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Editorial L’Image en question Est-ce un danseur de samba,un homme ivre, est-ce qu’il titube, s’en- vole ou tombe, d’étonnement, de peur , de joie ? On peut tout faire d’une image, changer de regard, changer le décor. Pendant trois repas-débats, les “Chroniqueurs” se sont interrogés : l’image est-elle , comme la langue, à la fois la pire et la meilleure des choses ? Puis, courageusement , ils ont relevé le défi, s’engageant dans une opération “photo”. En voici les premières images qui évoquent soit leur vision de la rue , telle qu’ils l’ont vécue, soit très librement leur monde imagi- naire : l’un dit : “moi, je prends des espaces verts”, l’autre des portes fermées, un troisième des lumières.d’intérieur. Dans la seconde partie,sous une rubrique ouverte dans le précédent numéro, nous continuons à publier des témoignages de personnes diverses, qui ont rencontré la mort à la rue. A travers ces expériences vécues avec les proches, dans la sollicitude ou dans la révolte, on trouvera , comme des pépites, de belles images d’humanité. Et nous espérons que ces témoignages en susciteront de nouveaux. Aux 4 coins de la Numéro 14 • juin 2012 1 SOMMAIRE L’image, les media, la Rue : 3 repas-débats Tribune : Rencontres de la mort à la rue, 4 nouveaux témoignages Scandales : Texte final de la célébration du 6 décembre 2011 In memoriam Collectif Les Morts de la Rue Collectif Les Morts de la Rue - Association déclarée (JO du 18 mai 2002 N° 1258 et du 19 avril 2003 N° 1548) - Bureau : 72 rue Orfila 75020 PARIS • Tél. 01 42 45 08 01 • Fax 01 47 97 23 87 • Port. 06.82.86.28.94 [email protected] - www.mortsdelarue.org L’IMAGE LES MEDIA LA RUE VÉRITÉ ET MENSONGE DE L’IMAGE

Aux 4 coi ns · de photographie.Positive :un photo-graphe professionnel installa un studio ... mythologie grecque, Narcisse qui se noie,à force de se regarder dans l’eau

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n Editorial

L’Image en question

Est-ce un danseur de samba,unhomme ivre, est-ce qu’il titube, s’en-vole ou tombe, d’étonnement, de peur ,de joie ? On peut tout faire d’une image,changer de regard, changer le décor. Pendanttrois repas-débats, les “Chroniqueurs” sesont interrogés : l’image est-elle , commela langue, à la fois la pire et lameilleure des choses ? Puis,courageusement , ils ont relevéle défi, s’engageant dans uneopération “photo”. En voici lespremières images qui évoquentsoit leur vision de la rue , telle qu’ilsl’ont vécue, soit très librement leur monde imagi-naire : l’un dit : “moi, je prends des espaces verts”,l ’autre des por tes fermées, un troisième deslumières.d’intérieur.

Dans la seconde partie,sous une rubrique ouvertedans le précédent numéro, nous continuons àpublier des témoignages de personnes diverses, quiont rencontré la mort à la rue.

A travers ces expériences vécues avec les proches,dans la sollicitude ou dans la révolte, on trouvera ,comme des pépites, de belles images d’humanité. Etnous espérons que ces témoignages en susciterontde nouveaux.

Aux 4 coins de la

Numéro 14 • juin 2012

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SOMMAIREn L’image, les media, la Rue : 3 repas-débats

n Tribune :Rencontres de la mort à la rue,4 nouveaux témoignages

n Scandales :Texte final de la célébration du 6 décembre 2011

n In memoriam

Collectif Les Morts de la Rue

Collectif Les Morts de la Rue - Association déclarée (JO du 18 mai 2002 N° 1258 et du 19 avril 2003 N° 1548) - Bureau : 72 rue Orfila 75020 PARIS • Tél. 01 42 45 08 01 • Fax 01 47 97 23 87 • Port. 06.82.86.28.94 [email protected] - www.mortsdelarue.org

L’IMAGE LES MEDIA LA RUEVÉRITÉ ET MENSONGE DE L’IMAGE

Kaci : Selon le regard et la personne, lamême image peut être perçue diffé-remment. On ne ressent pas la mêmechose. Ainsi l’image de la montagne,lors du séjour récent d’un groupe desEnfants du Canal, nouvelle pour quel-ques uns, alors qu’elle réveillait dessouvenirs d’enfance pour un autre.Philippe : Le regard, c’est quelquechose de vivant, l’image quelque chosede mort. Elle dépend de la vie qu’onlui donne.Sylvette : C’est comme une lecture.Bernard : raconte deux expériences,l’une positive, l’autre négative, à proposde photographie. Positive : un photo-graphe professionnel installa un studiodans une association et proposa auxpersonnes de la rue de faire un beauportrait, pour eux et pour illustrer unlivre (après autorisation) : gros succès.Négative : une équipe de télévisiondébarqua un jour au Forum desHalles, après avoir pourtant prévenu,caméra sur l’épaule. Une personne dela rue se précipita sur la caméra pourla casser.Régine : Il y a une différence entreprendre une image et la donner.Alorsle geste devient gratifiant et le regardchange.Sylvette : Dans le second cas, on a uneattitude ouverte : quelqu’un prend letemps de porter le meilleur regardpossible sur une personne.Bernard : est heureusement surprisque, dans le cas présent, la prised’image ne fasse pas problème.Jean : Ce n’est pas de l’image volée.Kaci : Une fois, dans le Busabri, enplein atelier “peinture”, un journalisteinsistait pour prendre une photo : jerefusai ça faillit dégénérer.David : La photo, ça ne montre pas lavérité, mais ce qu’on veut montreraux gens. A la télé, ce que l’Etat veutmontrer. On ne montre jamais lamisère, sauf dans les autres pays. Il nefaut pas la regarder. C’est une destruc-tion totale pour l’être humain.

n L’image qui tueEmmanuel : évoque le roman écrit parun ancien photographe de guerre, Le

peintre des batailles. Quelqu’un vientun jour lui dire ; “Je vais te tuer” ? Ilveut se venger pour une photo prisejadis, en Bosnie sans son autorisationet qui maintenant lui cause des ennuis.David : Les photographes ne sesoucient guère des malheurs desautres.Patrice : Leur but n’est pas de fairemal, ils le font sans le vouloir.Régine : David parle de la violence del’image.

Bernard : rappelle l’assassinat duCommandant Massoud, tué à boutportant par une arme cachée dansun appareil photo. Ce fut vraimentl’image qui tue.Régine : Avant Massoud, il y a, dans lamythologie grecque, Narcisse qui senoie, à force de se regarder dans l’eaud’un étang et de se trouver beau. Sapropre image l’a tué.

n ManipulationsHugo : demande qui, pour le journaltélévisé de 20h sélectionne les images.Emmanuel : C’est l’équipe qui choisitselon l’information qu’elle veut donner.C’est un montage.Tout est dans l’inter-prétation et les commentaires. C’estle dernier qui a raison Dans les écolesde cinéma, on pratique un exercicequi consiste à faire raconter par lesmêmes images une histoire inversée.Marie-Lo : On n’arrive pas à dissocierl’image et la parole.David : Il est plus facile de voir leschoses que de les entendre. L’imageest dangereuse. On peut prendrel’identité de quelqu’un.

Jean : L’image peut aussi rendreprésent un évènement, parle du passé.Marie-Lo : Il existe aussi des imagesheureuses.On évoque alors le cinéma muet quiobligeait à un jeu très expressif.Kaci : Comme quoi, l’image n’est passeulement négative.

n Images négatives :l’attentat de ToulouseDavid : ouvre une discussion sur lesimages du massacre de Toulousequ’envisage de publier la chaîne detélévision Aljazeera.Kaci : On ne peut pas diffuser desimages pareilles ! Il va y avoir desadultes, des enfants : ça peut choquerla sensibilité du public.Richard : pose la question de l’auto-risation.David : Soit on montre tout, soit onmontre r ien. Pourquoi montrercertaines choses et pas les autres ? Bernard : rappelle que le tueur avaitsur le ventre une caméra. Et quelqu’una envoyé ces images à l’agence. Lespublier, c’est faire son jeu.

n Un bel exemple d’ambiguïtéDans un remarquable court-métragequi vient d’être tourné, Ernest, sur lamort d’un “SDF”, ne figure pas unescène litigieuse qui provoqua, lors dutournage, une discussion. Cinq rési-dents des Enfants du Canal (et denombreux membres du Collectif lesMorts de la Rue et d’autres associa-tions) y étaient figurants. Ceux quiétaient présents donnent leur avis. Lemetteur en scène, Céline Salvodelli,avait cru bon, dans la reconstitutiond’une célébration du Collectif LesMorts de la Rue, d’introduire l’imaged’une religieuse costumée, agenouillée,en prière dans la foule. Indignationde certains : le Collectif est résolu-ment laïc. D’autres défendaient l’idéeque chacun peut venir avec sesopinions ou ses croyances et quel’image exprimait le recueillement Maistout le monde fut d’accord pour direqu’elle donnait une image erronée duCollectif.

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n I L’IMAGE, la MEILLEURE et la PIRE DES CHOSESLa manipulation des images

DOSSIER IMAGELES CHRONIQUEURS ont consacré trois repas-débats aux Enfants du Canal les 9 janvier, 16 février et 29 mars, aux

problèmes de l’Image. Et, joignant la théorie à la pratique, ils se sont engagés, avec l’aide d’un documentariste, Emmanuel Vigier,dans une operation “La rue photographiée par ceux qui l’ont habitée” qui a nourri leur réflexion.

Philippe : s’étonne du tour qu’a pris ledébat autour des images de guerre etdes paparazzis. Il attendait un débatautour de l’image des gens de la rue.Lui a le sentiment d’une améliorationde l’image qu’on se fait d’eux. Quandils en voient un, les gens tournentmoins la tête.Kaci : a vu récemment, dans l’émis-sion “7/7” qu’une association a prisdes gens de la rue pour les remotiveret les lancer dans le monde du travail :

une dame les coachait pendant 15jours pour qu’ils se remettent dans lebain. Ensuite, ils étaient placés en rési-dence sociale.Sami : A propos du changement deregard à l’égard des personnes de larue, raconte comment des liens sesont noués, dans le square près duBusabri entre des personne du bus etdes riverains du 14ème, enfants etadultes . On a joué aux boules. Desconversations se sont engagées. Puisune dame nous a invité pour unesoirée chez elle, fait des cadeaux.

Philippe : Aujourd’hui, les gens s’aper-çoivent que personne n’est à l’abri dupire. Il a lui-même changé de regard,par exemple sur les bénévoles.Pendant la collecte pour la banquealimentaire, on vient de voir que lesFrançais aiment aider. Les politiquesaussi ont un autre regard.Bernard : n’est pas d’accord : dans lacampagne présidentielle, le problèmede la Rue est absent.Marie-Lo : Croyez-vous que les gensarrivent à se faire entendre ? Jean : Il y a une meilleure prise deconscience de la misère , mais lemonde sera toujours comme ça, il yaura toujours des inégalités.Régine : Les deux positions ne sontpas incompatibles : un pouvoirdésolant, et en même temps des lienshumains.Kaci : Il y a quand même un réelmanque de solidarité.Régine : Reste l’idée que les représen-tations, l’image qu’on avait de l’autreest en train de changer depuis quel-ques années.Bernard : Il ne faut donc pas confondreregard et action.Philippe : En effet, la réalité politiqueet l’image, ce n’est pas la même chose.Mais c’est déjà un progrès qu’on n’aitplus peur des gens de la rue et qu’ilsacceptent qu’on dorme dans les hallsd’immeuble.David : a un autre point de vue. Les

gens n’ont pas le temps de regarderles autres, de s’en occuper, ils ne s’oc-cupent pas d’eux-mêmes.Patrice : Depuis qu’il y a l’image, lespolitiques sont obligés de tenir comptede l’image des gens.Bernard : C’est vrai qu’on n’a jamaisvu autant d’images des gens de la rueà la télé. Mais dis-moi où tu vois queles politiques en tiennent compte ?

La soirée du 9 janvier avait été enregis-trée et filmée en vue d’un documen-taire sur deux associations : Collectif LesMorts de la Rue, à Paris et MarseillaisSolidaires des Morts Anonymes, aprèsqu’Emmanuel Vigier et David Bouvardeurent expliqué leur projet et demandél’autor isation à chaque personneprésente. Il ne s’agit pas d’un filmcomme les autres, mais d’un travail,destiné à être mis en ligne sur Internet,en collaboration avec ces associations, auplus près du terrain.

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n II L’IMAGE DE LA RUE S’EST ELLE AMÉLIORÉE ?Débat contradictoire

n Des images qui me restentdans la têteRégine : J’ imagine des photos prisespar terre, sur le pavé.Amelle : C’est vrai qu’il y a des chosesque j’aimerais immortaliser, trans-mettre aux autres. Je voudrais garderdes preuves, des traces. J’ai des imagesqui me restent dans la tête. On voit

des trucs délirants dans Paris. Un jour,j’ai vu une voiture brûler et un flic quifilmait sur son portable.Philippe : Une fois, j’ai vu une Renault-Espace bourrée d’affaires. On voyaitbien qu’elle appartenait à un gars quiavait été mis à la rue. Deux individusse sont approchés et prenaient desphotos. Je n’ai pu me retenir Je suissorti de ma propre voiture et leur ai

demandé : “Ca ne vous gêne pas deprendre des photos de la misère dumonde ?!” Si on arrive à immortaliserle regard du passant qui se fixe sur latoile de tente, ça veut tout dire.Sylvette : Regard sur le regard. Lerecto-verso du regard.X : Le regard d’été et le regard d’hiver,ne sont pas les mêmes.non plus

n III UNE OPÉRATION PHOTOS AUX ENFANTS DU CANALProposition d’Emmanuel Vigier aux Chroniqueurs

Le 16 février, dans le prolongement du débat du 9 janvier, Emmanuel a envoyé une proposition aux résidents des Enfants du Canal d’in-tégrer dans son travail des photos de la Rue faites par les personnes qui y ont vécu. Quelles images ? Celles qu’ils auraient envie de montrerde la Rue, la vie après, les belles choses et les moins belles. Chacune serait, bien sûr, accompagnée d’une légende.Régine propose de fournir quelques appareils pour ceux qui n’en ont pas. L’objectif, c’est la Rue en toute liberté, la rue vue par ceux quiy ont vécu.

n Le commentaire de laphoto : un regard chargé desouvenirPhilippe : Je ne veux pas faire desportraits, mais prendre des choses quime rappellent mon histoire.Bernard : rappelle le souhait d’Amellede garder des traces et le thème dece reportage collectif :“la Rue vue parceux qui l’ont habitée”.X : Il va y avoir des différences.Emmanuel : Patrick, à Marseille, fait desportraits, des photos très dures.Les propositions fusent : un arbre, unustensile, un buisson, une statue, unbanc …Laurent : Ma première photo sera pourun banc de l’avenue Edgar Quinet. Jereconstituerai l’habitat que j’avaisconstruit , le long du cimetièreMontparnasse.Laurent : explique qu’il avait installé descar tons sur une barre derrière desbuissons. Jamais il n’a été mouillé, saufune fois en trois ans. Il avait 2 duvets,un duvet fin et un duvet sarcophage.Philippe : passait tous les matins pourvoir comment allait Laurent.

n Montrer ou suggérer ? Achacun ses images, a chacunsa rueElise : Il y a montrer et suggérer. Onpeut très bien pointer les choses sansêtre dans un rapport frontal. On peutparler des choses avec une certainepoésie, pour que le public soit amenéà une réflexion, sans être heur té.Essayer de raconter.Emmanuel : Ce que tu dis est d’autantplus important qu’aujourd’hui, on estsubmergé d’images. Si on ne donnepas à l’image sa fonction symboliquede suggestion, elle ne raconte plus rien.Vous êtes invités à monter ce que vousvoulez montrer : comme l’a dit Laurent,chacun montre SA rue.Kaci : Chacun a sa “carte mémoire”,chacun a son image dans la tête.Tu ne

peux pas la transcrire autrement quepar l’oral ou par l’écrit.Régine : Tu ne peux pas la capturer àl’extérieur.Vive discussion.Bernard : tu peux sortir ce que tu asdans la tête et l’exprimer par uneimage qui le suggère par le cadrage, lalumière, etc., et qui en soit le symbole.Laurent : On ne peut qu’approcher dela réalité. Tu te promènes avec tonappareil, tu arrives dans un endroit oùtu as connu, quand tu étais dans la rue,plaisir ou douleur, tu vas prendre laphoto. Mais après, c’est vraimentpersonnel, il faudra que tu expliquespourquoi tu gardes cette photo.Bernard : C’est pourquoi Emmanuelsouhaite que vous rédigiez sous laphoto une légende.Emmanuel : Et même, si certains lesouhaitent, on peut envisager demettre du son sur l’image, ou l’accom-pagner d’un récit, ou après coup, d’uncommentaireRichard : Si tu as pris cette photo, c’està la fois pour toi et pour tout lemonde, pour montrer comment tuétais avant.Kaci : Le but, c’est moins de raconternos vies que de protéger ce qu’onaime, c’est notre regard, c’est tout.Bernard : Oui, mais ton regard estchargé de souvenir.David : Et sais-tu ce qui est beau ? C’estque chacun a eu son passé, son vécu ;et maintenant on est tous là (applau-dissements).Elise : Pour vous aider dans ce chemi-nement qui consiste à aller trouverl’endroit, une place, ou rencontrer unepersonne qui vit à la rue et qui a cepoint commun avec vous, il faudraitvous demander ce que vous avez enviede capter, de saisir de ces moments-là :la part d’humanité ? la dignité ? cesvaleurs que vous pouvez apporter àl ’autre dans votre façon de leregarder ?

Richard : C’est beau ce que tu viensde dire. La première chose, quand onoffre quelque chose, c’est de dire pour-quoi on l’offre, pourquoi on vient lesvoir.Bernard : C’est pourquoi je trouve trèsbonne l’idée d’Emmanuel d’enregistrerensuite des bouts de commentaires.Philippe : Moi, les photos que j’ai faites,c’est une statue que je voyais quandje me réveillais la nuit, un panneau derue, une lumière qui restait toujoursallumée, quelqu’un qui rentrait duboulot tous les soirs entre 11 heures,11 heures et quar t : tu voyais lesmêmes gens pendant des années.Voilà,mais pour moi, je ne prendrai pas unSDF à la rue.Emmanuel : C’est très important quevous vous sentiez très libre.Régine : Chacun fait ce qu’il veut,commentaire ou pas commentaire, enprenant ce qui vient.Sylvette : propose de montrer lesphotos qu’elle a prises de la rue,comme bénévole

n Mémoire et oubliPatrice : explique pourquoi cette opéra-tion “photos”” lui semble importante. Ilfaut garder le souvenir de la vie qu’ona vécue auparavant, même si on asouffert et pour le pouvoir le relatercomme Philippe l’a bien expliqué àtravers des signes, des personnes, desobjets.Régine : En même temps, le souvenirou la mémoire, c’est aussi l’ar t del’oubli. Quand on regarde une photo,c’est un peu comme un deuil : onavance et on tourne les pages, et onpeut laisser des traces : c’est lamémoire.Richard : I l y a dans la rue desmoments de joie et des moments detristesse. Un jour se passe bien, un jourse passe mal.Présents aux débats : Kaci, Philippe, Sylvette, Jean, David,Emmanuel, David B., Patrice, Hugo, Marie-Lo, Régine, Sami,Richard, Iom, Laurent,Amelle, Elise,Adam,Antonio, Eric,Thierry, Emile, Jean-Christian, Bernard

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n OPÉRATION PHOTOS

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n Témoignage de Pierre Abraham, fondateur de l’association Antigel(La place manquait pour publier ici la totalité del’article, riche de plus nombreuses histoires.Vous pourrez le lire sur notre site (voir plushaut).

Morts à la rue et familleÀ Antigel, on s'est toujours efforcé detrouver la famille du défunt visité par nosmaraudes pour qu'elle puisse participeraux obsèques. C'est souvent long et diffi-cile compte tenu du peu d'informationqu'on a pu recevoir lors de nos rencon-tres. Cependant on obtient un bon pour-centage de réussites dans le tempsimparti. Quant aux résultats par rapportau but recherché, ils couvrent une largepalette allant de l'échec à des satisfac-tions gratifiantes.En voici deux exemples :François mourut à l'hôpital si souventfréquenté pour ses excès, hélas ! On avaitle contact avec le beau-père, mais c'est lepère trouvé par l'État-Civil qui décidedes modalités. Les plus simples, rien quela crémation sans aucune cérémonie,tant la coupure était définitive. Aprèsnotre recueillement en salle mortuairede l'hôpital, les uns et les autres pris parleurs occupations professionnelles se sontdispersés, les copains aussi. Je me suisretrouvé seul avec le chauffeur du corbil-lard. Arrivés au crématorium, le chauf-feur a stationné en marche arrière face àune porte dérobée d'ascenseur de serviceet est allé au bureau faire les formalités.Je suis resté à bord avec la dépouille deFrançois.Au retour du chauffeur, extraction ducercueil tiré sur un chariot jouxtant lecorbillard à hauteur ad hoc pour manipu-lation sans effort par le chauffeur seul.Mon dernier accompagnement deFrançois : j'ai poussé symboliquement lecercueil avec le chauffeur jusqu'à l'as-censeur de service. Une pression sur unetouche et François doublement enfermédans le cercueil et l'ascenseur estdescendu rejoindre la file d'attente pourl'entrée au four. J'ai eu l'impression d'unelivraison de meuble, pis, d'un dépôt endécharge d'un objet inutile et gênant. Je

souffre toujours autant en repensant à ceconvoi d'un fils rejeté par son père ettout le reste de sa famille.Serge, lui aussi est mort à l'hôpital. On atrouvé, non sans mal, un frère qui nous adit l'état de sa famille, fratrie de six ayantsouffert de migrations dues aux conflits.Chacun s'est débrouillé pour faire sa viecomme il a pu sans se soucier des autresplus ou moins perdus de vue. Ce frères'est dit prêt à signer un papier au nomde la famille pour un convoi social, sansparticipation familiale. L'épouse est inter-venue et a indiqué un autre membre dela fratrie, qui en a cité un autre. L'und'eux m'a signalé un autre frère aveclequel i l est fâché. Là encore , lacompagne m'a dit que ce frère habitait àtrois kilomètres et qu'elle allait le prévenir.Ainsi, par l'intervention de deux femmesexternes à la fratrie, chacun des frères etsœurs a finalement pu être destinatairede notre faire-part. Les obsèques ont eulieu en présence des trois personnes dela famille résidant en région parisienne :un frère, une sœur, une nièce. Nous avonseu une cérémonie magnifique et la joied'avoir fait passer un courant d'huma-nité dans une fratrie dispersée et, nousl'espérons en voie de rapprochement,après ce choc émotionnel d'avoir apprisle statut de SDF de leur frère.

n Témoignage d’Annie Carron, responsabledu service social de l’HôpitalSaint AntoineMoi, je ne connais pas les personnesdécédées dont je vais m’occuper : l’étatcivil de l’hôpital me signale une personnede la rue décédée très souvent dans lecadre d’un passage aux urgences et pourlaquelle on n’a aucune information.Cela fait 5 ans que nous avons mis enplace cette organisation avec le personneladministratif et les soignants.Notre objectif : on essaie d’enterrer lapersonne le plus dignement possible et, sipossible, avec des gens qui l’ont connue.Démarche toute simple, mais quand ontire un bout de l’écheveau, il en sort beau-coup de choses. Avec la personne del’Etat Civil, on retrouve de la famille, desamis, qui viennent nous parler avec quel-

quefois une énorme culpabilité. Une jeunefemme dit :”Je veux aller voir mon père.Accompagnez-moi parce que je lui enveux beaucoup”. Elle a, par la suite pu enparler et débuter une psychothérapie.On rencontre des familles qui mécon-naissent la vie de leur proche : un direc-teur de banque voyait son frère une foispar an, celui-ci se faisait tout beau pourla rencontre, et quand il est mort, sonfrère est tombé des nues.C’est peut-être terrible à dire, mais cesont parfois de très belles rencontres.Une famille africaine habitait dans unfoyer Sonacotra. J ’y suis allée pourcomprendre pourquoi ils ne venaient pashonorer leur défunt. Ils avaient simple-ment peur de l’engagement que repré-senterait leur venue à l’hôpital pour lefinancement des obsèques. Rassurés, ilsont pu organiser les funéraillesLes situations sont très diverses : hier,deux enterrements, l’un à Thiais avecdeux personnes du Collectif Les Mortsde la rue, l ’autre avec une familleretrouvée et plein de maraudeurs d’uneassociation. Il arr ive aussi que despersonnes de la rue puissent nous direqu’ils ne souhaitent pas qu’on préviennequi que ce soit.On fait ce qu’on peut pour chaque situa-tion mais il nous faut rester modeste, ilpeut y avoir des ratés.Traditionnellement

l’hôpital Saint-Antoine essaie d’être vigi-lant à l ’accuei l des plus démunis .Systématiquement, nous prenons contactavec le Collectif pour un soutien maiségalement pour faire remonter les infor-mations . En effet , pour cer tainespersonnes, les familles prendront encharge les obsèques mais ils resterontmalheureusement également des Mortsde la Rue.

RENCONTRES DE LA MORT A LA RUE

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Nous continuons, comme annoncé dans le dernier numéro, de publier à la fois dans ce journal et sur le site du Collectif LesMorts de la Rue( http// :mortsdelarue.org »tribunes, débat, contributions »), des témoignages de personne qui ont fait cetteexpérience, avec l’idée qu’ils en susciteront d’autres.Aujourd’hui, les témoignages d’un responsable d’association et d’une assis-tante sociale : tous deux nous parlent des familles de personnes de la rue ; puis deux témoignages de maraudeurs d’une mêmeéquipe de rue.

Aux 4 coins de la rue

n Témoignage de Maia, maraudeuse.Juin 2010 – Sans titreOn ne sait jamais quand on va mourir. J.résume ça d’un cinglant “on a toujours undoigt dans le cul”, qu’il brandit commeune profonde leçon de vie à chaque foisqu’un nouveau bénévole montre son nez.C’est imagé et poétique, mais ça va droitau but. La mor t est une épée deDamoclès.A la rue, c’est encore plus vrai. On nesait certes pas quand on va mourir, maison n’est même pas bien sûr que demainon sera vivant. C’est en tout cas commeça que le voit K., qui a déjà perdu trop decompagnons de rue : “Un jour on seréveille, le lendemain on se réveille pas.”Mais on vit sans penser à la mort,heureusement. C’est ce que font lesmaraudeurs qui passent et repassent,semaine après semaine, partager sur unbout de trottoir les humeurs du moment,les blagues, les nouvelles du quartier, lesprévisions météos, les rires, les colères etles larmes. Ces temps sont profondé-ment humains et font souvent oublier lesbarrières qui séparent. On se prend aujeu du temps partagé.Puis une mâchoire brisée, une hospitalisa-tion grave, un coup de couteau, une inhu-mation nous replongent dans la réalité.Les larmes de R., le désarroi de V., la peurau ventre de G. nous rappelle que vivre àla rue, c’est après tout y mourir.Car tout s’enchaîne trop vite à la rue.Les accidents, les violences, les maladies,les morts.C’est une course contre la montre qu’ilfaut prendre le temps de gagner. Ensachant qu’on l’a déjà perdue ?

n Témoignage de Michel, maraudeurJanvier 2010 - Lettre Morte pour des IndiensFermez les yeux, ouvrez les oreilles :Il faut le savoir, il y a en France des gensqui ne vivent pas mais qui meurent.Il y a ici des personnes qui ont coura-geusement quitté un pays, une terre, unefamille, une vie. Ces personnes là ontbien souvent traversé des terres dont jene connaissais même pas les noms telle-ment jamais personne n'a pu envisagerde les visiter, des terres en guerressourdes à en perdre les dents.Ces gens là ont traversé des douanes etséjourné dans des pays qui ne voulaientpas d'eux. Si elles étaient encore là, ilsont perdu les photos et les souvenirs desêtres qui leur sont chers, celles-là mêmesqu'ils avaient conservées de toutes leurs

forces jusqu’alors. Ils ont perdu leurspapiers au moins 3 fois chaque année, ilsse sont fait violenter, bousculer, bafouer,humilier, ils ont perdu leur dignité. Et c'estlà que ça s'arrête... non, pas leur agonie,leurs espoirs! Ils sont en France.Ça fait entre deux et sept ans qu'ils ontquitté les leurs et ils ne ressemblent déjàplus à l'image floue qu'ils pouvaientrefléter dans les eaux troubles du Gange.Ils ont déjà perdu des dents et ontconcédé du terrain sur beaucoup depentes.Enfin arrivés en France, (en France...) onpourrait se dire qu'on va leur offrir unbol de soupe chaud et un lit, le mêmeque le mien : un matelas avec unecouette. Une douche chaude et un thé.On pourrait leur ouvrir une porte en leurdisant “whouawou... mes pauvres, par ici,venez au chaud, reposez-vous quelquesjours.” On pourrait vérifier auprès de cesmessieurs que leur état de santé est bonet leur demander dans leur langue s'ilssouhaitent contacter les leurs pour signi-fier qu'ils sont en vie. On pourrait ensuiteessayer de prendre soin d'eux et de leslaisser souffler.Au bout de quelques mois,peut-être, ces hommes meurtris au plusprofond de ce qu'on peut l'être se senti-raient-ils à même de penser à la suite.Pourquoi sont-ils venus jusqu'ici ? Pourquoiont-ils tout quitté ? Ont-ils besoin desoins ? Sont-ils venus ici pour renvoyerdes fonds à leur famille pour l'aider finan-cièrement ? Souhaitent-ils trouver refugeici ? Au lieu de cela...Si ça se trouve ce monsieur aurait animéun quartier entier avec son sourire écarté.Il aurait peut-être été un très bon bran-cardier, électricien, ou politicien ?Mais en fait non, la route est longue etboueuse, et les hôpitaux se renvoient cespersonnes comme s’ils étaient despatates chaudes. Leur mort lente estfaite de solitude, ils sont seuls et passentde longues semaines à ne plus savoirquand on est du jour ou de la nuit. Àforce d'accumuler les comas à force deboire comme on respire, à force de neplus rien attendre... à s'effacer.Et quand ils se réveillent, il y a des bons-hommes à la tunique tantôt rouge, bleuciel, bleu marine, blanc, on les voit unpeu partout ces bonshommes, mais aubout d'un moment on peut se demanderqui ils sont ? Ils sont là mais ils ne fontfinalement pas grand chose...Pourquoi ce pays nous envoie des gensdéguisés de toutes les couleurs?"Séla issini moi connaît toi" comme diraitl'autre. (ndlr, phrase rhétorique que nousdisait un de ces hommes pour nous

manifester qu’il nous reconnaissait).Nous souhaiterions attirer votre atten-tion sur ce vide humanitaire, sur cettefrange de l'humanité qui meurt sur nostrottoirs sans avoir le droit à rien. Ils sontsans doute fautifs, un peu, dans notreréférentiel d'hommes pressés occiden-taux, ils ne sont pas nés comme il faut, ilsboivent... Mais concrètement, l'impres-sion qu'on a d'ici c'est que s'ils souhai-taient faire autrement, ils ne pourraientpas.Vu de là où on est, ce qu'on aimeraitbien pouvoir leur dire c'est qu'on va lesloger (correctement) qu'on va leurproposer d'apprendre le français et detravailler s'ils le peuvent.Ça ne nous paraît pas délirant parceque nous pensons que ça coûterait beau-coup moins cher que deux nuits parsemaine à l'hôpital à 500 ? (pourminorer) la nuit, ça fait 52 000 par an...y a de quoi faire non?Interministérielle qu'ils disent les asso-ciations pour que les problèmes des unsne se déversent pas sur ceux des autres,qu'on fasse cause commune et qu'onessaie de penser tout le dispositif avectous les acteurs et financeurs impliqués.Ce qu'on aimerait c'est qu'il n'y ait pasen France, ni ailleurs, de personnes quimeurent à côté d'autres qui vivent enfermant les yeux.Nous vous sollicitons donc pour ouvrir cedébat noir et politiquement invisible. Noussavons bien qu'on ne résout pas lesproblèmes en un claquement de doigts etnous savons aussi que cette situationmet en jeux plusieurs problématiquesbeaucoup trop grosses pour des petitsbénévoles comme nous. Ce que nousdisons juste c'est que nous, nous avonsles yeux ouverts , tellement ouvertsqu'après avoir pleuré pendant ce derniermois meurtr ier, les larmes qui nousrestent vous parviennent dans cette lettremorte-née... comme eux. Ce n'est quedes larmes qui coulent et qui ont rouléjusqu'ici un peu par hasard.

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POUR TROIS NUMÉROSSouscriptionCe journal est gratuit mais si vous voulezparticiper à sa diffusion, il vous estpossible d’envoyer un chèque de 6euros. Si votre don dépasse cette sommevous recevrez un reçu fiscal

Directeur de la publication : Christophe LouisLa maquette et la mise en page sont de Jan Jac RicardLes dessins sont de : Jean-Charles Sarrazin , Patricia Trabelsi et ErvéLes photographies de David, Kaci, Philippe et Titi Merci aussi pour leur participation à ce numéro à Pierre Abraham, AnnieCarron, Maia, Levasseur, Michel Hirschovitz, les Chroniqueurs, Les Enfants duCanal,Éditeur : COREP, 27 rue Jussieu, 75005 Paris

SCANDALE d’une société qui s’accommode de la présence de dizaines de milliers de personnes à la rue !

SCANDALE des propositions faites qui, au mieux, ne sont pas sérieuses et, au pire, sont elles mêmes, plus destructricesque réparatrices ! (Hébergements d’urgences indignes et dans lequel on ne peut rester qu’une demi-nuit ) !

SCANDALE de la présentation de la situation par les pouvoirs publics : « Ne vous en faites pas, il y a le 115, si vous voyezquelqu’un en mauvaise posture, appelez le 115 ! ».Alors que 7 appels sur 10 feront l’objet d’un refus du 115 par manquede place et que pour obtenir ce refus, il aura fallu rester deux heures (deux vraies heures) au téléphone ! Et que de toutefaçon, celui qui aura de la chance de ne pas essuyer un refus arrivera à 1 heure du matin dans un centre qu’il devra quitterà 7 heures !

SCANDALE des partis politiques et syndicats, prompts à descendre dans la rue pour une petite modification de la situationpécuniaire de ses protégés mais qui semblent se contrefoutre des plus fragiles, des vrais amochés de cette société !

SCANDALE de tous ces acteurs, comme nous, de ces associations, qui ne se scandalisent plus et ne hurlent pas pourréveiller, ceux qui ne savent pas ou qui ne voient plus !

Si personne ne hurle, c’est qu’il ne se passe rien, que tout va bien, forcément !

Les seuls qui continuent à hurler sont ces morts que l’on honore !

Ils ont hurlé 260 fois depuis le mois de mai et personne ne les entend !!!

Texte lu à la fin de l’hommage collectif rendu aux Morts de la rue, le 6 décembre 2011,à Paris, place Léon Blum

Pierre Martineau

Nous venons d’apprendre la mort soudaine de Pierre Martineau,le 29 mars.Il fut, depuis dix ans, le plus fidèle des membres du groupedes “Chroniqueurs”, jusque dans nos récents repas-débatsRencontré dans la rue dans les années 80 par Patrick Giros, l’in-venteur des maraudes, Pierre était sorti de la rue grâce à lui,mais il était resté très proche de ceux qui y vivaient ou y avaientvécu. Compagnon affable, passionné et souriant, il nous appor-tait la profonde originalité de sa parole et de sa pensée. Lepoème qui suit, pied de nez aux grands de ce monde, en est unéchantillon.Pierro , tu vas nous manquer !Le poème qui suit fut écrit par lui impromptu, sur un coin detable, un jour de 2006, que nous discutions sur les thèmes del’Humilité et de l’Humiliation ( Aux 4 coins de la rue n°2 )

SCANDALES !

In memoriam

Moi, le petitMoi le petitJe me demande si les grands (les Supérieurs)me sont supérieurs !

Moi, le petit, pour m’humilier, Il faut me rabaisser.MaisComment peut-on rabaisser, Comment peut-on rendre petitUn petit ?L’humiliation d’un petit est-elle possible Si on ne le grandit pas…

Pour pouvoir l’abaisser ?