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BIBEBOOK HONORÉ DE BALZAC LA BOURSE

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  • BIBEBOOK

    HONOR DE BALZAC

    LA BOURSE

  • HONOR DE BALZAC

    LA BOURSE

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-0983-3

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : B.N.F. fl

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    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • LA BOURSE

    A SOFKA.Navez-vous pas remarqu, Mademoiselle, quen mettant deuxgures en adoration aux cts dune belle sainte, les peintresou les sculpteurs ne manquaient jamais de leur imprimer uneressemblance liale ? En voyant votre nom parmi ceux qui mesont chers et sous la protection desquels je place mes uvres,souvenez-vous de cette touchante harmonie, et voustrouverez ici moins un hommage que lexpression delaection fraternelle que vous a voue

    Votre serviteur,DE BALZAC.

    I les mes faciles spanouir une heure dlicieuse quisurvient au moment o la nuit nest pas encore et o le jour nestplus. La lueur crpusculaire jette alors ses teintes molles ou sesreets bizarres sur tous les objets, et favorise une rverie qui se marie va-guement aux jeux de la lumire et de lombre. Le silence qui rgne presquetoujours en cet instant le rend plus particulirement cher aux artistes quise recueillent, se mettent quelques pas de leurs uvres auxquelles ilsne peuvent plus travailler, et ils les jugent en senivrant du sujet dont

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  • La bourse Chapitre

    le sens intime clate alors aux yeux intrieurs du gnie. Celui qui nestpas demeur pensif prs dun ami, pendant ce moment de songes po-tiques, en comprendra dicilement les indicibles bnces. A la faveurdu clair-obscur, les ruses matrielles employes par lart pour faire croire des ralits disparaissent entirement. Sil sagit dun tableau, les per-sonnages quil reprsente semblent et parler et marcher: lombre devientombre, le jour est jour, la chair est vivante, les yeux remuent, le sangcoule dans les veines, et les toes chatoient. Limagination aide au na-turel de chaque dtail et ne voit plus que les beauts de luvre. A cetteheure, lillusion rgne despotiquement: peut-tre se lve-t-elle avec lanuit ? lillusion nest-elle pas pour la pense une espce de nuit que nousmeublons de songes ? Lillusion dploie alors ses ailes, elle emporte lmedans le monde des fantaisies, monde fertile en voluptueux caprices et olartiste oublie le monde positif, la veille et le lendemain, lavenir, toutjusqu ses misres, les bonnes comme les mauvaises. A cette heure demagie, un jeune peintre, homme de talent, et qui dans lart ne voyait quelart mme, tait mont sur la double chelle qui lui servait peindre unegrande, une haute toile presque termine. L, se critiquant, sadmirantavec bonne foi, nageant au cours de ses penses, il sabmait dans unede ces mditations qui ravissent lme et la grandissent, la caressent et laconsolent. Sa rverie dura long-temps sans doute. La nuit vint. Soit quilvoult descendre de son chelle, soit quil et fait un mouvement impru-dent en se croyant sur le plancher, lvnement ne lui permit pas davoirun souvenir exact des causes de son accident, il tomba, sa tte porta sur untabouret, il perdit connaissance et resta sans mouvement pendant un lapsde temps dont la dure lui fut inconnue. Une douce voix le tira de les-pce dengourdissement dans lequel il tait plong. Lorsquil ouvrit lesyeux, la vue dune vive lumire les lui t refermer promptement ; mais travers le voile qui enveloppait ses sens, il entendit le chuchotement dedeux femmes, et sentit deux jeunes, deux timides mains entre lesquellesreposait sa tte. Il reprit bientt connaissance et put apercevoir, la lueurdune de ces vieilles lampes dites double courant dair, la plus dlicieusette de jeune lle quil et jamais vue, une de ces ttes qui souvent passentpour un caprice du pinceau ; mais qui tout coup ralisa pour lui les tho-ries de ce beau idal que se cre chaque artiste et do procde son talent.

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  • La bourse Chapitre

    Le visage de linconnue appartenait, pour ainsi dire, au type n et d-licat de lcole de Prudhon, et possdait aussi cette posie que Girodetdonnait ses gures fantastiques. La fracheur des tempes, la rgularitdes sourcils, la puret des lignes, la virginit fortement empreinte danstous les traits de cette physionomie faisaient de la jeune lle une crationaccomplie. La taille tait souple et mince, les formes taient frles. Ses v-tements, quoique simples et propres, nannonaient ni fortune ni misre.En reprenant possession de lui-mme, le peintre exprima son admirationpar un regard de surprise, et balbutia de confus remercments. Il trouvason front press par un mouchoir, et reconnut, malgr lodeur particu-lire aux ateliers, la senteur forte de lther, sans doute employ pour letirer de son vanouissement. Puis, il nit par voir une vieille femme, quiressemblait aux marquises de lancien rgime, et qui tenait la lampe endonnant des conseils la jeune inconnue.

    Monsieur, rpondit la jeune lle lune des demandes faites parle peintre pendant le moment o il tait encore en proie tout le vagueque la chute avait produit dans ses ides, ma mre et moi, nous avonsentendu le bruit de votre corps sur le plancher, nous avons cru distinguerun gmissement. Le silence qui a succd la chute nous a erayes,et nous nous sommes empresses de monter. En trouvant la clef sur laporte, nous nous sommes heureusement permis dentrer, et nous vousavons aperu tendu par terre, sans mouvement. Ma mre a t cherchertout ce quil fallait pour faire une compresse et vous ranimer. Vous tesbless au front, l, sentez-vous ?

    Oui, maintenant, dit-il.Oh ! cela ne sera rien, reprit la vieille mre. Votre tte a, par bon-

    heur, port sur ce mannequin.Je me sens inniment mieux, rpondit le peintre, je nai plus besoin

    que dune voiture pour retourner chez moi. La portire ira men chercherune.

    Il voulut ritrer ses remercments aux deux inconnues ; mais, chaque phrase, la vieille dame linterrompait en disant: Demain, mon-sieur, ayez bien soin de mettre des sangsues ou de vous faire saigner,buvez quelques tasses de vulnraire, soignez-vous, les chutes sont dange-reuses.

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  • La bourse Chapitre

    La jeune lle regardait la drobe le peintre et les tableaux de late-lier. Sa contenance et ses regards rvlaient une dcence parfaite ; sa cu-riosit ressemblait de la distraction, et ses yeux paraissaient exprimercet intrt que les femmes portent, avec une spontanit pleine de grce, tout ce qui est malheur en nous. Les deux inconnues semblaient oublierles uvres du peintre en prsence du peintre sourant. Lorsquil les eutrassures sur sa situation, elles sortirent en lexaminant avec une sollici-tude, galement dnue demphase et de familiarit, sans lui faire de ques-tions indiscrtes, ni sans chercher lui inspirer le dsir de les connatre.Leurs actions furent marques au coin dun naturel exquis et du bon got.Leurs manires nobles et simples produisirent dabord peu deet sur lepeintre ; mais plus tard, lorsquil se souvint de toutes les circonstances decet vnement, il en fut vivement frapp. En arrivant ltage au-dessusduquel tait situ latelier du peintre, la vieille femme scria doucement:Adlade, tu as laiss la porte ouverte.

    Ctait pour me secourir, rpondit le peintre avec un sourire dereconnaissance.

    Ma mre, vous tes descendue tout lheure, rpliqua la jeune lleen rougissant.

    Voulez-vous que nous vous accompagnions jusquen bas ? dit lamre au peintre. Lescalier est sombre.

    Je vous remercie, madame, je suis bien mieux.Tenez bien la rampe !Les deux femmes restrent sur le palier pour clairer le jeune homme

    en coutant le bruit de ses pas.An de faire comprendre tout ce que cette scne pouvait avoir de pi-

    quant et dinattendu pour le peintre, il faut ajouter que depuis quelquesjours seulement il avait install son atelier dans les combles de cette mai-son, sise lendroit le plus obscur, partant le plus boueux, de la rue deSuresne, presque devant lglise de la Madeleine, deux pas de son ap-partement qui se trouvait rue des Champs-lyses. La clbrit que sontalent lui avait acquise ayant fait de lui lun des artistes les plus chers la France, il commenait ne plus connatre le besoin, et jouissait, selonson expression, de ses dernires misres. Au lieu daller travailler dansun de ces ateliers situs prs des barrires et dont le loyer modique tait

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  • La bourse Chapitre

    jadis en rapport avec la modestie de ses gains, il avait satisfait un d-sir qui renaissait tous les jours, en svitant une longue course et la pertedun temps devenu pour lui plus prcieux que jamais. Personne aumondenet inspir autant dintrt quHippolyte Schinner sil et consenti sefaire connatre ; mais il ne conait pas lgrement les secrets de sa vie. Iltait lidole dune mre pauvre qui lavait lev au prix des plus dures pri-vations. Mademoiselle Schinner, lle dun fermier alsacien, navait jamaist marie. Son me tendre fut jadis cruellement froisse par un hommeriche qui ne se piquait pas dune grande dlicatesse en amour. Le jour o,jeune lle et dans tout lclat de sa beaut, dans toute la gloire de sa vie,elle subit, aux dpens de son cur et de ses belles illusions, ce dsenchan-tement qui nous atteint si lentement et si vite, car nous voulons croire leplus tard possible au mal et il nous semble toujours venu trop prompte-ment, ce jour fut tout un sicle de rexions, et ce fut aussi le jour despenses religieuses et de la rsignation. Elle refusa les aumnes de celuiqui lavait trompe, renona au monde, et se t une gloire de sa faute. Ellese donna toute lamour maternel en lui demandant, pour les jouissancessociales auxquelles elle disait adieu, toutes ses dlices. Elle vcut de sontravail, en accumulant un trsor dans son ls. Aussi plus tard, un jour, uneheure lui paya-t-elle les longs et lents sacrices de son indigence. A la der-nire exposition, son ls avait reu la croix de la Lgion-dHonneur. Lesjournaux, unanimes en faveur dun talent ignor, retentissaient encorede louanges sincres. Les artistes eux-mmes reconnaissaient Schinnerpour un matre, et les marchands couvraient dor ses tableaux. A vingt-cinq ans, Hippolyte Schinner, auquel sa mre avait transmis son me defemme, avait, mieux que jamais, compris sa situation dans le monde. Vou-lant rendre sa mre les jouissances dont la socit lavait prive pendantsi long-temps, il vivait pour elle, esprant force de gloire et de fortunela voir un jour heureuse, riche, considre, entoure dhommes clbres.Schinner avait donc choisi ses amis parmi les hommes les plus honorableset les plus distingus. Dicile dans le choix de ses relations, il voulait en-core lever sa position que son talent faisait dj si haute. En le forant demeurer dans la solitude, cette mre des grandes penses, le travail au-quel il stait vou ds sa jeunesse lavait laiss dans les belles croyancesqui dcorent les premiers jours de la vie. Son me adolescente ne mcon-

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  • La bourse Chapitre

    naissait aucune des mille pudeurs qui font du jeune homme un tre partdont le cur abonde en flicits, en posies, en esprances vierges, faiblesaux yeux des gens blass, mais profondes parce quelles sont simples. Ilavait t dou de ces manires douces et polies qui vont si bien lmeet sduisent ceux mmes par qui elles ne sont pas comprises. Il tait bienfait. Sa voix, qui partait du cur, y remuait chez les autres des sentimentsnobles, et tmoignait dune modestie vraie par une certaine candeur danslaccent. En le voyant, on se sentait port vers lui par une de ces attrac-tions morales que les savants ne savent heureusement pas encore analy-ser, ils y trouveraient quelque phnomne de galvanisme ou le jeu de jene sais quel uide, et formuleraient nos sentiments par des proportionsdoxygne et dlectricit. Ces dtails feront peut-tre comprendre auxgens hardis par caractre et aux hommes bien cravats pourquoi, pendantlabsence du portier, quil avait envoy chercher une voiture au bout de larue de la Madeleine, Hippolyte Schinner ne t la portire aucune ques-tion sur les deux personnes dont le bon cur stait dvoil pour lui. Maisquoiquil rpondt par oui et non aux demandes, naturelles en semblableoccurrence, qui lui furent faites par cette femme sur son accident et surlintervention ocieuse des locataires qui occupaient le quatrime tage,il ne put lempcher dobir linstinct des portiers: elle lui parla desdeux inconnues selon les intrts de sa politique et daprs les jugementssouterrains de la loge.

    Ah ! dit-elle, cest sans doute mademoiselle Leseigneur et sa mre !Elles demeurent ici depuis quatre ans, et nous ne savons pas encore cequelles font. Le matin, jusqu midi seulement, une vieille femme de m-nage moiti sourde, et qui ne parle pas plus quun mur, vient les ser-vir. Le soir, deux ou trois vieux messieurs, dcors comme vous, mon-sieur, dont lun a quipage, des domestiques, et auquel on donne aux en-virons de cinquante mille livres de rente, arrivent chez elles, et restentsouvent trs tard. Cest dailleurs des locataires bien tranquilles, commevous, monsieur. Et puis, cest conome, a vit de rien. Aussitt quil ar-rive une lettre, elles la paient. Cest drle, monsieur, la mre se nommeautrement que sa lle. Ah ! quand elles vont aux Tuileries, mademoiselleest bien ambante, et ne sort pas de fois quelle ne soit suivie de jeunesgens auxquels elle ferme la porte au nez, et elle fait bien. Le propritaire

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  • La bourse Chapitre

    ne sourirait pasLa voiture tait arrive, Hippolyte nen entendit pas davantage et re-

    vint chez lui. Samre, laquelle il raconta son aventure, pansa de nouveausa blessure, et ne lui permit pas de retourner le lendemain son atelier.Consultation faite, diverses prescriptions furent ordonnes, et Hippolyteresta trois jours au logis. Pendant cette rclusion, son imagination in-occupe lui rappela vivement, et comme par fragments, les dtails de lascne quil avait sous les yeux aprs son vanouissement. Le prol de lajeune lle tranchait fortement sur les tnbres de sa vision intrieure: ilrevoyait le visage tri de la mre ou sentait encore les mains dAdlade,il retrouvait un geste qui lavait peu frapp dabord mais dont les grcesexquises taient mises en relief par le souvenir ; puis une attitude ou lessons dune voix mlodieuse embellis par le lointain de la mmoire repa-raissaient tout coup, comme ces objets qui plongs au fond des eauxreviennent la surface. Aussi, le jour o il lui fut permis de reprendreses travaux, retourna-t-il de bonne heure son atelier ; mais la visite quilavait incontestablement le droit de faire ses voisines tait la vritablecause de son empressement, il oubliait dj ses tableaux commencs. Aumoment o une passion brise ses langes, il se rencontre des plaisirs inex-plicables que comprennent ceux qui ont aim. Ainsi quelques personnessauront pourquoi le peintre monta lentement les marches du quatrimetage, et seront dans le secret des pulsations qui se succdrent rapide-ment dans son cur au moment o il vit la porte brune du modeste ap-partement quhabitait mademoiselle Leseigneur. Cette lle, qui ne portaitpas le nom de samre, avait veill mille sympathies chez le jeune peintre,il voulait voir entre eux quelques similitudes de position, et la dotait desmalheurs de sa propre origine. Tout en travaillant, Hippolyte se livra fortcomplaisamment des penses damour, et, dans un but quil ne sex-pliquait pas trop, il t beaucoup de bruit pour obliger les deux dames soccuper de lui comme il soccupait delles. Il resta trs-tard son atelier,il y dna ; puis, vers sept heures, descendit chez ses voisines.

    Aucun peintre de murs na os nous initier, par pudeur peut-tre,aux intrieurs vraiment curieux de certaines existences parisiennes, ausecret de ces habitations do sortent de si fraches, de si lgantes toi-lettes, des femmes si brillantes qui, riches au dehors, laissent voir partout

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  • La bourse Chapitre

    chez elles les signes dune fortune quivoque. Si la peinture est ici tropfranchement dessine, si vous y trouvez des longueurs, nen accusez pasla description qui fait, pour ainsi dire, corps avec lhistoire ; car laspect delappartement habit par ses deux voisines inua beaucoup sur les senti-ments et sur les esprances dHippolyte Schinner.

    La maison appartenait lun de ces propritaires chez lesquels pr-existe une horreur profonde pour les rparations et pour les embellisse-ments, un de ces hommes qui considrent leur position de propritaireparisien comme un tat. Dans la grande chane des espces morales, cesgens tiennent le milieu entre lavare et lusurier. Optimistes par calcul,ils sont tous dles au statu quo de lAutriche. Si vous parlez de drangerun placard ou une porte, de pratiquer la plus ncessaire des ventouses,leurs yeux brillent, leur bile smeut, ils se cabrent comme des chevauxerays. Quand le vent a renvers quelques fateaux de leurs chemines,ils sont malades et se privent daller au Gymnase ou la Porte-Saint-Martin pour cause de rparations. Hippolyte, qui, propos de certainsembellissements faire dans son atelier, avait eu gratis la reprsentationdune scne comique avec le sieur Molineux, ne stonna pas des tonsnoirs et gras, des teintes huileuses, des taches et autres accessoires assezdsagrables qui dcoraient les boiseries. Ces stigmates de misre ne sontpoint dailleurs sans posie aux yeux dun artiste.

    Mademoiselle Leseigneur vint elle-mme ouvrir la porte. En voyant lejeune peintre, elle le salua ; puis, enmme temps, avec cette dextrit pari-sienne et cette prsence desprit que la ert donne, elle se retourna pourfermer la porte dune cloison vitre travers laquelle Hippolyte auraitpu voir quelques linges tendus sur des cordes au-dessus des fourneauxconomiques, un vieux lit de sangles, la braise, le charbon, les fers repas-ser, la fontaine ltrante, la vaisselle et tous les ustensiles particuliers auxpetits mnages. Des rideaux de mousseline assez propres cachaient soi-gneusement ce capharnam, mot en usage pour dsigner familirementces espces de laboratoires, mal clair dailleurs par des jours de souf-france pris sur une cour voisine. Avec le rapide coup dil des artistes,Hippolyte vit la destination, les meubles, lensemble et ltat de cette pre-mire pice coupe en deux. La partie honorable, qui servait la fois dan-tichambre et de salle manger, tait tendue dun vieux papier de couleur

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  • La bourse Chapitre

    aurore, bordure veloute, sans doute fabriqu par Rveillon, et dont lestrous ou les taches avaient t soigneusement dissimuls sous des pains cacheter. Des estampes reprsentant les batailles dAlexandre par Lebrun,mais cadres ddors, garnissaient symtriquement les murs. Au milieude cette pice tait une table dacajou massif, vieille de formes et bordsuss. Un petit pole, dont le tuyau droit et sans coude sapercevait peine,se trouvait devant la chemine, dont ltre contenait une armoire. Par uncontraste bizarre, les chaises oraient quelques vestiges dune splendeurpasse, elles taient en acajou sculpt ; mais le maroquin rouge du sige,les clous dors et les cannetilles montraient des cicatrices aussi nom-breuses que celles des vieux sergents de la garde impriale. Cette piceservait de muse certaines choses qui ne se rencontrent que dans cessortes de mnages amphibies, objets innomms participant la fois duluxe et de la misre. Entre autres curiosits, Hippolyte vit une longue-vuemagniquement orne, suspendue au-dessus de la petite glace verdtrequi dcorait la chemine. Pour appareiller cet trange mobilier, il y avaitentre la chemine et la cloison un mauvais buet peint en acajou, celuide tous les bois quon russit le moins simuler. Mais le carreau rouge etglissant, mais les mchants petits tapis placs devant les chaises, mais lesmeubles, tout reluisait de cette propret frotteuse qui prte un faux lustreaux vieilleries en accusant encore mieux leurs dfectuosits, leur ge etleurs longs services. Il rgnait dans cette pice une senteur indnissablersultant des exhalaisons du capharnam mles aux vapeurs de la salle manger et celles de lescalier, quoique la fentre ft entrouverte etque lair de la rue agitt les rideaux de percale soigneusement tendus,de manire cacher lembrasure o les prcdents locataires avaient si-gn leur prsence par diverses incrustations, espces de fresques domes-tiques. Adlade ouvrit promptement la porte de lautre chambre, o elleintroduisit le peintre avec un certain plaisir. Hippolyte, qui jadis avait vuchez sa mre les mmes signes dindigence, les remarqua avec la singu-lire vivacit dimpression qui caractrise les premires acquisitions denotre mmoire, et entra mieux que tout autre ne laurait fait dans les d-tails de cette existence. En reconnaissant les choses de sa vie denfance,ce bon jeune homme neut ni mpris de ce malheur cach, ni orgueil duluxe quil venait de conqurir pour sa mre.

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  • La bourse Chapitre

    Eh bien, monsieur ! jespre que vous ne vous sentez plus de votrechute ? lui dit la vieille mre en se levant dune antique bergre place aucoin de la chemine et en lui prsentant un fauteuil.

    Non, madame. Je viens vous remercier des bons soins que vousmavez donns, et surtout mademoiselle qui ma entendu tomber.

    En disant cette phrase, empreinte de ladorable stupidit que donnent lme les premiers troubles de lamour vrai, Hippolyte regardait la jeunelle. Adlade allumait la lampe double courant dair, an de faire dispa-ratre une chandelle contenue dans un grand martinet de cuivre et ornede quelques cannelures saillantes par un coulage extraordinaire. Elle sa-lua lgrement, alla mettre le martinet dans lantichambre, revint placerla lampe sur la chemine et sassit prs de sa mre, un peu en arrire dupeintre, an de pouvoir le regarder son aise en paraissant trs-occupedu dbut de la lampe dont la lumire, saisie par lhumidit dun verreterni, ptillait en se dbattant avec une mche noire et mal coupe. Envoyant la grande glace qui ornait la chemine, Hippolyte y jeta promp-tement les yeux pour admirer Adlade. La petite ruse de la jeune llene servit donc qu les embarrasser tous deux. En causant avec madameLeseigneur, car Hippolyte lui donna ce nom tout hasard, il examina lesalon, mais dcemment et la drobe. Le foyer tait si plein de cendresque lon voyait peine les gures gyptiennes des chenets en fer. Deuxtisons essayaient de se rejoindre devant une bche de terre, enterre aussisoigneusement que peut ltre le trsor dun avare. Un vieux tapis dAu-busson, bien raccommod, bien pass, us comme lhabit dun invalide,ne couvrait pas tout le carreau dont la froideur tait peine amortie. Lesmurs avaient pour ornement un papier rougetre, gurant une toe enlampasse dessins jaunes. Au milieu de la paroi oppose celle o setrouvaient les fentres, le peintre vit une fente et les plis faits dans lepapier par les deux portes dune alcve o madame Leseigneur couchaitsans doute. Un canap plac devant cette ouverture secrte la dguisaitimparfaitement. En face de la chemine, il y avait une trs-belle commodeen acajou dont les ornements ne manquaient ni de richesse ni de got. Unportrait accroch au-dessus reprsentait un militaire de haut grade ; maisle peu de lumire ne permit pas au peintre de distinguer quelle arme ilappartenait. Cette eroyable crote paraissait dailleurs avoir t plutt

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    faite en Chine qu Paris. Aux fentres, des rideaux en soie rouge taientdcolors comme le meuble en tapisserie jaune et rouge qui garnissait cesalon deux ns. Sur le marbre de la commode, un prcieux plateau demalachite supportait une douzaine de tasses caf, magniques de pein-ture, et sans doute faites Svres. Sur la chemine slevait lternellependule de lempire, un guerrier guidant les quatre chevaux dun chardont la roue porte chaque rais le chire dune heure. Les bougies desambeaux taient jaunies par la fume, et chaque coin du chambranleon voyait un vase en porcelaine dans lequel se trouvait un bouquet deeurs articielles plein de poussire et garni de mousse. Au milieu de lapice, Hippolyte remarqua une table de jeu dresse et des cartes neuves.Pour un observateur, il y avait je ne sais quoi de dsolant dans le spectaclede cette misre farde comme une vieille femme qui veut faire mentir sonvisage. A ce spectacle, tout homme de bon sens se serait propos secrte-ment et tout dabord cette espce de dilemme: ou ces deux femmes sontla probit mme, ou elles vivent dintrigues et de jeu. Mais en voyantAdlade, un jeune homme aussi pur que ltait Schinner devait croire linnocence la plus parfaite, et prter aux incohrences de ce mobilier lesplus honorables causes.

    Ma lle, dit la vieille dame la jeune personne, jai froid, faites-nousun peu de feu, et donnez-moi mon chle.

    Adlade alla dans une chambre contigu au salon o sans doute ellecouchait, et revint en apportant sa mre un chle de cachemire qui neufdut avoir un grand prix, les dessins taient indiens ; mais vieux, sans fra-cheur et plein de reprises, il sharmoniait avec les meubles. Madame Le-seigneur sen enveloppa trs-artistement et avec ladresse dune vieillefemme qui voulait faire croire la vrit de ses paroles. La jeune llecourut lestement au capharnam, et reparut avec une poigne de menubois quelle jeta bravement dans le feu pour le rallumer.

    Il serait assez dicile de traduire la conversation qui eut lieu entre cestrois personnes. Guid par le tact que donnent presque toujours les mal-heurs prouvs ds lenfance, Hippolyte nosait se permettre la moindreobservation relative la position de ses voisines, en voyant autour de luiles symptmes dune gne si mal dguise. La plus simple question ett indiscrte et ne devait tre faite que par une amiti dj vieille. Nan-

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    moins le peintre tait profondment proccup de cette misre cache,son me gnreuse en sourait ; mais sachant ce que toute espce de pi-ti, mme la plus amie, peut avoir doensif, il se trouvait mal laise dudsaccord qui existait entre ses penses et ses paroles. Les deux damesparlrent dabord de peinture, car les femmes devinent trs-bien les se-crets embarras que cause une premire visite ; elles les prouvent peut-tre, et la nature de leur esprit leur fournit mille ressources pour les fairecesser. En interrogeant le jeune homme sur les procds matriels de sonart, sur ses tudes, Adlade et samre surent lenhardir causer. Les riensindnissables de leur conversation anime de bienveillance amenrenttout naturellement Hippolyte lancer des remarques ou des rexionsqui peignirent la nature de ses murs et de son me. Les chagrins avaientprmaturment tri le visage de la vieille dame, sans doute belle autre-fois ; mais il ne lui restait plus que les traits saillants, les contours, en unmot le squelette dune physionomie dont lensemble indiquait une grandenesse, beaucoup de grce dans le jeu des yeux o se retrouvait lexpres-sion particulire aux femmes de lancienne cour et que rien ne sauraitdnir. Ces traits si ns, si dlis pouvaient tout aussi bien dnoter dessentiments mauvais, faire supposer lastuce et la ruse fminines un hautdegr de perversit que rvler les dlicatesses dune belle me. En eet, levisage de la femme a cela dembarrassant pour les observateurs vulgaires,que la dirence entre la franchise et la duplicit, entre le gnie de lin-trigue et le gnie du cur, y est imperceptible. Lhomme dou dune vuepntrante devine ces nuances insaisissables que produisent une ligneplus ou moins courbe, une fossette plus au moins creuse, une saillie plusou moins bombe ou prominente. Lapprciation de ces diagnostics esttout entire dans le domaine de lintuition, qui peut seule faire dcouvrirce que chacun est intress cacher. Il en tait du visage de cette vieilledame comme de lappartement quelle habitait: il semblait aussi dicilede savoir si cette misre couvrait des vices ou une haute probit, que dereconnatre si la mre dAdlade tait une ancienne coquette habitue tout peser, tout calculer, tout vendre, ou une femme aimante, pleine denoblesse et daimables qualits. Mais lge de Schinner, le premier mou-vement du cur est de croire au bien. Aussi, en contemplant le front nobleet presque ddaigneux dAdlade, en regardant ses yeux pleins dme et

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    de penses, respira-t-il, pour ainsi dire, les suaves et modestes parfums dela vertu. Aumilieu de la conversation, il saisit loccasion de parler des por-traits en gnral, pour avoir le droit dexaminer leroyable pastel donttoutes les teintes avaient pli, et dont la poussire tait en grande partietombe.

    Vous tenez sans doute cette peinture en faveur de la ressemblance,mesdames, car le dessin en est horrible ? dit-il en regardant Adlade.

    Elle a t faite Calcutta, en grande hte, rpondit la mre dunevoix mue.

    Elle contempla lesquisse informe avec cet abandon profond quedonnent les souvenirs de bonheur quand ils se rveillent et tombent surle cur, comme une bienfaisante rose aux fraches impressions de la-quelle on aime sabandonner ; mais il y eut aussi dans lexpression duvisage de la vieille dame les vestiges dun deuil ternel. Le peintre voulutdu moins interprter ainsi lattitude et la physionomie de sa voisine, prsde laquelle il vint alors sasseoir.

    Madame, dit-il, encore un peu de temps, et les couleurs de ce pastelauront disparu. Le portrait nexistera plus que dans votre mmoire. L ovous verrez une gure qui vous est chre, les autres ne pourront plus rienapercevoir. Voulez-vous me permettre de transporter cette ressemblancesur la toile ? elle y sera plus solidement xe quelle ne lest sur ce papier.Accordez-moi, en faveur de notre voisinage, le plaisir de vous rendre ceservice. Il se rencontre des heures pendant lesquelles un artiste aime sedlasser de ses grandes compositions par des travaux dune porte moinsleve, ce sera donc pour moi une distraction que de refaire cette tte.

    La vieille dame tressaillit en entendant ces paroles, et Adlade jetasur le peintre un de ces regards recueillis qui semblent tre un jet delme. Hippolyte voulait appartenir ses deux voisines par quelque lien,et conqurir le droit de se mler leur vie. Son ore, en sadressant auxplus vives aections du cur, tait la seule quil lui ft possible de faire:elle contentait sa ert dartiste, et navait rien de blessant pour les deuxdames. Madame Leseigneur accepta sans empressement ni regret, maisavec cette conscience des grandes mes qui savent ltendue des liensque nouent de semblables obligations et qui en font un magnique loge,une preuve destime.

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  • La bourse Chapitre

    Il me semble, dit le peintre, que cet uniforme est celui dun ocierde marine ?

    Oui, dit-elle, cest celui des capitaines de vaisseau. Monsieur deRouville, mon mari, est mort Batavia des suites dune blessure reuedans un combat contre un vaisseau anglais qui le rencontra sur les ctesdAsie. Il montait une frgate de cinquante-six canons, et le Revenge taitun vaisseau de quatre-vingt-seize. La lutte fut trs-ingale ; mais il se d-fendit si courageusement quil la maintint jusqu la nuit et put chap-per. Quand je revins en France, Bonaparte navait pas encore le pouvoir,et lon me refusa une pension. Lorsque, dernirement, je la sollicitai denouveau, le ministre me dit avec duret que si le () baron de Rouville etmigr, je laurais conserv ; quil serait sans doute aujourdhui contre-amiral ; enn, son excellence nit par mopposer je ne sais quelle loi surles dchances. Je nai fait cette dmarche laquelle des amis mavaientpousse, que pour ma pauvre Adlade. Jai toujours eu de la rpugnance tendre la main au nom dune douleur qui te une femme sa voix etses forces. Je naime pas cette valuation pcuniaire dun sang irrpara-blement vers

    Ma mre, ce sujet de conversation vous fait toujours mal.Sur ce mot dAdlade, la baronne Leseigneur de Rouville inclina la

    tte et garda le silence.Monsieur, dit la jeune lle Hippolyte, je croyais que les travaux

    des peintres taient en gnral peu bruyants ?A cette question, Schinner se prit rougir en se souvenant du tapage

    quil avait fait. Adlade nacheva pas et lui sauva quelque mensonge ense levant tout coup au bruit dune voiture qui sarrtait la porte, ellealla dans sa chambre do elle revint aussitt en tenant deux ambeauxdors garnis de bougies entames quelle alluma promptement ; et, sansattendre le tintement de la sonnette, elle ouvrit la porte de la premirepice o elle laissa la lampe. Le bruit dun baiser reu et donn retentitjusque dans le cur dHippolyte. Limpatience que le jeune homme eutde voir celui qui traitait si familirement Adlade ne fut pas prompte-ment satisfaite. Les arrivants eurent avec la jeune lle une conversation voix basse quil trouva bien longue. Enn, mademoiselle de Rouville re-parut suivie de deux hommes dont le costume, la physionomie et laspect

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  • La bourse Chapitre

    taient toute une histoire. g denviron soixante ans, le premier por-tait un de ces habits invents, je crois, pour Louis XVIII alors rgnant,et dans lesquels le problme vestimental le plus dicile avait t rsolupar un tailleur qui devrait tre immortel. Cet artiste connaissait, coupsr, lart des transitions qui fut tout le gnie de ce temps si politiquementmobile. Nest-ce pas un bien rare mrite que de savoir juger son poque ?Cet habit, que les jeunes gens daujourdhui peuvent prendre pour unefable, ntait ni civil ni militaire et pouvait passer tour tour pour mi-litaire et pour civil. Des eurs de lis brodes ornaient les retroussis desdeux pans de derrire. Les boutons dors taient galement eurdeliss.Sur les paules, deux attentes vides demandaient des paulettes inutiles.Ces deux symptmes de milice taient l comme une ptition sans apos-tille. Chez le vieillard, la boutonnire de cet habit en drap bleu de roi taiteurie de plusieurs rubans. Il tenait sans doute toujours la main sontricorne garni dune ganse dor, car les ailes neigeuses de ses cheveuxpoudrs noraient pas trace de la pression du chapeau. Il semblait nepas avoir plus de cinquante ans, et paraissait jouir dune sant robuste.Tout en accusant le caractre loyal et franc des vieux migrs, sa physio-nomie dnotait aussi les murs libertines et faciles, les passions gaies etlinsouciance de ces mousquetaires, jadis si clbres dans les fastes de lagalanterie. Ses gestes, son allure, ses manires annonaient quil ne vou-lait se corriger ni de son royalisme, ni de sa religion, ni de ses amours.

    Une gure vraiment fantastique suivait ce prtentieux voltigeur deLouis XIV (tel fut le sobriquet donn par les bonapartistes ces noblesrestes de la monarchie) ; mais pour la bien peindre il faudrait en fairelobjet principal du tableau o elle nest quun accessoire. Figurez-vousun personnage sec et maigre, vtu comme ltait le premier, mais nentant pour ainsi dire que le reet, ou lombre, si vous voulez ? Lhabit, neufchez lun, se trouvait vieux et tri chez lautre. La poudre des cheveuxsemblait moins blanche chez le second, lor des eurs de lis moins cla-tant, les attentes de lpaulette plus dsespres et plus recroquevilles,lintelligence plus faible, la vie plus avance vers le terme fatal que chezle premier. Enn, il ralisait ce mot de Rivarol sur Champcenetz: Cestmon clair de lune. Il ntait que le double de lautre, le double ple etpauvre, car il se trouvait entre eux toute la dirence qui existe entre la

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  • La bourse Chapitre

    premire et la dernire preuve dune lithographie. Ce vieillard muet futun mystre pour le peintre, et resta constamment un mystre. Le cheva-lier, il tait chevalier, ne parla pas, et personne ne lui parla. tait-ce unami, un parent pauvre, un homme qui restait prs du vieux galant commeune demoiselle de compagnie prs dune vieille femme ? Tenait-il le mi-lieu entre le chien, le perroquet et lami ? Avait-il sauv la fortune ouseulement la vie de son bienfaiteur ? tait-ce le Trim dun autre capitaineTobie ? Ailleurs, comme chez la baronne de Rouville, il excitait toujoursla curiosit sans jamais la satisfaire. Qui pouvait sous la Restauration,se rappeler lattachement qui liait avant la Rvolution ce chevalier lafemme de son ami, morte depuis vingt ans ?

    Le personnage qui paraissait tre le plus neuf de ces deux dbrissavana galamment vers la baronne de Rouville, lui baisa la main, et sas-sit auprs delle. Lautre salua et se mit prs de son type, une distancereprsente par deux chaises. Adlade vint appuyer ses coudes sur ledossier du fauteuil occup par le vieux gentilhomme en imitant, sans lesavoir, la pose que Gurin a donne la sur de Didon dans son clbretableau. Quoique la familiarit du gentilhomme ft celle dun pre, pourle moment ses liberts parurent dplaire la jeune lle.

    Eh bien ! tu me boudes ? dit-il en jetant sur Schinner de ces re-gards obliques pleins de nesse et de ruse, regards diplomatiques dontlexpression trahissait la prudente inquitude, la curiosit polie des gensbien levs qui semblent demander en voyant un inconnu: Est-il desntres ?

    Vous voyez notre voisin, lui dit la vieille dame en lui montrant Hip-polyte. Monsieur est un peintre clbre dont le nom doit tre connu devous malgr votre insouciance pour les arts.

    Le gentilhomme reconnut la malice de sa vieille amie dans lomissionquelle faisait du nom, et salua le jeune homme.

    Certes, dit-il, jai beaucoup entendu parler de ses tableaux au der-nier Salon. Le talent a de beaux privilges, monsieur, ajouta-t-il en regar-dant le ruban rouge de lartiste. Cette distinction quil nous faut acqurirau prix de notre sang et de longs services, vous lobtenez jeunes ; maistoutes les gloires sont frres, ajouta-t-il en portant les mains sa croix deSaint-Louis.

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  • La bourse Chapitre

    Hippolyte balbutia quelques paroles de remercment, et rentra dansson silence, se contentant dadmirer avec un enthousiasme croissant labelle tte de jeune lle par laquelle il tait charm. Bientt il soublia danscette contemplation, sans plus songer la misre profonde du logis. Pourlui, le visage dAdlade se dtachait sur une atmosphre lumineuse. Il r-pondit brivement aux questions qui lui furent adresses et quil entenditheureusement, grce une singulire facult de notre me dont la pensepeut en quelque sorte se ddoubler parfois. A qui nest-il pas arriv derester plong dans une mditation voluptueuse ou triste, den couter lavoix en soi-mme, et dassister une conversation ou une lecture ? Ad-mirable dualisme qui souvent aide prendre les ennuyeux en patience !Fconde et riante, lesprance lui versa mille penses de bonheur, et ilne voulut plus rien observer autour de lui. Enfant plein de conance, illui parut honteux danalyser un plaisir. Aprs un certain laps de temps, ilsaperut que la vieille dame et sa lle jouaient avec le vieux gentilhomme.Quant au satellite de celui-ci, dle son tat dombre, il se tenait deboutderrire son ami dont le jeu le proccupait, rpondant aux muettes ques-tions que lui faisait le joueur par de petites grimaces approbatives quirptaient les mouvements interrogateurs de lautre physionomie.

    Du Halga, je perds toujours, disait le gentilhomme.Vous cartez mal, rpondait la baronne de Rouville.Voil trois mois que je nai pas pu vous gagner une seule partie,

    reprit-il.Monsieur le comte a-t-il les as ? demanda la vieille dame.Oui. Encore un marqu, dit-il.Voulez-vous que je vous conseille ? disait Adlade.Non, non, reste devant moi. Ventre-de-biche ! ce serait trop perdre

    que de ne pas tavoir en face.Enn la partie nit. Le gentilhomme tira sa bourse, et jetant deux louis

    sur le tapis, non sans humeur: Quarante francs, juste comme de lor,dit-il. Et diantre ! il est onze heures.

    Il est onze heures, rpta le personnage muet en regardant lepeintre.

    Le jeune homme, entendant cette parole un peu plus distinctementque toutes les autres, pensa quil tait temps de se retirer. Rentrant alors

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    dans le monde des ides vulgaires, il trouva quelques lieux communs pourprendre la parole, salua la baronne, sa lle, les deux inconnus, et sortit enproie aux premires flicits de lamour vrai, sans chercher sanalyserles petits vnements de cette soire.

    Le lendemain, le jeune peintre prouva le dsir le plus violent de re-voir Adlade. Sil avait cout sa passion, il serait entr chez ses voisinesds six heures du matin, en arrivant son atelier. Il eut cependant encoreassez de raison pour attendre jusqu laprs-midi. Mais, aussitt quilcrut pouvoir se prsenter chez madame de Rouville, il descendit, sonna,non sans quelques larges battements de cur ; et, rougissant comme unejeune lle, il demanda timidement le portrait du baron de Rouville ma-demoiselle Leseigneur qui tait venue lui ouvrir.

    Mais entrez, lui dit Adlade qui lavait sans doute entendu des-cendre de son atelier.

    Le peintre la suivit, honteux, dcontenanc, ne sachant rien dire, tantle bonheur le rendait stupide. Voir Adlade, couter le frissonnement desa robe, aprs avoir dsir pendant toute une matine dtre prs delle,aprs stre lev cent fois en disant: Je descends ! et ntre pas des-cendu ; ctait, pour lui, vivre si richement que de telles sensations tropprolonges lui auraient us lme. Le cur a la singulire puissance dedonner un prix extraordinaire des riens. Quelle joie nest-ce pas pourun voyageur de recueillir un brin dherbe, une feuille inconnue, sil a ris-qu sa vie dans cette recherche. Les riens de lamour sont ainsi. La (la)vieille dame ntait pas dans le salon.Quand la jeune lle sy trouva seuleavec le peintre, elle apporta une chaise pour avoir le portrait ; mais, ensapercevant quelle ne pouvait pas le dcrocher sans mettre le pied surla commode, elle se tourna vers Hippolyte et lui dit en rougissant: Jene suis pas assez grande. Voulez-vous le prendre ?

    Un sentiment de pudeur, dont tmoignaient lexpression de sa phy-sionomie et laccent de sa voix, tait le vritable motif de sa demande ;et le jeune homme, la comprenant ainsi, lui jeta un de ces regards intel-ligents qui sont le plus doux langage de lamour. Adlade, voyant quele peintre lavait devine, baissa les yeux par un mouvement de ertdont le secret appartient aux vierges. Ne trouvant pas un mot dire, etpresque intimid, le peintre prit alors le tableau, lexamina gravement en

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  • La bourse Chapitre

    le mettant au jour prs de la fentre, et sen alla sans dire autre chose mademoiselle Leseigneur que: Je vous le rendrai bientt. Tous deuxavaient, pendant ce rapide instant, ressenti une de ces commotions vivesdont les eets dans lme peuvent se comparer ceux que produit unepierre jete au fond dun lac. Les rexions les plus douces naissent et sesuccdent, indnissables, multiplies, sans but, agitant le cur commeles rides circulaires qui plissent long-temps londe en partant du point ola pierre est tombe. Hippolyte revint dans son atelier arm de ce por-trait. Dj son chevalet avait t garni dune toile, une palette charge decouleurs ; les pinceaux taient nettoys, la place et le jour choisis. Aussi,jusqu lheure du dner, travailla-t-il au portrait avec cette ardeur queles artistes mettent leurs caprices. Il revint le soir mme chez la ba-ronne de Rouville, et y resta depuis neuf heures jusqu onze. Hormis lesdirents sujets de conversation, cette soire ressembla fort exactement la prcdente. Les deux vieillards arrivrent la mme heure, la mmepartie de piquet eut lieu, les mmes phrases furent dites par les joueurs, lasomme perdue par lami dAdlade fut aussi considrable que celle per-due la veille ; seulement Hippolyte, un peu plus hardi, osa causer avec lajeune lle.

    Huit jours se passrent ainsi, pendant lesquels les sentiments dupeintre et ceux dAdlade subirent ces dlicieuses et lentes transforma-tions qui amnent les mes une parfaite entente. Aussi, de jour en jour, leregard par lequel Adlade accueillait son ami tait-il devenu plus intime,plus conant, plus gai, plus franc ; sa voix, ses manires eurent quelquechose de plus onctueux, de plus familier. Tous deux riaient, causaient,se communiquaient leurs penses, parlaient deux-mmes avec la navetde deux enfants qui, dans lespace dune journe, ont fait connaissance,comme sils staient vus depuis trois ans. Schinner jouait au piquet.Ignorant et novice, il faisait naturellement cole sur cole ; et, commele vieillard, il perdait presque toutes les parties. Sans stre encore conleur amour, les deux amants savaient quils sappartenaient lun lautre.Hippolyte avait exerc son pouvoir avec bonheur sur sa timide amie. Biendes concessions lui avaient t faites par Adlade qui, craintive et d-voue, tait la dupe de ces fausses bouderies que lamant le moins habileou la jeune lle la plus nave inventent et dont ils se servent sans cesse,

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  • La bourse Chapitre

    comme les enfants gts abusent de la puissance que leur donne lamourde leur mre. Toute familiarit avait cess entre le vieux comte et Ad-lade. La jeune lle avait naturellement compris les tristesses du peintreet les penses caches dans les plis de son front, dans laccent brusquedu peu de mots quil prononait lorsque le vieillard baisait sans faon lesmains ou le cou dAdlade. De son ct, mademoiselle Leseigneur de-mandait son amant un compte svre de ses moindres actions. Elle taitsi malheureuse, si inquite quand Hippolyte ne venait pas ; elle savaitsi bien le gronder de ses absences que le peintre cessa de voir ses amiset daller dans le monde. Adlade laissa percer la jalousie naturelle auxfemmes en apprenant que parfois, en sortant de chez madame de Rou-ville, onze heures, le peintre faisait encore des visites et parcourait lessalons les plus brillants de Paris. Dabord elle prtendit que ce genre devie tait mauvais pour la sant ; puis elle trouva moyen de lui dire, aveccette conviction profonde laquelle laccent, le geste et le regard dunepersonne aime donnent tant de pouvoir: quun homme oblig de pro-diguer plusieurs femmes la fois son temps et les grces de son espritne pouvait pas tre lobjet dune aection bien vive. Le peintre fut doncamen, autant par le despotisme de la passion que par les exigences dunejeune lle aimante, ne vivre que dans ce petit appartement o tout luiplaisait. Enn, jamais amour ne fut ni plus pur ni plus ardent. De part etdautre, la mme foi, la mme dlicatesse rent crotre cette passion sansle secours de ces sacrices par lesquels beaucoup de gens cherchent seprouver leur amour. Entre eux il existait un change continuel de sensa-tions douces, et ils ne savaient qui donnait et qui recevait le plus. Un pen-chant involontaire rendait lunion de leurs mes toujours plus troite. Leprogrs de ce sentiment vrai fut si rapide que deux mois aprs laccidentauquel le peintre avait d le bonheur de connatre Adlade, leur vie taitdevenue unemme vie. Ds le matin, la jeune lle, entendant le pas de sonamant, pouvait se dire: Il est l ! Quand Hippolyte retournait chez samre lheure du dner, il nemanquait jamais de venir saluer ses voisines ;et le soir il accourait, lheure accoutume, avec une ponctualit damou-reux. Ainsi, la femme la plus tyrannique et la plus ambitieuse en amournaurait pu faire le plus lger reproche au jeune peintre. Aussi Adladesavourait-elle un bonheur sans mlange et sans bornes en voyant se ra-

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    liser dans toute son tendue lidal quil est si naturel de rver son ge.Le vieux gentilhomme venait moins souvent, le jaloux Hippolyte lavaitremplac le soir, au tapis vert, dans son malheur constant au jeu. Cepen-dant, au milieu de son bonheur, en songeant la dsastreuse situation demadame de Rouville, car il avait acquis plus dune preuve de sa dtresse,il ne pouvait chasser une pense importune. Dj plusieurs fois il staitdit en rentrant chez lui: Comment ! vingt francs tous les soirs ? Et ilnosait savouer lui-mme dodieux soupons. Il employa deux mois faire le portrait, et quand il fut ni, verni, encadr, il le regarda commeun de ses meilleurs ouvrages. Madame la baronne de Rouville ne lui enavait plus parl. tait-ce insouciance ou ert ? Le peintre ne voulut passexpliquer ce silence.

    Il complota joyeusement avec Adlade de mettre le portrait en placependant une absence demadame de Rouville. Un jour donc, durant la pro-menade que sa mre faisait ordinairement aux Tuileries, Adlade montaseule, pour la premire fois, latelier dHippolyte, sous prtexte de voir leportrait dans le jour favorable sous lequel il avait t peint. Elle demeuramuette et immobile, en proie une contemplation dlicieuse o se fon-daient en un seul tous les sentiments de la femme. Ne se rsument-ils pastous dans une juste admiration pour lhomme aim ? Lorsque le peintre,inquiet de ce silence, se pencha pour voir la jeune lle, elle lui tendit lamain, sans pouvoir dire un mot ; mais deux larmes taient tombes deses yeux. Hippolyte prit cette main, la couvrit de baisers, et, pendant unmoment, ils se regardrent en silence, voulant tous deux savouer leuramour, et ne losant pas. Le peintre, ayant gard la main dAdlade dansles siennes, unemme chaleur et unmmemouvement leur apprirent queleurs curs battaient aussi fort lun que lautre. Trop mue, la jeune llesloigna doucement dHippolyte, et dit, en lui jetant un regard plein denavet: Vous allez rendre ma mre bien heureuse !

    Quoi ! votre mre seulement ? demanda-t-il.Oh ! moi, je le suis trop.Le peintre baissa la tte et resta silencieux, eray de la violence des

    sentiments que laccent de cette phrase rveilla dans son cur. Compre-nant alors tous deux le danger de cette situation, ils descendirent etmirentle portrait sa place. Hippolyte dna pour la premire fois avec la baronne

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    et sa lle. Il fut ft, compliment par madame de Rouville avec une bon-homie rare. Dans son attendrissement et tout en pleurs, la vieille damevoulut lembrasser. Le soir, le vieil migr, ancien camarade du baron deRouville, avec lequel il avait vcu fraternellement, t ses deux amiesune visite pour leur apprendre quil venait dtre nomm vice-amiral. Sesnavigations terrestres travers lAllemagne et la Russie lui avaient tcomptes comme des campagnes navales. A laspect du portrait, il serracordialement la main du peintre, et scria: Ma foi ! quoique ma vieillecarcasse ne vaille pas la peine dtre conserve, je donnerais bien cinqcents pistoles pour me voir aussi ressemblant que lest mon vieux Rou-ville.

    A cette proposition, la baronne regarda son ami, et sourit en laissantclater sur son visage les marques dune soudaine reconnaissance. Hip-polyte crut deviner que le vieil amiral voulait lui orir le prix des deuxportraits en payant le sien. Sa ert dartiste, tout autant que sa jalou-sie peut-tre, soensa de cette pense, et il rpondit: Monsieur, si jepeignais le portrait, je naurais pas fait celui-ci.

    Lamiral se mordit les lvres et se mit jouer. Le peintre resta prsdAdlade qui lui proposa de faire une partie, il accepta. Tout en jouant, ilobserva chez madame de Rouville une ardeur pour le jeu qui le surprit. Ja-mais cette vieille baronne navait encore manifest un dsir si ardent pourle gain, ni un plaisir si vif en palpant les pices dor du gentilhomme. Pen-dant la soire, de mauvais soupons vinrent troubler le bonheur dHip-polyte, et lui donnrent de la dance. Madame de Rouville vivrait-elledonc du jeu ? Ne jouait-elle pas en ce moment pour acquitter quelquedette, ou pousse par quelque ncessit ? Peut-tre navait-elle pas payson loyer. Ce vieillard paraissait tre assez n pour ne pas se laisser impu-nment prendre son argent. Quel pouvait donc tre lintrt qui lattiraitdans cettemaison pauvre, lui riche ? Pourquoi jadis tait-il si familier prsdAdlade, et pourquoi soudain avait-il renonc des privauts acquiseset dues peut-tre ? Ces rexions lui vinrent involontairement, et lexci-trent examiner avec une nouvelle attention le vieillard et la baronne.Il fut mcontent de leurs airs dintelligence et des regards obliques quilsjetaient sur Adlade et sur lui. Me tromperait-on ? fut pour Hippo-lyte une dernire ide, horrible, trissante, et laquelle il crut prcis-

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  • La bourse Chapitre

    ment assez pour en tre tortur. Il voulut rester aprs le dpart des deuxvieillards pour conrmer ses soupons ou pour les dissiper. Il avait tir sabourse an de payer Adlade ; mais, emport par ses penses poignantes,il mit sa bourse sur la table, tomba dans une rverie qui dura peu ; puis,honteux de son silence, il se leva, rpondit une interrogation banale quelui faisait madame de Rouville, et vint prs delle pour, tout en causant,mieux scruter ce vieux visage. Il sortit en proie mille incertitudes. Apeine avait-il descendu quelques marches, il se souvint davoir oubli sonargent sur la table, et rentra.

    Je vous ai laiss ma bourse, dit-il la jeune lle.Non, rpondit-elle en rougissant.Je la croyais l, reprit-il en montrant la table de jeu ; mais, tout

    honteux pour Adlade et pour la baronne de ne pas ly voir, il les re-garda dun air hbt qui les t rire, plit et reprit en ttant son gilet:Je me suis tromp, je lai sans doute. Il salua, et sortit. Dans lun descts de cette bourse, il y avait quinze louis, et, de lautre, quelque me-nue monnaie. Le vol tait si agrant, si erontment ni, quHippolyte nepouvait plus conserver de doute sur la moralit de ses voisines. Il sarrtadans lescalier, le descendit avec peine: ses jambes tremblaient, il avaitdes vertiges, il suait, il grelottait, et se trouvait hors dtat de marcheraux prises avec latroce commotion cause par le renversement de toutesses esprances. Ds ce moment, il retrouva dans sa mmoire une fouledobservations, lgres en apparence, mais qui corroboraient les areuxsoupons auxquels il avait t en proie, et qui, en lui prouvant la ralitdu dernier fait, lui ouvraient les yeux sur le caractre et la vie de ces deuxfemmes. Avaient-elles donc attendu que le portrait ft donn, pour vo-ler cette bourse ? Combin, le vol tait encore plus odieux. Le peintre sesouvint, pour son malheur, que, depuis deux ou trois soires, Adlade,en paraissant examiner avec une curiosit de jeune lle le travail parti-culier du rseau de soie us, vriait probablement largent contenu dansla bourse en faisant des plaisanteries innocentes en apparence, mais quisans doute avaient pour but dpier le moment o la somme serait assezforte pour tre drobe. Le vieil amiral a peut-tre dexcellentes raisonspour ne pas pouser Adlade, et alors la baronne aura tch de me Acette supposition, il sarrta, nachevant pas mme sa pense qui fut d-

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  • La bourse Chapitre

    truite par une rexion bien juste: Si la baronne, pensa-t-il, espre memarier avec sa lle, elles ne mauraient pas vol. Puis il essaya, pour nepoint renoncer ses illusions, son amour dj si fortement enracin,de chercher quelque justication dans le hasard. Ma bourse sera tom-be terre, se dit-il, elle sera reste sur mon fauteuil. Je lai peut-tre, jesuis si distrait ! Il se fouilla par des mouvements rapides et ne retrouvapas la maudite bourse. Sa mmoire cruelle lui retraait par instants la fa-tale vrit. Il voyait distinctement sa bourse tale sur le tapis ; mais nedoutant plus du vol, il excusait alors Adlade en se disant que lon nedevait pas juger si promptement les malheureux. Il y avait sans doute unsecret dans cette action en apparence si dgradante. Il ne voulait pas quecette re et noble gure ft un mensonge. Cependant cet appartementsi misrable lui apparut dnu des posies de lamour qui embellit tout:il le vit sale et tri, le considra comme la reprsentation dune vie int-rieure sans noblesse, inoccupe, vicieuse. Nos sentiments ne sont-ils pas,pour ainsi dire, crits sur les choses qui nous entourent ? Le lendemainmatin, il se leva sans avoir dormi. La douleur du cur, cette grave mala-die morale, avait fait en lui dnormes progrs. Perdre un bonheur rv,renoncer tout un avenir, est une sourance plus aigu que celle causepar la ruine dune flicit ressentie, quelque complte quelle ait t: les-prance nest-elle pas meilleure que le souvenir ? Les mditations danslesquelles tombe tout coup notre me sont alors comme une mer sansrivage au sein de laquelle nous pouvons nager pendant un moment, maiso il faut que notre amour se noie et prisse. Et cest une areuse mort.Les sentiments ne sont-ils pas la partie la plus brillante de notre vie ? Decette mort partielle viennent, chez certaines organisations dlicates oufortes, les grands ravages produits par les dsenchantements, par les es-prances et les passions trompes. Il en fut ainsi du jeune peintre. Il sortitde grand matin, alla se promener sous les frais ombrages des Tuileries,absorb par ses ides, oubliant tout dans le monde. L, par un hasard quinavait rien dextraordinaire, il rencontra un de ses amis les plus intimes,un camarade de collge et datelier, avec lequel il avait vcu mieux quonne vit avec un frre.

    Eh bien, Hippolyte, quas-tu donc ? lui dit Franois Souchet jeunesculpteur qui venait de remporter le grand prix et devait bientt partir

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  • La bourse Chapitre

    pour lItalie.Je suis trs-malheureux, rpondit gravement Hippolyte.Il ny a quune aaire de cur qui puisse te chagriner. Argent,

    gloire, considration, rien ne te manque.Insensiblement, les condences commencrent, et le peintre avoua

    son amour. Au moment o il parla de la rue de Suresne et dune jeunepersonne loge un quatrime tage: Halte l ! scria gaiement Sou-chet. Cest une petite lle que je viens voir tous les matins lAssomption,et laquelle je fais la cour. Mais, mon cher, nous la connaissons tous. Samre est une baronne ! Est-ce que tu crois aux baronnes loges au qua-trime ? Brrr. Ah ! bien, tu es un homme de lge dor. Nous voyons ici,dans cette alle, la vieille mre tous les jours ; mais elle a une gure, unetournure qui disent tout. Comment ! tu nas pas devin ce quelle est lamanire dont elle tient son sac ?

    Les deux amis se promenrent long-temps, et plusieurs jeunes gensqui connaissaient Souchet ou Schinner se joignirent eux. Laventuredu peintre, juge comme de peu dimportance, leur fut raconte par lesculpteur.

    Et lui aussi, disait-il, a vu cette petite !Ce fut des observations, des rires, des moqueries, faites innocemment

    et avec toute la gaiet des artistes ; mais desquelles Hippolyte sourit hor-riblement. Une certaine pudeur dme le mettait mal laise en voyant lesecret de son cur trait si lgrement, sa passion dchire, mise en lam-beaux, une jeune lle inconnue et dont la vie paraissait si modeste, sujette des jugements vrais ou faux, ports avec tant dinsouciance. Il aectadtre mu par un esprit de contradiction, il demanda srieusement cha-cun les preuves de ses assertions, et les plaisanteries recommencrent.

    Mais, mon cher ami, as-tu vu le chle de la baronne ? disait Souchet.As-tu suivi la petite quand elle trotte le matin lAssomption ? di-

    sait Joseph Bridau, jeune rapin de latelier de Gros.Ah ! la mre a, entre autres vertus, une certaine robe grise que je

    regarde comme un type, dit Bixiou, le faiseur de caricatures.coute, Hippolyte, reprit le sculpteur, viens ici vers quatre heures,

    et analyse un peu la marche de la mre et de la lle. Si, aprs, tu as desdoutes ! h bien, lon ne fera jamais rien de toi: tu seras capable dpouser

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  • La bourse Chapitre

    la lle de ta portire.En proie aux sentiments les plus contraires, le peintre quitta ses amis.

    Adlade et sa mre lui semblaient devoir tre au-dessus de ces accusa-tions, et il prouvait, au fond de son cur, le remords davoir souponnla puret de cette jeune lle, si belle et si simple. Il vint son atelier, passadevant la porte de lappartement o tait Adlade, et sentit en lui-mmeune douleur de cur laquelle nul homme ne se trompe. Il aimait ma-demoiselle de Rouville si passionnment que, malgr le vol de la bourse,il ladorait encore. Son amour tait celui du chevalier des Grieux admi-rant et puriant sa matresse jusque sur la charrette qui mne en prisonles femmes perdues. Pourquoi mon amour ne la rendrait-il pas la pluspure de toutes les femmes ? Pourquoi labandonner aumal et au vice, sanslui tendre une main amie ? Cette mission lui plut. Lamour fait son protde tout. Rien ne sduit plus un jeune homme que de jouer le rle dunbon gnie auprs dune femme. Il y a je ne sais quoi de romanesque danscette entreprise, qui sied aux mes exaltes. Nest-ce pas le dvouementle plus tendu sous la forme la plus leve, la plus gracieuse ? Ny a-t-ilpas quelque grandeur savoir que lon aime assez pour aimer encore lo lamour des autres steint et meurt ? Hippolyte sassit dans son ate-lier, contempla son tableau sans y rien faire, nen voyant les gures qutravers quelques larmes qui lui roulaient dans les yeux, tenant toujours sabrosse la main, savanant vers la toile comme pour adoucir une teinte,et ny touchant pas. La nuit le surprit dans cette attitude. Rveill de sa r-verie par lobscurit, il descendit, rencontra le vieil amiral dans lescalier,lui jeta un regard sombre en le saluant, et senfuit. Il avait eu lintentiondentrer chez ses voisines, mais laspect du protecteur dAdlade lui glaale cur et t vanouir sa rsolution. Il se demanda pour la centime foisquel intrt pouvait amener ce vieil homme bonnes fortunes, riche dequatre-vingt mille livres de rentes, dans ce quatrime tage o il perdaitenviron quarante francs tous les soirs ; et cet intrt, il crut le deviner. Lelendemain et les jours suivants, Hippolyte se jeta dans le travail pour t-cher de combattre sa passion par lentranement des ides et par la fouguede la conception. Il russit demi. Ltude le consola sans parvenir cepen-dant touer les souvenirs de tant dheures caressantes passes auprsdAdlade. Un soir, en quittant son atelier, il trouva la porte de lappar-

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    tement des deux dames entrouverte. Une personne y tait debout, danslembrasure de la fentre. La disposition de la porte et de lescalier nepermettait pas au peintre de passer sans voir Adlade, il la salua froi-dement en lui lanant un regard plein dindirence, mais, jugeant dessourances de cette jeune lle par les siennes, il eut un tressaillement in-trieur en songeant lamertume que ce regard et cette froideur devaientjeter dans un cur aimant. Couronner les plus douces ftes qui aient ja-mais rjoui deux mes pures par un ddain de huit jours, et par le mprisle plus profond, le plus entier ? areux dnouement ! Peut-tre la boursetait-elle retrouve, et peut-tre chaque soir Adlade avait-elle attenduson ami ? Cette pense si simple, si naturelle t prouver de nouveaux re-mords lamant, il se demanda si les preuves dattachement que la jeunelle lui avait donnes, si les ravissantes causeries empreintes dun amourqui lavait charm, ne mritaient pas au moins une enqute, ne valaientpas une justication. Honteux davoir rsist pendant une semaine auxvux de son cur, et se trouvant presque criminel de ce combat, il vint lesoir mme chez madame de Rouville. Tous ses soupons, toutes ses pen-ses mauvaises svanouirent laspect de la jeune lle ple et maigrie.

    Eh, bon Dieu ! quavez-vous donc ? lui dit-il aprs avoir salu labaronne.

    Adlade ne lui rpondit rien, mais elle lui jeta un regard plein demlancolie, un regard triste, dcourag qui lui t mal.

    Vous avez sans doute beaucoup travaill, dit la vieille dame, voustes chang. Nous sommes la cause de votre rclusion. Ce portrait auraretard quelques tableaux importants pour votre rputation.

    Hippolyte fut heureux de trouver une si bonne excuse son impoli-tesse.

    Oui, dit-il, jai t fort occup, mais jai souertA ces mots, Adlade leva la tte, regarda son amant, et ses yeux in-

    quiets ne lui reprochrent plus rien.Vous nous avez donc supposes bien indirentes ce qui peut

    vous arriver dheureux ou de malheureux ? dit la vieille dame.Jai eu tort, reprit-il. Cependant il est de ces peines que lon ne sau-

    rait coner qui que ce soit, mme un sentiment moins jeune que nelest celui dont vous mhonorez

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    La sincrit, la force de lamiti ne doivent pas semesurer daprs letemps. Jai vu de vieux amis ne pas se donner une larme dans le malheur,dit la baronne en hochant la tte.

    Mais quavez-vous donc, demanda le jeune homme Adlade.Oh ! rien, rpondit la baronne. Adlade a pass quelques nuits pour

    achever un ouvrage de femme, et na pas voulu mcouter lorsque je luidisais quun jour de plus ou de moins importait peu

    Hippolyte ncoutait pas. En voyant ces deux gures si nobles, sicalmes, il rougissait de ses soupons, et attribuait la perte de sa bourse quelque hasard inconnu. Cette soire fut dlicieuse pour lui, et peut-tre aussi pour elle. Il y a de ces secrets que les mes jeunes entendent sibien ! Adlade devinait les penses dHippolyte. Sans vouloir avouer sestorts, le peintre les reconnaissait, il revenait sa matresse plus aimant,plus aectueux, en essayant ainsi dacheter un pardon tacite. Adlade sa-vourait des joies si parfaites, si douces quelles ne lui semblaient pas troppayes par tout le malheur qui avait si cruellement froiss son me. Lac-cord si vrai de leurs curs, cette entente pleine de magie, fut nanmoinstrouble par un mot de la baronne de Rouville.

    Faisons-nous notre petite partie ? dit-elle, car mon vieux Kerga-rout me tient rigueur.

    Cette phrase rveilla toutes les craintes du jeune peintre, qui rougiten regardant la mre dAdlade ; mais il ne vit sur ce visage que lexpres-sion dune bonhomie sans fausset: nulle arrire-pense nen dtruisait lecharme, la nesse nen tait point perde, la malice en semblait douce, etnul remords nen altrait le calme. Il se mit alors la table de jeu. Adladevoulut partager le sort du peintre, en prtendant quil ne connaissait pasle piquet, et avait besoin dun partner. Madame de Rouville et sa lle serent, pendant la partie, des signes dintelligence qui inquitrent dau-tant plus Hippolyte quil gagnait ; mais la n, un dernier coup rendit lesdeux amants dbiteurs de la baronne. En voulant chercher de la monnaiedans son gousset, le peintre retira ses mains de dessus la table, et vit alorsdevant lui une bourse quAdlade y avait glisse sans quil sen apert ;la pauvre enfant tenait lancienne, et soccupait par contenance y cher-cher de largent pour payer sa mre. Tout le sang dHippolyte aua sivivement son cur quil faillit perdre connaissance. La bourse neuve

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    substitue la sienne, et qui contenait ses quinze louis, tait brode enperles dor. Les coulants, les glands, tout attestait le bon got dAdlade,qui sans doute avait puis son pcule aux ornements de ce charmantouvrage. Il tait impossible de dire avec plus de nesse que le don dupeintre ne pouvait tre rcompens que par un tmoignage de tendresse.Quand Hippolyte, accabl de bonheur, tourna les yeux sur Adlade et surla baronne, il les vit tremblantes de plaisir et heureuses de cette aimablesupercherie. Il se trouva petit, mesquin, niais, il aurait voulu pouvoir sepunir, se dchirer le cur. Quelques larmes lui vinrent aux yeux, il seleva par un mouvement irrsistible, prit Adlade dans ses bras, la serracontre son cur, lui ravit un baiser ; puis, avec une bonne foi dartiste:Je vous la demande pour femme, scria-t-il en regardant la baronne.

    Adlade jetait sur le peintre des yeux demi courroucs, et madamede Rouville un peu tonne cherchait une rponse, quand cette scne futinterrompue par le bruit de la sonnette. Le vieux vice-amiral apparut suivide son ombre et demadame Schinner. Aprs avoir devin la cause des cha-grins que son ls essayait vainement de lui cacher, la mre dHippolyteavait pris des renseignements auprs de quelques-uns (quelques uns) deses amis sur Adlade. Justement alarme des calomnies qui pesaient surcette jeune lle linsu du comte de Kergarout dont le nom lui fut ditpar la portire, elle avait t les conter au vice-amiral, qui dans sa colrevoulait aller, disait-il, couper les oreilles ces bltres. Anim par soncourroux, il avait appris madame Schinner le secret des pertes volon-taires quil faisait au jeu, puisque la ert de la baronne ne lui laissait quecet ingnieux moyen de la secourir.

    Lorsque madame Schinner eut salu madame de Rouville, celle-ci re-garda le comte de Kergarout, le chevalier du Halga, lancien ami de lafeue comtesse de Kergarout, Hippolyte, Adlade, et dit avec la grce ducur: Il parat que nous sommes en famille ce soir.

    Paris, mai 1832.

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