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Compte rendu / Sociologie du travail 50 (2008) 537–578 565 la réunification, à l’Est et à l’Ouest. Non seulement le lecteur ne saisit pas bien la répartition des répertoires, des modes de jeu et des missions aux différents moments de l’enquête, mais il n’est pas toujours convaincu des supposées différences de jeu entre les deux Allemagne, faute de données suffisantes. La grande richesse empirique de cet ouvrage et la qualité de la démonstration en font une lecture stimulante pour ceux ou celles qui souhaitent mieux comprendre cette question. Marie Buscatto Laboratoire G. Friedmann, université Paris-1 Panthéon–Sorbonne–CNRS, 16, boulevard Carnot, 92340 Bourg-la Reine, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2008.06.014 Aux frontières du champ littéraire, sociologie des écrivains amateurs, C.F. Poliak. Coll. « Études sociologiques ». Économica, Paris (2006). 305 pp. Dans une collection où l’on ne l’attendait guère, Claude Poliak propose une sociologie des écrivains amateurs fondée sur une analyse des réponses à un concours de nouvelles sur le thème de l’amour organisé par France Loisirs en 1990. Il s’agit d’un terrain minutieux et précis : ana- lyse des 4500 dossiers rec ¸us, passation d’un questionnaire auprès d’un échantillon aléatoire de 450 participants, réalisation d’une vingtaine d’entretiens approfondis. De surcroît, l’auteur, qui propose « de prendre au sérieux les aspirations exprimées, les pratiques mises en œuvre (et) les stratégies déployées par ceux qui s’adonnent à l’écriture dans l’espoir d’être un jour publiés », s’est intéressée à tous les matériaux d’accompagnement des dossiers : courriers, déclarations et commentaires des auteurs, curriculum vitæ, etc. Le traitement statistique du questionnaire lui per- met de relever quelques grandes tendances : prédominance féminine, origines populaires, faible niveau de diplôme (toutefois, le manque de données et de croisement par l’âge ne permet guère d’évaluer vraiment cette dernière variable). Elle distingue ainsi deux grandes catégories parmi les répondants : d’un côté, des écrivains populaires autodidactes (surtout des femmes, plutôt jeunes et appartenant à des milieux populaires), de l’autre côté, des « intellectuels de première génération » (des hommes, plus âgés, très souvent enseignants). Ces deux catégories abordent le concours avec des expériences d’écriture différentes (les seconds ont déjà nourri et parfois réussi des ten- tatives de publications, contrairement aux premiers), mais les uns comme les autres ont un lien à l’écriture fort et structurant dans leur vie : C. Poliak met bien en évidence le rôle central que joue vis-à-vis de l’entourage et dans la construction de soi ce plaisir d’écrire qui remonte souvent à l’enfance. Il y aussi des développements intéressants sur le rôle de l’école dans le déclenchement de la passion et sur les genres littéraires spécifiques dans lesquels se déploie de fac ¸on privilégiée l’écriture en amateur. On peut enfin partager ses analyses sur le relatif cynisme avec lequel de multiples associations (ateliers d’écriture, concours municipaux ou régionaux) ou organismes (comme ici France Loisirs) ont investi depuis une quinzaine d’années le secteur des pratiques artistiques amateurs en faisant miroiter aux postulants des possibilités d’entrée dans des métiers qui leur sont en réalité fermés. Mais on pourrait en dire autant de bien d’autres secteurs où la chose est organisée ainsi depuis plus longtemps, comme par exemple la peinture amateur. Il est, en revanche, difficile de la suivre lorsqu’elle s’éloigne de son matériau d’origine — les répondants à un concours organisé par un club de ventes de livres connu pour sa clientèle populaire — pour aborder avec des problématiques et des accents bourdieusiens la question des modes de

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la réunification, à l’Est et à l’Ouest. Non seulement le lecteur ne saisit pas bien la répartitiondes répertoires, des modes de jeu et des missions aux différents moments de l’enquête, mais iln’est pas toujours convaincu des supposées différences de jeu entre les deux Allemagne, faute dedonnées suffisantes.

La grande richesse empirique de cet ouvrage et la qualité de la démonstration en font unelecture stimulante pour ceux ou celles qui souhaitent mieux comprendre cette question.

Marie BuscattoLaboratoire G. Friedmann, université Paris-1 Panthéon–Sorbonne–CNRS,

16, boulevard Carnot, 92340 Bourg-la Reine, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2008.06.014

Aux frontières du champ littéraire, sociologie des écrivains amateurs, C.F. Poliak. Coll.« Études sociologiques ». Économica, Paris (2006). 305 pp.

Dans une collection où l’on ne l’attendait guère, Claude Poliak propose une sociologie desécrivains amateurs fondée sur une analyse des réponses à un concours de nouvelles sur le thèmede l’amour organisé par France Loisirs en 1990. Il s’agit d’un terrain minutieux et précis : ana-lyse des 4500 dossiers recus, passation d’un questionnaire auprès d’un échantillon aléatoire de450 participants, réalisation d’une vingtaine d’entretiens approfondis. De surcroît, l’auteur, quipropose « de prendre au sérieux les aspirations exprimées, les pratiques mises en œuvre (et) lesstratégies déployées par ceux qui s’adonnent à l’écriture dans l’espoir d’être un jour publiés »,s’est intéressée à tous les matériaux d’accompagnement des dossiers : courriers, déclarations etcommentaires des auteurs, curriculum vitæ, etc. Le traitement statistique du questionnaire lui per-met de relever quelques grandes tendances : prédominance féminine, origines populaires, faibleniveau de diplôme (toutefois, le manque de données et de croisement par l’âge ne permet guèred’évaluer vraiment cette dernière variable). Elle distingue ainsi deux grandes catégories parmi lesrépondants : d’un côté, des écrivains populaires autodidactes (surtout des femmes, plutôt jeunes etappartenant à des milieux populaires), de l’autre côté, des « intellectuels de première génération »(des hommes, plus âgés, très souvent enseignants). Ces deux catégories abordent le concoursavec des expériences d’écriture différentes (les seconds ont déjà nourri et parfois réussi des ten-tatives de publications, contrairement aux premiers), mais les uns comme les autres ont un lien àl’écriture fort et structurant dans leur vie : C. Poliak met bien en évidence le rôle central que jouevis-à-vis de l’entourage et dans la construction de soi ce plaisir d’écrire qui remonte souvent àl’enfance. Il y aussi des développements intéressants sur le rôle de l’école dans le déclenchementde la passion et sur les genres littéraires spécifiques dans lesquels se déploie de facon privilégiéel’écriture en amateur. On peut enfin partager ses analyses sur le relatif cynisme avec lequel demultiples associations (ateliers d’écriture, concours municipaux ou régionaux) ou organismes(comme ici France Loisirs) ont investi depuis une quinzaine d’années le secteur des pratiquesartistiques amateurs en faisant miroiter aux postulants des possibilités d’entrée dans des métiersqui leur sont en réalité fermés. Mais on pourrait en dire autant de bien d’autres secteurs où lachose est organisée ainsi depuis plus longtemps, comme par exemple la peinture amateur.

Il est, en revanche, difficile de la suivre lorsqu’elle s’éloigne de son matériau d’origine — lesrépondants à un concours organisé par un club de ventes de livres connu pour sa clientèle populaire— pour aborder avec des problématiques et des accents bourdieusiens la question des modes de

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consécration dans le champ littéraire et celle des frontières entre amateurs et professionnels. Ily a de toute évidence dans cet ouvrage une série de glissements. Entre l’espoir et la volonté depublication tout d’abord : les matériaux d’accompagnement cités montent que, dans bien des cas,les auteurs des textes ne s’attendent pas à être publiés, et que, s’ils ont participé, c’est plutôt pourofficialiser une passion privée, vis-à-vis d’eux même ou de leur entourage direct. C’est ce queChristian Bromberger a étudié dans Passions ordinaires, mais C. Poliak radicalise la démarchede facon brutale en parlant de « prétendants au titre d’écrivain ». C’est ignorer qu’il y a desespoirs qu’on caresse sans réellement espérer qu’ils se concrétisent, notamment parce qu’on saitqu’ils ont très peu de chances de se réaliser. De ce point de vue, C. Poliak a sans doute tortd’analyser comme naïves (et donc dupées) ces tentatives de se faire lire. Deuxième glissement :les écrivains amateurs, en cherchant à publier, chercheraient à entrer dans le champ littéraireet devenir des professionnels de l’écriture. Ce qui la conduit à plusieurs reprises à comparerles amateurs qu’elle étudie avec des écrivains professionnels étudiés par d’autres chercheurs, ycompris les lauréats de prix littéraires (N. Heinich). Une telle comparaison ne manque évidemmentpas de produire des contrastes sociaux spectaculaires, mais on voit mal son intérêt. La questiondes frontières entre professionnels et amateurs est autrement plus complexe dans le cas desprofessions artistiques, à la fois parce que la définition de la professionnalisation répond à descritères multiples tant les carrières sont mouvantes et parce que les amateurs ne constituent, enaucun cas, une masse homogène mais, bien au contraire, un ensemble très hétérogène d’individusentretenant des relations plus ou moins rapprochées au noyau dur des élites professionnelles. Ilest d’ailleurs paradoxal que C. Poliak poursuive cette piste de l’opposition amateur professionneltout au long de son ouvrage alors même que les portraits qu’elles évoquent, à commencer parcelui sur lequel s’ouvre l’ouvrage, montrent la grande variabilité des positions. Bref, ce livre quiapporte un éclairage compréhensif et intéressant sur le plaisir à écrire en amateur, rate sa cible ense voulant une sociologie du champ littéraire vue du côté des amateurs.

Dominique PasquierCentre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS), 54, boulevard Raspail,

75006 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2008.06.019

La signification sociale de l’argent, V.A. Zelizer. Préface de J. Bourdieu et J. Heilbron. Coll.« Liber ». Seuil, Paris (2005). 350 pp. [traduction de C. Cler]

Viviana Zelizer, actuellement professeur de sociologie économique à l’université de Princeton(NJ), se signale depuis la fin des années 1970 par ses travaux novateurs dans le domaine de lasociologie de l’argent, des marchés et de la valeur économique. Elle a notamment publié auxÉtats-Unis deux ouvrages portant l’un sur la construction du marché de l’assurance-vie (Zelizer,1983), l’autre sur l’émergence d’une « valeur de l’enfant » au xixe siècle (Zelizer, 1985). Elle afiguré à ce titre parmi les animateurs du renouveau de la sociologie économique aux États-Unisdans les années 1980–1990, tout en y occupant une position particulière. Quelques-uns de sesarticles seulement avaient été traduits en francais (Zelizer, 1992, 2001).

La signification sociale de l’argent, accessible grâce à l’excellente traduction publiée auxéditions du Seuil, constitue la présentation la plus systématique de l’approche sociologique deViviana Zelizer : celle-ci met l’accent sur la facon dont se sont construites et déconstruites, à