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CARLOS BERNATEK

Banzaïtraduit de l’espagnol (Argentine)

par Delphine Valentin

ÉDITIONS DE L’OLIVIER

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L’édition originale de cet ouvrage a paru chez La Otra Orilla en 2011,

sous le titre : Banzai.

ISBN 978.2.8236.0210.4

© Carlos Bernatek, 2011.

© Éditions de l’Olivierpour l’édition en langue française, 2014.

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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À Cecilia et Roma

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Le mot banzaï évoque le cri des pilotes de l’aviation japo-naise, prêts à tout pour accomplir leur mission, même une fois leur appareil touché par le feu ennemi. Évidemment, il était toujours préférable que le pilote et l’avion rentrent à la base. Mais lorsque le retour se révélait impossible, le pilote devait tenter d’exploser son appareil sur l’ennemi comme un missile, s’immolant lui- même par cet acte. On peut réduire – ou élargir – cela à une question d’honneur ; pourrait- il supporter de vivre avec la version négative de cette idée : « J’en suis capable, et c’est pour ça qu’on m’a fait confiance » ? Mais l’origine du mot banzaï est bien plus ancienne et vient de Chine. Sa transcription littérale en français est « dix mille ans ». La traduction exacte serait donc : « Je suis prêt à échanger ce moment contre toute l’éternité. »

ICHIGEKI HISATSU SHIBUMI-SAN

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Dans quelque ferme éloignée, vivent sûrement des hommes étrangers au paysage du littoral, qui préfèrent ignorer la pré-sence de la mer. Ça ne les intéresse pas, ou les indiffère, de partager cet espace géographique avec l’insignifiance d’une région qui a pour cœur et raison d’être une station balnéaire. Il est probable que ces paysans se moquent même de l’idée de vacances. Gauchos rétifs à la mer et à ses habitudes, tel celui qui a connu quelque chose et choisit de l’oublier, ils délaissent les eaux tempétueuses, changeantes, pour l’uniformité des herbes de la pampa. À cause du sens ultime et absurde du tourisme peut- être, ou bien des mystères mouvants des pro-fondeurs, ils semblent privilégier cet autre quotidien de la terre ferme, immuable.

Ces dunes, la plage, forment en comparaison des vestiges secondaires, les contreforts d’une plaine qui s’est un jour appe-lée Pago del Tuyú, quand il n’y avait ni station balnéaire, ni tourisme prolétaire, ni classe moyenne, ni avantages sociaux, ni boutiques vendant des parasols, des crèmes solaires, des coquillages ou des vierges fluorescentes dans des boules en verre. Avant, la pampa s’étendait paisiblement jusqu’ici, où elle venait perdre sa nature fertile, dissoute dans le sel de la mer. La terre, c’était elle qui comptait, elle qui octroyait des droits. À cette époque, le bord de mer était un espace méprisable ;

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aujourd’hui aussi, d’une certaine manière, bien qu’il y ait des gens pour vivre de ce mépris.

Après l’invention des vacances et des lois sociales, cet endroit a eu la prétention de devenir un village touristique. Suivant un processus collectif capricieux, cette idée si vaine de voyager, d’aller à la plage, s’est imposée comme une nécessité. C’est la seule chose qui attire désormais les voyageurs jusqu’ici chaque été, qui donne un peu de sens à cet agglomérat. Ces raisons- là ne comptent pas pour les gauchos voisins : on les voit depuis la route, dos à la mer, le regard las, perdu dans l’horizon solide, du côté opposé à l’océan démesuré.

Il y a moins d’un siècle, ce lieu marquait les limites d’une campagne barbare. Les propriétaires avaient installé leur estancia à la mesure folle du galop d’un cheval, fixant une borne là où les poumons de l’animal éclataient, frontière hasardeuse, récom-pense pour des soldats qui s’étaient battus comme des sau-vages, propriétés qui allaient générer des droits durables tendus comme des barbelés, coordonnées qu’on ne devait pas toucher et qu’on ne toucherait pas. Des aventuriers pouilleux, des grin-gos plutôt audacieux étaient ainsi devenus des patrons, avaient acquis tant bien que mal une langue et même des manières civilisées qu’ils transmettraient à leur descendance. Jamais ils n’auraient imaginé la plage comme une affaire rentable, ni ce que peuvent signifier de nos jours les vacances pour tous ceux qui se lèvent aux aurores trois cents jours par an, qui font un travail méprisable, qui passent leur temps dans les transports en commun, suspendus à des trains de banlieue, et jouent au Loto pour imaginer un salut miséricordieux : partir quinze jours à la mer.

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Premier janvier, à deux heures du matin précisément : voilà San Inclemente del Tuyú. C’est comme ça qu’on devrait l’ appeler dans le calendrier, plutôt que San Clemente. Même si la mer est là, consolatrice, avec son image trompeuse de paradis. Elle est là, mais en réalité tout ce que je vois, moi, ce que je vois seulement, c’est le bois de Santa Catalina, tout au bout de Lomas de Zamora. Comme si sur cet horizon insondable, à la place de l’Atlantique, se dressaient ces lieux de mon enfance, du côté de la rue Garibaldi, entre le cimetière des Dissidents et l’Institut d’agronomie. Mais ce n’est pas Lomas, qui n’existe probablement déjà plus – qui a peut- être été transformée en super hypermarché –, comme toute chose qui appartient au passé et ne ressemblera plus jamais à ce qu’elle a été. Il y a une mélodie en bruit de fond, une petite musique qu’on répète sans y penser. Je fredonne les lèvres si serrées qu’elles semblent muettes, alors qu’elles laissent échapper un sifflement imper-ceptible, des vers tirés d’une chanson quelconque mais qui me plaît, elle me plaît quand elle évoque les pauvres feux d’arti-fice des campagnes, parce que je les vois en ce moment même, accoudé à la fenêtre, à ce rebord que ma mère nommait alféizar pour ma plus grande joie quand j’étais gamin, comme si elle parlait l’arabe de l’Espagne mauresque. Maintenant, je veux dire à cet instant, je vois ces feux s’éteindre, comme si le bois de

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Santa Catalina se trouvait réellement là- bas, alors qu’en réalité c’est la mer la plus profonde qui engloutit ces feux minuscules comme des fétus de paille. Ce sont sans doute les derniers scintillements de la fête, et ces quelques gamins enthousiastes sont aussi les derniers sur la plage. Ils crient comme s’ils aboyaient face au rempart liquide, et les voix ou les rires ou les aboiements isolés forment un écho dans la nuit discrète de la ville fantôme de San Clemente : un patelin sans relief qui, si on excepte la mer, est l’incarnation même de la précarité absolue, de l’insignifiance. Le bled est si petit qu’on peut même distinguer chacune de ces voix sporadiques, noyée non dans la mer mais dans l’univers insipide auquel elles appartiennent, si éloigné de moi et de l’obscurité placide, quasi immobile, de ce nouvel an. Les lueurs des étoiles, des feux de Bengale, des fusées qui semblent rebondir contre le ciel d’un noir bleuté amplifient la sensation d’éphémère qui m’entoure. L’artifice se révèle encore plus misérable sur cette formidable toile de fond.

Je ne suis pas chez moi dans cette ville ni dans cet apparte-ment ; je n’ai pas la moindre parenté avec ce qui me donne ce léger sentiment d’oppression. Peut- être que rien de tout cela n’existe, ni l’oppression ni un lieu où je me sentirais chez moi, mais je suis ici, soumis à cet ordre du monde à la fois hasardeux et déterminé. J’essaie de trouver une certaine logique à ce qui a agencé les choses de cette manière, comme pour répondre aux besoins des êtres humains. Mais quand je tente de réfléchir à cette question, il ne me vient que des images et des esquisses de foyers du passé, d’un temps où le monde et moi- même étions autres. Et le bois de Santa Catalina, ce maudit bois (maudit ?), revient encore et encore au centre de l’image.

Celui que je suis maintenant, plongé dans ce décor en ape-

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santeur avec ses petits feux d’artifice qui meurent aussi vite qu’ils naissent, aussi neufs que les gamins qui les tirent sur la plage, cet être qui se tient là observe la vie des autres en étranger indifférent ; il écarte ce qui ne frappe que les yeux et soupçonne une machinerie hasardeuse derrière tout ça, une contrefaçon, un tableau à la toile mal montée dont on peut voir les bords plus ou moins grossiers, les fils d’un simulacre conçu à mon inten-tion, pour me tromper par un pieux mensonge. Qui dirait : nous ne sommes pas si naïfs, ni si niais, ni si fragiles, même si ça en a tout l’air : nous pouvons mentir.

Appuyé à l’alféizar, je regarde la mer. Derrière moi, le centre de la ville ; en face, ce néant qui se dissout dans l’océan que je devine tout juste grâce à l’écume, reflet lunaire mouvant qui éclaire et cache les vagues. Vacarme de fusées dispersées, qui s’épuisent au loin.

San Clemente est un essai raté de prospérité jamais adve-nue. Toutes les villes du monde ont sûrement été bâties avec l’espoir d’ériger une Rome éternelle. Mais ce lieu a été bâti avec maladresse, sans raffinement, sans soigner les détails, pour des troupeaux d’employés miséreux, des hordes estivales d’ouvriers peu qualifiés, les classes populaires les plus basses, des bonnes femmes de banlieue, des familles entières dans des camions, dans des voitures qu’on ne fabrique plus depuis des années, de vieux pick- up aux pneus lisses qui surchauffent sur l’asphalte et finissent dans le ravin, percutant n’importe quoi au hasard, tuant ou se tuant comme à la roulette russe, simple part de risque pour une vie de merde. Mais ils viennent quand même, ils viennent malgré tout en trimballant leur bazar : les fauteuils de la maison, le chien, le sommier, la télévision. Moi, je viens du même endroit qu’eux, j’ai toujours vécu juste à côté en voi-

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sin silencieux, mais je n’appartiens plus au lieu qui m’a vu partir à l’adolescence. Pour autant, je n’appartiens à aucun autre ; je vis peut- être une marginalité plus sordide encore. Mais pour le moment je laisse mon esprit gambader dans le bois de Santa Catalina comme il y a… combien d’années ? Trente ? Mille, dix ? C’est la même chose.

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Qu’est- ce que je fous là ? Trois heures plus tôt, à vingt- trois heures, j’avais encore de l’espoir. Le portable a sonné : Des problèmes, a- t-elle dit, sur un ton que j’ai senti faux, surjoué, si peu convaincant que même le plus naïf, le plus couillon des adolescents amoureux n’y aurait pas cru. Je suis trop grand pour qu’on me baratine comme ça. Mais tu devais être là à vingt- deux heures, Alma ; je t’avais acheté un billet couchette, parce que c’est plus confortable pour dormir ; et j’avais même préparé la table : un poulet, du vin, du champagne au frais. On en parle plus tard, d’accord ? Non, ma chère, non. Il n’y a pas de plus tard, c’était maintenant ou jamais. Et c’était ici, où tu n’es pas. Tu ne comprends pas que pour moi, maintenant, il n’existe rien d’autre au monde que ce lieu, à cette heure, où tu devais être et où tu n’es pas. Parce que même si tu partais sur- le- champ, supposons que tu arrives à trois heures du matin, c’est foutu, tu as déjà tout gâché, le dernier soir de l’année et toutes les années à venir ou possibles ; parce qu’il n’y aura pas d’années à venir ni de fins d’année possibles sans ce précédent qui n’a jamais existé et que je ne pourrai jamais oublier. Et moi, à trois heures du matin, je vais être tellement ivre, tel-lement amorphe, que le moment sera déjà passé, périmé, tu comprends ? Et ne me sors pas cette histoire de date arbitraire, de fête idiote : pour moi ce moment est une limite, l’arête la

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plus étroite de la falaise, pas une date ; les festivités, je m’en bats souverainement les couilles. Il y a un avant et il aurait pu y avoir un après, qui sait, mais à condition de respecter une échéance : aujourd’hui, à minuit.

Je ne crois pas qu’il y ait de perspective plus déstabilisante que de dépendre d’un appel téléphonique. Une lettre reste assez vague, alors qu’un appel est une décision instantanée : on prend l’appareil pour parler et écouter l’autre depuis n’importe quel endroit du monde. Cela ne suppose aucune attente ; c’est de l’absolue immédiateté. Et non ce temps suspendu, l’absence qui nous laisse démuni, comme dans l’espoir d’un éclair qui couperait le ciel en deux, un miracle, une chose en laquelle on croit non pas avec la raison mais avec cette part d’étonnement naïf – pour nommer ça d’une façon ou d’une autre – qui régit nos vies, surpris même de constater que cette naïveté puisse encore nous gouverner. Et toi, Alma, en décidant de ne pas être ici, comme nous en étions convenus, tu me fais chuter dans le vide, tu me précipites dans une zone perfide et sombre de moi- même que je redoute. Toi qui n’as rien à voir avec cette pénombre, qui n’as presque pas d’histoire ; toi qui portes juste un nom à scander, si bref et si prétentieux, aussi abstrai-tement symbolique que douloureux en cet instant à cause de ton absence : toi, chère Alma, celle qui précisément aujourd’hui ne devait pas me faire faux bond, là, là maintenant, tu peux définitivement aller te faire foutre.

Mais je n’ai pas répondu, je n’ai rien dit de tout ça. J’ai rac-croché. Et le silence s’est immédiatement ouvert comme sous un coup de poignard. Le téléphone a sonné de nouveau après quelques secondes, mais je l’ai débranché, je l’ai déconnecté comme on rompt une amarre dans l’espace pour se laisser flot-

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ter, évanescent, dans la mer du néant. Je n’ai même pas jugé bon de l’envoyer chier, comme la situation l’exigeait ; ni de lui dire qu’elle n’avait rien compris, qui sonne un peu plus civilisé. Non. Trop tard, c’est foutu. Neil Armstrong coupe la corde et reste à jamais en orbite dans le néant.

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À présent on distingue seulement de rares feux de Bengale, petites lumières misérables dans la rue principale. Comment s’appelle- t-elle ? San Martín, quel autre nom de merde elle pourrait bien avoir ? Des feux de Bengale à deux balles made in China qui s’éteignent immédiatement, sans même laisser le moindre souvenir sur la rétine, aussi éphémères que la voix d’Alma qui, passé quelques minutes, n’est plus qu’une vague référence dans le cycle anecdotique de nos vies – en tout cas de la sienne, beaucoup moins de la mienne –, une note au crayon dans un agenda, pas plus tenace que le souvenir d’un amnésique, si fragile qu’un simple frôlement de feuilles suffit à l’effacer et qu’à force de tourner les pages, de les frotter entre elles jusqu’à l’érosion du graphite, son nom et ses traits disparaissent, de la même manière que vont s’évaporer le ton prétendument tragique de sa voix et l’odeur de son corps, déjà plus lointains.

J’espère simplement ne pas rêver d’elle cette nuit, ne pas entendre ses paroles dans mon sommeil, ni aujourd’hui ni jamais. La déplacer dans le vide- ordures des souvenirs, dans la corbeille du néant. Si seulement je pouvais accélérer le temps, si seulement je pouvais l’expulser à cet instant précis de ma mémoire comme si elle n’y avait jamais été. Même si l’ordi-nateur me demande : « Êtes- vous sûr de vouloir supprimer

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définitivement le dossier Alma ? Parce que, voyez- vous, si vous choisissez supprimer, il n’y aura vraiment plus moyen de récupérer ce dossier. » Oui, Bill Gates, j’ai bien dit supprimer, mais peut- être n’ai- je pas pris un ton assez convaincant ?

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Sur un balcon voisin, on boit du cidre ; en bas, dans la cour du fond, ça sent encore le barbecue moribond. Les gens du restaurant- grill débouchent une dame- jeanne. Ils lancent des rires brusques et niais, comme s’ils étaient heureux. Ils rient tous comme s’ils agonisaient sans le savoir et que c’étaient leurs derniers rires. J’ai le pressentiment que les rares clampins qui traînent dans ce patelin de merde, bêtement peut- être, rient : un chœur polyphonique de crétins en train de se marrer. Tous sauf moi, le roi des crétins, qui vois l’agonie et ne fais rien. Le monde poursuit sa course loin de moi, parallèle à moi, sur une autre fréquence. Heureusement, ils ne sont pas si nombreux ; la plupart des bâtiments restent plongés dans le noir. Car il ne s’agit pas d’une ville mais d’un lieu transitoire avec vue sur la mer, un hôtel pour cinq à sept, quelque chose de circonstanciel qui ne dure que le temps des congés payés. Pour le moment, on ne croise que les gardiens, les électriciens, les plombiers, les concierges, les ouvriers sous- qualifiés. Demain matin vont commencer à débarquer ceux qui ne se seront pas tués, ivres, sur la route. Parce que les accidents n’existent pas, en réalité il s’agit d’un système de régulation de la population. Ce pays n’a pas pour objectif de permettre à un pourcentage considé-rable d’individus d’atteindre un niveau de vie décent ; ceux qui décident ne sont pas disposés à lâcher quoi que ce soit. Et

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