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André Allard l’Olivier Au cœur de René Guénon Le Christ et la gnose 1983 Version électronique du 07/01/2009

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Opera su rene Guenon

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  • Andr Allard lOlivier

    Au cur de Ren Gunon

    Le Christ et la gnose

    1983

    Version lectronique du 07/01/2009

  • L'ouvrage est sous Licence Creative Commons - Pas d'usage commercial - Pas de modifications

    mes enfants

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  • PRSENTATION

    Andr Allard est n Paris le 3 dcembre 1913. Il est le fils du peintre Fernand Allard lOlivier, qui avait cette poque son atelier Montmartre, et de Juliette Rossignol. Tandis que le peintre, dorigine tournaisienne, doit pendant la guerre 14-18 revenir en Belgique o il est attach aux services artistiques de larme, le jeune Andr grandit Paris auprs de sa mre. Une petite sur nat en 1917. Peu aprs la fin de la guerre, la famille dmnage pour sinstaller dans la banlieue de Bruxelles. Les deux enfants reoivent une ducation laque.

    En 1933, le peintre meurt accidentellement alors quil achve un deuxime voyage de plusieurs mois au Congo belge1. Andr Allard doit alors interrompre ses tudes afin de subvenir aux besoins de la famille. Paralllement, il commence frquenter les cercles littraires bruxellois, se lie damiti avec le pote Norge, et publie des pomes, des nouvelles ainsi quune pice de thtre (Pintazim, 1936) quil signe en reprenant le pseudonyme dartiste de son pre.

    En 1935, sa vie est bouleverse par un vnement intrieur qui aura des rpercussions dterminantes sur tout le reste de son existence. A la suite dune priode de crise qui dure prs de quatre ans, il finit par demander le baptme en 1939 et intgre de ce fait le sein de lglise catholique romaine.

    Volontaire de guerre, il est rapidement fait prisonnier et passe cinq ans de captivit en Allemagne. Un premier mariage contract avant la guerre ne survit pas la longue sparation.

    1 Fernand Allard lOlivier est surtout connu en tant que peintre africaniste.

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  • En 1946, il publie chez Dessart les Fragments Lysis, courtes mditations philosophiques et potiques labores partir de notes prises durant sa captivit en Allemagne. Il retrouve les cercles littraires belges, au sein desquels il noue des amitis durables avec plusieurs crivains tels Jean Tordeur, Charles Bertin ou Georges Sion. Paralllement, il reprend ses tudes orientation traditionnelle qui avaient t interrompues pendant la guerre, et au sein desquelles les uvres de Ren Gunon occupent naturellement une place de choix.

    En 1947, il part au Congo o il devient responsable de lagence de presse Belga Lopoldville.

    lautomne 1950, alors quil est en dplacement au Caire, il apprend que Ren Gunon y demeure et demande le rencontrer. Grce aux bons offices dune connaissance commune, Ren Gunon accepte de le recevoir et les deux hommes ont ensemble un long entretien.2

    En 1951, il publie un article consacr Ren Gunon dans la revue Synthses, et en janvier 1953 un article intitul La notion de tradition chez Gunon dans le numro spcial des Cahiers du Sud que cette revue consacre Ren Gunon la suite du dcs de celui-ci.

    Il fait par ailleurs paratre Les Sept Chants de la plnitude et de la fin, illustrs par Lucien Jorez (Lopoldville, Union africaine des arts et lettres, 1953). Un recueil de pomes, Les Luminaires, parat un peu plus tard.

    En 1955, une grave maladie loblige rentrer en Belgique afin de se faire soigner. Ce retour savrera dfinitif. En 1958, il dmnage Luxembourg (Grand-Duch) o il a trouv un nouvel emploi et o il passera dsormais la fin de sa vie entre sa deuxime pouse et ses quatre enfants.

    Il steint le 23 mars 1985 la suite dun accident cardiaque3.

    Un recueil de posie posthume intitul Pomes perdus et retrouvs ou la connaissance du soir put encore paratre grce au concours du Fonds national de la littrature de lAcadmie royale de langue et de littrature franaises de Belgique. Ce dernier recueil tmoigne du fait que son activit littraire dont laccueil resta restreint des cercles plutt confidentiels ne fut jamais compltement en sommeil (il crivit galement deux pices de thtre restes indites).

    2 Lvocation de cet entretien sous la plume de Gabriel Boctor est reprise dans X. Accart : LErmite de Duqqi, Arch Milano, 2001, pp. 104-105.3 On trouvera ci-dessous (Annexe 1) le texte de larticle que le journal Le Soir de Bruxelles lui consacra loccasion de son dcs.

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  • Celle-ci fut nanmoins toujours considre par lui-mme comme tout fait secondaire par rapport lintense activit dcriture oriente vers une traduction, dans le langage mtaphysique et religieux, de lexprience dcisive vcue dans sa jeunesse. Celle-ci aboutit en 1977 la parution aux ditions traditionnelles dun livre intitul LIllumination du Cur4.

    La plus grande partie de luvre philosophique dAndr Allard lOlivier est toutefois reste indite. Celle-ci comprend un ouvrage compltement achev, intitul Au coeur de Ren Gunon. Le Christ et la gnose, que nous proposons ici, deux ouvrages quasiment termins intituls La Dialectique du sacrifice et Introduction leurythmologie, ainsi que de trs nombreuses notes touchant des domaines aussi varis que le symbolisme des nombres, les cycles dans lhistoire, la kabbale, lalchimie ou les carrs magiques et la tradition extrme-orientale. Nombre de ces notes ne sont pas publiables telles quelles, notamment parce quelles sont extrmement redondantes. Nous esprons nanmoins pouvoir en faire connatre une partie dans lavenir.

    Au coeur de Ren Gunon. Le Christ et la gnose est un cas particulier, parce que ce livre fut compltement achev du vivant de lauteur et mme envoy lpoque plusieurs diteurs qui le refusrent. Nous ne pensons pas que la qualit de louvrage soit en cause ; certains titres parus depuis lors nous paraissent bien moins intressants. Mais un diteur doit tre soucieux de la rentabilit de son investissement ; et outre le fait que LIllumination du Cur navait pas t un franc succs de librairie, le volume du prsent ouvrage, qui totalise plus de 500 pages, pouvait en faire hsiter plus dun.

    Aujourdhui, les nouvelles technologies nous permettent de faire connatre cet ouvrage au public sans quil soit ncessaire de surmonter lobstacle dune dition papier forcment coteuse. Cest donc avant tout dune dette que nous nous acquittons, celle de mettre la disposition de tous un ouvrage qui tenait tant cur son auteur et auquel il a sacrifi de longues annes de travail. Il nous parat toutefois indispensable de donner quelques prcisions en guise dintroduction afin dviter tout malentendu.

    *

    Luvre de Ren Gunon a t absolument primordiale dans llaboration de la pense et des crits dAndr Allard lOlivier. Suite la grave crise intrieure que ce dernier avait traverse en 1935, il stait tourn vers diffrentes lectures pour tenter de donner sens ce quil lui tait arriv. Il est certain que dans ce

    4 On trouvera ci-dessous (Annexe 2) le texte de la critique que le mme journal publia lors de la sortie du livre.

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  • contexte, les livres de Gunon ont t pour lui dune importance capitale5. Ainsi quil a dj t signal, laboutissement de ce cheminement intrieur fut pour Andr Allard lOlivier lentre dans le sein de lglise catholique romaine. Ce fut un choix qui nalla pas immdiatement de soi, car ce quil avait vcu ntait pas li une forme traditionnelle particulire. Nous renvoyons LIllumination du Cur le lecteur qui souhaiterait comprendre quoi nous faisons allusion, mais il importe de souligner quil ne sagit pas du tout de quelque chose de lordre dune apparition ou dune vision (aussi respectable une telle exprience puisse-t-elle tre). Pourquoi le baptme catholique, cela relve naturellement de son secret le plus intime. Il est juste aussi de se souvenir que certaines possibilits, qui peuvent paratre aujourdhui assez facilement accessibles, ltaient beaucoup moins il y a 70 ans de cela. Quoi quil en soit, ce qui est certain, cest quune fois ce choix pos, Andr Allard lOlivier lui fut fidle jusqu son dernier souffle, et quil considra comme de son devoir le plus sacr de partager sa foi et de tenter de convaincre autrui de ce quil estimait tre la vrit. Le point dlicat est ici que, conformment dailleurs la doctrine de lglise, cette expression de la vrit lui apparaissait comme la seule qui soit intgralement recevable et que, par consquent, les autres formes traditionnelles, dans la mesure o on pouvait y reconnatre une part de vrai, taient, si lon peut sexprimer ainsi, une sorte de catholicisme qui signore. Ce point de vue na rien doriginal et a t partag dans le pass par de nombreux crivains catholiques. Ce qui est paradoxal dans le cas dAllard lOlivier est quil fut conduit ce point de vue non pas, comme beaucoup dautres, par ignorance ou par prjug, mais aprs avoir connu une exprience de labsolu indpendante dune forme particulire, aprs avoir lu et tudi Gunon, quil admirait et considrait comme lauteur le plus important du XXe sicle, et aprs avoir tudi de manire livresque il est vrai les doctrines de lInde, de la Chine et de lIslam. Nous ne nous chargeons pas dexpliquer ce paradoxe, mais il est clair que cette manire de voir devait ncessairement lamener une divergence irrconciliable avec certains aspects, et parmi les plus profonds, de la doctrine expose par Ren Gunon. Puisque le Christ avait dit : Je suis la Voie, la Vrit et la Vie , il sensuivait, selon Andr Allard lOlivier, que la seule voie possible tait Jsus-Christ, que la seule vrit tait celle du catholicisme romain (auquel ne se rduit dailleurs pas, pourrait-on objecter, le christianisme), et que seule lglise pouvait garantir le salut de ses fidles. Avec toutefois, reconnaissons-le, une extension tous ceux qui, bien quappartenant une autre tradition, avaient connu le Christ dans le secret . Nous ne sommes pas tout fait certains, dailleurs, que ce soit l la position officielle de lglise sur ce sujet, mais la droiture et la gnrosit naturelles dAllard lOlivier ne lui permettaient pas dimaginer Shankarchary condamn rtir en enfer. Dans le mme ordre

    5 Nous savons nanmoins par des notes personnelles que deux titres seulement ont t tudis par lui avant la guerre : LHomme et son devenir selon le Vdnta et Le Symbolisme de la croix. Juste aprs la guerre vint la lecture du Rgne de la quantit, suivie plus tard de celle des autres ouvrages de Gunon.

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  • dides, il citait souvent la parole du Christ : Qui nest pas avec Moi est contre Moi (Mt, XII, 30) ; mais il ne citait jamais cette autre parole du Christ ses disciples, pourtant galement rapporte par lvangile : Qui nest pas contre vous est avec vous (Lc, IX, 50), laquelle rtablit un ncessaire quilibre ds lors que ce nest plus le Logos en tant que tel qui sexprime, mais quil sagit de la manire dont la Parole sera apporte au monde. Peut-tre pourrait-on rsumer tout cela en disant que pour Ren Gunon, le Christ est une des manifestations du Verbe divin ; mais que pour Andr Allard lOlivier, de mme que pour lglise catholique, le Verbe divin sidentifie exclusivement Jsus-Christ vrai homme et vrai Dieu .

    La consquence de cet tat de choses est que ce livre risque sans doute de dplaire au plus grand nombre. ceux qui ont accept dans sa totalit le message de Ren Gunon, il paratra sans doute luvre dun exotriste catholique engonc dans un carcan no-thomiste ; tandis qu certains catholiques, il risque encore de paratre saventurer de trop prs du ct des doctrines orientales. Cela tant, dont nous prfrons avertir demble le lecteur ventuel, il nous semble que la lecture de cet ouvrage est loin dtre dnue dintrt mme si lon ne souscrit pas aux conclusions de lauteur. Cest un livre, et ce nest pas si frquent, o il est vraiment question de mtaphysique, o des problmes importants sont soulevs, o des clarifications essentielles sont tentes6. On peut tre en dsaccord avec lauteur ; on ne peut pas refuser celui-ci la rectitude de la pense ni le courage de ses opinions. On peut refuser les thses dfendues dans cet ouvrage ; on peut difficilement nier lintrt de le lire. Lauteur est un polmiste : il dfend la cause laquelle il a vou sa vie ; mais on ne trouvera jamais sous sa plume de pense basse ou dattaque ad hominem. Jamais non plus un mot malsonnant lgard de lislam, qui lui posait un grave problme parce que venu aprs le Christ. Prcisons, et cest sans doute cela qui fait la vritable originalit de ce livre, que jamais il ne prtend rgler ces graves questions en deux ou trois phrases vite expdies o lon oppose saint Thomas dAquin la mystique naturelle et o Ren Gunon est condamn sans autre forme de procs cause de son prtendu orgueil intellectuel . Si lauteur arrive certaines conclusions avec lesquelles la plupart des lecteurs de Ren Gunon ne seront pas daccord, cest en tout cas au terme du cheminement dun homme qui a vou sa vie la recherche de la vrit. Ajoutons, lintention des lecteurs en question, quil est sans doute plus sain de parfois confronter ses convictions avec celles dun contradicteur que de lire et relire encore et toujours les mmes gloses indfiniment rptes par des pigones atteints de psittacisme.6 Pour ne citer quun seul exemple particulirement important, de nombreux chapitres portent sur la question de savoir si ltre principiel est fini ; lauteur affirme que la doctrine expose par Ren Gunon (et selon laquelle seul le Non-tre au-del de ltre serait infini) nest pas recevable, et lui oppose la doctrine chrtienne de lIpsum Esse divin.

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  • Lauteur fut aussi, et cela dans le sens le plus profond du terme, un solitaire , et cela mme au sein de lglise laquelle il appartenait7. Qui pourra dire ce qui se serait pass sil avait rencontr, au moment opportun, un matre qui let guid sur une autre voie ? Mais cela ntait pas dans son destin, et les si ne sont pas de mise dans ce domaine.

    *

    Il conviendra de se souvenir que le manuscrit de ce livre date de 1983, avant, par consquent, la grande vague douvrages qui a accompagn le centenaire de la naissance de Ren Gunon et plus encore le cinquantenaire de son dcs. Il y a donc relativement peu de rfrences des ouvrages sur Gunon. On se rendra vite compte, du reste, quil sagit l dun ouvrage extrmement personnel, fruit de longues annes de rflexion, et non dune compilation indigeste de tout ce qui a t crit avant lui.

    Il a fallu ressaisir entirement un texte qui existait uniquement sous forme de tapuscrit. Nous navons rien modifi dans le texte, moins de quelques erreurs de frappe ou de ponctuation videntes8. Peut-tre lauteur lui-mme, sil tait encore vivant, modifierait-il lun ou lautre chapitre aujourdhui. Nous nen savons rien. Mais nous avons pris le parti de laisser louvrage absolument tel quel, et cela dautant plus que nous aurions pu tre parfois tents den trahir lesprit, ou tout au moins den attnuer lexpression.

    Les trs nombreuses citations aux ouvrages de Ren Gunon renvoient malheureusement des indications de pages. Les ditions utilises sont indiques in fine dans la bibliographie. Nous sommes bien conscients que la plupart des ditions aujourdhui en circulation ont des paginations diffrentes, et que des renvois des chapitres (toujours courts chez Gunon) seraient mieux adapts. Il ne nous est pas possible, faute de temps, de faire ce travail de transposition. Nous esprons que cela ne constituera pas un obstacle majeur pour le lecteur. Il ne nous a mme pas t possible de vrifier si tous les numros de page indiqus sont corrects ou non.

    Aprs avoir beaucoup hsit, et malgr le fait que celle-ci nous paraisse parfois discutable voire fautive, nous avons renonc revoir la transcription des mots ou des noms dorigine trangre, notamment sanscrits ou arabes. Lune des

    7 Nous renvoyons le lecteur au pome intitul Stances de lignorance sagace , paru dans la revue Audace en 1969. Nous reproduisons ci-dessous (Annexe 3) ce texte qui aidera peut-tre mieux comprendre le cas de lauteur.8 quelques trs rares endroits, nous avons nanmoins t obligs de modifier ou de supprimer un membre de phrase qui, par suite sans doute de lune ou lautre omission lors de la dactylographie, ne prsentait aucun sens cohrent par rapport lensemble.

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  • raisons en est que ces mots apparaissent assez frquemment dans des citations, o il convient de toute manire de respecter la transcription initialement adopte par lauteur cit (souvent Gunon lui-mme, mais pas toujours). Nous laissons donc les choses en ltat o les a laisses lauteur de ce livre ; nous pensons dailleurs quil ne peut pas en rsulter un grand dommage en ce qui concerne la comprhension du texte, et cest bien l ce qui importe le plus. Il ne sagit pas ici dun ouvrage drudition, et Gunon lui-mme ne sest jamais embarrass de systmes de transcription scientifiques .

    Il est presque certain que quelques erreurs subsistent encore. Nous demandons par avance lindulgence du lecteur si cest le cas. Nous serions dailleurs trs reconnaissants toute personne qui dcouvrirait une erreur de bien vouloir nous la signaler en nous envoyant un courrier lectronique ladresse figurant sur le site de tlchargement.

    Gloire Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volont.

    Les ayants droit

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  • 10

  • Annexe 1 : Article paru dans le journal Le Soir du 01/04/1985.

    Andr Allard lOlivier, plerin de lAbsolu

    Andr Allard lOlivier, dont on vient dapprendre avec tristesse la mort Luxembourg lge de septante-deux ans, aura t, sa vie durant, un de ces tres trs rares qui, naturellement destins crire, se proccupent moins de faire carrire dcrivain que de faire uvre intime dans lapprofondissement de leur propre vocation.

    La sienne fut aussi dtermine quexigeante. N Paris en 1913, fils de lexcellent peintre tournaisien qui mourut tragiquement en Afrique, volontaire de guerre pendant la campagne des dix-huit jours, fait prisonnier, il allait, pendant ses cinq ans de captivit, plonger aux sources de sa conversion la religion catholique dont il avait reu le baptme lge de vingt-six ans.

    Tmoin intransigeant et prophtique de sa foi, cet homme, qui faisait songer Bernanos, rapportait de ces annes de solitude et dtudes ses Fragments Lysis (Dessart, 1946) o, comme lcrivit Georges Sion, tremblait une volont farouche de sauvegarder le chant de son silence dans la rumeur de la vie commune .

    Aprs des dbuts dans le journalisme LOccident, il devenait, en 1947, chef des services africains de lagence Belga Lopoldville. Il allait surtout faire, en 1950, la rencontre capitale de Ren Gunon, le grand orientaliste9 qui, fuyant lEurope, vivait dsormais comme un Arabe en gypte. Ds lors, la recherche ardue mais illuminante des conjonctions entre les grandes traditions monothistes, dont Gunon lui donnait un exemple clatant, se conjugua, chez Allard lOlivier, avec une mise en question absolue de la civilisation mcaniste et dsacralise de lOccident.

    Proccup uniquement du divin qui est luvre clandestinement dans le monde, il allait se vouer, grce un savoir qui paraissait sans limites ceux qui lont connu de prs, une tude incessante de ces sources caches ; elle constitue son uvre au moins part gale avec ce quil lui arriva de publier. Il sy consacra, avec une nergie indomptable, dans le peu de loisir que lui laissaient ses fonctions au Service des publications de la Communaut europenne.

    9 [Sic]

    11

  • De cet immense matriau, un livre, au moins, tmoigna en 1977 : LIllumination du cur (ditions traditionnelles, Paris). Andr Allard lOlivier lavait originellement intitul Discours contre la mthode : il y renona quand Raymond Aron publia un livre sous ce titre. Livre ardu sil en fut, o lentreprise de dvoilement de lAbsolu est conduit[e], dans une remise en cause de la philosophie, par un temprament authentiquement mystique. Deux livres de pomes : Les Sept Chants de la plnitude et de la fin ainsi que Les Luminaires manifestent lauthenticit dun don potique qui sexprime autant dans lample verset que dans des formes traditionnelles autour de ce combat spirituel qui fut au centre de la vie dAndr Allard lOlivier, qui crivit galement trois pices : Pintazim, farce potique, Alexandre le Grand et La Farce du Bon Samaritain dont seule la premire fut dite. Bien dautres textes sont demeurs indits. Il nen reste pas moins que ce vritable tmoin de lEternel a t et demeurera, pour quelques-uns au moins, un de ces illuminateurs dont limmense travail et la brlante conviction portent bien au-del ses10 signes crits.

    Jean Tordeur

    10 [des ?]

    12

  • Annexe 2 : Article paru dans le journal Le Soir du 14/09/1977.

    Andr Allard lOlivier : LIllumination du cur .

    Une recherche de la vrit

    Voici un livre qui ne se donne et ne nous donne aucune facilit. Un livre de mditation qui reprsente tout un pan de la vie dun homme. Un livre qui exige certes beaucoup de son lecteur comme il a exig beaucoup de son auteur.

    LIllumination du cur11 est un essai quil est malais de dfinir. Il commence par une rflexion dapproche sur la connaissance, sur ltre humain qui sait quil ne sait pas et qui, ds lors, a dj, en mme temps quun manque ou quune inquitude, une connaissance essentielle. Inconfortable, certes : Ah ! si jtais ignorant de ce quil importe au plus haut degr de savoir et, en mme temps, ignorant de cette ignorance, peut-tre serais-je heureux, comme le buf dans la prairie, auquel suffit lherbe quil broute

    Mais savoir quil y a des choses quil sait et savoir quil en est dautres quil ne sait pas, cest bien l le propre de lhomme. Partant de cela, Andr Allard lOlivier labore un trait de la pense une dmarche pascalienne qui utiliserait un moment larsenal cartsien. Cest une recherche de la vrit, des instruments de la constatation (physiques, sensibles, intellectuels, mystiques), des leurres du sophisme ou de limagination. Utilisant une grande science de ltymologie, lauteur ravive ou rectifie le sens du vocabulaire philosophique. Il lui arrive mme, force de nuances et dans une volont presque pathtique de prcision, daller si loin quon a peine le suivre

    Mais il se reprend et reprend le lecteur pour avancer, avec une rigueur obstine, vers la foi et vers Dieu dans cette entreprise de dvoilement de lAbsolu o la philosophe, en lui, est relay par le mystique. Non sans rencontrer avec une fraternit lucide mais profonde lui qui a vou trente ans de sa vie ltude approfondie des grandes traditions religieuses des doctrines non chrtiennes qui tentent des expriences parallles : lislamisme, lhindouisme, Ren Gunon ou, dans une postface, Parmnide, dautres encore.

    11 Aux ditions traditionnelles, 11, quai Saint-Michel, 75005 Paris, 45 FF, plus 10 FF pour expdition, C.C.P. 568.71. [Cette adresse n'est videmment plus valable. L'ouvrage est actuellement diffus par les ditions Al-Bouraq Librairie de l'Orient, 18, rue des Fosss Saint-Bernard, 75005 Paris.]

    13

  • Andr Allard ne cache pas son option chrtienne absolue ne dune conversion, dune illumination tout aussi dcisive. Mais il montre aussi simplement tout ce qui, partir de la qualit dhomme, ly a men ou confirm. La mditation pascalienne du dbut devient une sorte de Somme philosophique, un essai mtaphysique et une apologtique. Il va de soi que certains ne suivront pas lauteur mme si, comme on dit, ils pensent le rejoindre sur la ligne de dpart. Je crois pourtant que nul ne contestera la probit, la svrit soi-mme de lauteur de LIllumination du cur.

    Cet auteur, il serait bon de rappeler un peu qui il est. Non point sur le plan professionnel de lexistence (Andr Allard lOlivier est un Belge attach depuis de longues annes aux services de la Communaut europenne Luxembourg), mais sur le plan de son uvre.

    Il y a une trentaine dannes, il publiait un ouvrage immdiatement trs personnel : Fragments Lysis, une sorte de journal de sa vie intrieure pendant la captivit. Une uvre secrte et lyrique la fois. ( Sois un disciple que la pudeur isole, car on est bien dans le secret de Dieu. ) Y tremblait une volont farouche de sauvegarder le chant de son silence dans la rumeur de la vie commune et confine.

    Mais Andr Allard lOlivier vit une vie marque par deux ples : se retrouver seul au cur de lui-mme et offrir aux autres le fruit de cette rencontre.

    Ainsi parurent les Sept chants de la plnitude et de la fin, des pomes qui ressemblaient des psaumes o criait jadis la grande voix des prophtes. Ainsi parat LIllumination du cur. Elle est plus difficile, sans doute, et rserve ceux qui acceptent cette intransigeante spculation de lme. Mais cest le mme geste de celui qui se replie et puis qui ouvre les bras.

    Et qui nen a pas fini. Chez Andr Allard, la gestation est perptuelle. Elle est la fois sa volont, son destin, son sacrifice12 et sa dignit.

    Georges Sion

    12 Son prochain livre, paratre, sintitule La dialectique du sacrifice .

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  • Annexe 3 : Pome en prose paru dans la revue Audace en 1969 et repris dans le recueil de posie intitul La Connaissance du soir.

    STANCES DE LIGNORANCE SAGACE

    Prlude

    Ceux qui, bien que nayant pas de Matre visible, sont cependant initis, relvent dun Matre invisible dont le Coran dit que, plus grand que Mose, il fut le Matre de Mose (XII, 64 81). Et le Matre qui dtient la science la plus haute, la science de ceux qui sont auprs de Moi , est le Vert, al-Khidr. Il donne les eaux de la vie et de limmortalit. Il est le Matre de ceux qui nen ont pas, les Afrd, les solitaires.

    Son nom chrtien est bien connu, encore que trop de chrtiens ignorent sa divine Personne. Le Vert, le Kidhr, est lunit du Pre et du Verbe, son Fils ; Il est lEsprit-Saint car, ternellement, le Pre engendre son Fils et, ternellement, le Fils revient au Pre ; et de ce double mouvement procde lEsprit.

    Mystrieuse gravitation incre do viennent toutes choses ! Car tu es, Esprit-Saint, le Vivificateur.

    Pour Anne

    I

    Lorsquil se demande ce quil est, do il vient, o il va ; lorsquil a pris conscience du caractre nigmatique du monde ; lorsque, fait pour connatre, il se constate dans lignorance et que cette ignorance laccable ; alors il sassigne comme but la recherche de la vrit.

    15

  • Il ignore, mais naccepte pas dignorer. Pourquoi donc, fait pour connatre, est-il dans lignorance ? Voil ce quil ignore encore et qui achve de laccabler. Car il nest pas comme le buf dans son pr, qui rumine et contemple lhorizon de ses yeux opaques ; lhomme que je dis sait quil ne sait pas, et il dfaille de le savoir.

    Quelquun dit : Savoir, cest savoir quon sait. Mais ce nest l que le quart du mystre du savoir et de lignorance ; car je puis savoir et le savoir, et je puis ne pas savoir et ne pas le savoir, comme le buf aux yeux opaques qui rumine dans son pr ; et je puis encore ne pas savoir et le savoir, comme lhomme qui dfaille cause de son ignorance, et savoir et ne pas le savoir comme celui qui a su mais qui a oubli.

    Celui-l, quil travaille se souvenir ! Celui qui sait et ne sait pas quil sait et celui qui ne sait pas et sait quil ne sait pas sont un seul et mme personnage, Janus bifront, perdu sur la plage immense qui ourle dor lternit.

    Sache donc que cette ignorance, qui est ta souffrance, est aussi le remde qui en gurit : elle vient de ta sagacit. Bienheureux es-tu, toi qui sais que tu ignores ! toi les tnbres, toi les clameurs, toi les dchirements ! Les dieux qui dorment ne savent pas quel cri, ton cri, perce lespace et les perfore par le flanc.

    Cette part, ne peuvent te la ravir ni ceux qui festoient dans le dsordre, qui mangent sans crainte et ne songent qu se nourrir eux-mmes, ni les arbres dautomne, deux fois morts et sans racines, ni les vagues furieuses de la mer, qui jettent lcume de leur honte, ni les astres errants auxquels un tourbillon de tempte est rserv pour lternit.

    II

    Pauvre enfant qui as beaucoup lu, tu es gonfl dun savoir qui consterne. quelles sources nas-tu pas bu ? toutes, je le crains, et mme aux plus boueuses ; et tu ne sais rien de ce que tu devrais savoir ! Tu ne sais pas ce que tu es. Tu es la recherche de toi-mme ; tu souffres, et tu es seul, et tu demandes pourquoi la loi qui te rgit est une loi de douleur.

    16

  • Lignorance est le mal, la connaissance est le remde. Cest parce que tu sais que tu ignores que dj te voil sauv. Eveille-toi ! Lve-toi ! Tu en sais dj long si tu sais que tu ignores, et tu es dj riche si tu dfailles dignorer. Lve-toi, paralytique, et marche ! Porte ton grabat sur ton dos !

    Il est bon pour toi de souffrir si tu souffres des tnbres ; cette souffrance va faire de toi linventeur de toutes les clarts. Cherche la vrit, et elle seulement, et rpte aprs moi quelle est la bienvenue, si elle apaise, et quelle est la bienvenue encore si elle est Mduse et si elle doit te ptrifier.

    Tu dois courir ce risque, si tu veux vaincre et ravir les trsors que gardent les Niebelungen. Sans illusion, mais sans jactance, sans orgueil, mais sans fausse humilit, loin du monde et de ses bruits, comptant pour rien le fatras dopinions qui tencombre, force la connaissance, tant fait pour connatre, et appelle la vrit, quel que soit le visage quelle doit te rserver.

    Dtourne-toi de ceux qui disent quil faut manger et qui montrent leur ventre. La faim est une misre, mais pourquoi en ferais-tu une thorie ? Ce pain si ncessaire, gagne-le, mendie-le ou, au besoin, le vole, et fais ce que tu dois sans oublier jamais que, vide ou plein, le ventre est toujours le ventre et que lignorance est toujours la mme, que le ventre soit vide ou plein.

    III

    Moi qui te parle, Lysis, sur mon me ! jai reu lenseignement sacr de celui quon nomme le Verdoyant : il marche grands pas dans les espaces spirituels, la recherche des orphelins et des gars, ayant lui-mme t instruit de la science qui est auprs dAllah.

    Celui que je dis ma frapp au cur, et il ma dpouill de ma suffisance ; il ma rvl ce qui est et ce qui nest pas, midentifiant au rayon de lumire quil est impossible de voir sans rendre lesprit. Et jai connu la mort dans linsoutenable splendeur de lexistence ternelle.

    17

  • Plus rien ntait, que lExistence mme, qui emplissait ras bord les sicles en anneau et tous les rceptacles, du znith au nadir. Moi, cependant, je subsistais, ayant cess dtre, et je considrai avec effroi le gouffre ouvert devant moi.

    Mais Celui-l mme qui mta la vie et mabandonna aux rives du non-tre permit que je connusse la vie quil donne de sa main. Et depuis, jai tremp mes lvres dans cette coupe, je connais mon Matre, qui est comme une rose, clou sur une croix.

    LEsprit verdoyant procde de lui et donne la vie ceux qui ont perdu le souffle : il console lorphelin et ramne lgar. Cest Lui qui dispense ici-bas toute clmence et toute rigueur, toute grce et toute justice ; et depuis quil ma visit, japprends humblement vivre dans lombre de sa beaut.

    Gloire Lui ! Il ma t lexistence et il me la rendue, me renvoyant dans le monde pour apprendre devenir un homme, sachant que la mesure de lhomme nest ni Dieu sans le monde ni le monde sans Dieu, mais Dieu dans le monde et le monde en Dieu.

    IV

    Jose ainsi te parler, sachant qui tu es, mon fils, mon petit frre, mon ami aux yeux pleins de larmes ! Tu es un enfant de ltonnement, un enfant de la stupeur. Un jour, tu as regard tes mains monstrueuses offertes ton pouvante et tu as cri dans la nuit pour savoir qui tu tais. Mais personne ntait l pour te rpondre.

    Tu ttonnes dtre et tu le dis, et tu tournes ton visage aux quatre points cardinaux du dsert o tu cherches ta route ; car ceux-l que tu croises existent peine ; encore un peu et ils ne seront plus, nayant pu capter linstant ternel dans un grand et immobile mouvement de stupeur.

    Vois donc ce quils admirent ! Des machines qui font des images, des hommes comme des femmes, des femmes comme des btes, des

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  • ombres qui parfois laissent errer leurs regards, la nuit, sur les toiles du ciel. Alors une crainte rvrentielle semble semparer deux, et ils sinterrogent, parlant toutes les langues, mais leurs paroles senvolent, et ils ne se comprennent pas.

    Cest pourquoi, bientt, tout sachvera dans la violence et dans les hurlements annonciateurs du nant o doivent retourner les tres qui en viennent. Ce peu de vie se hte vers la mort dont, dj, elle se distingue peine.

    Ltonnement qui compte, mon fils, mon petit frre, mon ami aux yeux pleins de larmes, cest celui quinspirent ltre et sa nudit. Soudain tu talarmes, tu regardes tes mains, la peur sempare de toi. Alors tu trembles sur ta base, et comme la chair vive merge lair sous le couteau qui la violente, tu merges la nuit spirituelle, tu vas natre, mon fils, dans une grande et muette clameur de stupeur.

    Sache bien qui tu es, rassasie-toi de le savoir, enivre-toi de ta vision, jusquau dsespoir. Ce commencement ne chausse aucune innocence, fortifie-toi de le comprendre ! Tout tre qui dit moi ! est un tre coupable, coupable dtre un moi et dignorer pourquoi.

    Un dsir violent trouble les eaux, une attraction intense te dchire, te dnude, te laisse comme un oiseau bless sur les plages ternelles. Mais sois patient, mon fils, tu apprendras bientt le secret indicible : tu recevras une pierre blanche o sera crit ton nom. Et nul ne le saura que toi, qui la tiendras dans ta main que le bonheur fera trembler.

    V

    Et maintenant, debout ! Ceins tes reins ! Et dans ce que tu entreprends de faire, montre lextrme rsolution des forts. Garde les yeux ouverts avec une attention toujours nouvelle, et laisse, sil le faut, la terreur te gagner. Car ce combat est redoutable, Lysis, et le vertige gagne promptement celui qui saventure au centre de lespace et du temps.

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  • Au centre de lespace, ce lieu que toi seul occupes, et au centre du temps, cet instant o tu te rassembles avec une nergie sauvage afin que celui qui, en toi, connat et le monde et toi-mme toi dans le monde, le monde en toi apparaisse enfin comme un gigantesque soleil.

    Et abandonne ce monde, mon fils, mon petit frre, mon enfant aux yeux pleins de larmes, ce monde de tumultes, de fureurs et de cris, et qui ne comprend pas que lignorance est une misre et que pour les bnis qui endurent cette misre, la vrit est le bien parfait dans la possession duquel il importe suprmement dentrer.

    Ne cherchent la vrit que ceux que lamour de la vrit anime et enflamme et qui, du fond de leurs tnbres pathtiques, vont elle comme les biches altres vont la source quelles devinent dans la nuit.

    Mais ceux que lamour de la vrit anime et enflamme, mon fils, mon petit frre, mon ami aux yeux pleins de larmes, ceux qui se lvent la nuit pour boire leau vive de la vrit, ils sauront, ayant longtemps march dans le dsert, que lamour de la vrit conduit la vrit de lamour.

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  • AVANT-PROPOS

    Nombreux sont tudes, livres et articles de revue qui ont t consacrs Gunon depuis sa mort, survenue il y a dj plus de trente ans, le 7 janvier 1951 exactement. On trouvera dans la bibliographie, la fin du prsent livre, une liste, qui na pas la prtention dtre exhaustive, de ces travaux de valeur fort ingale et dailleurs crits avec des intentions trs diffrentes. Il me semble, en tout cas, quaucun de ces ouvrages, sauf peut-tre un, Ren Gunon et lactualit de la pense traditionnelle (Actes du Colloque international de Crisy-la-Salle 13/20 juillet 1973), nest centr comme il aurait convenu sur le message essentiel de ce personnage qui, par plus dun ct, reste nigmatique. Ce message est le suivant : ltre qui est actuellement dans ltat humain, et cet tre nest pas un moi individuel mais le Soi universel, aspire une Dlivrance totale, et non point un salut qui ne saurait intresser quune individualit. Or, pour atteindre ds ici-bas cette Dlivrance, en labsence de laquelle le Soi reste toujours emprisonn dans quelque tat, individuel ou non, il nest quune voie, qui est celle de linitiation authentique ; et pour cheminer dans cette voie, dj difficile trouver dans les conditions actuelles de lexistence humaine, deux choses sont indispensables. La premire est la rception rgulire de ce que notre auteur appelle une influence spirituelle , confre par un matre spirituel habilit la donner, et la seconde un travail personnel de la part de liniti, mais toujours sous le contrle de son matre ou, si celui-ci nest pas complet sous le rapport de linitiation effective, sous le contrle dun autre matre plus avanc et plus parfait auquel laspirant linitiation totale sera confi. Quiconque reoit une initiation rgulire nest pas, de ce seul fait, promis la Dlivrance ; le rsultat final exige, de la part de liniti, des capacits, des aptitudes, qui sont autant de possibilits que la vertu de l influence spirituelle doit faire passer lacte, et tout homme est plus ou moins riche en de telles possibilits. Mais comme dit plus haut, celui qui a reu

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  • linitiation doit contribuer activement lui faire porter ses fruits : liniti nest pas un passif qui attend dans une sorte de quitude bate que linfluence spirituelle lait chang ; cest un actif astreint travailler sans relche lpanouissement de la connaissance en lui, car la Dlivrance ne sobtient pas (ou pas seulement) par lexercice de vertus morales ou par laccomplissement de bonnes uvres ; tout au plus peut-on dire que ces vertus et ces uvres accompagnent la connaissance, de sorte quelles ne sont vraiment pas grand-chose lorsque la connaissance fait dfaut. La connaissance est oprative ; cest elle qui opre la trans-formation ou la mta-morphose , cest--dire le passage hors de la forme de ltre qui est actuellement dans ltat humain et, de ce fait, prisonnier dune forme individuelle. Ainsi, la ralisation totale, la Dlivrance, nest pas rapportable un tat ontologique, mais un tat gnosologique, pour autant que lon puisse alors encore parler dtat. Nous verrons en effet que la connaissance pure et parfaite est au-del du degr de ltre principiel et, par consquent, que celui-ci est fini. Mais avant dtre oprative, sous la direction et le contrle dun matre spirituel, dun guru ou dun shaykh, il est ncessaire que la connaissance soit thorique. Cette connaissance thorique est essentiellement mtaphysique ; elle est ncessaire mais non point suffisante ; et si Gunon a trs longtemps refus de reconnatre quil avait des disciples, cest quil pensait que sa fonction ntait pas de diriger des hommes assoiffs de Dlivrance, mais seulement de prodiguer cette connaissance mtaphysique, thorique et indispensable bien que, rduite elle-mme, elle ne puisse rien oprer. Dailleurs, cette connaissance mtaphysique peut tre envisage un triple point de vue : dabord comme une prparation qui consiste purger lesprit de conceptions errones ; ensuite, comme un expos de la vrit ; enfin comme une introduction linitiation elle-mme. On peut ainsi rpartir les uvres de Gunon en trois groupes. Dans le premier groupe se rangent des livres tels que LErreur spirite et Le Thosophisme, histoire dune pseudo-religion ; dans le second prennent notamment place LHomme et son devenir selon le Vdant, Le Symbolisme de la croix et Les tats multiples de ltre ; enfin, dans le dernier, nous trouvons surtout les Aperus sur linitiation, mais aussi Initiation et ralisation spirituelle, recueil posthume darticles parus dans les tudes traditionnelles.

    Ren Gunon na crit aucun ouvrage rsumant systmatiquement lensemble de sa doctrine. Celle-ci nest aborde, dun livre un autre, que sous certains angles. Il suit de l que lauteur dune tude qui, comme la ntre, sassigne la tche de rsumer et de commenter lensemble de cette doctrine purement mtaphysique se trouve dans lobligation davoir sans cesse prsents lesprit tous les crits de Gunon et, le cas chant, sagissant dun mme sujet, de passer dun ouvrage un autre, ou den tudier deux ou trois simultanment. La consquence peut-tre regrettable de cet tat de choses est que notre tude ne revtira pas laspect dun discours stendant linairement dun point de dpart

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  • un point darrive. Il y aura, certes, une progression dans notre expos ; mais au lieu de se prsenter comme une ligne droite, elle revtira laspect dune spire. Je veux dire par l quune question aborde en un point quelconque du parcours soumis au lecteur sera pose nouveau au terme du droulement dune spire dont le dploiement aura vis enfermer aussi solidement quil se peut un sujet constamment fuyant. Jusqu un certain point, il y aura sans aucun doute rptition mais jusqu un certain point seulement ; car une question, reprise de la manire qui vient dtre dite, se trouvera videmment traite un degr plus lev au moment o elle rapparatra aux yeux du lecteur qui, lui-mme, bnficiera de certaines prcisions ou de certains aperus qui lui auront t donns entre-temps.

    Sil faut maintenant expliquer le titre du prsent livre ou, plutt, son sous-titre, je dirai ceci. La doctrine de Gunon est une gnose, une prparation une sagesse dont la moelle est conue comme tant la mme, dans toutes les traditions dignes de ce nom, y compris, selon Gunon, la tradition qui nous vient du Christ, mais la condition de prendre cette dernire telle quelle se prsentait lorigine. Les traditions principales auxquelles sest intress Gunon, et qui sont tudies dans lun ou lautre de ses ouvrages, sont le taosme, lhindouisme, le bouddhisme (avec certaines rserves), le christianisme, la Kabbale juive et lislamisme. Elles sont toutes conues comme des ramifications dun tronc unique qui est la tradition primordiale. Une synthse de ces traditions et non un syncrtisme, car aucun syncrtisme ne va au fond des choses pourra porter le nom de gnose universelle, la fois science et sagesse ; et cest cette synthse que notre auteur a toujours eue en vue. Il est constamment soucieux non de mlanger les traditions, mais de montrer leur unit transcendante. Rien ne va mieux au-devant du souci de nombreux esprits dus par un christianisme devenu tide et parfois mdiocre quand il est enseign par des ecclsiastiques beaucoup plus proccups de morale et de sociologie que de vrit pure. Pourquoi tant de religions (ou mieux, de traditions) si ce nest parce que la vrit, qui est une, sadapte, selon les temps et les lieux, aux aptitudes humaines, qui varient dune race une autre ? Il y a l un argument auquel on ne cde que trop volontiers ; et lorsque lon rencontre un homme qui, comme Gunon, opre magistralement la synthse que lon pressent, on le suit avec dautant plus de confiance quil donne limpression trs forte de ne se contredire jamais. Or, notre point de vue est trs diffrent de celui-l et nous aurons loccasion de nous expliquer l-dessus. Pour le dire courtement, nous pensons que le Christ est le Verbe unique du Principe sans principe, rvl aux hommes un certain moment de lhistoire humaine et incarn, en vue de cette rvlation, dans le sein de la Vierge Marie. Pourquoi la rvlation a-t-elle eu lieu tel moment plutt quun tel autre ? Cest une question que nous aurons traiter parce que notre livre, sil tourne constamment autour de Gunon et de sa gnose, a aussi pour sujet le Christ, et

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  • mme le Christ oppos cette gnose. Et nous aurons soin de mettre en vidence que si le christianisme abroge les traditions qui lui sont antrieures, tout se passe comme si lislamisme, qui est postrieur au Christ, abrogeait le christianisme : Mohammed sest donn lui-mme comme le sceau de la prophtie (tandis que le Christ est le sceau de la saintet ). Dans cette optique, lislamisme rcapitule toutes les traditions qui lui sont antrieures et met un terme dfinitif au cycle de la prophtie.

    Nous naborderons pas de front dans ce livre ce problme, mais nous multiplierons des notes en bas de page qui indiqueront suffisamment dans quel sens il peut tre rsolu. Toutefois, dores et dj, nous devons dire nettement ceci : si le Christ est la vrit (et il a dit quil ltait) ou, pour parler plus familirement, si le Christ a raison , Gunon a tort ; il est dans lerreur, quelle que soit la place quil accorde au Verbe incarn dans sa synthse. Mais si cest Gunon qui a raison, si cest lui qui dit la vrit, le Christ nest plus le Sauveur, le Rdempteur universel, mort sur la croix et ressuscit le troisime jour pour le salut de tous les hommes de bonne volont. Qui choisit Gunon doit se dtacher du Christ, parce que celui-ci nest alors plus quun prophte, sans doute vnrable, mais enfin un prophte parmi dautres, et peut-tre mme un prophte qui nest pas le plus grand. Et qui, mditant les vangiles, choisit le Christ, doit conclure que Gunon sest tromp, comme tant dautres avant lui. Mais en loccurrence, lerreur est redoutable parce quelle se dissimule dans les trfonds dun ensemble cohrent de vrits indiscutables ; et ainsi on se demande qui a orn cette intelligence de tant de sductions et comment il a pu se faire que, tourne vers la vrit, elle lait manque finalement, et de faon si radicale. Dans son uvre, Gunon napparat point en personne, si lon fait exception de quelques rares articles. Quel a t son itinraire spirituel , pour employer une expression la mode ? Gunon ne dit nulle part ni o ni comment il sest form, si bien que, pour son lecteur, tout se passe comme si, de propos dlibr, Gunon avait voulu que ceux qui il sadressait fussent pntrs de cette conviction quil navait jamais cherch, mais que la vrit stait en quelque sorte rvle lui ou plus exactement peut-tre quil tait lui-mme la vrit incarne. Dans ces conditions, tout tait dit, il navait qu crire, et ctait prendre ou laisser.

    Gunon nest pas la vrit faite homme, en dpit de son assurance souveraine qui fait illusion ; mais il nest pas vrai non plus que son uvre ne soit quun tissu derreurs. Le problme est de dmler le bon grain davec le mauvais, et cela nest pas toujours une tche facile. Luvre de notre auteur est charge dune grande part de vrai, et cest bien l ce qui la rend dangereuse. Si lon accepte toute luvre, non seulement parce que lesprit est subjugu par lespce dautorit qui en mane, mais aussi en raison du vrai quune droite intelligence y dcouvre, on arrive, la fin, des conclusions que lon ne

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  • souponnait pas au dpart et qui sont parfaitement antichrtiennes. Dautre part, si on rejette luvre en bloc ou, du moins si, aprs en avoir lu quelques pages, on la repousse sans se donner la peine de lapprofondir, on court le risque de laisser chapper dauthentiques richesses. Car luvre sduirait-elle si elle ntait revtue de lumire ? La plus haute tentation de lesprit est aussi la plus lumineuse. Mais do quelle vienne, la lumire est bonne et il faut savoir laccueillir. Laptre nous le dit lui-mme : prouvez tout et retenez ce qui est bon (I, Thessal., V, 21).

    Jai longuement rflchi avant de formuler ce qui prcde : jy ai rflchi de longues et dures annes. Tout, en effet, lorsquil sagit de Gunon, parat infirmer un jugement portant condamnation ; et lhomme lui-mme pour commencer. Ceux qui lont approch sont unanimes louer sa courtoisie, son affabilit accueillante, sa rserve, son effacement complet devant la vrit unique, sa vie simple et tranquille enfin, au Caire, entre sa femme, ses enfants et quelques rares amis. Ensuite, qui connat bien luvre de Gunon, sait quelle ne refuse pas le christianisme ; et pour un esprit chrtien, cest l, semble-t-il quelque chose de rassurant (jusquau jour pourtant o il est vu combien est petite et, aprs tout, insignifiante, limportance que Gunon reconnat la doctrine du Christ, telle que lglise ne cesse de la prodiguer depuis vingt sicles). Les qualits quil faut reconnatre chez Gunon ne peuvent, semble-t-il, que fermer la bouche aux dtracteurs, dautant plus dfinitivement que la doctrine gunonienne se prsente comme un tout complet, ncessaire et suffisant en soi. Mais avec tout cela, le chrtien est branl dans sa foi au Christ quand il considre que Gunon, n chrtien, a adhr lislam en 1912, cest--dire lge de vingt-six ans. Le chrtien se demande pourquoi le christianisme na pas suffi Gunon ; et cette question en appelle immdiatement une seconde, beaucoup plus gnrale et plus essentielle : pourquoi Dieu a-t-il permis lislam aprs la Rvlation de son Verbe ? Celui qui se tourne alors vers lislam pour comprendre saperoit vite que cette tradition nest pas mensongre comme certains se sont plus le prtendre nagure encore1 ; et cette constatation peut le conduire conclure que lislamisme est au moins aussi vrai que le christianisme et plus vrai peut-tre puisque Gunon la choisi pour base exotrique religieuse de son sotrisme mtaphysique. Cest que Gunon enseigne que toute religion est exotrique ; quil ny a dailleurs, proprement parler, que trois religions : le judasme, le christianisme et lislamisme2 ; quune base exotrique religieuse est toujours indispensable lsotrisme, quelque degr que ce soit de la ralisation

    1 En crivant ceci, je songe la manire expditive dont un thologien rput traite de ce quil appelle le Mahomtisme quand il dit quil faut le rejeter (R.P. J. Berthier, M.S., Abrg de thologie, Librairie catholique Witte, Lyon-Paris, trente-deuxime, dition, p. 36). Peut-tre faut-il rejeter lislamisme, mais point de cette faon. Massignon le savait bien.2 La postrit dAbraham. Mais alors que le judo-christianisme descend dIsaac, le fils de la promesse, lislamisme a pour anctre Ismal, le fils de la servante.

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  • spirituelle , comme les fondations dune maison sont toujours indispensables celle-ci. Et nous voici, ds lors, en plein gunonisme, la doctrine de Gunon tant celle de la connaissance mtaphysique qui, en tant que telle, est sotrique, non proprement religieuse, et ralisatrice de la Dlivrance , non du salut.

    Ces questions relatives lexotrisme et lsotrisme sont lies une multitude dautres, et il est inutile de tenter de rpondre lune delles si lon ne rpond pas en mme temps toutes. Bien plus que la vie de Gunon, assez extraordinaire en elle-mme cependant, puisquelle commence par une enfance catholique Blois et finit par une vieillesse islamique au Caire, cest luvre quil faut sonder. Son inspiration premire est incontestablement hindouiste (Gunon a connu le sanskrit avant de parler larabe sans accent), mais pas nimporte quel hindouisme : cest le Vdant qui a principalement retenu son attention passionne. Gunon, dont le dernier livre paru de son vivant est consacr au taosme, na jamais voulu faire uvre dorientaliste, et les mthodes comparatives, chres aux historiens des religions, ne lui inspiraient aucune considration, cest le moins que lon puisse dire. Il ne se disait pas philosophe non plus, bien que les ncessits de lexistence laient parfois contraint enseigner la philosophie dans des tablissements trs officiels (il reconnaissait volontiers dailleurs quil navait jamais t bon pdagogue). La littrature, activit profane dans son ensemble, ne la jamais intress. Qutait-il donc, alors ? Tmoin de la tradition, a-t-on dit. Mais quest-ce que la tradition selon Gunon ? Nouvelle question laquelle on ne peut rpondre, une fois encore, quen interrogeant luvre tout entire.

    Lunique proccupation de Ren Gunon, entre 1905 et 1951, anne de sa mort, a t linitiation. Il faut y insister parce que, ignorer cela, cest se condamner rester toujours lextrieur de son uvre. Gunon se soucie fort peu de passer pour un historien, serait-ce celui de linitiation elle-mme, ce qui ne lempche pas dexceller dans lhistoire, quand il sagit pour lui de dtruire le thosophisme , qui est une fausse religion, et le spiritisme, qui est une mortelle erreur. Son objet nest pas davantage la philosophie ou quoi que ce soit dautre ; cest linitiation, linitiation qui confre, aux yeux de Gunon, la possibilit daccder la Dlivrance dfinitive si, du moins, liniti a les qualits requises et sil se plie la discipline, surtout intellectuelle, que lui impose le matre spirituel de lorganisation au sein de laquelle il a t admis. Voil pourquoi Gunon a crit, et voil seulement pourquoi. Lunicit de cet objet assure luvre qui lui est consacre une cohsion extraordinaire. Elle avait t prpare de longue main puisque, la moisson ayant t engrange entre 1905 et 1912 (anne du rattachement de Gunon lislam), elle dbute en 1921 par LIntroduction gnrale ltude des doctrines hindoues et finit en 1946

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  • par La Grande Triade, si lon ne compte pas les uvres posthumes3. Dun bout lautre, lcriture est chtie et la langue en impose par sa clart, sa prcision et une terminologie minutieuse, extrmement labore. Cette uvre se prsente nous comme le condens dun fond doctrinal quil faut avoir acquis avant de songer entreprendre la moindre ralisation spirituelle au sein dune organisation initiatique et sous le contrle rigoureux dun matre. Car l est lessentiel : lopration trans-formatrice ou, ce qui revient au mme, mta-morphosante , au regard de laquelle luvre gunonienne elle-mme est secondaire. Elle informe seulement ; elle indique la voie , ou plutt les voies qui convergent toutes vers le mme centre ; elle enseigne la ncessit dune doctrine quil faut sassimiler en vue de lacquisition, par ltre qui est actuellement dans ltat humain, et sil le peut, de ltat qui transcende tous les tats concevables. Toute la substance de luvre de Gunon peut ainsi tre rsume en ces termes : Rattache-toi une organisation initiatique vritable et, sans ngliger lexotrisme sur lequel elle repose, travaille sans relche acqurir la thorie mtaphysique (ncessaire, mais non point suffisante) ; puis, sous le contrle dun matre spirituel autoris, travaille encore sans relche raliser celui que tu es de toute ternit et que te drobe le voile de lillusion, qui est ignorance . Car devant cela qui est encore plus que lUn absolu cest, dit Gunon, le Zro mtaphysique toute la manifestation est rigoureusement nulle .

    Il y a donc, en premier lieu, nous lavons dj dit, une connaissance thorique acqurir : Gunon nous indique laquelle. Cest une connaissance mtaphysique et universelle qui peut, selon les temps et les lieux, revtir des formes diverses, mais qui est fondamentalement identique elle-mme. Ensuite, cette prparation acheve, qui nest pas oprative par elle-mme, il y a, au sein de lorganisation initiatique choisie, un long travail de dpouillement accomplir selon les mthodes propres cette organisation. Le terme ultime de la ralisation, qui comprend de multiples degrs, est ce que Gunon dsigne par lexpression Identit suprme , emprunte lsotrisme islamique4. Cest lquivalent du aham Brahma asmi vdantique : Je suis Brahma , cest--dire : Je suis lAbsolu lui-mme, lAbsolu devant lequel toute autre chose est rigoureusement nulle, y compris le moi de celui qui dit je suis . Lignorance (avidya) te voilait cette Ralit suprme, comme un lger nuage suffit voiler le soleil. Mais maintenant que tu as ralis lIdentit, tu as acquis jamais la Dlivrance (moksha) . Cest bien l le but suprme, mais Gunon reconnat lui-mme que ce but est actuellement inaccessible limmense majorit des humains.

    3 Ces uvres posthumes sont toutes des recueils darticles pour la plupart publis dans les tudes traditionnelles. On en compte neuf ce jour, si je ne me trompe, ce qui porte vingt-six les livres de Gunon.4 Identit suprme correspond dune certaine faon unicit de ltre (wahdat al-wujd), notion fondamentale dans la mtaphysique dIbn Arab.

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  • Sil en est ainsi, que faire ? La thorie mtaphysique nous apprend que ltre qui est actuellement dans ltat humain transmigrera aussi longtemps quil ne sera pas dlivr par la connaissance ; et Gunon prend bien soin de nous dire que cette transmigration du Soi profond na rien voir avec la rincarnation, qui est sa grotesque caricature, une croyance dnue de tout fondement. Ici il faut se reporter luvre qui expose la doctrine des tats multiples de ltre et des cycles dexistence ; nous ninsisterons donc pas sur ce point pour le moment. Mais nous noterons que celui-l mme qui, en raison de circonstances de temps et de lieu, ou tout simplement par manque de qualification, ne peut accomplir la Dlivrance , est au moins en mesure de faire son salut. Il est caractristique que Gunon accorde une majuscule au mot Dlivrance et non au mot salut. Cest que le salut est infrieur la Dlivrance dans la mesure o, sil conduit bien un tat relativement stable, cet tat est encore individuel et par consquent vritablement nul compar ltat suprme affranchi de toute condition. Tel est, selon Gunon, le cas du salut chrtien partir duquel, tt ou tard, le Soi (Atm) retombera, un haut niveau il est vrai, mais retombera quand mme, dans des cycles transmigratoires jusqu ce quenfin il ralise sa Dlivrance et que tel quen lui-mme enfin lternit le change .

    Quoi quil en soit de la doctrine de Gunon, elle remue une masse considrable de problmes, et lon ne peut en venir bout et alors seulement la juger quen lisant luvre entire. Sauf donc balayer le tout dun mprisant revers de main, il faut examiner la thorie point par point, des questions les plus principielles aux questions les plus contingentes, afin den discerner les parties qui, par leur faiblesse, la rendent vulnrable. Cest ce que malheureusement Jacques Maritain na pas fait. Il sest born porter ce jugement rigoureux : Les doctrines que certains occidentaux nous proposent au nom de la sagesse de lOrient, je ne parle pas de la pense orientale elle-mme, dont lexgse demande une foule de distinctions et de nuances, ces doctrines arrogantes et faciles sont une ngation radicale de la sagesse des saints. Prtendant parvenir par la mtaphysique seule la contemplation suprme, cherchant la perfection de lme hors de la charit, dont le mystre leur reste impntrable, substituant la foi surnaturelle et la rvlation de Dieu par le Verbe incarn, unigenitus Filius, qui est in sinu Patris, ipse enarravit, une soi-disant tradition secrte hrite des matres inconnus de la connaissance ; elles mentent parce quelles disent lhomme quil peut ajouter sa taille et entrer par lui-mme dans le surhumain. Leur hyper-intellectualisme sotrique, fait pour donner le change sur la vritable mtaphysique, nest quun spcieux mirage, et pernicieux : il mne la raison labsurde, lme la seconde mort. 5

    5 Jacques Maritain, Distinguer pour unir ou les degrs du savoir, Descle De Brouwer, Paris, 5e dition, pp. 16 et 17.

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  • Le moyen de ne pas souscrire cette dure conclusion ? Mais peut-tre aurait-il fallu, ctait en 1932, dtruire luvre en y pntrant6. Jacques Maritain naurait pas alors commis une erreur vraiment importante : Gunon na jamais dit que lon accdait la contemplation suprme par la mtaphysique seule. Il a bien dit que la mtaphysique tait ncessaire, mais il a toujours prcis quen tant que thorie, elle nest pas oprative par elle-mme. Un rite initiatique est indispensable pour obtenir la moindre ralisation valable, que ce soit aux Indes, en Chine ou en pays islamiques, car cest cette initiation qui transmet l influence spirituelle (la barakah), qui actualise les possibilits que tout homme recle en lui. Dailleurs, cette influence spirituelle na pas une origine humaine proprement parler, mme quand, et cest le cas de lislam, la chane initiatique a pour origine un Fondateur connu (que, nous chrtiens, nous ne tenons pas pour Fils unique du Dieu vivant)7. Cest ce point de la doctrine de Gunon quil faut en premier lieu tudier, tout en ne perdant pas de vue sa mtaphysique. Une telle tude conduit droit la question de lunit transcendante des traditions, sur laquelle il faudra porter un jugement. Ou bien lon niera cette unit, ou bien on laffirmera : il ny a pas de milieu. La nier revient affirmer la prcellence du christianisme fond par le Verbe incarn. Laffirmer revient, au contraire, nier cette prcellence sous le prtexte que toutes les voies aboutissent pareillement lAbsolu divin et, en consquence, revient nier la prcellence du fondateur du christianisme qui, ds lors, ne sera plus le Fils unique et bien-aim du Pre, mais un prophte, un instructeur parmi dautres, entre Gautama akya-muni, lveill, et Mohammed, lEnvoy de Dieu. Or, si je crois que le Christ est le Fils unique et bien-aim du Pre, je dois exposer ce qui motive ma foi sans pour autant refuser daccorder aux autres traditions leur juste place. En particulier, je devrai mefforcer de comprendre pourquoi le Christ nest pas venu plus tt sauver les hommes et pourquoi Dieu a permis lislam aprs le christianisme. Ltude de luvre gunonienne nous amne forcment prendre une position nette sur ces deux points.

    Il ne doit pas nous chapper que si la synthse de Gunon sappuie sur diverses traditions, elle comporte indiscutablement un lment plus personnel, encore que Gunon se serait refus le reconnatre, lui qui se voulait seulement linterprte de la tradition. On trouve cet lment dans Les tats multiples de ltre (1932). Certes, on relve et l, dans cet ouvrage capital, des rfrences au taosme et lhindouisme, et Gunon renvoie souvent aussi son lecteur ses prcdents ouvrages, principalement LHomme et son devenir selon le 6 En 1932, Gunon avait dj treize livres son actif, jusquaux tats multiples de ltre inclusivement, si lon compte La Mtaphysique orientale, texte dune confrence donne en Sorbonne en 1928. Gunon, en 1932, rsidait dj en gypte.7 On ne connat pas de fondateur de lhindouisme mais le bouddhisme et lislamisme sont fonds sur lautorit spirituelle dun homme, missionn dans le cas de lislam, veill dans celui du bouddhisme. Pour Gunon, veill et envoy sont des qualificatifs qui, de manire diffrente, se rapportent la mme ralit : le fondateur a ralis lIdentit suprme.

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  • Vdant et au Symbolisme de la croix ; mais il est vident que dans Les tats multiples de ltre, lauteur a voulu faire uvre de mtaphysicien pur, en coordonnant, dans une sorte de dissertation au ton trs lev, des points de vue considrs comme traditionnels. Lapport personnel est constitu par lenchanement de thmes purement philosophiques , dirions-nous, si Gunon lui-mme navait proscrit ce terme en raison de la dgnrescence graduelle de la philosophie au sortir du moyen-ge. On trouve donc dans ce livre, qui mrite une tude particulire, ce que lon pourrait appeler proprement la philosophie de Gunon. Son point de dpart est la notion d Infini mtaphysique (qui nest pas ltre principiel universel fini) ; son point daboutissement, la notion mtaphysique de la libert . Quant son mouvement, il est indpendant des formes particulires que, selon les temps et lieux, les donnes traditionnelles immuables ont revtues et qui, en elles-mmes, sont contingentes et accidentelles. Cest donc un vritable discours que lon a affaire, bien franais par son allure rigoureusement logique. Il nest dailleurs rien moins que sr que ces dveloppements seraient tous galement accepts par les reprsentants autoriss des traditions encore vivantes de nos jours8. Si des pandits hindous, la lecture de LHomme et son devenir selon le Vdant, ont pu affirmer que nul, en Occident, navait compris lhindouisme (et surtout le vdntisme) aussi profondment que Gunon, il faut se souvenir quen islam des uvres telles que celle dIbn Arab, que vnrait Gunon, ne sont pas reues partout avec la mme faveur, de sorte quil nest pas certain non plus que tous les docteurs en islam, runis en concile, approuveraient unanimement luvre de Gunon, shaykh et soufi. Il est vrai alors que, du point de vue de Gunon, les censeurs seraient des exotristes religieux ; et cette objection nous amnera estimer ce que vaut, dune manire gnrale, la distinction gunonienne entre sotrisme et exotrisme. Sil est indiscutable quelle apparat nettement dans la tradition islamique, encore que la spiritualit de beaucoup dinitis musulmans (soufis) soit souvent teinte de mysticisme religieux (en prenant le mot mysticisme dans son acception authentique), elle est moins vidente dans dautres traditions et, notre avis, inexistante dans le christianisme. Cest l encore un des problmes que nous aurons examiner. Puisque, moins den appeler certaines organisations mdivales dont en somme on ne sait pas grand-chose9, on ne trouve pas dans le christianisme, comme dans lislam, un sotrisme et un exotrisme ; et puisque, au lieu de

    8 Spcialement lhindouisme et lislamisme. Quant au bouddhisme, Gunon a commenc par le condamner, le considrant comme une dviation de lhindouisme. Plus tard, sous linfluence dAnanda Coomaraswamy (qui, de son ct, subit celle de Gunon dans dautres domaines), Gunon a revu son jugement, de sorte que les pages de LHomme et son devenir selon le Vdant consacres au bouddhisme furent retires dans les ditions de ce livre postrieures celle de 1941. Nanmoins, pour des raisons quil est impossible de donner ici, le bouddhisme na jamais vraiment intress notre auteur.9 Sauf celle des Fidles dAmour laquelle appartenait Dante que, pour cette raison, Gunon a tudi spcialement. Mais le christianisme de Dante tait-il parfaitement orthodoxe ? Certains ont jug, Aroux notamment, que Dante dissimulait, sous son langage chrtien, une pense nettement hrtique inspire de lislam.

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  • confrries initiatiques, on ny voit que des ordres religieux, Gunon soutient que, au moins depuis le sicle de Constantin-le-Grand, le christianisme est purement exotrique. Un point encore qui devra retenir notre attention, et trs srieusement, parce que cette relgation pure et simple du christianisme dans lexotrisme va ensemble avec la subordination du salut religieux la Dlivrance mtaphysique. Remarquons que Gunon, aux yeux de qui le protestantisme est une dviation, une hrsie, rencontre un thme protestant, celui du christianisme constantinien et csaro-papiste . Mais il en tire des conclusions qui sont loppos de celles du protestantisme car, selon lui, le passage du christianisme de lsotrisme lexotrisme fut providentiel . Il a d sagir l, crit-il, dune adaptation pleinement justifie et mme ncessite par les circonstances de temps et de lieu. 10

    On peut lire luvre de Gunon et ignorer sa personnalit, dautant plus qu ses yeux, et au plan qui tait le sien, une personnalit (il aurait dit plutt une individualit ) est une chose totalement dpourvue dimportance : cet gard, luvre est un modle dobjectivit qui ne laisse rien percevoir de son auteur, dont elle se veut parfaitement indpendante. On peut donc la lire pour elle-mme. Mais ensuite on a le droit de sinterroger sur celui qui la crite, tant elle est nigmatique par certains de ses aspects. Oraculaire et impersonnelle, elle nen est pas moins louvrage dun homme qui sest form sous des influences diverses ; et aprs avoir t frapp par luvre, il est naturel que lon soit intrigu par son auteur et quon cherche le connatre, ce qui est aussi, en somme, une faon de mieux la comprendre. Gunon, qui vivait quasiment dans lincognito, avait horreur de ces curiosits. Elles sont cependant lgitimes et indispensables quiconque a form le projet de faire sortir luvre du mythe qui lentoure, dont Gunon a entendu lentourer dans le dessein, peut-tre, de lui assurer le plus grand retentissement possible. On me blmera de prter Gunon une telle intention, mme sur le mode de linterrogation. Le certain cependant est que cet homme a tout fait pour seffacer derrire son uvre et il ny russit que trop bien. Il ncrivait jamais je , sauf bien entendu dans sa correspondance ; parlant de lui-mme, il disait toujours nous . Cette manire de sexprimer, simple et lmentaire politesse , disait-il, na pas peu contribu mettre une distance intimidante entre son lecteur et lui. Peut-tre entrait-il encore l-dedans la volont de fasciner par la magie dune criture impersonnelle qui efface lauteur au profit du message. Quoi quil en soit, sil y a quelque chose que lon ne peut reprocher Gunon, cest la vanit, si frquente chez les faiseurs de livres ; et vu sous cet angle, leffacement de Gunon ne peut quinspirer le respect, mme si, sous un autre, il a veill des suspicions. Il a, en tout cas, entretenu une lgende et a donn luvre une dimension qui a contribu son retentissement. Beaucoup qui ntaient pas dans le secret eussent dsir faire la connaissance de cet homme singulier et ne 10 Aperus sur lsotrisme chrtien (1954), p.13.

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  • savaient o le trouver : labri des turbulences du sicle et des malveillances de ses ennemis, qui taient nombreux, il vivait, dans un faubourg du Caire, une existence paisible, propice aux labeurs de lesprit. Ce retrait a servi au rayonnement de luvre et cest l peut-tre ce que Gunon avait dsir secrtement. Le certain, en tout cas, est quen terre dislam, il avait trouv sa vraie patrie.

    Quon nattende pas de moi une biographie complte de Ren Gunon. Dautres lont fait. Il est toutefois ncessaire de dire ici quelques mots de cette vie qui, sans avoir jamais t tumultueuse, nen a pas moins t beaucoup moins simple quon sest plu le dire. Il nest pas banal de natre dans la catholicit et de mourir musulman aprs avoir crit la valeur de 17 ouvrages et de 350 articles au moins.

    Ren-Jean-Marie-Joseph Gunon nat en effet Blois le 15 novembre 1886 ; est ondoy le 4 janvier 1887 ; fait sa premire communion le 7 juin 1897. Cest un colier, puis un tudiant extrmement brillant, qui passe son baccalaurat en deux fois, le 2 aot 1902 et le 15 juillet 1903. Il soriente vers les mathmatiques suprieures et entre, Paris, au collge Rollin. Ses biographes insistent beaucoup sur ses ennuis de sant. Cest un trs grand garon, un nerveux selon le classement caractrologique de Le Senne. Peut-tre que son dmon cach est lorgueil, la volont orgueilleuse dtre le premier partout. On a dit que Gunon ne fut pas excellent en mathmatiques et quil cessa de suivre les cours du collge o il tait inscrit11. Nous sommes en 1906, Gunon a vingt ans, et le mystre va commencer.

    Il est pour ainsi dire impossible de suivre Gunon entre 1906 et 1909. Lanne 1906 est certainement celle dune mutation brusque, laquelle est sans doute li labandon de ses tudes au collge Rollin, et que nous nous efforcerons de comprendre. Ce qui parat sr est en effet quen 1906 dj Gunon cherche linitiation. Les vnements se succdent alors avec une rapidit incroyable. Gunon frquente lcole hermtique de Papus (le docteur Grard Encausse), pntre dans lOrdre Martiniste, y devient Suprieur inconnu ; entre enfin dans deux organisations maonniques, la loge Humanidad n 240 du Rite national espagnol et le Chapitre et Temple INRI du Rite primitif et originel swedenborgien, o il est promu Kadosch. Tout cela prend au moins deux annes. En 1908 se tient un congrs spiritualiste et maonnique, o Gunon sige au bureau comme secrtaire ; mais il se retire presque aussitt, certains

    11 La vrit est probablement autre. Les mathmatiques suprieures font appel des notions, par exemple celle dinfini, que notre auteur ne pouvait admettre, comme on peut sen rendre compte la lecture de ses Principes du calcul infinitsimal (1946). Il dlaissa donc volontairement une discipline qui, telle quon lenseignait, ne pouvait que le rebuter. Toutefois, Gunon a toujours eu un faible pour les exemples tirs des mathmatiques. Cest le ct esprit gomtrique de son intelligence qui, naturellement, ntait pas dpourvue d esprit de finesse .

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  • propos de Papus sur la rincarnation layant choqu. Il est maon (et le demeurera toute sa vie, bien quen sommeil partir de son installation en gypte), de sorte quil est prsent lors de la cration, dans le Temple du Rite mixte du Droit humain, dun certain souverain grand Conseil du Rite de Memphis-Misram . Notre auteur est pourvu dune patente qui llve du trentime au quatre-vingt-dixime degr de cette obdience. Puis il rencontre Fabre des Essarts (Synsius), patriarche de lglise gnostique, o il entre et devient rapidement vque sous le nom de Palingnius, cest--dire Re-n . Les titres mirobolants et prtentieux que saccordent les initis donnent rire. Nous sommes certain que jamais Gunon ne sy laissa prendre. Cependant, sa pense a pour centre lide dinitiation. Elle gouvernera toute sa vie, et nous devons bien constater quentre 1906 et 1909 se situe une priode durant laquelle Guon dploie une grande activit au sein des organisations caches. En 1908 a lieu la cration dune nouvelle socit ferme : cest lOrdre du Temple rnov, dont il semble bien que Gunon ait t la tte. Dans le mme temps, il rompt ses relations avec quelques-uns de ses anciens amis, dont Papus. Il rompt aussi avec toutes les organisations occultistes, mais se fait recevoir au sein de la loge Thba de la Grande Loge de France, Rite cossais ancien et accept.

    Voil bien du mouvement, et bien des initiations superposes. Mais il y a autre chose encore, et qui est plus important. Au cours des annes 1906-1909, Gunon fait la connaissance de Lon Champrenaud, vque gnostique de Versailles sous le nom de Thophane, et dAlbert de Pouvourville, vque de Tyr et de Sidon sous le nom de Simon12. La revue La Gnose est cre en novembre 1909 ; elle devait paratre sans interruption jusquen 1912. Champrenaud, Pouvourville et Gunon en font une publication consacre exclusivement ltude des sciences sotriques et des traditions orientales. Cest que Gunon, en quelques annes, a parcouru un long chemin. On peut le mesurer au fait quil publie dans La Gnose son premier article doctrinal, Le Dmiurge. Des Hindous authentiques font irruption dans sa vie, en 1908 ou au dbut 1909, et lui ont enseign oralement le vdantisme de la Non-Dualit absolue (adwaita) selon Shankarchrya. Gunon fait paratre encore dans La Gnose une premire version du Symbolisme de la croix (1910) et de LHomme et son devenir selon le Vdant (1911), ainsi quune srie importante darticles sur la Maonnerie. Or Le Symbolisme de la croix et LHomme et son devenir sont (avec Les tats multiples de ltre) les ouvrages fondamentaux de Gunon. Il les reprendra et les remaniera plus tard (LHomme et son devenir selon le Vdant en 1925 et Le Symbolisme de la croix en 1927) ; mais il est incontestable quen 1910 dj Gunon a construit sa synthse et il na que vingt-quatre ans. Lanne 1912 est celle de son rattachement dfinitif la

    12 Ancien fonctionnaire en Indochine, Albert Pouyou, comte de Pouvourville (1862-1939), avait t initi au taosme, avec le nom de Matgioi, il du jour , soleil.

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  • tradition islamique. Ici prendront fin nos aperus sur la vie de Gunon. Quil se marie (catholiquement) en 1912, quil collabore paradoxalement la revue La France anti-maonnique pour faire connatre le vrai visage de la Maonnerie quil tient pour la plus ancienne organisation initiatique en Occident13 ; que, pour gagner sa vie, il ait enseign la philosophie (quil nestimait pas, sauf la philosophie mdivale) dans des tablissements trs officiels, tout cela qui peut intresser lhistorien, est en dehors de notre propos. Cependant, nous devons ajouter que le premier livre de Gunon, lIntroduction gnrale ltude des doctrines hindoues, parut en 1921 ; que Gunon perdit sa premire femme en 1928 et, enfin, quil partit pour lgypte en 1930 (non pas sans esprit de retour, mais il y reste cependant dfinitivement). Il sy remaria avec une jeune gyptienne et, compltement islamis, mourut au Caire le 7 janvier 1951. Je crois que ces brves indications sont au moins ncessaires pour comprendre lhomme qui, sil se trompa, ne mentit jamais malgr certaines apparences et en dpit daccusations, visiblement intresses, lances contre lui. Aux courtes indications qui prcdent, nous ajouterons encore que Gunon avait collabor la revue catholique Regnabit du R.P. Anizan, malgr lhostilit de certains no-thomistes qui finirent par avoir raison de lui ; et quil contribua partir de 1928 la transformation complte de la revue Le Voile dIsis, qui devint les tudes traditionnelles. Il accepta dcrire rgulirement dans la revue rnove, exclusivement consacre aux doctrines mtaphysiques et sotriques dOrient et dOccident , mais refusa toute sa vie den tre autre chose quun simple collaborateur.

    Lorsque lon a lu tout Gunon et tout ce qui a t crit sur lui ; que, de plus, on a eu loccasion dapprocher lauteur de tant de livres troublants, on constate finalement que, par quelque ct, cet homme nous chappe. Il y a dans sa vie de trs tranges rencontres, de trs tranges concours de circonstances. O a-t-il puis son savoir, et quand ? Tout est dj acquis en 1912. Gunon connaissait le sanskrit, larabe, lhbreu, outre le grec, le latin et une demi-douzaine de langues europennes. Son rudition (lui qui mprisait la simple rudition) tait immense en maints domaines. Dans dautres domaines, retenant cependant le principal, il ne fit que passer, les jugeant dun intrt si mdiocre quil lui apparaissait tout fait inutile de sy attarder. Un de ces derniers domaines est celui de la science moderne. Il faut encore dire l-dessus quelques mots en rsumant Gunon.

    Dsorbite, prive de toute attache traditionnelle, fascine par le faire plutt que par le connatre , cette science est purement quantitative. Elle entend se soustraire tout contrle spirituel ; bien mieux, et cest un comble, elle sarroge le droit de mesurer lesprit. Cest en tout cela quelle est mensongre et funeste.

    13 Avec le Compagnonnage. Mais alors que celui-ci nadmet que des compagnons exerant un certain mtier, la Maonnerie est, elle, devenue accessible, en principe, quiconque est digne et de bonnes murs.

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  • On reconnat quge seulement de quatre sicles, elle a chang la face du monde ; il ny a pas lieu de sen glorifier. Cette science a rduit en quelque sorte lindividu humain lui-mme en lui tant, dabord, le sentiment de tout ce qui est dun ordre suprieur, ensuite en tournant son attention exclusivement vers les choses extrieures, afin de lenfermer pour ainsi dire, non pas seulement dans le domaine humain, mais par une limitation beaucoup plus troite encore, dans le seul monde corporel 14. Dailleurs, les pouvoirs rcents de la physique, qui ont suscit tant denthousiasme il ny a gure encore, ne plaident pas aujourdhui en sa faveur, si tonnants quils soient : ils nous conduisent aux abmes. La physique, non pas celle qui, rattache la mtaphysique, est la science de la nature dans toute sa gnralit, mais la physique purement matrialiste et quantitative, nest, pour Gunon, que lensemble des ralisations des ultimes (et par consquent des plus basses) possibilits du cycle dans lequel nous sommes engags. Elle est le savoir technologique de la fin de ce cycle, la disparition duquel elle travaille avec une ardeur insense. Sur tout cela, Gunon sest expliqu magistralement dans La Crise du monde moderne (1927) ; et dans Orient et Occident (1924), il oppose la science technologique occidentale une sagesse orientale, qui a sans doute exist jadis, et peut-tre existe encore dans quelque retraite des Indes et de la Chine, mais quon ne voit plus bien, quoi quen dise Gunon, dans la confusion politique du monde moderne. LOccident a dvor lOrient, cet Occident sur lequel rgne la quantit et qui en est toujours vivre des restes du XIXe sicle matrialiste, galitaire et progressiste. Il ne faut pas se tromper : cest lOccident moderne que notre auteur dnonce, lOccident dchristianis et profane ; car, au moyen ge, ces terres o se couche le soleil ont connu une poque de splendeur (de mme, dailleurs, que lislam). Mais aprs ce moyen ge commence un dprissement qui, dj dcelable, mme en philosophie, au XVe sicle, devient nettement visible au XVIe avec lesprit (si lon peut dire) de rformation et de libre examen. Cest de cet esprit que Descartes sest fait le porte-parole le plus cout ; cest donc de lui, et de quelques autres sans doute, mais principalement de lui, que procdent les ides de progrs continu, dvolutionnisme transformiste, bref toute lidologie qui a fini par aboutir, entre autres misres, au matrialisme sournois ou dclar de notre sicle15.

    Il y a donc dans luvre de notre auteur des lments que nous jugeons positifs et quil faut porter son crdit. Ce sont la rvrence devant le sacr ; le ddain du profane16 ; lanalyse lucide des maux dont le monde moderne, moins dun 14 Le Rgne de la quantit et les signes des temps, chap. XXVIII.15 Ce que nous disons l, notre auteur ne lexprime explicitement nulle part, mais se lit en filigrane dans bon nombre de ses uvres.16 En lui-mme, le profane est dpourvu de vie. Dans une socit parfaitement constitue, cest--dire compltement traditionnelle , il ny aurait aucune activit profane, tout serait hirarchiquement reli au Principe suprme. Le monde contemporain est presque tout entier profane, le sacr y tant tout juste tolr comme une anomalie (ou bien comme un objet de considration esthtique : le touriste visite les cathdrales, mais la grande majorit des hommes nglige dy venir prier). Il suffit douvrir les yeux et de regarder autour de

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  • redressement que lon peut toujours esprer , est en train de mourir (La Crise du monde moderne) ; un rappel incessant au srieux de lexistence ; enfin une orientation indfectible vers lAbsolu. Ce nest pas peu de chose, nous devons le reconnatre dans un esprit de justice. Mais il y a un mais. Ce pavillon trs orthodoxe couvre une marchandise qui lest fort peu, quand on examine les choses de prs. Le divin de Gunon nest pas du tout le divin chrtien. Sa Dlivrance na rien voir avec le salut par le Christ. Et lamour est absent de cette uvre voue la connaissance. Ces thmes seront traits dans les chapitres qui suivent. Mais avant dy venir, il est une question, irritante en raison des malentendus quelle a fait natre, que nous devons immdiatement liquider de manire ne plus y revenir.

    Il sagit de la position de Gunon vis--vis de la morale. Htons-nous de le dire : Gunon a toujours men une vie irrprochable et on ne trouve dans aucun de ses textes la moindre invitation mal faire, bien au contraire ; et, cependant, la morale y est souvent traite sans mnagement. Gunon la range, ct du sentimentalisme religieux, dans la catgorie des choses qui relvent du modernisme, cette tare de lOccident chrtien depuis la fin du moyen ge. Il sagit donc de la morale (celle que Nietzsche appelait la moraline ) qui a t forge notamment par lesprit de libre-examen du protestantisme, dans la mesure mme o celui-ci sest dtach de la mtaphysique mdivale, morale qui est devenue l impratif kantien auquel obit, hypocritement souvent, lhomme embourgeois . La vraie morale, au fond, est dpendante ; elle se dfinit partir de lamour de la connaissance. On ne trouve pas, dans les vangiles, le moindre terme qui corresponde exactement au mot moderne morale ; en revanche, on y trouve une invitation constante et pressante connatre et aimer Dieu et, en consquence, se comporter toujours en enfant de ce Dieu que le Christ a rvl. Je me conduis de telle ou telle faon non point parce que cest l une obligation quexigent certaines convenances, mais parce que llvation vers Dieu le commande. La morale rgit laction, mais lagir est infrieur au connatre et dpend de lui. Encore faut-il, bien entendu, que la connaissance soit droite, quelle soit cette rectitude dont parlait saint Anselme qui, dailleurs, subordonnait la connaissance la foi : credo ut intelligam. Si je crois en ce Dieu que nous a rvl le Christ, je suis sur le chemin de la connaissance ; et si je suis sur ce chemin, mon comportement, sauf accident, se rectifiera dans la mesure o munifiera mon aspiration connatre et aimer. Au contraire, si je perds cette foi, ma connaissance ira la drive et, bientt, je nierai Dieu. Or, disait peu prs Dostoevski, Si Dieu nexiste pas, tout est permis . Mais Dieu est ; il est lIpsum esse. Il y a donc un bien et un mal, un bien que Dieu implique et veut ; un mal que Dieu exclut et ne veut pas. Entre ces deux extrmes, le moralisme bourgeois ne trouve aucune place mtaphysiquement dfendable. Sil existe une morale naturelle, cest encore

    soi sans complaisance pour constater cette dsacralisation dans la plupart des domaines de lactivit humaine.

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  • parce que toute crature humaine est limage et la ressemblance de Dieu. Que cette image sestompe, que cette ressemblance sefface, en un mot que lhomme soit rsolument athe, et on ne voit pas ce qui pourrait le gner dagir sa guise et de tuer son prochain quand ce prochain le drange, si ce nest la timidit et la peur du pouvoir rpressif. Lors donc que Gunon malmne la morale, cest toujours, au fond, la convention quil vise, parce que cette convention est dpourvue de fondement. Que lon fasse le bien parce que Dieu existe, la bonne heure ; mais ce comportement va tellement de soi quil est inutile de sy appesantir. La morale facile, et souvent hypocrite, ou vaniteuse, ou arrogante, dispense les hommes de la seule chose ncessaire, qui est de chercher la vrit et de la servir. Les hommes sont souvent confortablement assis sur la morale qui les justifie : ce sont des justes, des pharisiens. Si Gunon lui-mme na pas tenu ces propos, ils sont inclus dans sa pense constante, savoir quil va de soi que le comportement droit est subordonn la recherche assidue de la vrit. Le Yoga-darshana, par exemple, ne commence quune fois accomplie lascse psychophysiologique qui comprend le rfrnement (yama), la non-violence (ahimsa), la rectitude (satya), lhonntet (asteya), la chastet (brahmacarya) et le dsintressement (aparigraha). Alors seulement viennent la discipline (niyama), ltude sereine de la mtaphysique, puis les exercices respiratoires et autres qui conduisent lacquisition des tats dont le dernier est appel dlivrance (moksha). Ainsi, ce que les modernes dchristianiss saluent comme la perfection est simplement, pour le Yoga, une condition de la qute mystique, condition laquelle se plie spontanment celui que meut lamour de la vrit.

    Pour conclure, en allant au fond, nous dirons que Gunon, qui vise toujours luniversel, ne voit dans la morale que lensemble des lois du comportement de lindividu vis--vis de lui-mme et vis--vis des autres au sein de la socit laquelle il appartient. Or lindividu nest mtaphysiquement rien ; nous verrons cela et nous y insisterons. Si donc il est tout simplement normal que lindividu observe les rgles qui rendent la vie sociale possible, la morale nest rien en regard de lAbsolu puisque lindividu et la socit ne sont rien face celui-ci. Nous verrons aussi que Gunon rpte satit que la manifestation tout entire est rigoureusement nulle devant lAbsolu . Ce qui importe donc, cest, par la connaissance mtaphysique, la ralisation de lAbsolu, et aucune morale (ni aucun sentiment) nintervient dans cette affaire. Ainsi, en fin de compte, nous devons co