remplace le sujetmalade par un autre - la civilisation par la race. Mais elle partd'une hantise de mort.

A. de Gobineau serait probablement aussi surpris queDarwin s'il pouvait apercevoir la place que lui réserve l'histoiredans la responsabilité du nazisme. L'idée de décadence l'inté-resse autrement plus que le concept de race. Mais en faisant dela dégénérescence des races le seul concept explicatif de la déca-dence des peuples, il fait avancer d'un pas l'idéologie raciste.Persuadé du caractère inéluctable de la chute, il ne paye aucuntribut au mythe aryen. Il se contente d'annoncer la mort, avecune sorte de résignation glacée. Mais sa description des racesouvre la porte aux pensées systématiques.

L'auteur de L'essai sur l'inégalité des races humaines annonceune recherche sur les causes du déclin des sociétés humaines.Celui-ci ne provient, quoiqu'en pensaient les Anciens, ni de lacorruption des gouvernants, ni du luxe éhonté, ni des moeurscorrompues, ni de l'influence géographique. Tous ces facteurs nejouent guère qu'un rôle de cause seconde. Donnant la définitiondu déclin, Gobineau en pose en même temps l'origine : « Lesnations meurent parce qu'elles sont composées d'éléments dégé-nérés (...) S'ils meurent, c'est parce qu'ils n'ont plus pour traver-ser les dangers de la vie la même vigueur que possédait leursancêtres, c'est, en un mot enfin, qu'ils sont dégénérés » (p. 58).On pourrait entendre ce mot intellectuellement ou moralement.Gobineau l'entend biologiquement : « Je pense que le mot dégé-néré, s'appliquant à un peuple, doit signifier et signifie que cepeuple n'a plus la même valeur intrinsèque qu'autrefois il possé-dait, parce qu'il n'a plus dans ces veines le même sang, dont lesalliages successifs ont graduellement modifié la valeur ; autre-ment dit, qu'avec le même nom, il n'a pas conservé la mêmerace que ses fondateurs » (ibid.). La dégénérescence ne vient pasdu mélange lui-même - car aucune race ne peut prétendre his-toriquement à la pureté, et tout est métissage - mais de l'excèsdu mélange. Ce métissage renouvelé n'engendrerait aucun effetpervers si certaines races n'étaient supérieures aux autres. Or lacivilisation européenne est supérieure aux autres : « Tous les

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hommes, disent les défenseurs de l'égalité humaine, sont pourvusd'instruments intellectuels pareils, de même nature, de mêmevaleur, de même portée... Ainsi, le cervelet du Huron contienten germe un esprit tout à fait semblable à celui de l'Anglais etdu Français ! Pourquoi donc, dans le cours des siècles, n'a-t-ildécouvert ni l'imprimerie ni la vapeur ? » (ibid., p. 68). Gobi-neau est inégalitaire, et antidémocrate. La supériorité de la raceblanche se démontre par ses oeuvres : elle seule crée la civilisa-tion et l'histoire (« L'histoire ne jaillit que du seul contact desraces blanches », ibid., p. 447). Par un renversement du raison-nement, courant à l'époque, il faut conclure que nulle civilisa-tion « ne peut exister sans le concours de cette race » (p. 209).Notre décadence prépare donc une apocalypse générale.

C'est ce destin considéré comme fatal par Gobineau quel'idéologie raciste va justement chercher à conjurer. Elle va nar-guer l'histoire en traçant la voie d'une régénérescence possible.Cette régénérescence prend l'aspect d'une foi sectaire, parcequ'appelée par un mythe qui ne doit rien à la raison. Si l'Aryenest parfait, son retour historique ressemble à une catharsis, à unepurification sacrée. S'il entraîne toute l'humanité dans samarche, sa réhabilitation sera une oeuvre de salut au sens d'unerédemption. La purification extirpera le mal du monde, le ferapasser d'un état à l'autre par un changement qualitatif. Lacrainte obsessionnelle de la mort par métissage, que l'on varetrouver dans les pages de Mein Kampf, et la certitude drama-tique de l'issue fatale selon une logique soi-disant historique etrationnelle, appellent la pensée eschatologique comme refuge.L'horreur de la réalité engendre la fiction. Ainsi le national-socialisme présentera-t-il, comme l'idée raciste chez Wagner ouchez Chamberlain, l'aspect d'une foi païenne, naïve, se voulant« naturelle » - le nazisme par exemple était végétarien -, etouvrant sur un monde autre.

L'eugénisme et les caprices de la morale

On le voit, il ne manquait plus à ces idées terribles qu'unbras pour les concrétiser.

Il y a loin, en principe, de la pensée à sa mise en oeuvre,quand il s'agit soit de pensées irréalisables, soit de pensées mons-

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trueuses. L'idéologie raciste, déjà toute construite et pour ainsidire en ordre de marche, préparée par les intelligences les pluséminentes autant que par les illuminés de plusieurs générations,jetait le trouble dans la simple morale. Même au sein d'unmonde rationaliste, les partisans de la pureté raciale n'osaientguère réclamer ouvertement une extermination. Il y eut quel-ques exceptions, comme Paul de Lagarde, qui appelait sansdétour à la suppression physique de plusieurs peuples, notam-ment les Hongrois et les juifs, à la fin du xix` siècle (cf. L. Polia-kov, le mythe aryen, p. 351-353). Mais dans l'ensemble, les inspi-rateurs du national-socialisme savaient qu'il y avait loin de lapensée à la pratique ; et c'est bien pourquoi la plupart d'entreeux, persuadés que leurs espoirs seraient rendus irréalisables parla pression de la morale, pariaient pour la fin apocalyptique del'Occident.

L'eugénisme allait pour ainsi dire servir de pensée de tran-sition entre les projets monstrueux et leur réalisation. Il allaitdonner du poids et de la crédibilité à des théories ahurissantes,en utilisant des arguments concrets et quotidiens. L'extermina-tion de certaines races deviendrait un volet particulier del'extermination des indésirables sociaux. La théorie des indésira-bles partait d'une obsession de la décadence, à laquelle onrevient toujours.

A partir du milieu et surtout de la fin du xix` siècle, apparaîtune idée nouvelle, celle du déclin biologique des peuples occi-dentaux. Les observateurs mettent en avant deux faits significa-tifs. Le premier : les soins médicaux de plus en plus performantspermettent de conserver en vie des individus en mauvaise santé.Si ceux-ci sont atteints de prédispositions ou de maladies hérédi-taires, ils ont désormais la possibilité de procréer des enfants quiseront, dans un certain nombre de cas, atteints des mêmesmaux. Le second : la multiplication des aides sociales laissevivre, et par conséquent, fonder des familles, les individus ditsparasitaires : alcooliques, marginaux, criminels, etc. Par le jeude ces deux facteurs, et en partant de l'idée de l'héréditédes tares ou prédispositions physiques et morales, l'Europedeviendra en peu de siècles ou même de décennies, un vastehôpital.

Tout se passe comme si les progrès scientifiques et sociauxaccomplis à cette époque engendraient une sorte de crainte.

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L'homme bouleverse la nature, et celle-ci pourrait bien sevenger. L'eugénisme est le résultat d'un cauchemar d'apprenti-sorcier. La nature se vengerait en nous infligeant la dégénéres-cence. Ecrite en 1877, l'histoire américaine de la Juke Familymarqua les imaginations. Elle suivait une même famille pendantsept générations : d'un seul couple de simples d'esprit naissaientdes dizaines et des dizaines d'alcooliques, de clochards, demalades chroniques et de criminels. La conclusion semblaits'imposer d'emblée : pour avoir permis à ce couple originel desurvivre et de procréer, la société se trouvait à présent en charged'une foule d'individus malfaisants, et de surcroît, malheureux.L'opinion publique alarmée par ce qu'elle considérait commeune espèce de prédiction, voyait la société à venir envahie defous et d'assassins dont on aurait choyé les parents, par les effetsd'un sens moral devenu suicidaire. La crainte de la décadenced'un peuple est ressentie comme une attaque personnelle. Lesréponses à donner avanceront l'argument de la légitime défense.

Darwin, dans La descendance de l'homme, affirme que la civilisa-tion abîme une population, parce qu'elle réduit la sélectionnaturelle. Les peuples sauvages laissent s'éliminer les moinsdoués, les peuples civilisés défavorisent au contraire les plusforts : ici la guerre profite aux faibles, la religion stérilise lesmeilleurs cerveaux, la médecine sauve les débiles. Darwin admetbien qu'une certaine sélection s'exerce encore, mais elle resteinsuffisante. La solution raisonnable serait évidemment de res-taurer une sorte de sélection. Mais la morale s'y oppose. Il fautdonc accepter la fatalité : « Nous devons donc subir, sans nousplaindre, les effets incontestablement mauvais qui résultent de lapersistance et de la propagation des êtres débiles. Il semble, tou-tefois, qu'il existe un frein à cette propagation, en ce sens que lesmembres malsains de la société se marient moins facilement queles membres sains. Ce frein pourrait avoir une efficacité réelle siles faibles de corps et d'esprit s'abstenaient du mariage ; maisc'est là un état de choses qu'il est plus facile de désirer que deréaliser » (I, p. 145). C'est donc par une espèce de résignationque l'esprit accepte le déclin, parce qu'il faut bien obéir à lamorale - traduisons : à un caprice déraisonnable de la morale,qui finalement se rend coupable de la fin d'un peuple. On ima-gine que placée dans cette situation, la morale n'allait pas pou-voir survivre longtemps.

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On peut observer de 1870 environ jusqu'à 1930, la montéepar palliers d'une sorte de bonne conscience exterminatrice.L'eugénisme, nouvelle « science » qui a pour but d'améliorer larace humaine, prétend agir pour la meilleure cause. L'AnglaisFrancis Galton, l'Allemand Ernst Haeckel, qui sont les pionniersde l'eugénisme, ne proposent pas de mesures négatives. Galtonparle de sélection des plus aptes et de contrôle de la reproduc-tion. Au début du xx° siècle, des voix s'élèvent en Angleterre etaux Etats-Unis pour réclamer une intervention étatique dans cedomaine. Des associations se créent pour faire pression dans cesens. Les travaux de statistiques se succèdent pour mesurer ladégradation de la population. A des degrés divers, tous les géné-ticiens anglais défendent l'eugénisme. Aux Etats-Unis, les loisréclamées par les eugénistes sont votées dès 1896, et étendues àla plupart des Etats : il s'agit d'interdiction de mariage et de sté-rilisation forcée pour certaines catégories d'individus. Plusieursthéoriciens proposent des mesures visant à supprimer ici les nou-veau-nés débiles, là les malades mentaux. La défense de l'eutha-nasie se répand.

Quand Hitler promulgua en 1934 les premières lois eugéni-ques concernant les enfants atteints de maladies héréditaires, ilfut applaudi par une partie de la communauté scientifiqueinternationale, surtout américaine et anglo-saxonne. A partir delà, l'application de l'idéologie devenait possible. (Mais elle nepouvait atteindre les buts fixés, même après l'éviction de touthumanisme et même dans le cynisme le plus complet. Scientifi-quement, la destruction d'individus porteurs de certains carac-tères ne détruira pas ces caractères héréditaires. Selon les lois deMendel, l'existence de gènes récessifs - ou de porteurs sains -rend impossible l'élimination d'une maladie par celle de ses por-teurs apparents.) Où se trouve la vraie rupture entre l'assassinatd'un nouveau-né débile et l'assassinat d'un étranger de peupleou de race ? L'extermination des malades s'habille de bonneconscience, et c'est pourquoi elle représente la première étapedu programme, celle qui peut amorcer les autres. On « rend ser-vice » au malade en le tuant : argument éternellement jeune.L'extermination recrée donc sa propre morale, elle s'avance parle biais de l'eugénisme, vêtue de lin blanc. Quand elle auracommencé, elle passera d'un groupe à l'autre : il y a des indési-rables de toutes sortes, et selon une foule de critères. La difficulté

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consiste à faire le premier pas : si l'on admet qu'une seule caté-gorie ne mérite pas de vivre, alors la porte est ouverte à toutenouvelle catégorie. L'essentiel est dans la transformation dustatut de l'homme : si l'homme n'est qu'un primate, toutdevient possible. Si la biologie ne perçoit plus de séparation en-tre l'homme et le primate, seule l'idée de dignité fondée surl'éthique ou sur le sacré peut éviter que certains hommes reçoi-vent un statut de primate. Dans l'Allemagne du début du siècle,l'antisémitisme, puis le nazisme, avancent très précisément aufur et à mesure que la religion recule, et d'abord dans les régionsoù la religion a davantage reculé (cf. E. Todd, L'invention de

l'Europe, Le Seuil, 1990, p. 269 et s.).L'histoire avait donc préparé le national-socialisme au point

que celui-ci ne fut que l'aboutissement d'idées fortes et enracinées.Mein Kampf n'a rien de tellement surprenant, comparé avec lesécrits qui le précèdent. C'est sans doute aussi pourquoi le livre nesuscita pas l'immense indignation que l'on pourrait imaginer. Laréalité du nazisme provient de cette espèce de banalisation depensées déjà criminelles. Après que tout cela eut été dit, pendant silongtemps et par des voix si nombreuses et diverses, il y avait bienpeu de chances pour que personne ne s'avisât de passer aux actes.Vacher de Lapouge écrivait en 1909, dans l'introduction de Race

et milieu social : « On ne se débarrasse pas en feignant de l'ignorerd'une idée-force aussi puissante que celle de la mission des Aryenset si on ne l'utilise pas, on peut être sûr qu'un autre s'en servira. »Hitler ne fut pas un penseur, mais le nervi zélé d'un projetconcocté par d'autres. Il ne s'agit pas de nuancer sa responsabili-té. Celui qui transforme un projet idéologique en programmepolitique, qui franchit le pas de la pensée à l'acte, reste pour l'his-toire le premier engagé. Mais ce faisant, il engage aussi tous ceuxqui ont pensé pour lui. Les idées ne peuvent prétendre à l'inno-cence sous prétextes qu'elles ne sont que des idées. Elles ressem-blent à des grenades, qui explosent au premier faux pas.

La honte et la vengeance

Pensée de la décadence, le national-socialisme apparaît dansune débacle. On sait qu'Hitler vécut à Vienne, ville tourmentéequ'un poète autrichien décrit à cette époque comme « la station

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météorologique de la fin du monde ». Le parti raciste est celuide la revanche sur l'histoire. La défaite de 1918, l'humiliationdes réparations de guerre, la crise de 1929 confirment les Alle-mands dans leur sentiment de peuple-victime, ce « pauvrepeuple si longtemps négligé » dont parlait déjà Fichte (Discoursà la nation allemande, p. 190). Hitler traduit un sentiment généralquand il décrit cette désespérance : « La chute de l'empire et dupeuple allemand est si profonde, que tout le monde paraît saiside vertige et privé de sentiment et de raison : c'est à peine s'il estencore possible de se souvenir de la grandeur passée, tant lapuissance et la beauté d'autrefois apparaissent comme dans unrêve en face de la misère d'à présent » (Mein Kampf, p. 224).Mais la défaite militaire ne représente que la cause seconde de lachute : « Elle n'est que le phénomène extérieur de décomposi-tion le plus grand, parmi une série de phénomènes internes »(ibid., p. 227). La dégénérescence de l'Allemagne a réellementcausé la défaite. C'est donc à elle qu'il faut s'attaquer. D'où ladescription de cette mort lente : fuite des valeurs morales,égoïsme et indifférence.

Plus la honte est grande, plus l'humiliation tragique, etplus la volonté de revanche se trouve apte à n'importe quelsacrifice. La valeur prêtée aux moyens diminue au fur et àmesure que s'accroît la valeur prêtée aux fins. Il faut compren-dre l'immensité du désespoir pour expliquer comment laconfiance fut accordée à Hitler. Saint Augustin expliquaitqu'un individu peut accepter ou même vouloir sa propre mort,mais que la mort d'un peuple équivaut à l'apocalypse, c'est-à-dire à l'impensable. Sans doute faut-il voir l'Allemagne d'alorsdans ce contexte. Le sentiment de délitement parvient auxlimites de l'insupportable. La communauté sociale se jugeabsolument privée d'avenir. Non pas que la situation écono-mique et sociale soit si dramatique, même si la population agrandement souffert de la crise. Mais les Allemands ont davan-tage mal à l'âme, parce que leur sentiment natif de supérioritéaperçoit l'humiliation comme une terrible injustice du destin.Ils ne trouvent devant eux aucune voie de salut. Le marxismedéplaît à leur mentalité inégalitaire. Le socialisme a montré aupouvoir ses faiblesses et ses corruptions. Il ne reste plus que larévolte, autrement dit, la recherche des extrêmes. La jeunesseest prête à suivre le diable, s'il lui parle de la grandeur alle-

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mande, et s'il lui désigne un responsable crédible. Dans cettesituation, la découverte d'un bouc émissaire peut ouvrir laporte de l'avenir.

Les Allemands répétaient au début des années 30 ce slogan« Il faut que quelque chose arrive. » La sensation de l'insuppor-table, l'idée tenace que « cela » ne pouvait durer, laissait lesesprit acquis à n'importe quel événement qui eut brisé le coursdes choses. Aussi la place n'existait-elle plus pour la critique. Onattendait ce qui allait arriver, quoi que ce fut. Dans le pire, toutchangement serait bénéfique et accueilli comme tel. AinsiA. Hitler devint-il un sauveur. Dans sa belle Histoire de l'Alle-magne, P. Gaxotte résume les choses ainsi : « Un peuple quicoule, s'accroche à un serpent. »

A. Hitler est d'abord un raté, avec tout ce qu'entend le senscommun dans cette formule sans charité. Il échoue son examend'entrée à l'école des Beaux-Arts, il disperse le petit héritage desa famille, il vit de gagne-pain misérables au jour le jour. Enmême temps, il est tenaillé par un complexe de supérioritérebelle. On peut dire sans exagérer que la psychologie du jeuneHitler correspond à la mentalité allemande de l'époque : lahonte devant une série de déboires, conjuguée avec l'idée degrandeur. Les sentiments consécutifs qui naissent de cette ren-contre explosive : aigreur et révolte, se retrouveront identiqueschez le futur führer et chez le peuple qui va l'accueillir.

Marginal et révolté, Hitler parvient à acquérir unereconnaissance sociale grâce à ses talents d'orateur. Ceux-ci sontimpressionnants. Après la guerre, il reste dans l'armée commeinstructeur, et fait merveille. Chargé d'enquêter sur un partibavarois sécessionniste, il y joue un rôle de taupe, mais captivetant ses auditoires qu'il en devient rapidement le meneur. Ceparti s'appelait « national socialiste », et l'ironie du destin veutqu'Hitler devint leader en utilisant une mission secrète d' « en-trisme ». Ce qui démontre son talent. Relégué à la forteresse deLandsberg après un coup d'Etat manqué, il suscite l'admirationpar les discours haletants qu'il tient non seulement à ses codé-tenus, mais aussi au personnel pénitentiaire. Au cours de sonprocès, il subjugue son auditoire par une péroraison enflammée,et ressort plus sympathique que ses juges. Mauvais étudiant,mauvais écrivain, mauvais penseur, Hitler savait parler et orga-niser. Il électrisait les foules, et les faisait changer d'avis. Il ne

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fallait que ce talent, joint à la foi en son étoile, pour conquérir lepouvoir. A l'ère des masses, la politique n'est rien que péda-gogie. Il faut convaincre. Hitler comprit que cette conviction nes'emporte pas, devant une foule, par le raisonnement logique.Le raisonnement vaut pour quelques auditeurs. Plus le nombreaugmente, plus s'imposent la passion et le sentiment. Hitler fitexactement ce que Gustave Le Bon avait décrit. Il surprenait sesauditoires à leur propre niveau de conscience. Par la simplicitéde sa pensée, il se trouvait de connivence avec l' « âme desfoules ».

Les thèmes qu'il développait rejoignaient les idées répanduesen Allemagne depuis deux siècles, voire, pour certaines, depuisplusieurs siècles : la grandeur immémoriale et la supérioritéintrinsèque de ce peuple ; les échecs répétés qui apparaissaientinfligés par l'injustice ; la responsabilité des juifs, captateurs devie. A quoi il en ajoutait un autre, la clé de l'avenir : la respon-sabilité du peuple allemand qui refusait de se rebeller contre lafatalité, de prendre son destin en main. Ainsi, sa critique deve-nait une invite à agir. Elle devait jouer un rôle de détonateur.

L'énigme de la connivence populaire

A. Hitler fit le parcours d'un homme politique ordinairedans une démocratie. Il commença par des auditoires très petits,puis, sa renommée aidant, réunit des foules de plus en plusimportantes. Il a raconté ces années de sa vie dans le cha-pitre VII de Mein Kampf (p. 478 et s.). Il est clair qu'il fut servidans son ascension par cette qualité principale des politiquesheureux : la persévérance implacable. Il ne se décourage jamais.Chaque échec le voit resurgir, aussi neuf qu'auparavant. Cetempressement à durer représente la condition générale - néces-saire, faute d'être suffisante - de la réussite. Ses talents deparole et de psychologie, firent le reste.

A quoi s'ajoute un mépris total pour les moyens, qui définitl'homme d'action cynique. Tromper la foule ne comptait pas : ilfallait emporter la persuasion. Le 9 novembre 1923, Hitler tentade prendre le pouvoir par la force, et fut trahi par sa naïveté. Ildécida dès lors d'utiliser des voies légales, et de supprimerensuite la démocratie. Le processus était analogue à celui choisi

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par les léninistes russes. Il réclamait que l'on défendit le suffragepour ensuite le nier. Hitler par la suite ne devait plus organiserque des plébiscites, ce qui est une autre manière de gommer ladémocratie. Il courait à un but politique et historique, mais nereconnaissait aucune valeur universelle au-delà ou à côté de cebut. Aussi n'avait-il aucune raison de prendre garde à la naturedes moyens employés. Ses seuls critères de référence se trou-vaient dans la finalité politique temporelle. Sur ce point fonda-mental, les deux grandes idéologies de ce siècle se ressemblent.

Le jeune parti national-socialiste gravit les échelons l'unaprès l'autre. En mai 1928, il obtint 12 députés. En sep-tembre 1930, 107. En juillet 1932, 230. Ce faisant, Hitler ne ces-sait de vilipender la démocratie, et d'ironiser sur ceux qui orga-nisaient les élections. Ayant reperdu quelques dizaines de sièges,il prit pourtant le pouvoir légalement, à la faveur d'une querelleau sommet et probablement de quelques marchandages, en sefaisant nommer chancelier par le maréchal Hindenburg. Danscette course au pouvoir il avait utilisé tous les moyens dumoment, à la fois les urnes démocratiques et cette pression-chan-tage caractéristique du fascisme d'entre-deux-guerres. Il s'agis-sait de devenir assez puissant pour faire peur, grâce à la démo-cratie, puis de brandir cette menace devant les états-majorsaffolés par le spectre de la guerre civile. Echaudé par le souvenirde son coup d'Etat manqué, Hitler sut parfaitement manier lesarmes psychologiques de ce combat particulier. Reste une ques-tion : comment parvint-il, en dépit de la teneur de ses discours,à conquérir l'opinion ? Les talents d'orateur ne suffisent pas àtout expliquer. Hitler ne cachait rien de ses projets, même s'ilprit garde d'épargner la religion dans ses invectives. Il faut doncposer la question de cette relation entre un discours ahurissant,et la fidélité massive que lui voue le peuple, après comme avantla prise de pouvoir.

Mein Kampf fut publié en Allemagne tôt après le procès deHitler et sa libération. Il y eut plusieurs éditions, et le livre futdiffusé à plus d'un million d'exemplaires. C'est dire s'il fut lu etconnu. Les thèses essentielles du national-socialisme y sont expo-sées sans aucune précaution. Non seulement l'idéologie racisteapporte là ses arguments, mais la volonté de sa concrétisation nese cache pas (par exemple : « Imposer l'impossibilité pour lesavariés de reproduire des descendants avariés, c'est faire oeuvre

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de la plus claire raison : c'est l'acte le plus humanitaire, lorsqu'ilest appliqué méthodiquement, que l'on puisse accomplir vis-à-vis de l'humanité... Car ici, on arrivera s'il le faut à l'impi-toyable isolement des incurables, mesure barbare pour celui quiaura le malheur d'en être frappé, mais bénédiction pour lescontemporains et la postérité. La souffrance passagère d'unsiècle peut et doit délivrer du mal les siècles suivants », p. 254-255. Ou encore : « Le monde n'appartient qu'aux forts qui pra-tiquent des solutions totales », p. 257). L'antisémitisme exploseen accents furieux. La haine borde toutes les pages. Le projetpolitique d'asservissement des races inférieures aux races supé-rieures apparaît clair comme le jour. Le projet d'élevage desAllemands, absolument comme s'il s'agissait d'une espèce dechevaux de course, ferait frémir n'importe quel lycéen, mêmeprivé de référence. La critique de la démocratie ne peut qu'en-trouvrir les portes à la dictature. Par ailleurs, le chapitre sur lapropagande est un monument d'habileté sardonique, aumoment où il s'adresse par voie d'édition aux foules mêmes qu'ils'attache à tromper. Autrement dit, l'ouvrage ne serait pas écritdifféremment s'il était fait pour terroriser. On dira que nous lelisons aujourd'hui à la lumière de l'histoire, ce qui change tout.Mais cet argument ne saurait suffire. Les Nouvelles EditionsLatines, d'ailleurs, ne s'y sont pas trompées, en publiant dansl'édition française de 1934 un « Avertissement des Editeurs »sous forme de mise en garde alarmée et alarmante.

Il semble pourtant que l'opinion, tant étrangère qu'alle-mande, resta froide devant ce monument qui ressemble à un cri deguerre pour une apocalypse. Non seulement les électeurs créditè-rent Hitler de suffrages importants, mais quand il fut devenuchancelier et eut mis en place les mesures prévues de restrictiondes libertés, elle continua de l'approuver. Le parti nazi recueillit44 % des voix, puis Hitler se fit plébisciter régulièrement, obte-nant 95 %, 84 %, enfin 98,8 % des voix. Entre ces plébiscites glo-rieux, le programme d'eugénisme était mis en place, l'éducationcaporalisée, les Juifs pourchassés, les adversaires assassinés. Mêmesi l'on compte avec l'intimidation ou des manipulations de comp-tage, la connivence entre le peuple et le totalitarisme annoncé etdéployé, rend perplexe. Non pas que cette connivence soit uniquedans l'histoire, loin s'en faut. Mais sans doute demeure-t-elleunique chez un peuple aussi instruit. Si tant est qu'une complicité

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existât un moment entre le peuple russe et le gouvernement léni-niste - ce qui est beaucoup moins évident -, il s'agissait là-basd'un immense pays largement privé de moyens d'informationréels, encore en grande partie analphabète, et peu propre à s'indi-gner d'une élection qui tourne à la violence, puisqu'il n'avaitjamais connu avant celle-ci d'autre élection parlementaire.Tandis qu'il s'agissait, en Allemagne, d'un pays rompu aux droitspolitiques, empli au contraire d'universités où l'on dissertaitdepuis des lustres sur les questions de la liberté et de l'oppression,et de surcroît suffisamment petit pour que l'information y circulesans risque de se perdre.

Cette connivence s'explique sans doute par trois causes diffé-rentes : l'incrédulité, le désespoir, et l'engrenage de la terreur.

Nul, à part quelques esprits sagaces, n'a cru en la réalisabi-lité des projets de Mein Kampf. Hitler avoua lui-même plus tardque la facilité avec laquelle il avançait dans ses desseins était dueau caractère inoffensif et irréalisable que l'opinion prêtait à sesparoles. D'une part, ce langage antisémite et germaniste était siconnu qu'il retentissait comme un slogan usé. Il n'attirait pasl'attention parce que ressassé, il n'attirait pas la vindicte parcequ'intégré au sentiment national depuis plus d'un siècle.D'autre part, les projets de réalisation apparaissaient tellementahurissants dans leur démence qu'ils sonnaient comme devieilles invectives plutôt que comme des volontés concrètes. LesEuropéens acquis aux thèses racistes et antisémites s'étaient per-suadés une fois pour toutes que les races supérieures gagneraientà soumettre les autres, qu'il s'agissait même d'un devoir desurvie, mais que cela demeurait irréalisable dans l'état présentdes mentalités. Ainsi, Mein Kampf souleva peu la colère, ici,parce que c'était trop absurde, là, parce que c'était trop évident.

Le désespoir du peuple allemand peut expliquer par ailleurscomment se forma la connivence entre un gouvernement déjàtotalitaire et l'opinion publique. Persuadée de la corruptiondémocratique, l'opinion accepta la dictature. Persuadée desméfaits passés de la liberté, elle accepta la caporalisation. Per-suadée de la réalité des intrigues juives, elle ferma les yeux surl'ouverture des premiers camps de concentration. L'ampleur deson mal de vivre était si grande qu'elle se tenait prête à n'im-porte quelle concession pour relever le pays. Elle n'entendit chezHitler que la volonté de renaissance, qui ressemblait à l'annonce

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du salut. Cette nouveauté lui parut si prodigieuse qu'elle oublia,ou fit mine d'oublier, les moyens obligés. Une situation de cegenre n'est pas spécifique aux Allemands des années 30, commeon le croit parfois, s'autorisant à avancer l'argument de lacélèbre docilité allemande, et transmettant une germanophobieaussi absurde que la germanomanie - la fameuse docilité sup-posée a d'ailleurs été remise en cause avec éclat lors des événe-ments de 1989, démentant les prédictions répétées selon les-quelles les Allemands de l'Est seraient les derniers, de par leur« congénitale obéissance », à demeurer dans le giron de l'Unionsoviétique. On peut reconnaître ici clairement cet engouement,étrange à regarder de l'extérieur, d'un peuple pour la servitude,dès lors qu'il en espère le salut après une période de déliques-cence. La même chose arriva déjà aux Romains du C' siècleavant J.-C., épuisés par une démocratie corrompue et ruinée,dont Tacite disait qu'ils « se précipitaient vers la servitude, tousplus empressés à mesure de la splendeur de leur rang »...

Engrenage de la terreur, enfin : en même temps qu'il avance,Hitler pose des verrous de sécurité contre les résistances éven-tuelles. Et il y en a. Les mesures d'eugénisme, tôt proclamées,soulevèrent l'indignation des Eglises. Déjà en 1930, voyant lemouvement se développer, le pape Pie IX avait condamné éner-giquement tout eugénisme. L'évêque luthérien de Württem-berg, Théophile Wurm, en 1940, puis l'évêque catholique deMünster, August von Galen, en 1941, élevèrent des protesta-tions contre l'assassinat des malades mentaux et des infirmes, aunom de l'éthique. Le débat alla si loin qu'Hitler dut renoncer,au moins ouvertement, à ses expériences. Ce qui démontrequ'une opinion publique énergique était à même de faire reculerle processus d'extermination, en tout cas à cette époque. Lesdeux évêques ne furent pas arrêtés. Apparemment, le gouverne-ment craignait l'opinion internationale. Quant aux mouvementsde résistances idéologiques, chez les intellectuels, les voix anti-nazies trouvaient en face d'elles des voix pronazies. Beaucoups'exilèrent. L'ampleur de l'approbation lors des plébiscites per-mettait au pouvoir de serrer l'étreinte policière. Tout alla trèsvite. Quand certains s'aperçurent qu'ils avaient engendré unmonstre, il était déjà trop tard. Pour les résistances proprementpolitiques, elles ne s'organisèrent vraiment qu'après Stalingrad,et furent, une fois découvertes, noyées dans le sang.

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Dans l'ensemble, Hitler exprimait sur tant de points la penséedu peuple allemand, que celui-ci ne distingua pas aussitôt lesexcès terribles de cette pensée.

L'inégalité comme atmosphère

L'esprit allemand a ceci de spécifique qu'il est profondémentautoritaire et inégalitaire. L'organisation naturelle et instinctive,à savoir la famille, exprime ces deux caractères. L'éducationallemande repose sur l'autorité du père et sur l'inégalité entre lesfrères. La structure de la famille révèle l'esprit d'un peuple (cf.E. Todd, op. cit., p. 246 et s.) et peut contribuer à le déterminer,sans qu'il faille exagérer cette détermination jusqu'à tomberdans le monocausalisme. La Révolution française, fondée surl'égalité, émane d'un esprit spécifiquement français. Il était dèslors normal que les Allemands ressentent la révolution égalitairecomme un système étranger, et ses influences en partie commedes poisons susceptibles de détruire de l'intérieur l'esprit dupeuple. A fortiori, le marxisme pouvait devenir une doctrine dia-bolique. Les Allemands n'ont jamais perçu un peuple commeune collection d'individus semblables, mais comme une hiérar-chie ou un ensemble de hiérarchies. Ils ont vécu depuis toujoursdans une société de groupes, et ont conservé longtemps la nos-talgie des communautés médiévales. Or il se trouve que toutesles doctrines et théories politiques répandues en Europe auxx` siècle, proviennent directement ou indirectement, de larévolution. Libéralisme et socialisme tendent à massifier desindividus semblables, l'un attribuant à chaque individu descapacités très grandes, l'autre considérant au contraire tous lesindividus sans exception comme incapables de vivre sans l'aidetutélaire de l'Etat. Nulle part l'esprit allemand ne se reconnaîtdans ces systèmes de pensée. Il est ailleurs. D'où le désir popu-laire de trouver un système politique qui corresponde à sa men-talité spécifique. D'où sa tendance à considérer que l'Allemagnea été, depuis deux siècles, subvertie par des doctrines étrangères,et à rendre coupables ces doctrines de la déchéance ressentie. Lepeuple juif symbolise toutes les pensées à la fois extrinsèques etcherchant de l'intérieur à subvertir : dans la sémantique nazie,« juif » s'identifie à « égalitaire » et à « marxiste ».

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L'esprit autoritaire conduit à regarder les inconvénients etles déboires de la liberté autant et plus que ses avantages. Ceque l'esprit français imagine difficilement de faire. La libertérend possibles toutes les absurdités, étale les mensonges, détruitles valeurs morales en relativisant le bien et le mal. Elle sécrèteles anarchies latentes ou couronnées. Elle peut se révéler des-tructive autant que constructive. La critique de la démocratieet de la liberté n'est pas, de loin, une nouveauté dans MeinKampf, qui prête voix ici à une pensée ancienne. Il faut avouerque dans les années d'après la première guerre, les démocratiesparlementaires ne contribuent pas à embellir leur propreimage. La description de ces « loques de partis parlemen-taires », de ces « souteneurs parlementaires » (p. 271), sembleà certains décrire plus qu'inventer, et fait écho à un sentimenttrès répandu. Quand la liberté se déploie, le mal dépasse lebien et l'étrangle. Les intérêts individuels les plus dévoyés sedéveloppent sans frein. La vérité est oubliée ou perdue encours de route - les libéraux et les démocrates croient que lavérité surgit de la libre discussion.

Ainsi le libéralisme tant politique qu'économique se trouve-t-il remis en cause. Politiquement, la liberté projette à la tête del'Etat les hommes les plus crapuleux et non les meilleurs. Econo-miquement, la liberté laisse le pouvoir aux égoïstes et auxhabiles, prêts à étrangler la communauté pour mieux servirleurs propres intérêts.

Les déboires de l'égalité ne sont pas moindres. Voilà unpeuple passé à la toise. Toute la question réside dans la certitudede départ. Les Français sont persuadés d'une égalité de nature,justifiée par conséquent à se perpétuer dans les institutions. Sil'inégalité règne au contraire dans la nature, une égalité institu-tionnelle devient injuste. L'esprit allemand est plus élitiste que lefrançais, et le national-socialisme dérive vers le culte de l'élite,récupérant au passage cette idée exprimée de manière diffé-rente, par des auteurs comme Pareto ou Carlyle, selon laquellela civilisation avance par le génie de l'élite qui tire la masse versle haut, l'éduque en la dirigeant. (« Ce n'est certes ni la domina-tion des imbéciles ou des incapables, ni, en aucun cas, le culte dela masse, qui servira cet intérêt de tous ; il faudra nécessaire-ment que les individus supérieurement doués prennent la choseen main », Mein Kampf, p. 445.) Le socialisme,qui égalise par

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principe, réduit et assassine les supériorités de nature, seulesgarantes de la force d'un peuple. Le « socialisme » hitlérien pro-clamera l'égalité au sein du peuple élu. Le marxisme représentel'ennemi principal, et diabolisé, du national-socialisme qui seconstruit surtout en face de lui et contre lui. Le critère des diffé-rences passe d'un lieu à l'autre, de la classe à la race. « L'Etatnazi ne connaît aucune classe » (ibid., p. 596), c'est pourquoi lenational-socialisme défend la corporation dans laquelle lesclasses demeurent mêlées.

La révolution des Lumières a produit une autre consé-quence funeste : le rationalisme excessif. La disparition pro-gressive de la religion, qui semble convenir aux Français, laissechez les Allemands un vide mal supporté. Le courant roman-tique du xix` siècle contribuait à combler ce vide. Le national-socialisme répercute, toujours en l'amplifiant à l'excès, l'échode la critique antimatérialiste, antirationaliste. Fichte récla-mait déjà que l'on éduque les jeunes Allemands à partir deprésupposés idéalistes : « En règle générale, c'est le monde sen-sible qui a été considéré jusqu'ici comme le seul réel... La nou-velle éducation se propose justement de renverser cet ordre.Pour elle, le seul monde vrai et réellement existant est lemonde de la pensée ; c'est dans ce monde qu'elle veut intro-duire l'élève dès le début » (Discours..., p. 187). Libéralisme etmarxisme sont matérialistes, chacun à leur manière. Ils engen-drent le déclin des valeurs morales, esthétiques, et de tous lescritères en général. Hitler se fait le chantre des valeurs (« unelamentable immoralité... », p. 241 ; « On perdit à la fin toutediscrimination entre le bon et le mauvais », p. 262), non parréférence à une religion, mais parce qu'il reproduit dans unegrande simplification le discours du romantisme et de l'idéa-lisme allemands : « Il faut absolument opposer aux calcula-teurs de la république réaliste actuelle, la foi en l'avènementd'un reich idéaliste » (ibid., p. 436). Face au rationalisme, lepeuple est à la recherche d'un nouvel idéal. Mais les religionsprésentes ne reflètent que des doctrines étrangères. L'idéal sefixera sur l'idée de nation entendue comme berceau d'unerace : idée temporelle qui s'extasie, se boursoufle, explose enbrisant les cadres de la temporalité et de l'humanité quoti-dienne, pour devenir rédemptrice, messianique.

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Pensée millénariste

La vision du monde du national-socialisme est extrêmementsimple. Par sa certitude d'un salut temporel à accomplir, elles'apparente davantage à une pensée gnostique qu'à une penséereligieuse - comme d'ailleurs le léninisme. Elle ressemble à unegnose par sa perception d'un monde étranger et malveillant, parsa conviction d'une chute après un pur bonheur originel, par lacroyance que la connaissance de la grandeur humaine captiveassurera le salut à celui qui la reçoit, par sa manière de contre-faire le créateur en le mimant, de le remplacer. Son caractèresommaire provient de son manichéisme : elle nomme le bienabsolu et le mal absolu, dont le combat suffit à emplir l'histoire.

Mein Kampf se débarrasse d'abord des anciennes conceptionschrétiennes, en extirpant l'idée de péché originel. Au xix` siècles'exprimait déjà l'idée selon laquelle le rachat proposé par leChrist ne s'adressait qu'aux juifs, seuls coupables de la fautepremière : les autres peuples demeuraient innocents. La néga-tion du péché originel est propre à toute idéologie visant la per-fection de l'homme. Supposer une faute inscrite dans la nature,antérieure pour ainsi dire à l'histoire, est une démarche del'esprit qui signe l'imperfection congénitale de l'homme, sa fini-tude congénitale, et par conséquent voue pour toujours à undemi-échec l'élan des sociétés vers le parfait. Ici comme dans lemarxisme-léninisme, la finitude de l'homme sort de la métaphy-sique pour entrer dans la temporalité. L'homme se trouveimparfait et malheureux pour des raisons circonstancielles etévénementielles : il peut donc, s'il le veut et s'il en prend lesmoyens, réaliser ses idéaux, transformer ses espérances enespoirs. Avec la dissolution de l'idée de faute originelle, toutdevient possible :

« Il appartiendra aux conceptions racistes mises en oeuvredans l'Etat raciste de faire naître cet âge meilleur : les hommesne s'attacheront plus alors à améliorer par l'élevage les espècescanines, chevalines ou félines ; ils chercheront à améliorer larace humaine ; à cette époque de l'histoire de l'humanité, lesuns, ayant reconnu la vérité, sauront faire abnégation en silence,les autres feront le don joyeux d'eux-mêmes...

« Pourquoi un tel renoncement serait-il impossible si, à la

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place d'un commandement de l'Eglise, intervenait un avertisse-ment solennel invitant les hommes à mettre enfin un terme auvrai péché originel, aux conséquences si durables, et à donnerau créateur tout-puissant des êtres tels que lui-même les ad'abord créés ? » (ibid., p. 404).

Le nazisme n'est pas indifférent au problème de l'origine,mais au contraire utilise le thème de la création pour présenterune création imaginaire, qui sert de justification à ses thèses.Dieu aurait créé une race pure et supérieure, lui donnant pourainsi dire la mission de civiliser la terre. Ainsi, « saper l'exis-tence de la civilisation humaine en exterminant ceux qui ladétiennent, apparaît comme le plus exécrable des crimes. Celuiqui ose porter la main sur la propre image du seigneur dans saforme la plus haute, injurie le créateur et aide à faire perdre leparadis... » (ibid., p. 381).

Seuls les Aryens ont donc été créés à l'image de Dieu...L'histoire originelle du judéo-christianisme est récupérée, puistronquée, réduite, et mise au service de l'idéologie. La finitudede l'homme, engendrée par le péché, fait place à la dégénéres-cence de l'Aryen, abîmé par le métissage : « L'Aryen renonçaà la pureté de son sang et perdit ainsi le droit de vivre dans leparadis qu'il avait créé » (ibid., p. 295). Non seulement lethème biblique est transformé dans son contenu, mais il estreplacé dans le temps historique, engendrant d'une part unracisme idéologique, d'autre part un racisme justifiant l'Etattotalitaire. Le national-socialisme apparaît comme une odieuseparodie du monothéisme occidental.

Les finalités trouvent donc ici leur justification dans la des-cription d'une « nature » imaginaire. La philosophie nazie - sil'on peut appeler philosophie une vision du monde à la foisnourrie de haine et asservie à la volonté de puissance - neconnaît pas de différence ni de distance entre nature et morale.Le devoir consiste à suivre la nature telle qu'elle est comprise, àaccomplir la « loi naturelle ». Ici l'idéologie repose sur le soclede la biologie darwinienne traduite en théologie. La loi de lasélection naturelle par laquelle les individus les plus adaptés sur-vivent aux autres, assurant ainsi leur descendance, se traduit envolonté d'un créateur, dont Mein Kampf parle beaucoup, et quiressemble à une entité conceptuelle et non à une personne.L'avancée de la culture occidentale, qui a permis par la méde-

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cine et par les lois sociales de garantir davantage la survie desplus faibles et des moins chanceux, qui a apporté aux continentsdéfavorisés la technique et la science, est vue comme une oeuvredémoniaque. Les Européens nuisent à la loi naturelle, donc auprojet divin, quand ils permettent au Hottentot d'exercer uneprofession libérale (ibid., p. 429). Il s'agit donc de réhabiliter lesvaleurs détruites et, par là, de sauver le monde en décomposi-tion. Ce projet titanesque s'apparente à une rédemption, etHitler à un prophète. Le langage rejoint celui des sectes histo-riques hantées par l'idée de salut. L'ceuvre à accomplir estd'essence divine, puisqu'elle rejoint le plan divin et le réalise.Elle ne se soucie pas de la durée : « Cet empoisonnement dusang ne pourra être guéri que dans des siècles » (ibid., p. 558).Son ampleur, sa dimension quasi métaphysique, lui évitent lasoumission à l'ordre du temps et la sanction des résultats.Comme la société communiste, la société nazie échappe à l'ordreproprement humain et ne se mesure à rien, sinon à ses critèresintrinsèques. Davantage paradis que société, elle prétend cepen-dant à une réalisation temporelle, mais hors le temps des hor-loges. Elle exprime la confusion du politique et du sacré, et tra-duit ses programmes en symboles : le Reich devait durer milleans, comme le règne du Christ dans les prévisions des sectes mil-lénaristes.

L'extermination comme condition de survie

Par sa nature même, l'ceuvre à accomplir revêt les formesd'un combat, puisqu'il s'agit d'extirper les nuisances qui pol-luent le peuple digne de survivre. Ce combat ne saurait seréduire à une lutte pour la puissance, puisque les peuples infé-rieurs eux-mêmes tireront avantage de leur soumission. L'Aryendétient les clés de la civilisation, et lui seul peut l'apporter auxautres - thème largement développé à propos des Allemandsdepuis le xix` siècle. Le monde lui doit tout, et sa domination està la fois méritée - étant donné sa supériorité naturelle - etbienfaisante : « La culture et la civilisation humaine sont sur cecontinent indissolublement liées à l'existence de l'Aryen. Sa dis-parition ou son amoindrissement feraient descendre sur cette

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terre les voiles sombres d'une époque de barbarie » (ibid.,

p. 381).A. Hitler a vécu la guerre avec exaltation : seule période

privée du sentiment d'échec. Il va identifier la politique à uneguerre, la société à une armée. Son idéologie ne se justifie quepar et dans le combat. Seule la présence de l'ennemi lui confèrel'existence.

La sélection naturelle n'est autre qu'une guerre. De la mêmemanière, la politique représente un combat sans merci livré auxennemis intérieurs et extérieurs. La vie n'est qu'une lutte de tousles instants. Les hommes ressemblent aux animaux de Darwin :« L'homme ne doit jamais tomber dans l'erreur de croire qu'ilest véritablement parvenu à la dignité de seigneur et maître dela nature... Il doit, au contraire, comprendre la nécessité fonda-mentale du règne de la nature et saisir combien son existencereste soumise aux lois de l'éternel combat et de l'éternel effort,nécessaires pour l'élever » (ibid., p. 243).

Dans la politique de conquête, Hitler obéit au vieux mythede l'élite germaine gouvernant tous les peuples de l'Europe.C'est ainsi qu'il décime l'intelligentsia polonaise afin de permet-tre aux Allemands de prendre sa place. Le projet de la domina-tion mondiale s'organise selon la nature des peuplements exté-rieurs. Les Anglais, reconnus aryens autant que les Allemands,devraient s'entendre avec l'Allemagne pour gouverner lemonde. C'est avec regret que le Reich devra les considérercomme des ennemis. Les Français par contre représententl'ennemi héréditaire, responsable de l'humiliation, peuple àvaincre, puis à dominer. Les pays d'Afrique, d'Asie, fournirontdes masses esclaves. L'Allemagne, qui a vocation de souverai-neté sur le monde (« Le peuple allemand ne saurait envisagerson avenir qu'en tant que puissance mondiale », ibid., p. 641),doit obtenir cette souveraineté par la force, car elle ne l'obtien-dra par aucune protestation ni réclamation. Il en va de sa vie.Elle n'a pas le choix entre mourir et dominer : « L'Allemagnesera une puissance mondiale, ou bien elle ne sera pas » (ibid.,p. 652). Le sentiment de supériorité envisage la médiocritécomme une mort de soi. Ce trait peut s'observer chez un indi-vidu. Et de même pour un peuple. Le peuple parfait devientesclave s'il ne domine pas. Ainsi, il s'agit moins de 1' « espacevital », que d'une domination vitale, et davantage de psycho-

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logie que de géographie. D'où la soif inextinguible de conquête,sans modération, et bientôt, sans même aucune prudence - lesordres déraisonnables d'Hitler en Afrique, puis en URSS, finirontpar le perdre.

L'extermination fait partie du même combat pour la vie,compris, plus encore, comme un combat pour la survie. Les élé-ments à éliminer sont auparavant rendus coupables d'uneaction mortifère contre la vie dans son ensemble. Bien davan-tage qu'inutiles, ils sont néfastes.

Le but de l'extermination n'est pas d'abord d'anéantir lesJuifs, mais de supprimer les individus « malsains ». Le nazismeest obsédé par la pureté, à l'égal de ce névrosé qui se lave lesmains vingt fois par jour. Il considère le malade - sous toutesses définitions - comme un danger, et le craint plus qu'il ne leplaint. Le but premier du régime sera d'éviter les contami-nations, afin d'échapper à la mort par dégénérescence :

« L'homme n'a qu'un droit sacré et ce droit est en même tempsle plus saint des devoirs, c'est de veiller à ce que son sang restepur » (ibid., p. 400). Avant la dégénérescence par le métissage,l'homme sain subit le contact dangereux des malades. Les pro-pos tenus dans Mein Kampf (p. 250 et s.), à propos de la syphilis,témoignent d'une obsession,d'une peur panique de la maladie.L'élimination des éléments nuisibles va commencer par celle desmalades pour continuer par celle des peuples indésirables. Cetteélimination joue un rôle de catharsis,de purification rédemp-trice. Ce faisant le peuple pur se lave non seulement de sesimperfections, mais de ses fautes passées, en anéantissant ceuxqui en sont les conséquences et donc les témoins. Le peuple éluanéantit ainsi, à travers ses victimes, un passé haï.

Cette purification n'est pas seulement un moyen, mais le butmême de l'Etat : « L'Etat doit logiquement considérer commesa tâche principale la conservation et l'amélioration de cettemême race, condition fondamentale de tout progrès humain »(Mein Kampf, p. 389). Le nazisme n'est pas prioritairement unétatisme, comme le fascisme : l'Etat sert le peuple-race, déposi-taire de la valeur fondatrice. L'Etat n'est qu'un moyen pourservir une fin qui le dépasse.

L'ouvrage d'Hitler est en réalité un traité d'élevage, danslequel, si les individus malsains sont traités comme des vipères àécraser, les individus sains sont considérés comme des têtes de

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bétail. Les « Aryens » sont-ils fondamentalement plus respectésque les autres ? Les invalides parmi eux seront supprimés enpremier lieu ; et ceux qui restent, éléments chanceux qui échap-pent à l'esclavage, race des seigneurs, ne peuvent prétendrepourtant à aucune dignité d'homme. Ils sont dressés, élevés,mariés, surveillés à l'égal d'une écurie de course. La caractéris-tique du nazisme, c'est qu'il a abandonné toute notion d'un sta-tut de l'homme.

Le III` Reich mit au point dès 1933 une campagne de stéri-lisation obligatoire pour les « éléments malsains ». Hitler futfélicité par les mouvements eugénistes européens et américains.Certains avaient le sentiment que ce gouvernement avaitl'audace admirable de faire enfin ce que beaucoup voulaient quel'on fit, mais sans l'avouer. Au nom de la nécessité - car la han-tise de la décadence voyait la mort proche - il fallait braver lestraditions, les états d'âme, la morale. Hitler pouvait ainsi res-sembler à un précurseur courageux, capable de s'opposer à despréjugés pour défendre le salut commun... ce qui est incroyable,mais contribue à expliquer comment purent se propager lesmassacres. Bientôt, le pouvoir s'attaqua aux incurables et auxmalades mentaux, adultes et enfants. Les individus rentrant souscette catégorie étaient fichés, et une commission décidait de leursort. On argua du fait que pour ces malades, la mort représen-tait, comme on dit, « une délivrance ». Pendant les premièresdécennies du siècle, l'opinion avait été préparée à cette idée parles thèses eugénistes.' La question de la valeur de certaines viesétait débattue sur la place publique. Il n'apparaissait pas forcé-ment absurde de priver quelqu'un de sa vie par simple charité.Par ailleurs, le recensement des incapables sociaux avait déjà étéréalisé. Le chiffre des alcooliques, des malades mentaux, desincurables, étalé, ne pouvait demeurer innocent. Le fait seuld'énoncer de tels chiffres ressemblait à un reproche, et l'opinionne s'y trompait pas. Le fait même que des médecins en nombresuffisant se prêtèrent aux assassinats, montre combien l'idéeavait acquis une sorte de justification. Ils tuaient les malades audébut par piqûres, jusqu'à ce que l'on imagina l'asphyxie parl'oxyde de carbone, plus rapide. La définition du malheureux,censé réclamer la mort, vit ses critères changer peu à peu. Lecritère physique s'étendit jusqu'au critère moral : d'abord lesmalades physiques et mentaux, puis les asociaux - qu'est-ce

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qu'un asocial ? -, les criminels, et tous ceux qui en général fontpeur à une société. Ici comme dans le stalinisme, la définition ducoupable, au départ objective - selon une certaine vision dumonde -, devint, par amplification, totalement arbitraire. Legroupe des boucs émissaires n'allait pas cesser de s'étendre,parce que la purification à accomplir était davantage alchi-mique que politique : le processus de la purification est inces-sant, et prend valeur en soi. Au moment de la débâcle finaleen 1945, Hitler venait d'ordonner l'extermination de tous lesAllemands atteints de maladies pulmonaires.

Les « instituts d'euthanasie » finirent par attirer l'attention etprovoquer des résistances. On transporta les camps en Pologne etl'on fit disparaître les bordereaux. Le massacre continua pendanttoute la guerre, dans un silence qui révèle probablement moins lesdoutes des assassins, que leur conscience d'agir à l'encontre de lamorale universelle. Persuadés d'agir pour le bien de l'humanité,certains centres continuèrent leur travail même après la guerre,dès lors qu'on n'avait pas eu le temps de les inquiéter (L. Poliakov,Les totalitarismes du XX° siècle, p. 272).

En 1941, les boucs émissaires, coupables de la dégénéres-cence, devinrent plus nombreux et plus diversifiés. On créa descamps pour y détruire les déserteurs, les élites des pays conquis,notamment polonaises et plus tard russes, enfin les races indési-rables : Juifs, Tziganes, et certains Asiates considérés commenuisibles. Le massacre des juifs fut donc une continuation del'action d'euthanasie - au moment où l'opinion justifie lemeurtre d'un innocent, la porte s'ouvre à tous les excès ; par lasuite, il n'y a plus de distance entre le meurtre d'un malade et lemeurtre d'un Autre, quel qu'il soit. Les vocables employés pourdécrire l'extermination des juifs étaient d'ailleurs ceux mêmesemployés pour la généralisation de l'euthanasie : opérations de« nettoyage » et d' « assainissement ». Le III` Reich envisageaitde la même manière, après la victoire escomptée en Russie,d'éliminer les Russes ou en tout cas de les empêcher de se repro-duire. Dans le processus général appelé « solution finale », lesJuifs étaient désignés comme les coupables les plus représenta-tifs, comme les coupables par excellence. Chez les autres peu-ples, certains éléments « germanisables » pourraient, après édu-cation, rentrer dans le giron du peuple sain. Chez les juifs, toutétait malade. S'ils ne furent pas les seules victimes, ils en furent

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L'Etat raciste 107

les victimes privilégiées, parce que porteurs de symboles. DansMein Kampf (p. 289 à 315), Hitler nous sert un ramassis simplifiéde toutes les théories précédentes concernant l'Aryen et le Juif.On y retrouve la description de l'Aryen Prométhée, homme decaractère et de sacrifice plus que d'intelligence et de culture, etdu juif supérieur par son talent à corrompre. Il n'existe peut-être aucun exemple plus probant de l'indigence intellectuelle dumanichéisme.

Cette certitude du lieu du bien et du lieu du mal, engendrel'Etat totalitaire. Si tout l'absolu est de mon côté, une politiquede la pluralité devient absurde, car que reste-t-il pour lesautres ? Ici, la politique se résume dans la concrétisation d'uneidée vraie, ou de la seule idée vraie, la « transmutation d'un sys-tème philosophique idéalement vrai en une communauté poli-tique de foi et de combat nettement définie, organisée rigide-ment, animée d'une seule croyance et d'une seule volonté »(ibid., p. 379).

L'État totalitaire

A l'instar de Lénine, Hitler n'attendit pas un mois pour pro-mulguer une loi qui supprimait la plupart des libertés indivi-duelles : liberté de se réunir et de s'associer, secret postal, invio-labilité du domicile. Le Reichstag fut incendié comme parmiracle par un communiste, ce qui permit aux SA d'arrêter lesadversaires politiques des nazis. En même temps furent créés lespremiers camps de concentration et la Gestapo. Un peu plustard, les partis adverses furent boycottés, puis interdits, et laculture soumise à la censure, ce qui entraîna la mise à l'écart deplusieurs sciences, la surveillance des autres, et l'émigration d'uncertain nombre d'intellectuels. Des architectes du Bauhaus auxéconomistes de l'Ordo, les artistes et les penseurs se précipitèrentpar nécessité à l'étranger, laissant le champ libre à une propa-gande uniforme.

Le projet de l'Etat totalitaire était rédigé en toutes lettresdans Mein Kampf depuis une décennie. Tout d'abord, l'affirma-tion de la primauté de la doctrine, promue au rang de critèreuniversel et, dans sa réalisation, promue au rang de finalité uni-verselle : « La doctrine nationale-socialiste n'est pas la servante

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des intérêts politiques des Etats confédérés ; elle doit être un jourreine et maîtresse de la nation allemande. Elle a à diriger et àréorganiser la vie d'un peuple » (p. 574). Hitler n'a jamais cesséde critiquer les politiques incapables de se soumettre à une idée,les politiques neutres ou pluralistes. Derrière la démocratie et lelibéralisme, c'est la diversité acceptée qu'il fustige. Il combat latolérance, qu'il confond avec le relativisme. Ce qui convient lo-giquement à l'ensemble de sa pensée. Un homme ou un Etat ar-mé d'une conception de la vie peut appeler à la tolérance parcequ'il respecte les hommes au-delà de ses propres idées, ou parceque son respect de l'homme fait partie de sa conception de lavie. Une pensée qui a privé l'homme de tout statut ne peut dis-cerner dans la tolérance qu'un relativisme de la confusion et dunéant. Aussi Hitler ne pouvait-il accepter l'idée de tolérance :

« Une doctrine n'est pas tolérante ; elle ne peut être "un partiparmi les autres" ; elle exige impérieusement la reconnaissanceexclusive et totale de ses conceptions, qui doivent transformertoute la vie publique. Elle ne peut tolérer près d'elle aucun ves-tige de l'Ancien Régime » (ibid., p. 451). Il est naturel qu'unedoctrine philosophique « se proclame infaillible » (ibid., p. 452)et, à ce titre, elle utilisera tous les moyens pour dominer. L'im-périalisme proclamé de la théorie justifie le totalitarisme commemise en captivité de la pensée et de la vie elle-même.

Pour amorcer et développer un processus de concrétisation,la doctrine ne doit pas prendre en compte les aléas ou les cir-constances de la réalité : car elle n'est serve de rien ni de per-sonne, mais au contraire, maîtresse de tout. La doctrine avance,aveugle et confiante d'elle-même : « La tâche de celui qui éta-blit un programme d'action n'est point d'établir les diverses pos-sibilités de réaliser une chose, mais d'exposer clairement la chosecomme réalisable ; c'est-à-dire se préoccuper moins des moyensque de la fin. Ce qui décide, dans ces conditions, c'est la justessed'une idée dans son principe, et non la difficulté de sa réalisa-tion » (ibid., p. 209). D'où la distinction entre l'homme politiqueordinaire, pauvre nain empêtré dans des compromis avec la réa-lité, et le créateur de programme, affranchi dès l'abord descontraintes de la vie. Plus sa doctrine est grande et proche de laperfection, plus cet homme est glorieux et divin ; il réaliseral'impossible, quoi qu'il en coûte. A cet égard, et sur le mode dumonstrueux, l'auteur a bien réalisé l'impossible.

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L'Etat raciste 109

Cet idéalisme transporté sur le terrain politique et animéd'un total mépris pour le monde terrestre, ne pouvait évidem-ment produire qu'une terreur à sa mesure. Comme les autresartisans du totalitarisme, Hitler est un jusqu'au-boutiste, haïs-sant l'art du compromis, et porté aux solutions extrêmes à lafois par son obsession théorique et par son mépris du mondeextérieur et de la société qui ne l'a pas reconnu. Il avoue nerechercher comme compagnons que des « extrémistes » (ibid.,p. 582), et juge positivement le fanatisme et l'emploi des« moyens les plus extrêmes » (ibid., p. 530). Pour lui, l'extré-misme n'est rien que du courage, la vertu de prudence n'exis-tant pas dans une pensée privée de nuances et ayant écarté aupréalable les pesanteurs du réel.

La doctrine abolit donc la vie et la consigne à résidence danstoutes ses manifestations. Mein Kampf avait prévu que seraitabolie la liberté de la presse (« Les hâbleries de ce que l'onnomme "liberté de la presse" », p. 241), et suffisamment vili-pendé le droit de vote pour évincer tous les doutes à son sujet(« Aujourd'hui, où le bulletin de vote de la masse décide, c'est legroupe le plus nombreux qui a le plus de poids : et c'est le tasdes simples et des crédules », p. 240. On ne peut assimiler lesplébiscites hitlériens à des votes démocratiques. Un plébisciten'est qu'une parodie de démocratie à l'usage d'une dictature enmal d'admirateurs). La doctrine autoréférentielle gomme toutesles autres références : « On doit éliminer impitoyablementtoutes considérations de politique de parti, de religion, d'huma-nité, bref toutes les autres considérations quelles qu'elles soient »(p. 606). La perfection future, vue à la fois comme une rédemp-tion raciale et comme un autre « lendemain qui chante »(« C'est aussi une des tâches de notre mouvement d'annoncerdès maintenant la venue de temps où l'individu recevra ce dontil a besoin pour vivre », p. 435), justifie tous les sacrifices, ycompris celui de la présente humanité, qui s'immole sur l'autelde l'avenir.

L'idéologie national-socialiste ne passe donc pas par la réa-lité sociale présente, qu'elle récuse en entier et ne se soucie pasde respecter. Par contre, elle doit compter avec l'opinion pourmettre son programme en application. Il lui faut convaincred'une vérité de foi. D'où l'importance de la propagande.

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Dictature charismatique

La propagande vise à servir au peuple un abrégé de la doc-trine, à l'affranchir à son niveau « A celui qui a reçu la révéla-tion, il faut adjoindre celui qui connaît l'âme du peuple, quiextraira du domaine de l'éternelle vérité et de l'idéal ce qui estaccessible aux humbles mortels et qui lui fera prendre corps »(ibid., p. 379). Une théorie sans catéchisme ne débouche pas surune concrétisation. On peut se demander pourquoi le totalita-risme a toujours besoin d'un catéchisme, alors que l'Etatde droit se contente d'exister. C'est que celui-ci s'applique àrépondre aux besoins présents et réels des individus, et il ne peutrecevoir sanction que des résultats ; tandis que celui-là vise unbonheur lointain, déconnecté des besoins présents, et il lui fautl'accord de l'idée pour se mettre en place. Un totalitarisme sanspropagande resterait dans les livres ; pour lui, les mots de la pro-pagande remplacent la réalité qu'il nie.

Les pages de Mein Kampf sur la propagande (p. 461 et s.,p. 575 et s.) expriment une connaissance intuitive et talentueusede la psychologie des foules. L'auteur brosse un portrait del'homme de la foule - paresseux, bardé de préjugés, dominépar son inconscient, affectif et passionné. On a l'impression en lelisant qu'il décrit sa proie, et c'est bien de cela qu'il s'agit.L'étonnant reste qu'il parvienne à définir une science de l'en-doctrinement, à son usage personnel. D'ordinaire, on ne s'élèveà la théorie qu'à la faveur de la distance. Le futur führer nelaisse rien au hasard. Il note tous les détails des résistances pos-sibles et étudie au fur et à mesure comment les contourner, oules détourner. Il profite de ses erreurs au lieu de les subir. Uneréunion ratée lui apprend qu'il ne faut pas saisir la foule lematin, ni même l'après-midi, mais toujours le soir. Il met à pro-fit le grand nombre de réunions qu'il anime pour construire unevéritable expérimentation, beaucoup plus fructueuse que lasimple expérience de celui qui travaille longtemps, mais sansesprit scientifique, et ne retire à la fin que des intuitions fugaces.

Le but de la propagande étant, comme son nom l'indique,de « propager l'idée même chez un plus grand nombred'hommes » (ibid., p. 575) le moyen obligé sera « l'affaiblisse-ment du libre arbitre de l'homme » (ibid., p. 472). Pour

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convaincre, il n'est pas possible de détruire les forces vives duraisonnement et de l'intelligence, mais on peut s'imposer aumoment même - choisi, étudié -, où ces forces sommeillent.Le national-socialisme ne compte pas convaincre par la puis-sance de l'idée ni par sa vérité, mais par infraction, en se faisantpassager clandestin dans les esprits. Hitler n'ignore pas ce quiéloigne de lui un grand nombre d'auditeurs : la violence de sespropos (ibid., p. 581). Mais il ne devient pas pour autant déma-gogue au sens de celui qui fait du marketing politique : obser-vant l'attente des foules pour leur servir ensuite exclusivementce qu'elles attendent. Ceux dont il ne peut emporter l'adhésion- convaincus par la teneur de ses propos, mais n'en supportantpas la violence -, il les conserve en réserve, sachant qu'ilsconstituent les limes de son empire idéologique et verbeux, etqu'ils se rallieront, le moment venu. Ainsi l'organisation - leparti - relaie la propagande, lui assure une base arrière pourgommer les aléas de la parole. L'auteur de Mein Kampf est unmaître-chanteur qui saisit chaque catégorie à son niveau et surson terrain. Il ignore la société, mais devient grand connaisseurde la masse. Nouveau type de politique, il fuit les coutumes et laquotidienneté, mais maîtrise les esprits préalablement endormis,réduits, fascinés.

Episode à la fois bref et barbare de l'histoire de l'Europe, lenational-socialisme, contrairement au marxisme-léninisme etpour des raisons que nous avons évoquées plus haut, s'est vumontré à la vindicte aussitôt révélés ses forfaits. S'il resurgitmarginalement ici ou là, c'est par des voies détournées quiexpriment bien son malaise à apparaître comme tel. On auraittort de mesurer sa mauvaise réputation à la montée de l'anti-racisme dans les pays occidentaux. Le nazisme a délibérément- et non par l'engrenage du paradoxe des conséquences,comme le soviétisme - brisé le statut de l'homme tel que toutenotre tradition nous le présente. Il ouvre une béance dans nosconvictions les plus intimes et les plus anciennes concernant lavaleur intrinsèque de l'homme comme créature - et nonl'homme défini par telle typologie scientifique. Les imprécationsqui le poursuivent sont l'indice, non pas seulement de l'anti-racisme qui représente un élément induit, mais d'une convictionéthique profonde, ancrée ou non dans un présupposé religieux.

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Cette éthique pourtant hésite à se dire et à s'affirmer commetelle, parce que l'héritage des Lumières la récuse dans ses fonde-ments. Le nazisme fait ainsi exploser la contradiction danslaquelle nous vivons, entre notre rationalisme avéré, et desconvictions éthiques d'avant la mémoire, enfouies mais puis-santes, qui nous appellent à la révolte devant les perversions quele rationalisme se trouve, lui seul, bien incapable de combattre.

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III. La nébuleuse des fascismes-corporatismesOU L'ÉTAT ÉTHOCRATIQUE

Un choix délibéré a été fait ici de ne pas étiqueter ensemblele nazisme et le fascisme. Comme tous les choix de taxinomie, ilest sans doute discutable. L'histoire des idées range souvent sousla même rubrique le nazisme et le fascisme : naissance analoguesur le terreau des médiocrités libérales et démocratiques ; mêmehypertrophie de l'Etat ; historiquement, alliance et connivenceentre Hitler et Mussolini ; enfin, simultanéité de ce qui apparutvite aux démocraties comme deux périls mortels. Le nazisme setrouve couramment étiqueté en sous-espèce du fascisme.

Le nazisme, par l'extermination systématique qui forme lefondement de sa politique et concrétise toute une vision dumonde, ne saurait s'apparenter strictement à aucun autre pou-voir. Et il n'est pas déraisonnable de croire que la réalisationd'une politique par l'anéantissement humain massif et délibéré,constitue une caractéristique suffisamment importante pourlaisser de côté toutes les autres. Si l'on se refusait à privilégier cecritère, ce serait pour ainsi dire en faire passer au second planl'immense portée, et refuser de mettre en évidence le séisme queproduit, à juste titre, l'extermination dans l'histoire des idéesdepuis 1945. En ce sens, il nous semble qu'A. Harendt avaitraison d'apparenter le nazisme davantage au stalinisme qu'àune catégorie du fascisme.

Le fascisme italien se rapproche du nazisme par son carac-tère de régime totalitaire. On sait pourtant qu'en dépit de l'épi-thète totalitaire qu'il réclame ouvertement pour son proprecompte, Mussolini n'engage son régime dans le totalitarisme

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qu'à la fin, à partir des années 1936-1938. Cette évolution relèveen partie d'une imitation du nazisme, en partie de la logiquepropre au césarisme et au dogmatisme caractéristiques durégime italien. Par ailleurs, le fascisme de Mussolini, s'il véhiculele racisme et l'antisémitisme, en tout cas à partir de 1938, n'enforme pas le centre de sa vision du monde. Le fascisme n'est pasissu du racisme développé au xixe siècle, ni de l'idée de la mis-sion d'un « peuple élu ». Le germanisme n'a pas d'équivalentailleurs.

Le terme « fascisme » évoque primitivement le mouvementcréé par B. Mussolini en 1919, grâce auquel il prit le pouvoiren Italie en 1922. Ce mot a par la suite servi à désigner, sansdoute abusivement, tous les mouvements ou régimes dictato-riaux pourfendeurs de démocratie et de libéralisme dans lesannées troublées d'entre-deux-guerres. C'est ainsi qu'il finitpar englober le nazisme. Il s'agit d'un concept précis audépart, plus tard trop surdéterminé pour ressembler à riend'efficient : l'un de ces concepts auxquels s'accrochent au furet à mesure trop de passions pour que sa signification justedemeure intacte. Ici, le vocable s'attire un sentiment de haine,qui dénature son sens primitif par l'usage multiplié ou exagéré.« Fascisme » devient slogan du mal comme « démocratie »slogan du bien. Dans l'Europe d'après guerre, on « traite » defasciste. A l'origine porteur de concept, le mot est devenuinjure. Nom à l'origine, il est devenu adjectif. Il faut donc éva-cuer le périple de ses tribulations psychologiques pour lecerner.

La difficulté consiste en ce que le fascisme mussolinien naît etse développe non pas seul dans son genre, mais au milieu d'unenébuleuse très touffue de mouvements et régimes européensportés par des idées proches des siennes, quoique non identiques.Pour comprendre le fascisme, il faut identifier d'abord cettenébuleuse vaste, et répandue après la guerre de 14-18 commeune traînée de poudre, dans tous les pays d'Europe sans excep-tion (l'influence gagnera aussi un certain nombre de pays extra-européens). Il s'agit d'un courant de pensée qui répond à unmalaise repérable dans tous les domaines : malaise économiqueet social dû à la déshumanisation du travail et à l'exode rural ;malaise politique dû à l'inadaptation aux nouveaux régimesdémocratiques ou aux désordres créés par des démocraties tur-

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bulentes ou corrompues ; malaise intellectuel et moral dû aurationalisme moderne et à l'affaiblissement des valeurs reli-gieuses et morales sur l'ensemble du continent européen. D'oùl'appel d'un pouvoir autoritaire et porteur lui-même de valeurs,qui saurait à la fois annihiler les excès du libéralisme écono-mique et politique, et redonner un idéal aux esprits desséchés.Et l'avènement d'un courant que l'on pourrait appeler, avantmême de parler de fascisme, celui d'une dictature éthocratique.

Ce courant a la caractéristique d'être multiforme quant à sesfondements, et même en ce qui concerne ses thèmes essentiels, cequi complique les tentatives pour le définir. Il trouve ses sourcesdans la tradition jacobine du nationalisme populaire de Barrès ;dans le bonapartisme et le boulangisme français ; dans le syndi-calisme révolutionnaire et anarchiste de Sorel ; dans le corpora-tisme décentralisé de La Tour du Pin ; dans l'idée maurras-sienne de la politique « naturelle ». Mélange apparemmentdétonnant, où se mêlent les idées réactionnaires et les idées futu-ristes, les idées corporatistes et les idées jacobines, les idées popu-laires et les idées élitistes, les croyances chrétiennes d'un christia-nisme conservateur, et les mythes païens...

Le fascisme mussolinien, expression singulière mais noncaractéristique de cette constellation, a été considéré à tortcomme une sorte de prototype. Parce qu'il pouvait prétendre àla paternité d'une appellation hors laquelle nous ne disposionspas d'autre appellation disponible, et aussi par le rôle essentielqu'il a joué dans l'histoire de l'entre-deux-guerres, il a fini parréunir sous son nom, et à tort, c'est-à-dire plus par l'effetd'injure que par le souci de définition, l'ensemble de la nébu-leuse. Or il apparaît bien qu'il en représente davantage uneforme parmi d'autres.

Le fascisme italien se caractérise par un étatisme devenu plustard totalitaire ; par un paganisme prônant des valeurs « natu-relles » ; par l'appel à la naissance d'un homme nouveau quirappelle le surhomme de Nietzsche. Or, l'ensemble des régimeset mouvements politiques européens réclamant une dictaturedoctrinale dans l'entre-deux-guerres, et que l'on nomme fas-cistes ou apparentés, relèvent plutôt des valeurs chrétiennestraditionalistes ; d'un corporatisme décentralisateur mais quideviendra étatiste par sa propre logique ; d'une morale plus qued'une rédemption temporelle de l'humanité. La liste serait lon-

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gue des politiques ou des pensées politiques de cette obédience :en Europe du Sud, les dictatures de Primo de Rivera et deFranco en Espagne, la dictature de Salazar au Portugal, cellesdu général Pangalos puis du général Metaxas en Grèce ; en Eu-rope centrale, le mouvement Ordre et Tradition en Suisse ; lesgouvernements de Mgr Seipel, puis de Dollfuss, puis de Schus-chnigg en Autriche, les formations de Hlinka et de Mgr Tiso enSlovaquie, le pouvoir du régent Horthy puis de Gômbos enHongrie, la Légion de l'archange Saint-Michel de C. Codreanuen Roumanie et les régimes autoritaires des rois Carol en Rou-manie, Boris III en Bulgarie, Alexandre en Yougoslavie ; lerégime conservateur de Pilsudski en Pologne ; ou encore le partirexiste - du nom du Christ-roi - de Degrelle en Belgique, oule Parti populaire français de Doriot en France, etc. Partoutapparaît prédominant l'idéal traditionaliste chrétien ou corpo-ratiste, la nostalgie de la société préurbaine et préindividualiste.Le fascisme mussolinien, césariste et païen, mais lui aussi corpo-ratiste, appelant une dictature doctrinale, antilibéral, peut êtreconsidéré non pas comme un modèle caractéristique, maiscomme l'un des avatars multiples, et sûrement pas le plustypique, de la pensée politique autoritaire surgie à cette époquedans l'histoire du vieux continent.

Plutôt que d'étudier le fascisme dans son acception stricte, ilsemble donc plus rationnel de rendre compte de la nébuleuse deces mouvements et régimes dictatoriaux, sans que tous puissentrecevoir l'appellation de fascistes - au moins hors du combatpolitique. Il semble que l'on peut discerner dans cet ensembleun certain nombre d'idées maîtresses :

- la vision de la modernité comme décadence ;- la critique afférente du libéralisme économique et politique ;- la dictature de salut public ;- un Etat éthocratique, que la morale se réclame de valeurs

chrétiennes ou de valeurs païennes, en tout cas fondées en« nature » ;

- un Etat autoritaire, et indépendant parce que doctrinal.

L'Action française a influencé largement tous les régimes etmouvements autoritaires de cette époque. Le prestige dont ellejouissait auprès des intelligentsias de droite en Europe, se laissecomprendre aisément : la pensée maurassienne était la seule

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pensée structurée fondée sur le nationalisme et sur l'ordre moral,et capable de proposer une alternative aux libéralismes consi-dérés comme dévoyés. Maurras puise à la fois dans la penséechrétienne, et dans un symbolisme païen que traduit sa fascina-tion pour la Grèce ancienne. Aussi côtoie-t-il sans effort à la foisSalazar et Mussolini, souvent par l'intermédiaire de l'amicommun, H. Massis. On sait que Maurras critiqua Mussolinipour son étatisme (Dictionnaire politique et critique, article Fas-cisme), mais il l'admirait pour sa politique générale : « Il y ad'ailleurs bien d'autres choses dans l'oeuvre de Mussolini ! Cetteanarchie domptée ; cet ordre rétabli ; cette monarchie res-pectée ; cette religion restaurée, cette force militaire, navale,aérienne, développée ; ces villes tirées du marais (...) ; ce souciardent d'une belle jeunesse... et par-dessus tout, ceci (suivent leschiffres de la natalité italienne en progression): voilà ! Les« grandes démocraties » en penseront ce qu'elles voudront.Mais voilà un gouvernement qui fait vivre ! Nous avons affaire àun mode de gouvernement qui fait mourir » (ibid., article Mus-solini). Maurras estima le fascisme. Mais il rie reconnut pas lesenfants des autres : dans l'Action française, il vilipendait les « hit-léromaniaques de la droite », appelait le führer par dérision« Monsieur Hitler », et écrivait à propos de Mussolini : il « n'estpas l'homme de l'anarchie intellectuelle allemande, ni de la bar-barie politique allemande. Raison : alors que chez Hitler on nevoit rien que de germain, il y a dans la politique de son alliéquelque chose d'humain, même quelque chose de grand » (ibid.,article Mussolini, tiré d'un article du 11 février 1939). L'idéaldécentralisateur de Maurras, et l'étatiste délibéré de Mussolini,peuvent-ils laisser croire à une antinomie radicale ? Le corpora-tisme hérité de La Tour du Pin entraînera Salazar à l'étatisa-tion. Par ailleurs, la dictature de Maurras, par son doctrina-lisme, engendre cette sous-espèce de la caporalisation que l'onverra à l'oeuvre sous Vichy : l'autonomie réclamée des corpssociaux ne concerne que l'autonomie des actes, mais non despensées, ce qui revient à imposer des finalités jugées objectives.On le verra, la définition d'une « nature » ossifiée revient àréclamer l'uniformisation sociale, même dans le rejet violent desidéologies.

On peut donc trouver - en tenant compte des nuancesimportantes dues à la variété très grande de ce que nous avons

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appelé une nébuleuse - la pensée sociale chrétienne, puis lapensée maurrassienne, à l'origine non exclusive, mais essentielle,du courant autoritaire autocratique. Le régime de Salazar etcelui de Mussolini incarnent pour ainsi dire les deux branchesmaîtresses du courant de la dictature fasciste-corporatiste.

René de La Tour du Pin et son temps

Tous les ingrédients des corporatismes du xxe siècle se trouventdéjà réunis dans l'oeuvre de R. de La Tour du Pin, officier et par-lementaire français de la fin du xix` siècle. Cela ne signifie pas quel'auteur de Vers un ordre social chrétien se trouverait à l'origine dufascisme. Le fascisme inclut de surcroît le nationalisme, quis'exprime chez Maurras. Il traduit une hypertrophie de l'Etat quel'on ne trouve pas chez La Tour du Pin, mais qui peut provenir,comme chez Salazar, du corporatisme réalisé et de l'idée de la dic-tature de salut public. Nulle allusion à la dictature ici : La Tourdu Pin est monarchiste, exclusivement. Il ne s'agit pas d'unemonarchie constitutionnelle moderne. Mais d'une monarchied'avant l'absolutisme, flanquée d'un peuple actif et d'aristocratiesen principe coopérantes.

La société de La Tour du Pin est moyenâgeuse. L'auteurfait l'impasse non seulement sur la Révolution, mais sur l'An-cien Régime centralisateur, décrit par Tocqueville. Il exprimeune nostalgie des temps qui précédaient les guerres de reli-gion : l'époque « où l'Evangile gouvernait les Etats ».

Une politique fondée sur la nostalgie, ne se justifie que parun état présent injustifiable. La situation de crise profonde peutrendre légitime et efficient un retour vers le passé. La Tour duPin s'appuie sur une critique, plus encore, sur un rejet total. Lasociété européenne de la fin du xix` siècle offre une image dedésastre. Désastre social : la misère matérielle des ouvriers desfabriques, privés de logement, d'hygiène, de nourriture, de loi-sirs et de vie familiale. Désastre moral : la fuite des valeursanciennes avec le recul des religions et le développement del'individualisme. Désastre philosophique : le subjectivisme, lanégation des vérités, l'engouement pour des doctrines folles.Constat de décadence, donc, qui formera le socle des théoriescorporatistes, et plus loin, fascistes. La Tour du Pin s'intéresse

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La nébuleuse des fascismes-corporatismes

d'abord à la société, puis à la politique par nécessité, commemoyen de régénérer la société. Officier de formation, il devientparlementaire pour tenter de faire voter les premières lois so-ciales. En même temps, il accomplit sur le terrain un travail demilitant, en participant à la création de mouvements à vocationsociale. Sa contribution à la compréhension de son siècle estcelle d'un doctrinaire plus que d'un intellectuel.

Résultat d'un long travail de déconstruction, la Révolutionfrançaise a fondé une société nouvelle sur des valeurs fausses,parce que sans correspondance avec la réalité de l'homme. Lerationalisme des Lumières engendre une société d'individuségaux, dotés d'une liberté abstraite, et se traduit par deux doc-trines sans prise sur le monde : le libéralisme et le socialisme, quioppriment l'homme pour l'avoir méconnu. La loi de la libertééconomique et politique accoucheuse de conflits, et la loi ducésarisme centralisateur, n'expriment que les deux faces de lamême erreur. Il importe peu que l'homme réel soit broyé par laguerre intérieure de tous contre tous, ou par la machine éta-tique. Dans les deux cas, il est nié.

Ainsi, la certitude d'un malaise et d'un malheur profonds jus-tifie le retour de la pensée vers des sources plus anciennes et extrin-sèques aux systèmes présents. L'enracinement politique de LaTour du Pin est religieux. Disciple de Taparelli (prêtre et juristedu xix` siècle, admirateur de Thomas d'Aquin et auteur d'unouvrage sur le droit naturel), il en appelle au droit naturel et àune morale thomiste. Sa vision sociale est organiciste, contre lavision individualiste de son temps. Il la justifie par la « nature » :la modernité a plaqué sur le naturel un modèle artificiel, inca-pable de répondre aux besoins et aux aspirations de l'homme detous les temps. Une construction sociale doit se conformer non àune idée abstraite, mais à un archétype concret. Elle ne répondpas à un schéma volontariste : elle accompagne la réalité.

L'homme est un animal familial et social : La Tour du Pindéveloppe l'idée aristotélicienne et thomiste, et retrouve bientôtla construction architectonique du fédéraliste allemand Althu-sius. Les groupes sociaux dans lesquels les hommes organisentinstinctivement le travail et la solidarité - familles, corpora-tions, villages... - sont revêtus d'une importance primordialedans la mesure où ils permettent seuls le développement des per-sonnalités. La société corporative représente l'antirévolution, et

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La Tour du Pin réclame la suppression de la loi Le Chapelierde 1791, qui instaurait la liberté et l'égalité par l'extinction descorps sociaux. La société corporative est hiérarchisée, dotéed'autonomies diversifiées, qui ne vont cependant pas jusqu'àl'autonomie individuelle, sauf dans une mesure très restreinte.Elle ignore la notion d'égalité. Elle situe la liberté, ce qui équi-vaut à l'assortir de conditions.

L'auteur de Vers un ordre social chrétien appelle le retour d'unmonarque au pouvoir indépendant, limité seulement par lamorale, le droit naturel et la loi divine. Ce qui ne signifie pas pourlui despotisme : c'est au contraire le libéralisme qui engendre ledespotisme, le césarisme moderne, pour avoir oublié les limita-tions éthiques et le droit naturel. Le pouvoir politique est autori-taire parce que le roi s'apparente à un père. Mais le prince a soinde laisser à ses sujets le plus d'autonomie possible, selon leurscapacités : il agit ainsi parce qu'il veut leur bien. Il y a chez LaTour du Pin un mélange constant de la politique et de la morale,du commandement et de l'affection, qui sonne étrangement auxoreilles modernes. Les arguments en faveur de la monarchie, ysont immémoriaux : infantilisme du peuple, éducation possible duprince, garantie de l'identité nationale. La corporation reproduit,dans le milieu du travail, cette atmosphère communautaire que lapatrie traduit sur le plan politique. La famille représente donc lemodèle social par excellence. Toute société est fondée sur l'auto-rité, la hiérarchie, l'affection, la solidarité. L'égalité est un leurre :

seule existe l'égalité en dignité, l'égal respect. La liberté est située,c'est-à-dire qu'elle se définit par rapport aux capacités de l'indi-vidu ou du groupe auquel elle s'applique, et selon les cir-constances. Il n'y a donc pas de liberté en soi. Il n'y a pas non plusd'individu. L'homme vit immergé dans les groupes, dont ildépend. La politique consiste donc, plus qu'à garantir la libertéindividuelle, à garantir le bien-être des groupes dont dépendentièrement le bien-être de l'individu. D'où l'idée corporatiste.

Charles Maurras : la société naturelle

La réputation prête à Maurras, écrivain assez mal aimé, uneconnivence avec le nazisme, qu'il a pourtant vilipendé. Maurrasest monarchiste, mais le monarchisme ne représente pour lui

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La nébuleuse des fascismes-corporatismes

qu'une conséquence de l'idée qu'il se fait de la société politique,et de la politique tout court.

La révolution française définit la société comme le résultatd'un contrat. Maurras veut démontrer au contraire que la sociétéprécède tout contrat volontaire. Qu'elle est naturelle et instinc-tive. Qu'en conséquence, les idéologies modernes s'acharnent, àleur insu et par l'application de fausses hypothèses, à briser unenature. Et qu'on ne saurait améliorer la société en brisant lanature.

De La Tour du Pin jusqu'à Salazar, le courant corporatistefonde sa pensée sur un présupposé ontologique : il existe unespécificité humaine et sociale, déterminée, et contre laquelleaucun législateur ne saurait s'élever. Il s'agit donc de refuser lapensée idéologique qui mène au totalitarisme pour avoir écartél'homme concret. Le modèle fondateur se déduit de l'observa-tion. Le projet politique n'est pas volontariste : il respecte uneexpérience historique autant qu'il l'organise, d'où l' « empi-risme organisateur » de Maurras.

L'observation trouve en l'homme un héritier et un débi-teur. Il hérite d'un capital de civilisation qui le façonne entiè-rement : « Inventez le calcul différentiel ou le vaccin de larage, soyez C. Bernard, Copernic ou M. Polo, jamais vous nepaierez ce que vous leur devez au premier laboureur ni à celuiqui fréta la première nef. A plus forte raison le premier indi-vidu venu, et comme on dit, l'Individu, doit-il être nommé leplus insolvable des êtres » (Mes idées politiques, p. 143). Quetend à prouver cette évidence ? Simplement ceci : que l'indi-vidu seul, écarté de sa culture et de son passé, ne vaut rienqu'il n'existe même pas ; et qu'il serait insensé de lui prêterune volonté quelconque avant toute société. Maurras s'appliquedonc à rejeter dans les illusions les théories révolutionnairesissues de Locke, et reprend à son compte, notamment, cer-taines idées de J. de Maistre. Il est impossible de définir unhomme hors sa communauté d'appartenance, à moins de lerendre totalement abstrait ; et l'homme abstrait, par exemplel'homme souverain, capable de se recréer lui-même et derecréer le monde, n'intéresse pas Maurras, puisqu'il n'existepas. L'homme n'existe et par conséquent ne raisonne qu'in-tégré dans son monde. La société politique doit ainsi tenircompte du monde en même temps que de l'homme : elle doit

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assumer l'atmosphère humaine et les liens qui la tissent, aulieu de la rejeter en voulant la refaçonner.

La politique se définit par son humilité. Elle comprend ettraduit les lois de la nature et de la société, mais elle ne leuréchappe pas.

Comme dans la pensée de l'Etat de droit, l'Etat est ici unserviteur, qui respecte et garantit autre que lui : « L'Etat, quelqu'il soit, est le fonctionnaire de la société » (ibid., p. 177).Mais la différence est grande, et explique que Maurras ne futjamais démocrate, et qu'il trouve plus de complicité avec lefascisme qu'avec les régimes parlementaires. Dans la démo-cratie pluraliste, l'Etat garantit l'épanouissement d'une sociétédéfinie par ses libres projets. Ici, l'Etat garantit la société telleque l'empirisme l'a comprise et décrite : les caractères naturelsde la société justifient par eux-mêmes leur conservation, etréclament d'être protégés contre des aventuriers prêts à sacri-fier la réalité à des fictions. C'est ainsi que les dictatures corpo-ratistes vont être amenées à imposer par la contrainte ce qui aété décrété « naturel », contre une modernité qui dé-nature.

La recherche d'une nature humaine et sociale à traversl'étude de l'histoire - expériences accumulées et ordonnées-laisse apparaître l'inégalité, les hiérarchies nécessaires. L'égalitéet la liberté révolutionnaires sont de vulgaires mensongesdémagogiques : car nul ne peut les réaliser. Par nature, leshommes sont inégaux. Par nature, ils ne peuvent se développerqu'à travers les groupes, et la liberté souveraine leur demeureétrangère.

On dira que ce positivisme apparaît bien insuffisant, et falla-cieux. Faut-il nous contenter de reproduire ce que nous obser-vons ? Le propre de l'homme n'est-il pas justement d'orienter lanature, voire de la redresser ? La dévotion de Maurras pourl'expérience et la loi naturelle rappelle décidément la sélectionbiologique trouvée dans la nature, et que le national-socialismeavait couronnée. Si la nature est inégalitaire, notre vocation neconsiste-t-elle pas précisément à inventer d'une certaine manièrel'égalité qui nous paraît meilleure ? A cela Maurras répond qu'iln'est pas question d'évincer les valeurs. Mais que les recomman-dations de l'éthique doivent tenir compte de nos possibilités. Sinous posons pour juste une action que notre meilleure volonté setrouve absolument incapable d'accomplir, alors c'est que nous

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n'avons rien compris à la morale. En d'autres termes, ce quin'est pas en notre pouvoir ne saurait recevoir l'épithète de justeou d'injuste : c'est. Faut-il se révolter contre le fait qu'un fils nechoisit pas son père ? qu'un citoyen ne choisit pas sa patrie ? Ceserait puéril et sot.

La société politique de Maurras n'est pas figée pour autantla notion d' « empirisme organisateur » implique une adap-

tation permanente des institutions à l'esprit du temps. Mais elletient compte d'un certain nombre de nécessités fondamentales,auxquelles nul ne pourra rien changer ; et dont le rejet engen-drerait pire encore. La première de ces nécessités est le liensocial permanent et inégalitaire. L'individualisme moderne nereprésente pas une évolution, mais une idéologie inhumaine etdestructrice. La lutte des classes ne représente pas l'expressiond'une conscience plus avancée, mais une invention démente,destinée à perdre les sociétés. Si Maurras est corporatiste, c'estparce que la société organique demeure naturelle, la plusadaptée aux besoins humains fondamentaux. L'homme réclameun environnement auquel il appartienne comme un élément àune structure, il a besoin de liberté mais aussi de protection, caril est trop faible pour requérir la souveraineté : il lui faut doncobéir, mais à ses chefs naturels. Extirpé de la société organique,il meurt : tel l'enfant que le soviétisme prive de famille pour soi-disant le rendre indépendant.

La société organique, structure de corps autonomes auxquelsles personnes demeurent agrégées, représente donc l'unique toilede fond dans laquelle l'individu peut se développer harmonieuse-ment. L'acte de naissance de la décadence, c'est la loi Le Chape-lier de 1791, dont Maurras dénie le caractère d'utilité circonstan-cielle et dont il dénie même le caractère de loi visant à l'autonomiedes personnes contre les groupes devenus envahissants. La des-truction des corps sociaux n'a eu pour raison que le désir d'expan-sion de l'Etat jacobin : « Il n'est pas très certain que la loi Le Cha-pelier ait prétendu libérer les travailleurs. Elle avait surtout vouludélivrer l'Etat déjà démocratique, c'est-à-dire despotique, ducontrôle vivace des libertés, des autonomies, des communautéssociales » (Dictionnaire, article Corporations). Ce qui n'est proba-blement qu'une conséquence - la puissance accrue de l'Etatjacobin -, Maurras le traduit en intention. Là où la volonté révo-lutionnaire voyait de nouvelles autonomies, il aperçoit la destruc-

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tion des autonomies. Car pour lui, l'homme ne peut accomplir saliberté qu'à l'intérieur des groupes. Toute atomisation socialetend donc à lui nuire.

Maurras et la politique naturelle

La description d'une nature humaine déterminable, et doncdu milieu spécifique dans lequel l'homme doit vivre pour attein-dre son bonheur, entraîne la description d'une voie politiqueunique, la seule susceptible de respecter l'homme tel qu'il est. Lapolitique maurrassienne n'accepte pas les conflits d'opinionparce qu'elle refuse de relativiser les voies de la politique. Lesdémocraties pluralistes obéissent à l'opinion parce qu'elles igno-rent une politique qui serait la meilleure absolument, et rejettentla contrainte par incertitude d'un bien commun objectif. Mais leconflit accepté des opinions devient une sottise s'il existe unevoie objectivement meilleure. Maurras ne tire pas sa vision dubien commun d'une idéologie abstraite ni d'une valeur à réaliser- et c'est pourquoi il abhorre les idéologies -, mais de la défi-nition de la nature, tirée de l'expérience et de l'histoire. Ladémocratie revient à légitimer les luttes d'opinions stériles, lorsmême que l'essentiel reste à faire. Les parlements s'agitent pourle plaisir. D'une manière logique, le pluralisme engendre l'éta-tisme. Pour gouverner une diversité fausse, et pour promouvoirl'égalité rêvée, la démocratie centralise. Elle ne peut se dissocierde ce que l'époque contemporaine appelera l'Etat-providence.Elle est grosse du socialisme, lui-même gros du communisme. Lepoint commun de toutes ces doctrines, c'est qu'elles prétendentrecréer la société à partir d'un dogme. C'est pourquoi elles gou-vernent comme des religions, imposant leurs rites et leurs prê-tres. Elles sont impolitiques.

La politique en réalité ne doit pas être conflit, mais gestion,ce que Salazar traduira par l'expression « vivre habituelle-ment ». Elle gère par la sagesse humaine ce que Le Play appe-lait « la constitution naturelle de l'humanité », c'est-à-dire lasociété organique vouée aux valeurs de la famille, de l'autoritéet de la liberté située. Parce que la voie la meilleure est connuepar l'observation et l'expérience, la politique ne consiste pas àdisputer pour savoir comment gouverner, mais à bien gouverner

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dans la voie naturelle. La politique devient science, « dictaturede l'intelligence », la question n'étant pas de déterminer où ilfaut aller, mais de découvrir le chef adéquat pour y aller sansencombres. La question n'étant pas de découvrir l'intérêtgénéral au milieu des opinions contraires, mais de couronner legouvernant qui sera le plus apte à se sacrifier à l'intérêt généralprédéterminé. Les opinions n'expriment que des intérêts parti-culiers. Le gouvernement est naturellement dictatorial - « ladictature étant dans la nécessité et dans l'évidence des choses »(Mes idées politiques, p. 295) -, mais au sens romain du terme.Faut-il seulement s'assurer que la dictature court bien à l'intérêtgénéral et non à l'oppression au bénéfice d'un seul, faute de quoielle devient un despotisme. Le pouvoir autoritaire découle lui-même de l'expérience et correspond aux besoins humains fonda-mentaux : la société organique ressemble à une famille, le gou-vernement représente le père qui dirige avec fermeté etaffection, car il connaît pour ses sujets la voie du bien. Si lasociété est vue comme une famille, le pouvoir adéquat est lamonarchie : seul le monarque héréditaire, dont l'intérêt privé seconfond avec l'intérêt public, gouvernera sans égoïsme. Ouplutôt : en-visant son propre bien il visera celui de la société toutentière. La monarchie de Maurras n'est pas parlementaire. Lesparlements sont des produits d'origine anglaise, ils ne fonction-nent qu'en Angleterre, et Maurras parle pour la France. Lamonarchie garantit l'identité symbolique de la nation en pla-çant une lignée, non un homme, à la tête de l'Etat (« Cepen-dant, un homme seul, c'est peu. Une vie d'homme, un coeurd'homme, une tête d'homme, tout cela est bien exposé, bien per-méable à la balle, au couteau, à la maladie, à mainte aventure.La seule forme rationnelle et sensée de l'autorité d'un seul estcelle qui repose dans une famille », ibid., p. 294). Et à ce titre,elle atténue les bouleversements, elle se dresse au-dessus desconflits inévitables, elle sert de recours en période d'anarchie.Elle ne centralise pas, mais laisse aux groupes sociaux l'auto-nomie qui leur revient. Elle accepte ce retrait de pouvoir parcequ'étant héréditaire et sans contestation, elle ne jalouse pas lespouvoirs inférieurs et ne craint pas pour son autorité.

La monarchie certainement a ses inconvénients : les mêmesque ceux générés par la vie en famille. Dans la famille, la viequotidienne a ses désagréments, mais n'opprime pas. Tandis

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que les autres régimes imposent des soi-disant valeurs supé-rieures, auxquelles chacun doit obéir. La monarchie n'est pasun régime : mais la seule politique qui se laisse pour ainsi direoublier, et qui permette aux citoyens de vivre en sociétécomme en famille : « En France, la constitution naturelle,rationnelle, la seule constitution possible du pouvoir central »(ibid., p. 297).

Il en résulte que Maurras ne fait guère de distinction entre laraison d'Etat et la raison de l'Etat, entre un gouvernement desalut public et un gouvernement tout court. Tout gouvernementest de salut public, toute raison politique est raison d'Etat. Ilimporte seulement de placer à la tête de l'Etat celui qui aper-cevra « les conditions réelles » du salut public, et qui obéira à lavraie raison de l'Etat, et non à celle des opinions ballottées.Tout logiquement, dans les sociétés troublées et anarchisantesde l'entre-deux-guerres, l'auteur salue le fascisme comme lerégime de l'union retrouvée, de l'ordre social naturel restauré,d'autant que Mussolini épargne la monarchie et l'Eglise, aumoins fait mine de les respecter. A défaut d'un roi, le dictateurpeut mettre fin aux errances démocratiques, remplacer la poli-tique du « poing tendu » par la politique de la « main tendue »,c'est-à-dire, réconcilier l'homme avec lui-même en renouantavec les racines d'une société saine.

Le nationalisme de Maurras correspond à la défense de lasociété organique et de la monarchie. Rien à voir ici avec lenationalisme allemand, qui divinise un peuple-race et lui prometcomme un dû la domination du monde. Ici la patrie (l'idée depatrie exprime le sol des ancêtres, la terre ; la nation, davantagel'héritage culturel et politique qui garantit l'identité de certainspeuples - mais pas tous : les Allemands ont longtemps trouvéleur identité dans la langue commune, les juifs la trouvent dansl'appartenance à une religion et à une tradition) représente,comme la famille, comme la société des groupes, le milieu naturelsans lequel l'homme n'est rien : elle le précède et l'englobe, il luidoit donc tout. L'amour pour cette société historique, le sacrificequ'on lui doit, traduit un caractère simplement humain. Commeon ne choisit pas son père, on ne choisit pas sa nation.

L'homme naît avec ses racines. Il ne les invente pas. Il lesprotège d'instinct, pour se protéger lui-même, et sauf à se per-vertir.

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Modernité, ou la décadence

Corporatisme et fascisme s'enracinent dans ce refus de lamodernité déjà essentiel chez La Tour du Pin et Maurras. Cerecul devant la réalité sociologique présente prend plusieursformes, qui correspondent avec les différents types de dictatures.

La dictature mussolinienne fonde sa justification sur un sen-timent d'humiliation nationale datant de l'histoire récente. Ence sens, et concernant les racines immédiates, le fascisme originelse rapproche du nazisme, comme d'ailleurs le salazarisme portu-gais - au Portugal va jouer la nostalgie de l'empire américainperdu, la sensation d'être devenu un peuple exsangue, appauvri,au moment où la conservation des colonies africaines pose déjàdes problèmes inquiétants. Mussolini appelle les grands ancê-tres, se réfère aux gloires romaines. C'est la faiblesse italiennequi le hante, même si l'on ne retrouve pas dans le nationalismeitalien l'équivalent du germanisme. La force de la dictature sejustifiera par l'ampleur du déclin décrit.

Le salazarisme rappelle, plus que le fascisme italien, le maur-rassisme. En réalité, la dictature naît toujours d'un sentiment demalaise et de moindre être, mais la perception du malaisedépend de la personnalité du dictateur. Salazar est un intellec-tuel catholique, profondément croyant, dénué de l'ironie prime-sautière de Maurras, mais héritier direct de l'ordre social de LaTour du Pin. Si les déboires de la nation l'humilient, il s'in-quiète davantage de la fuite des valeurs morales, qu'il situe à lasource de tout devenir social, économique, politique. L'esprit dupeuple s'est détérioré, à la suite des changements radicaux quel'on a coutume de résumer aujourd'hui en « modernité ». Ledéclin s'annonce quand disparaît la vérité philosophique objec-tive, quand la philosophie chrétienne cesse de s'imposer à touscomme la seule vraie : « On avait nié Dieu, la certitude, lavérité, la justice, la morale, au nom du scepticisme, du pragma-tisme, de l'épicurisme, de mille systèmes confus dont le videavait été rempli avec difficulté » (Une révolution dans la paix,p. 196). Le ciment des sociétés a éclaté. Chacun se contented'un lambeau de vérité relative. Les terrains d'entente ont dis-paru, les hommes sont solitaires et désunis. Plus rien n'a devaleur définitive : « Parmi les concepts moraux et les éléments

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qui pourraient être utilisés pour réaliser une oeuvre humaine,rien ou presque rien, n'est resté intact : ni traité, ni vérité, ni foidans l'attitude des gouvernements, ni confiance dans les senti-ments des nations, ni sincérité dans les relations, ni valeur,même relative, de la parole qui engage l'honneur des Etats.Presque tout est fictif, purement apparent, mouvant et incer-tain, dans la conscience des gouvernants comme dans celle desfoules » (Principes d'action, p. 23-24). Nostalgie d'un temps plusou moins rêvé - les gouvernements respectaient-ils mieux lestraités autrefois qu'aujourd'hui ? - où la communauté desvaleurs permettait les rapports de confiance. Le détachementdes valeurs spirituelles et morales correspond avec le développe-ment des valeurs matérielles liées à l'âge industriel. La critiquedu matérialisme ambiant est une constante dans toutes les dicta-tures européennes, et on la retrouve également, avec d'impor-tantes différences d'expression mais toujours intacte, dans lenazisme, le marxisme-léninisme, le socialisme. A cet égard, onpeut affirmer que les effets pervers de la société industrielle ontcontribué à engendrer l'ensemble des idéologies du siècle, totali-taires ou non.

La grande faute du matérialisme est de faire passer la valeurhumaine derrière la valeur d'argent. Fin et moyen sont inter-vertis. L'argent qui était moyen, devient fin, et la vie, moyen. Ilfaut donc opérer un nouveau renversement, afin de replacer lesvaleurs à l'endroit. Avant de réclamer des structures, la sociétéréclame une pensée, car elle est « malade de l'esprit ». Depuis lexix` siècle, le courant antirévolutionnaire répète que « le poissonpourrit par la tête ». La modernité équivaut à une maladiesociale, parce qu'en introduisant le doute universel elle interditl'action ; et parce qu'en laissant à chacun le soin de se déter-miner en pratique comme en théorie, en dehors de tout repère,elle fait éclater le tissu social.

Pour Salazar, le monde se trouve en un point d'équilibre oùde grandes conquêtes vont disparaître pour laisser place à labarbarie. Moment qui ressemble à la chute de la civilisationromaine ou de l'empire byzantin. Dans les deux cas, il faut tra-duire l'histoire comme un recul. La modernité exprime égale-ment un recul dans la mesure où la société chrétienne est tenuepour une conquête, par son humanisme. Les sociétés modernesau contraire sont déshumanisantes. La révolution a voulu créer

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un nouvel homme : elle n'a fait que détruire les conditions pro-pices à l'épanouissement de l'homme universel. Depuis deuxsiècles, l'histoire européenne est suicidaire, et à son insu. Lespeuples ressentent ce mal-être, mais en ignorent les causes. Ils'agit donc de poser le doigt sur les vraies raison du mal, denommer les perversions comme décadences : cela signifie que larévolution sera une restauration.

Critique du libéralisme

Sous toutes ses formes, le libéralisme représente l'expressionconcrète de la modernité, sa traduction politique et sociale. Lerelativisme philosophique, l'abandon de l'universel religieux seréalisent dans l'indépendance et la solitude de l'individu « sou-verain ». Les sociétés éclatées perdent le sens de la solidarité.Elles se nourrissent de conflits, en même temps que l'intérêt par-ticulier prend le pas sur l'intérêt général.

Le fascisme-corporatisme fustige de la même façon le libé-ralisme économique et le libéralisme politique. Le premier, issudes thèses de l'économie libérale classique, et le second, engendrépar l'idéal démocratique, proviennent des mêmes sourcesrévolutionnaires. Ils s'abreuvent aux mêmes erreurs : liberté etégalité abstraites, et récusent également la nature profonde deshommes et de sociétés. Quand Salazar se déclare officiellement« anticommuniste, antidémocrate, antilibéral, pour l'Etat corpo-ratiste », il renvoie dos à dos les idéologies régnantes et les donnepour sceurs. Ce n'est pas la liberté ou l'égalité qu'il critique nom-mément, mais l'esprit idéologique qui les promeut comme valeursfondatrices. Tout se passe comme si la politique détruisait la vie enréclamant de la subsumer. Alors que la politique doit seulementaccompagner la vie dans sa richesse.

Liberté et égalité jouent ici le rôle de principes d'exclusion.Mais la vie sociale ne s'y réduit pas, et c'est pourquoi ces théoriessont finalement des échecs. En ce qui concerne l'économie, leprofit individuel est évidemment essentiel pour servir de mobileau travail - ce qui empêche d'approuver communisme ou socia-lisme. Mais les hommes vivent aussi de solidarité. L'hypothèsed'une nature humaine communautaire et partageuse rejoint lesanalyses de Platon, qu'Aristote, sur ce point, approuvait en

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disant : si la propriété est privée, l'usage est commun. Faire de lasociété économique exclusivement un lieu de combat, c'est lapriver d'un élément aussi essentiel que si l'on voulait en faireexclusivement un lieu de partage et de don : « Le fait économiqued'intérêt exclusivement privé et individuel n'existe pas. Du jouroù l'homme s'est résigné ou s'est adapté à vivre en communautéavec ses semblables, depuis ce jour aucun acte qu'il accomplit nese développe et ne s'arrête en lui seul, mais a des répercussions quile dépassent » (B. Mussolini, L'Etat corporatif, p. 29). Laisser sedévelopper la liberté économique sans y mettre aucun frein, c'estlaisser libre cours à tous les mauvais penchants, et en même tempsréduire ou supprimer le champ des solidarités naturelles. La struc-ture économique libérale engendre littéralement le pouvoir des-potique de la ploutocratie, et supprime pour une majorité laliberté qu'elle avait voulu défendre. En même temps, elle déve-loppe le matérialisme comme unique horizon, chez les riches parla satiété, chez les autres par l'envie. La course à la richesseanéantit les valeurs fondamentales : critique bien caractéristiquede l'Occident moderne. La concurrence, comme principe uniquede la production, déflore les sociétés de leur esprit. Si elle apportedes avantages et si elle correspond d'une certaine manière à unenécessité, elle engendre aussi des maux incalculables. Par ailleurs,elle ne peut démontrer son efficience puisqu'elle a tendance à sedétruire elle-même : comme le socialisme, comme le nazisme, lefascisme-corporatisme décrit la liberté économique du xix` siècle,celle des monopoles et des trusts, et non pas le néolibéralisme duxx` siècle. Il s'en tient, ce qui est de bonne guerre mais manqueparfois à la vérité, à l'image parfaite et repoussante de son adver-saire, oubliant ses récents amendements. Par contre, il s'attaque àun avatar indéracinable du capitalisme quand il critique l'Etatprovidentiel hérité de l'Etat libéral, et la « fonctionnarisation » del'économie.

Parce qu'elle a démontré par l'expérience son caractèred'inadaptation totale aux besoins fondamentaux, l'économiecapitaliste se trouve dès lors vouée à disparaître. Elle a, littérale-ment, fait son temps. Il n'y a nulle loi de l'histoire là-dessous.Mais le capitalisme s'exprime en tentative génératrice d'échec,au milieu du va-et-vient de l'histoire. Le corporatisme sera unretour à la case départ, une expression de la sagesse des nationspour oublier un dévoiement.

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La nébuleuse des fascismes-corporatismes

Il en va de même pour la liberté politique. Celle-ci s'attire,tant de la part de Mussolini que de Salazar, des critiques inju-rieuses et sardoniques. La liberté politique se développe en deuxbranches : liberté de participation, liberté de conscience etd'opinion. La première consiste à laisser le gouvernement dupays aux fourvoiements générés par la seconde.

La liberté d'opinion offre une même latitude de déploiementaux erreurs et aux vérités. Il n'y a pas là tolérance, mais relati-visme : tout est défendable, donc tout est vrai. La place publiqueest abandonnée aux folies caractéristiques, qui en général s'expri-ment avec davantage d'audace que les propos de la sagesse. Unetelle situation est évidemment inacceptable si l'on pose au préa-lable un certain nombre de vérités et de valeurs jugées absolues,permanentes, incontournables. Et si l'on juge la vie sociale àpartir de valeurs présupposées, la liberté comme tolérance univer-selle apparaît plus néfaste que salutaire : elle permet d'inciter àl'erreur, si la vérité est d'ores et déjà déterminée. Nous nous trou-vons, dans le domaine de la vie sociale, au coeur du principe chré-tien immémorial : la liberté, oui, mais la liberté d'aller au bien -le bien étant au préalable défini. En réalité, la liberté deconscience ne requiert pas forcément le relativisme de la pensée,comme le croit le fascisme-corportisme - et aussi le nazismemais elle requiert en tout cas, même au sein de la croyance, uneperplexité dernière qui interdit la tentation du fanatisme. On nepeut tolérer l'autre que si l'on n'est jamais absolument sûr de soi.Mais la pensée fasciste-corporatiste ignore tout de ce douteultime, et traduit ainsi la liberté d'opinion en néant général desvaleurs. Par ailleurs, la liberté de conscience suppose, même ausein de la conviction la plus certaine, que l'on respecte l'hommeavant l'idée, et que l'on préfère, à l'extrême, l'homme porteurd'une idée fausse, contre une idée jugée vraie. Ici, l'identificationde la liberté de conscience, avec un scepticisme général, indiqueque les fascismes-corporatismes font passer l'idée-valeur avantl'homme qui la porte.

Etant posés comme évidences ces besoins essentiels : sécurité,solidarité, autorité, la liberté fatalement leur nuit. Elle déve-loppe les oppressions qu'elle se proposait de détruire. Lesrégimes dits libéraux ne sont pas du tout ceux qui protègent laliberté, puisque celle-ci a été définie d'une autre manière - « lasécurité individuelle, sans aucun doute la plus grande des

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libertés » (Salazar, Une révolution dans la paix, p. xv). La dicta-ture, au contraire, protégera les libertés fondamentales. Arguerque la dictature opprime pour protéger, c'est lancer un fauxdébat. Elle n'opprime que des valeurs abstraites, qui n'ont pascours et se déploient dans le discours. La pluralité des croyanceset des opinions, au contraire, mène au réel despotisme del'erreur. C'est pourquoi Mussolini annonce que « Le temps despetits Italiens, qui avaient mille opinions et n'en avaient pasune, est fini » (L'Italie de Mussolini, p. 194).

Refus de la diversité, donc, analogue à celui qui taraude lesautres grandes idéologies de ce temps : nostalgie de l'unité despensées et des croyances. Et à partir de là, reproche véhémentadressé à la liberté de participation, fruit politique de la libertéd'opinion. La démocratie parlementaire est fictive, parce quefondée sur une loi fictive de l'absence de référence universelle.Elle ne gouverne pas : cela nécessiterait de grandes orientationset un pas assuré pour les traduire en actes. Mais elle présenteune permanente confusion d'opinions qui s'entre-déchirent, et lerelativisme couronné déplace les vrais enjeux du destin nationalpour faire de la politique un combat d'hommes voués à leursintérêts particuliers. Tout y est futile, on y rit des choses les plussérieuses, toute autorité y est condamnée aussitôt. Les forces quis'entre-déchirent occultent à la fois les fondements et le destin dela société. Elles génèrent favoritisme, népotisme, clientélisme,parce que livrées à des soucis accessoires. Si par hasard il setrouve là un homme sérieux, conscient que le destin du pays estune affaire grave, et prêt à travailler à l'intérêt commun, il voitsa pensée et son action dénaturées par une presse facétieuse oupar des courants adverses envieux et destructeurs. Comme pourLa Tour du Pin, comme pour Maurras, la démocratie se réduitpour Salazar aux « commérages démocratiques » à traiter par lemépris : « Les petites conspirations de promenade, les plans derévolutionnaires chômeurs, les projets qui apporteront bonheuret abondance rien que parce qu'ils sont publiés dans le Journalofficiel, les cabinets d'amis, les combinaisons du népotisme, lepartage des places et la création du chaos d'où sortiront, après,spontanés, l'ordre et la lumière, laissent de côté les profondesréalités nationales et ne sont en général que des jeux enfantins,de petites tragédies familiales, sous l'ceil vigilant des parents »(Une révolution dans la paix, p. 203).

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C'est pourquoi Mussolini et Salazar font oeuvre pie en sup-primant les assemblées représentatives, en remplaçant les éluspar des fonctionnaires, en récusant les pouvoirs locaux et régio-naux générateurs de désordre. Le désordre démocratique, cen'est pas seulement l'anarchie fustigée par Platon, c'est unescène de théâtre burlesque, où la puérilité se double de petites etde grandes corruptions, et où se dilapide le bonheur des nations.

Ce constat d'échec exprime, comme pour le libéralisme éco-nomique, la certitude que le régime parlementaire représenteune gigantesque erreur. Il s'agit d'un régime anglais d'origine,peut-être adapté à la Suisse et à quelques pays nordiques, maisinutilisables ailleurs (Salazar, ibid., p. xxxi. L'auteur semble iciassez différentialiste. Il pense que la liberté s'adapte correcte-ment aux Anglo-Saxons, peuple individualiste. Par contre, lesLatins, peuple communautaire, seraient pratiquement inca-pables d'utiliser la liberté, du moins sous cette forme, à bonescient. Les régimes modernes dans ce cas seraient moinsnéfastes en soi que parce qu'ils ont été sottement importés par-tout). L'erreur historique est incontestable, provoquant la des-truction de sociétés entières, et laissant apparaître une déca-dence inquiétante. Partout la crise des démocraties montre bienqu'il s'agit d'un problème de structures, non de défaillancestemporaires. L'époque de cette forme de pouvoir est finie : « Jesuis persuadé que d'ici vingt ans, à moins d'un recul dans l'évo-lution politique, il n'y aura plus d'assemblées législatives enEurope » (Salazar, ibid., p. 234).

La politique nouvelle s'impose donc comme recours ultimedans un monde en décomposition. Elle s'impose comme unevoie unique pour épargner la catastrophe, puisque toutes lespolitiques contraires sont renvoyées dos à dos, relevant de lamême erreur initiale. Les dictateurs sont salvateurs.

L'ordre moral: réformer l'homme

Les fascismes-corporatismes traduisent une révolte idéalistecontre la civilisation de l'accessoire ; un appel à prendre de la hau-teur face à un monde devenu petit et mesquin : « Auparavant,c'était l'esprit qui dominait la matière, maintenant c'est lamatière qui plie et subjugue l'esprit » (Mussolini, L'Etat corporatif,

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p. 15-16)... ; un sentiment de chute, de décadence spirituelle.Pourtant, à cet égard les courants diffèrent entre eux. On peutattribuer divers sens au « spirituel ». Mussolini l'entend d'unemanière analogue à celle du nazisme quand il affirme qu' « il fautvivre dans une période de très haute tension idéale » (ibid., p. 26).Il s'agit là d'une passion pour la vie ardente, théâtrale, pour lesémotions fortes : volonté de surmonter la vie quotidienne, voiremépris de la vie quotidienne, qui souvent caractérise les dicta-tures. Le fascisme juge l'existence pauvre et veut la transformer enépopée, d'où les excès, l'amplification des passions, l'exaltationpermanente. Ici l'idéalisme correspond à un refus de la vie réelle,dans l'Italie de Mussolini tout est extraordinaire, grandiose, lechef est protégé par Dieu, le peuple inattaquable, la patrie presti-gieuse. La vocation du fascisme consiste à recréer un homme nou-veau, débarrassé du matérialisme vulgaire et du vulgaire bien-être animal. L'Italien méprisera le confort, il deviendra austère ets'assignera pour tâche l'impossible. D'homme, il deviendra héros.L'idéalisme fasciste est un refus de l'humanité présente, une inca-pacité à supporter ses mesquineries, une volonté de remplacerl'homme par un surhomme. L'esprit ici n'est pas religieux, maismythique, symbolique, païen. Le fascisme communie avec lesgrands ancêtres- César, Napoléon. Il recrée un monde fictifpar-dessus l'autre. Il rebâtit l'homme des grandes épopées passées, telqu'il l'imagine. Pour ce faire, il s'appuie sur le mythe traditionnelde la supériorité occidentale et sur la nostalgie de la dominationdu monde (ibid., p. 17). Si le racisme n'est pas le thème central del'idéologie mussolinienne, son nationalisme se fonde cependantsur l'idée de la grandeur d'un peuple et d'une culture.

Chez Salazar, la démarche, analogue, s'enracine entière-ment dans la religion et la morale chrétienne, et il en ira demême pour la plupart des dictatures doctrinales de cettepériode. Ici, la vie quotidienne est au contraire valorisée dans samodestie, dans sa monotonie même, parce qu'elle tire sa gran-deur d'une finalité spirituelle. Mussolini, dans une pensée privéede transcendance, devait transformer la vie courante en actiond'éclat, transfigurer le temporel. Salazar laisse le temporel à saplace et réclame seulement que le spirituel en inspire les des-seins. Cela explique le style théâtral du premier, et simple dusecond.

Les régimes corporatistes chrétiens sont les héritiers de

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l' « ordre social » de La Tour du Pin : « Si le monde neconnaît pas une longue période d'idéalisme, de spiritualisme,de vertus civiques et morales, il ne me semble pas qu'il serapossible de surmonter les difficultés de notre temps » (Salazar,Une révolution dans la paix, p. xxix). Pour Salazar, qui laisse unethéorie politique à travers des discours élaborés, la révolutionconcerne moins les structures que les mentalités. Dans unepolitique déterminée par l'éthique, les comportements quoti-diens façonnent une bonne ou une mauvaise politique, mêmesi la volonté organisationnelle peut largement induire ou cana-liser ces comportements. C'est donc l'homme qu'il fautchanger d'abord : les transformations politiques doivent viserprofondément à restaurer une « mentalité nouvelle ». L'in-fluence indirecte de Le Play apparaît clairement : l'auteur desmonographies de familles pensait que le bonheur des peuplestient moins à leur niveau de vie ou à leurs libertés qu'à l'espritdans lequel est vécue la quotidienneté, et aux valeurs res-pectées dans la famille. Les familles de Le Play sont plus heu-reuses quand elles respectent la loi du Décalogue, cette éthiquenaturelle hors laquelle toute société se détériore inéluctable-ment.

Il ne s'agit pas ici, comme dans le courant marxiste ounational-socialiste, de recréer un nouvel homme parfait selonun modèle construit par la raison historique ou par le mythedes origines. Le christianisme ne cherche pas la perfection dansce monde-ci. Mais il s'agit de revenir à l'essentiel dans lamesure du possible humain : de renouer avec les points d'an-crage fondamentaux, de river à nouveau les individus auxvaleurs maîtresses oubliées - autorité, solidarité, liberté située.Sans vouloir refaire la création, le corporatisme trie dans lesmalheurs humains ceux qui émanent du péché originel et ceuxqui proviennent des vices de la modernité. Chercher à sedébarrasser du péché originel serait utopique. Mais la sagessepolitique peut réformer l'homme partiellement, si elle parvientà gommer deux siècles d'individualisme. La transformation desstructures doit donc se tenir au plus près du quotidien, et s'at-taquer aux désastres les plus intimes : abandon de l'éducationdes enfants par la mère qui travaille, mépris de l'autoritépaternelle, mythe de l'épanouissement personnel au détrimentdu bonheur conjugal, attachement excessif à la richesse indivi-

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duelle. Le corporatisme traduit une organisation politico-sociale, mais cette organisation a pour finalité une réformemorale, laquelle détermine tout le reste : « La garantiesuprême de la stabilité, de l'oeuvre entreprise résidait précisé-ment dans la réforme morale, intellectuelle et politique, sanslaquelle les améliorations matérielles, l'équilibre financier,l'ordre administratif, ou bien ne pouvaient être réalisés, oubien n'auraient aucune durée » (Salazar, Principes d'action,p. 40). La philosophie politique de Salazar est humaniste -« l'homme, qui représente sur la terre la seule parcelle d'in-fini » (ibid., p. 116) -, mais elle diflere absolument de l'huma-nisme démocratique et individualiste, parce qu'elle considèreque ce n'est pas respecter l'homme que de le priver des con-ditions essentielles de son épanouissement. Or ces conditions nesont pas multiples ni indifférentes : seule l'éthique chrétiennepeut les déterminer - l'homme est finalisé au Bien, au Vrai etau Beau, et un humanisme qui jugerait cette finalité hypothé-tique aboutirait à une déshumanisation.

La révolution est donc morale autant et plus que politique.Chez Salazar, et chez Mussolini d'une autre manière, elle trans-forme les comportements plus que les rapports de production.C'est pourquoi elle connaît la mesure du temps. Elle va instillerun nouveau souffle. Il lui faut pénétrer dans les coeurs. Cela nese décrète ni ne s'impose. Un changement de convictionéchappe à la contrainte, et requiert la persuasion.

Comme toute révolution, celle-ci se prétend réclamée d'enbas, issue d'un désir populaire, et non pas seulement forgée parune volonté politique ou théoricienne. Elle élabore son projet àpartir d'un malaise extrême, qu'elle interprète et auquel ellepropose une issue. Mais une révolution qui prétend toucher lesâmes - puisque le malaise est éthique - devient à la fois « in-tégrale » et « pacifique ». Cette affirmation constitue le leit-motiv de la politique salazariste. Mais la révolution « paci-fique » ne s'identifie pas ici avec cette absence de contrainte quicaractérise la révolution dejaurès, pacifique parce que désireusede respecter les finalités individuelles et les divergences dansl'appréhension des valeurs. Il ne s'agit pas de respect des opi-nions au nom des hommes qui les portent : mais du refus del'apocalypse révolutionnaire qui anéantit le terreau même surlequel on prétendait semer : « Une révolution qui se réalise sans

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catastrophe et un peuple qui progresse sans convulsions, sauvantson histoire, son caractère, son âme et sa civilisation » (Principesd'action, p. 61). La révolution sera « lente et prudente » pourdeux raisons. D'abord parce qu'elle ne prétend pas détruiretout, mais seulement les idées néfastes de deux siècles, grefféessur un peuple fondamentalement sain. Ensuite, parce qu'elleprétend à la durée par l'enracinement moral, loin de vouloirdéchaîner un cataclysme brouillon et superficiel en agissant seu-lement sur les superstructures. Salazar réclame pour son pouvoirla durée, et annonce une politique de petits pas. Il ne prometrien d'extravagant. Il prévoit qu'on lui reprochera cette len-teur : il la décrit volontaire. Il affirme sacrifier un développe-ment économique rapide- qui aurait pu permettre au Portu-gal de rattraper les autres pays d'Europe - à la transformationpaisible des mceurs. L'économie passe derrière l'éthique. Il fautfaire bien avant de faire vite. Un homme n'a qu'une vie. Unpeuple peut compter sur une espèce d'éternité.

« Nous n'avons pas de hâte », affirme Mussolini (L'État cor-poratif, p. 23). Pas de bouleversement théâtral et temporaire :« La révolution est une affaire sérieuse, ce n'est pas une conjura-tion de palais et encore moins un changement de ministère oul'arrivée au pouvoir d'un parti qui en supplante un autre »(ibid., p. 25). La révolution se déroule dans le calme et la séré-nité, parce qu'elle veut s'accomplir en profondeur et bénéficierde la durée. Nul ne peut dire combien d'années elle réclamera.Mais on peut être sûr qu'elle servira de modèle aux décenniessuivantes et au prochain siècle. L'Europe entière imiteral'exemple italien. Il ne s'agit donc pas de brûler les étapes ni dese précipiter. La foi dans le long terme, ici comme chez Salazar,provient de la certitude d'une voie unique de régénérationsociale, et de la sérénité quant à la force des valeurs affirmées.

Dictature et salut public

Ici révolution rime avec dictature, puisqu'elle supposel'accomplissement d'une action d'envergure, rendue nécessairepar une situation devenue insupportable, mais hors les aléas dela liberté de conscience. Devant le caractère à la fois impérieuxet grandiose de l'oeuvre à accomplir, il serait dérisoire de s'em-

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barrasser de tergiversations. Les fascismes-corporatismes nais-sent dans une atmosphère de crise, qu'ils traduisent en apoca-lypse prochaine. Aussi le symbole des faisceaux exprime-t-il fidè-lement la pensée mussolinienne. L'ancienne dictature latineavait été créée peu après l'institution de la république, c'est-à-dire probablement tout à fait à la fin du vi` siècle avant J.-C.Elle répondait au besoin de juguler les crises et d'écarter les dan-gers de toute nature qui mettraient la société en péril grave.Dans cet esprit, le dictateur se voyait nanti d'un pouvoir sanslimite, symbolisé par les 24 faisceaux que portait sa garde delicteurs. Cependant, sa charge ne durait que six mois aumaximum, et en réalité, sa légitimité cessait aussitôt accompliel'action précise pour laquelle on l'avait appelé. La dictatureromaine était donc une magistrature extraordinaire vouée àprotéger la république. Elle visait à mettre les avantages dupouvoir autoritaire - rapidité et unicité des décisions, charismed'un chef - au service d'un régime de liberté, dans certainessituations difficiles. Pouvoir de l'exception, parce qu'elle ne se

justifiait qu'en circonstances exceptionnelles, elle devint cepen-dant une sorte de norme au i" siècle av. J.-C., quand la crise desinstitutions rendit habituelle la situation exceptionnelle. C'estpar un parallèle historique que Mussolini allait légitimer sa dic-tature, dont on peut dire qu'elle s'apparente bien davantageaux dictatures de Sylla et de César qu'à la dictature du proléta-riat contemporaine. Elle s'appuie sur l'idée de salut public, maisla situation de crise qui légitimait la magistrature dictatorialefait place à une situation de crise structurelle, profonde et dura-ble - en tout cas dans l'esprit de l'initiateur. Le passage de lamagistrature dictatoriale au régime dictatorial rend compte dela transformation de la nature de la crise. Ce n'est plus le régimepolitique de liberté qu'il s'agit de protéger, car c'est le régime deliberté qui lui-même se trouve en crise. De simple moyen poli-tique pour garantir une autre politique, la dictature devient laseule politique apte à faire survivre une société sur le long terme.Par un processus analogue, la république romaine avait, aprèscinq siècles de vie, fait place à un régime autoritaire durable, enpassant par un glissement de la notion de dictature.

La démarche de Salazar reproduit cette analyse, même sielle n'appelle pas les mythes romains fondateurs. Avant sonarrivée, le pays se trouve dans un désordre profond. Entre la

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proclamation de la république en 1910 et le soulèvement mili-taire en 1926, la révolution est endémique. Il faut parler d'anar-chie davantage que d'instabilité politique : 16 révolutions danscette période de seize ans, et 43 gouvernements renversés. Lesfinances de l'Etat s'enfoncent dans la banqueroute. On appelleSalazar, jeune professeur à l'Université de Coïmbra. Il étudie lasituation et demande les pleins pouvoirs. On les lui refuse. Ilretourne à Coïmbra où il retrouve ses étudiants. Deux ans plustard, on lui propose les pleins pouvoirs. Il se met au travail,redresse en un an la situation financière et rétablit peu à peul'économie malade.

Le personnage de Salazar, au milieu de la série connue desdictateurs européens que nous laisse le siècle, vaut le détourd'une description. Nulle trace chez lui de cette paranoïa carac-téristique où perce le ridicule. C'est un intellectuel au pouvoir,austère, porté par un sens du devoir et par un souci éthiquepresque provocants. A lire ses discours, l'ennui gagne. Rien danssa vie ne s'écarte d'un ordinaire monotone. Il n'accomplit pas larévolution par les pompes et les oriflammes, mais dans le secretde son cabinet. Alors que Mussolini fait semblant de veiller, luine dort pas, mais n'en laisse rien savoir. Pas un rire chez cethomme. L'histoire est tragique. La politique est sérieuse. Toutce qui est grand ressort d'un quotidien assumé sans faste, maissans négligence. Il y a chez lui quelque chose du lointain Cin-cinnatus, paysan porté à la dictature par les Romains endétresse, qui prit l'aventure avec mauvaise humeur, sauva lapatrie en quelques jours, et retourna soulagé à sa charrue. Maispour Salazar il ne s'agit pas de gagner une guerre éclair. D'au-tant qu'il voit l'effondrement du pays dans le tableau d'un effon-drement européen général. Il est salvateur de peuple et plusloin, de civilisation. Il allume un flambeau de renaissance(< Nous avons saisi avec des mains amoureuses cette pauvreNation, mourant de regrets, découragée et raillée, et nousl'avons fait revivre », 1934, Une révolution dans la paix, p. 238).

La grandeur de la mission justifie le pouvoir absolu. L'éton-nant est que l'homme en soit resté modeste. Mais justement, ilargue de sa modestie, de son dégoût du pouvoir, pour légitimerles réformes dictatoriales. En ce sens, l'autocratie se révèle pluscrue et plus arbitraire quand elle est portée par un Cincinnatus.On sait que les empereurs romains avaient inventé le rituel du

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refus du pouvoir, pour se faire donner un pouvoir sans partage.On ne se méfie pas d'un homme qui prétend détester la puis-sance. Et lui, se juge habilité à tout faire. Parce qu'il n'aime pasla puissance, sa puissance ne peut déborder. Du moins aime-t-onà le croire, car on croit volontiers que l'abus de pouvoir provientseulement de l'ambition et de la corruption gouvernementales.Toutes les conditions traditionnelles de la dictature se trouventréunies ici : le pays est à sauver, et le salvateur ne travaille quepar devoir. Il ne peut donc aller qu'à l'intérêt général. C'estoublier qu'il ne suffit pas d'être sincère et désintéressé pour biengouverner. La dictature de salut public, traditionnelle en payslatin, retrouve les certitudes, ou les préjugés, du despotismeéclairé. La sagesse du chef, garantie par son dégoût du pouvoir,suffit à rendre l'autocratie recommandable. La dictature portu-gaise se justifie par la compétence et la modération éthique deSalazar (« Je sais évidemment que les grands hommes, lesgrands chefs, les grands dictateurs ne s'embarrassent pas de pré-jugés (...). Pour consolider leur pouvoir personnel, pour l'aug-menter, ils sont capables de toutes les audaces, de tous les chan-gements, de changer le régime lui-même, comme l'a faitNapoléon, en une demi-douzaine d'heures, et d'avoir toujours laconscience tranquille.

Mais moi - voici un aveu impolitique - je n'aspire pas àtant... Je suis un simple professeur qui désire contribuer au salutde son pays, mais qui ne peut se soustraire, parce que sa naturene le lui permet pas, à certaines limitations d'ordre moral, mêmedans le domaine politique (Principes d'action, p. 150). Attachée àun homme, elle pose immédiatement la question de sa durée etde son avenir.

La dictature traditionnelle de salut public a toujours ététemporaire : elle répond à un besoin précis, conjoncturel et nonpermanent. Par ailleurs, elle ne tire ses bienfaits que de la vertudu chef - puisque rien de constitutionnel ne la limite -, ce quiest bien précaire. Elle sert donc de moyen pour restaurer l'ordreet permettre à un autre régime de s'asseoir. Le problème du cor-poratisme et du fascisme, est qu'ils considèrent la crise commestructurelle et non conjoncturelle. La nature même de la dicta-ture ancienne oblige à la garantir temporaire. Mais le rôlequ'elle joue au xx` siècle tend à en faire un régime à partentière. D'où la contradiction.

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Salazar donne, dès le départ, la dictature comme « une solu-tion politique provisoire ». En effet, elle ne saurait produire debons effets que sur une période courte, car elle représente unpoint d'équilibre : elle peut fort bien rétablir l'ordre sansréprimer, mais cela demande beaucoup de tact et de vertu.L'autocratie, de soi, est dangereuse : « Elle (la dictature) est entout cas un pouvoir presque sans contrôle, et cette circonstanceen fait un instrument délicat qui s'use sans peine et dont on peutfacilement abuser. Pour cette raison, il ne faut pas qu'elle aspireà l'éternité » (Une révolution dans la paix, p. 80). Six ans après saprise de pouvoir, en 1933, Salazar fait approuver une consti-tution par référendum populaire - la population étant enl'occurrence composée des seuls chefs de famille. Pourtant, il estpersuadé de l'incapacité de survie des régimes soi-disant repré-sentatifs. Le sens commun espère la dictature transitoire parcequ'il l'identifie à l'oppression. Mais devant l'oppression plusgrande encore exercée par les démocraties anarchiques, qui dansle désordre et le mensonge ne peuvent garantir les libertés, ladictature deviendra un régime de remplacement : « Il est cer-tain que le désordre économique du monde et les difficultés quien découlent ont facilité l'avènement des dictatures, mais nousnous tromperions si nous ne voyions dans leur genèse que lemalaise économique et non des aspirations plus profondes versdes transformations politiques. Les dictatures ne me semblentpas être aujourd'hui les parenthèses d'un régime, mais bien unrégime par elles-mêmes, sinon parfaitement constitué, du moinsen voie de formation » (1934, ibid., p. 222).

En réalité, la dictature se dit temporaire par prudence, maisles dictateurs eux-mêmes sont persuadés de sa pérennité, parcequ'ils ont le sentiment que les peuples ne défendront plus ladémocratie. Ils croient, au contraire, qu'un véritable consensusnational défend la dictature en appelant l'ordre et la restaura-tion économique. Le pouvoir autoritaire tire sa certitude delégitimité d'une harmonie - rêvée - avec le peuple entier. Iln'a pas besoin d'élections, puisqu'il se constitue en osmose avecla nation. Vieille idée de la connivence magique entre le chef-ou le parti - et le peuple : « Le pays, allégé de la lourde atmos-phère où le mettait l'irréductibilité des partis, est moins diviséet, n'ayant pas choisi ses représentants, éprouve l'impressiond'être plus près du pouvoir, a davantage confiance dans la jus-

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tice et dans l'action du gouvernement qu'il sent plus à lui »(ibid., p. 8). Le pouvoir absolu se justifie parce que le chefcomprend le peuple mieux que celui-ci ne se comprend lui-même.

Dictature doctrinale

Cette dictature hait la neutralité. Elle n'est pas - chezSalazar -, et prétend ne pas être - chez Mussolini - asservieà la puissance et à la gloire d'un seul homme. Elle se veut laservante de valeurs.

La critique des régimes parlementaires concerne non seule-ment l'anarchie latente, conséquence des décisions contradic-toires, mais surtout cette neutralité nécessaire à la garantie dupluralisme. Le doute reste l'apanage de l'intellectuel et du scien-tifique : l'homme politique doit servir une vérité. S'il tergiverse,il n'est pas gouvernant, mais jouet. D'ailleurs, le gouvernementneutre s'asservit lui-même à une doctrine : celle de la relativitéde tout. Comme le savaient déjà les Anciens, le sceptique imposeencore son scepticisme.

Salazar précise bien qu'il ne cherche pas à imposer une véritépolitique, et se distingue en cela des idéologies contemporaines.Mais son gouvernement obéit à des vérités politiques, qui expri-ment la réalité humaine révélée par l'expérience, l'histoire, laraison, « ce qui est imposé par la nature » (ibid., p. 131). La dic-tature corporatiste veut aider les individus à accomplir leur viedans le sens de la « nature » - mais il a bien fallu auparavantinterpréter ce dernier concept, et c'est là que le corporatismedeviendra oppressif.

Salazar critique avec véhémence les idéologies de sontemps : « Vous devez éviter la tendance à la formation de ce quel'on pourrait appeler l'Etat totalitaire. L'Etat qui subordonne-rait tout, sans exception, à l'idée de nation ou de race par luireprésentée, dans le domaine de la morale, du droit, de la poli-tique et de l'économie ; qui apparaîtrait comme un être omnipo-tent, trouvant en lui sa propre origine et sa propre finalité, aux-quelles devraient être assujetties toutes les manifestationsindividuelles et collectives (...), un tel Etat serait essentiellementpaïen, incompatible par nature avec le génie de notre civilisa-

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tion chrétienne » (Principes d'action, p. 171-172), et la politiqueidéaliste qui « prétend plier le monde à ses conceptions abs-traites, sans mesurer les possibilités ni les contingences, ni lesforces contraires, et de cette manière accumule échecs suréchecs » (ibid., p. 194). Mussolini par contre appelle son Etat« totalitaire », justifie la caporalisation des enfants, et annoncela création d'hommes nouveaux par l'organisation d'Etat. Sala-zar réclame « l'autorité nécessaire, mais toute la liberté pos-sible », et défend le principe de subsidiarité de la doctrinesociale catholique. Mais Mussolini aussi prétend, au moins éco-nomiquement, laisser aux individus toute la liberté dont ils sontcapables, et jure qu'il méprise l'Etat providentiel. Par ailleurs,Salazar, comme nous le verrons, suscite avec le système corpo-ratif une étatisation qu'il dénonce dans ses discours. Il y a donccontradiction dans les deux cas entre les paroles et les faits. Dansles deux cas, l'Etat enrégimente et infantilise, mais pour des rai-sons différentes.

L'Etat fasciste enrégimente par conviction et annonce satonalité idéologique et totalitaire. Et c'est pourquoi on leconfond souvent avec le nazisme, auquel il emprunte ce cynismeaffiché. Il ne laisse croire à la liberté économique que parce qu'ilveut se démarquer du soviétisme. Par ailleurs, sa connivence,lointaine mais réelle, avec le corporatisme chrétien, l'oblige à seréclamer de la réalité sociale et du droit naturel autant que duvolontarisme politique. Il joue sur les deux tableaux de l'idéo-logie abstraite et de la « nature » harmonieuse révélée à elle-même. Il y a donc une ambiguïté dans le fascisme, qui a d'ail-leurs trompé les instances vaticanes de l'époque.

L'Etat corporatiste de Salazar se trouve, lui, directementsoumis au paradoxe des conséquences. Il affiche une doctrinequ'il dit purement « naturelle ». Le volontarisme politiquen'apparaît que pour rétablir une nature bafouée, jamais pourimposer une idéologie. « L'Etat est une doctrine en action »(Une révolution dans la paix, p. xxvi), mais cette doctrine ne s'im-pose pas, puisqu'elle est déjà au coeur de tous les hommes :« Nous ne demandons pas grand-chose : notion et sens de lapatrie et de la solidarité nationale ; famille - cellule sociale parexcellence ; autorité et hiérarchie ; valeur spirituelle de la vie etdu respect dû à la personne humaine ; obligation du travail ;supériorité de la vertu ; caractère sacré des sentiments reli-

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gieux - voilà l'essentiel pour la formation mentale et morale ducitoyen dans l'Etat nouveau » (ibid., p. xxvii-xxviii). Onretrouve là la doctrine de Franco, de Pétain, de Dollfuss. Ils'agit toujours de présenter un fondement « minimal » considérécomme un corps de convictions dont tout homme peut se préva-loir. L'Etat ne saurait donc opprimer, puisqu'il n'ordonne quedes évidences. Il est séparé de l'Eglise : il n'obéit pas à la reli-gion, il expose la loi naturelle. Et pourtant, l'Etat corporatistedoit bien imposer sa doctrine, puisqu'il se reconnaît des adver-saires : « Ne sont pas des nôtres ceux qui préfèrent à l'obéissanceleur liberté d'action ni ceux qui superposent aux directives tra-cées dans un intérêt supérieur les suggestions de leur intelli-gence, bien qu'éclairées, ou les impulsions de leur volonté sinobles soient-elles » (Une révolution dans la paix, p. 145). Pourceux-ci, « nous tâcherons de les amener le plus doucement pos-sible à ne pas nous gêner trop. Nous sommes en train de réaliser,avec une entière sincérité, une oeuvre de salut national ; nousentendons qu'elle exige la plus large collaboration et, si possible,l'utilisation de toutes les valeurs nationales ; nous n'allons pasfaire dépendre la certitude de son succès d'une agitation stérile,de la bruyante clameur des appétits et des passions » (ibid.,p. 141). Le discours est clair : les opposants ressemblent aux« hooligans » de la Soviétie vieillissante. Ils n'expriment pas desopinions respectables, mais des intérêts particuliers et des pas-sions. Il faudra bien les contraindre. Mais comment faire valoir,alors, le caractère universel de la doctrine ?

On pourrait dire que l'Etat corporatiste s'est trompéd'époque. Il voudrait gouverner une société d'avant la moder-nité, du temps où « l'Evangile gouvernait les Etats », commele disait La Tour du Pin. Mais les peuples n'obéissent plus àdes valeurs universelles et objectives. Les sociétés ne sont pluscommunautaires. Salazar a volontairement effacé le passagehistorique de l'éclatement de la conscience collective. Il aeffacé l'individualisme parce qu'il le considère comme néfaste.Mais l'individualisme est toujours là, car c'est une donnéesociologique, et ces données-là ne s'annulent pas par décret.L'Etat portugais n'opprime pas pour imposer une théorie arti-ficielle, comme les idéologies régnant ailleurs, mais il opprimepour restaurer une société d'avant la révolution, qui a bienexisté, mais qui n'est plus de mise. Il ne devient pas oppressif

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par abstraction, mais par décalage. Face aux transformationshistoriques, qu'il veut gommer, la doctrine autrefois consen-suelle ressemble aujourd'hui aux idéologies qu'il déteste : ellene convient plus à des individus dont les mentalités ontchangé. Il sera amené à juguler les résistances, non parméconnaissance de l'homme réel, mais par méconnaissance del'homme moderne, de l'homme de ce temps. Cherchant à res-taurer sans contrainte une communauté de convictions, il seraamené à imposer par la contrainte des convictions dont iln'avait pas perçu que l'anachronisme était rédhibitoire.

L Etat indépendant

L'Etat doctrinal a ceci de spécifique, qu'il se donne pour seuldépositaire du projet commun et de l'éthique politique etsociale. Nul ne peut lui disputer l'interprétation du biencommun. C'est donc au bénéfice de tous qu'il réclame l'indé-pendance, c'est-à-dire l'absence de limitations institutionnelles.

Selon l'ancienne idée du despotisme éclairé, le chef a toutecompétence, et compétence exclusive, en ce qui concerne ledestin commun. Ce que Mussolini traduit en langage cru et sim-pliste : « Le duce a toujours raison. » Ce que Salazar exprimeavec davantage de formes, mais sans en transformer notable-ment le sens : « C'est un des principes que j'adopte et que je suisfidèlement : jamais nous ne pouvons avoir raison contre le chefde l'Etat, ce qui signifie que les problèmes politiques n'ontqu'un seul arbitre suprême, à la décision éclairée duquel toutesles forces obéissent » (Principes d'action, p. 154).

La politique ne consiste donc pas à se quereller pour savoirce qu'il convient de faire - ainsi du moins l'entend la démo-cratie, qui fait de la politique un conflit permanent et accepté.Elle consiste à gouverner en vue de l'intérêt public, et éventuel-lement à empêcher les intérêts privés de nuire à l'intérêt public.L'avantage de la dictature doctrinale est qu'elle connaît - entout cas croit connaître - la voie unique et la définition uniquede l'intérêt public. Elle n'a donc pas besoin de passer par lesconflits, et elle rejette d'ailleurs avec mépris la politique commelieu du conflit. La dictature ne fait pas de politique : « Cet essaiaudacieux d'une politique sans politique, ou mieux, d'un gou-

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vernement sans politique, qui a semblé une folie et a été un bon-heur pour tous » (Salazar, Une révolution dans la paix, p. 200).Comme la monarchie maurrassienne, la dictature corporatisteveut être l'unique politique qui ne fait pas de politique.

L'intérêt commun représente le bien-être du pays entenducomme une communauté. Dans une pensée anti-individualiste,le bonheur d'un seul ne s'entend pas hors du bonheur de tous.La société est organique : nation, corps, en tout cas structuresdans lesquelles l'individu a intérêt à se sacrifier pour l'ensemble,car il ne peut survivre un instant sans lui. La soumission de laliberté individuelle à l'intérêt commun ne se discute donc pas :au contraire, les régimes qui défendent la liberté individuellecourent à la catastrophe et détruisent les individus eux-mêmes.L'idée de la liberté dans la dictature, est sui generis. Elle se définitpar la possibilité d'aller au bien. La liberté totale des libéra-lismes - politique et économique - ne signifie rien puisqued'une part, elle ne possède pas en général les moyens des'exercer, et d'autre part, elle engendre davantage de maux quede bienfaits. En ce sens, les démocraties sont plus « dictato-riales », selon la signification courante, que les dictatures : ellesproclament les libertés, mais les anéantissent dans le désordre etl'injustice, tandis que la dictature garantit pleinement ce qu'elleproclame. A quoi sert d'annoncer des libertés qui contredisent lanature ou la réalité quotidienne de tous les temps ? Cela revientà une tromperie. L'homme n'est pas libre de tout, il se trouve liépar ses caractéristiques mêmes. Il est donc de simple bon sens derécuser les libertés susceptibles de s'opposer à la naturehumaine : « Nous ne reconnaissons pas de liberté contre laNation, contre le bien commun, contre la famille, contre lamorale » (Principes d'action, p. 168).

Parce que vouée tout entière à l'intérêt commun, sansentrave d'aucune sorte, la dictature fait mieux que les démo-craties : elle est démophilie. Elle ne gouverne pas par le peuple,mais pour le peuple. De même, elle ne reçoit pas ses ordres del'opinion, mais elle se doit d'informer correctement l'opinion,et de ne pas mentir. La société considérée comme une famille,réclame un pouvoir paternel. L'Etat veille au bonheur de tous,il se donne latitude d'intervenir dans l'économie et partout oùl'intérêt commun l'exige. D'ailleurs, le souci du peuple estmoins de participer aux décisions communes que d'améliorer

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sa vie quotidienne. La dictature élève le niveau de vie général.Que peut-on lui demander de plus ? Nous nous trouvonsdevant la vieille critique de la démocratie participative : le

peuple ne peut s'élever à l'universel. Chaque citoyen resteconfiné dans le particulier. Seul l'Etat subsume toutes les parti-cularités sous une synthèse qui est plus que leur addition. Seulil peut prendre en charge l'universel. Hors l'Etat, toute ins-tance qui prétend oeuvrer à l'intérêt commun, se trompe oument. Les instances locales - municipales, régionales -,sacrifient les intérêts individuels à un intérêt commun dontelles n'aperçoivent pas qu'il est encore particulier - l'intérêtd'une ville, d'une région, contre celui de la nation tout entière.Il serait donc déraisonnable de limiter le pouvoir de l'Etat parcelui d'instances moins propres que lui à faire oeuvrecommune. L'idée de contre-pouvoir devient absurde si ces

contre-pouvoirs détruisent le travail de l'Etat sous prétexte dele limiter. Il s'agit au contraire de supprimer le gâchis detemps et de peine. Au lieu de se disperser au service de fac-tions et d'instances qui s'entre-déchirent, le peuple entier tra-vaille à l'intérêt commun, à travers les directives d'Etat. Lepouvoir est indépendant, il bénéficie de cette « irresponsabi-lité » dont parlaient les Anciens à propos du despote, c'est-à-dire qu'il ne répond de ses actes devant personne. Le chef del'Etat reçoit tous les pouvoirs. Il supprime les parlements et lespartis. Il restreint la liberté d'opinion et de presse.

Cela ne signifie pas qu'il ne se heurte à aucune limitationil se soumet à la morale et au droit naturel. Le dictateur setrouve limité de la même manière que le monarque absolu. Ilne s'agit pas de restrictions humaines. L'Etat reste seul nantide pouvoirs. Le commandement moral qui lui interdit de malagir, n'est pas de même nature que la puissance politique. Ilréclame un assentiment de sa part, et un effort gratuit de savolonté. Il est suspendu à son désir. La seule limitationimposée au gouvernement dépend de son arbitraire. C'est dis-crétionnairement qu'il choisit le bien. Comme dans le despo-tisme éclairé, la politique se trouve dépendante de l'éventuellebonté du gouvernant. C'est justement pour échapper à cetteprécarité que l'Etat de droit avait limité le pouvoir pard'autres pouvoirs de même nature que lui.

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Le corporatisme

La finalité première de l'Etat corporatiste est la paix sociale.Mussolini et Salazar s'insurgent contre l'idée marxiste de luttedes classes, la jugeant abstraite et fausse. En réalité, les hommesgénéralement désirent vivre en harmonie, et cette harmonie estpossible. La nature tend à la collaboration et non au conflit. Lerôle de l'Etat consiste à organiser cette collaboration par desstructures appropriées. S'élevant au-dessus des conflits politi-ques par l'indépendance du pouvoir, la dictature mettra unterme aux conflits économiques par le système corporatif. L'idéede paix sociale subsume l'idée de communauté : la société estessentiellement une communauté, et doit le redevenir après unsiècle d'individualisme. Cela suppose la conviction de l'innéitédes valeurs d'abnégation et de solidarité, et le rêve du partagevolontaire : « Nous avons réalisé une ceuvre immense, par leseul fait d'avoir créé l'atmosphère de paix sociale, d'avoir faitcomprendre, d'avoir fait vivre la solidarité qui existe entre ceuxqui étudient les solutions et ceux qui organisent et dirigent letravail ou l'exécutent, et d'avoir convaincu tout le monde detravailler de plus en plus dans l'intérêt commun » (Principesd'action, p. 38).

Ici, la finalisation du travail à l'intérêt commun ne se ferapas à travers la contrainte étatique. Elle s'organisera dans lecadre de communautés de vie, là où la solidarité est considéréecomme naturelle et instinctive. Nostalgique de l'Ancien Régime,l'Etat corporatif réorganise la société en corps, dans lesquelsjoueront les réflexes d'entraide et de limitations réciproques. Ils'agit de gérer la vie « réelle », qui s'exprime à travers les asso-ciations et personnes morales émanant naturellement de lasociété - alors que les partis par exemple sont des groupes fic-tifs. Il s'agit de constituer la nation avec ses manifestations pro-pres, afin de la conserver vivante et de la rendre capable de sesoutenir elle-même, afin d'éviter le providentialisme d'Etatgénéré par l'individualisme. L'Etat se veut organique, c'est-à-dire naturel, rejetant les formes bureaucratiques, centralistes,qui briment les manifestations de la vie. Mussolini même, pro-clamant l'Etat totalitaire pour qu'aucune action n'échappe auxdesseins nationaux, se défend des tentatives bureaucratiques et

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de vouloir fonder un Etat absolu : « Notre Etat n'est pas unEtat absolu et encore moins absolutiste, se tenant loin deshommes et armé seulement de lois inflexibles comme le doiventêtre les lois. Notre Etat est un Etat organique, humain, qui veutadhérer à la vie dans sa réalité » (L'Etat corporatif, p. 22).

Persuadé d'accompagner les volontés humaines les plus fon-damentales, le corporatisme se veut donc la seule organisation« normale », « habituelle », face aux systèmes volontaristes. Ilrejette le libéralisme et le socialisme, mais veut récupérer synthé-tiquement les aspects positifs de l'un et de l'autre. Il promeut lasolidarité et le partage du socialisme, mais sans 1'Etat omnipré-sent. Il garantit la liberté d'initiative du libéralisme, mais sansl'injustice de la concurrence illimitée. Par l'officialisation descorps sociaux, il croit échapper aux effets pervers de l'un et del'autre, en concrétisant à la fois le désir de liberté et le désir desolidarité, dont l'un et l'autre avaient fait respectivement le cri-tère unique, la valeur hypertrophiée. Cette synthèse se fera auprix de la suppression de l'individualisme.

La corporation répond aux problèmes du travail sous tousses aspects - salaires, chômage, assurances, accidents, retraites,pensions... Il s'agit d'un organisme correspondant à unebranche spécifique de la production, et regroupant les individustravaillant dans cette branche, à quelque niveau de qualifica-tion qu'ils se trouvent. Contrairement au syndicat qui est ungroupe à recrutement horizontal et génère ainsi la lutte desclasses - syndicats d'ouvriers contre syndicats de cadres -, lacorporation recrute verticalement, et rappelle l'organismemédiéval du même nom. Comme lui, elle est responsable poursa branche de tout ce qui concerne les problèmes humains dutravail : formation des jeunes, conflits de salaires, innovations,horaires, et autres. Elle édicte donc des lois qui s'appliquentobligatoirement à tous les travailleurs concernés par la produc-tion en question. C'est dire que même quand l'appartenance àla corporation n'est pas imposée, tous se trouvent régis par elle.L'Etat en principe ne joue qu'un rôle de modérateur, d'arbitre,et de garant de l'intérêt public, au cas où une corporation érige-rait des règlements contraires à l'intérêt national. Il se targue den'intervenir qu'en dernier recours, laissant auparavant toute laliberté se développer. La corporation permet ainsi de réguler laconcurrence excessive, d'obliger les producteurs à faire passer les

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problèmes humains avant la hâte de la production, de garantirles salaires et les prix, bref, d'éviter les effets pervers du libéra-lisme sans pour autant générer une intervention étatique mas-sive et pernicieuse.

La loi italienne sur les corporations fut promulguée enmars 1930. Salazar créa en 1933 un sous-secrétariat d'Etat auxcorporations. Dans l'un et l'autre cas, c'est l'Etat qui organise lacréation des corporations, afin d'insuffler l'élan vital dans unesociété atomisée par l'individualisme. Mais son action nedemeurera pas temporaire. En réalité, le corporatisme engendrel'étatisme, en même temps qu'il nuit à la liberté économique età la liberté tout court.

La corporation est censée représenter l'ensemble des travail-leurs d'une branche. Mais c'est son officialisation par l'Etat quiconfirme cette représentativité. Il ne peut exister plusieurs cor-porations pour la même branche. Ainsi se trouve-t-elle aussitôtdépendante de l'Etat central, par ce caractère monopolistique.En outre, l'Etat incite les corporations à mettre en place lesaméliorations sociales qu'il juge utiles. Il choisit lui-même ladirection de la corporation, ou participe activement à son choix.Mussolini indique que la corporation « constitue un organe del'administration de l'Etat » (ibid., p. 101). En réalité, l'Etatdélègue ses actions et en contrôle l'exécution par une sorte desubterfuge : la corporation apparaît constituée de fonctionnairesqui n'en ont pas le nom mais, en tout cas, jouent ce rôle. Par ail-leurs, l'Etat doit assurer la garantie du seul groupe social qui setrouve négligé dans l'organisation corporative, celui desconsommateurs. Ce qui l'oblige à surveiller la production et à enpromulguer les normes. Le souci de justice sociale et de solida-rité impose des contraintes qui limitent d'autant la liberté deproduire. La liberté économique ne se trouve pas davantage res-pectée que sous l'Etat socialiste, car l'innovation et la concur-rence se voient restreintes par les lois internes à chaque branche.

En même temps, la liberté individuelle disparaît pratique-ment dans le régime corporatif. Chaque individu se trouve dèslors lié au groupe d'appartenance, dont il reçoit protection, maisaussi auquel il doit obéissance - loi caractéristique de l'AncienRégime. L'initiative individuelle se rétrécit. Cette conséquenceest considérée comme un bienfait dans une vision du monde quiappelle une liberté située, et juge qu'une énergie individuelle

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déployée hors du groupe engendre l'injustice et des conflits nui-sibles. La société communautaire se trouve pour ainsi dire réins-taurée, avec tout ce qu'elle suppose de hiérarchies et aussid'arbitraires particuliers.

Mais les corporations ne contribuent pas seulement à orga-niser la vie économique et sociale. Elles jouent un rôle politique,du moins le projet de l'Etat corporatiste et fasciste est-il de leurfaire jouer ce rôle dans l'avenir. Elles doivent à long terme rem-placer les partis défunts, en envoyant des représentants dans unechambre d'un nouveau genre : « La Chambre (...) cédera sa placeà l'Assemblée nationale des corporations, qui se constituera enChambre des faisceaux et des corporations,, et qui sera composée,dans un premier temps, de l'ensemble des 22 corporations »(Mussolini, ibid., p. 58). Salazar de son côté retrouve les accentsde La Tour du Pin pour annoncer la création d'une démocratienouvelle, « démocratie organique ». Le régime opère un déplace-ment du critère de la représentation : la représentation des inté-rêts remplacera la représentation des opinions. Celle-ci, jugéeartificielle, ne saurait jouer un rôle politique qu'au sens de la poli-tique des querelles et du florentinisme le plus vulgaire. Par contre,les critères économiques, auxquels s'ajoutent les considérationsculturelles, religieuses ou autres - les associations seront aussireprésentées -, constituent le fondement de la « politique natu-relle ». Cela n'empêchera pas le gouvernement de trancher dansle sens de l'intérêt public, après avoir tenu compte, non des opi-nions, mais des besoins concrets et quotidiens exprimés par lesgroupes. Il s'agit là d'un système dont l'esprit hérite de l'anciennemonarchie, et d'une époque où, les opinions n'ayant pas coursdans un dessein politique prédéterminé, le prince prêtait l'oreille,à son gré, aux revendications des Etats. Système qui rappelle aussil'ancienne république de Venise. En tout cas, organisation conçuepour une société consensuelle, préoccupée seulement des pro-blèmes de gestion au quotidien.

Les dictatures doctrinales qui saisissent le pouvoir à la faveurde la crise de la société industrielle, fondent leur vision dumonde sur un refus de la modernité. Les dictatures corporatistesentretiennent la nostalgie d'un retour à la société d'avant 1789,et le fascisme projette une renaturation sociale appuyée sur le

mythe de la grandeur passée. Il s'agit, comme pour les autres

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idéologies du xx' siècle, de remodeler la société à partir devaleurs fondatrices et jugées sacrées. Mais ici les valeurs se veu-lent fondées en nature, et la politique prétend reposer sur uneanthropologie liée à l'éthique. En réalité, corporatisme et fas-cisme s'obstinent à briser une réalité sociologique : l'individua-lisme moderne qui, pour être « contre-nature » par rapport à lasociété ancienne, n'en est pas moins devenu une secondenature ; le libéralisme sous toutes ses formes, qui traduit lasociété du contrat remplaçant l'ancienne société communau-taire. La « dictature de l'intelligence » se révèle être l'un desnombreux avatars du despotisme éclairé.

Les dictatures doctrinales et éthocratiques caricaturentl'éthique en lui faisant jouer un rôle politique. Appuyées sur« un arsenal historique de vertus désemparées » (E. Mounier,Manifeste au service du personnalisme, p. 29), elles instaurent unesorte de tyrannie du spiritualisme sous ses formes diverses.

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IV. Le socialismeOU L'ÉTAT ÉGALITAIRE

Le socialisme que l'on a appelé libéral, pour le différencierdu « socialisme réel » du marxisme-léninisme, représente auxx` siècle la pensée politique la plus difficile à cerner. Il s'agitd'une branche du marxisme, qui se sépare volontairement dusoviétisme sans renier pour autant son père fondateur. Penséeparadoxale, puisqu'elle s'apparente sur bien des points à celle del'Etat de droit, en demeurant liée à l'idéal révolutionnaire pro-létarien.

Le socialisme dit libéral pose une question essentielle, liée àson ambiguïté même : est-il possible de réunir dans une seulevision, et plus loin, dans une seule réalisation politique, lemarxisme et l'Etat de droit ? Ou encore, à l'époque où se déve-loppent après le stalinisme les oppressions cubaine, vietna-mienne, cambodgienne, et tant d'autres, peut-on inventer unerévolution prolétarienne débarrassée de la terreur ? Le « socia-lisme libéral » pose, en même temps qu'il s'organise en un puis-sant courant, la question de sa capacité à exister comme penséecrédible et efficace.

Le socialisme traduit au départ deux sentiments différents, quipeuvent devenir complémentaires : une nostalgie, une utopie.

Il hérite des utopies nombreuses qui parsèment l'histoire desidées politiques, depuis Evhémère et Platon. Et des combats poli-tiques égalitaires désireux de briser l'ancienne société hiérarchi-sée, depuis les Gracques et Spartacus. Combats des pauvrescontre les riches, et des humiliés contre les grands, ou, plus sou-vent, des intellectuels défendant les humiliés sans voix. Appels à la

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destruction d'une société pour en instaurer une autre construitede toutes pièces par l'imaginaire, les utopies utilisent tantôt larévolution armée, tantôt l'écrit. On les dénomme ainsi parcequ'elles ne se réalisent pas, demeurant porteuses d'une imagesanslieu - utopos. Les hommes peuvent mourir pour elles ou survivregrâce à ces espoirs tapis dans le cceur, mais ils ne les concrétisentjamais. Les utopies demeurent, sous des formes diverses, des tenta-tives mort-nées pour briser la perversion, ou ce qui apparaîtcomme des perversions, de la vie en société. Elles confondent sou-vent l'inégalité avec l'injustice, et réclament peu ou prou un nivel-lement social par une péréquation des richesses.

Le socialisme exprime aussi, sous sa forme moderne, une nos-talgie de la société communautaire d'avant l'âge industriel. Eten ce sens, il remet en cause l'individualisme capitaliste et bour-geois, qui remplace les solidarités naturelles par des contrats.C'est parce qu'il ne pourra faire l'impasse sur un siècle de capi-talisme, que le socialisme deviendra un étatisme : le développe-ment de la société industrielle a transformé les structures socio-logiques au point qu'aucun retour en arrière n'est possible, et lasolidarité rêvée ne pourra s'accomplir que par l'Etat. Mais plu-sieurs courants socialistes demeurent rebelles à l'étatisme, et par-tisans d'une société des groupes restreints dans lesquels la solida-rité et la péréquation s'organiseraient sans contrainte, par le donde proximité. Dans le socialisme autogestionnaire, dans le socia-lisme des coopératives, nous retrouvons cette nostalgie de lacommunauté ancienne qui fait écho au Marx romantique ou aupopulisme russe de l'époque de Lénine.

Nostalgie et utopie ne s'excluent pas. La première sert depoint d'ancrage à la crédibilité de la seconde, en même tempsqu'elle contribue à en dessiner les contours. L'essentiel reste quele socialisme exprime une révolte contre la société présente, et ledésir de la transformer radicalement. La stratégie révolution-naire s'inscrit donc dans son projet. Le socialisme n'est pas unréformisme. Mais l'évolution qu'il connaît au long de ce siècle letransforme en réformisme. Il va donc changer de nature aupoint de devenir, sous le même vocable, presque méconnais-sable. C'est cette évolution, et ses raisons d'être, qui nous inté-ressent ici.

Au xx` siècle, le socialisme raconte l'histoire d'une brancheavortée du marxisme. C'est en abandonnant le marxisme que

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peu à peu il cessera d'être révolutionnaire pour devenir réfor-miste. Il part avec un esprit de partisan, de pourfendeur etd'aventurier social. Il termine le siècle en père de famille. C'estqu'entre-temps, le sang lui a fait peur. Il a vu les révolutionsmeurtrières. Il ignorait que c'était cela, la révolution. Ce reculphysique apparaît comme un courage moral. Mais il engendrela déception. Le refus de la terreur implique l'abandon duprojet de transformation du monde.

Le socialisme est le père du marxisme, qui le récupère pourle convertir en science, pour le dissocier de son romantisme uto-pique. Le marxisme apparaît comme une pensée structurée,capable de révéler enfin le socialisme à lui-même, capable de lerendre efficace, lui qui n'était auparavant que rêves et espoirsdécousus. Ainsi, le marxisme ramasse avec lui les socialismes etleur prête une méthode, un bras armé, une connaissance de soi,autant dire presque tout, sauf précisément ce souci éthique quisommeille dans la pensée profonde du socialisme et qui se rebel-lera plus tard contre les Soviets, contre la terreur, contre lesrévolutions sanguinaires. Au début de ce siècle, socialisme etmarxisme se confondent. Sous la même étiquette ils recrutent enAllemagne, en France, en Russie. Il s'agit d'un même courantsous un flot d'idées dissemblables : blanquistes, possibilistes, par-tisans de la grève générale, adeptes du socialisme municipal,marxistes républicains, guesdistes français, socialisme agrairerusse. Il y a mille manières d'imaginer la révolution, et millemanières de décrire la société attendue. Le marxisme lui-même,on l'a vu, n'a pas légué de recettes si claires. Dans la dictaturedu prolétariat, on peut entendre « dictature » sous des significa-tions différentes. Marx n'a pas résolu la question de la réalisa-tion de la société à venir. Il a prescrit des méthodes : la suppres-sion de la propriété privée. Cela veut-il dire étatisation,municipalisation, ou une autre forme de propriété encore àinventer ?

Le fond commun de tous les socialismes est l'égalitarisme. Ilne s'agit pas de l'égalité des chances, réclamée par la démo-cratie. Mais de l'égalité des biens et des situations. Le socialismeest au départ un désir de nivellement. Agraire, rural, il espèreun nivellement par la solidarité et presque l'affection descommunautés naturelles - la famille partage tout, et la sociétéressemblerait à une structure liée par l'affection. Prolétaire,

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érigé sur les déboires du capitalisme, il nivellera par l'Etat quicontraint, rabaisse et domine les différences pour les éteindre.Tantôt par l'amour et tantôt par la crainte, toujours il estbabouviste : l'égalité ou la mort. Il n'a jamais perdu ce carac-tère, même s'il en a atténué la tonalité excessive : aujourd'hui,transformé en simple Etat-providence, il aplanit par le don cequi ne veut plus l'être par la contrainte.

L'égalité des situations réclame une révolution. Les sociétéstendent toujours à susciter des hiérarchies. Il leur faut aller contrela nature pour accepter l'égalité. Aussi la révolution requiert-elleou la terreur ou la vertu, ou les deux à la fois. Le problème dusocialisme du xx' siècle se tient dans ce dilemme : la terreur estinacceptable, mais la vertu est hautement improbable. Aussiva-t-il peu à peu renoncer à lui-même, s'identifier sans le dire àune social-démocratie, renoncer à la révolution politique pour sereconnaître seulement dans une morale qui, rejetant la terreur,n'est pas non plus cette vertu révolutionnaire, fille de la terreur.

Une histoire face au bolchevisme

L'histoire de la pensée socialiste ne saurait se comprendrequ'à travers celle du bolchevisme. Et plus précisément, à traversle jugement porté, au fil des décennies, par le socialisme sur lebolchevisme. C'est ce jugement qui transforme la nature de lapensée socialiste.

Avant 1917, l'idéal révolutionnaire ne se heurte à aucunebarrière. Il peut accumuler les contradictions, et aligner lesespoirs. Une partie de ses adversaires le jugent utopiste : maisqui peut valablement taxer une pensée d'utopisme, sinon l'his-toire elle-même - et encore faut-il de longues décennies d'expé-riences et de multiples tentatives malheureuses pour pouvoirdécréter finalement une utopie objective ? D'autres, dont Prou-dhon ou Bakounine, prévoient qu'il se réalisera en césarisme, endespotisme, en un Léviathan moderne. Mais pourquoi les pro-phéties de l'échec vaudraient-elles davantage que les prophétiesdu bonheur ? Le socialisme n'a pas encore été tenté. Il peutdonc tout. Une théorie politique est chose équivoque, et saraison, dérisoire. Elle ne vaut rien sans son application, mais

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paradoxalement, avant son application, elle vaut sans conces-sion, à la mesure de l'espoir qui la porte.

La révolution, qu'on attendait en Allemagne, finit par avoirlieu en Russie, justement dans ce pays qui n'était pas fait pourelle. L'inappropriation de la société russe à un processus révolu-tionnaire postcapitaliste, aura une conséquence non négligeablesur l'avenir de la pensée socialiste. Elle permettra de prolongerles espoirs révolutionnaires de plusieurs décennies, en prêtantaux échecs soviétiques un alibi formidablement séduisant : enlaissant croire que cette révolution n'était pas la bonne, qu'il fal-lait en attendre une autre. Sans doute, le fait que la révolutionait eu lieu dans le pays le plus arriéré de l'Europe, contribua-t-ilà gager l'espérance de vie du socialisme européen.

En attendant, la révolution socialiste de Lénine réalisait, etpour la première fois, les bouleversements attendus. Elle suppri-mait la propriété privée et le pouvoir bourgeois. Elle niait leshiérarchies du mérite, et tentait de distribuer à chacun une partégale. Le socialisme européen ne pouvait que s'y reconnaître. Ilapplaudissait. Il organisa des voyages. Il suivit l'affaire avec pas-sion, ce que tout le monde peut comprendre. Mais peu à peu, aulong d'une évolution de cinquante années, le modèle réel allaitse détacher du modèle théorique, et lui tomber des mains. Leprocessus qui sépare le socialisme en deux - laissant le sovié-tisme d'un côté, créant d'autre part ce que nous appelonsaujourd'hui le socialisme - est un processus de rappel aux réfé-rences ultimes. Au moment où apparaît le soviétisme commeréalité politique, se pose aux socialistes européens la question desavoir où se trouve le lieu des valeurs. Une partie d'entre eux,qui formeront les partis communistes, fixe définitivement lesvaleurs de référence dans l'idéologie soviétique : tout ce qu'elleengendre définit le socialisme et en même temps le justifie.Inversement, le socialisme nouveau va naître d'un refus dumodèle, d'un refus de l'identifier aux références, d'un désir deconserver les valeurs par-devers soi. En ce sens, la séparation desdeux courants provient de ce que le socialisme nouveau rejetteune pensée positiviste - tout ce qui arrive là, est juste, parceque le modèle concret a été décrété fondement de toute valeur.Le socialisme de Jaurès et de Blum est une pensée de la distance,qui veut juger le modèle par rapport à des critères posés hors delui et avant lui : pensée qui va se réfugier dans la théorie, pour

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un temps qu'elle espère provisoire. Par une ironie du destin, ceque l'on nommera le « socialisme réel » deviendra pour elle unantisocialisme, modèle défiguré, tentative avortée et rejetée. Lesocialisme libéral se développe comme une théorie sans réalité,une pensée sans miroir, parce qu'il naît du refus des miroirs pro-posés.

Pourtant, ce courant de sécession - au moins par rapportau modèle soviétique ; par rapport à l'orthodoxie marxiste, quiest juge ? - conserve pendant longtemps toutes ses idées fon-datrices. Jusqu'aux années 80, le socialisme français demeuremarxiste, attaché à la doctrine, tout en se détachant de plus enplus de ses réalisations. Les relations qu'il entretient - idéolo-giques quand il est dans l'opposition, diplomatiques quand il estau pouvoir - avec l'Union soviétique, apparaissent équivoques.On peut dire qu'à l'instar d'un père devant un fils inquiétant, illa défend face aux adversaires et la critique en privé et en secret.Le soviétisme reste l'épine dans la chair, l'incarnation malen-contreuse des idées défendues, et l'expression du paradoxe inté-rieur.

Jaurès se proclame révolutionnaire, et non réformiste. Ildéfinit un parti prolétarien, attaché à l'internationale ouvrièreau-delà de l'esprit national, et même en temps de guerre. Ilfonde son projet politique sur la lutte des classes antagonistes, etsur l'éveil de la conscience de la classe prolétarienne, encore pri-sonnière, dans sa mentalité, du type de société bourgeoise. Lalutte des classes demeure en sommeil tant que le prolétariat n'aencore aperçu ni la spécificité de sa condition, ni sa forceintérieure, sa capacité de bouleversement. La classe ouvrière estdonc véritablement rédemptrice au sens où peut se produire parelle une transfiguration sociale ; elle peut faire naître la patrie àelle-même : « C'est dans le prolétariat que le verbe de la Francese fait chair » (L. Lévy, OEuvres de 1. Jaurès, p. 101). Cette trans-figuration mène à l'institution du communisme, définissant letemps de la pleine réalisation de l'homme dans et à travers unehistoire sublimée.

Pourtant, et avant même la prise de pouvoir de Lénine -Jaurès est assassiné en 1914, juste avant la mobilisation - lepère du socialisme français reproche à Marx son matérialismeexcessif, qu'il tempère sans le renier. Dans la préface de son His-toire socialiste de la révolution, il annonce que son histoire « sera

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matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet ». Signe pré-curseur de cette contradiction qui se révélera inassumable. Enaffirmant que les rapports de production déterminent la pensée,mais que Marx a tort de voir dans les conceptions religieuses etmorales le simple reflet des phénomènes économiques (confé-rence sur « Idéalisme et matérialisme », 1898), il signe déjà ledésaccord avec le communisme contemporain et en même tempsrévèle les paradoxes du socialisme.

Ces paradoxes, L. Blum va les amplifier encore. Tout endéfendant l'idéal révolutionnaire et la conquête prolétarienne, ils'essaye jusqu'à la fin de sa vie à composer pour ainsi dire avecMarx, et à le retraduire à sa façon. Dans sa préface du Manifestecommuniste, écrite en 1948, il décrit un « marxisme démocrati-que » dans le rassemblement sans exclusive des travailleurs et laconquête légale du pouvoir - ce qui signifie qu'un marxismenon léniniste serait possible. Il renouvelle sa confiance en unmodèle marxiste différent, évinçant le modèle défiguré : « Jecrois que Marx prévaudra sur ses disciples égarés ou pervertis. »Exprimant par là l'espoir secret - et de plus en plus mince -du socialisme contemporain : démontrer concrètement quel'erreur se trouvait dans le soviétisme, non dans le marxisme.

Blum est surtout l'homme du Congrès de "fours. Ce jour-là,en 1920 déjà, il définit le lieu de la fracture entre soviétisme etsocialisme.

La fracture s'est annoncée au moment même de la prise depouvoir de Lénine (à ce sujet, cf. C. Jelen, L'aveuglement, p. 33et s.). Dès lors, elle ouvre une brèche immense, qui n'ira qu'ens'accentuant. Le soviétisme tient son erreur de la vision qu'ilforge du rôle du parti. Il avait été prévu que la révolutions'accomplirait par la classe ouvrière et à travers elle : par toute laclasse ouvrière, dans un grand mouvement consensuel. Au lieude cela, les Soviets ont confié le pouvoir à un groupe restreint,censé représenter le prolétariat dans son ensemble. Ce groupe apour ainsi dire confisqué le pouvoir à son détenteur naturel. Il lemonopolise. Il le centralise entre ses mains, créant une nouvellehiérarchie, bientôt immobile, ossifiée. Ce faisant il assassineles volontés et les opinions de la classe ouvrière, à nouveaudominée. Il écrase ses initiatives : « L'unité, dans le parti, étaitjusqu'à ce jour une unité synthétique, une unité harmonique,c'était une sorte de résultante de toutes les forces, et toutes les

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tendances intervenaient pour fixer et déterminer l'axe communde l'action. Vous, ce n'est plus l'unité en ce sens que vouscherchez, c'est l'uniformité, l'homogénéité absolues. Vous nevoulez dans votre parti que des hommes disposés, non seulementà agir ensemble, mais encore prenant l'engagement de penserensemble : votre doctrine est fixée une fois pour toutes ! Ne varie-tur ! Qui ne l'accepte pas n'entre pas dans votre parti ; qui nel'accepte plus devra en sortir » (Discours du Congrès de Tours).Constatant la catastrophe prévue par Bakounine, Blum appa-raît ici comme un émule français de Plekhanov ou des menche-viks en général.

C'est donc la vision léniniste du parti et de la conquête du pou-voir qui se trouve remise en cause. L. Blum tient pour la sponta-néité des masses prolétariennes. Il pense que la révolution doit sefaire et se fera par la liberté, par l'explosion des initiatives. Cetteidée demeurera une constante de la pensée socialiste, tout au longdu siècle. Le socialisme ne se déclare pas réformiste : il défend unerévolution contre une autre. Mais cette différence s'annonce,dès 1920, rédhibitoire. Blum parle d'une « contradiction for-melle », d'une « incompatibilité sentimentale et morale ». Il nefaudrait pas croire qu'il s'agisse seulement d'une querelle sur laméthode : révolution par une intelligentsia qui à la fois résume etopprime, ou révolution populaire intégrant les diversités et leslibertés. Pour les socialistes, le rejet du monopole révolutionnaireet de l'exercice de la violence, n'exprime pas seulement la stratégiedes moyens. La société nouvelle ne vaudra que par les volontésréelles de la classe ouvrière, et non par ces volontés médiatisées,interprétées, conditionnées et triées d'en haut.

Depuis 1920 - l'orientation prise par le régime soviétique estconnue à cette date - les relations intellectuelles et politiquesavec ceux que l'on appelle désormais les communistes constituentdonc l'axe central du socialisme. Politiquement et doctrinale-ment, il ne peut se définir que par rapport à cette unique expé-rience de pouvoir. Sous les deux points de vue, les relations entreles deux courants seront tumultueuses, constituées d'allées et devenues, nourries tantôt d'anathèmes et tantôt de rapprochementsspectaculaires. Image d'un couple irréconciliable mais peucapable de se séparer - comment prendre le pouvoir sanss'unir ? -, portes claquées et programmes communs où percent àla fois l'espoir et l'hypocrisie.

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Sur le plan politique, les tentatives, heureuses ou malheu-reuses, de dialogue, marquent la volonté de conquête du pouvoir.Cette volonté ne peut se concrétiser que dans un oubli ou un effa-cement temporaires des convictions profondes. Si les communistesne s'embarrassent pas la conscience en s'alliant avec ceux qu'ilstraitent de sociaux-démocrates ou de sociaux-traîtres - Lénine ajustifié par avance toute alliance utile -, les socialistes doiventopérer un effort de cécité, voire de reniement, pour occulter lesprises de position de leurs alliés, notamment en ce qui concerne lapolitique étrangère. Le courant communiste ne manque jamais dejustifier, voire d'encourager, aussi bien l'oppression intérieure quel'impérialisme extérieur de l'Union soviétique. Tandis que le cou-rant socialiste affirme rechercher une voie différente, entre lesoviétisme et le capitalisme.

Sur le plan doctrinal, les deux courants ne peuvent donc serejoindre que dans la pure théorie, et en minimisant ou enmésinterprétant ses réalisations, ce qui devient de plus en plusdifficile au fur et à mesure que celles-ci se multiplient. Au débutdu siècle, la terreur léniniste est imputée à la situation spécifiquedu pays considéré. La terreur stalinienne est imputée plus tardau personnage de Staline, et aux errements du culte de la per-sonnalité. Le centralisme d'Etat, conduisant à l'oppression et audespotisme, cherche ses causes dans le retard économique, dansla tradition tsariste, dans les inadaptations à l'industrialismed'une société rurale. Pour devenir une grande puissance indus-trielle, l'uRss n'a pu s'appuyer que sur l'Etat, car elle héritaitd'une société précapitaliste. C'est donc par sa situation carac-téristique qu'elle développe l'Etat omnipotent, et non par lalogique du système marxiste. D'autres éléments historiques per-mettent d'expliquer, hors le marxisme, le despotisme sovié-tique : la menace extérieure constituée par les adversaires capi-talistes et démocratiques, qui oblige à utiliser la contrainte poursurvivre. Ainsi, le discours du socialisme tente par toutes sortesd'arguments de dissocier la doctrine de sa concrétisation, et defaire porter la responsabilité du totalitarisme sur les cir-constances, innocentant l'orthodoxie et ainsi redonnant seschances à l'espoir. Cette dissociation ne reste cependant possibleque tant que les expériences du « socialisme réel » ne se sont pasmultipliées. A partir des années 70, le nombre répété de cesexpériences, aboutissant sur tous les continents au despotisme

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d'Etat, oblige le courant socialiste à se détacher sans concessiondu « socialisme réel », faute de paraître cautionner la terreur.Pourtant, les liens avec le communisme demeurent puissants.D'abord, le parti socialiste s'allie périodiquement avec le particommuniste pour des raisons électorales, ce qui n'est pas inno-cent - de l'aveu même des intéressés puisqu'ils fustigent cer-taines alliances de la droite avec le Front national. Par ailleurs,les socialistes continuent de réserver une grande indulgence àl'Union soviétique, jusqu'en 1989, c'est-à-dire jusqu'au momentoù le régime marxisme-léninisme commence lui-même à battresa coulpe. Le pays du socialisme réel accumule des armes parcrainte légitime de l'impérialisme américain, il envahit l'Afgha-nistan par étouffement, il craint l'Europe plus qu'il ne lamenace... (par exemple, Le Cérès par lui-même, p. 100). Du pointde vue de l'image et du point de vue de la justification inté-rieure, mieux vaut donner des gages au soviétisme que « faire lejeu de la droite », ou « donner des armes au libéralismeavancé ». Enfin, persuadé que la seule alternative se trouveentre le capitalisme et le marxisme, le courant socialismecherche à rénover Marx, à le détacher de Staline. Jusqu'à cesdernières années, il apparaît persuadé que la répression totali-taire provient, non plus de la situation soviétique - car larépression accompagne la révolution marxiste sur tous les conti-nents -, mais de la pauvreté des pays concernés (par exemple,Le PSU, p. 144). Effectivement, la révolution n'a encore jamaiseu lieu dans un pays développé : portée par le haut niveau deconscience des citoyens, elle pourra s'accomplir sans terreur nioppression étatique.

On le voit, le soviétisme est critiqué dans ses réalisations des-potiques et dans ses atteintes aux droits de l'homme, mais cetaspect demeure soigneusement séparé du reste de la doctrine.Tout est fait pour persuader que la terreur totalitaire traduitune erreur d'aiguillage ou une nécessité conjoncturelle. Le tota-litarisme semble s'être implanté par hasard, il n'a aucun lienavec le marxisme, c'est une mauvaise fortune qui dénaturel'image du bien. Le socialisme reste profondément marxiste. Ilfaut attendre 1989, ou l'échec patent, l'effondrement observabledu marxisme dans les faits et dans les esprits de ceux qui l'ontutilisé, pour que les héritiers de Jaurès cessent de s'y référernommément.

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Le socialisme apparaît ainsi comme une pensée évolutive -ce qui est classique : le libéralisme ne s'est-il pas considérable-ment transformé en cent cinquante ans ? ; mais surtout - cequi la caractérise parmi les autres - comme une pensée de plusen plus discordante au fur et à mesure que le socialisme réeldevient de moins en moins justifiable.

L'avenir mortel du capitalisme

Le socialisme repose sur la critique marxiste du capitalisme,qui, comme on sait, ne suppose pas seulement le rejet d'un sys-tème économique et de ses conséquences sociopolitiques, mais ledésir de s'appuyer sur lui pour transformer la société, accompa-gnant ainsi une processus historique.

La critique des libertés de 1789, engendrant l'égoïsme etl'exploitation, amène le léninisme à supprimer les « libertés for-melles » dans le but de réaliser à long terme les « libertésréelles ». Le socialisme à l'inverse ne réclame pas l'abolition deslibertés démocratiques. Mais veut tenter la suppression du capi-talisme tout en protégeant les conquêtes auxquelles il s'identifie.

« Le parti socialiste est un parti d'opposition continue, pro-fonde, à tout le système capitaliste, c'est-à-dire que tous nosactes, toutes nos pensées, toute notre propagande, tous nos votesdoivent être dirigés vers la suppression la plus rapide possible del'iniquité capitaliste... le parti socialiste est foncièrement, essen-tiellement, un parti d'opposition à tout le système social »(J. Jaurès, op. cit., p. 132). Le socialisme s'affirme en face ducapitalisme et contre lui. Non pas qu'il existe seulement par lui- il correspond à un désir d'égalité aussi ancien que la sociétéelle-même. Mais sous sa forme présente il se définit par rapportà une vision sociale tournée vers le conflit et la concurrenced'une part, le profit d'autre part. Les deux maîtres mots ducapitalisme marquent l'atmosphère d'une société dans laquellel'inégalité ne ressort pas de l'hérédité, mais du mérite. Le socia-lisme moderne ne s'attaque pas forcément au mérite ni necherche, comme le communisme, le nivellement systématique.Mais il fustige une vision du monde dans laquelle l'accomplisse-ment humain se traduit par une élévation due à la concurrencesous toutes ses formes. Ce qu'il rejette, c'est l'idée d'entériner

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une lutte entre les mérites. Le capitalisme est pervers parce qu'iljustifie l'inégalité acquise.

Le capitalisme, comme système économique et plus loincomme système social, développe des effets pervers multiplesdont la description marxiste n'a jamais été valablement remiseen cause. Il engendre les monopoles - c'est-à-dire qu'il se nielui-même - et par là, le protectionnisme pour décourager laconcurrence extérieure. Il tend, en même temps et contradictoi-rement, à l'expansionnisme pour multiplier ses profits à l'exté-rieur, au-delà d'un marché national devenu trop étroit. L'ex-pansionnisme l'incite à la guerre : l'esprit de lutte, couronné,dépasse les bornes de l'économie. Le capitalisme est donc anti-national non par idéologie première, mais par nécessité deconséquence, et pour survivre à lui-même. Il finit par s'imposerà la politique et par asservir la politique à la finance, par justi-fier le conflit armé pour des raisons de finance. Telle est dumoins l'analyse développée depuis le début du siècle : « Lastructure d'une société capitaliste est telle, dirions-nous, que,dans un pays donné, le marché intérieur ne peut plus absorberle produit total de son industrie. S'il le pouvait, cela signifieraitque les salaires sont assez élevés pour racheter le produit intégralde leur travail, puisque les salariés de toute sorte forment l'im-mense majorité de la nation. Mais, si tel était le cas, où le capi-taliste prendrait-il son profit ? L'instinct du profit va donc lecontraindre à se tourner vers les marchés extérieurs, et du côtédes nations moins développées industriellement que la sienne. Etcomme, les unes après les autres, toutes les nations s'industriali-sent de plus en plus, il trouvera de nouveaux débouchés pour sesproduits dans les parties non civilisées du globe, propres à lacolonisation mais impropres à l'immigration. Toutefois, le jourdoit arriver, et il arrive en effet, où les nations se disputent enfoule ces marchés coloniaux, et où le monde devient trop petitpour cette mêlée. D'où la guerre, conséquence naturelle de lasurproduction et de la concurrence nationale » (E. Halévy, L'èredes tyrannies, p. 181-182).

Le courant socialiste est persuadé que l'histoire donne tortau capitalisme, c'est-à-dire qu'il s'effondrera de lui-même : laquestion étant seulement de savoir s'il aura pour ainsi dire letemps de faire sombrer le monde avec lui. Le capitalisme n'estpas une erreur de l'histoire, mais un moment de l'histoire. Il doit

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donc disparaître. Son effacement de la scène s'effectue par unesérie de transformations qui l'amènent à se nier. La propriétéindividuelle des moyens de production, vouée à la libre concur-rence, dérive en propriété collective de quelques-uns, par l'orga-nisation des trusts. Destiné à la guerre extérieure, destiné à laguerre intérieure par la lutte entre ceux qui possèdent lesmoyens de production et ceux qui ne possèdent que leur force detravail, le capitalisme est entré en décadence : « Le monde capi-taliste agonise... Tout est possible, et à toute vitesse ! » (articlede M. Pivert dans Le Populaire du 27 mai 1936, Léon Blum,op. cit., p. 293). Cette certitude de l'agonie du système modernese double d'une inquiétude : seule la conscience prolétarienneorganisée pour l'action, saura ériger sur cet effondrement unesociété nouvelle. Les socialistes héritent de Marx l'idée de lamission rédemptrice du prolétariat, classe en creux, porteuse dela négation puisqu'elle a été privée de tout, et par conséquentcapable de rendre possibles tous les bouleversements ; n'ayantrien à défendre au monde que l'espérance : classe révolution-naire par excellence. Cette thèse fascinante ne demeure pour-tant valable que jusqu'aux « trente glorieuses ». Lorsque, dès lesannées 60, une société différente apparaît dans laquelle s'effacela différence intrinsèque entre le capitaliste et le prolétaire, lediscours socialiste va devoir changer. En même temps que lapropriété des moyens de production tend à se disperser entre lesmains des actionnaires et des groupes, le niveau de vie des sala-riés progresse au point de faire disparaître, dans les pays déve-loppés, la notion même du prolétariat - remplacé par un« quart monde » qui, en situation marginale, ne saurait jouer lemême rôle. La société contemporaine connaît toujours des diffé-rences importantes de niveau de vie, mais ces différences se sonttassées considérablement, et les moyens de production n'appar-tiennent pratiquement plus à personne. L'idée de Marx selon la-quelle l'écart entre les classes ne cesserait de s'accroître, a étécontredite par l'histoire. Elle se déplace pour être remplacée parl'idée d'un écart creusé entre nations riches et nations pauvres :la théorie sauve ainsi la face, mais l'espoir révolutionnaire perdà la fois sa justification et sa réalisabilité.

La révolution ne sera sans doute pas, en conséquence, celledont parlait Marx. Mais elle demeure prévisible, parce ques'annonce l'effondrement du capitalisme. Les événements de

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mai 1968 sont interprétés par le courant socialiste comme unsigne patent de la crise profonde - morale, sociale, écono-mique, culturelle - du capitalisme. Certes, le capitalisme révèleune capacité d'adaptation très importante. Mais, par le besoinnaturel qu'il manifeste de s'étendre pour survivre, il multiplieavec le temps ses chances d'effondrement. L'accroissement expo-nentiel du chômage lui est congénital. Il gaspille les ressourcesnaturelles, et ne tire pas vraiment parti des ressources acquisespar l'intelligence humaine - parce qu'il est orienté au profit dequelques-uns et non au bien-être commun. Il monopolise lesfruits de la croissance entre les mains des « deux cents familles ».Enfin, son développement international accroît cet impérialismedont Lénine disait qu'il était le stade suprême du capitalisme.De plus en plus difficile à défendre, il demeure exposé et fra-gilisé.

Propriété collective

La réalisation d'une société égalitaire passe par la suppres-sion du profit individuel, donc par la suppression de la propriétéprivée des moyens de production. Le socialisme se définit lui-même comme l'organisation de la production non plus en vuedu profit, mais en vue du bien-être de tous. Il réclame la pro-priété collective de l'outil productif et la distribution desrichesses selon les besoins.

La nécessité d'enlever la propriété de l'outil productif à sesdétenteurs - la classe bourgeoise et capitaliste - ne suffitpourtant pas à définir le socialisme. Encore faut-il savoir à quil'on va confier cette propriété pour assurer la production, puisla redistribution. Le léninisme la transfère à l'Etat. Mais l'éta-tisation engendre des effets pervers importants, dont les socia-listes sont souvent conscients. La question de l'instance déten-trice de la propriété se pose au courant socialiste depuis ledébut du siècle.

Théoriquement, c'est à la communauté sociale tout entièreque doit être transféré l'outil de production. Jaurès appelaitcette nouvelle forme la « propriété collectiviste ». Blum parlaitd'un « régime collectiviste de propriété et de production ». L'in-dividu n'a plus de droit en tant que tel à détenir les moyens de

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production, mais il doit les détenir en tant que membre dugroupe des travailleurs. Pour résoudre les problèmes de l'organi-sation du travail et de la distribution, le moyen le plus simpleconsiste à charger l'Etat, et son administration, de représenterles travailleurs dans cette tâche. L'instance étatique, par sa neu-tralité et sa mission au service du bien public, peut en principegarantir la plus grande rentabilité, puisqu'elle permet de suppri-mer tout intermédiaire captateur de profit. La nationalisationrend possible la distribution directe du produit au travailleur,en même temps qu'elle laisse latitude à l'instance étatiqued'opérer une péréquation selon les besoins. Elle garantit quetous les efforts seront tournés vers le bien public exclusivement,et vers l'intérêt national.

Le jugement porté sur l'étatisation se nourrit d'abord desexpériences connues au xix` siècle. Jaurès en décrit déjà lesconséquences nuisibles : « stérilité et routine... gaspillage parexcès de personnel » (op. cit., p. 234). Le service public, ayantsupprimé toute notion de profit, engendre la paresse et la négli-gence. Il produit beaucoup moins que le service privé. Mais plusinquiétant encore : l'étatisation, demande Jaurès, va-t-elle vrai-ment libérer l'ouvrier ? Probablement changera-t-il plutôt demaître : « Que les travailleurs peinent pour l'Etat, les départe-ments, les communes, ou pour les particuliers, c'est toujours lamême chose : que le patron s'appelle l'Etat ou Schneider, c'esttoujours la même dépendance et la même misère, et si l'organi-sation socialiste devait être l'extension du patronat actuel del'Etat, des services publics de travaux tels qu'ils fonctionnentaujourd'hui, elle ne serait qu'une immense duperie... » (ibid.,p. 226). Il ne s'agit donc pas de croire que le passage du privéau public résoudra d'un coup les problèmes. Pourtant, on nepeut ni juger le secteur public de l'avenir à partir des seulsexemples connus, ni réduire le socialisme à l'étatisation.

La conviction des socialistes est d'abord que leur étatisationne sera pas identique aux précédentes. Car il y a une grande dif-férence entre nationaliser quelques secteurs au sein d'une éco-nomie libérale, et nationaliser la production d'un pays entier.Dans le premier cas, les entreprises publiques demeurent sou-mises à toutes les lois économiques du capitalisme : concurrence,profit, offre et demande. Ainsi le salarié subit-il les mêmes exi-gences. Il ne suffit donc pas de nationaliser, il faut transformer

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radicalement le régime de production. Jaurès (ibid., p. 226-227)fait aussi remarquer que les entreprises nouvellement nationali-sées doivent emprunter pour dédommager les anciens proprié-taires, et le remboursement de cet emprunt prive le salarié d'unepart analogue à celle que le profit lui enlevait. L'étatisation por-tera donc ses fruits d'une part à long terme, une fois résolus lesproblèmes du passage d'un état à l'autre, d'autre part à grandeéchelle, et à la limite, lorsque la société tout entière sera collecti-visée. L'argument est semblable à celui du « socialisme danstous les pays » : tout comme l'appel des « libertés formelles »,l'appel du profit nuirait au développement de la société nou-velle. Il s'agit d'anéantir toutes les expressions de la concurrenceet du profit. Alors, la situation sociale deviendra entièrementnouvelle. Pour Jaurès, l'immobilisme que l'on constate jusqu'àprésent dans la fonction publique tient seulement à sa situationau sein d'une économie capitaliste. Chacun rêve de devenirfonctionnaire et de se tenir au chaud dans cet état, parce que lasociété n'offre aucune sécurité. Par contre, « quand tout lemonde sera fonctionnaire, il n'y aura plus de fonctionnaires »(ibid., p. 234). C'est-à-dire que le fonctionnariat perdra sesdéfauts habituels. Dès que le profit égoïste sera devenu impos-sible, chacun travaillera avec joie pour l'intérêt général, sachantque tous font comme lui. Peut-être le travail sera-t-il peu pro-ductif. Mais l'atmosphère du travail aura été transformée : lepeuple entier jouera le jeu de l'intérêt général, si du moins oncesse de l'entretenir dans l'idée perverse du profit individuel.C'est dire que pour le socialisme, la recherche de l'intérêt indivi-duel n'est pas naturelle, ou plutôt, elle peut être supprimée etremplacée par son contraire. On voit pourquoi le capitalisme estsi haï : il ne s'appuie pas - comme le pensent ses défenseurs -sur un instinct naturel et immémorial qui est d'accroître et dedévelopper son propre bien-être, mais il suscite, il crée presque,en tout cas il accroît ce désir pervers. Peut-être dans la sociétéfuture l'individu sera-t-il à peine plus riche. Mais il sera meil-leur, parce qu'il ne vivra plus dans ce que le xix` siècle appelaitla jungle capitaliste. Il deviendra plus digne, parce qu'il ne seraplus l'esclave d'un patron privé : il ne sera plus salarié.

Les modalités de la transformation sont en permanence dis-cutées. La nationalisation reste au programme : le socialisme aupouvoir, nationalise par définition. Mais il cherche toujours

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d'autres formes d'organisation économique, susceptibles d'éviterles effets pervers de l'étatisme. Jaurès réclamait déjà que l'onconfie la propriété à des groupes de travailleurs. La propriété neserait pas nationale, mais sociale. Elle appartiendrait, si l'onpeut encore utiliser ce mot qui n'aura plus la même significa-tion, à des syndicats ; à des coopératives, à des communes. Lestravailleurs géreront eux-mêmes l'outil de travail et organise-ront la production.

Il ne faut pas voir là seulement l'idée d'une nouvelle orga-nisation, mais l'idée d'un changement de nature de la sociétéet par conséquent, des hommes. Ceux-ci devront, cessantd'obéir comme auparavant, déployer leurs capacités d'auto-nomie et d'imagination pour les mettre au service de leur col-lectivité. Ce qui représentera une nouveauté absolue : jusqu'àprésent, les individus en général ne développent guère leurénergie libre que pour eux-mêmes. Et l'on ne connaît commemobile du travail que le profit ou la contrainte - les paysdans lesquels l'économie est étatisée, mettent en place aussitôtle travail forcé, pour des raisons clarissimes que Trotski avaitanalysées en son temps. L'esprit du travail changera dès quecessera la maîtrise des uns sur les autres. Les formes de l'éco-nomie nouvelle importent moins que cette ambiance nouvelledu travail. Le courant socialiste connaît cent nuances, de l'éta-tisme généralisé au socialisme autogestionnaire. Il ne suffit paspour lui de poser la propriété collective. Encore faut-il quecelle-ci soit mise au service de tous, au lieu de servir bientôt lesintérêts, soit d'une nomenklatura bureaucratique, soit d'ungouvernement impérialiste, ou autre. Il faut écarter les nou-velles formes d'oppression, l'oppression capitaliste n'étant pasla seule. Afin d'éviter que l'Etat propriétaire n'en vienne luiaussi à opprimer, et à servir des intérêts de puissance, il fautengager, en même temps qu'un processus d'expropriation duprivé, un processus de réappropriation sociale.

Le socialisme contemporain conserve les deux traditionsparadoxales de l'étatisme et de l'autogestion, et tente de lesréconcilier, en privilégiant l'idée associative par rapport àl'idée étatiste - pour échapper à la comparaison avec le des-potisme soviétique. On peut dire que depuis la fin du siècledernier, le plan de transformation économique et sociale n'apas notablement changé. En 1980, le socialisme voit la révolu-

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tion à la manière de Jaurès : « On ne "changera pas la vie" sil'on ne commence pas par changer le fondement de notresociété, c'est-à-dire les structures économiques et les rapportsde production » (F. Mitterrand, Ici et maintenant, p. 187). Ils'agit toujours de remettre en cause l'économie de marché :

« Où voyez-vous que le marché respecte la liberté? Et ilaggrave les inégalités ! », même si le marché doit être davan-tage contrôlé que supprimé (ibid., p. 169). La productiondevra être établie par planification, afin de correspondre auxbesoins véritables et non aux nécessités du profit. Mais il fau-dra un « plan souple » - chacun connaît les méfaits du plansoviétique -, adapté et adaptable. Le plan visera seulement àdonner les grandes orientations. La nationalisation représenteégalement le moyen incontournable de soumettre la produc-tion à l'intérêt public. On connaît la place, réelle et symbo-lique, prise par la nationalisation dans les programmes de gou-vernement de la gauche avant 1981, et dans la première annéedu gouvernement de F. Mitterrand.

Mais la nationalisation et la planification ne sont que desmoyens - à utiliser d'ailleurs avec perspicacité. Si ces moyensne sont pas immédiatement mis au service de la finalité socia-liste, ils risqueront de devenir eux-mêmes des fins et d'engendrerl'oppression. La finalité du socialisme consiste à démocratiserl'économie, à diffuser dans le domaine économique le systèmedémocratique qui jusque-là ne s'exerçait que'dans le domainepolitique : ce que signifie l'autogestion.

L'Etat ne doit pas devenir gestionnaire de tout. Il neconservera que des tâches de contrôle, outre ses tâches propresde maintien de l'ordre. Nationaliser n'est pas étatiser. Arracherau capitalisme la propriété des moyens de production etd'échanges, ne signifie pas la confier à un Etat qui deviendraitbientôt omnipotent. Qui détiendra donc cette propriété ? Cesera l'ensemble de la communauté sociale, mais non pas sym-boliquement, comme en Union soviétique - ce qui engendrel'oppression étatique en nécessitant la médiation d'une bureau-cratie gouvernante -, mais réellement, à travers la quotidien-neté du travail. Le travailleur s'approprie l'outil de productionpar la décision et la responsabilité qu'il exerce sur l'organisa-tion de la production. Il ne lui suffit pas d'une propriété abs-traite, idéologique, comme dans le soviétisme. Il s'agit d'une

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propriété par l'acte posé. D'où l'idée de décentralisation géné-rale, non seulement politique, mais économique. Le socialismeautogestionnaire attend une société fourmillant de centresautonomes : sur le plan politique, une structure de conseils dequartiers, de municipalités et de régions responsables de leurpropre gestion ; sur le plan économique, une structure decoopératives, de mutuelles, de conseils d'ouvriers, de comités.

La démocratisation de la vie économique, comme de la viepolitique, repose donc sur une demande d'autonomie et deresponsabilité de tous, et sur l'idée de proximité entre le tra-vailleur et son action, proximité qui garantit la liberté et larentabilité à la fois. On peut alors se demander ce qui séparevraiment la théorie socialiste autogestionnaire du concept desubsidiarité avancé par les ordo-libéraux. Il s'agit dans lesdeux cas de lutter contre l'Etat centralisateur, et de garantirl'autonomie à tous les niveaux. La question est d'autant pluslégitime si l'on enregistre, au cours du siècle, les nombreusesconvergences entre certains courants chrétiens et les courantsautogestionnaires - le rsu, par exemple, comptait un nombrerelativement élevé d'adhérents et de militants d'obédiencecatholique.

En réalité, la théorie autogestionnaire exprime une originali-té propre et ne saurait - sauf à vouloir la détourner de ses ori-gines - être confondue avec aucune autre. Il faut préciserd'abord qu'elle s'organise au sein d'une planification, et nondans le cadre seul de l'économie de marché. Le but de ce cou-rant socialiste est de faire coïncider planification et autogestion.Cela suppose que « l'autogestion s'intégrera naturellement auxdonnées de la planification décidée d'en haut », et donc unesorte d' « harmonie préétablie » (Le PSU, op. cit., p. 71, questionposée par J. Juillard à M. Rocard), dont M. Rocard précisequ'elle ne se réalisera ni spontanément ni par la contrainte, maispar « incitation ». La planification vise ici à oblitérer tous leseffets pervers du marché, et permet de réaliser l'égalité sou-haitée, tandis que l'autogestion garantit la liberté d'action à l'in-térieur d'un cadre préétabli. Tandis que la société subsidiairelaisse libre cours à l'économie de marché, et réclame seulementà l'Etat, en amont, de répondre aux besoins insatisfaits que leseffets pervers du marché auront laissé croître. La question desavoir si la planification et l'autogestion peuvent coïncider,

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rentre dans la question générale de la coïncidence du socialismeet de la liberté, qui sera évoquée plus loin.

Par ailleurs, l'autogestion socialiste demeure « collecti-viste », comme elle l'annonce clairement, même s'il ne s'agitpas du collectivisme stalinien détesté. Elle ne songe pas àlaisser chaque individu agir le plus largement possible selon sescapacités, comme dans la société libérale ou subsidiaire. Maisla société est ici organisée en groupes qui décident et agissentcollectivement. On pourrait encore penser au corporatisme,qui refuse de laisser la liberté d'autonomie aller jusqu'à l'indi-vidu, parce que celui-ci est considéré tantôt comme incapable,tantôt comme égoïste. Pourtant, l'esprit de l'acte collectif estabsolument différent dans le corporatisme et dans le systèmeautogestionnaire. Ce dernier tient à se développer dans uneambiance de lutte des classes, et fustige la « collaboration declasses » dont il se démarque avec vigueur. C'est pourquoi ilne se reconnaît en aucun cas dans le corporatisme, qui idéalisel'entente sociale réalisée, ni même dans la direction participa-tive par objectifs ni dans les ateliers autonomes d'entreprise,typiques de la société subsidiaire, qui visent à assumer lesconflits sans pour autant les éteindre. Dans la société subsi-diaire demeurent des hiérarchies comprises et acceptées dans lamesure où chacun est conscient de réaliser le maximum de sescapacités d'autonomie. Tandis que le socialisme veut abolirtoute relation d'autorité, entendue comme rapport de domina-tion. C'est pourquoi il cherche à promouvoir des collectifsdavantage que des organismes.

L'un des effets pervers de l'étatisation des moyens de produc-tion, repéré en Union soviétique, est qu'elle peut finaliser la pro-duction à un processus d'impérialisme, au lieu de la finaliser àl'intérêt général de la population tout entière. C'est pourquoil'appropriation par l'Etat d'une partie de la propriété et d'ungrand nombre de décisions - qui devient nécessaire même dansle socialisme autogestionnaire - doit se conjuguer avec un pro-cessus de négation de la souveraineté nationale, doit s'intégrer àun processus de mondialisation. En cherchant à mettre fin auxconflits internationaux, le socialisme n'obéit pas seulement à uneéthique de la non-violence : il se donne les moyens concrets deréaliser la société future.

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La paix socialiste

Si l'attitude du socialisme vis-à-vis de la guerre est souventcontradictoire, c'est qu'il se heurte ici à une réalité extérieuresur laquelle il n'a pas de prise. Il ne suffit pas de se proclamerl'ami de tous pour ne pas compter d'ennemi. Car l'ennemi, lui,ignore votre pensée, et n'en a cure. Le conflit, comme l'amour,se joue à deux. Et l'adversaire, comme le partenaire, ne secommande pas.

Le socialisme au départ n'est pas pacifique, au sens où l'on nesouhaite pas la guerre, au sens où l'on hait la guerre tout ensachant bien qu'il y a des guerres obligées. Il est pacifiste, au sensoù il prône la paix par tous les moyens, et où en même temps ilrecherche, au-delà de l'histoire vécue, une société nouvelle danslaquelle régnera la paix universelle. Ce qui correspond avec unevision du monde qui transcende l'histoire et annonce une sortede post-histoire sans rapport avec le passé. Mais le problème dusocialisme est qu'il est amené à gouverner par intermittence -selon le jeu de l'alternance démocratique -, et lorsqu'il est aupouvoir, il se refuse à gouverner à la manière des idéologies.Pour des raisons morales que nous préciserons plus bas, il serefuse alors à gouverner comme si la société future était déjà réa-lisée, et se trouve donc contraint de gérer une société imparfaite,une société de conflits, encore empêtrée dans l'histoire. Il lui fautdonc alors faire des concessions, et ranger -- temporairementespère-t-il - son idéologie dans un tiroir secret. Aussi le socia-lisme français de la fin de ce siècle, parce qu'il se trouve au pou-voir, cesse d'être pacifiste pour devenir simplement pacifique à lamanière des démocraties libérales, auxquelles, en ceci comme entout, il finit par s'identifier. L'épisode du Front populaireannonçait déjà ce glissement : L. Blum, malgré ses discourspacifistes, n'hésita pas à promettre aux socialistes espagnols uneaide militaire conséquente pour lutter contre Franco, et devantl'indignation d'une partie de l'opinion française et surtout del'Angleterre, envoya tout de même des armes par des voiesdétournées. Devant le péril hitlérien qu'il avait longtemps mini-misé (dans Le Populaire, 1931, op. cit., p. 241 : « Ni la puissanceni le prestige militaire de l'Allemagne ne sont plus tels qu'ellepuisse grouper sous son ombre, comme il y a quatorze ans, une

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moitié de l'Europe. Même à un Hitler, même à un Mussolini, onne peut prêter des desseins aussi absurdes, aussi déments. Etpour le surplus, il dépend de nous de les rendre à jamaisimpraticables. » Il est facile de se gausser de Blum. Qui a perçuà cette époque le danger hitlérien, tant sur le plan militairequ'idéologique ?), Blum fera bien voter les crédits militaires.Aujourd'hui, les dirigeants socialistes qui dans l'opposition refu-saient de voter les budgets militaires, s'annoncent, au pouvoir,les fidèles alliés des Etats-Unis pour une guerre offensive en Irak.Mais l'attitude qui consiste à accepter l'idée de guerre estrécente dans le courant socialiste. A cet égard, la certitudefondatrice est pacifiste, appelant, comme l'écrivait Jaurès, à« l'alliance de la France avec toute l'Europe, en vue de la paixgénérale et du désarmement universel » (op. cit., p. 120).

On peut naturellement juger cette thèse utopiste, ce que nemanquent pas de faire les adversaires du socialisme, arguant quela paix universelle entretient de vieux rêves plutôt ridicules.Kant avait répondu par avance à ces sceptiques en rappelantque si l'Etat a réussi, dans la plupart des pays, et au prix desiècles d'effort, à supprimer la vengeance privée et à désarmerles bandes errantes, on ne voit pas pourquoi, dans l'avenir, lesconflits internationaux ne seraient pas également rendus à laraison. Naturellement, la comparaison est discutable, et faitpartie d'un autre sujet. En tout cas, il s'avère légitime de de-mander au socialisme, comme le fait E. Halévy, que son paci-fisme au moins ne suscite pas la défaite à coup sûr. Et si le socia-lisme est devenu pacifique, c'est parce qu'il ne révère pas l'utopieau point de se désarmer sottement devant un adversaire surar-mé et prêt à profiter de son angélisme. Il faut comprendre le pa-cifisme socialiste dans un processus, au long du siècle, d'appren-tissage de la réalité du monde. Il faut intégrer, in fine, son désirde paix dans un projet philosophique, voire eschatologique, etnon l'assimiler à l'esprit des « verts » allemands qui préféraient« être rouges que morts ».

Si L. Blum réclamait, à la veille de la dernière guerre, ladiminution des dépenses militaires, c'est qu'il croyait fermementque la privation d'armes enlèverait à un peuple ses tentationsguerrières. En cela il affichait un raisonnement semblable à celuiavancé dans le domaine économique : de même que le profit etla concurrence rendent les hommes égoïstes, la possession

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d'armes les rend agressifs. Héritiers du marxisme, les socialistespensent que les structures sociales sont responsables des mal-heurs humains, et qu'il suffirait de renverser les habitudes pourpermettre à la bonté naturelle de se déployer. Cette manière devoir correspond à une conception optimiste de la naturehumaine, qui peut se traduire en une naïveté redoutable. Enarrivant au pouvoir, Blum déclare officiellement ne pas vouloir« mettre en doute la parole d'Hitler, un ancien soldat qui aconnu pendant quatre ans la misère des tranchées » (op. cit.,p. 320). C'est donc avec le sentiment d'un grand déchirementintérieur que le chef du Front populaire va faire adopter peuaprès un plan de réarmement pour faire face à celui qu'il appel-lera « un Attila motorisé ».

Le séisme de la seconde guerre mondiale et le périlnucléaire vont conduire le courant socialiste à abandonner unprojet systématique de désarmement. P. Mendès France n'arien d'un pacifiste, et défend l'indépendance nationale avec destonalités gaulliennes. Mais c'est aussi cette vision des chosesqui le tient à l'écart du socialisme, et le rend suspect. Certainscourants socialistes contemporains, comme le Cérès, n'écartentpas l'idée de la préparation d'une éventuelle guerre défensiveou dissuasive, selon le terrain conventionnel ou nucléaire deson déroulement. Mais le Programme commun de la gauchede 1972 affiche clairement la volonté de renoncer à l'armenucléaire et de la reconvertir « en industrie atomique paci-fique »... ce qui n'empêche pas le parti de revenir sur cetteposition en 1978. Ces tergiversations et ces divergences reflè-tent moins des problèmes de méthode - comment mieux pro-téger la France ? - que l'inquiet débat intérieur entre les uto-pies et les nécessités du pouvoir, entre l'éthique de convictionet l'éthique de responsabilité. Ce qu'exprime bien M. Rocardquand, répondant à une question de T. Lacouture en 1969(Le PSU et l'avenir socialiste de la France, p. 101), formulée ainsi« le désarmement général et contrôlé est-il votre objectiffondamental ? », répond : « Bien entendu, tout en sachantqu'il est très difficile à réaliser... Il faut bien pourtant quel'humanité s'achemine vers un désarmement général simultanéet contrôlé, car effectivement nous ne croyons pas au désarme-ment unilatéral. La politique du témoignage nous paraît sym-pathique, mais du point de vue gouvernemental, il ne saurait

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en être question. La violence est dans le monde et elle n'en estpas encore extirpée par le socialisme victorieux ! » Réponse àla fois nuancée et ambiguë, qui traduit plusieurs évidences :

d'une part, le futur Premier ministre n'a pas abandonnél'espoir de la paix perpétuelle ; d'autre part, il a compris qu'ilne suffit pas de vouloir la paix pour l'obtenir, et ironise mêmequelque peu sur l'angélisme nuisible, tout en utilisant unepédagogie réaliste à l'usage du militant ; enfin, elle témoigneque l'idéologie socialiste fonctionne encore comme une foiinsusceptible de critique, et garantie par un destin à la foisscientifique et mystique : « il faut bien » que l'humanités'achemine vers un désarmement général. Ce qui permet ausocialisme d'espérer contre toute réalité, c'est la certitude dudestin historico-scientifique.

Le socialisme scientifique

L'idéologie n'est pas seulement porteuse d'un projet volon-tariste. Elle répond à un appel de l'histoire. Alors que lenazisme et le corporatisme sont des réactions contre une forcede décadence, le socialisme et le marxisme se veulent aucontraire les instruments d'un destin. Cela ne signifie pas quela société idéale se réalisera inévitablement. Encore faut-il quela volonté humaine en saisisse la signification, et prête uneénergie au destin. Mais le socialisme ne cesse d'affirmer qu'il sesitue « dans le sens de l'histoire ». Ce qui lui prête uneconfiance décisive : le temps lui sert d'allié.

Cette idée, très marxiste, et partant de présupposés marxistes,va cependant, comme les autres, se détacher du soviétisme, maissans pour autant se dénaturer. En abandonnant peu à peu l'espoird'une révolution radicale, de la suppression franche du capita-lisme, le socialisme de plus en plus s'identifie aux transformationsévolutives du capitalisme, se reconnaît dans les avatars de sonadversaire, et revendique de le remplacer sans violence, commeune image lentement se superpose à une autre.

Avec Marx, le socialisme devient scientifique en ce qu'ilapparaît engendré par une loi de l'histoire. Le capitalisme déve-loppe les tensions et les situations qui rendent le socialisme à lafois possible et nécessaire. Le second prendra la place du pre-

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mier par un processus révolutionnaire qui n'est pas seulementcréatif, mais qui utilise les éléments du capitalisme décadentpour les retourner.

La société socialiste de Marx apparaissait comme l'enversexact du libéralisme classique du xixe siècle. Elle avait doncbesoin pour se réaliser d'une révolution radicale. Tandis qu'auxxe siècle, les transformations du libéralisme dans le sens d'unlibéralisme social, l'apparition des droits-créances, la généralisa-tion de l'Etat-providence, réduisent les différences entre lasociété existante et la société attendue. Le socialisme est déjà engerme dans le capitalisme contemporain, au point que certainsauteurs ont pu voir dans le libéralisme actuel un socialisme quis'ignore (sur cette question, cf. J. Schumpeter, Capitalisme, socia-lisme, démocratie, ou K. Polanyi, La grande transformation). Cedéveloppement nouveau conforte le socialisme dans sa confianced'un processus inéluctable.

De plus en plus, l'Etat réglemente pour faire face aux erre-ments du capitalisme et pour garantir une plus grande égalité. Lelibéralisme lui-même nationalise, de crise en crise, car chaquecrise économique et sociale - il faudrait rajouter, chaqueguerre - entraîne une demande croissante d'intervention éta-tique. Ainsi réduit-il de plus en plus le domaine de la propriétéprivée des moyens de production. Le libéralisme planifie, rédui-sant la part du marché libre. Le libéralisme réglemente les salaireset parfois les prix, limitant la loi de l'offre et de la demande.Renonçant à sa forme première, pour ainsi dire il se socialise etparaît ressembler, bientôt, à son adversaire.

Cet avatar du capitalisme peut être traduit en stratégie desurvie : le capitalisme se transformerait en obéissant à lademande consensuelle de socialisation, afin d'échapper au pro-cessus de décadence et de se perpétuer sous une forme dénaturéemais sans perdre ses caractéristiques essentielles. Pourtant, dansl'ensemble les courants socialistes voient là davantage une struc-ture de transition permettant aux pays développés de susciter larévolution espérée. Cette situation correspond aux prophétiesmarxistes du socialisme scientifique, et à la fois, l'avantage n'estpas mince, laisse les détracteurs socialistes du léninisme oppressifcroire à une révolution tranquille. En 1947, L. Blum affirmaitdéjà que « L'Etat moderne se détache progressivement du capi-talisme et c'est pourquoi il est possible à des partis socialistes de

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le manier sans l'asservir, et à plus forte raison sans s'asservir eux-mêmes au capitalisme. Ils pénètrent le pouvoir en en tirant uninstrument de lutte contre le capitalisme, c'est-à-dire en usantde l'autorité de l'Etat pour créer les conditions favorables àl'avènement du socialisme » (op. cit., p. 568). A la mêmeépoque, le libéral J. Schumpeter exprimait la même certitude,traduite cette fois en regret : « Le régime capitaliste tend à sedétruire lui-même, et le socialisme centralisateur (...) a les meil-leures chances d'être son héritier présomptif » (op. cit., p. 416),ou encore : « L'évolution capitaliste modèle les choses et lesâmes pour le compte du socialisme. Dans le cas limite, elle pour-rait pousser cette préparation si loin que la rupture du cordonombilical ne serait plus qu'une simple formalité » (ibid., p. 304).

L'évolution constatée permet donc à ses défenseurs d'affirmerque le socialisme n'est pas une utopie, mais un aboutissementlogique. Il faut bien parler d'aboutissement, car le socialismescientifique implique une eschatologie. Mais cet aboutissementn'est pas absolument inévitable : il faut le susciter ; et cette der-nière incertitude, parce qu'il se donne pour un système parfait,fait apparaître une dernière alternative : le socialisme, ou l'apoca-lypse.

Le socialisme révèle une eschatologie, et en cela demeurefidèle au marxisme. Cette idée essentielle traverse toute l'ceuvrede Jaurès. Pour lui, le socialisme représente l'expression achevée,après des décennies de tâtonnements, de la Révolution française.Il développe enfin avec bonheur les principes de la démocratieet de la république. Il achève et concrétise pleinement les liber-tés révolutionnaires que le xix` siècle avait mal comprises. Il sur-ajoute la justice à la liberté, et en ce sens, réalise vraiment ledroit. Cette évolution, trébuchante au jour le jour, apparaîtclairement dans l'observation de périodes plus vastes. Elle estnécessaire et scientifique : elle ne peut pas ne pas être. La Révo-lution française représente le noeud signifiant, le moment oùl'histoire de la modernité s'affranchit des pesanteurs. Et le socia-lisme, achèvement de la révolution, représente l'achèvement detoutes les conquêtes, le sommet de l'esprit civilisateur. L'huma-nité s'y résume et s'y déploie pour ainsi dire grandeur nature,alors qu'auparavant elle demeurait recroquevillée, rapetissée.

On voit ce que cette vision du monde doit aux historicismesdu xix` siècle. La certitude « scientifique » des avancées trans-

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formatrices voit l'histoire courir vers un état culminant, qui n'estpas encore advenu, mais dont l'advenue ne fait aucun doute.Cet état culminant parachèvera l'histoire dans une sorte de per-fection immobile. Le capitalisme, comme toutes les phases del'histoire, doit être dépassé, parce que telle est la loi. Mais lesocialisme, lui, ne doit pas être dépassé, parce qu'il résume toutet abolit en lui les désirs - en répondant aux désirs il les abolit,et met un terme à l'élan.

Pourtant, l'aboutissement socialiste n'est pas absolumentinéluctable : il requiert la conscience des masses, puis leurvolonté. Il ne suffit pas d'attendre l'effondrement ou la trans-formation du capitalisme, car celui-ci peut évoluer vers la des-truction de la société elle-même : il mène par nature à laguerre, qui peut tout anéantir. La révolution est donc néces-saire, non pour infléchir l'histoire qui intrinsèquement mèneau socialisme, mais pour échapper à une apocalypse où mène-rait le capitalisme dévoyé, c'est-à-dire développé dans seslimites extrêmes. Tout se passe comme si l'histoire, pourtantdéterminée, se trouvait devant une alternative finale : obéir àses lois propres, ou littéralement exploser dans le néant. Lesocialisme apparaît non seulement comme l'état idéal, maiscomme la dernière chance face à une menace intolérable :

« Pour que le socialisme, forme historique nécessaire de lasociété, devienne une réalité, il faut l'intervention des hommes.Cette intervention aura-t-elle lieu à temps, c'est-à-dire avantque la civilisation ne sombre dans des guerres sans fin ? Laréponse à cette question appartient à l'histoire » (G. Bourgin,op. cit., p. 112), ou encore : « Ou le socialisme, ou la guerre etl'oppression. Tel est le choix que pose l'histoire... S'engagerdans la voie de la transformation de la société capitaliste ensociété socialiste est la seule perspective qui soit offerte aumonde pour le sauver de la décadence et de la destruction »(ibid., p. 124-126). Ce dilemme en forme de chantage - nous,ou le déluge - traduit la forme de l'esprit idéologique et tota-litaire - même dilemme terrible dans le discours d'Hitler.L'humanité ne saurait choisir la médiocrité. Elle doit se rendreà l'évidence, ou mourir. Le socialisme est inéluctable parcequ'il est scientifique. Mais la seule faille dans cette détermina-tion laisse entrevoir un gouffre. Faute de persuasion, l'adhésionrévolutionnaire s'acquerra par la crainte.

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La société rêvée

Le socialisme reste donc marxiste par son eschatologie. Etpar la brisure qu'il introduit entre le monde d'ici et le monded'après la révolution : la société va changer de nature. La des-cription de la société future est révélatrice d'une transfigu-ration.

La révolution a pour première conséquence la suppressiondu capitalisme : « Supposez que tout prélèvement capitalistecesse, que les locataires ne payent plus de loyers, queles fermiers ne payent plus de fermages... que toute rente dusol, tout bénéfice commercial, tout dividende et profit indus-triel soient abolis » U. Jaurès, op. cit., p. 224). Mais le boule-versement économique engage un bouleversement dans l'ordrede l'éthique. Supprimer les anciens rapports de production,c'est supprimer les rapports de domination, c'est restaurer -ou instaurer - l'unité humaine. La hantise marxiste de ladivision est partout présente : « Ce qui importe, au surplus,c'est d'aller au-delà de la liberté économique et sociale de l'in-dividu qui n'est pas le but final, mais le moyen, la conditionnécessaire (...) de la transformation de la condition humaine, ilfaut libérer l'homme de toutes les servitudes accessoires etsecondaires que cette exploitation détermine (...). L'objet révo-lutionnaire, c'est d'établir une harmonie entre cette unitésociale qui est la personne, et ce tout social que sera la sociétécollective » (L. Blum, op. cit., p. 518). Depuis J. Jaurès jusqu'àF. Mitterrand, le socialisme décrit un prochain affranchisse-ment. L'homme ne sera plus asservi à la nature, c'est lui qui ladominera. Il reprendra donc sa place de maître du monde, etréalisera sa vocation.

Cette re-humanisation ne sera possible que par la fin desrapports de domination entre les hommes. On supprimera leshiérarchies, les supérieurs et les inférieurs de toutes sortes. Dansle domaine du travail, le patronat ayant disparu, l'unité auto-gérée sera composée d'égaux ; à l'école, la sélection sera sup-primée, l'enseignant et l'enseigné entretiendront des rapportsd'égaux. Il en ira ainsi partout : dans la commune, dans lafamille, et ailleurs. Cela ne signifie pas que miraculeusement lesindividus seront devenus semblables en talents et en mérite. Les

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différences subsisteront. Mais elles n'engendreront plus de rap-ports de domination. Chaque talent, chaque mérite sera portéau bénéfice de la société tout entière. Ce don se fera naturelle-ment si chacun sait qu'il travaille pour la communauté, et nonpour une poignée de capitalistes. De la même façon que lemarxisme, le courant socialiste cherche la responsabilité desmaux humains non pas dans la faiblesse humaine, mais dansl'égoïsme de quelques-uns. Le bouleversement économiquepourra donc ramener la solidarité au pouvoir. Il y a dans le

socialisme une sorte d'enthousiasme de monastère, une joyeuseabnégation. Les citoyens vont tous contribuer à « changer lavie » dès que le régime du profit aura disparu. C'est par l'effortgénéral et volontaire que la société pourtant diversifiée pourrase passer de hiérarchies. Ce passage d'un Etat à l'autre supposebien l'apparition d'un homme autre. A l'échelon international,le processus historique menant au socialisme engendrera aussiune égalité entre les nations - non pas au sens du nivellement,mais de la solidarité : « Il y a eu des temps où la grandeur d'unEtat pouvait se fonder sur la défaite et sur la sujétion des autres ;il y a eu des temps où la richesse et la prospérité d'un Etat pou-vaient se nourrir de la ruine et de la misère des autres. Ceux quicroiraient que de nos jours on puisse renouveler ces tempsaccomplis de l'Histoire se bercent de la plus insensée et de laplus fatale des illusions » (L. Blum, op. cit., p. 190).

Plus loin, la suppression des rapports de dominationconcerne la libération de l'homme face à la technique, face à lacivilisation qu'il a lui-même engendrée. Le socialisme entendsoustraire l'individu aussi aux dominations mentales, intellec-tuelles, éthiques. Autrefois, la religion tenait sous le joug desesprits inconscients de cette sujétion même. Aujourd'hui, l'indi-vidu est asservi, à son insu, par les médias stupides, la publicitémensongère, la civilisation du gadget et du crédit. Pour consom-mer de plus en plus il travaille de plus en plus. Il s'agit de luiredonner du temps libre, et pour cela de le persuader que lavraie liberté s'acquiert par la disposition de soi et non par la dis-position d'objets multipliés. Le capitalisme bientôt défunt, est vucomme un immense gâchis d'homme et de nature, une folie des-tructrice qui laisse les campagnes en friche, les villes malades, lesdésastres écologiques, les richesses humaines inutilisées parcequ'inconnues, mal comprises, méprisées. Le socialisme, seul véri-

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table humanisme, prend comme mesure de sa politiquel'homme indivis, réconcilié avec lui-même, dont il s'agit degarantir l'épanouissement non d'une manière parcellaire, maisglobalement. D'où le retour d'un vieux rêve marxiste et commu-niste, dont plusieurs pays socialistes ont tenté l'application : lafusion du travail manuel et du travail intellectuel, la réconcilia-tion du travail et des loisirs. Pour la première fois, l'homme ces-sera d'être un moyen pour devenir une fin : « Pour la classedirigeante, le temps de vie d'un travailleur n'est autre que l'ap-pendice du temps de travail. Pour les socialistes, le travail n'estqu'un moyen de vivre, parmi d'autres, la vie, valeur absolue »(F. Mitterrand, Ici et maintenant, p. 223). Les valeurs éthiquesvont donc remplacer en partie les valeurs matérielles. Celasuppose un détachement de l'homme face aux biens matériels,une indifférence face à l'accumulation qui représentait, dans lasociété de consommation, le but de sa vie. Cette transformationsera possible grâce à la disparition de l'économie de profit, quiempoisonnait l'atmosphère éthique. Chacun sera rétribué selonses besoins : ce qui est déjà le cas d'une certaine manière avec lesdroits-créances. Une fois ses besoins essentiels assouvis, l'indi-vidu ne réclamera rien d'autre que disposer de son temps de vie.Il sera pour ainsi dire purgé de ses perversions intimes etsociales.

Fin des divisions et donc des malheurs, le socialismerestaure l'humanité qu'on avait bafouée, brisée : « C'est nousqui créerons pour la première fois l'art humain ; il n'y a eujusqu'ici que des lambeaux d'art humain, parce qu'il n'y a eujusqu'ici que des lambeaux d'humanité » (J. Jaurès, op. cit.,p. 248).

Il est clair que la nouvelle société ressemble à celle du commu-nisme comme fin de l'histoire. Elle se récuse comme utopie,arguant des transformations du capitalisme qui vont déjà dansson sens. Ou bien, elle s'approprie le concept d'utopie en le ren-dant efficient, d'inopérant qu'il était : l'utopie peut devenirconstructrice, annoncer les chemins et déblayer les voies du fata-lisme aveugle, transformant les acteurs sociaux en aventuriers del'impossible - qui peut définir objectivement l'impossible ? Ladifférence avec le soviétisme reste, cependant, de taille : la sociétéfuture ne s'organisera pas par la contrainte. Elle émergera direc-tement d'un élan populaire.

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Une révolution par consentement

Le socialisme, du début à la fin du siècle, se veut révolu-tionnaire, acteur d'un bouleversement qualitatif. Mais révolu-tion ne signifie pas forcément violence. La violence est unmoyen pour vaincre les anciennes pesanteurs et les dernierscorporatismes, pour imposer le bien. Ici encore, la leçon sovié-tique porte des fruits amers. Le socialisme veut échapper àl'engrenage de l'oppression. Si la société rêvée reste peu ouprou marxiste, les moyens seront différents.

La question des moyens n'est pas neutre. Elle ne relève pasd'un simple problème technique. Si le socialisme récuse la vio-lence comme passage obligé, c'est que la liberté demeure pourlui plus importante que la révolution. En effet, il n'ignore pasqu'en refusant la terreur, un jour peut-être il lui faudra choisirentre la société future et la liberté présente : se priver de l'armede la violence, ce peut signifier rater la révolution. Dans ce cas,il faudrait abandonner le projet de transformation sociale,comme l'écrit déjà Jaurès dans une page caractéristique : « Sidans l'ordre social rêvé par nous, nous ne rencontrions pasd'emblée la liberté (...) nous reculerions vers la société actuelle,malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions » (op. cit.,p. 235). Contrairement à ce qui se passe dans le soviétisme, pourle socialisme la valeur de référence se trouve dans l'humanitéhistorique et présente, non pas seulement dans l'humanité trans-figurée du futur. Il ne s'agit donc pas de sacrifier la première àla seconde. Le marxisme-léninisme n'hésite pas devant ce sacri-fice parce qu'il a délibérément opéré le glissement des critères deréférences. Le socialisme, non. Il ne crache pas sur le drapeau,comme le faisait Aragon, ni ne crache non plus sur l'hommetransi, à renaturer, du capitalisme. Autrement dit, il n'a pas prisle parti idéologique qui consiste à hypostasier le futur en mépri-sant le présent, mais il entretient en profondeur cette questionpar laquelle on se demande : au nom de quelles valeurs, profon-dément, ai-je décidé de faire la révolution ? Sa pensée n'a pasdérapé par oubli des repères. Elle refuse donc de produire unartifice, certes glorieux, mais qui nierait la vie elle-même. En cesens, le socialisme se rapproche de la pensée réaliste de l'Etat de

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droit. On verra plus loin que cette contradiction - vouloiratteindre la société rêvée avec les moyens de l'Etat de droit - setraduit par l'incapacité d'agir.

On sait que pour les communistes, l'action de lutte en faveurdes réformes sociales dans les pays capitalistes équivaut à unrecul dans le processus révolutionnaire. Les communistes setrouvent ici devant un paradoxe : ils se rendent crédibles etpuissants en défendant la classe ouvrière, mais en défendant laclasse ouvrière ils contribuent à l'embourgeoiser et, à longterme, à la rendre conservatrice. La révolution marxiste-léni-niste ne saurait se réaliser que par un prolétariat opprimé etprivé de tout. Il n'en va pas de même pour le socialisme, qui,parce qu'il valorise l'humanisme comme fin et la révolutioncomme moyen, peut apparaître réformiste sur le plan des luttessociales. Pour lui, l'alliance avec des composantes progressistesextérieures - bourgeoisie avancée, chrétiens de gauche - nereflète pas un cynisme caché au sens où Lénine parlait de récu-pérer momentanément tout ce qui peut apporter de l'eau aumoulin de la révolution, mais un pas de plus vers une révolutionconsensuelle. Il n'est pas sûr d'ailleurs que le courant socialisteait toujours bien compris le cynisme, pourtant affiché, descommunistes (cf. Jaurès, op. cit., p. 133), sinon récemment. Entout cas, la révolution socialiste ne se fera pas à partir de rien, àpartir d'une classe dépouillée (Comment peut-on dire que leprolétaire serait sans patrie ? Cet homme nu, écrit Jaurès,n'existe pas, ibid., p. 93), ni seulement d'une démarche volonta-riste et pour ainsi dire abstraite. Elle utilisera la société présentenon pour la détruire, mais pour en transformer l'esprit plus pro-fondément encore que les structures. L'ensemble se fera sansdouleur, mais d'un élan vital, issu des profondeurs de la nation.

La révolution signifie rupture, et le socialisme se distingueconstamment de la social-démocratie qui s'apparente à unsimple réformisme. La rupture obligée suppose à la fois laconquête du pouvoir et le bouleversement des structures : « Jecrois, comme Lénine, que tout changement fondamental passepar la conquête du pouvoir d'Etat. J'ajouterai qu'il n'y aura pasnon plus de socialisme sans que soient détruites les structures quiassurent le pouvoir de classe des groupes dominants » (F. Mit-terrand, Ici et maintenant, p. 126). Il s'agit de se préserver à la foisdu stalinisme et de la social-démocratie : d'inventer la révolu-

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tion pacifique. Dans son discours du congrès de Tours, L. Blumofficialise les différences avec le léninisme. La saisie du pouvoird'Etat est nécessaire. Mais l'idée de dictature temporaire, ditedictature du prolétariat, est discutée et controversée dès cetteépoque chez les socialistes, jusqu'à ce que les communistes aban-donnent eux-mêmes ce concept, récemment. Le socialisme fran-çais fait sienne volontiers, à cet égard, l'analyse de Rosa Luxem-bourg refusant une suppression de liberté, même temporaire etmême pour installer des structures nouvelles. La saisie du pou-voir d'Etat ne suffira donc pas. Encore faudra-t-il que la sociétédans sa grande majorité soutienne l'action du pouvoir révolu-tionnaire.

C'est ici que le socialisme apparaît à la fois très sympathiqueet très étrange. Il défend avec acharnement les libertés démocra-tiques et républicaines. Du même coup, se privant du recours àla force, il compte, pour asseoir sa révolution, sur l'adhésionvolontaire.

On a vu que le socialisme se dit issu de la Révolution de 89et, plus encore, se veut l'apothéose finale des principes d'alors.Loin de renier la république, il la conforte. Loin de renier la dé-mocratie, il l'étend partout en la diffusant dans les structureséconomiques, alors que le capitalisme l'avait circonscrite étroite-ment dans la politique. Il défend donc partout les libertés for-melles décriées par le marxisme-léninisme, et veut lier dans unmême programme la justice-égalité avec la liberté démocratiquedéveloppée dans tous les domaines de la vie sociale - ce que si-gnifie le « socialisme libéral » face au « socialisme réel », totali-taire. A travers le processus révolutionnaire lui-même, et nonseulement dans la société future débarrassée de ses tendanceségoïstes, la liberté d'expression et d'action doit donc demeurerentière pour tous les courants de pensée (« pour tous les cou-rants, quoi qu'ils pensent », M. Rocard, op. cit., p. 77). Le coupde force est exclu, si le coup de force signifie la contrainte exer-cée par le pouvoir sur une opinion publique réfractaire. DepuisJaurès, les socialistes considèrent que le thème de la minoritéagissante organisant de nouvelles structures soi-disant au nomdu peuple, ne saurait contribuer qu'à engendrer un despotisme.Même dans l'organisation du parti ou de ses composantes, le so-cialisme tient à concrétiser la démocratie au détriment d'une vé-rité révélée d'en haut.

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Comment, dans ces conditions, organiser la révolution ? Ils'agit d'une affaire de pédagogie et de patience. Pédagogie : larévolution ne se fera pas avec des masses inorganiques, à laremorque d'intellectuels seuls compétents - ce à quoi se résumela « dictature du prolétariat », vite transformée en « dictature surle prolétariat ». Il faut donc convaincre les masses que le socia-lisme est une libération des forces vitales. Il faut mettre en oeuvreun effort de formation, afin que l'élan révolutionnaire proviennedu pays lui-même, afin que l'exigence de transformation soitinterne, loin d'être imposée de l'extérieur. Il faut convaincre parl'exemple et par le discours. Et attendre la volonté décisive dupays pour enclencher le bouleversement dans ses profondeurs. Cequi explique que les différents gouvernements socialistes aientrenoncé à utiliser la contrainte aux moments où ils l'auraientpu, par exemple en 1984 lors de la querelle sur la loi Savary - àl'époque, contraindre aurait entraîné une perte de confiance, et ilaurait donc fallu, pour sauver le socialisme, repousser ou sup-primer les élections. La patience fait donc partie des vertus politi-ques. Lénine pouvait se permettre d'être pressé, parce qu'il neméprisait pas le coup de force. Les socialistes ne sont pas pressés,pour la raison contraire. Ils savent par exemple, arrivés au pou-voir en 1981, qu'une minorité importante de la population leurest hostile. Ils nationalisent une partie des moyens de production,les donnant désormais comme « fer de lance » de l'économie, enespérant que l'exemple donné dans ce secteur convaincra lesrécalcitrants, et permettra d'aller plus loin. Ils conservent à l'en-seignement libre ses droits d'existence, en attendant que l'ensei-gnement public persuade définitivement de sa propre supériorité.

Cette révolution pacifique suppose une très grande confiancedans la force de la vérité annoncée. Lénine disait que la théoriemarxiste est toute-puissante parce qu'elle est vraie. Bien plusque lui, c'est le socialisme contemporain qui prend cette affirma-tion à la lettre.

Les problèmes d'applicabilité

La plupart des grandes idéologies du siècle subissent le para-doxe des conséquences, qui traduit un aboutissement inattendudes applications. Elles se trouvent ainsi un jour ou l'autre

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confrontées, à leur désavantage, aux résultats fâcheux, voire ter-ribles, de leurs politiques.

A cet égard, le destin du socialisme relève d'un cas excep-tionnel. Parmi toutes les pensées politiques représentatives duxx` siècle, il est la seule théorie à l'état pur. Son problème consistedans l'applicabilité. Il ne parvient jamais - en tout cas à cejour - à réalisation. Il ne risque donc pas de souffrir des résul-tats pénibles qui pourraient lui être imputés. Il souffre, tout bon-nement, d'absence.

Le socialisme libéral a espéré sa réalisation dans les pays del'Est européen qui tentaient de se dégager de la tutelle sovié-tique : en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie. Il s'agissait là-basde supprimer l'oppression partisane et de rétablir la liberté depensée tout en conservant une économie déjà débarrassée de lapropriété privée. Par ailleurs, le socialisme libéral a espéré seconcrétiser dans les pays de l'Ouest européen, où il aurait fallu àl'inverse transformer l'économie capitaliste en économie collecti-viste, tout en conservant les libertés démocratiques. Mais lespays de l'Est sont restés désespérément sous le joug du despo-tisme idéologique, malgré les tentatives de libération, jus-qu'en 1989. Et même la Yougoslavie, longtemps modèle choyé,laissait fuir des dissidents qui racontaient le sort réservé auxdélits d'opinion. Depuis l'expérience décevante d'août 1968 enTchécoslovaquie, les socialistes eurent l'intuition qu'il ne fallaitplus attendre de ce côté une réponse satisfaisante. Restaient lespays occidentaux. Les partis socialistes, par la voie de l'alter-nance démocratique, parvenaient bientôt au pouvoir en Franceet en Espagne. Autrefois, répondant à des critiques qui luireprochaient de n'avoir réalisé qu'une ombre de socialisme, etde n'avoir pas accompli la révolution, L. Blum arguait à bondroit qu'il avait été seulement le chef d'un gouvernement decoalition, privé de réelle liberté de mouvement. Il en allaitautrement en 1981, quand F. Mitterrand se trouva nanti d'uneprésidence renforcée par la constitution de la V` République, etde surcroît, flanqué d'une chambre à son image et pratiquementinespérée. Personne ne pouvait savoir combien de temps il fau-drait pour « changer la vie ». Cette fois, l'essai fut tenté, et s'ar-rêta net au bout de trois ans, probablement pour des raisonséconomiques, et devant un évident échec dans la confiance.Depuis cette date, le pouvoir Mitterrand traduit une social-

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démocratie débonnaire et en tout cas bien éloignée de ce que larévolution prévoyait et attendait. Le capital privé, après lesnationalisations de 1981, a récupéré presque aussitôt une partiede ses biens et de ses droits. Certes, des réformes significativesont été entreprises, comme les lois Auroux. Mais rien ne laisseimaginer que la révolution prévue ait eu lieu, dans une sociétéoù la pauvreté, le chômage, les inégalités, la révolte des fonc-tionnaires sous-payés, reflètent plutôt une démocratie moderneordinaire, et ordinairement gérée, avec tous les problèmes inhé-rents à la liberté économique et politique. Le gouvernementsocialiste espagnol a suivi exactement le même chemin.

Restait un dernier espoir, absolument nouveau, avec la libé-ration des pays de l'Est et l'effondrement du marxisme-léni-nisme en 1989. On pouvait imaginer que les pays du glacis enfindémocratisés allaient choisir l'économie socialiste, d'autant queles voix des dissidents depuis des années laissaient apparaî-tre, chez ces peuples silencieux, en même temps qu'un désir deliberté, une méfiance à l'encontre du capitalisme et un attache-ment à un socialisme non stalinien. Mais c'est l'inverse qui seproduit aujourd'hui. Les pays récemment libérés courent àl'économie de marché avec un enthousiasme juvénile et presqueexcessif. L'Union soviétique, de son côté, offre l'image de lapénurie et de la corruption généralisées, et il s'avère évident quecette dégradation effrayante a été produite par la suppressiondu profit privé.

L'idée socialiste, qui combinait liberté et justice, apparaissaitsuffisamment enviable pour entraîner derrière elle une partienon négligeable des opinions européennes. Elle a disposé à plu-sieurs reprises, dans des pays divers au cours de ce siècle, de tousles moyens nécessaires pour sa réalisation. Mais elle ne s'est pasréalisée. Elle a contribué à « socialiser » les pays dans lesquelselle a pris le pouvoir, ce qui revient en réalité à accélérer le pro-cessus de providentialisme d'Etat du capitalisme avancé. Maiselle n'a pas du tout révolutionné l'économie, la société, ni la vie,comme elle se le proposait.

En examinant d'un peu plus près le destin des gouverne-ments socialistes européens depuis quelque cent ans ou un peuplus, on s'aperçoit qu'il s'agit de régimes instables. Aucund'entre eux n'a produit la révolution attendue dans les dis-cours, mais aucun d'entre eux n'a produit non plus autre

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chose d'original ou de significatif - comme c'est le cas duléninisme par exemple, qui n'engendre pas du tout ce qu'ilannonce, mais crée un monstre encore jamais vu. Systématique-ment, immanquablement, le socialisme au pouvoir retombe, soitdu côté du bolchevisme ou de l'étatisme plus ou moins généra-lisé, soit du côté du capitalisme et du libéralisme tant écono-mique que politique. A ce point que quand un parti socialisteparvient au pouvoir, l'opinion, qui commence à être avertie,demeure dans l'expectative et attend de savoir si ce sera, commedisait E. Halévy, Gladstone ou Lénine (Halévy fut toujours pas-sionné par le destin incertain du socialisme : « Pour ce qui est demoi, je reconnais bien que le socialisme renferme le secret del'avenir. Mais je ne déchiffre pas ce secret et je suis hors d'état dedire si le socialisme nous conduit à la république suisse universa-lisée ou au césarisme européen » (cf. R. Aron, Histoire et politique,p. 341). Ce qui laisse voir que le socialisme, s'il propose unesolution intellectuelle qui conjugue les avantages relevés dans lesdeux systèmes, demeure bien incapable de concrétiser cemélange, et doit rapidement rejoindre soit l'un soit l'autrecamp, selon les circonstances.

Il semble que la conciliation de l'économie collectivisteétatique ou autogestionnaire - et de la liberté démocratique,soit impossible à réaliser. Les Français aiment à répéter qu'im-possible n'est pas français, et effectivement notre peupleabonde dans la production d'utopies de toutes natures. Impos-sible est un mot humain. Le socialisme ne saurait devenir libé-ral, à moins de cesser d'être socialiste. Car le socialisme sup-pose peu ou prou une étatisation, même dans le cas dusocialisme associatif et autogestionnaire. La propriété des bienset des décisions qui aura été enlevée au capitalisme devra bienaller d'une manière ou de l'autre à l'organisme public. Mais ilapparaît que l'étatisation économique et la liberté ne font pasbon ménage, et l'histoire donne finalement raison à Hayek quiaffirmait que « la nationalisation de la pensée a toujours mar-ché de pair avec la nationalisation de l'industrie » (La route dela servitude, p. 112). Pourtant, cette coïncidence ne secomprend pas aussitôt. Pourquoi ne pourrait-on pour ainsidire privatiser la pensée et nationaliser l'industrie ? Rendre leprofit communautaire tout en conservant individuelle l'opi-nion ? Voilà tout le problème du socialisme.

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L'impossibilité d'accord qui rejette ces deux termes - socia-lisme et liberté - loin de l'autre, et qui traduit l'incapacité dusocialisme à se concrétiser, peut s'expliquer d'une phrase : lespeuples en général réclament que l'opinion soit individuelle,mais aucunement que la production et le profit soient collectifsou communautaires. Il s'agit là d'un instinct profond, repérablepartout, même s'il ne se traduit pas en un discours rationnel.L'homme de tous les temps et de tous les pays ne travaille libre-ment qu'en vue d'un profit individuel, et cela ne date pas d'au-jourd'hui, puisque Aristote l'avait, il y a vingt-trois siècles, bril-lamment démontré. Aussi l'idéologue qui décide de collectiviserle profit doit-il nécessairement utiliser la contrainte : Trotskisavait déjà au moment de la Révolution de 1917 que le profitindividuel disparu ne pourrait être remplacé que par l'obliga-tion du travail - non seulement la chasse aux oisifs, mais unsystème de récompenses et de punitions où se révèle le despo-tisme. La contrainte d'ailleurs ne suffit pas, puisque le travail-leur privé de « l'appât du gain » se venge consciemment ou nonen cessant de travailler, invente le travail au noir où réapparaîtl'appât du gain, et vole systématiquement les magasins d'Etat.Cette conséquence n'a pas à être argumentée par des raisonssavantes : elle crie son évidence à travers la leçon de choseslaissée par les peuples de l'Est affamés et désorganisés. La sup-pression du profit individuel implique d'abord la contrainte, unpeu plus tard, la pénurie.

Le socialisme de la tradition Jaurès répondra qu'il n'est pasquestion pour lui de centraliser l'économie à la manière léni-niste, mais au contraire de démocratiser l'économie en accor-dant une autonomie de gestion aux conseils d'ouvriers et autresunités de base. Mais le problème reste : la question est moins icidans la décision économique que dans le mobile de l'effort. Lessocialistes pensent que des travailleurs organisés en autogestionconsacreront volontiers leur peine à une ouvre d'intérêtgénéral, dans la mesure où ils contribueront à la forger au lieude recevoir leurs directives d'une bureaucratie lointaine. Or, jus-qu'à présent, sauf dans les sectes, dans les monastères ou dans lafamille, on n'a jamais encore aperçu un seul individu capable,sur le long terme, d'une pareille abnégation. Pour travailler effi-cacement, tout individu normalement constitué a besoin desavoir qu'il recevra une rétribution personnelle et affectée à ses

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besoins et désirs personnels, à proportion de son travail. Espérerobtenir un travail sans profit ni contrainte, c'est avoir mal saisiles mécanismes immémoriaux de la psychologie humaine.

Le socialisme rétorque à cela que l'ouvrier salarié n'est juste-ment pas celui qui peut attendre le profit, réservé aux seulscapitalistes. Il n'aurait donc rien à perdre, au contraire, dans lasuppression du profit individuel. Pourtant, il attend de son tra-vail, dans une économie libre, un salaire susceptible d'aug-menter en fonction des services rendus, de même qu'il peut sevoir révoqué s'il n'offre pas le service stipulé par le contrat. Enoutre, l'entrepreneur privé met tout en ceuvre pour organiser saproduction en vue d'une meilleure rentabilité, ce qui profitedavantage, indirectement, au salarié, qu'une organisationrendue immobile par l'indifférence générale. Les faits parlentd'eux-mêmes si l'on compare le niveau de vie global des travail-leurs dans les économies à profit privé et dans les économies sansprofit privé. Dans les sociétés où existe, face au secteur privé, unsecteur public important, ce dernier génère souvent la stagna-tion et subsiste en général entretenu par l'énergie du secteurprivé qui contribue à financer ses déficits.

L'inapplicabilité du socialisme vient donc de sa contradic-tion interne : en réclamant la liberté démocratique et en mêmetemps la suppression du profit individuel, il s'avance dans unevoie sans issue. Cette contradiction provient elle-même d'uneméconnaissance des ressorts humains fondamentaux. On nepeut atteindre des finalités communautaires par les moyens del'Etat de droit, parce que nul homme n'a envie de concourir,par son travail, à la création d'un profit communautaire (ce queJ. Schumpeter commente ironiquement : « Si vous trouvez desdemi-dieux pour piloter la locomotive socialiste et des archangespour la chauffer, les choses pourraient bien se passer commevous le dites. Le malheur, c'est que vous n'en trouverez pas etque, la nature humaine étant ce qu'elle est, l'alternative capita-liste, avec son système d'instigations et sa distribution desrécompenses et des punitions, constitue, tout compte fait, sinonla meilleure organisation concevable, du moins la plus pra-tique », op. cit., p. 276). L'homme est un être singulier qui privi-légie ses finalités singulières et, à titre de moyens, ses profits par-ticuliers. Si on veut lui faire perdre ses caractéristiques, ce nesera que par la contrainte. En refusant d'utiliser la contrainte

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par idéal démocratique, le socialisme se prive en même temps desa révolution. Là où le marxisme-léninisme est logique avec lui-même en utilisant les moyens convenables - sauvant ainsi larévolution -, le socialisme est illogique, car il veut la fin maisnon les moyens obligés.

Le socialisme, en réalité, c'est la révolution communistesaisie de crainte au dernier moment. C'est ce terroriste deCamus qui, à l'instant critique, n'ose jeter la bombe sur leprince parce qu'il y a des enfants dans la voiture. C'est uneutopie avortée, non par impuissance, mais paradoxalement, parréalisme, parce qu'elle a aperçu avec sans doute dépit et tris-tesse, que l'utopie engendre la terreur. Ce retrait, cette distanceprise, traduisent l'humanisme du socialisme, en même tempsqu'ils privent la théorie de réalisation. S'il ne peut, comme on apu le croire et l'espérer tout au long de ce siècle, proposer unesolution de rechange face au capitalisme et au stalinisme, s'il nepeut devenir à proprement parler une politique - au moins entant que tel -, le socialisme reste une pensée humaniste, onpourrait dire : une morale.

Une morale

Durkheim définissait le socialisme comme « un cri », ce quitraduit bien son caractère essentiel de combat moral (« J'avaisle droit de dire, écrit Jaurès, que le socialisme ne devait paschercher, hors de lui et au-dessus de lui, une morale ! Qu'il étaitlui-même, pratiquement, une morale », op. cil., p. 265). Lesocialisme contemporain, en abandonnant son moyen privilégiéqu'était la suppression du capitalisme, devient une utopie aban-donnée, par crainte de devenir comme le marxisme-léninismeune utopie qui aurait mal tourné. Mais il serait insuffisant et in-juste de le réduire à cela. Il retourne à ses fondements premierset, délaissant par obligation l'espoir d'une société parfaite, se ré-signe à demeurer au moins une morale sociale susceptible de dé-signer des valeurs aux politiques dans lesquelles il s'intègre,faute d'avoir pu déterminer à lui seul une politique (« Ainsi, lesocialisme ne serait plus une société idéale vers laquelle conduitl'Histoire : ce serait principalement un des axes d'évolutionpossible pour les sociétés modernes ; ou plus précisément ce

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serait un projet de société, élaboré sur la base de valeursmorales construites au cours des précédents millénaires -équité, liberté, solidarité, démocratie, responsabilité individuelleet collective », M. Beaud, Le socialisme à l'épreuve de l'histoire,p. 291). Ce qui ne signifie pas que la démocratie libérale plura-liste, défendant l'économie de marché,'serait elle-même privéede morale et devrait attendre du socialisme des valeurs qu'elleignorerait. La thèse qui consiste à voir d'un côté le capitalismecapable d'apporter l'abondance, et de l'autre le socialismeapportant les valeurs susceptibles de contribuer à la répartitionde l'abondance, ressort d'une pensée manichéenne. Il faut souli-gner d'une part que le socialisme et la démocratie pluraliste sontfondés sur les mêmes critères éthiques qu'ils n'ont inventé ni l'unni l'autre. D'autre part, chacun des deux offre à partir de cetronc commun une morale sociale différente. Le socialisme nepropose pas la seule morale capable d'humaniser le monde duprofit et de la « jungle » capitaliste, mais une morale spécifique,cherchant à orienter la politique libérale vers un modèle spéci-fique.

Depuis Jaurès, le socialisme exprime une croyance en ladignité de l'homme qui lui est commune avec la démocratielibérale. Il fonde cette dignité dans l'impératif kantien plus quedans l'ontologie chrétienne. Mais il s'agit toujours de repérer,au-delà des appartenances et des combats d'idées, des valeursuniverselles que Kant trouvait dans la raison et que le christia-nisme trouvait dans le droit naturel (cf ces idées chez L. Blum,J. Touchard, La gauche en France depuis 1900, p. 160 et s.).L. Blum parle de la personne humaine avec des accents person-nalistes (L. Blum, op. cit., p. 518). Le socialisme s'assigne pourbut de réaliser politiquement les conditions nécessaires à l'épa-nouissement de la personne, et de garantir ses droits fondamen-taux. C'est bien parce qu'il considère cette finalité comme essen-tielle, qu'il refuse finalement d'utiliser l'oppression pour briser lesystème capitaliste, et se sépare du marxisme-léninisme. Le res-pect de la dignité humaine, englobant la liberté qui peut aller àl'encontre du projet socialiste lui-même, constitue le véritablenoeud de la rupture entre socialistes et communistes.

Mais au-delà de cette affirmation essentielle, le socialismedéveloppe une morale sociale caractérisée par un privilègeaccordé à la valeur d'égalité. La démocratie est certes égalitaire,

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mais seulement par son souci de fournir à chacun, le plus pos-sible, des conditions égales, à charge pour lui d'en tirer lemaximum de bien-être personnel. Pour reprendre la différencia-tion de L. Walras, le socialisme, à l'inverse, met l'accent surl'égalité des positions, c'est-à-dire qu'il cherche à niveler aussi lesrésultats des actions menées et ces actions elles-mêmes. Il neconçoit la concrétisation de la dignité humaine que par l'égali-sation des oeuvres. Profondément, cet égalitarisme social traduitun glissement de l'égalité en dignité du christianisme, passée dela transcendance à l'immanence, récupérée mais laïcisée, etréclamant dès lors une réalisation sociale concrète. Ce quiexplique pourquoi des pays démocratiques et libéraux dont lapolitique se réclame d'une éthique chrétienne, comme l'Alle-magne contemporaine, organisent une politique sociale danslaquelle l'idée de dignité s'exprime en autonomie des personnesplus qu'en égalité des positions - l'une excluant fatalementl'autre. Toujours dans le cadre de la démocratie et de l'éco-nomie de marché, ces derniers légitiment un Etat subsidiaire,tandis que les pays socialistes légitiment l'Etat-providence. Onsait que toutes les démocraties contemporaines favorisent, parune poussée interne et presque à leur insu, l'Etat-providence.Mais il reste cependant une différence nette entre celles qui sus-citent le développement de corps sociaux autonomes, réclamantle secours de l'Etat en dernier lieu, et celles qui décrètent l'Etat-secours en première ligne, par crainte de voir se développerl'inégalité des actions ou de voir surgir des élites tapageuses.Dans sa toute dernière version, le socialisme retrouve donc samentalité étatiste, non plus pour supprimer l'économie demarché, mais pour tenter de réaliser une égalisation des actionsindividuelles - l'Etat apporte les services à tous indistincte-ment, empêchant ainsi les privés de devenir prestataires de ser-vices. Il ne s'agit plus de répartir le bien-être, car toutes lesdémocraties contemporaines, socialistes ou non, opèrent cetterépartition. Mais il s'agit d'éviter que s'établisse une différenceentre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, ce qui se produitinévitablement sous l'Etat subsidiaire.

Le socialisme devient donc finalement une social-démocratieà consonance providentialiste. Il ramène sa spécificité à unemorale sociale de type égalitaire. En se raccrochant à la morale,il renonce au ciel, ce qui est logique - la morale n'est pas un

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idéalisme, mais au contraire un art pratique pour agir dans cemonde imparfait et contingent. Il troque l'utopie contre unprojet réalisable de mains d'hommes et non de mains d'anges.En même temps, il renonce au manichéisme qui l'avait trompé.S'il pouvait espérer « changer la vie », c'est bien parce qu'il ren-dait la bourgeoisie responsable de l'ensemble des maux sociaux.En 1980, F. Mitterrand est encore persuadé que le chômageprovient d'une volonté délibérée : « Gouvernement et patronatentretiennent le chômage. Pour eux, c'est un régulateur écono-mique. De même que la faillite d'une entreprise constitue, dansl'ordre soi-disant libéral, une juste sanction, le chômage débar-rasse l'industrie (...). Il ne s'agit pas d'énoncer une appréciationmorale mais économique. Le grand capital, pour reprendre noscomparaisons médicales, se sert du chômage comme d'unepurge » (Ici et maintenant, p. 195-197). De même M. Rocard :« Arriver à une planification qui chez nous préfère le plein-emploi » (Le PSU, p. 105). Cette croyance manichéenne selonlaquelle le libéralisme aurait préféré le chômage, et le socialismele plein-emploi, engendrait la certitude de la possible transfigu-ration sociale. C'est l'idée de cette transfiguration, au sens dechangement de la figure et du regard, qui reste la spécificité dusocialisme révolutionnaire, une fois son histoire probablementclose. Changer la vie, ce n'était pas seulement changer les struc-tures, mais l'esprit, adopter les puissances du bien et les fairerenaître, révéler l'âme de la société. Prêtant sans doute son allé-gresse intérieure à la société entière, L. Blum déclarait à la radioà la fin de 1936 : « Il est revenu un espoir, un goût du travail,un goût de la vie. La France a une autre mine et un autre air.Le sang court plus vite dans un corps rajeuni » (op. cit., p. 307).

La fin du siècle marque l'achèvement du socialisme deJaurès comme espérance de transfiguration. Les expériencesamères ont évacué les vieux démons de la perfection sociale, entransformant l'utopie idéologique en simple morale.

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V. L'Etat-garantOU L'ÉTAT DE DROIT

Le propre d'un garant est de désigner la valeur et non de larevendiquer pour son compte. Garantir signifie s'effacer derrièrece qui vaut, en se donnant pour but de le servir et de lui assurerl'existence.

L'Etat-garant protège autre que soi, et par conséquent passeau second plan. Ce qui semble paradoxal. Car il détient tou-jours « le monopole de la force légitime » dont parlait MaxWeber - sinon, il ne serait plus l'Etat. Exceptionnellement, laforce et la valeur ne s'identifient pas. La victoire ou la force nesuffit pas à légitimer la puissance. L'Etat se légitime par la ga-rantie de valeurs posées avant et devant lui.

Seul cas dans l'histoire. Le cas politique de l'Europe appa-raît marginal, et depuis les origines. Rome et Athènes invententdes régimes dans lesquels la force ne sert qu'à garantir le droit,et se soumet à la loi. Ailleurs, la force prime tout, s'adjuge légi-timité et occupe le lieu de référence, créant une loi servante.L'idée d'une politique soumise à la loi, et non à la force, suitl'histoire millénaire de nos pensées politiques. L'évolution occi-dentale depuis des siècles est marquée par un progrès des formesconstitutionnelles, au détriment des formes autocratiques ouarbitraires de gouvernement. Au xx` siècle, cette idée se concré-tise avec d'autant plus de vigueur qu'elle découvre son antithèseparfaite, son revers presque allégorique : cet avatar moderne etscientifique du despotisme nommé totalitarisme. Comme aupa-ravant, l'Etat qui garantit fait figure d'original. Les peuplesoccidentaux créent un îlot de droit au milieu d'un monde

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étranger et, selon leurs critères, étrange. Il s'agit d'une aventurehistorique, d'un modèle qui rompt avec tous les types. La sociétéqui en résulte ne se compare en rien aux autres. Systèmeanormal : en face de lui, tous les autres se ressemblent.

La nouveauté de ce temps consiste dans le développementmondial de l'idée d'Etat de droit. L'idée fait école. Sa séductionl'emporte sur celle des utopies. Au moins faut-il distinguer deuxpériodes. La première moitié du siècle voit la diffusion de régimesdictatoriaux et totalitaires. L'Etat de droit se trouve ici et là remisen cause, et honni sous sa forme démocratique accusée de corrup-tion. La seconde moitié du siècle connaît une sorte de triomphe del'Etat de droit - mais dont l'avenir reste encombré d'incerti-tudes. Les corruptions démocratiques n'ont pas disparu pourautant. Mais la connaissance des calamités profondes engendréespar les totalitarismes, laisse se développer un courant que l'onpourrait appeler réaliste si ce dernier mot ne prêtait tant à confu-sion. L'Etat garant du droit et des libertés apparaît, quelle quesoit sa forme, comme celui qui cause le moins de mal, à défautd'être vertueux. Les démocraties occidentales n'ont rien d'angé-lique. Mais les autocraties qui au xxe siècle leur font face expri-ment tant de traits diaboliques que le combat semble à la fois, vude notre côté, manichéen et titanesque.

Dans les années 30, l'approche de la guerre peut laissercroire que les démocraties se trouveront contraintes de ressem-bler à leurs adversaires pour les contrer plus efficacement -telles quelles, elles apparaissent si faibles, comme le démontre lapériode qui va de 1936 à 1939. Aussi l'éventualité, impossible àexclure, d'une servitude généralisée, suscite l'effroi dans les pen-sées. La défense de l'Etat de droit se voit comprimée sans espoirentre le fascisme et le communisme. En 1936, Elie Halévy rendpubliques ses réflexions sur ce thème, sous le titre L'ère des tyran-nies. Il met en avant la ressemblance entre le fascisme et lecommunisme, et la propension des époques guerrières à pro-duire les tyrannies (à juste titre, l'auteur renonce à utiliser levocable plus moderne de dictature, à cause de son acceptionancienne. La dictature signifie traditionnellement, depuisRome, un régime autoritaire temporaire destiné à protéger larépublique). L'enflure des régimes autoritaires et plus loin, tota-litaires, est encore l'idée qui forme la trame de deux ouvragesaussi différents que Christianisme et démocratie de J. Maritain,

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datant de 1943 et La bombe atomique et l'avenir de l'humanité, écritpar K. Jaspers en 1958. Ici et là sourd l'inquiétude devant lecombat de géants entre l'Etat totalitaire et l'Etat de droit ; etl'impression de se trouver en un lieu où l'histoire hésite, nesachant de quel côté elle va tomber.

Pendant plusieurs décennies après la seconde guerre, ce quel'on appelle désormais le monde libre craint de se laisser littéra-lement avaler par son adversaire. Chacun connaît trop bien lesfaiblesses inhérentes à l'Etat de droit - ses tergiversations mor-telles, sa neutralité suicidaire, sa mauvaise conscience réma-nente, ses craintes, ses querelles puériles. En face, le totalitarismeapparaît sans fêlure, monolithique, sûr de son bon droit, jamaisirrésolu, bref, voué à la victoire, si l'on est assez réaliste poursavoir que la victoire s'acquiert par une force maîtrisée et nonen brandissant des arguments moraux.

On défend mieux ce que l'on craint de perdre. C'est danscette ambiance lourde que se déploie la justification de l'Etat dedroit, que nous appelons l'Etat-garant, parce que l'idée de sonrôle spécifique nous paraît plus fondamental que l'énoncé de cequ'il défend, qui ne se résume d'ailleurs pas restrictivement dansle droit.

L'expression même de la pensée politique qui nous occupeici, par rapport à l'expression des autres pensées contempo-raines, suggère une observation capitale. Les courants marxiste-léniniste, national-socialiste, à un moindre degré, fasciste, repré-sentent des visions du monde architecturées et répondantdéfinitivement aux questions multiples qui se posent à la sociétépolitique en particulier et à l'homme en général - ce sont desidéologies. Elles ont cette particularité de se développer dans lapensée et dans le discours, de manière systématique et englo-bante, mais de se réaliser très peu ou pas du tout dans la sociétéréelle, malgré les moyens draconiens utilisés parfois sur de lon-gues périodes. Le marxisme-léninisme a réalisé à peu près danstous les domaines le contraire de ses finalités à long terme, mêmes'il a réalisé cette finalité à court terme qui était d'étatiser lesmoyens de production et d'échanges - réalisation à laquelle sesont raccrochés pendant longtemps ses défenseurs inquiets. Lenational-socialisme a réalisé l'extermination à laquelle son nomreste attaché, mais aucunement la société future idéale dont il sefaisait le champion. Le corporatisme et le fascisme ont abouti à

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une tyrannie sans pour autant rendre à la société la paix socialepromise. On pourrait ajouter à cela que le socialisme n'a pasréalisé son projet, pour une autre raison : parce qu'il se refusaità ressembler aux autres idéologies en utilisant la terreur pourconcrétiser l'idée. Autrement dit, toutes ces pensées sont trèsvivantes dans le discours, mais mortes dans leurs concrétisations,au moins au regard de leurs attentes. En ce qui concerne l'Etatde droit, c'est le contraire. Il fait plus qu'il ne dit, au lieu que lesidéologies disent plus qu'elles ne font. Il s'agit d'abord d'uneidée réalisée, et beaucoup moins d'un courant de pensée justi-fiant cette idée. Ce courant n'a pas de maître. Il ne s'annoncesous le nom d'aucun prophète. Il s'avance à travers des auteursdivers et multiples, qui ne rêvent jamais de transformer lemonde et s'avèrent même en général plutôt pessimistes. Il nedéclenche pas d'enthousiasme tapageur. La pensée de l'Etat dedroit n'est pas une idéologie, mais d'abord une organisationsociopolitique réelle, sous-tendue par des considérations et desprincipes modestes, conscients de leurs propres contradictions ethantés par leur propre imperfection. Il y a là une différence denature qui permet de mieux cerner dès l'abord l'essence del'idée qui nous occupe. C'est une pensée de la terre, au sens oùBachelard distinguait les rêves de la terre et les rêves du feu, unepensée rivée au monde et au temps présents. Sa finalité singu-lière est tissée d'observations plus que d'inventions. Elle joue deprudence plus que de science. Ses valeurs restent lovées dans lemonde fini.

Pensée de modestie et même d'incertitude, elle l'est nécessai-rement par sa caractéristique première, qui la démarque desautres : pensée politique qui relègue la politique à un rangsecondaire et l'empêche d'emplir tout l'espace. Pensée de lapolitique qui paradoxalement vise à réduire les prétentions de lapolitique, l'assigne à résidence, lui désigne un terrain suffisant etlimité. La première certitude des tenants de l'Etat de droit estque la politique ne peut créer la vie ni la re-faire, mais que la vieéchappe infiniment à la politique, la déborde non pas au sensd'un contournement maléfique, mais au sens d'une explosion devaleurs qui dépassent le lieu du pouvoir. La politique apparaît,dans sa puissance, non comme un moyen puissant pour réorga-niser, transformer la vie, mais d'abord comme une force inquié-tante à domestiquer ; et plus avant, comme une force utile à

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L'Etat-garant 201

éduquer pour garantir seulement les valeurs explosives de la vie.Domestication d'une maîtrise : paradoxe de l'Etat de droit, dela même façon que Proudhon appelait à « gouverner le gouver-nement ».

Cette volonté de lier la force par le droit - lors même que ledroit plie partout devant la force et lui fait allégeance - est lefruit d'une longue évolution historique, et rend compte d'unétat d'esprit particulier. Montesquieu, à juste titre, définissait unrégime par son « principe » autant que par sa structure. Si l'onadmet que chaque organisation sociopolitique se trouve muepar une sorte de principe interne - ou encore, rendue possiblepar une mentalité singulière qu'elle contribue en même temps àforger -, il faut voir dans l'Etat de droit un engagement tacitede chaque citoyen. Cet engagement se trouve non seulement àl'origine symbolique de cette organisation politique, c'est-à-diredans l'idée de contrat, mais surtout, il est constamment sous-entendu dans la vie quotidienne, et implicitement renouvelé enpermanence. Cela signifie que l'Etat de droit suppose, comme sacondition primordiale, un accord volontaire de chacun qui im-plique l'obéissance à des règles. On dira qu'il en va ainsi danstoute société. Dans une organisation autocratique, il existe biendes règles, mais l'irrespect qu'on leur porte ne met pas, sauf encas limites, le pouvoir en péril : s'il le faut, il y répond par laforce, et tout est dit. Tandis que l'Etat de droit tient sur l'édificefragile d'une volonté commune de « jouer le jeu », de se prêter àune règle du jeu. Que cette volonté commune faiblisse, l'organi-sation se trouve en danger grave ; qu'une volonté contraire sedéveloppe assez largement, et elle s'effondre. Lorsque dansune démocratie, un certain nombre d'acteurs méprisent la règledu jeu par refus du système lui-même, on peut dire que lerégime court à sa perte. C'est ce qui arriva à Rome, au r" siècleavant J.-C., quand on commença d'acheter les voix. C'est aussice qui arriva en Allemagne quand, au début des années 30, unlarge pourcentage de parlementaires jouaient contre le régime.Une démocratie ne peut rien, ou pas grand chose, face aux tri-cheurs qui bourrent les urnes. Car c'est un système qui, contrai-rement aux autres, ne peut se maintenir seulement par la force,mais réclame l'acquiescement. Certes, l'opposition est institu-tionnalisée, et considérée comme un enrichissement, mais l'op-position doit se tenir toujours à l'intérieur de ce consensus justi-

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fiant l'Etat de droit. C'est dire si celui-ci est resté fragile : unefêlure dans la confiance suffit à l'ébranler. Organisme de crédit :

il tient sur l'opinion, qui le juge aux résultats. Il réclameconfiance, et en même temps une espèce de vertu, guère éloignéede celle dont parlait Montesquieu à propos du principe desrégimes républicains. Non pas vertu morale, mais civique : lecitoyen - qui n'existe que dans l'Etat de droit, les régimesautocratiques n'ont que des sujets - réprime volontairement sespropres penchants à la violence, à l'arbitraire, et se plie de lui-même à la règle du jeu. Le citoyen est « une sorte de saint laïc »,écrit G. Burdeau en exagérant à dessein, parce qu'il s'oblige lui-même à faire passer son intérêt particulier derrière l'intérêtgénéral (La démocratie, p. 25). On pourrait plutôt dire qu'il ana-lyse son propre intérêt à long terme. Il sait que s'il adopte uncomportement semblable à celui de l'état de nature, le pouvoirdevra agir semblablement. Et J. Baechler a raison de dire(Démocraties, p. 77) que le citoyen corrompu - toujours au senscivique, par exemple celui qui bourre les urnes - s'est déjàplacé de lui-même sous une autocratie : violant les règles, ilréclame insidieusement le pur règne de la force.

Il ne suffit d'ailleurs pas que le citoyen se plie à des interdits- ne pas tricher -, mais on lui demande de jouer un rôlepositif. L'Etat de droit ne permet pas seulement une liberté par-ticipative, mais la rend presque obligatoire. En effet, une désaf-fection trop grande de la participation laissera le champ libreaux seuls détracteurs du système, qui empliront dès lors l'espacedu jeu politique pour finalement le révoquer.

Le principe interne de l'Etat de droit peut donc s'énoncercomme une volonté à la fois intérieure à chacun et commune àtous de défendre l'institution. L'effort est grand - chacun neressent-il pas obscurément l'impérieux besoin de déployer soncaprice et son arbitraire personnel... les règles du jeu sontassommantes et paraissent souvent inutiles et superflues. Jaspersdisait que cette structure politico-sociale correspond à un déve-loppement supérieur de la raison. Il faudrait dans ce casentendre celle-ci au sens du raisonnable et non du rationnel.L'Etat de droit, nous le verrons, tient extrêmement peu aux sys-tématiques et au contraire obéit beaucoup à la vertu de pru-dence. Mais il est certain que son émergence et plus encore sondéveloppement, réclament un long apprentissage. C'est pour-

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quoi au xx` siècle on observe, en même temps qu'une sorted'épidémie mondiale des idées justifiant l'Etat de droit, une trèsgrande difficulté à concrétiser cette forme politique dans despays encore ignorants du principe interne nécessaire à sa réali-sation.

L'Etat-garant cherche donc à éviter la violence parl'acquiescement et la confiance dans le droit. Il représente, à cetégard, le pouvoir politique le plus éloigné de l' « état denature » qu'on puisse imaginer à ce jour, fondé sur une société« cultivée », non pas au sens moderne, mais au sens éthymolo-gique et quasiment agricole du terme. Il réclame une sophistica-tion de la raison raisonnable et par là, nourrit, à juste titre ounon, l'idée d'un progrès continu de la conscience, et s'appuie surla nécessité d'une éducation populaire. Organisation complexe,due à un effort pour échapper en partie aux simples rapports dedomination, il se trouve aux antipodes des systèmes autocrati-ques de tous ordres, obéissant à des tendances instinctives etnaturelles. Montesquieu faisait déjà remarquer que « pourformer un gouvernement modéré, il faut combiner les puis-sances, les régler, les tempérer, les faire agir... C'est un chef-d'oeuvre de législation que le hasard fait rarement, et que rare-ment on laisse faire à la prudence. Un gouvernement despotiquesaute, pour ainsi dire, aux yeux ; il est uniforme partout :

comme il ne faut que des passions pour l'établir, tout le mondeest bon pour cela » (Esprit des lois, V, XIV). Le gouvernementautocratique, pour E. Weil (Philosophie politique, p. 158 et 172),représente « une forme normale » de gouvernement. L'Etat dedroit, au contraire, sous-entend un dépassement et uneconstruction de la raison, donc un effort permanent- l'Etat dedroit n'est jamais totalement acquis - pour arracher la poli-tique aux violences de la nature.

Reste, avant de définir plus loin les idées caractéristiquesdonnant forme à l'Etat de droit, à préciser ses contours institu-tionnels. Pendant la période qui nous occupe, les défenseurs del'Etat de droit s'intéressent généralement assez peu à ses moda-lités institutionnelles. Le xx` siècle cherche les légitimations d'unpouvoir fondé sur les droits de l'homme, non pas celles de la mo-narchie constitutionnelle, de la république ou de telle ou telleforme de démocratie - les exceptions sont rares : le radicalismedéfend le républicanisme contre le monarchisme encore vivace

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au début du siècle, le maurrassisme défend la monarchie. L'éla-boration constructive fait apparaître des « types fonctionnels »généraux : pour E. Weil, il importe peu de savoir quelle formejuridico-constitutionnelle revêt le gouvernement, mais de savoirs'il est ou non constitutionnel, par rapport à un gouvernementautocratique (op. cit., p. 156-157). L'Etat de droit est pluriforme,et la querelle antique et médiévale entre monarchie/aristocra-tie/démocratie se trouve reléguée au second rang, pour ne pasdire exclue du champ politique.

La définition de l'Etat de droit concerne moins un régimepolitique que le rôle précisément imputé au pouvoir sur le planpolitique - et la conception de ce rôle sera par certains cou-rants, étendu au plan social et économique. Il ne s'agit doncnullement de légitimer la république, et il ne s'agit pas non plus,comme on pourrait le croire, forcément d'une légitimation de ladémocratie comme régime politique. Même si l'Etat de droitreste le plus souvent lié à la démocratie, celle-ci réclame, pourdemeurer garante des droits, une redéfinition restrictive. Autre-ment dit, ce n'est pas la démocratie qui constitue le critère devaleur, mais la garantie des droits de l'homme. On sait quel'idéal démocratique, après avoir été défendu avec passion dansl'Athènes antique, a connu de longs siècles de relégation par lasuite, pour être finalement exhumé par les philosophes desLumières. Mais il revient alors sous une forme pour ainsi direcontraire à son principe, sous la forme de la démocratie jacobinequi consacre la dictature de la majorité en asservissant la véritépolitico-juridique à la loi du plus grand nombre. Naturellement,la démocratie à laquelle se rattachent les courants défenseurs del'Etat de droit font référence au contraire à la démocratie libé-rale décrite au xix` siècle comme respect et garantie des mino-rités. Mais une nouvelle ambiguïté surgit, contemporaine cettefois. Le terme de démocratie est devenu au xx` siècle davantageun slogan qu'une idée. Presque tous les régimes et les plus auto-ritaires, s'en réclament d'une même voix, rendant le vocableinopérant - un mot qui sert à tout perd son sens et se trouvevoué à l'inefficience. Slogan renvoyant à une idole plus allégo-rique que réelle, l'appellation de démocratie est revendiquée àla fois par le totalitarisme soviétique, par un certain nombre dedictatures, et aussi bien par le régime de Khomeiny en Iran...Cette appropriation rend compte, outre d'un tribut payé à

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l'opinion publique internationale, d'une distorsion de sens ou,peut-on dire, d'une parodie de signification. Le marxisme-léni-nisme aussi bien que Khomeiny agissent comme si l'unité de lasociété déjà réalisée indiquait un consensus total. La « démo-cratie » dont il est question ici, laisse croire à l'existence préa-lable d'une communauté des pensées, alors que la démocratielibérale pose la légitimité des diversités et recherche une unitéimparfaite dans le respect des diversités. Il va de soi que cettedémocratie de monastère n'a rien à voir, sinon par une tricherieintellectuelle, avec la nôtre. Toute notre pensée politique sous-entend précisément l'idée que la société civile n'est pas unmonastère, et ne tend d'ailleurs pas à le devenir - ce qu'appel-lerait le totalitarisme -, puisque l'unité recherchée n'est rienqu'un pluralisme assumé. La « démocratie » totalitaire rappellela démocratie jacobine, dans laquelle elle puise ses racines. Entout cas, cette inversion de sens permet au vocable de s'univer-saliser en se dénaturant, et lui fait perdre sa signification exclu-sive. La démocratie est devenue une idole surdéterminée, donttout le monde se réclame par souci de réputation, et pour sacri-fier à une mode. Elle nécessite donc d'être précisée, et ne se suffitpas à elle-même.

Par ailleurs, et au-dehors de ces utilisations tronquées, ladémocratie souffre toujours des effets pervers potentiels quipesaient sur elle depuis l'Antiquité ; la souveraineté populairene s'identifie pas forcément avec le respect des droits. DepuisPlaton réactualisé par Tocqueville, l'Europe sait qu'une démo-cratie peut être, ou devenir, despotique - c'est-à-dire contre-dire son propre principe. La foule des Anciens exhibait ses ten-dances tyranniques - arbitraires et répressives -, la majoritéd'aujourd'hui peut exercer des tyrannies de toute nature - dela création d'un dictateur au terrorisme intellectuel. Cherchantce qui, dans la démocratie, répond aux aspirations de ses défen-seurs, il faut donc aller plus profond et parler d'Etat de droit,voire d'Etat-garant, plus que de démocratie.

Parler de l'Etat-garant des droits permettra aussi d'aperce-voir, à partir du critère fondamental, les déviances contempo-raines du pouvoir démocratique. L'apparition de l'Etat-provi-dence sur le plan économico-social ne laisse-t-il pas déceler, endépit des aspirations populaires, une dégradation de l'idéaldémocratique ? Ou encore, l'Etat-providence continue-t-il de

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garantir tous les droits reconnus ? C'est la question qui diviserales défenseurs modernes de l'Etat de droit. Avec l'éclosion de ceproblème récent, on aperçoit clairement que la définition del'Etat de droit se pose en terme de rôle du pouvoir et non derégime politique.

L Etat de droit croit au péché originel

Ce titre peut paraître provocateur. Il n'en énonce pasmoins la caractéristique sans doute essentielle de cette forme depolitique au xx' siècle, c'est-à-dire au moment où elle s'opposeaux totalitarismes - plus qu'à des despotismes ordinaires.Cela ne signifie évidemment pas que l'Etat de droit ferait allé-geance à telle conviction religieuse, ou se soumettrait à tel récitbiblique. Mais qu'elle suppose une certaine vision, spécifique,de l'homme.

La philosophie qui engendre l'Etat de droit ne sous-entendni la bonté intrinsèque de l'homme, ni sa perversion nécessaire.Elle pose cet homme-Janus tel que l'histoire nous le raconte ettel que la géographie nous le décrit : un être capable de grandscrimes et de grandes sollicitudes. Au-delà de cette observationqui apparaît comme une lapalissade, elle se fonde sur une affir-mation ontologique : les capacités de bien - d'altruisme et dedévouement - et de mal - d'égoïsme et de violence - sontinhérentes à l'homme de tous les temps. L'histoire entenduecomme processus lié au progrès ne saurait donc réduire ce para-doxe. La raison et la conscience morale peuvent contribuer àdes améliorations humaines et sociales, notamment réduire laviolence de l' « état de nature ». La mise en place de structuresadaptées à cette finalité peut aussi y contribuer. Mais aucunedisposition ni aucune structure ne saurait parvenir à transfor-mer l'homme-Janus, ni, a fortiori, à le transformer définitive-ment. Toute tentative pour faire reculer les forces négativesconsidérées comme mauvaises, est vouée d'une part à l'imperfec-tion - elle n'atteint jamais aucun idéal rêvé -, d'autre part, àla précarité - elle devra se déployer inlassablement sans jamaisrien tenir pour acquis. Aucune organisation sociopolitique nesaurait donc prétendre à la re-naturation de l'homme, comme lecroient les idéologies contemporaines. Par contre, toute organi-

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sation sociopolitique visant à améliorer les relations socialesdevra prendre en compte l'imperfection congénitale, la con-tourner, et souvent l'assumer. On ne perfectionnera jamaisqu'en abandonnant l'attente de la perfection. Avec l'Etat dedroit, l'idéologie fait place à un idéal reconnu inatteignable etcohabitant avec la reconnaissance paisible - non forcémentfataliste - de la prégnance du mal dans le monde.

Le face-à-face avec les totalitarismes engendre donc la certi-tude d'un statut ontologique de l'homme, contre lequel aucunerévolte ne prévaut. Toute politique qui fait la guerre à l'être,engendre la terreur. Et l'on a pu dire (A. Besançon, La falsifica-tion du bien) que le totalitarisme n'était pas la révolte du biencontre le mal, mais du bien contre l'être, sous-entendant quel'être contient le mal à titre de noyau indissoluble. Le dévelop-pement sans précédent des justifications de l'Etat de droit,depuis vingt ans, correspond avec la prise de conscience d'uneperversion enracinée au coeur de l'humain. Pour autant la poli-tique préconisée ne devient pas cynique ni positiviste. Mais aulieu de nier le mal ou de chercher à le gommer définitivement,elle l'analyse et s'appuie sur lui pour nourrir son élan.

La politique de l'Etat de droit est une politique de l'effet per-vers. Son acte de naissance consiste à brider le pouvoir sans lenier : le pouvoir est nécessaire à toute société - faute de quoielle tombe dans l'anarchie, la violence et l'injustice -, mais ilmanifeste sans exception une tendance à l'excès et plus loin àl'oppression. Il s'agit donc d'accepter sa présence tout en gar-dant l'oeil rivé sur ses perversions possibles, de le légitimer en lecontraignant. On remarquera que ce raisonnement met enavant à la fois les dérives propres à la société privée de chef, etles dérives propres à l'autorité elle-même. Il s'agit de viser, nonune situation qui résoudrait les problèmes liés à la vie en société,mais une situation d'équilibre - toujours plus ou moins ins-table - entre les effets détestables engendrés alternativementpar les solutions choisies. Déjà pour Aristote, la démocratie -qui n'était pas l'Etat de droit tel que nous le connaissons - ten-dait moins à concrétiser une égalité ressentie qu'à réduire le pluspossible les corruptions auxquelles tout pouvoir semble voué parnature. Et Aristote riait de Platon qui croyait certains hommescapables d'échapper à la corruption du pouvoir.

Au-delà de cette affirmation fondamentale sur la nature du

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pouvoir, la démocratie libérale décline toutes ses convictions surle schéma de la prévision des effets pervers. Elle croit en la sou-veraineté du peuple, mais sait que le peuple peut devenir unefoule apte à jouer contre l'intérêt public et à préparer des tyran-nies. Elle croit d'une certaine manière en l'égalité, mais elle saitque l'égalité nourrit la paresse et l'indifférence. Elle croit en laliberté d'entreprendre, mais elle sait que le profit individuel pro-page l'égoïsme et développe des ententes propres à nier la libertéd'entreprendre. Elle juge la liberté d'opinion bienfaisante, maiselle sait que cette liberté concourt aussi au déploiement d'idéesmortiferes. Autrement dit, elle est cette organisation qui vise aubien en prévoyant les détournements et les avatars néfastes dubien, et finalement elle cherche le moindre mal partout.L'exemple le plus significatif en est la conscience extrême qu'elleporte de son défaut majeur : la démocratie répond mal auxnécessités de la situation exceptionnelle. C'est pourquoi elleinvente, depuis l'Antiquité, l'idée de raison d'Etat qui la con-tredit profondément mais permet de répondre au problème dela survie de l'Etat en situation extraordinaire - il n'y a pas deraison d'Etat dans les autocraties, puisque tout y est raisond'Etat.

L'Etat de droit apparaît ainsi comme une tentative toujoursincertaine de courir au moindre mal pour éviter le pire, uneorganisation tissée d'humilité. Les régimes qui le concrétisentsont composites et formés parfois d'éléments contraires ou quiparaissent tels - une monarchie flanquée d'institutions parle-mentaires, une république parlementaire et présidentielle. L'an-cienne idée du régime mixte, repoussée par Bodin après unelongue histoire, répondait à des exigences semblables. Le pur estle pire, parce que le pur engendre les pires perversions. Tandisque le composite répond aux excès en les obligeant à se limiterréciproquement. On se trouvera donc en face de structures poli-tiques complexes, voire sophistiquées, hérissées de barrièresnaturelles, les excès se détruisant les uns par les autres.

L'ontologie qui fonde cette politique est issue aujourd'hui del'observation historique et des déceptions intellectuelles qui fontsuite à la faillite des grandes idéologies. Mais, au-delà, elle re-joint l'ontologie chrétienne du péché originel et l'affirmationd'une « nature » humaine qui fonde les organisations sociales,loin que celles-ci soient finalisées à la produire. C'est pourquoi

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les penseurs spiritualistes de l'Etat de droit insistent particulière-ment sur cet aspect fondateur : les démocraties pluralistes n'ontrien de spiritualiste puisque, au contraire, elles promeuvent latolérance, engendrent la laïcité, et récusent toute intrusion dusacré dans la politique, mais elles reposent sur le même socleontologique que la philosophie chrétienne. On peut les dire fon-dées sur la réalité (J. Maritain, Les droits de l'homme et la loi natu-relle, p. 656), non au sens d'un positivisme, mais au sens oùelles rejoignent finalement l'acceptation de la réalité humainebiblique, assumant le péché originel comme mal indéracinableet préalable à l'histoire. K. Jaspers (La bombe atomique..., p. 422)rappelle à propos de l'Etat de droit la parabole du bon grain etde l'ivraie. Il est vrai que cette histoire symbolique tirée du Nou-veau Testament repousse par avance les tentations totalitairesen légitimant la reconnaissance des effets pervers. S'il est con-seillé de ne pas arracher l'ivraie, c'est parce que l'éviction dumal dans le monde, même si elle répond à un appel généreux dela conscience, entraîne aussi l'arrachement du bien, c'est-à-dire,tout compris, la destruction de l'être. La censure étouffe les idéesmalsaines, mais aussi toutes les idées. Le déploiement de laliberté ne s'entend qu'avec l'acceptation du déploiement de cer-taines corruptions, qu'il s'agit ensuite de combattre.

Il y a une espèce de sagesse dans cette acceptation, au sensoù la sagesse serait cette capacité de se suffire dans la consciencede la finitude. Les citoyens de l'Etat de droit ont coutumed'assigner les rêves à résidence. En général, ils ne comparent pasla réalité d'ici avec les promesses de perfection venues d'ailleurs- sauf à se placer déjà, en esprit, dans la logique totalitaire. Ilsse contentent de ce monde-ci, et ont une conscience vive de lacatégorie de l'impossible. Cette sagesse peut se détériorer enlâcheté ou en fatalisme : alors que les autocraties se pervertissentdans les folies de la grandeur, les démocraties se corrompentdans la médiocrité.

La finalité de l Etat-garant

La conviction selon laquelle une transformation de l'hommes'avère impossible, suscite une forme politique spécifique. Engénéral, les gouvernements tantôt s'intéressent à développer leur

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propre pouvoir, tantôt assignent à la société qu'ils dirigent unbut de régénération, d'éducation ou d'amélioration éthique.L'empereur chinois des premiers siècles avant Jésus-Christ sedonnait pour tâche d'assurer une certaine égalisation sociale, enredistribuant à chaque génération des champs identiques àchacun. De même pour l'Inca d'Amérique. Les Mongolscouvraient pour une idée qui ressemblait déjà à notre idée natio-nale, et se tenaient prêts à tout lui sacrifier. Les royaumes chré-tiens ou musulmans s'attachaient à diffuser la religion, à concré-tiser la morale dans les lois de l'Etat. Certains pouvoirs serventun projet historique qui les dépassent, tels les rois espagnols de laReconquista, d'autres vivent pour la domination du monde.Mais toujours il s'agit de finaliser, voire d'asservir la société à undessein plus grand qu'elle.

L'Etat de droit représente sans doute la seule organisationpolitique par laquelle l'Etat ne se donne par principe aucunemission supérieure ni extrinsèque. Sa seule mission est degarantie : il lui faut protéger la société existante, telle qu'elleest et vit présentement, et protéger son évolution propre, sanschercher à en détourner le cours.

Cette finalité de simple garantie provient des théories ducontrat, et surtout du contrat lockien. Elle repose sur l'idée d'unindividu autonome, et constitué avant la société politique. Lepouvoir politique est réclamé pour l'accomplissement de cettetâche précise de protection. Mais il devient illégitime s'il dépassecette tâche assignée. La valeur suprême ne repose donc ni dansl'Etat comme instance sacrée ou comme symbole de l'âme dupeuple - ni dans le dessein d'une société future tenue pourmeilleure ou parfaite. Mais la valeur suprême repose dansl'homme qui devient mesure de tout, non pas un homme rêvé,mais l'homme réel d'aujourd'hui, avec ses besoins, ses projets, sasociabilité spécifique. La politique a pour but de protéger cethomme tel qu'il est, de lui offrir les conditions de son épanouis-sement, de l'aider à réaliser ses finalités particulières ou collec-tives. La politique ne fait que prêter son bras aux finalités desindividus. Elle leur permet d'aller plus loin, mais sur les voiesqu'ils ont eux-mêmes choisies.

Cette conception particulière du rôle de la politique, fondeses arguments sur le primat de la personne. Mais au-delà, elleest issue d'un courant de pensée ancien qui trouve ses origines

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chez Aristote. Le philosophe de Stagire décrivait la politiquecomme un « art de gouverner des hommes libres », ce qui signi-fiait le respect des libertés et leur garantie. L'art suppose unemanière, un talent pour une action difficile et privée de recette :des hommes libres ne ressentent probablement qu'un désir, celuide n'être pas gouvernés. Aristote avait déjà réduit la politiqueau service des hommes, même s'il assignait au pouvoir des tâchesqui nous paraissent aujourd'hui excessives. Lorsque Platon, àl'inverse, tenait la politique pour une science, il signifiait uneréorganisation du monde, et un travail de gestion fondé sur desprésupposés objectifs : la liberté s'y détruisait immédiatement.La querelle entre Aristote et Platon au iv` siècle avant notre ère,aussi bien au sujet de la finalité du politique que de la finalitééconomique - querelle au sujet de la propriété collective ouprivée -, dessine déjà les traits de la dichotomie auto-craties Etats de droit. Les pouvoirs autocratiques ont tendanceà considérer la politique comme une science, et à gérer la société,tandis que l'Etat de droit gouverne (Dans L'Anti-Dühring, Engelsprévoyait de remplacer le « gouvernement des hommes » parl' « administration des choses »). La différence entre ces deuxtypes d'exercice de la puissance est révélatrice. On gère ou l'onadministre des choses, tandis que l'on gouverne des hommes.Administrer suppose une science, nantie de lois rigoureuses etuniverselles. On sait où l'on va quand on administre, car onprête sa pensée aux choses et on leur assigne un but. Quand ongouverne, le monde apparaît contingent et imprévisible. Car cesont des hommes qui s'agitent en-dessous, avec leur liberté, et ilne s'agit pas de les réduire, mais de façonner un ordre avec cettediversité irréductible. C'est pourquoi Platon disait que la raisonscientifique préside à la politique, tandis qu'Aristote réclamaitla vertu de prudence : la politique consistait pour lui à louvoyerentre des forces extérieures qu'il faut canaliser, non à recréer desforces à partir d'un projet.

Ainsi, le pouvoir se départit du savoir. Il n'est plus, commedans le despotisme éclairé et plus tard dans le totalitarisme, celuiqui sait. Il ne décrète pas de vérité officielle.

La définition de la politique comme gouvernement et noncomme administration, forme sans doute le fondement de lafinalité de l'Etat de droit. En même temps, cette définitionrestrictive laisse entendre que seul l'Etat de droit serait vérita-

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blement une « politie ». Les Anciens tenaient déjà le despotismepour une simple « économie » - gérer des hommes comme sil'on gérait un domaine pourvu d'esclaves. Les rédacteurs de ladéclaration des droits ont plus tard réitéré un idée analogue, enaffirmant que « toute société dans laquelle la garantie des droitsn'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'apoint de constitution » (Déclaration du 26 août 1789, art. 16).L'Etat qui gouverne, contrairement à celui qui gère, s'appropriela dénomination politique. M. Finley écrit en traduisant une idéeeuropéenne immémoriale : « La politique telle que nous l'enten-dons compte parmi les activités humaines les moins répanduesdans le monde prémoderne. Ce fut bien une invention grecque »(L'invention de la politique, p. 89). La pensée de l'Etat de droitapparaît ainsi moins comme une pensée parmi d'autres, quecomme celle qui revendique la seule manière possible de gouver-ner - on ne gouverne que des hommes libres, sinon il ne s'agitque de gestion.

Cette vision des choses interdit au pouvoir de définir un projetobjectif. Car tout projet décrété objectif et apporté à la société del'extérieur, annihile les libertés individuelles. La définition d'un« bien commun » caractérisant le bonheur de tous, est réservée àl'autocratie, et notamment au despote éclairé. Ici, le pouvoir nedécrète pas quels sont les contours du bien, car le bien ressortd'une définition individuelle ou sociale, mais non politique. Lapolitique se définit justement par la garantie qu'apporte le pou-voir à chacun de vivre et de réussir selon ses propres critères.

Le despotisme ancien, les totalitarismes modernes et l'auto-cratie en général peuvent concevoir le projet social avant de leconcrétiser, et l'imposer à la société qu'ils administrent. Ils par-tent en effet du présupposé selon lequel le chef, ou l'idéologie,sont omniscients, ou en tout cas plus capables que la société deconnaître les critères du bonheur individuel et collectif. L'auto-cratie, sauf dans les cas où elle se résume dans une simpleexpression de la volonté de puissance, se croit dépositaire d'unescience objective du bien social et justifie la contrainte par lacertitude de son apport en bonheur - présent ou futur. Dansl'Etat de droit, l'image du bien commun se transforme par ledéplacement de ses origines. Il ne provient plus d'aucun projetabstrait ni ne se donne pour scientifique ou objectif. Il peut sedéfinir de deux manières distinctes.

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Dans la démocratie libérale-individualiste, le bien communapparaît comme la simple addition des projets individuels. Ils'agit donc d'une notion éclatée, subsumant sous sa dénomina-tion générale un ensemble d'interprétations diverses, voirecontradictoires. La seule obligation faite à l'individu est de nepas définir comme son bien-être personnel une situation nuisibleaux autres individus. Le pouvoir gère une interaction de désirsdisparates auxquels il donne possibilité de réalisation, tout ententant d'empêcher les heurts inévitables. La société est vuecomme une structure, voire un entassement, de particularités.

Dans la démocratie personnaliste, l'individualisme est récusé.La société-addition, qui engendre la massification et la déperson-nalisation, disparaît derrière une idée de la société-communauté,qui n'a cependant rien à voir avec la société-monastère du totali-tarisme. Ici la communauté représente un idéal jamais atteint,non une pseudo-réalité déjà construite par le miracle idéologique.La communauté sociale est un effort permanent d'unité qui seréalise à travers les petites communautés vivantes dont se tisse lagrande société. L'individu ne peut trouver ni définir son bien-êtredans la solitude, mais seulement par le biais de ses liens d'apparte-nance. Il ne s'épanouit qu'à travers des complicités. Plus encore,son bien-être passe par le bien-être de tous, en ce sens que son bon-heur personnel est objectivement considéré comme incomplet s'ilne s'implique dans un bonheur général appelé bien commun.Ceci implique la vision d'hommes solidaires par nature, trouvantleur satisfaction dans le don autant que dans l'acquisition égoïste.Pour J. Maritain, « La fin de la société politique, comme celle detoute société humaine, implique une certaine oeuvre à faire encommun. C'est là une propriété liée au caractère humain etrationnel de la société proprement dite : cette ceuvre à faire est laraison objective de l'association et du consentement (implicite ouexplicite) à la vie commune. On s'assemble pour quelque chose,pour un objet, pour une oeuvre à accomplir... Dans la conceptionindividualiste-bourgeoise il n'y a pas d'oeuvre commune à propre-ment parler ; la fonction de l'Etat est seulement d'assurer lescommodités matérielles d'une poussière d'individus occupéschacun à chercher son bien-être et à s'enrichir » (Les droits del'homme et la loi naturelle, p. 644-645).

Pourtant, même si l'on considère que la société pluralistedoit viser un projet commun qui s'identifie au bien de tous, il

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demeure très difficile d'objectiver ce projet. Car la loi de cettesociété est justement le refus de définir une vérité objective à cetégard, et la tolérance vis-à-vis de tous les desseins individuelsquels qu'ils soient. On se demande quel genre de projet communpourrait se dégager de ce désordre d'idées, et l'on ne voitpas du tout comment le gouvernement libéral-pluraliste pour-rait définir un projet commun sans s'identifier immédiatementaux autocraties qu'il réprouve. Dans cette société, le seul projetcommun émane d'un consensus : si le gouvernement pose unedéfinition générale du bien, valable pour tous, c'est parce quel'ensemble de la société en a décidé ainsi. Il serait par exempleimpossible de financer le RMI sans un accord général de l'en-semble de la population. De la même façon, le gouvernement nese permet guère la censure d'idées qu'il pourrait considérercomme perverses, mais il censure sous la pression de l'opinion.

On peut donc éventuellement reprocher à l'Etat libéral dedemeurer soumis aux diktats de l'opinion toute-puissante, etrajouter à cela que l'opinion peut se tromper, courir à sa perte,voire pousser au crime. Ces défaillances de la démocratie sontconnues et répertoriées depuis l'Antiquité. Au xxe siècle, lapensée politique européenne a été traumatisée par l'accession aupouvoir d'A. Hitler, par le fait que le meurtrier le plus cyniquede notre temps ait reçu sa légitimité d'un peuple républicain quise niait lui-même avec un enthousiasme à nous incompréhen-sible. Pourtant, il est difficile de récuser cette politie à cause deses défauts manifestes, pour cette raison qu'une fois disparue,elle laisserait place à une organisation plus défectueuse encoreau regard des valeurs qui l'auraient précisément écartée.

L'incapacité de décrire un bien commun objectif engendredes gouvernements neutres, et c'est un autre reproche qui a étéfait à la politique libérale-pluraliste. Par souci de tolérance et derespect de toutes les opinions, le gouvernement se vide de subs-tance et semble parfois manquer absolument d'esprit. Il suit, àla trace, une opinion flottante. Cette réalité peut provoquer lacolère de ceux qui attendent de l'Etat la définition du projetcommun, et qui rejettent le pluralisme, et c'est d'ailleurs lereproche principal porté par les idéologues de tous ordres. Maisc'est aussi une réalité inquiétante par les conséquences néfastesqu'elle engendre. Le gouvernement neutre - c'est-à-dire celuiqui ne défend aucune certitude - ne saurait guère justifier son

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existence. Car même si l'Etat pluraliste nie son asservissement àdes valeurs, il lui faut bien légitimer ses propres actes, qui nesont jamais neutres - par définition, un acte n'est jamaisneutre. Par exemple, pour la première fois dans l'histoire dumonde, les décolonisations sont provoquées, en Europe auxx` siècle, par un sentiment de mauvaise conscience. Partout ail-leurs, et toujours auparavant, un pays ne décolonisait que parceque sa puissance était devenue insuffisante. Mais les gouverne-ments pluralistes ont beaucoup de difficulté à défendre leurspropres actes, et l'impérialisme, même porté par un élan civilisa-teur, leur est devenu rapidement injustifiable. Ils se trouventdonc pétrifiés dans leur propre vision de la tolérance universelle,et courent le risque soit de s'immobiliser, soit de tomber dansune sorte de déclin, par incapacité de se défendre eux-mêmes.C. Schmitt (Théorie du partisan), désignait cet autre dangerqu'est le siège de l'Etat neutre par les groupes de partisans : lanature a horreur du vide, et n'importe quelle idéologie fana-tique peut s'installer dans la béance laissée par le pluralismeindécis et impuissant.

Ici encore, les défaillances de l'Etat pluraliste sont bienconnues, et écartées par la certitude que l'Etat-partisan commetdes crimes de loin plus odieux. L'Etat pluraliste se trouve guettépar la médiocrité de la pensée, la mauvaise conscience ram-pante, et en général une sorte de crise d'identité - quelles sontmes valeurs ? Et si je les définis, comment les justifier ? Si parexemple la démocratie décide d'envoyer des soldats en Arabieséoudite pour défendre le Koweit contre l'Irak, il lui vientimmédiatement des doutes : ne s'arme-t-elle pas dans un espritvulgaire, c'est-à-dire, seulement pour aller chercher le pétrolemenacé - en dépit de ses déclarations éthiques concernant lasouveraineté du Koweit ? Peut-on perdre des vies humainespour quelques barils ? La démocratie souffre en permanenced'une remise en cause de soi. Aussi avance-t-elle très peu, parfoisà reculons et en battant sa coulpe. La vive conscience de ceségarements a conduit, au cours du siècle, plusieurs peuples àchoisir la dictature. Il est improbable que l'on puisse revendi-quer à la fois la tolérance et la grandeur sinon pour un tempscourt. Car la tolérance nie aussitôt la grandeur en sapant sesfondements. Peut-être faut-il accepter une certaine médiocritéavec le pluralisme, comme s'il s'agissait d'un lot indissociable. Si

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les Etats-Unis offrent l'image d'un peuple à la fois pluraliste etpartisan quant à ses valeurs patriotiques, c'est justement parceque ce pays oppose des limites à la neutralité démocratique,exalte des valeurs communes et à la fois définit sans crainte unadversaire commun - le marxisme n'y trouve pas droit de citécomme dans l'ensemble du vieux continent. Encore la défaitepsychologique de la guerre du Vietnam montre-t-elle bien, iciaussi, les bornes vite atteintes de la justification de la grandeur.

Pouvoir partagé

La crainte des débordements inévitables, et des excès dupouvoir, incite à le diffuser dans des instances diverses, puis-qu'on ne saurait le nier ni le récuser. Le seul moyen d'échapperaux oppressions de la puissance est de l'affaiblir en la parta-geant, comme on divise pour régner. La polyarchie provientd'une certitude de la nécessité du pouvoir, liée à la certitude desa potentielle nuisance. Pensée paradoxale, qui demeureconsciente de ses paradoxes, et les rapporte à la finitude congé-nitale des hommes et par conséquent des sociétés où ils se ras-semblent. Puisque le pouvoir est, comme disaient les Grecs, troplourd pour un mortel, mais néanmoins nécessaire, il faut le dis-tribuer, et l'assortir de contre-pouvoirs. La tentative de domesti-cation du pouvoir se justifie donc négativement par la crainteparfois obsessionnelle de ses excès - l'histoire des idées politi-ques en Europe est tissée de courants de pensée pourfendeurs depouvoir, et la justification du tyrannicide la traverse de bout enbout. Mais cette tentative de domestication se justifie aussi posi-tivement par la certitude de la capacité d'autonomie des indi-vidus et des groupes, et par la valeur éthique prêtée à cedéploiement des capacités. Ces deux justifications d'ailleurs serejoignent : si l'on craint les excès du pouvoir, c'est parce que sesagissements sont parfois considérés comme anormaux ou injustesdans leur irrespect de l'autonomie valorisée.

L'Etat apparaît tributaire du droit. Il ne lui suffit plusd'exister pour acquérir sa légitimité. Ordinairement, la légiti-mité du pouvoir est liée à la force : le vainqueur mérite de gou-verner ; ou à une tradition que la force doit en permanencerelégitimer - malheur au prince vaincu que l'on détrône. Ici, le

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pouvoir tient son assise du droit, c'est-à-dire de lois fixées avantlui et en dehors de lui, qui le précèdent et le dépassent. La forceseule en ferait plutôt un ennemi qu'un vainqueur. La pratiquedu coup d'Etat représente l'envers du gouvernement constitu-tionnel, alors qu'elle constitue, dans la plupart des traditionspolitiques, un mode naturel d'accession au pouvoir.

Le pouvoir se trouve validé par le droit non seulement dansson origine, mais dans l'étendue de ses attributions. Sa légitimitémême suppose la restriction de son rôle. Il ne demeure légitimeque s'il s'y cantonne. Le pouvoir politique se trouve donc con-finé, ce qui est contradictoire si l'on pense que par définition ilest le pouvoir des pouvoirs. On peut se demander par quellesorte de miracle cette puissance à nulle autre pareille accepte dedemeurer liée à des règles de droit, pourquoi elle n'échappe pasà ce carcan formel. Une fois nantie de la force, elle pourraitbafouer le droit qui la contraint, puisqu'elle représente la der-nière instance qui garantit le droit. On dirait l'histoire absurded'un fauve qu'une procédure juridique privée de glaive assigne-rait à résidence. La réponse est dans l'opinion, et dans ceconsensus d'obéissance à la légalité qui forme le ciment dessociétés démocratiques. Le pouvoir constitutionnel qui sortiraitde la constitution en utilisant sa puissance, se verrait exclu etpoursuivi par tout un peuple. Aussi mesure-t-il, face aux tenta-tions autocratiques, les menaces de la révolte, qui sont grandes,car sans doute ne trouverait-il pas même sa propre armée pourle défendre. S'il nourrissait de telles ambitions, il lui faudraitdonc d'abord s'assurer que l'opinion est déjà sortie de la légalité,ce qui arriva en Allemagne en 1933, l'opinion n'étant pas violée,mais déjà consentante. Par un curieux paradoxe, ici la force nepeut donc pas détruire le droit, mais le régime constitutionnels'effondre par un manquement de confiance en soi : la force nepeut s'élever que par la fuite de la confiance.

Ce que C. Lefort (Essais sur le politique, p. 43), appelle « ladésintrication du droit et du pouvoir » marque bien la spécifi-cité de l'Etat de droit. Les régimes constitutionnels assujettissentle pouvoir à une loi fondamentale précisant les conditions de salégalité, et créent une distance entre lui et le pouvoir législatifqui lui demeure extérieur. Enfin, l'indépendance de la justicegarantit des jugements en principe impartiaux, au moins écartésde la partialité de la puissance, qui reste la plus dangereuse. On

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218 Les idées politiques au XX siècle

sait que l'indépendance des trois pouvoirs a été défendue enFrance par Montesquieu influencé par le régime anglais -depuis plusieurs siècles les grands libéraux français sont desadmirateurs fervents des politiques anglaises ou américaines :

Montesquieu, Tocqueville, Halévy. Au xx' siècle, les pensées del'Etat de droit renouvellent une justification de la séparation despouvoirs face aux totalitarismes caractérisés par l'identificationdes trois pouvoirs dans la main d'une seule instance. Face auxautocraties contemporaines, l'Etat de droit trouve sa spécificitédans la distance et la soumission : « L'autocratie ne connaît pasde constitution comme loi fondamentale réglant son action etson activité. La durée de l'exercice de l'autorité n'est pas fixée etles mesures gouvernementales ne sont pas soumises à des restric-tions précises ni à l'approbation d'un parlement (d'un parle-ment qui possède la faculté réelle de refuser cette approbation)...Les deux traits qui caractérisent le gouvernement constitution-nel manquent (à l'autocratie) : la soumission du gouvernementet de l'administration à la loi (leur volonté fondamentale de sesoumettre à la décision du juge) en ce qui concerne leurs actesadministratifs, et à la représentation de la nation en ce quiconcerne la modification de la loi et les décisions politiques »(E. Weil, Philosophie politique, p. 172).

L'Etat de droit suppose un pouvoir à plusieurs centres, voireémanant de centres multiples. Il répond d'une certaine manière àla définition par Proudhon du pouvoir anarcho-fédéraliste danslequel : « le centre est partout, la circonférence nulle part ». Maisd'une manière inexacte cependant, parce que l'Etat de droit n'en-tend pas se priver de la souveraineté, entendue comme le pouvoirde décider en situation exceptionnelle, selon le critère de MaxWeber. Le xx` siècle européen a suffisamment payé son tribut auxsituations exceptionnelles - dans lesquelles s'extrémisent lesdéfaillances de la démocratie pluraliste - pour ne pas accorderimportance à la souveraineté en nantissant le pouvoir suprêmed'un droit suprême à la décision, quitte à déterminer à l'avance lesconditions de cette décision. Il défend des régimes présidentia-listes et s'attache partout à réduire les tentations de l'anarchieinhérentes à la multiplicité des centres de pouvoir.

Il reste que le pouvoir est, au moins en situation normale -hors l'état de guerre ou de troubles intérieurs -, disséminé dansl'espace et précaire dans le temps. Dans l'espace, il se définit en ce

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L'Etat-garant 219

qu'il n'est au pouvoir de personne, puisque plusieurs instancesdiversifiées s'en partagent les parcelles et puisque aucune d'entreelles ne peut jamais s'arroger le droit de tout contrôler ni de trans-former la société du lieu qu'elle occupe, limitée qu'elle est par lesautres. Dans le temps, « le pouvoir est à prendre en ce sens qu'au-cune équipe dirigeante n'est jamais définitivement installée,qu'aucun programme ne peut être tenu pour stable jusqu'à sonterme, qu'aucune politique n'est jamais que provisoirement offi-cielle » (G. Burdeau, La démocratie, p. 154). A ce point que C. Le-fort a pu le décrire comme « un lieu vide... vide, inoccupable - telqu'aucun individu ni aucun groupe ne peut lui être consubstan-tiel - le lieu du pouvoir s'avère infigurable » (op. cit., p. 27). Laréalité de l' « alternance » rend la politique aléatoire et incertaine- et en même temps pose le consensus comme condition de sadurée ; chaque gouvernement s'emploie, pour survivre, à réaliserpeu ou prou la politique de ses adversaires. La polyarchie est cettestructure dans laquelle le pouvoir se dérobe partout et toujours,car il n'appartient fondamentalement à personne. Sa forme estprivilégiée par rapport à son contenu : il est, à la limite, formepure, définie par un rôle jouable par n'importe quel acteur. C'estpourquoi il demeure l'objet d'un conflit permanent : à l'intérieurdes lois d'attribution et des partages de rôles définis par la loi,chaque groupe tente de s'emparer d'une autorité plus grande etplus durable. C'est par l'acceptation de cette remise en cause per-manente et des conflits afférents, que le pouvoir cesse d'être unlieu d'oppression.

La valeur d'estime

La philosophie de la finitude, qui sous-tend ici l'idée poli-tique, a pour conséquence d'écarter la pensée des tentations dudespotisme ou du totalitarisme, qui sont des avatars divers de lapolitique du pur - du despote éclairé de Platon aux idéologiesfanatisées du xx` siècle. Mais elle ne suffit pas à légitimer uneorganisation politique positive. A cet égard, l'Etat de droit sefonde sur la conviction de la dignité inaliénable de la personne,que l'on peut traduire en « valeur d'estime », comme le faitG. Sartori dans sa définition de la démocratie sociale : « Ladémocratie sociale est généralement conçue comme un état et

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un style inhérents à la société, et il ne faut donc pas la confondreavec la démocratie socialiste, qui dénote, au contraire, une poli-tique imposée à la société par l'Etat. L'expression démocratie so-ciale vise généralement la démocratisation de la société elle-même, s'exprimant par des manières et des coutumes et, enparticulier, par ce que Bryce appelait l'égalité d'estime, c'est-à-dire un traitement et un respect égaux pour chaque homme »(Théorie de la démocratie, p. 372).

Les structures politiques différent selon l'entité à laquelle ellesaccordent valeur. Une pensée politique peut accorder la valeursuprême à une vision globale du monde, ou à une valeur particu-lière sacralisée - l'égalité, l'ordre - ou à une entité concrétisée- l'Etat, la nation. La pensée de l'Etat de droit assigne la valeurfondatrice à l'homme tout court, à l'homme réel - ni celui del'état de nature, ni celui du futur. Cela ne signifie pas qu'elle dénietoute importance à la nation, à l'Etat ou à l'égalité. Mais elle lesrelègue derrière l'homme singulier, devenu critère ultime. Celasignifie que l'homme singulier ne saurait être asservi ni à uneentité ni à un système, qu'il ne saurait être utilisé comme moyen,mais doit toujours être considéré comme une fin.

La valeur de dignité n'existe pas chez les Anciens. Parcequ'ils n'ont pas encore conscience de l'idée de personne, ilsinventent la démocratie sans les droits de l'homme. En ce sens,le citoyen dans l'histoire précède la personne. A Athènes, lecitoyen possède des droits, mais non l'individu. L'idée de dignitévient du christianisme : même le non-citoyen - privé de droitspolitiques : l'étranger ; privé de droit de propriété ; l'esclave -se voit attribuer une valeur égale. Avec le christianisme s'établitl'égalité jusqu'au dernier de l'échelle sociale, parce que la citécesse d'être le lieu suprême, la société par excellence, pour laisserune place de choix à la société des créatures, liées à la transcen-dance. Les différences de statut s'estompent derrière la simili-tude des destinées d'hommes créés par Dieu et voués à l'éternité.La valeur du citoyen - nanti de droits politiques - s'effacederrière la valeur de l'homme tout court : reconnu par le créa-teur, il acquiert une valeur ineffable, incomptable, devantlaquelle on s'incline sans la comprendre. L'idée de dignité a unelongue histoire, depuis saint Paul qui en pose les premiers fonde-ments. Mais elle développe ses justifications avec vigueur auxx` siècle, et pour deux raisons principales.

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L'Elat-garant 221

Tout d'abord, la liberté économique du xix' siècle, et la pro-létarisation qui en résulte, engendre des interrogations sur lepourquoi. La question de savoir comment apparaît le proléta-riat est sociale et économique. Mais il s'agit ici de savoir pour-quoi la situation du prolétariat apparaît insupportable à la plu-part des observateurs : et de justifier les mesures sociales propresà améliorer son existence. C'est dans cet esprit que l'Eglisecatholique élabore, depuis 1891 (encyclique Rerum Novarum), ladéfense argumentée de l'idée de dignité humaine, à travers lesécrits de ses papes et de divers courants chrétiens qui jalonnentle xx' siècle - les courants chrétiens sociaux, corporatistes, soli-dariste, puis personnaliste, sont relayés par les ordo-libérauxsouvent d'obédience spiritualiste.

Un peu plus tard, à partir des années 1930, naît un étatd'esprit antitotalitaire qui va à travers toute l'Europe renforcerl'idée de dignité. Il s'agit ici de se demander pourquoi l'oppressionfasciste, puis nazie et soviétique, répugne profondément à laconscience. Le totalitarisme est rejeté parce qu'il méprisel'homme en tant que personne - c'est-à-dire nanti d'une histoire,qu'il gomme, de projets propres, qu'il nie, de liens d'appar-tenance, qu'il évince par la déstructuration sociale. Méprisersignifie tenir pour rien. Le totalitarisme est cette politie mons-trueuse qui transforme l'homme en rouage et l'asservit au sys-tème. H. Arendt est la première analyste, talentueuse et perspi-cace mais au début contestée, de ce phénomène d'oppressionmassive. Son ceuvre sera poursuivie par R. Aron et bien d'autres.

L'approfondissement philosophique de l'idée de dignité, menépar nécessité à une époque où l'humanité se trouve bafouée àgrande échelle, contribue à développer une justification rigou-reuse de l'Etat de droit. La valeur propre de chaque individuavait été revendiquée par les écrivains des Lumières, notammentpar E. Kant. L'invention des droits de l'homme exprimait lanécessité de concrétiser dans la vie politique, puis sociale -quand apparurent les droits créances - une valeur considéréecomme essentielle. Mais au xx` siècle, on s'aperçoit que lesgrandes théories déshumanisantes à des titres divers - le libéra-lisme économique classique, les idéologies contemporaines -émanent indirectement du rationalisme des Lumières et d'un éloi-gnement par rapport au statut de l'homme posé autrefois par lareligion. C'est pourquoi le xx' siècle voit refleurir des pensées poli-

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tiques enracinées dans le spiritualisme. A. de Saint-Exupéry rap-pelle dans Pilote de guerre que la valeur intrinsèque de l'homme nesaurait s'enraciner sinon dans une vision transcendante. Les phi-losophes K. Jaspers, G. Marcel insistent sur la même idée. On al'impression que notre époque cherche un repère inébranlablepour éviter les tentations totalitaires à venir. Le rappel des ori-gines divines de l'homme, la description d'une dignité ontolo-gique et non plus phénoménale, pourrait peut-être prémunir lessociétés par avance contre de nouvelles discriminations -arguant que certains hommes sont plus ou moins hommes qued'autres.

Ainsi la justification moderne des droits de l'homme, quifonde l'Etat de droit, s'établit-elle au xx` siècle sur un terraindifférent de celui où elle s'établissait au xviii` siècle. La penséetient compte des expériences malheureuses. L'Etat de droitconnaît, davantage aujourd'hui que jadis, ses fragilités. Commedémocratie, il se sait la proie potentielle d'une souverainetépopulaire capable de couronner un tyran. Comme défenseur dela valeur humaine, il se sait la proie potentielle de visions dumonde capables de transformer le statut de l'homme et deconfisquer sa valeur.

Les droits de l'homme - qu'aujourd'hui les Nord-Améri-cains appellent plus volontiers « droits de la personne », afinque le générique « homme » ne résonne pas improprementcomme une spécificité de sexe - se réfèrent à l'ensemble descapacités humaines nécessaires à l'épanouissement de la per-sonne. Ce dernier vocable rend compte d'une entité presquemystérieuse, et révélant par ce mystère son caractère de partici-pation au sacré - ce que l'on ne doit en aucun cas mépriser oumettre à mal. La notion de personne, par sa sur-déterminationet sa capacité à fonder à elle seule une vision du monde politico-sociale, engendre au début du siècle le personnalismequ'E. Mounier définit ainsi : « Un acte de foi : l'affirmation dela valeur absolue de la personne humaine. Nous ne disons pasque la personne de l'homme soit l'Absolu... Nous voulons direque, telle que nous la désignons, la personne est un absolu àl'égard de toute autre réalité matérielle ou sociale, et de touteautre personne humaine. Jamais elle ne peut être considéréecomme partie d'un tout : famille, classe, Etat, nation, huma-nité » (Manifeste au service du personnalisme, p. 64).

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La philosophie de l'Etat de droit consiste à garantir l'ensembledes besoins de tous ordres - matériels, culturels, spirituels -, quela personne exprime en vue de son développement. Garantirsignifie respecter et protéger. Le rôle de l'Etat ne consiste pas àremettre en cause les projets individuels ; encore moins à lesbrimer. L'apparition des droits-créances au xIx` siècle, et leurconcrétisation politique massive au xx` siècle, va de pair avec lalégitimation d'une aide étatique qui répond à la même exigencede garantie des droits à l'épanouissement personnel. Mais il s'agitde garanties positives, sous forme de secours, qui donneront lieu àune nouvelle forme spécifique de l'Etat et engendreront des ques-tions inquiètes sur l'avenir de l'Etat de droit, comme nous le ver-rons plus loin.

L'affirmation de la dignité inaliénable concourt d'autre partà différencier la personne, liée par son caractère sacré à unemystérieuse histoire d'avant le temps historique, et l'individudéfini comme une entité indifférenciée noyée dans une masse. Lapensée personnaliste critique l'individualisme issu du XIXe siècle(« L'individualisme a mis en place de la personne une abstrac-tion juridique sans attaches, sans étoffe, sans entourage, sanspoésie, interchangeable, livrée aux premières forces venues »,E. Mounier, 'Révolution personnaliste et communautaire, p. 71), et lessociétés massifiantes qui en résultent, et reproche à l'âge desfoules sa troublante connivence avec le totalitarisme, même ausein des démocraties les plus élaborées. Les foules décrites avecune minutie scientifique par G. Le Bon, puis utilisées par les dic-tateurs charismatiques, sont regardées comme un danger par lescourants différents mais voisins du personnalisme et du néo-libé-ralisme. Au xx` siècle, l'homme individuel représente de plus enplus cette entité solitaire que nous transmettait Locke à traversle libéralisme triomphant du siècle précédent. Mais par réac-tion, il s'entend davantage dans la complicité avec ses com-munautés d'appartenance. Dans le cadre de l'Etat de droit,l'époque contemporaine est celle de la liberté d'association et dela naissance des cercles de qualité, et nombreux sont les auteursqui réclament - avec plus ou moins de réalisme - le retour descommunautés de base. En Allemagne, la nostalgie immémorialede la société organique joue un rôle dans la naissance dunazisme ; et après-guerre, le fédéralisme se réclame de l'auto-nomie des groupes autant que de celle des individus. En France,

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outre le courant personnaliste, les courants écologistes et socia-listes défendent une politique des groupes contre une politiquede la masse, prête au totalitarisme. Ce n'est pas un hasard si seulle parti communiste parle des « masses laborieuses ».

Ainsi la pensée de l'Etat de droit se donne-t-elle pour la seuleconception politique véritablement « humaine » ou humaniste,en ce sens qu'elle est la seule à tenir l'homme pour une fin.Naturellement, on peut lui récuser cette appropriation au nomde visions différentes de l'homme - l'homme futur du mar-xisme, l'Aryen du national-socialisme, l'homme asservi à Dieude l'Islam. On peut simplement souligner que seul l'Etat dedroit ne pose aucune condition à la dignité, ne choisit pas entreles moins dignes et les plus dignes selon des critères posés del'extérieur. Il demeure unique en son genre quand il se fonde surune valeur humaine égale en toute circonstance et au-delà detout critère biologique, social, religieux ou idéologique. Il sedonne pour vocation de respecter et de garantir l'homme réelqu'il trouve sous son regard, sans le comparer à aucune normeconstruite. C'est ce qu'il appelle l'humanisme.

Liberté/Égalité

Liberté et égalité ne font pas bon ménage. L'Etat de droitétablit l'égalité devant la loi, mais il se vide de substance s'ilnivelle les situations, et ce sera le problème, irrésolu, du socia-lisme.

Le xx` siècle a appris d'expérience que l'égalitarisme nive-leur est le propre du despotisme, et correspond toujours avecun Etat fort. Beaucoup s'accordent à penser que la démocratielibérale est en réalité oligarchique (R. Aron, Démocratie et totali-tarisme, p. 133 et s.) et ce caractère oligarchique conforte ledésir de réussite inhérent à la liberté. La démocratie est davan-tage inégalitaire qu'égalitaire, parce que la concrétisation del'égalité réclame la contrainte, voire l'oppression. En ce sens,les pouvoirs absolus engendrent, par idéologie ou par nécessité- pour éviter la concurrence - le nivellement. La démocratiegarantit essentiellement l'égalité devant la loi et l'égalité deschances, que G. Sartori appelle « des chances égales dedevenir inégaux » (op. cit., p. 271), c'est-à-dire qu'elle offre en

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principe à tous la possibilité de s'élever et, en ce sens, promeutl'inégalité et la consacre.

La démocratie libérale se définit par la liberté : concept quisuscite depuis deux siècles des discussions passionnées, et ceci,sous tous ses aspects.

La liberté participative ne cesse pas de se développer : ledroit de vote concerne des catégories de plus en plus larges.Pourtant, la démocratie participative subit les mêmes critiquesque l'ancienne démocratie athénienne. La montée des fascismes,comme la séduction du marxisme puise en partie leur sourcedans une critique du gouvernement par le peuple. En France, lecourant de la droite nationale, porté par C. Maurras, fustige lareprésentation des opinions et l'élection qui nivelle : « Les voixse comptent et ne se pèsent pas. » Cette critique avoue claire-ment un manque de confiance dans la capacité populaire àjuger du destin commun. Elle oblige à approfondir la réflexionsur la démocratie. Il est évident que beaucoup d'électeurs votentsans grande connaissance ni clairvoyance. Mais peut-on établirune limite objective, si tant est que l'on justifie cette démarche,entre les capables et les incapables, à cet égard ? La démocratieparticipative, rêvée par le xix` siècle, passe le xx` à prendreconscience de ses propres défauts. Et s'aperçoit qu'elle est ungouvernement de pis-aller, mais peut-être « le moins pire » detous les régimes. On peut tenter d'aménager la démocratie.Mais toute tentative pour la réduire aboutit à la dictature. Ilfaut probablement accepter la participation populaire, malgréses handicaps évidents, mais il ne faut pas la traduire au premierdegré comme la conviction que tous sont capables de gouverner.La démocratie fait comme si tous étaient capables. En réalité« nul n'ignore que la majorité des citoyens, non seulement estincapable de gouverner réellement, mais ne désire point gou-verner » (E. Weil, op. cil., p. 203). Cela n'a guère d'importancedans la mesure où cette idée de capacité virtuelle suffit à poserdes bornes aux excès du pouvoir.

Par ailleurs, les parodies de démocratie mises en oeuvre unpeu partout dans le monde obligent à repréciser certaines de sescaractéristiques essentielles. Par souci de réputation internatio-nale, les dictatures prennent l'habitude d'organiser des consul-tations populaires dont les résultats avoisinent les 100 %. Lesmêmes régimes se prétendent en général représentatifs du

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peuple par une supposée osmose ou identification naturelle. Ilfaut dès lors préciser que la démocratie n'implique pas seule-ment le consentement populaire, mais le consentement popu-laire dûment vérifié. La démocratie participative doit, pour sedémarquer des fausses démocraties - désireuses de réputationmais peu soucieuses des droits de l'homme - englober dans sadéfinition ses moyens d'organisation. Ce qui ne traduit pas unesimple précision technique, mais une précision politique : pourqu'il y ait démocratie, il faut que l'opinion majoritaire demeuretemporairement acquise dans la conscience d'une diversité perma-nente. Le consensus majoritaire demeure externe, conséquenced'un face à face et d'une discussion dont les termes ne sont pasniés, mais assumés dans leurs divergences incontournables. Iln'est jamais interne, instinctif, ni acquis d'avance. Il ne sedécrète jamais : il se mérite et se repère selon des moyensconcrets de reconnaissance.

Quant à la liberté d'autonomie, elle doit répondre à la cri-tique marxiste des « libertés formelles », qui la juge abstraitetant qu'elle n'est pas assortie de ses conditions matériellesd'exercice. Les démocraties du xxe siècle mettent tous leursefforts à concrétiser et à justifier, sous forme de droits-créances,les conditions de la liberté d'autonomie définie au xixe siècle.Ainsi échappent-elles à la critique marxiste et se trouvent-elles,en fin de compte, seules capables de sauvegarder à la foisles « libertés réelles » et les « libertés formelles ». Ici encore,l'esprit de réalisme qui inspire cette politie l'a engagée à ne pasrejeter les libertés formelles sous prétexte d'insuffisante applica-bilité, mais de les aménager en leur adjoignant des conditionsappropriées d'applicabilité. On peut dire qu'elle a mis un siècleà relever le défi lancé par Marx, qui pourtant n'avait pas man-qué de provoquer des remises en cause chez ses propres défen-seurs. A la fin du siècle, les illusions n'ont plus court : chacunsait que la société humaine ne peut guère espérer « dépasser »les libertés formelles. Aujourd'hui, la liberté d'autonomieconcrètement garantie se définit encore, mais avec davantaged'assurance qu'autrefois, par la possession de l'espace privé nonseulement conquis sur le pouvoir, mais conquis sur l'ignoranceet la pauvreté. L'Etat de droit se caractérise par la séparation dela sphère privée et de la sphère publique, et par la prééminenceen valeur de la première. Comme le dit H. Arendt, dans les

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sociétés libres ce sont les interdictions qui sont énumérées, tandisque dans les sociétés totalitaires, l'Etat énumère ce qu'ilconvient de faire (De la nature du totalitarisme, p. 104), détermi-nant ainsi le contenu de la sphère privée - qui dès lors cesse del'être - au lieu de poser seulement ses limites - à l'intérieurdesquelles elle pourrait se déployer à sa guise. La connaissancede la société totalitaire contribue grandement à faire compren-dre, à l'envers, comment fonctionne la société libérale.

La liberté d'autonomie est également liée à la notion d'indi-vidu, dans la mesure où elle se diffuse dans le corps social jus-qu'à la sphère individuelle. Historiquement, l'exigence de cetteliberté s'arrête d'abord aux corps intermédiaires et à la famille,pour aujourd'hui s'étendre à la liberté individuelle y comprisface à la famille, voire contre elle. Cette progression suit d'ail-leurs celle de la liberté de participation qui, avec le temps, s'ap-plique finalement à tout individu quels que soient sa conditionou son sexe. A cet égard, on peut se demander si la démocratielibérale, dans son évolution, ne s'identifie pas fatalement avecl'individualisme sociologique. Décrit par de nombreux auteurs(notamment L. Dumont, Essais sur l'individualisme), ce dernierphénomène apparaît tantôt comme un avatar social suspect,tantôt comme une conquête, mais toujours comme un corrélatifde la liberté d'autonomie déployée à travers des exigences deplus en plus personnelles (sur cette corrélation, cf. par exempleG. Lavau et A. Pizzorno, Individualisme et démocratie, dansSur l'individualisme, p. 301 et s.). Ce constat pose d'ailleurs unproblème à tous ceux qui souhaitent une extension mondiale del'Etat de droit, au moment où la plupart des sociétés extérieuresà l'Occident demeurent des sociétés communautaires, et sontbien loin de réclamer pour l'instant un processus d'individuali-sation qui remettrait en cause toutes leurs traditions vivantes.

Pluralité des projets

La démocratie moderne diffère de la démocratie ancienne ence qu'elle intègre une société ouverte. Elle fonde ses présupposéssur une vision sociale absolument récente.

La société fermée pourrait se définir comme communauté,ou tout au moins elle se rapproche de cette notion. Elle sous-

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entend l'unité des volontés individuelles dans des convictionscommunes et vers des buts communs. Au sein de ce groupe, ouplutôt des groupes adjacents dont il se compose, les hommesdivers, à la limite, ne forment qu'un. Cette société exclut lesdifférences : en général, elle les ostracise. La plupart des grou-pements ou associations internes à la société civile sont dessociétés fermées en ce sens qu'ils définissent des finalités aux-quelles leurs adhérents doivent se soumettre. Mais ils ne sontpas coercitifs puisque chacun est libre de son adhésion : celuiqui entre dans un groupe passe contrat, et s'il rompt lecontrat, il s'exclut lui-même du groupe. Celui qui adhère àune Eglise accepte un Credo. Il y a ici unité de pensée, maiselle est volontaire et facultative - chacun peut fort bien vivresans adhérer à tel ou tel groupement.

La société ouverte au contraire ne se construit pas à partird'un projet auquel ses membres devront se soumettre, mais elleintègre d'abord l'ensemble des membres qui la composent. Eneffet, elle n'est pas fondée sur l'accord volontaire : elle inclut desindividus qui ne peuvent vivre en dehors d'elle. La société civileen représente l'exemple typique : les individus nés sur ce terri-toire et dans cette nation n'ont pas le choix de la société dans la-quelle ils voudraient vivre. Ils naissent nantis de telle langue etde telle patrie. Et cependant ils sont tous différents d'opinions,de convictions profondes et de projets. La société civile doit doncdemeurer une société ouverte, et accepter les diversités, dans lamesure où l'entrée n'y est pas volontaire. Si, à l'image de lasociété fermée, elle conceptualisait un projet et obligeait tous sesmembres à s'y conformer, ce serait oppression, puisque ses mem-bres n'auraient que le choix entre obéir ou s'en aller - ce quisignifierait pour eux abandonner l'essentiel de leur existence.

Sociologiquement, la société ouverte est une réalité récente,qui n'existe d'ailleurs que dans les pays occidentaux ou forte-ment occidentalisés. Une exception, donc, une a-normalité quicorrespond avec l'a-normalité de la démocratie pluraliste.Autrefois, et chez nous jusqu'à la révolution, les sociétés igno-raient pratiquement la diversité des pensées, et les éventuellesdiversités entraînaient rejet et punition - nous avons mis plu-sieurs siècles à comprendre que les catholiques et les protestantspourraient vivre côte à côte sans que la société devienne pourautant un chaos. Mais ces différences se développaient très peu

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et l'on ne peut comparer ces sociétés anciennes - organiquesparce que formant un corps, ou holistes parce que formant untout - avec les sociétés totalitaires modernes. Car la penséecommune n'était pas le résultat d'une contrainte, mais d'unconsensus profond, d'une obéissance instinctive et naturelle auxtraditions de la pensée, bref, de l'existence de cette consciencecollective, non encore individualisée, dont parlait Hegel. Cetype de société demeure courant aujourd'hui dans la presquetotalité des pays du monde. En Europe, la Renaissance et lesiècle des Lumières ont engendré l'idée de diversité et de tolé-rance, ont relativisé les savoirs et les croyances, et donné lieu àdes sociétés de plus en plus éclatées. L'individualisme contempo-rain traduit un éclatement plus grand encore. Une sociétécomme la nôtre, privée de consensus religieux ou traditionnel etvouée aux libres désirs et aux libres opinions de chacun, ne sau-rait qu'assumer ses diversités, faute de devenir aussitôt oppres-sive. La société civile ne peut vivre sur le mode de la sociétéfermée que dans le cadre de la société organique, quand leprojet commun est intégré à la conscience, sinon, c'est terreur.

La société ouverte date donc de l'époque moderne, et avecelle la démocratie libérale, puisque les nécessités de la premièreengendrent la seconde. Pourtant, on trouve déjà certains fonde-ments de la société ouverte dans l'Antiquité. A cet égard, le dia-logue entre Platon et Aristote à propos de l'unité et de la diver-sité sociales, prépare des questions modernes. Platon rêved'instaurer l'unité sociale, en incitant ou plutôt en contraignanttous les membres de la société à souscrire au projet commun, enles y astreignant par une éducation musclée. Le totalitarismecontemporain n'a pas eu besoin de lire Platon pour avoir lamême idée : il s'agit bien d'un espoir humain immémorial. Al'inverse, Aristote met en exergue la diversité sociale qu'il jugenaturelle et bienfaisante (ce qui démontre peut-être que mêmedans une société holiste comme celle d'Athènes, l'idée pluralistepouvait commencer de prendre forme ; et laisse penser que lesdémocraties pluralistes ne naissent pas chez nous seulementparce que les sociétés ont perdu leur caractère « holiste ». Ladéfense de la diversité doit faire partie des spécificités de laculture européenne, sans dépendre entièrement de critères socio-logiques). Il insiste sur la richesse de la diversité, et sur l'oppres-sion consécutive au désir d'unité totale. Il insiste sur le fait que

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dans la réalité, la société n'est pas une unité, et par conséquent,vouloir la transformer dans ce sens requerrait obligatoirement laviolence.

La critique de Platon par Aristote marque le nceud de la dif-férence entre les polities unitaires et les polities pluralistes.Aujourd'hui, la différence apparaît plus forte que jamais : faceaux démocraties justifiant la diversité intrinsèque, le totalita-risme utilise les moyens les plus sophistiqués et les plus inhu-mains pour établir l'unité sociale. Mais l'idée nous tient à coeurdepuis longtemps. K. Popper, dans La société ouverte et ses ennemis,décrit la société platonicienne comme la première société totali-taire (p. 141 et s.).

Ainsi, selon les présupposés de la démocratie libérale - lasociété est diversifiée -, toute union apparente des volontésrésulte d'une pression ou d'une oppression. Il n'y a pas d'unitétotale obtenue par consentement. Les 99 % de voix soutiréespar les dictateurs nous font sourire : « Toutes les fois qu'on verratout le monde tranquille dans un Etat qui se donne le nom derépublique, on peut être assuré que la liberté n'y est pas »(Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur desRomains et de leur décadences, chap. IX). Il faut donc assumer lesdifférences à la fois comme un fait et comme un bien. Il s'agit icinon seulement de la diversité des actions, mais de la diversité desopinions et des convictions. Contrairement à ce qui se passedans les sociétés holistes et dans les sociétés totalitaires, le pou-voir n'exprime ni ne diffuse une vérité officielle. Au contraire, lescertitudes générales ont tendance à se dissoudre. Les repères etles critères s'enfuient. Tout devient dicible. S'effacent à la fois lanotion de sacré et celle d'interdit, en même temps la capacitéd'enthousiasme et celle d'indignation. Les sociétés pluralistescherchent à tâtons des vérités toujours temporaires. Elles senourrissent de suppositions plus que de certitudes. Acceptanttout, elles acceptent aussi le mensonge avéré : mais elles comp-tent sur la contradiction incessante pour décrédibiliser le men-songe. Le gouvernement peut mentir. Mais la presse le révélera.La presse aussi peut mentir. Mais une autre presse le révélera.Et ainsi de suite. (Le système n'est pas pour autant à l'abri del'étouffement de certaines pensées par des processus de terro-risme intellectuel. Il y a dans les démocraties pluralistes desvérités officielles décrétées non par le pouvoir, mais par un

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consensus interne et souvent inconscient, comme dans lessociétés holistes. A défaut d'y subir une censure de la presse, onpeut très bien y subir, comme le disait Chesterton, une censurepar la presse).

Le sol de la société pluraliste est sablonneux et mouvant. Ilfaut, pour y vivre confortablement, abandonner tout projet derefaçonnement ou de régénération sociale, et c'est pourquoi tousceux qui entretiennent personnellement de fortes convictions oudes pensées systématiques se laissent aller à l'indignation perma-nente s'ils ne se livrent pas à la révolte ouverte. La démocratiepluraliste se fonde sur le renoncement volontaire à tous les pro-jets historico-métaphysiques visant une société nouvelle. Elle n'apas d'idéologie : « L'Est a l'idéologie du communisme, l'Ouestn'a pas celle du capitalisme. C'est la pensée marxiste qui le per-suade seulement qu'il a l'idéologie du capitalisme » (K. Jaspers,La bombe atomique..., p. 213). Certes, elle s'organise autour destructures politiques, économiques, sociales émanant de convic-tions en général consensuelles - l'économie libérale, la monar-chie ou la république, l'Etat-providence -, mais ces structuresavec les convictions qui les sous-tendent sont constamment criti-quées et peuvent se trouver remises en cause, selon la force ou lafaiblesse du consensus qui les justifie. Les certitudes émanent deconflits surmontés, et les conflits prennent toujours le pas sur lescertitudes.

L'acceptation de la diversité, à la fois comme réalité etcomme bienfait, amène donc à légitimer le conflit comme modespécifique de la vie sociale, au lieu, comme dans les théories dela société fermée, de le considérer comme un malaise à dépasserou à rejeter. La conséquence est une sorte d'institutionnalisationdes conflits, qui vont se concrétiser dans des organisationslégales. La société pluraliste est la première, et la seule, qui revêtles oppositions d'un cachet non seulement de légitimité, mais delégalité, phénomène exceptionnel et pratiquement inédit dansl'histoire politique de l'humanité. A partir du moment où lepouvoir lui-même se soumet à la loi en écartant la tentation dela violence, les groupes oppositionnels peuvent sans péril excessif- Max Weber dirait, avec le maximum de chances de succès -se trouver légalisés hors préjudice pour la stabilité de l'Etat. Lasociété pluraliste vit sur un consensus d'obéissance à la loi, elleparie en quelque sorte sur l'obéissance à la loi - même s'il

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arrive que des groupements hostiles à ce principe même en pro-fitent pourtant pour utiliser, ou tenter d'utiliser, la violence àson endroit. D'autre part, les groupes oppositionnels n'ont pasintérêt à s'appuyer sur la légalité qui leur est offerte pour passerau stade de la violence, car ils savent qu'ils peuvent gagner plustard le pouvoir dans le processus de l'alternance. Si en dépit deces considérations ils décident d'utiliser la force, la structure plu-raliste tombe d'elle-même et l'on se trouve dès lors en situationde guerre civile, c'est-à-dire en situation d'im-politique - lapolitique consistant justement à gouverner hors la force ou en nel'utilisant qu'en dernier recours.

L'Etat de droit révèle donc ce que R. Aron appelle « uneorganisation constitutionnelle de la concurrence pacifique pourl'exercice du pouvoir » (Démocratie et totalitarisme, p. 76). Ilconfère légalité aux contre-pouvoirs et aux groupes de pressioncherchant à jouer de leur influence pour infléchir la politique dugouvernement et à constituer des forces susceptibles de prendreplus tard le pouvoir. Les plus caractéristiques de ces groupessont les partis, lesquels « prétendent, au nom d'une certaineconception de l'intérêt commun et de la société, assumer, seulsou en coalition, les fonctions du gouvernement » (ibid., p. 117).Les partis représentent autant de gouvernements fantômes enprincipe prêts à prendre la relève du gouvernement éventuelle-ment rejeté par l'élection, et l'on peut affirmer qu'il n'existe pasde démocratie sans partis, même si leur forme peut varier consi-dérablement d'une époque ou d'un pays à l'autre. Aussi la mau-vaise réputation faite aux partis - à juste titre ou non - et l'in-tuition répandue de leur prochaine extinction, ne sauraientqu'être de mauvais augure pour la démocratie elle-même. Maisles partis sont loin de représenter les seules forces opposition-nelles revêtues de légalité. La société pluraliste, de par sa défini-tion, est tissée d'un grand nombre de groupes divers, organiséspour la défense de convictions, d'opinions, d'intérêts oud'actions tout court, qui sont susceptibles en permanence deremettre en cause les fondements de la société. L'existence de cesgroupes n'est pas facultative, ni aléatoire, ni secondaire. Aucontraire, elle conditionne absolument cette forme de politie,qui ne peut se développer dans n'importe quelle société. Ladémocratie pluraliste implique une société vivante et foison-nante, c'est-à-dire que son pluralisme n'est pas seulement un

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voeu abstrait, ni une théorie, ni une valeur à atteindre, mais ildoit être avant d'être défendu. Et J. Baechler a raison de direque le polycentrisme précède la démocratie, loin que celle-cil'organise ou le façonne (Le polycentrisme ne peut être décrété,Démocraties, p. 74). Une société privée de diversités, ne sauraitchercher une démocratie pluraliste et d'ailleurs n'en verrait pasdu tout l'avantage. Une société morte, dans laquelle les diver-sités auraient disparu, par exemple après une longue période detotalitarisme, aura les plus grandes difficultés à mettre en oeuvreune démocratie pluraliste, faute de pluralisme réel. C'est pour-quoi les Occidentaux se rendent parfois coupables d'idéalismemalheureux, soit quand ils prétendent imposer leur structurepolitique à des sociétés absolument différentes, soit quand ilsattendent un retour rapide des libertés politiques dans les paysravagés par la massification et l'atonie totalitaires. D'autant quela diversité sociale qui forme le fondement de cette structure nesignifie pas seulement différences dans les opinions, mais capa-cités et volonté de défendre des projets propres en s'associant ausein des groupes volontaires. La démocratie pluraliste nécessiteune vie sociale animée et même bruyante, ce qui ne se forge pasen un jour, mais provient d'habitudes longues.

De même que la reconnaissance du mal dans le monde et lesouci de débusquer ou d'assumer les effets pervers engendrentdans les sociétés pluralistes la tentation de la médiocrité, demême, le souci constant d'assumer les diversités et les conflitssans les gommer, engendre la tentation de l'anarchie. Ladécomposition guette cette politie particulière, et parce que ladécomposition représente pour un peuple le plus grand malheurimaginable, Platon disait déjà que les démocraties finissent leursjours dans la tyrannie. Sans aller jusqu'à cette extrémité, il estévident que les démocraties pluralistes sont en permanenceguettées par la confusion sinon par le chaos. Elles ne se départis-sent pas, pourtant, d'une vision optimiste de l'avenir.

L'idée de progrès

La vision historique de l'homme diffère selon les structurespolitico-sociales. Certaines, comme la monarchie féodale, sontorganisées autour de la considération d'un homme éternel,

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inchangé de génération en génération. D'autres sont fondées surl'idée d'une amélioration, qui passe par une éducation, mais demanières différentes selon leurs finalités. Le despotisme éclairépense que la société est congénitalement inéducable - insuscep-tible de changements profonds -, mais qu'il suffit de bonifierun seul homme pour parfaire la politique : il s'attache doncexclusivement à l'éducation du prince. Le marxisme-léninismeespère transformer tous les hommes et s'applique à cette oeuvred'abord en remplaçant les anciennes structures par d'autres,ensuite en rééduquant par la coercition les individus les plusrebelles. La démocratie pluraliste s'appuie sur une idée du pro-grès de l'humanité, qui n'a rien à voir avec la re-naturationtotalitaire, mais implique la connivence avec un processus histo-rique à accompagner ou à accomplir.

Nous avons vu que la survie de l'Etat de droit dépend entiè-rement d'un consensus d'obéissance à la loi, et du rejet généraldes tentations de la violence. Cet état d'esprit peut apparaîtrecomme une sorte de sagesse, car la violence est naturelle, et lasoumission volontaire à la loi représente au contraire quelquechose de construit et d'appris. En ce sens, la démocratie libéralecroit volontiers qu'elle correspond à une étape supérieure de lacivilisation - ce qui est sans doute discutable si l'on considèreles avatars effrayants ou inquiétants de certains régimes plura-listes au xx` siècle. Elle pense, s'appuyant sur l'expérience et surl'histoire, que les hommes peuvent être éduqués à repousser laviolence à l'avantage du droit, et le développement de la démo-cratie depuis deux siècles s'accompagne d'un effort permanentd'éducation civique et d'éducation tout court. Elle pense, iciprobablement à juste titre, que l'on devient citoyen faute de l'êtrenaturellement, et ce faisant, paye sa part aux théories du pro-grès qui caractérisent en partie la pensée moderne.

La différence entre la perfection et la perfectibilité rendcompte de l'abîme creusé entre la démocratie libérale et le tota-litarisme. Celui-ci prétend à la perfection, celle-là parie sur laperfectibilité humaine qui lui permet non seulement de durer etde se développer, mais d'espérer essaimer partout dans lemonde. Pour elle, l'homme n'est pas à re-naturer, mais il peutdéployer sa nature acceptée, et l'améliorer si du moins il gardeen mémoire son statut d'être fini et par conséquent accessible aumal. Ce n'est pas par le refus du mal qu'il progresse, mais au

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contraire par la conscience des effets pervers et par la tentativepermanente de les utiliser en vue du bien. La société demeureratoujours une structure critique menacée de déséquilibre etrongée par des déchirements internes, l'histoire restera tou-jours une aventure tragique, mais c'est un grand progrès qued'amener peu à peu le plus d'hommes et le plus de sociétés pos-sible à remplacer la force par le droit. L'on peut y parvenir en sedépartissant de l'angélisme qui consiste à croire que la forcepourrait être bannie à perpétuité. L'utopie est remplacée, par unidéal, qui suggère un horizon jamais atteint. Le courant person-naliste a décrit ce progrès comme une réalisation terrestre del'éthique, comme « un mouvement vers l'affranchissement oul'émancipation conforme aux vraies aspirations de notre être :

affranchissement progressif des servitudes de la nature maté-rielle..., affranchissement progressif des diverses formes de servi-tude politique..., affranchissement progressif des diverses formesde servitude économique et sociale » (J. Maritain, Les droits del'homme..., op. cit., p. 647). Il s'agit de la concrétisation d'un« voeu de notre nature » (ibid.), ou d'un déploiement de l'êtrehumain dans toutes ses virtualités.

Il ne s'agit pas d'obéir à une loi inéluctable de l'histoire,comme l'exprimerait la philosophie de Hegel et plus loin, lemarxisme-léninisme. Il ne s'agit pas non plus de concrétiserl'éthique à la lettre, comme l'exprimeraient des religions triom-phantes - le christianisme de l'Inquisition, l'Islam. Le travailqui s'accomplit est toujours à parfaire. Il s'apparente, toutesproportions gardées et à titre de processus, à l'oeuvre intérieurede la sainteté. L'histoire des sociétés qui visent la justice et ledroit présente dans son cheminement des analogies avec ladémarche personnelle de sainteté qui est apprentissage du bienet non pas, comme on le croit souvent, une sorte de perfectionachevée et statique. Cette vision du progrès n'achemine doncpas les sociétés vers une « fin de l'histoire », ni ne prévoit cetimmobilisme des utopies, privées de changement par obtentionde la perfection rêvée. Il s'agit d'une avancée dans laquellechacun reste conscient des possibilités de rechutes, et des possi-bles allées et venues. Une lutte contre les vieux démons, maissans achèvement espérable.

La critique que l'on peut faire de cette vision du progrès,vient aussitôt à l'esprit. Elle suppose un jugement éthique : la

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recherche de liberté, de justice et de paix observée dans ladémocratie moderne, est considérée comme un progrès dans lebien. Il est vrai que ce mieux-être ne se juge pas comme tel parrapport à une valeur extérieure posée par une foi, mais par rap-port à une espérance intérieure à tout homme. Mais la descrip-tion de cette espérance peut apparaître éminemment subjective.Peut-on affirmer avec une certitude objective que les sociétésnon occidentales, liées à l'autocratie politique, demeurent pluséloignées d'un bien valable pour tous les hommes ? La questiondu progrès démocratique rejoint celle de la pensée occidentalisteet de sa légitimité.

D'une manière générale, la plupart des défenseurs de ladémocratie pluraliste considèrent leur politie à la fois comme unprogrès objectif, et comme une structure qui nécessite pour sedévelopper un progrès constant de la conscience et de la raisonhumaine. Ce qui ne l'empêche pas de subir des avatars inquié-tants au regard de ses propres projets.

La démocratie planifiée

Nous l'avons dit, les défenseurs de la démocratie modernen'ignorent pas ses déboires potentiels. R. Aron a analysé avec pré-cision comment elle peut se dégrader en oligarchie- du moins ausens péjoratif de gouvernement d'une caste -, en démagogie -par l'irresponsabilité populaire et l'ambition effrénée des diri-geants -, en anarchie - par le chaos consécutif au pluralismemal maîtrisé -, ou en tyrannie - par l'appel à un chef salvateurqui mettrait fin au chaos (Démocratie et totalitarisme, p. 132).. Outreces réflexions théoriques sur les dégénérescences possibles, se déve-loppe tout au long du siècle une réflexion sur les transformationsmodernes de la démocratie libérale. Ceux qui décrivent ces trans-formations les considèrent en général comme néfastes. Leursobservations sont des jugements.

On sait comment les droits-libertés garantis par la révolutionont laissé au xix' siècle une impression d'insuffisance, et se sontfinalement ajoutés les droits-créances. La liberté donnée à chacunne garantissait pas à elle seule le bien-être. Le droit de penserlibrement apparaissait vide pour un analphabète, et il en allaitainsi dans tous les domaines. Aux « droits de » s'adjoignirent les

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« droits à ». Ceux-ci réclamaient non pas des pouvoirs, mais desbiens - droit à l'éducation, droit à l'allocation, droit au loisir...Ces biens ne pouvaient être distribués que par l'Etat. La « démo-cratie sociale » devient une forme contemporaine de la démocra-tie libérale, corrélative d'une étatisation de plus en plus grande.Cette évolution apparaît fatale : chacun voit dans les droits-créances un développement normal des droits en général, unecondition nécessaire du déploiement des libertés. La structurepolitique va se transformer, d'un accord général et implicite. L'in-dividu réclame à l'Etat une garantie de bien-être de plus en plusétendue. L'Etat devient ainsi le maître de la vie économique etsociale, puisque pour opérer cette péréquation, il doit contrôler etredistribuer. Il s'immisce partout : « La propriété est surveillée demanière à remplir sa fonction sociale, les entreprises industriellessont dépossédées de leur privilège de fait pour que les travailleurssoient affranchis de leur dépendance à l'égard des détenteurs decapitaux..., en orientant ou planifiant l'économie, les gouvernantssubordonnent l'utilisation des richesses et des énergies au servicedu groupe tout entier » (G. Burdeau, La démocratie, p. 73). L'ac-quisition du bien-être finit par oblitérer, dans l'esprit du citoyen,l'exigence des libertés premières : « Si, à son prestige personnel, lechef ajoute l'assurance que son autorité garantit des week-endspaisibles et les moyens d'honorer les traites souscrites pour payerla machine à laver, les individus sont prêts à lui déléguer sansretour une souveraineté dont, finalement, l'exercice les embar-rasse» (ibid., p. 83).

Les droits-créances, fossoyeurs des droits-libertés ? Certainss'interrogent sur la réelle nécessité des droits-créances, d'autress'inquiètent des conséquences nées de leur nécessité même. Lapensée démocratique semble prise aux pièges de ses proprescontradictions.

Pour B. de Jouvenel, les hommes sont partagés entre l'ins-tinct libertaire et l'instinct sécuritaire, lesquels se contredisent -qui reçoit, se lie, et qui reçoit de l'Etat s'asservit à l'Etat dont ildésirait se libérer. Les sociétés modernes semblent dominées parun instinct sécuritaire. Elles convoitent les secteurs abrités,insoucieuses des conséquences : « On attend de l'Etat qu'il pro-cure un abri ; il en résulte chez tous les candidats à la sécuritéun empressement à accepter sa croissance : regardé si l'on veutcomme une ombrelle vivante, on consent, on applaudit à sa pro-

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lifération. Ainsi les critiques auxquelles auraient donné lieu end'autres temps tout alourdissement de l'appareil bureaucratiquesont vite étouffées s'il s'agit de la mise en couvre des assurancessociales » (Du Pouvoir, p. 524). Dans ce régime de « protectoratsocial », « le minotaure est indéfiniment protecteur ; mais il fautaussi qu'il soit indéfiniment autoritaire » (ibid., p. 529). Le désirde sécurité provient tantôt d'une misère forte, tantôt d'une men-talité décadente, privée d'énergie vitale, ou des deux à la fois. Ilest nuisible parce qu'il appelle la domination et la justifie paravance. Jouvenel ne nie pas, comme certains libéraux, le besoind'assurances et de secours, mais il refuse que l'Etat deviennel'unique fournisseur de biens. En cela, il rejoint les courants depensée qui dénoncent la société individualiste et massifiantecomme responsable de l'étatisation.

Le thème de la démocratie destructrice d'elle-même par l'en-treprise de protection, déjà si présent dans La démocratie en Amé-rique, forme le noeud essentiel de l'interrogation sur la démo-cratie moderne. En ce sens, on peut dire qu'au xx` siècle, lapensée de la démocratie est Tocquevillienne. Et bien des auteursse demandent si l'apparition de la démocratie sociale ne ruinepas, à moyen ou à long terme, la démocratie elle-même.

Le développement de l'Etat protecteur et égalisateur, consé-quence directe de la justification des droits-créances, détruit peuou prou les droits-libertés. Si la liberté de conscience demeureentière, l'autonomie des actions se trouve largement entaméepar les nécessités de la redistribution. En ponctionnant fiscale-ment les revenus d'une manière drastique, l'Etat satisfait à unedemande consensuelle d'égalité, mais prive les plus entrepre-nants de leurs espoirs et les stérilise. La production du pays enpâtit, comme cela a été le cas en Suède avec le phénomène de la« fuite des cerveaux ». Par ailleurs, en prenant en charge direc-tement un nombre grandissant de services pour les rendre acces-sibles à tous - santé, éducation, culture... - l'Etat anesthésieune grande part des possibles initiatives sociales, diminue consi-dérablement la liberté d'action, atrophie, voire détruit, lesvolontés qui se portent vers l'intérêt public et ramène chacundans le cercle clos de sa vie privée. En même temps, le citoyenassisté oublie le sens premier de la démocratie. L'Etat-pro-vidence endort doucement les libertés que l'Etat totalitaireassassine.

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Aussi, C. Lefort se demande « si l'essor des droits nouveauxnon seulement signale une perversion des principes des droits del'homme, mais ne risque pas de miner tout l'édifice démocra-tique » (Essais sur le politique, p. 32), car « il va de soi que les droitsde l'homme ne compteraient plus ou ne seraient plus qu'unesimple survivance d'un modèle périmé, si l'autorité de l'Etat semesurait à sa seule capacité d'assister (le terme même d'autoritédeviendrait impropre) et si le désir du citoyen se réduisait à unedemande de bien-être» (ibid., p. 33). En d'autres termes, l'Etat dedroit se heurte à une contradiction en voulant garantir des droitsirréductibles les uns aux autres, puisque les droits-créances, consi-dérés comme le prolongement naturel des droits-libertés, contri-buent à les réduire lors même qu'ils avaient été inventés pour engarantir l'épanouissement. Par ce processus apparemment inéluc-table - issu d'une demande profonde et générale -, la démo-cratie libérale devient planificatrice, bureaucratique, contrôleusedans tous les domaines, c'est-à-dire, antilibérale. Régime « à lafois libéral et socialisant », dit G. Burdeau (op. cit., p 108), «démo-cratie dirigiste », écrit G. Sartori (op. cit., p. 311), qu'il traduit en« un régime hybride, et qui plus est illégitime - un enfantbâtard » (ibid., p. 312). Monstre né de l'assouvissement de désirscontradictoires ? On se demande si le citoyen de l'Etat de droit nedoit pas payer une certaine égalité au prix de sa liberté.

Si l'on veut tenter de comprendre par quel processus ladémocratie libérale en arrive ainsi à se nier elle-même, il fautprobablement revenir à l'idée de bien commun. Celui-ci, nousl'avons vu, ne saurait être défini objectivement - et par consé-quent imposé d'une manière contraignante - par la démo-cratie, puisqu'elle se fonde sur la diversité assumée des projets etne garantit les libertés que d'après cette certitude, ce qui la dif-férencie de l'Etat autoritaire ou totalitaire. Or l'Etat-providenceet planificateur a ceci de particulier qu'il définit un bien-êtrecommun en conceptualisant les désirs subjectifs mais consen-suels, qu'il entend comme des droits - droit au loisir, droit à laculture, droit à la crèche, droit aux études supérieures, et autres.Autrement dit, il objective le bien-être de tous et, avec l'aide dela technique moderne, s'applique à le gérer. L'Etat peut-ilcontinuer à gouverner des hommes libres tout en étant adminis-trateur de bien-être ? C'est la question posée par F. Hayek, pourlequel le libéralisme politique correspond sans concession avec le

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libéralisme économique (La route de la servitude, p. 47 et s.).L'Etat-providence en vient à imposer un but commun, qu'ilcroit objectif non parce qu'il le tire d'une vision idéologique oud'une norme éthique, mais parce qu'il l'imagine inscrit danstoutes les libertés individuelles. Ce faisant, il redevient despo-tique à son insu, et à l'insu même de ses citoyens. Cette dictaturemolle est donc aussi dangereuse que n'importe quelle dictatureaffichée. Pour Hayek, l'Etat commet l'erreur de penser qu'ilexiste un but commun objectif, de penser qu'au-delà même desidéologies imposées, les citoyens peuvent tous concourir d'unemême force au même but : ici, le bien-être matériel. Il tombedans l'erreur ancienne des gouvernements « administrateurs deschoses », il devient gérant des crèches et des universités, considé-rant les hommes comme des consommateurs de services et nonplus comme des sujets libres courant après de libres destins. Il nese demande plus ce que veulent les citoyens, mais comment leurfournir ce qu'ils sont censés naturellement vouloir.

La critique libérale de F. Hayek s'appuie sur l'idée de diver-sité : un certain nombre de citoyens assistés ne réclament pas cetteassistance, qui au contraire les gêne, de manière directe ouinduite, dans leurs libertés fondamentales. Le courant néo-libéralappuie la même critique sur un autre argument : l'assistance anni-hile certaines libertés, non pas en tant que telle, mais parce qu'éta-tique et égalitaire. Il ne saurait être question de choisir entre lesdroits-libertés et les droits-créances : mais les droits-créances doi-vent être garantis, et non forcément distribués, par l'Etat.

L Etat subsidiaire

L'école néo-libérale - dite ordo-libérale - pose d'uneautre manière le problème de la conciliation des droits-libertéset des droits-créances. Elle suggère de revenir aux fondementspremiers des droits-créances. Quelle est leur justification origi-nelle ? Ils servent à rendre possible la concrétisation des droits-libertés : il faut une éducation pour concrétiser la liberté d'opi-nion et d'expression, il faut un minimum de bien-être pourconcrétiser la liberté d'action, et ainsi de suite. Mais il se

trouve que la mise en place de ces droits dits de la deuxième

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génération, obéit à deux exigences différentes qui, cumulées,vont donner lieu à l'Etat-providence moderne :

- d'une part, la société individualiste du xix` siècle ne peutréclamer les créances qu'à l'Etat, puisque toute autre ins-tance sociale a été démantelée par les lois révolutionnaires ;

- d'autre part, l'idéal socialiste en expansion réclame non seu-lement les droits-créances, mais une égalisation par lesdroits-créances.

Ces deux facteurs, l'un sociologique et l'autre idéologique,engendrent l'Etat-providence comme conséquence unique : carseul l'Etat peut égaliser.

Tout se passe comme si la demande légitime qui appelait lesdroits-créances avait été détournée de son but. Le xix` siècleréclamait, à juste titre au regard de l'idéal des droits del'homme, des créances pour ceux qui ne pouvaient pas jouirconcrètement des libertés « formelles ». Le xx` siècle en arrive àdoter tous les citoyens de créances égales, quelles que soientleurs capacités. C'est dans cette transformation que se situe l'ap-parition de l'Etat-providence. Et c'est donc en revenant à lafinalité première des droits-créances, et non en les niant, qu'ilserait possible de récuser l'Etat dirigiste et de rétablir le pleinaccomplissement des droits-libertés.

Pour les économistes et sociologues du néo-libéralisme(cf. F. Bilger, La pensée économique libérale de l'Allemagne contempo-raine), les créances doivent être distribuées spécifiquement selonles besoins, et non à tous les citoyens sans distinction. Cessantd'être massive, devenant sélective, l'assistance par ailleurs ne doitpas être le fait de l'Etat seul : dans cette mesure, elle atteindra sonbut premier sans remettre en cause les libertés. L'Allemagne et laSuisse ont concrétisé cette vision des choses, qui s'appuie sur unephilosophie sociale déterminée. En effet, elle implique l'abandonà la fois du socialisme égalitaire et de l'individualisme militant.

Le respect de la liberté d'autonomie suppose le plein déve-loppement des actions libres. L'Etat-providence interdit ungrand nombre d'initiatives en distribuant du bien-être avantmême la demande. On parle de citoyens assistés : l'Etat devienteffectivement un assistant social, c'est-à-dire celui qui dirige ledestin des autres. Il semble que l'individu soit autant diminuépar le don qu'il le serait par l'exaction : le don anesthésie ses

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capacités, et diminue d'autant la personnalité. L'Etat-provi-dence règne sur des citoyens rétrécis ; la personnalité ne sedéploie que par les actes et, privée d'agir, demeure infantile.Pour répondre à ce danger, le néo-libéralisme allemand s'appuiesur le principe de subsidiarité.

Ce principe d'action possède un double sens, négatif etpositif. Négativement, il réclame qu'à tout individu ou à toutgroupe social soit laissé le maximum d'initiative selon ses capa-cités. Positivement, il réclame que l'instance publique garan-tisse un minimum de bien-être - ce que sont les droits-créances - en dernier recours et si la libre initiative se révèleinsuffisante. Nul ne doit donc se trouver privé des apportsmatériels qui permettent la concrétisation des droits-libertés -logement, revenu minimum, éducation, culture. Mais l'Etat estseulement garant de l'obtention de ces biens : il ne les dis-tribue pas systématiquement, mais encourage d'abord lescitoyens à se les procurer eux-mêmes. Ceci, non seulementpour libérer l'Etat de charges écrasantes, mais pour respecterdavantage l'individu : l'initiative le grandit tandis que la dis-tribution le diminue.

Cela signifie qu'un certain nombre de citoyens sont à la foiscapables et demandeurs de création de bien-être pour la collec-tivité. Les créances peuvent être fournies par la société, avantque l'Etat ne vienne lui-même combler les manques. La convic-tion fondamentale est ici qu'il n'y a pas de séparation tranchéeentre le lieu du privé - seulement attaché à l'intérêt indivi-duel - et le lieu du public - visant l'intérêt public. Le privépeut aussi travailler à l'intérêt public, non par pure abnégation,mais par goût de l'initiative et de la création. Si un groupe socialcrée et finance un musée, une université ou toute autre oeuvred'intérêt général, l'Etat doit donc le favoriser par des mesuresfiscales ou autres. Tout ce qui sera accompli de cette manièrecoûtera moins cher, apportera une satisfaction personnelle à sesinitiateurs, et permettra la distribution des créances en limitantles méfaits de l'Etat dirigiste.

L'Etat subsidiaire garantit donc les droits-créances autantque l'Etat-providence, mais il ne remet pas en cause les droits-libertés. Au lieu de distribuer sans tri les créances étatiques, ilfait servir la liberté à la distribution des créances. Cela impliquel'abandon, non pas de l'égalité des droits-créances - ils sont

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L'Etat-garant 243

généralisés même s'ils le sont d'une autre manière -, mais d'unidéal d'égalisation issu du socialisme. En réalité, l'Etat-provi-dence est la représentation moderne du socialisme, une fois cedernier débarrassé de son acception marxiste. La distributiongénérale et systématique des créances d'Etat tend à égaliser lebien-être, mais surtout à égaliser les actes : le socialisme écarteles mécènes, parce que leurs actes dépassent ceux que les autrescitoyens peuvent accomplir, et parce que leur existence crée unedifférence non pas entre les acquis, mais entre les initiatives.

La volonté de favoriser le développement des initiativessociales suppose aussi que la société soit suffisamment structuréepour agir. L'individu seul ne peut guère entreprendre à l'échellede l'intérêt public. L'Etat subsidiaire se concrétise en Suisse eten Allemagne, sous des régimes fédéralistes dotés de collectivitéslocale puissantes. En Suisse, la tradition d'autonomie est si an-cienne et si forte que la réalisation du principe subsidiaire y estnaturelle. En Allemagne, le courant néo-libéral, né au début dusiècle sur les déboires du socialisme dirigiste et du libéralismeclassique, influence la politique économique et sociale depuisl'après-guerre.

La problématique de l'Etat-providence et de l'Etat subsi-diaire se situe dans le cadre de la politique économique et nondans celui des institutions proprement dites. Néanmoins, cettequestion concerne l'Etat de droit dans la mesure où celui-cipourrait se trouver déstabilisé par les excès de l'Etat=providence.L'idée de subsidiarité suggère d'établir des garde-fous permet-tant d'éviter les débordements socio-économiques de 1'Etat,exactement comme la constitution sert de garantie contre l'arbi-traire politique de l'Etat. Le courant néo-libéral s'étonne que lesdémocraties modernes s'attachent à contenir l'Etat sur le planinstitutionnel tout en le laissant diriger despotiquement la viesociale. Ce discours trouve davantage d'écho dans les pays ger-maniques parce que protestants et traditionnellement inégali-taires. Les pays latins, catholiques et égalitaires, demeurent peusensibles aux mises en garde antiprovidentialistes.

L'Etat-garant, loin de se donner des finalités extrinsèquescomme un certain nombre d'autres polities, vise simplement àpermettre le développement d'une société avec laquelle il ne seconfond pas. Fondé sur le respect des personnes et des entitéssociales qu'il gouverne, il en accepte aussi les défaillances dont il

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244 Les idées politiques au XX siècle

se contente de prévoir et de limiter les effets pervers. Politiquequi se sait imparfaite - face à d'autres qui le sont aussi mais nele savent pas -, elle mise tant sur sa propre finitude qu'elledemeure souvent incapable de générer l'enthousiasme. En s'in-terdisant de définir le bien commun ou de défendre des véritésofficielles, elle s'interdit les projets porteurs d'espoirs, et génèreplus souvent l'ennui que le désir d'aventure. Pacifique, elle estportée aux concessions paralysantes davantage qu'à se défendre.C'est pourquoi elle est traversée de courants critiques et derévoltes contre la médiocrité. Parce qu'elle est vouée à gérer lacontradiction entre la liberté et l'égalité, parce qu'elle est liée àune précaire vertu du citoyen, chacun est conscient qu'elle estun « régime mortel » (J. Baechler, op. cit., p. 168-169) - maislequel ne l'est pas ? - qui périra de sa propre fragilité. L'auto-cratie ignore les contradictions, du moins le croyait-on jus-qu'en 1989, quand s'effondre en partie le système soviétique.Pourtant, l'espoir vient de la conviction que cette politie, liée àla conscience de la finitude, à l'autocritique, et au respect d'unesociété qui change sans cesse, est capable d'inventer constam-ment ses propres conditions de régénérescence. Fondée sur desconflits assumés, elle se doit d'innover pour survivre (déjà dansl'Antiquité, les polycraties déployaient une imagination extraor-dinaire pour combattre les adversaires tentés de profiter de leursfaiblesses et de leur pacifisme, cf. M. I. Finley, L'invention de lapolitique, p. 89 et s.), et c'est peut-être là sa chance de durer. Al'inverse des totalitarismes, elle ne s'écarte jamais de l'histoirevécue, et accepte en conséquence l'indétermination. Cette indé-termination, en la fragilisant, peut aussi lui permettre de résisteraux dangers intérieurs et extérieurs. Il faut bien constater qu'àla fin de ce siècle le totalitarisme, supposé presque éternel, sedétruit de l'intérieur, tandis que les démocraties libérales, qu'onavait dites perdues, tendent plutôt à l'expansion.

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Conclusion

Le xx` siècle correspond au succès de l'Etat de droit, dont ladéfinition se précise et dont l'influence s'étend. L'Etat-garant,parent pauvre au milieu des grands systèmes ébouriffants, nepromet pas la lune, se donne pour fin le respect des moyens, et nedresse pas de solution de continuité entre la société présente et lasociété future. Seule idée privée d'-isme. Idée non systématique,mais qui se veut universelle parce qu'elle a la certitude - à tort ouà raison ? - de coïncider avec l'aspiration au bonheur del'homme universel. D'où le prosélytisme dont elle fait preuve, etson attitude combative. Le siècle du début à la fin connaît unelutte entre l'Etat de droit et l'Etat idéologique/totalitaire. Dans cecombat exprimé par les angoisses de l'entre-deux-guerres, par lesincertitudes de la guerre de 40-45, par les frayeurs de la guerrefroide, ce sont les idées qui luttent par chars interposés. Militaire-ment puissant, l'Etat de droit apparaît trop souvent faible enesprit : hésitant, voire pacifiste, toujours distant par rapport à soi,exhibant ses erreurs sur la place publique, tolérant jusqu'à l'excès,pendant que les idéologies jouent de mensonges, de ruse et decynisme. Par ailleurs, les peuples pendant longtemps comparentles réalisations de l'Etat de droit avec les rêves et la propagande del'Etat idéologique, ce qui est une balance bien injuste.

Là où la guerre des chars et des missiles sous-entend la guerredes idées entre le réalisme politique et les systèmes de re-créationde l'homme, l'Etat de droit s'estimait donc longtemps le vaincupotentiel. Mais c'était compter sans une intuition à laquelle per-sonne n'osait croire, et que K. Jaspers avait bien décrite : la libertédevait s'imposer par la seule force de son existence, dans un« combat à découvert », et par sa seule vertu de modèle. Toute fai-

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246 Les idées politiques au XX siècle

blesse bue, elle devait s'imposer par la fascination qu'elle exerce,et, pour ainsi dire, par hypnose. Idée naïve ? En partie non. Lalibération de l'Europe de l'Est en 1989-1990 n'aurait évidemmentjamais été possible sans l'aval tacite du gouvernement soviétique.Mais elle doit aussi beaucoup, en second lieu, à la décision despeuples eux-mêmes, et cette décision doit tout à la fascinationpour le modèle libéral-pluraliste. Il est bien évident que le pouvoirsoviétique a desserré l'étau par faiblesse et/ou par calcul, et nonpar mauvaise conscience ou dans l'élan d'un remords éthique - iln'y a que nous qui soyons capables d'abandonner un combat parmauvaise conscience, mais nous ne percevons pas la singularité denotre cas. Mais il n'est pas interdit de croire, à travers quelquesindices significatifs, que l'empire de l'Est a subi de notre part,quoique dans une mesure encore incertaine, la contagion précisé-ment que le marxisme-léninisme nous avait fait subir pendant cesdernières décennies.

Le marxisme-léninisme a échoué de deux manières : dans sapolitique ; dans sa portée idéologique mondiale. Les deux allantensemble, mais curieusement, sans concomitance ni lien réel decausalité.

L'échec politique est patent, en tout cas par rapport aux butsfixés pas la Révolution de 1917 (le pouvoir soviétique peut fortbien considérer comme une réussite de gouverner finalement unpays exsangue mais nanti de la seconde force militaire mondiale,capable en tout cas de réprimer l'indépendantisme balte. Lanotion d'échec est en soi subjective). N'importe quel observateurnon inféodé au marxisme savait depuis des décennies que l'éco-nomie collectiviste entraînait la pénurie, et que l'Etat idéologiqueengendrait l'oppression. Seulement, ces observateurs non inféodésn'étaient pas très nombreux parmi les intelligentsias européennes.Le désastre économique et humain ne suffisait donc aucunementà entraîner une défection de la croyance. Il a fallu pour cela que cedésastre se voie soudain exposé et commenté, avec désespoir, parles propres tenants de l'orthodoxie. C'est donc l'aveu de l'échec, etnon l'échec lui-même, qui marque la fin de l'utopie, comme si sesfidèles avaient eu besoin qu'on les renvoie pour partir...

Les années 1989-1990, qui clôturent le siècle commencéen 1914, voient donc s'effondrer les défenses totalitaires. Lesrévolutions successives de l'Est européen sont les premières révo-lutions modernes qui ne dévorent pas leurs propres enfants. Car

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Conclusion 247

ce sont, à la fin d'un cycle, les premières révolutions anti-révolutionnaires, celles qui tendent à remettre le monde à l'en-droit, à mettre fin au projet infernal de recréation de l'homme.Peut-être annoncent-elles le début d'un nouvel âge réaliste, quicorrespondrait à l'âge spirituel dont parlait Malraux - l'utopieremplace à la fois le réel et le spirituel, et son éclatement pour-rait restaurer les deux termes complémentaires et associés.

Vainqueur - dans l'état actuel des choses - par forfait etpar fascination, l'Etat de droit n'est pourtant pas l'acteur heu-reux d'un drame manichéen. S'il a paru si enviable, c'était engrande partie par rapport aux folies de ses adversaires. En réa-lité, il n'offre pas de visage angélique et apparaît comme uneforme parmi d'autres de la politique, avec tout ce que celle-cisuppose de machiavélien. Et il aurait probablement tort des'imaginer que son modèle s'imposera par osmose à la terreentière, comme s'il constituait l'unique atmosphère politiquerespirable par des hommes dignes de ce nom. La fin du mar-xisme-léninisme en Union soviétique ne signifie pas libéralismepolitique et économique, selon un schéma de pensée alternatif etsimpliste qui appauvrit trop souvent notre compréhension. Sil'empire de l'Est ne parvient pas à dominer hors l'idéologiepérimée, alors la décadence de l'empire pourrait susciter l'appa-rition, selon un archétype historique connu, de nombreux petitsdespotats surgissant sur les ruines de l'Etat central.

Le déclin actuel des idéologies ne correspond donc pas à une« fin de l'histoire ». L'état présent du monde nous interdit decroire à une sorte d'universalité naturelle de l'Etat de droit.L'Etat de droit ne peut se concrétiser que dans des sociétés indi-vidualistes et laïques, deux caractéristiques qui manquent à laplupart des pays du monde. Le xx` siècle marque l'apogée puisl'effacement des espérances millénaristes dans la pensée occiden-tale. Il ne laisse prévoir à aucun moment le déploiement uni-versel du « règne de la raison » appelé par les historicismes duxix` siècle. Après le marxisme-léninisme, le nazisme, le fascisme,les nomocraties religieuses que représentent les régimes islami-ques traditionalistes expriment la première pensée totalitaire quine soit pas un produit européen. Si donc l'Etat de droit veut sur-vivre et se développer, il devra approfondir ses justifications,abandonner les tentations de l'angélisme, et déployer cetteespèce de force d'âme que l'on tire de la fierté de soi.

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Tableau chronologique politico-culturel

Les événements ont été choisis en fonction de leur importance pour l'histoire des doc-trines politiques. Les ouvrages cités sont en général fondateurs de courants d'idées ou repré-

sentatifs de doctrines politiques, ou particulièrement influents dans la période considérée.

1807-1808 Fichte prononce les Discours à la nation allemande1844 Marx, La question juive

1855 A. de Gobineau, Essai sur l'inégalité des races humaines

1859 Darwin, L'origine des espèces

1863 Tchernytchevski, Que faire ? Récit sur les hommes nouveaux

1867 K. Marx, Le capital, t. 1

1873 Bakounine, Etatisme et anarchisme

1884 F. Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat

1882-1907 La Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien

1914 Assassinat de jean JaurèsL'Allemagne déclare la guerre

1917 Révolution en RussieLénine, L'Etat et la révolution

1918 Guerre civile en Russie. La terreur est décrétée1919 Traité de Versailles

G. Sorel, Matériaux d'une théorie du prolétariat

1920 Hitler fonde le Parti ouvrier national-socialiste1921 Lénine présente la NEP1922 Mussolini marche sur Rome

Fondation de l'URSS1923 Putsch manqué de Hitler à Munich1924 Mort de Lénine

Victoire du Cartel des gauches en france1925 Publication de Mein Kampf en Allemagne1926 La dictature fasciste s'impose en Italie1929 Krach boursier à New York1930 Le parti national-socialiste obtient 18 % des voix aux élections lé-

gislatives en Allemagne1932 Salazar président du Conseil et ministre des Finances au Portugal

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250 Les idées politiques au XX siècle

1933 Hitler devient chancelier du ReichIncendie du Reichstag

1934 C. Maurras, Dictionnaire politique et critique1935 Lois raciales en Allemagne

E. Mounier, Révolution personnaliste et communautaire1936 E. Halévy, L'ère des tyrannies

Trotsky, La révolution trahie

Victoire du Front populaire aux élections législatives en FranceLa guerre civile éclate en Espagne

1938 Hitler entre en Autriche1939 Gouvernement Franco en Espagne1940 Hitler envahit la Belgique

Gouvernement Pétain en FranceOuverture des camps d'Auschwitz

1942 J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme, démocratie1943 Mussolini est renversé1944 Paris est libéré1945 Conférence de Yalta

Mussolini est fusilléHitler se suicide dans son bunkerCréation de l'Organisation des Nations UniesProcès de Nuremberg

1949 Procès Kravtchenko

Mao-tse-toung proclame la République populaire de Chine1951 A. Harendt, Origines du totalitarisme1954 M. Djilas, La nouvelle classe

1955 Signature du pacte de Varsovie1956 Les chars russes écrasent le soulèvement populaire en Hongrie1957 K. Wittfogel, Le despotisme oriental1961 Edification du mur de Berlin1968 Les chars soviétiques à Prague1970 A. Soljenytsine prix nobel de littérature1974 A. Soljenytsine, L'archipel du Goulag1976 A. Zinoviev, Les hauteurs béantes

1981 F. Mitterrand élu président de la République en France1982 Ecrasante victoire du Parti Socialiste en Espagne1989-1990 Libération des pays de l'Europe de l'Est1991 Abrogation du Pacte de Varsovie

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BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CITÉS

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Index des noms propres

Alain, 41.Alexandre, roi de Yougoslavie, 116.Aragon L , 53.Arendt H., 31, 61, 113, 221, 226.Aristote, 72, 129, 190, 207, 211, 229,

230.Aron R., 49, 189, 221, 224, 232, 236.Augustin (saint), 90.

Babeuf G., 22.Baechler J., 202, 233, 244.Bakounine M., 9, 23, 156, 160.Barrès M., 115.Beaud M., 193.Berdiaev N., 14.Berlin I., 24.Besançon A., 15, 207.Bilger F., 241.Blum L., 157, 159, 160, 165, 166, 173,

174, 175, 177, 180, 181, 185, 187,

193, 195.Bodin J., 208.Boris III, roi de Bulgarie, 116.Bosch-Gimpera P., 75.

Bourgin G., 179.Buffon G., 62.Burdeau G., 202, 219, 237, 239.

Chamberlain J., 64, 85.Campanella T., 3, 55.Camus A., 14.Carlyle T., 98.Carol, roi de Roumanie, 116.César, 134, 138.Chesterton G. K., 231.

Cincinnatus, 139.Codreanu C., 116.Cohn N., 76.Colombat J., 81.Comte A., 83.

Darwin C., 78, 79, 84.Degrelle L., 116.Demosthène, 83.Disraeli B., 77.Djilas M., 48.Dollfuss E., 116, 144.Doriot j , 116.Dumont L., 227.Durkheim E., 192.Drumont E., 82.

Engels F., 6, 8, Il, 16, 25, 56, 211.Evhémère, 55, 153.

Fessard G., 49, 61.Fichte J. G., 69, 70, 71, 90, 99.Finley M. I., 212, 244.Franco F., 52, 116, 144, 173.Freund J., 83.

Galen A. von, 96.Galton F., 88.Gaxotte P., 91.Gladstone W., 189.Gobineau A. de, 64, 77, 84, 85.Gombos, 116.Gorbatchev M., 36.Gracques (Les), 153.Guillaume II, 81.

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256 Les idées politiques au XX siècle

Haeckel E., 88.Halévy E., 2, 164, 174, 189, 198, 218.Hayek F., 189, 239, 240.Hegel F., 68, 69, 77, 229.Hindenburg (maréchal), 93.Hitler A., 51, 61-64, 82, 88-97, 99, 102-

109, 111, 113, 117, 174, 175, 179,214.

Hlinka, 116.Horthy (amiral), 116.

Ivan le Terrible, 13.

Jaspers K., 199, 202, 209, 222, 231,245.

Jaurès J., 136, 157, 158, 162, 163, 166-169, 174, 178, 180, 183-185, 190, 192,193, 195.

Jelen C., 159.Juillard J., 171.Jouvenel B. de, 237-238.

Kant E., 174, 193, 221.Kautsky K., 25.Kerensky A., 10.Khomeini R., 204, 205.Kierkegaard S., 55.Kolakowski L., 16.

Lacouture T., 175.Ladous R., 15.Lagarde P. de, 86.La Tour du Pin R. de, 115, 117-121,

127, 132, 135, 144, 151.Le Bon G., 92, 223.Le Chapelier, 120, 123.Lefort C., 213, 219, 239.Leibniz G. W., 69.Lénine V. I., 6, 10, 11, 13, 14, 16-34,

36, 37, 39-41, 45, 53-57, 154, 161,166, 184, 186, 189.

Le Play F., 124, 135.Levy L., 158.Linné C. von, 62.Locke J., 121, 223.Luther M., 67.Luxembourg R., 185.Lyssenko, 44.

Machiavel N., 35.Maistre J. de, 121.Malraux A., 247.

Marcel G., 222.Maritain J., 49, 198, 209, 213, 235Martov, 22.Marx K., 3, 6-12, 14-25, 34, 53, 55-57,

83, 154, 155, 159, 162, 165, 176, 177,226.

Massis H., 117.Maurras C., 117, 118, 120-123, 125-

127, 132, 225.Mendel G., 88.Mendès-France P., 175.Metaxas (général), 116.Michelet J., 65, 159.Mitterrand F., 170, 180, 182, 184, 187,

195.Montand Y., 53.Montesquieu C. de, 8, 65, 201-203,

218, 230.More T., 3, 55.Mounier E., 152, 222, 223.Mussolini B., 113, 114, 117, 118, 126,

130-134, 136-139, 142, 143, 145, 148,150, 151, 174.

Napoléon, 134, 140.Newton I., 79.Nietzsche F., 69, 82, 115.Novalis F., 67.

Pangalos (général), 116.Pareto V., 83, 98.Paul (saint), 67, 220.Pétain (maréchal), 144.Picasso P., 53.Pie IX, 96.Pierre le Grand, 13.Pilsudski J., 116.Pinochet (général), 52.Pivert M., 165.Pizzorno A., 227.Platon, 3, 10, 83, 129, 133, 153, 205,

207, 211, 219, 229, 230, 233.Plekhanov G., 10, 16-19, 23, 27, 57,

160.Polanyi K., 177.Poliakov L., 76, 86, 106.Popper K., 230.Primo de Rivera M., 116.Proudhon J., 10, 83, 156, 201, 218.

Renan E., 65.Rocard M., 171, 175, 185, 195.

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Index des noms propres 257

Saint-Exupéry A. de, 222.Salazar 0., 116-118, 121, 124, 127-129,

131-146, 148, 150, 151.Sartori G., 219, 224, 239.Sartre J.-P., 53, 82.Schiller F. von, 67.Schmitt C., 215.Schumpeter J., 177, 178, 191.Schuschnigg K. von, 116.Seipel Mgr, 116.Shakespeare W., 79.Signoret S., 52.Soljenytsine A., 13, 14.Sorel G., 115.Spartacus, 153.Spengler 0., 83.Staline J., 11, 12, 36-42, 47, 49, 54, 162.Stuart Mill J., 8.Sylla, 138.

Tacite, 65, 66, 96.Taine H., 38, 83.

Taparelli L., 119.Tchernytchevski N., 14-16.Thomas d'Aquin, 119.Tiso (Mgr), 116.Tkatchev P. I., 24.Tocqueville A. de, 118, 205, 218, 238Todd E., 89, 97.Touchard J., 193.Toynbee A., 83.Trotski L., 23, 25, 26, 30-32, 37-40, 47,

52, 169, 190.

Vacher de Lapouge, 64, 81, 89.Valéry P., 84.Vollgraff K. F , 83.

Wagner R., 77, 85.Walras L., 194.Weber M., 24, 73, 74, 197, 218, 231.Weil E., 203, 204, 218, 225.Wittfogel K., 11.Wurm T, 96.

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