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Belba le cave n°4 Été – automne 2006. Première parution le 17 avril 2007 Mon épicier est un type formidable…

Belba le cave n°4

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Mon épicier est un type formidable...

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Belba le cave

n°4

Été – automne 2006. Première parution le 17 avril 2007

Mon épicier est un type formidable…

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[email protected]

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Edito

*

« Petite Candy a maintenant bien vieillie. Allongée dans son lit jour et nuit, elle se souvient de ses moments passés, des ses histoires d’amour, mal dessinées… »

* Tandis que le petit Belba est en pleine crois-

sance. PLUS GRAND, PLUS COLORÉ, PLUS SEXY…

Malheureusement, à cause du temps pris à soi-

gner la forme, nous n’avons pas eu vraiment de temps à consacrer au fond. C’est donc un Belba pimpant mais particulièrement stupide qu’il nous reste à vous présenter, une sorte de Paris Hilton de la littérature en somme.

’Cause, after all, ‘ignorance is bliss’. Hope you like dirt. Enjoy

AfdZ

Plus d’un an déjà ! Merci à tous ceux qui ont participés à l’élaboration et à la mainte-nance de cette… chose : Désastreur en chef : Adanedhel, fumble du Zo L’Ω à tout faire : Alessandro Assistant de mise en rage : LDC Ami d’Anjouan : Y comme Ylang Expert en tetrapilectomie : Nicolais Envoyée très spéciale : Deni Littératueurs nés : - H - Priestley Ingénieurs ingénus : - Rey - Manu Illustres ratureurs : - Thomas - Kama as Fabian Intervenants aléatoires : - Manuela - Joandre Guest Star Américaine : Cesar Coelho Nous sommes également très redevables envers de nombreu-ses publications, en particulier : Le Plan B, le canard enchaîné, Le monde diplomatique, Alternatives Eco-nomiques, Alternatives Internationales, Courrier International Ou encore : La revue Agone, Afrique Asie, Jeune Afrique/L’intelligent, CQFD, La décrois-sance, AFP, AFP infos éco, L’Humanité, Libération, Le Monde, Le Figaro Et, pour les jolies bandes des-sinées : Jhonen Vasquez, Squee, I feel sick ; Shannon Wheeler, Too Much Coffee Man ; Lefred Thouron, CQFD ; Lindingre, le monde affreux du travail

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Zommaire *

Page 3 : Mwanzana ya Nzuani _ Majungha Incroyable ! La fin d’une époque. Notre ami a quitté Anjouan et après quelques pérégrinations supplémen-taires, est même rentré en France. Pour nous faire attendre la fin de ses récits de promenades, il nous offre un inédit : son voyage à la Grande Ile, comprenez Madagascar.

Page 6 : Zoom ‘Papa, papa, il pleut de la merde !’ ‘Mmmh, à cette période de l’année, je dirais plutôt que c’est des bom-bes…’. Un été tout pourri au Proche-Orient. Tsahal mène la danse, sur des vieux airs bien connus : occupation militaire de la bande de Gaza, et blocus de Beyrouth.

Page 8 : rAdio Toulouse _ toujours l’été Le retour de l’été – et de rAdio Toulouse. Les nouvelles plus trop fraîches de ce vieux monde. Ça valait le coup d’attendre, les ‘experts’ sont formels : tout va bien. On se demande franchement à quoi tout cela va ressembler quand ça commencera à aller mal…

Page 13 : Interlude sans intérêt… (7) Oh, yeah baby

Page 17 : Mwanzana ya Nzuani _ Tana ; Antisrabe à Fianarantsoa Notre amy s’enfonce dans les terres et découvre le pays, ses villes, ses campagnes, ses natifs, ses touristes et ses microbes…

Page 20 : Décoloniser l’imaginaire A une époque où on parle beaucoup de pollutions globales, il semble grand temps de se (re-)poser la ques-tion des pollutions mentales. Qui décide de ce que nous aimons, de ce à quoi nous aspirons, de ce que nous rejetons ? Est-ce nous et nous seuls ? Évidemment non. Mais quel est réellement l’impact de la pro-pagande du quotidien sur notre façon de percevoir le monde ? N’avez vous pas parfois l’impression d’entendre quelqu’un d’autre s’exprimer par votre bouche ?

Page 41 : rAdio Toulouse _ encore l’automne Crimes, pendaison et assassinats, ce n’est pas un roman de gare, mais bel et bien l’actualité de l’automne qui vous est ici proposée. C’est parfois désagréable, cette sensation de vivre dans un mauvais roman d’espionnage.

Page 47 : Interlude sans intérêt… (8) 37.5 + 0

Page 48 : Mwanzana ya Nzuani _ La route du Sud-Est ; Mananjary Le petit train, s’en va dans la savane… Pirogues, diarrhée et rencontre interculturelle, il n’y a pas que les rhums qui sont arrangés.

Page 52 : L’habitat, l’air de rien Construire simple et pas cher, avec des matériaux naturels ? Élément terre mon cher Watson. L’ami Manu nous parle ici de quelques unes des propriétés de ce matériau trop longtemps négligé, et qui fait aujourd’hui un retour en force. Avec quelques beaux exemples à l’appui…

Page 57 : On est là pour ça Les patrons viennent-ils tous des 3ème et 4ème cercles de l’enfer, où certains sont-ils plus proches encore de leur Maître Satan ? Et à part le sacrifice de jeunes vierges sur des autels les soirs de pleines lunes, quelles sont leurs activités ? Les balles en argent sont elles efficaces ? Quelques unes des questions sur lesquelles se penche LDC, notre homme à l’intérieur Page 61 : Mwanzana ya Nzuani _ de Manajary à Tana ; Retour à Majungha

Trois petits tours (bateau, bus, voiture diplomatique) et puis s’en vont. Retour à la civilisation pour notre amy d’Anjouan : centre commercial, concert et telenovelas !

Page 64 : NDLR Les notes de la rédaction, parce qu’on est trop feignants pour les ranger ailleurs

Page 64 : ébats d’idées Si ça vous dit…

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Mwanzana ya Nzuani _ Majungha ************************************************************************************************ 17 août 2005

* Safara Bushini – Première partie : Majungha

Je suis parti à pied de la maison, direction Madagascar pour un mois de non-Anjouan. Dans mon sac, deux T-shirt, deux caleçons, un blouson de ski et plein de colis. Tout le monde a quelque chose à envoyer au frère ou au cousin qui vit à Madagascar. Des biscuits, du savon, parfois des nouvelles, toujours de l'argent.

A Anjouan, l'enseignement est déplorable, mais cahin caha il y a toujours un peu de business. A Madagascar l'enseignement est plutôt correct, mais il n'y a pas d'emploi. L'équation est donc extrêmement simple : les Anjouanais qui le peuvent viennent ici faire leurs études, puis rentrent au pays pour chercher du travail. L'alterna-tive upper-class consiste bien entendu à faire tout ça en France.

En arrivant au terrain d'aviation de Ouani j'ai encore récupéré quelques paquets et des enve-loppes pleines d'euros, confiées par de parfaits inconnus. Le mzungu inspire-t-il confiance ? le paquet qu'on confie est-il à ce point sacré ? Dans tous les cas ça pèse lourd, surtout l'em-brayage de mobylette du gar-dien de nuit.

J'ai donc pris l'avion pour Ma-jungha, le grand port du Nord de Madagascar. Dans la queue pour les visas un type m'a pro-posé de me déposer, une voi-

ture venait le chercher. OK. Le type s'est avéré être (approxi-mativement) le représentant diplomatique de Madagascar pour la Francophonie. Dans la voiture il y avait le chef de la police de Majungha et un gros balèze en uniforme avec des lunet-tes noires style Puncha-rello sans le sourire.

Je leur ai montré l'adresse que je cher-chais, et la voiture a avalé les routes malga-ches. Ici, ce n'est pas du tout comme à Anjouan. Tout est cohérent, mais je ne trouve pas le mot qui colle parfaitement, tout en restant persuadé qu'il y en a un. Sec, ocre, violacé, chaud et légè-rement poussiéreux, large, espacé, style colo-nial sud-américain déla-bré mêlé d'asiatique. Madagascar donne l'im-pression d'être sur une autre planète, encore plus quand on croise les gens. Chinois, Indonésiens, Africains, Comoriens, Arabes, Indiens, et TrucsComplètementPasCom-meAilleurs se côtoient, se frot-tent, se mélangent.

On compte 18 tribus à Mada-gascar. Le chef de la police, dans un élan d'ouverture d'es-prit et de fraternité, qualifie les Comoriens de 19ième tribu. Les Comoriens jouent ici le rôle de nos Arabes. Rick Hunter m'a d'ailleurs mis en garde « Ne dormez pas là, c'est un quartier mal famé... Vous savez qu'il y a

plein de Comoriens ici ? » Je ne lui ai pas dit que là où j'habite il y en a quelques uns aussi, ça l'aurait certainement inquiété.

Les Comoriens de Majungha sont assez nombreux, proximi-té géographique oblige. Et ils vivent à peu près tous dans un grand quartier un peu bidonvil-lesque, si ce n'est pour ses lar-ges allées et ses maisons bien arrangées en lignes droites. Ce qui est rigolo, c'est qu'à l'inté-rieur de ce quartier, bordé par l'Avenue des Comores d'un coté et par le quartier Abattoir de l'autre, les Ouaniens vivent près des Ouaniens, les Domo-niens à peu près avec les Do-moniens, et les Mutsamudiens restent entre eux... On ne refait

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pas. Les habitations sont pres-que toutes faites de tôles dé-glinguées, des canaux d'eaux usées à ciel ouverts font la joie des moustiques, les boeufs vaguement attachés font la joie des mouches et ça sent vrai-ment pas bon par endroit.

Le gros balèze de policier a cherché la destinataire du pre-mier courrier, mais il a eu du mal. Les Anjouanais donnent rarement l'adresse de quelqu'un

a un type en uniforme. J'ai été content de voir que mon shin-zuani n'est pas si mauvais. Je suis venu à la rescousse de Robocop en expliquant que j'étais le voisin du bas de Croati et que j'avais un colis pour sa nièce qui habite chez Abdou Rassoul, et on trouvé tout de suite. J'ai du revenir ensuite pour expliquer aux gens que je n'avais rien à voir avec la po-lice, que j'étais un gentil, et que j'avais besoin d'un toit pour la nuit.

Tout le monde était très content, et c'est comme ça que j'ai intégré la communauté an-jouanaise de Majungha.

Majungha, c'est une très bonne transition entre Anjouan et la Grande Ile. On a fait le tour de

la ville avec Abdoul Rassoul aujourd'hui. Les rues sont pro-pres, parce que les gens récupè-rent tout. Il y a des panneaux publicitaires, des vieilles voitu-res et des 4x4 tout neufs. Il y a des petits vendeurs de fruits avec des plateaux sur la tête. Il y a des pousse-pousse, des salles internet, des samosas de légumes et des brochettes dans la rue, des filles sans shiroma-nis, qui s'habillent pour qu'on

les regarde, plein de choses qui ressemblent à Anjouan, et plein de choses qui sont complète-ment différentes. Pour l'instant je ne fais que comparer ce que je vois à la réalité anjouanaise, je n'arrive pas vraiment à pren-dre les choses comme elles sont, mais peu à peu ça passe.

Il y a pas mal de vazahas, les wazungus d'ici, tous blancs et rouges dans leurs baskets, chaussettes, banane, lunettes de soleil, et pas un sourire à l'hori-zon sur leur visage plein de sueur. C'est peut-être qu'à An-jouan il n'y a vraiment pas beaucoup d'occidentaux qu'on ne connaît pas (et même pas beaucoup d'occidentaux du tout), alors je suis bien disposé avec mes compatriotes et assi-

milés. Mais tous ces blaireaux font systématiquement comme s'ils ne voyaient pas que je suis tout blanc, et comme si ça n'était pas bizarre, et ne répon-dent jamais à mes gestes de salut. Je veux bien que la plu-part sont en vacances et qu'ils n'ont pas du tout envie de croi-ser des blancs pour rendre leur passage ici plus authentique, et tout et tout. Mais quand même il faut être un peu con pour faire comme si de rien n'était ou pour ne pas répondre à quelqu'un qui dit bonjour. Je suis plus proches des Anjoua-nais que des Français ici, c'est n'importe quoi.

Le soir c'est un peu le souk le long de la grande avenue. De chaque coté il y a des pousse-pousse, des gens qui dorment par terre, des brochettes qui grillent, de la musique, et sur le terre-plein central il y a une immense ribambelle de putes, dont certaines sont très très jeunes. Et l'auteur de remar-quer, laconique : la misère, c'est pas bien.

Un des inconvénients de dé-bouler dans la diaspora como-rienne, c'est que les repas sont encore composés de riz - pois-son - sauce liquide à la tomate et aux herbes. J'ai donc emme-né Abdou Rassoul dans un restaurant. C'était la première fois de sa vie je pense mais il s'en est bien tiré. J'ai mangé du foie gras, une mousse au cho-colat, et bu un café. C'est rien que du bonheur. Evidemment, Abdou Rassoul a trouvé ça bon, mais frugal.

Ensuite on a fait du tourisme : il m'a guidé jusqu'aux ports aux boutres où plein de gens don-nent des coups de marteaux sur de vieux bateaux, on a fait une photo sous le baobab géant qui sert d'emblème à la ville, j'ai acheté des saletés en bois au marché couvert. Le tourisme,

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c'est super détente, et vraiment, les pousse-pousse, c'est juste parfait pour se déplacer dans une ville pas trop enfumée.

Demain, avec l'aide de Dieu, je vais prendre un bus pour Ta-nanarive. Arrivée prévue dans la soirée et réception par le frère de Saba et Moudjib. C'est rigolo de remarquer que la plupart de mes colis sont en-voyés non par des Comoriens, non par des Anjouanais, non par des Ouaniens, mais par

des gens du haut de ma rue. Les affinités aux Comores c'est le local avant tout.

Je suis en vacances c'est formi-dable, et je suis en voyage c'est encore mieux. J'ai plein d'ar-gent, pas mal de temps, des missions à accomplir, un pays grand comme ça à découvrir, j'ai des adresses de Comoriens et de programmes hydrauliques.

C'est l'histoire d'un mec qui va à Madagascar pour trente jours, alors pour se rassurer il se dit

"jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien".

Rendez-vous directement à la case Tana, ne passez pas par la case diarrhée. ---

Y

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ZOOM ******************************************************************************************

Sale été pour le Proche-Orient

Alors que le chaos est durable-ment installé au Moyen-Orient à coup d’occupations, de résis-tances et de récupérations, le Proche-Orient a lui même connu un été particulièrement meurtrier, avec de vastes offen-sives de Tsahal contre la Bande de Gaza et le Liban.

Si les palestiniens de la Bande de Gaza sont habitués à subir des attaques de l’armée israé-lienne, l’intensité de ces atta-ques a été décuplée dans le cadre de l’opération ‘pluie d’été’ consécutive à l’enlèvement d’un soldat israélien par des groupes armés palestiniens.

Et le blocus ainsi que la vaste offensive militaire menée par Israël dans le sud du Liban ont replongé un pays tout juste reconstruit dans la destruction et l’instabilité.

« Jamais, depuis 1967, le Proche-Orient n’a connu autant de crises brûlantes et simultanées. Si chacune possède sa logique propre, elles sont liées par mille et un fils, rendant plus difficiles les solutions partielles et accélérant la course à l’abîme de toute la région.

Qui a commencé ? Pour nombre de commentateurs, la cause et entendue.

C’est le Hezbollah qui vise la des-truction d’Israël mais ‘plus large-ment le camp occidental qu’il s’agit de déstabiliser’. Cette orga-nisation et ses soutiens n’aspirent à rien moins qu’à ‘l’instauration d’une dictature islamiste uni-verselle’ [G8 hors jeu, Gérard Dupuy, Libération, 17/07/06]. Une telle analyse, qui s’impose dé-sormais dans le monde médiatique et politique, rejoint celle des néoconser-vateurs américains : une nouvelle guerre mondiale a commencé. » (Carte blanche aux incendiaires, Alain Gresh, Le Monde diploma-tique, août 2006)

Cette idéologie sous-tend aussi bien le ‘choc des civilisations’ de Samuel Huntington que le ‘grand Moyen-Orient’ cher a Mr G.W.Bush.

La vision du grand Moyen-Orient du gouvernement des Etats Unis, et sa réalisation, sont plus ou moins directement à l’origine de tous les conflits internes à la région : Afghanis-tan, Irak, Palestine, Liban. Le principal allié du gouvernement des Etats Unis est bien sûr le gouvernement d’Israël, ‘l’homme dans la place’, qui s’est lui-même chargé des opé-rations militaires en Palestine et au Liban, les troupes des Etats Unis étant plus que jamais enli-sées sur les fronts irakiens et afghans. Mais la plupart des gouvernements des pays du soi-disant ‘monde libre’ collaborent avec plus ou moins de zèle (Ainsi la France, qui fait grand cas de ses oppositions aux

guerres d’Irak et du Liban, répond présente quand il s’agit de geler les aides financières à l’autorité palestinienne démo-cratiquement élue, et possède des troupes en Afghanistan qui assistent matériellement l’armée américaine).

Ce qui est remarquable (et cho-quant) dans les événements de cet été, c’est que dans les deux cas, un pays en a attaqué un autre (avec toutes les pertes humaines et structurelles que cela peut représenter), avec toute la puissance de son ar-mée, en représailles à des atta-ques de groupes armés contre des objectifs militaires.

Estimation des victimes : 160 Israéliens tués, majori-tairement des militaires 1400 Libanais et Palesti-niens tués, majoritairement des civils 900000 réfugiés Libanais

« Que se serait-il passé si les Palestiniens n’avaient pas tirés de Qassam ? Est ce qu’Israël aurait levé le blocus économique imposé à Gaza ? Aurait-il libéré les prisonniers ? Rencontré les dirigeants élus palestiniens et entamé des négocia-tions ? Stupidités. Si les habitants de Gaza étaient restés tranquilles, comme Israël l’espérait, leur cause aurait disparu de l’agenda – ici et dans le monde. (…) Personne ne se serait pré-occupé du sort du peuple de Gaza s’ils ne s’étaient pas conduits violemment » Gideon Levy, Haaretz (journal israélien), cité par Le Monde diplomatique, août 2006

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Israël et la législation internationale

Le gouvernement d’Israël a cherché à justifier la guerre au Liban par la légitime défense et la non application par le pou-voir libanais de la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations Unies. Adoptée le 2 septembre 2004, cette résolu-tion prévoyait le retrait des troupes syriennes du Liban et le désarmement des groupes armés libanais – et donc du Hezbollah (une mesure délicate avant cet été, impossible à court et moyen terme à pré-sent).

« Ravie de cette proclamation, la ‘communauté internationale’ se garde d’avouer sa surprise : c’est pourtant bien la première fois que Tel-Aviv fait mine de respecter les résolutions des Nations Unies.

Si Israël entend enfin les appliquer – celle du Conseil de sécurité, voire de l’Assemblée générale –, il a du pain

sur la planche. La 181, le 29 novembre 1947, décide le ‘partage’ de la Palestine en deux Etats, l’un juif et l’autre arabe. La 191, le 11 décembre 1948, fonde le ‘droit au retour’ des réfugiés. La 242, le 22 novembre 1967, prône le ‘re-trait des forces armées israé-liennes des territoires occupés’ en échange de la reconnaissance de ‘son droit de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues’. La 3226, le 22 novembre 1974, mentionne explicitement le ‘droit à la

souveraineté et à l’indépendance nationale du peuple palestinien’, etc.

Et qu’il n’oublie pas les trois plus récentes. Celle du Conseil de sécurité (1397) qui, le 12 mars 2002, réaf-firme pour la première fois depuis 1947 ‘une vision où deux Etats, Israël et la Palestine, vivent côte à côte dans des frontières sûres et recon

nues’. Celle de l’assemblée générale (A/RES/ES-10/15) qui, le 20 juillet 2004, fait sien l’avis de la Cour internationale de justice de La Haye exigeant la destruction du mur en Cisjordanie. Et bien sûr la 1701, par laquelle le Conseil de sécurité a mis fin, le 11 août, à la guerre de l’été 2006… »

Dix yeux pour un seul œil…, Dominique Vidal, Le Monde diplomatique, septembre 2006

« Tous les arabes, de l’Atlantique au Golfe, savent que la paix est bien morte et qu’ils ont été trom-pés une, deux, des milliers de fois. Ils ne savent pas comment se sortir du marais dans lequel ils se sont noyés. Alors, que nous le voulions ou pas, le dernier mot a été laissé à ceux que nous quali-fions d’extrémistes ou d’aventuristes ». Abdel Wahab Badrakhan, éditorialiste du quotidien pana-rabe Al-Hayat, cité par Le Monde diplomatique, août 2006

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rAdio Toulouse _ toujours l’été ************************************************************************************************

EUROPE

* besoin de conseil ?

Quid de l’Europe après ‘l’année de réflexion’ décidée au lende-main des refus français et Néer-landais du ‘Traité établissant une Constitution pour l’Europe’ ?

Et bien lors du Conseil euro-péen des 15 et 16 juin il a été décidé une nouvelle pause insti-tutionnelle.

Dans les faits, la chancelière Angela Merkel doit présenter de nouvelles mesures lors de la présidence allemande de l’Union Européenne au premier semestre 2007, celles-ci devront être entérinées au plus tard au deuxième semestre 2008, sous la présidence française de l’UE. Ceci afin de rénover les institu-tions européennes avant le renouvellement de la Commis-sion et du Parlement en 2009.

Qu’est ce à dire ? Que l’Europe restera une coquille vide tant que les nouvelles mesures ne seront pas mises en place ? Ce n’est pas tout à fait vrai, même si les nouvelles adhésions sont bloquées jusqu’alors. « Nous ne pouvons pas dire oui à une Europe élargie et non à des réformes institu-tionnelles. » (José Manuel Barroso, président de la Com-mission Européenne, cité par Le Monde Dossier et Documents, juil. 06)

Malgré tout, l’Europe travaille. Ses deux dossiers principaux étant pour l’heure la lutte contre l’immigration illégale,

notamment à travers un renfor-cement de l’Agence pour la coordination des frontières extérieures de l’UE, FRON-TEX ; ainsi que la diplomatie, notamment en Amérique La-tine ou au Proche-Orient.

« Malgré sa dérive institutionnelle et son manque de leadership politique, voire d’ambition, force est de recon-naître que l’Union européenne conti-nue d’avancer. » (EL PAIS [jour-nal espagnol], cité par Courrier International, 22/06/06)

Avancer, très bien, mais vers quoi ?

* Fait tourner…

C’est la Finlande qui a succédé à l’Autriche le 1er juillet à la présidence tournante de l’Union européenne. Alors que l’Europe connaît une panne institutionnelle (c’est à la prési-dence allemande du 1er janvier de proposer des scénarios pour la suite) et que l’adhésion des deux nouveaux états membres (au 1er janvier également) est déjà résolue, pas de gros chan-tier pour la Finlande. Néan-moins, bien que discrète, la présidence finlandaise a été remarqué a certaines occasions, comme la transposition en latin de certains textes issus de l’Union (pas si paradoxal que cela, les scandinaves sont de fins latinistes), ou encore la timide (mais courageuse) ad-monestation à la Russie aux sujet des droits de l’homme dans l’une des multiples ré-unions UE - Russie du deuxième semestre 2006.

INTERNATIONAL

* Le crépuscule des idoles

Les côtes de popularité des institutions internationales et, au delà, leurs moyens effectifs semblent être en chute vertigi-neuse. Réforme introuvable de l’ONU ; enlisement de l’Organisation mondiale du commerce dans le cycle de Doha (un échec patent), fonte du stock de créances du Fonds monétaire international, violen-tes remises en cause de la Ban-que mondiale (y compris par ses anciens dirigeants)…

Au vue de leurs bien sombres bilans, en particulier en ce qui concerne les pays les plus pau-vres (mais aussi des désastres qu’ils ont occasionné dans des pays à l’économie mature comme l’Argentine), il paraît difficile de verser une larme sur l’étiolement de ces organisa-tions. Et pourtant…

Si les règles qu’elles ont imposé sont souvent iniques, on peut se demander à quoi aboutirait un système sans règles – très certainement à la loi naturelle (celle du plus fort), phénomène courant dans les échanges bila-téraux, où les rapports de force sont plus exacerbés que jamais.

On peut même se prendre à rêver d’organisations mondiales où les choix de développement seraient aux services des popu-lations, en particuliers les plus vulnérables ; au travers notam-ment d’une collaboration plus

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étroite et moins compétitive. Comme la mort-née Organisa-tion Internationale du Com-merce, un projet de J.M. Keynes au sortir de la seconde guerre mondiale (encore Bretton Woods) qui s’est vu préféré l’accord moins ambi-tieux du GATT (General agreement on tariff and trade), dont les délibérations ont don-né naissance en 1995 à l’Organisation Mondiale du Commerce, aux travers que l’on sait.

* Fidel à lui-même

Cet été, le Leader Maximo de Cuba, dans une forme minimo, s’est vu obliger de lâcher les rênes du pouvoir. Les supposi-tions sur l’après Fidel sont légions ; pour l’après Castro il faudra attendre encore un peu… Dans la famille Castro, je demande le frère, Raul – bonne pioche !

Quant à Fidel, pas de panique ! On l’a vu bouger les bras et faire du Moonwalk depuis sa chambre d’hôpital sur des vi-déos officielles. Il avait l’air très en forme, on voyait à peine les ficelles…

* TI(p)TO(p)

Franc succès du 14è sommet des non-alignés, qui a eu lieu cet été à la Havane, malgré l’absence de Fidel Castro, hôte et président d’honneur du mouvement pour trois ans. Le mouvement des non-alignés, créé pendant la Guerre froide en 1961 par les pays ne recon-naissant la suprématie d’aucun des deux blocs, compte au-jourd’hui 116 pays membres qui souhaitent « jouer un rôle prééminent dans la défense des inté-rêts des nations reléguées au second plan par des forces qui imposent leur vision et leur domination sur le reste de l’humanité » (selon la déclara-

tion de Leonel Fernandez, pré-sident de la République domi-nicaine, citée par Afrique Asie d’octobre 2006, magazine d’où sont tirées toutes les citations de cet article).

Les personnalités les plus mé-diatiques de ce sommet étaient sans conteste le président véné-zuélien Hugo Chavez et le pré-sident iranien Mahmoud Ahmadinejad, mais pas moins de 56 chefs d’Etats et de gou-vernements étaient présents.

Les discussions ont principale-ment tourné autour de la crise au Proche-Orient, des nécessai-res réformes pour la démocrati-sation des institutions interna-tionales, du droit des iraniens à développer le nucléaire civil, ainsi que sur le terrorisme ; le vice-président cubain Carlos Lage ayant affirmé que celui-ci « n’est pas la conséquence d’idéologies radicales qui doivent être balayées avec des bombes et des missiles », mais « la conséquence de l’injustice, du manque d’éducation et de culture, de la pauvreté et des inégalités, de l’humiliation dont souffrent des nations entières, du mépris, de l’arrogance, des abus et des crimes. »

Le prochain sommet aura lieu en 2009 en Egypte, d’ici là « le Mouvement privilégiera surtout l’Onu – où il représente deux tiers de ses membres – pour la confrontation politique qu’il entend relancer contre le Nord dominateur ».

* Talking about Zimbabwe

Sous la direction assurément impeccable de Robert Mugabe, le Zimbabwe bat beaucoup de records, et peut être même celui du parcours le plus rapide des cercles de l’enfer, qu’il dis-pute à l’Irak, au Darfour et à la Tchèchènie.

En effet « Le Zimbabwe détient le triste record du monde de l’inflation :

1043% en avril dernier, soit une multiplication des prix par onze au cours des douze mois précédents. La population s’enfonce chaque jour davantage dans la misère. La faute aux ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, martèle, droit dans ses bottes, le président Mugabe, dont la réforme agraire a ruiné le pays » (Alternatives Economiques, juin 2006)

Mais ce n’est pas tout. Encore quelques chiffres ? En 8 ans, le PIB du Zimbabwe a perdu 40% de sa valeur. En 10 ans, la part des Zimbabwéens vivant au dessous du seuil de pauvreté (-de 2$/jour/personne) est pas-sée de 30 à 70%. Le chômage est estimé à environ 70 ou 80% de la population. Bien évidemment, ces chiffres ont des répercussions sur la situation sociale et sanitaire du pays : « Les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) témoignent de l’ampleur du désastre : il y a à peine plus de dix ans, l’espérance de vie des Zimbab-wéennes était de 65 ans. En privé, des responsables de l’OMS confient que le chiffre réel pourrait au-jourd’hui être non de 34 mais de 30 ans, puisque les données recueillies datent de deux ans (…)

Les femmes du bas de l’échelle sociale sont les premières touchées par ce chaos. Parmi les hommes qui laissent leurs enfants pour aller travailler en Afrique du Sud, de l’autre côté de la frontière, beaucoup ne reviennent que pour être enterrés, même si leur espé-rance de vie de 37 ans reste légère-ment supérieure à celle des femmes.

Il y a dix-huit mois, le gouvernement lançait l’opération Murambatsvina (‘nettoyage des ordures’), une offensive hypocrite contre les plus pauvres : des centaines de milliers de familles ont été privées de toit à la suite de cam-pagnes de démolitions de bidonvilles ; les vendeurs de rues ont été arrêtés, dépouillés et réduits au chômage. Selon Shari Appel, de l’ONG

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Solidarity Peace Trust, c’est le trau-matisme qui tue la population avant l’heure : ‘les gens chavirent de peine et de misère…’ » (The Independant, journal anglais cité par Courrier International, 30/11/06).

Mais comment a-t-on pu en arriver là ? « Il y a plusieurs raisons à cette catastrophe. Le Zimbabwe subit les effets conjugués du sida, d’une crise alimentaire grave et d’une débâcle économique qui feraient 3500 morts chaque semaine, plus qu’en Irak ou au Darfour. (…) Pareille hécatombe n’est pas l’œuvre de Dieu. Le désastre a été aggravé par le règne impitoyable du président Mugabe, au pouvoir depuis l’indépendance, en 1980, et sa klep-tocratie. Le régime a réussi à trans-former un pays considéré comme le grenier du continent en une terre de faim et de désolation. » (ibid.). Ce n’est pas tout de montrer Mu-gabe du doigt, encore faut-il expliquer comment il s’y est pris pour ruiner le pays. Rien de plus facile ! Laissons ici la pa-role au Los Angeles Times : « Comment le pays en est-il arrivé là ? Tout a commencé à la fin des années 1990 quand, pour financer une coûteuse intervention militaire en république démocratique du Congo (RDC), le président Robert Mugabe a fait marcher à fond la planche à billets et a lancé la spirale inflation-niste. Mais la situation s’est vérita-blement détériorée depuis l’occupation des exploitations agricoles, à partir de l’an 2000, qui a chassé de leurs terres 4000 des 4500 agriculteurs blancs. Ceux-ci apportaient environ 60% des recettes en devise du pays, grâce à leur exportations de tabac et d’autres cultures. Leur expropriation n’a pas seulement mis à mal la production, elle a aussi fait fuir les investisseurs étrangers. Pour faire face à la dette et payer ses dépenses, le gouvernement n’a rien trouvé de mieux que d’imprimer encore plus de billets » (journal étasunien, cité

par Courrier International, 27/07/06)

* Oh, la belle rouge !

Le 5 juillet à l’aube (heure de Séoul) King Kong II a tiré 7 missiles à l’aide d’une raquette de ping-pong.

Excusez nous, il semblerait qu’un stagiaire défoncé à la banane séchée ai mal lu une dépêche AFP.

En fait le 5 juillet à l’aube (heure de Séoul, donc), le ré-gime de Pyongyang (Corée du Nord [CN]), dirigé par Kim Jong Il, despote autoproclamé ‘éclairé’ a tiré 7 missiles vers l’Est, dont un ‘Taepodong 2’ très longue portée (jusqu’à 6700 kilomètres).

Sans but précis, ces missiles (qui se sont abîmés à quelques centaines de kms de la CN, en mer ‘du Japon’ ou ‘de l’Est’) ne sont néanmoins pas passés inaperçus sur la scène interna-tionale. Une force balistique potentiellement capable de frapper à 6700 kms de sa base entre les mains d’une personne instable (doux euphémisme) comme Kim Jong Il , cela n’a rien de particulièrement rassu-rant, d’autant que la CN est engagée dans la course à l’atome.

Mais les moyens de persuasion sont plutôt limités, le pays subit déjà un embargo quasi général, excepté pour la Chine, la Russie et la Corée du Sud. Les nord coréens manquent déjà de tout, ce qui n’empêche pas Kim Jong Il de gonfler son armée et son arsenal.

* L’à droite Pologne

2 gros poupons aux accents nazillons, ça fout les jetons, non ? Et quand en plus ils sont en charge d’un pays… C’est ce

qui arrive à la Pologne depuis que les frères Kaczynski oc-cupent les plus hautes fonc-tions : président et premier ministre.

Les visages ronds et roses de ces jumeaux pourraient prêter à sourire si ils n’étaient pas avec un programme droitier, nationaliste et catholique à la tête du plus important des nou-veaux pays membres de l’Union européenne.

Et si ils n’étaient les précur-seurs d’une vague nationale-populiste qui semble fort en vogue dans la plupart des nou-veaux Etats membres de l’Union…

*Côte d’ivoire – dépotoir

A la mi-août a eu lieu le déver-sement de centaines de tonnes (entre 400 & 600) de déchets toxiques, résidus de l’industrie pétrolière, dans des décharges à ciel ouvert d’Abidjan. « Le bilan de cette irresponsabilité est lourd, tant sur les plans humains que politique : sept morts, des dizaines de blessés graves, 60000 consultations médica-les et parallèlement, une confusion politique venue encore alourdir le climat, à l’approche de la fin suppo-sée de la transition politique enta-mée. » (Afrique Asie, oct. 2006)

On aurait, croît-on, au moins pu s’attendre à ce que cette tragédie serve de leçon, au monde et à la Côte d’Ivoire. En suivant l’affaire, on se rend vite compte qu’il n’en est rien.

Le Probo-Koala, le navire qui a transporté et livré ces matières toxiques est « un ravissant concen-tré de mondialisation » (le canard enchaîné, 20/09/06). En effet, « C’est bien simple, l’équipage est russe, le pavillon est panaméen, l’armateur est grec, le donneur d’ordres est hollandais, le navire

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venait d’Espagne et les victimes sont ivoiriennes » (le canard enchaîné, 13/09/06) Certains dirigeants de la société néerlandaise qui a affrété le Probo-Koala sont in-quiétés par le gouvernement ivoirien, mais on ne sait tou-jours pas quelle est l’entreprise qui a produit ces déchets de la fabrication du pétrole, bien que parmi les Usuals suspects (Esso, Shell, Chevron Texaco, BP, Repsol, Total…) doive certainement se cacher le coupable. Et la convention de Bâle, qui interdit depuis 1992 l’exportation de produits toxiques continue d’être méprisée jour après jour, à hauteur de 100 millions de tonnes par an selon les gens chargés de la faire respecter.

Sur le plan intérieur à la Côte d’Ivoire, la situation n’est pas plus brillante. Même si le gou-vernement a démissionné le pouvoir ne semble pas mis en cause, bien au contraire. Le premier ministre a reformé un gouvernement « dans le sens des intérêts du parti présidentiel, le Front patriotique ivoirien (FPI) » (Afrique Asie…). Le seul ministre in-quiété dans cette affaire est le ministre des transports Anaky Kobena, qui fait parti de l’opposition au gouvernement Gbagbo. Le directeur du port autonome d’Abidjan, « membre du premier carré des fidèles du prési-dent, continue ses activités » (ibid)

Finalement, il n’y avait peut être pas de quoi s’indigner. Allez, à la prochaine !

* Danse macabre

Le 11 juillet à Bombay en Inde, sept bombes ont explosés dans un intervalle de quinze minutes dans des trains répartis sur toute la ville, causant la mort d’environ deux cents personnes et des blessés par centaines.

Ces attentats n’ont pas été re-vendiqués, mais à cause de

l’histoire récente de la ville (émeutes intercommunautaires entre hindous et musulmans au début des années 90, attentats en 93, pogroms anti-musulmans en 2002), les re-gards se sont rapidement tour-nés vers les mouvements isla-mistes implantés sur le terri-toire indien, comme le Lashkar-e-Taiba (‘armée des purs’), le Mouvement islamique des étu-diants indiens ou encore le Kafila-e-Shakt, groupes qui ont nié toute implication.

Pour l’heure et à ma connais-sance ces attentats n’ont encore entraînés la reprise des émeutes intercommunautaires, mais la situation doit être plutôt tendue dans les rues de Bombay.

* …and still counting…

Plus de 6000 civils irakiens morts cet été en Irak. Selon les sources, les chiffres depuis 2003 varient de 60000 à 200000.

FRANCE

* République ba-nanière de France

L’affaire Clearstream a occa-sionné quelques dégâts collaté-raux. Les notes du Général Rondot ont révélé une affaire bien connue par les services secrets français mais ignorée, jusqu’alors, par la majorité de la population.

Lors d’une enquête de routine sur la Tokyo Sowa Bank, une banque japonaise (présidée par Soichi Osada, connaissance de Chirac) louche mais désireuse d’investir en France, on a dé-couvert qu’un certain Chirac Jacques possédait un compte dans cet établissement.

Et quel compte ! « … ce compte a été ouvert à la Tokyo Sowa Bank et a été crédité d’une somme totale évaluée par les services de la DGSE à 300 millions de francs » (audition du Général Rondot, citée par le canard enchaîné, 07/06/06) On peut se demander d’où

vient cet argent, un fameux régime très spécial de retraite ! Accompagné de plus de 15000 euros de retraite à divers titres, Mr Chirac devrait couler de vieux jours à l’abri du besoin.

* au vert !

La croissance repart, le chô-mage est enrayé, les handicapés marchent, les aveugles voient, les enfants sont beaux… TOUS LES INDICATEURS SONT AU VERT !

C’est la formidable campagne de ‘promotion de la poositive attitude’ (certains esprits cha-grins parleront de propagande) à laquelle on a eu droit tout cet été en France : « La croissance française affiche

une forte hausse pour le deuxième trimestre » (Le Monde, 12/08/06)

« Emploi, l’embellie se confirme » (Le Figaro, 13/08/06)

« Nouveau recul du chômage en juillet » (Aujourd’hui, 13/08/06)

Mr Thierry Breton est lui-même monté au créneau le 11 août, au micro de France Inter : « L’économie française va

mieux, elle va bien, elle va même très bien (…), les tendan-ces sont toutes au vert. Cette croissance représente du jamais vu en France depuis vingt ans. »

Alors que les médias parlaient beaucoup des chiffres du chô-mage (passé en dessous de 9%), Mr Breton en a rajouté en brandissant triomphalement les résultats (provisoires) de l’Insee, qui tablait sur 1,1% de

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croissance au deuxième trimes-tre 2006.

Outre le fait que ces chiffres se sont révélés erronés, on ne peut s’empêcher de relever de nom-breux mensonges et inconsis-tances dans les paroles du mi-nistre, reprises à tu tête par les médias.

Tout d’abord ce chiffre, même si il était vrai, ne représenterai pas du « jamais vu en France depuis vingt ans », puisque « une crois-sance de 1,1% en un trimestre a déjà été constatée en 2000, sous Lionel Jospin » (le canard enchaîné, 16/08/06). Ensuite, dire que toutes les tendances sont au vert est un mensonge grossier. C’est passer bien vite sur la dette de l’état, dont le service maintient la France en dehors des clous de Bruxelles depuis plusieurs années. Ou encore sur le déficit commercial français, de plus en plus abyssal.

Quand au chômage, on com-prend que Mr Breton ne désire guère se vanter de la faible progression de la production industrielle, des évolutions démographiques positives (pour l’emploi), de la multipli-cation des emplois aidés et des

exonérations de charges, ainsi que du durcissement des condi-tions d’indemnisation des chô-meurs.

Mais de là à éructer, il y a tout de même un sacré gouffre, que Mr Breton franchit allègrement.

* Rapport 2005 sur la concurrence

Ou « Le grand livre de la jungle économique » comme l’appelle le canard enchaîné, est une émana-tion du Conseil de la concur-rence qui distribue chaque an-née les mauvais points (et les amendes). Cette année, record battu : 131 entreprises se sont partagées un total de 754 mil-lions d’euros d’amendes (mais pas d’inquiétude à avoir pour ces entreprises, voir les cahiers de l’été, Rapport 2004 sur la concurrence, dans Belba… n°1)

Plus des 2/3 de cette somme (564 millions pour être exact) sont dus par les opérateurs de téléphonie mobile France Telecom, SFR et Bouygues Telecom pour entente illi-cite : « En se réunissant chaque

mois et en échangeant des données confidentielles afin d’ajuster leurs tarifs et leur politique commerciale.

Le trio soignait ainsi ses bénéfices (plus de 25% de marge nette) sur le dos de l’usager et empêchait les grou-pes étrangers d’envahir nos ondes. » (le canard enchaîné, 19/07/06)

Viennent ensuite les spécialistes privés du transport par bus en zone urbaine Keolis (Paribas), Connex (Véolia) et Transdev (Caisse des dépôts) ; les entre-prises de constructions (« Comme chaque année les béton-neurs sont les vedettes du rapport » [ibid.] ), filiales des groupes habituels (Bouygues, Vivendi, Lyonnaise, Eiffage…) ; des entreprises de bidules technos (Philips, Sony et Panasonic) ; ainsi que… 6 grands hôtels parisiens (Bristol, Crillon, Georges V, Meurice, Plaza-Athénée, Ritz) !

Finalement, c’est presque rassu-rant. On a ici la preuve (inat-tendue) qu’on ne vole pas seu-lement les pauvres et la collec-tivité !

* * *

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Interlude sans intérêt… (7)

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KAMA says : have a nice day !

* « Il me faut maintenant expliquer par quels moyens extraordinaires les philosophes se reproduisent. Voici : ils ne pénètrent pas, ils se retirent. Ce retrait porte un nom : la mélancolie » Jean Baptiste Botul, La vie sexuelle d’Emmanuel Kant

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Mwanzana ya Nzuani _ Tana ; Antsirabe à Fianarantsoa ************************************************************************************************ 20 août 2005

*Safara Bushini – Deuxième partie: Tana

Il y a environ 500 kilomètres de bonne route entre Majungha et Tana, c’est plutôt agréable. Les paysages plats et pelés du début le cèdent petit à petit aux paysages froissés et pelés de la fin, au fur et à mesure qu’on se rapproche des hautes terres. L’herbe rase et sèche est parfois remplacée par de grandes éten-dues noires déprimantes. Les incendies, volontaires ou non finissent de stériliser le sol déjà ingrat de l'île rouge, de laquelle a dit un type très intelligent que « si la déforestation continue à ce rythme, Madagascar aura dans cinquante ans la couleur et la fertilité de la brique ».

Dans les 100 derniers kilomè-tres, les villages se rapprochent, se transforment aussi. Les mai-sons en argile, hautes et étroi-tes, se regroupent, se ratatinent, s’agrémentent de balcons et s’ornent de poutres apparentes, à l’alsacienne. Les rues devien-nent des ruelles et se remplis-sent de poussière et de gosses en haillons dans la banlieue de la capitale. La misère pointe le bout de son nez sur les faces crasseuses des enfants qui por-tent des plateaux de fruits, pro-posent des saletés en plastique ou mendient plus simplement. Tana c’est le bordel à l’orientale, les bonnets péru-viens en plus. Il fait un peu froid, sans excès.

J’ai été réceptionné par Faouzi,

le frère de Saba. Même carrure d’athlète, même sourire passe-partout, simple et tranquille. Il vit avec deux autres Anjouanais dans un des baraquements un peu délabrés destinés aux étu-diants du campus. L’ambiance est à la discrétion, pas un bruit dans les cabanes, peu de lumiè-res, pas la grande fête en somme. Il y a pas mal de Co-moriens ici aussi mais la 19e tribu n’est pas franchement reçue avec les honneurs. Ils paient plus cher que tout le monde pour les droits d’inscription et on leur de-mande de plus en plus souvent de s’acquitter du visa prohibitif et du permis de séjour tout simplement inabordable. La police fait des rafles de temps à autres pour les secouer un peu. Des négociations sont en cours, paraît-il, entre Moroni et Tana pour trouver un arrangement. C’est quand même pas gagné gagné.

Tana c’est une grande ville, qui me fait bizarrement penser à Cardiff. Mêmes enseignes pu-blicitaires à l’entrée de la ville, mêmes bouchons, mêmes peti-tes épiceries serrées les unes contre les autres, mêmes bâti-ments en briques. C’est un peu lourd les grandes villes parce qu’il faut rester vigilant pour ne pas se faire entuber tous les trois pas. C’est assez énervant aussi parce qu’il y a plein de blancs avec des têtes d’andouille (le guide du routard dans la poche), fringués comme des touristes français en va-drouille. C’est d’autant plus énervant que j’ai exactement le

même look avec mon jean, mon t-shirt et mon sac à dos. C’est nul de faire du tourisme dans un pays pauvre. Quand je livre mes colis, ça fait plaisir à plein de gens, ça fait marrer les chauffeurs de taxi, on discute on papote, je vois plein de coins pas forcément mignons mais populaires – forcément je livre des Anjouanais – avec de la vraie vie dedans et où c'est moins zone qu'au centre ville, voire plutôt sympa. Ce qui est agaçant avec les touristes, c’est qu’ils viennent acheter, prendre plein de choses en ne donnant que de l’argent. Ca c’est bon dans un parc d’attraction, pas dans la vraie vie. Et puis sur-tout, ce qui m’agace, c’est qu’ils ne sourient jamais alors que personne dans ce pays n’a plus de raisons qu’eux de sourire.

Après une promenade dans le centre ville désert du jeudi soir et dans le quartier des putes, Faouzi m’a amené dans une petite boite du centre. Il n’y avait que des Français, des putes, et lui. Enfin, putes, pu-tes, c’est aller un peu vite. Di-sons qu’il y des putes putes et des filles que ça dérange pas si on leur donne un peu d’argent après. Selon le cas elles sont carrément provocatrices ou gentiment insistantes. En géné-ral elles n'ont pas trop à insister parce que si l'offre est énorme, la demande est colossale. C'est quasi impossible de trouver un Français sans une Malgache. Je ne connais rien de plus moche qu’un gros blanc en polo rose qui se trémousse sans ordre devant une fille malgache en

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Vers Antsirabe

étant tout content du regard attendri qu’elle lui retourne. Pauvre type. Aller voir les filles pourquoi pas, mais être fier comme un patachon quand on est un tas en polo rose, non. Cela dit la musique était pas mal. --- 24 août 2005

*Safara Bushini – Troisième partie : d'Antsirabe à Fianarant-soa

J'ai quitté Tana après une soirée en techno club complètement mortelle et une poignée d'heu-res de sommeil dans le cerveau. A la station des bus-brousse (Beyrouth en plus boueux et avec plus de voitures), j'ai bizar-rement réussi à monter dans un bus pour Antsirabe alors que j'avais juste donné plein d'ar-gent la veille à un type que personne ne connait et qui n'était pas là.

Quatre heures de bus avec le cerveau en compote, ça use. Les paysages ont probablement défilé devant mes paupières bleuies, grosses pierres, relief cahin caha pas trop méchant, petites rizières partout, jolies maisons marron, hautes et étroites avec des fenêtres à l'étage comme des cyclopes en argile... Super.

Antsirabe ne ressemble encore pas à l'idée que j'en avais. J'ima-ginais un endroit calme et bourgeois où je pourrais me reposer. C'est un peu raté. Ant-sirabe aurait pu devenir la sta-tion thermale de l'hémisphère sud, mais qui finalement est devenu une station thermale dans l'hémisphère sud.

C'est à dire qu'il y a des thermes mi romains mi coloniaux belle époque (Autant en emporte le

vent en rouge et blanc, je sais pas si ça aide beaucoup à visua-liser), de grandes avenues bien dessinées, presque pas de voitu-res, et des bourgeois middle class dans des pousse-pousses. C'est rigolo d'aller aux bains en pousse pousse : quoi que tu fasses tu ne peux pas ne pas avoir l'air guindé. Dans le doute je fais des grimaces aux enfants en profitant de la vue. Ca c'est la partie station thermale.

La partie hémisphère sud c'est qu'il y a des troupeaux de gos-ses en haillons noircis qui men-dient en chouinant dans les grandes avenues bien dessinées, que les pousse-pousseurs en chient comme des Russes pour trois cacahuètes et qu'il fait bon

être vacciné contre l'hépatite A quand on mange des brochettes ou des samosas dans la rue.

Il y a la même misère qu'à Tana et les sollicitations sont perma-nentes. J'essaie d'avoir une certaine cohérence dans ce que je donne ou pas histoire de pas péter les plombs, mais c'est jamais simple d'expliquer à un môme qu'il va continuer à avoir faim parce que je ne vais rien lui donner. Bon, c'est pas in-

surmontable, mais c'est certai-nement pas reposant.

Comme quand même je com-mence à prendre le coup, j'ai laissé tous les pauvres à leur pauvreté et je suis allé, insou-ciant, aux bains pour soigner mes courbatures. C'est à dire que j'ai pris un bain d'eau chaude avec plein de bulles, puis je me suis fait masser par un type plutôt sympa qui parle à tout le monde comme le font les coiffeurs. Enfin je me suis mis tout nu devant un type qui tient un tuyau et qui arrose les gens à distance avec un jet superpuissant d'eau carrément chaude. Chaque partie de la phrase fait un effet différent, mais toujours saisissant.

Enfin, après la sieste je me suis promené dans les rues et ruelles d'Antsirabe, à la recherche des mosquées, des Comoriens, d'un volontaire coopérant, de tout et de rien. Bon, j'ai pas tout trou-vé quand même, mais c'était chouette, d'autant qu'une fois éloigné des grands axes on ne voit plus que la pauvreté, pas la misère. Ben oui les mendiants ne vont pas mendier dans les quartiers pauvres, il n'y a rien à récupérer.

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Après deux jours à Antsirabe j'avais attrapé la moitié des microbes de l'hémisphère, ceux de la tête, ceux de l'estomac et ceux de l'intestin. Merci la cure thermale. En plus Antsirabe c'est une ville de pousse-pousses, ça veut dire qu'il y a tout le temps trois ou quatre types qui courent après les vazahas (c'est les wazungus d'ici) en criant "copain, co-pain". Quand vraiment ils

m'agacent je prends quinze minutes pour en suivre un en lui répétant "non, non", quoi qu'il puisse dire. A la fin il me prend pour un vrai con et il a compris que c'est chiant d'être suivi par quelqu'un qui n'écoute rien. Pas très sympa mais plai-sant. Un type que j'ai croisé était tout à fait d'accord avec la démarche : « ce n'est pas parce qu'on est chez un musulman qu'on va se mettre à faire les cinq prières, on n'a pas à se faire imposer la culture de l'au-tre, ni à se laisser emmerder en souriant parce que c'est pas facile pour lui tous les jours ». Le type en question était Fran-çais, évidemment.

J'ai quand même croisé un type, un grand, à la Savoyarde, che-veux blonds coincés sous la casquette rouge. Il a fait le tour du monde en dix ans et le tour de Madagascar à cheval en deux ans - baroudeur de l'extrême façon bûcheron. Il y en a un petit paquet des comme ça ici, des gens qui ont fait le tour de plein de choses et qui se posent de façon provisoire qui dure à Madagascar.

Après les pousse-pousses je suis descendu vers le sud dans une petite réserve avec des lémuriens rigolos et des ser-pents qui dorment (c'est drôle-ment mieux que l'inverse). C'est super cet endroit, il n'y a pas un bruit, presque personne dans le campement en toile, et en plus, au milieu coule une rivière. Le patron de l'endroit est un vété-rinaire, ancien homme à tout faire du développement, très chouette, très simple, très sym-pa. Les lémuriens sont plutôt cool mais parfois ils balancent des fruits à la gueule des gens.

L'étape suivante c'est Fiana-rantsoa. Là je suis bizarrement tombé dans un milieu louche

avec des gros porcs tout blancs, infectement misogynes, fadas-sement grivois désolément vulgaires. Au milieu des porcs il y avait deux militaires, anciens paras avec les autocollants bé-rets verts et "le diable rit avec nous" et autres « en force pour le drapeau ». Et évidemment une pléthore de filles, moins putes que nouvelles bourgeoi-ses... Le pire, me disait un gau-chiste, c'est pas les touristes, c'est ceux qui restent. C'est vrai que c'est glauque tous ces gens avec des filles toutes jeunes et probablement déjà pas mal de maladies. En général ce sont les mêmes qui disent que l'Afrique n'a pas d'avenir et que toutes ces ONG a la con feraient mieux d'arrêter de dépenser leurs impôts. Heureusement qu'ils les paient pas. Moi je me casse. ---

Y

Betafo

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Décoloniser l’imaginaire ************************************************************************************************ Ce titre est un programme, ce titre est un combat. S’il est une chose que la philosophie et les sciences

sociales ont démontré sans l’ombre d’aucun doute, c’est la faillibilité de l’esprit humain. Pour intelligent qu’il puisse se croire, chaque être humain est dévoré par ses préjugés, ses erreurs et ses approximations. Ceci peut seulement être limité, jamais évité. C’est le lot de la condition humaine. Mais le propos est ici un peu moins général. Nous affirmons que cette propension de l’humain à

l’erreur est utilisée et entretenu au profit, surtout, de quelques uns. Dans un premier temps, nous chercherons à traquer l’émergence du phénomène (au moins sous sa

forme actuelle), et essayerons de comprendre comment il peut se développer sans être à proprement parlé piloté. C’est le but du présent article, et nous le ferons principalement en analysant deux livres qui traitent du sujet : Domestiquer les masses, un recueil de textes rassemblés au sein de la revue AGONE, et LQR, la propagande au quotidien, un livre d’Eric Hazan. Puis dans un prochain article nous essayerons de voir quels sont les moyens de résister à cette propa-

gande du quotidien, voire de se débarrasser de quelques uns des nombreux préjugés qui sont le lot de chaque homme, à travers d’autres ouvrages. Mais à chaque jour suffit sa peine, commençons d’abord par le pourquoi et le comment.

Domestiquer les masses ; revue AGONE n°34

Ce numéro de la revue Agone est d’une richesse rare. Chaque article mériterait d’être présenté et commenté. Par manque de temps, de place et de courage, ceci est malheureusement im-possible. Nous avons donc réalisé une sélection que nous espérons cohérente. Celle-ci tourne autour de Noam Chomsky et de Georges Or-well, ainsi que des travaux qu’ils ont directement inspirés. Ac-crochez vous au pinceau, ils enlèvent l’échelle.

Noam Chomsky : Propagande & contrôle de l’esprit public (extrait)

L’avis de Noam Chomsky est tranché. La propagande, ou le contrôle de l’esprit public, existe bel et bien. Elle est utili-sée à tout instant dans les pays dits ‘libres’, Etats-Unis en tête, afin de protéger les hiérarchies sociales. Propagande, le terme

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vous paraît belliqueux ? « Il faut bien comprendre que la guerre menée contre les travailleurs est une vrai guerre. Cette guerre est en même temps ancienne et nouvelle et, si elle se mène de façon consciente à peu près partout, c’est particulièrement vrai au Etats-Unis. Les milieux d’affaires y ont une conscience de classe très mar-quée et en même temps c’est un pays très libre, ce qui permet d’obtenir beaucoup d’informations. Ils parlent et on peut avoir accès à leur propos. Ils considèrent depuis longtemps qu’ils mènent une guerre de classe très âpre, même si ils ne veulent pas que ça se sache. »

Ce postulat en tête, Chomsky dresse un parallèle entre la nais-sance des conflits sociaux et celle de la propagande. Si il étudie plus particulièrement le cas des Etats-Unis (le plus abouti selon lui), son travail reste exploitable pour tous les pays « très libre[s] ».

« A l’évidence, la propagande entre-preneuriale est l’un des principaux éléments de l’histoire des Etats-Unis au XXe siècle. C’est un secteur industriel considérable. Bien sûr, elle s’affiche dans les médias commer-ciaux, mais elle concerne également tout l’éventail des moyens de commu-nication à destination du public : l’industrie du divertissement, la télévision, une part importante de ce qui circule dans les écoles, et beau-coup de ce qui paraît dans les jour-naux. Tout cela ou presque est direc-tement servi par l’industrie des rela-tions publiques, née aux Etats-Unis au tout début du XXe siècle pour ne réellement prendre son essor qu’à partir des années 1920. Cette indus-trie touche désormais le monde entier mais sans commune mesure avec les Etats-Unis.

Dès le départ, l’objectif aussi explicite que parfaitement conscient de cette industrie fut de ‘contrôler l’esprit public’ – comme on disait alors. Dès les premières années du XXe siècle, cet ‘esprit public’ fut considéré comme la plus grande des menaces qui pe-

saient sur les entreprises. La puis-sance des milieux patronaux était considérable, et comme nous vivons dans un pays très libre (comparé à la plupart des autres), il est difficile – ce qui ne veut pas dire impossible – d’avoir recours à la violence d’Etat pour écraser les aspirations populai-res à la liberté, au droit et à la jus-tice. Il fut ainsi rapidement évident qu’il faudrait contrôler l’esprit des gens. Je dois admettre que cela n’a rien de nouveau. Tout cela se trouve déjà chez David Hume et la pensée des Lumières. Même à l’époque des tout premiers frémissements annon-ciateurs de la révolution démocratique dans l’Angleterre du XVIIe siècle on s’inquiétait déjà de ne pas parvenir à contrôler le peuple par la force et on recherchait d’autres moyens de le faire – contrôler les pensées, les sentiments et les comportements sociaux des gens. Il fallut donc inventer différents mécanismes de contrôle destinés à remplacer le si efficace recours à la force et à la violence. Celui-ci, très prisé par le passé, n’a cessé depuis, fort heureusement, de décliner avec les années – mais pas partout… »

Suit alors une présentation de la propagande comme science sociale (avant que le terme ne soit dévalué par les connota-tions nazies qui lui sont asso-ciées depuis la deuxième guerre mondiale, il était librement utilisé dans toutes sortes d’ouvrages), notamment en présentant le livre d’Edward Bernays (intellectuel libéral de Cambridge), Propaganda : « Le Propaganda de Bernays est un ma-nuel à l’usage de l’industrie naissante des relations publiques. Il ouvre son livre en insistant sur le fait que la manipulation consciente de l’opinion et des comportements sociaux des masses est le trait central des sociétés démocratiques. Il va même jusqu’à parler plus loin d’‘essence de la démo-cratie’. En bref, il affirme que nous avons les moyens de le faire. Nous avons les moyens d’enrégimenter l’esprit des hommes aussi efficacement que l’armée le fait pour leurs corps.

Et nous devons le faire car non seulement c’est le trait essentiel de la démocratie mais (cela se trouve dans une note de bas de page) c’est aussi le moyen de maintenir en place les institutions du pouvoir, de l’autorité, de l’argent et du reste, aussi rude que puisse être la méthode. »

Pour illustrer son propos sur la façon dont la propagande peut servir d’arme dans ce qu’on pourrait bien appeler la lutte des classes, Mr Chomsky se livre alors à un petit cours d’histoire sur les Etats-Unis. Au début des années 1930, et à force d’intenses luttes sociales (notamment liées aux mouve-ments syndicaux), les Etats-Unis mirent en place « le fragile contrat social qu’évoquait Doug Fraser, c’est à dire une législation du travail et un système social mini-mal ». Que pensez vous qu’il se passa alors ? « L’hystérie frappa les ‘maîtres’ en 1935-1936. (…) La fin des années 30 vit le lancement d’une grande campagne contre les syndicats fondée sur de nouvelles techniques. (…) Il s’agissait princi-palement de monter la population contre les grévistes et les responsables syndicaux afin de renvoyer d’eux une image devenue omniprésente. Difficile d’allumer la télé sans se retrouver devant cette image. Nous en sommes inondés depuis cette époque. » On pensera bien sûr à la fameuse ‘prise en otage’ des usagers, entre autres.

Après une assez longue digres-sion ayant pour but de montrer l’hypocrisie de ceux qui s’annoncent ‘libéraux’ mais qui nationalisent les coûts afin de mieux privatiser les bénéfices, Chomsky revient au sujet qui nous intéresse plus particuliè-rement ici. « Impossible d’être un bon propagandiste sans avoir cela dans le sang. Il est très difficile de mentir. Je pense que nous le savons tous par expérience : mentir aux gens n’est pas facile. Nous mentons pour-tant tous aux gens en permanence –

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sauf à être une sorte d’ange déglin-gué ; mais ce que nous faisons d’abord, et je sais que vous le savez aussi bien que moi, c’est nous convaincre nous même que ce que nous disons est vrai. Vous avez six ans et vous venez de volez un jouet à votre frère. Votre mère arrive et se met à hurler après vous. Vous ne dites pas : ‘Je voulais un jouet et il en avait un, alors je lui ai pris parce que je suis le plus fort.’ Mais vous dites : ‘En fait ce n’était pas son jouet, et en plus il m’en avait aussi pris un, et de toute façon j’en avais plus besoin que lui ; c’est pour ça que j’ai eu raison de prendre ce jouet.’ Si vous n’avez jamais vécu cette expérience, c’est que nous ne sommes pas de la même espèce.

Ce genre d’expérience, quand elle se prolonge, peut permettre de devenir un journaliste de premier plan au New York Times. On ne peut d’ailleurs pas parvenir jusque dans ces cercles sans être profondément sous l’influence de la doctrine et de la propagande au point que l’on ne peut même plus penser en d’autres termes. C’est pourquoi, lorsqu’on énonce ces explications, on peut voir des édito-rialistes libéraux du New York Times asséner avec colère : ‘Personne ne me dit ce que je doit écrire. Je ne dit que ce que je pense.’ Et c’est vrai. Si ceux qui possèdent un réel pouvoir n’étaient pas intimement persuadés que des éditorialistes vont dire ce qu’il faut dire, ceux-ci ne seraient même pas en position de dire quoi que ce soit » Exit la ‘théorie du com-plot’.

Noam Chomsky attire ensuite notre attention sur un autre problème fondamental que connaît la presse à notre épo-que, la concentration : « Une démocratie est particulièrement en danger lorsque ses réseaux médiati-ques se retrouvent aux mains des tyrannies privées. Ces réseaux consti-tuent un autre de ces grands systèmes édifié avec des fonds publics. La plupart des analystes des médias , la tête bien vissée sur les épaules , cons-

tatent – et vont même jusqu’à nous en informer – que tout cela finira sans doute aux mains d’une demi-douzaine de conglomérats internatio-naux. La situation est pire encore que dans le cas des oligopoles de l’informatique et de la sidérurgie car il s’agit ce coup-ci d’un nouveau mode d’information et de communication que l’on offre en cadeau aux puissan-ces privées. (…) C’est encore pire que d’abandonner le pouvoir de décision aux tyrannies privées car, dans le cas qui nous intéresse, il s’agit également de leur abandonner les outils dont elles vont se servir pour contrôler l’esprit humain, alors que ces systè-mes pourraient également servir à la libération des hommes. » Qu’on pense un instant au mouvement de concentration des médias français, qui a connu une accé-lération vertigineuse depuis quelques années (pour un gra-phique de qui contrôle qui dans la jungle des médias français, on consultera avec profit Le Plan B, avril 2007)

C’est donc à un véritable com-bat que devront se livrer les populations si elles souhaitent reprendre en main les outils de leur émancipation. « …il s’agit d’une bataille très importante, car il ne suffit pas simplement d’affronter des gens qui invoquent la ‘Loi sur la liberté de travailler’ – pour briser les grèves. Il faut aussi se battre contre nos cinq heures quotidiennes de télévision, l’industrie cinématographi-que, les manuels et le système scolaire ainsi que tout le reste. La masse d’énergie qu’il faudra pour emporter le combat pour l’esprit humain est énorme. » Vu les enjeux, rien d’étonnant. Et après tout, quel autre combat en vaut autant la peine ?

Serge Halimi & Arnaud Rindel : La conspiration. Quand les journalistes (et leurs

favoris) falsifient l’analyse critique des médias

C’est à une rapide (mais solide) analyse de la critique de la criti-que des médias que se livrent les auteurs. Le ton est donné dès le titre et les citations qui précédent le texte : sardonique.

Les auteurs commencent par constater une quasi-totale oc-cultation des analyses sociales de types structurelles dans les médias. « Depuis un quart de siècle, la contre-révolution néo-libérale, la décomposition des régimes ‘communis-tes’ et l’affaiblissement des syndicats ont concouru à la renaissance puis à l’hégémonie d’une pensée individua-liste. Les institutions collectives sont démantelées ; celles que l’on édifie sur leurs décombres privilégient le consommateur désaffilié, l’‘individu-sujet’. La nouvelle idéologie domi-nante, qui accompagne cette grande transformation, la rend plus fluide, plus insensible aussi, en la procla-mant ‘naturelle’, produites par des forces telluriques auxquelles nul ne pourrait résister et qui, de surcroît, apporteraient dans leur sillage de nombreux bienfaits partagés. Doré-navant perçues comme ‘marxistes’ et donc dévalués à l’égal des régimes qui se prétendaient tels, les analyses structurelles de l’histoire, de la politi-que et des médias sont par conséquent dédaignées. Le refus de postuler que la spontanéité des ‘acteurs’ et l’élan impétueux des ‘droits de l’homme’ seraient les principes essentiels gui-dant la mondialisation expose au risque d’être qualifié d’archaïque, d’extrémiste ou de paranoïaque. »

La machine est bien huilée, et beaucoup de sciences sociales ont sauté d’elle-même dans le train du libéralisme utilitaire, idéologie maintenant domi-nante. Régulièrement surgissent

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néanmoins des détracteurs de cette idéologie. Parfois ceux-ci sont étouffés dans l’œuf, le plus souvent ils sont récupérés (de leur vivant ou après leur mort), mais parfois certains sont irré-ductibles, et la reconnaissance qu’ils ont acquis dans un do-maine, universitaire (Foucault, Bourdieu, Chomsky…), cultu-rel (Pasolini, Debors, Haneke …), ou autre ne permet pas de les rejeter comme des oppor-tuns sur la place publique. Ils ont en général beaucoup de problèmes avec un establishement qu’ils dénoncent. « C’est dans ce contexte général qu’il convient de replacer la stigmatisation de qui-conque – Chomsky ou un autre – entreprend d’étudier un ensemble de contraintes systèmiques, donc collecti-ves, pour tenter d’en déduire le com-portement vraisemblable des agents d’un champ donné (économique, culturel, médiatique). L’idée que des pesanteurs sociales produisent des effets distincts de ceux qu’enfanterait la seule volonté des individus incom-mode assez naturellement tous ceux qui privilégient des déterminations privées plus ou moins dépolitisées : choix du sujet, aptitude à l’‘éthique’ salvatrice qui protège le système contre ses ‘excès’ . »

*

Car c’est le cas de Noam Chomsky qui sert de base à l’analyse. En effet, celui-ci voit tout son travail dévalorisé en France sous l’éthiquette ‘théorie du complot’, principalement parce qu’il évoque le concept d’intérêt de classe. Dans Manu-facturing Consent. Political economy of the mass media, paru en 1988, Chomsky et Edward S. Herman « argumentent que les entreprises médiatiques, loin d’éclairer la réalité du monde social, véhiculent une image de ce monde conforme aux intérêts des pouvoirs établis (économiques et politiques) » , ce qui leur a valu de nombreuses critiques acer-bes, toutes plus ou moins co-piées sur celle de Tom Wolfe,

père du ‘nouveau journalisme’ américain : « C’est la vieille théorie de la cabale qui veut que quelque part autour d’un bureau feutré une bande de capitaliste tire les ficelles. Ces bureaux n’existent pas. Je re-grette d’avoir à le dire à Noam Chomsky »

Et pourtant, « l’analyse proposée dans Manufacturing Consent a (…) autant de chances de passer pour une théorie du complot qu’un champ de tournesols pour une batterie de casse-role. Le propos du livre souligne que les forces qui conduisent les médias à produire une information politique-ment et socialement orientée, loin d’être enfantées par l’amoralité de certains individus, tiennent avant tout à des mécanismes inscrits dans la structure même de l’institution médiatique – son mode d’organisation et de fonctionnement en particulier.

Selon Chomsky et Herman, ces mécanismes opèrent sous formes de ‘filtres’, de ‘facteurs institutionnels qui fixent les limites à ne pas fran-chir dans la diffusion des faits et leur interprétation, au sein des institutions à caractère idéologiques… » Ces filtres sont alors (d)énoncés : les médias sont détenus par des oligopoles privés, financées par des annonceurs, possèdent des sources d’informations privilé-giées, sont dirigés et présentés par des hommes souvent adhé-rents aux ‘présupposés idéolo-giques dominants’ (principale-ment si ils recherchent une audience massive)… « Ce cadre d’interprétation général détermine le traitement réservé aux politiques, gouvernement et interlocuteurs ‘ortho-doxes’. Ils sont systématiquement valorisés et leurs erreurs, voir leurs crimes, paraissent toujours moins atroces que ceux que commettraient des ‘dissidents’ au système de croyance dominant. »

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Noam Chomsky, en tant qu’universitaire et que militant

n’est nullement un fondamen-taliste violemment opposé à la communication, l’information, ou encore l’analyse. « Je n’ai jamais dit que tous les médias n’étaient que propagande. Loin de là. Ils offrent une grande masse d’informations précieuses et sont même meilleurs que par le passé (…) mais il y a beaucoup de propa-gande. » (N. Chomsky, Télérama, 7mai 2003). Il choisit de mettre l’accent sur le holisme, ou les déterminismes sociaux, plutôt que sur l’individualisme méthodolo-gique, le libéralisme triomphant. Remettre en cause la liberté ? Quelle hérésie ! Mais pas de panique, car bientôt voilà l’inquisition.

« Pour lui [Chomsky], l’infor-mation (…) n’est que propagande » (Philippe Val, Charlie Hebdo, 19/06/02)

« Asservis au lobby militaro-industriel, obéissant au doigt et à l’œil à des consignes politiques, ils [les médias] n’ont de cesse de débi-ter des futilités au kilomètre, pour empêcher ‘la masse imbécile’ de réflé-chir à l’essentiel. » (Daniel Schneidermann, Le Cauchemar médiatique)

*

On peut alors se demander si les critiques de Noam Chomsky ont vraiment lu ses œuvres. En effet, ils déprécient ses conclu-sions sans jamais s’attaquer à

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ses preuves. « Examiner les faits rapportés par les auteurs avant de prétendre trancher sur leur interpréta-tion devrait constituer un préalable à toute discussion sérieuse. Mais on perçoit aussitôt le problème qui naî-trait de tels scrupules. (…) La tenta-tive de ramener cette désinformation ordinaire à des ‘emballements’ extraordinaires ou à des ‘imperfec-tion inévitable’ ne saurait suffire – surtout après que chacun ait signifié à quel point le rôle de l’‘information’ constituait un marqueur fondamental entre démocratie et dictature. La dénonciation de la prétendue théorie du complot de Chomsky – et de ceux qui, en France, recourent au même type d’analyse institutionnelle – se limite donc, sagement, à marteler un reproche infondé. Aux yeux de la masse des non-lecteurs des travaux incriminés, la répétition de la même imputation vaudra confirmation de sa véracité – et invitation à ne pas s’abîmer dans une lecture présentée comme aussi frustre. »

Les ‘intellectuels’ ont alors le champ libre pour raconter tout et n’importe quoi au sujet des « travaux incriminés », se contra-disant parfois eux-mêmes. « Ce qui à mon sens (…) défait totale-ment la théorie du complot à cet égard, c’est que c’est très, très clair. Les intérêts ne sont pas cachés, il n’y a pas besoin d’aller soulever des coins d’ombres. » (Nicole Bacharan, Arte, 13/04/04). C’est exacte-ment pourquoi Chomsky et Herman prennent soin d’expliquer : « Pour expliquer le fonctionnement des médias de masse, nous ne recourons à aucun moment à l’hypothèse d’une conspiration. » (Manufacturing…)

Constamment dévalorisée, la critique radicale est accusée de tous les maux de la Terre. Elle aurait tendance à « glisser, parfois, sur une pente antidémocratique » (Géraldine Muhlmann, Lire, mai 2004), voire à épouser « un autre phénomène : celui de l’antisémitisme » (Nicolas Weill,

Le Monde des livres, 02/04/04). Rien que cela. Et n’oublions pas de préciser que Mr Choms-ky, bon ami de Ben Laden, se nourrit du sang de nouveaux-nés.

*

Si l’on veut bien admettre que le journaliste, quand il « flirte plutôt avec le pouvoir (…) on a raison de le dénoncer » (Géraldine Muhlmann, Lire, 2004), ou encore qu’il existe un ‘danger pour la démocratie’ quand il y a « mélange des genres entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui sont censés le contrôler » (Airy Routier, Le Nouvel Observateur, 01/07/99), « La perplexité n’a qu’un temps ; derrière des concessions superficielles à la critique radicale se profile une dénégation fondamentale. Contraints et forcés, les journalistes en vue et leurs faire-valoir universitaires concè-dent que les remontrances sont jus-tes… mais c’est pour ajouter que ceux qui les formulent ont tort. Leur objectif principal semble être de cir-conscrire l’espace des dérives qu’ils reconnaissent pour mieux répéter qu’elles n’entament en rien la mission démocratique des médias. (…) Le refus d’une critique structurelle appa-raît toutefois moins déconcertant quand on observe qu’il provient avant tout de journalistes occupants des positions de pouvoir ou de prestige, et retirant de leur médiatisation des dividendes symboliques non-négligeables (notoriété), lesquels peu-vent ensuite se transformer en avan-tages financiers appréciés – y compris par voie de promotion gratuite de leurs ouvrages, disques ou concerts. Leur rejet de tout ce qui pourrait les renvoyer à leur responsabilité propre de décideur est d’autant plus violent et sincère qu’ils ont intériorisés un système de valeur néolibéral accordant une place centrale à l’impulsion de l’entrepreneur. La remise en cause de l’ordre social capitaliste à laquelle conduit l’analyse structurelle leur paraît aussi menaçante que l’évocation d’une intentionnalité qui ne serait pas aussitôt accompagnée

des précautions permettant de ne pas se sentir soi-même visé. Pour être audible par les tenants du pouvoir médiatique, la critique doit ainsi donner à chacun la possibilité de s’en exclure. Ou celle de plaider un court-circuit collectif. [première guerre du golfe, affaire Outreau, Cons-titution européenne…] »

Les ventes sont en chutes li-bres, l’image des médias auprès du grand public et leur crédibi-lité se dégradent, « plus moyen de tourner autour du pot », oui, les médias connaissent des dérives, les professionnels sont prêt à l’admettre, à condition que l’on reconnaisse leur statut d’exception, et qu’ils conser-vent le monopole de la critique de leur profession. Deux privi-lèges leur permettent de s’accrocher à ce monopole : « celui de pouvoir célébrer le courage collectif de la profession chaque fois qu’un journaliste particulier est enlevé ou tué dans l’exercice de son métier (c’est ce qui explique l’écho formida-blement narcissique que suscite dans l’ensemble des médias chacune des initiatives de Reporters sans frontiè-res) ; celui, symétrique, de pouvoir occulter ou filtrer les critiques qui lui sont adressées. Il y a là un avantage exorbitant du droit commun. Une affaire peu reluisante pour les ca-mionneurs, les maçons et les apothi-caires peut trouver un écho dans l’opinion à condition qu’elle intéresse certains journalistes ; en revanche, une affaire peu reluisante pour les journalistes a peu de chances d’être relayée par des camionneurs ou des maçons à l’ensemble de la population des apothicaires. Or la presse concède aux intellectuels critiques peu d’occasion d’exposer eux-mêmes, librement (c’est à dire sans contrôle, ni intermédiaire, ni interjections permanentes), leurs analyses au grand public, hormis pr voie de diffu-sion en librairie de leurs ouvrages (pour ceux qui parviennent à être édités) et de samizdats dans le cyber-espace. Au demeurant, les grands médias, non contents de ne se sentir

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aucunement tenus de donner la parole à ceux qu’ils pourfendent avec d’autant plus d’aisance qu’ils en déforment la pensée, appliquent avec parcimonie leur obligation légale de publier les droits de réponse qui leur sont adressés. »

Voici comment on exclu les non-professionnels du débat sur les médias. Et pour les pro-fessionnels récalcitrants ? La technique est rodée, vieille comme le monde : le bâton et la carotte. Le bâton peut pren-dre toutes les formes qu’il prend ordinairement dans les entreprises (des pressions, pas de promotions…), plus d’autres, comme l’ostracisation de la part des interlocuteurs institutionnels ou encore, en dernier recours, l’arme fatale. L’article 3b de la convention collective nationale des journa-listes restreint leur liberté d’expression publique en stipu-lant qu’ils ne devront « en aucun cas porter atteinte aux intérêt de l’entreprise de presse dans laquelle ils travaillent ». La carotte, elle aus-si, peut prendre de nombreuses formes. La plupart du temps, il s’agit de carrière ou de prestige, de « dividendes symboliques » qui peuvent être ensuite échangées contre des dividendes beau-coup moins symboliques… On comprend assez vite l’intérêt de ‘jouer le jeu’.

*

Le 29 janvier 2005, Luc Ferry s’exprimait ainsi sur LCI : « Les altermondialistes s’égarent considéra-blement parce qu’ils s’imaginent que derrière ces phénomènes mondialisés – le jeu des marchés financiers, les délocalisations, la désindustrialisation de certains pays, le fait que les identi-tés culturelles soient balayées par une américanisation du monde qui uni-formise les modes de vie et donc dé-truit les cultures locales – il y a des gens qui contrôlent la chose et qui tirent les ficelles. Et qu’ils ont été formés en gros à l’école de Chicago,

que ce sont des néolibéraux, que ce sont des méchants. Et on retrouve les images d’Epinal avec les financiers à cigare et chapeaux haut-de-forme. Or le vrai problème, si vous voulez, c’est exactement l’inverse. Quand vous regardez, par exemple, les délocalisa-tions, ce qui est très frappant c’est que personne ne contrôle, personne n’est derrière. Ce sont des processus absolument automatiques. Il n’y a pas d’intelligence derrière. »

Pour un ‘philosophe’, la criti-que est un peu caricaturale. Si cette ‘image d’Epinal’ est relati-vement courante dans l’imaginaire collectif des mou-vements sociaux, l’analyse criti-que des structures sociales, et des médias qui les servent, est bien souvent à des années lu-mières d’une telle simplicité.

Mais ce qui frappe surtout dans ce commentaire, c’est la présen-tation (ô combien classique) de l’évolution des structures éco-nomiques et sociales de la so-ciété comme des forces telluri-ques, sur laquelle l’homme aurai moins de pouvoir encore que sur les phénomènes météorolo-giques ou les lois de la physique (on pense bien sûr à TINA, le fameux There Is No Alternative de Maggie Tatcher).

Si l’ordre social actuel est natu-rel, il devient alors absurde, voire dangereux, de le modifier. La plus grande sagesse est de s’y adapter, et la politique doit être circonscrite aux modalités de cette adaptation. En 1932 déjà, Paul Nissan explorait les dessous d’une telle analyse dans son livre Les chiens de garde : « Quand les idées bourgeoises furent regardées comme les productions d’une raison éternelle, quand elles eurent perdu le caractère chancelant d’une production historique, elles eurent alors la plus grande chance de survi-vre et de résister aux assauts. Tout le monde perdit de vue les causes maté-rielles qui leur avaient donné nais-sance et les rendaient en même temps

mortelles. La philosophie d’au-jourd’hui poursuit cet effort de justifi-cation ». Tout comme les médias dans lesquels celle-ci pérore…

Jean Jacques Rosat : Quand les intellectuels s’emparent du fouet.

Orwell et la défense de l’homme ordinaire.

« La question décisive en politique aujourd’hui n’est pas de savoir si l’on dispose de la théorie vraie : comme toutes les théories, les théories politi-ques sont faillibles et partielles ; et, parce qu’elles sont politiques, elles peuvent facilement devenir des ins-truments de pouvoir et de domina-tion. La question politique décisive est de savoir comment, dans le monde moderne, chacun, même si il est un intellectuel, peut rester un homme ordinaire, comment il peut conserver sa capacité de se fier à son expérience et à son jugement, comment il peut préserver son sens du réel et son sens moral. ». C’est le postulat de Jean-Jacques Rosat et dans son article il travail à démontrer que celui-ci est au cœur de toutes les œuvres de George Orwell.

C’est particulièrement remar-quable dans 1984 et son fa-meux deux et deux font cinq : « Le Parti vous disait de rejeter le témoignage de vos yeux et de vos oreilles. C’était son commandement ultime, et le plus essentiel. Le cœur de Winston défaillit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le vaincrait dans une discussion, aux arguments qu’il serait incapable de comprendre et auxquels il pourrait encore moins répondre. Et cependant, c’était lui qui avait raison. Il fallait défendre l’évident, le bêta et le vrai. Les truismes sont vrais, cramponne toi à cela. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau est humide, et les objets que l’on lâche tombent vers le centre de la terre. Avec le sentiment (…) qu’il posait un axiome important, il

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écrivit : ‘la liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Si cela est accordé, tout le reste suit.’ »

Ce besoin de percevoir le monde de façon objective, fut-ce à travers ses réalités les plus simples, remonte chez Orwell à de nombreuses années avant la publication de 1984. Ainsi en 1936, dans une lettre à l’écrivain américain Henry Mil-ler, Orwell déclarait déjà : « J’ai en moi une sorte d’attitude terre à terre solidement ancrée qui fait que je me sens mal à l’aise dès que je quitte ce monde ordinaire où l’herbe est verte, la pierre dure, etc. ». Ou en-core, à une autre occasion : « le mot écrit perd de son pouvoir s’il s’éloigne trop ou, plus exactement, s’il demeure trop longtemps éloigné du monde ordinaire ou deux et deux font quatre. »

Ces exemples ne sont pas pris par hasard. En effet, les juge-ments de la perception et les jugements arithmétiques élé-mentaires ont une caractéristi-que commune, nous explique J.J. Rosat à travers un ouvrage de James Conant (commenta-teur d’Orwell). Une fois qu’un membre de notre communauté linguistique en assimile les prin-cipes de base et devient capable de les appliquer, ce sont des jugements dont celui-ci peut vérifier la justesse ou l’erreur par lui-même, et donc indépen-damment des consensus en vigueur au sein de sa communauté.

Ces jugements sont les plus basiques, mais d’autres juge-ments simples peuvent être émis sur la réalité en prenant compte de ce que l’on perçoit plu-tôt que ce que l’on nous raconte.

« L’existence du monde ordinaire repose donc sur la capacité de chacun de nous à établir la vérité d’un cer-tain nombre d’affirmations par lui-même, indépendamment de ce que peuvent affirmer les autres et, plus encore, indépendamment de tout

pouvoir. Cette capacité est la caracté-ristique première de l’homme ordi-naire. En se cramponnant à ces affirmations, Winston, le personnage central de 1984, lutte pour rester un homme ordinaire, pour penser et agir en sorte que le monde ordinaire continue d’exister.

Car le monde ordinaire peut dispa-raître.

C’est la découverte terrifiante qu’a faite Orwell en 1937 – un choc qui va déterminer pour le reste de sa vie aussi bien son activité politique que son travail d’écrivain. De retour d’Espagne après avoir combattu le fascisme dans la milice du POUM et après avoir dû s’enfuir pour échapper d’extrême justesse à son arrestation par les communistes, il est abasourdi par la manière dont la presse de gauche anglaise rend compte des événements espagnols et par le degré auquel les intellectuels de gauche ne veulent rien savoir de la liquidation systématique des anarchistes et des militants du POUM par les stali-niens. Voici comment, dans ses ‘réflexions sur la guerre d’Espagne’, écrites cinq ans plus tard, en 1942, à Londres et sous les bombes alleman-des, il évoque sa prise de conscience de ce qui est pour lui le trait essentiel, totalement neuf et totalement terri-fiant, du totalitarisme : ‘Tôt dans ma vie je m’étais aperçu qu’un jour-nal ne rapporte jamais correctement un événement, mais en Espagne, pour la première fois, j’ai vu rappor-ter dans les journaux des choses qui n’avaient plus rien à voir avec les faits, pas même le genre de relation que suppose un mensonge ordinaire. J’ai vu rapporter de grande batailles là où aucun combat n’avait eu lieu et un complet silence là où des centaines d’hommes avaient été tués. (…) J’ai vu les journaux de Londres débiter ces mensonges et des intellectuels zélés bâtir des constructions émotionnelles sur des événements qui n’avaient jamais eu lieu. J’ai vu, en fait, l’histoire s’écrire non pas en fonction de ce qui s’était passé, mais en fonc-tion de ce qui aurait dû se passer

selon les diverses lignes de parti. (…) Ce genre de chose m’effraie, car il me donne souvent le sentiment que le concept même de vérité objective est en voie de disparaître du monde. (…) dans la pratique, il y avait toujours tout un ensemble de faits sur lesquels à peu près tout le monde pouvait s’accorder. Si vous regardez l’histoire de la dernière guerre [la première Guerre mondiale], dans l’Encyclopedia Britannica par exemple, vous vous apercevrez qu’une bonne partie des données sont empruntées à des sources allemandes. Un historien allemand et un histo-rien anglais seront en profond désac-cord sur bien des points, et même sur des points fondamentaux, mais il y aura toujours cet ensemble de faits neutres, pourrait-on dire, à propos desquels aucun des deux ne contestera sérieusement ce que dit l’autre. C’est précisément cette base d’accord (…) que détruit le totalitarisme (…) L’objectif qu’implique cette ligne de pensée est un monde de cauchemar où le Chef , ou une clique dirigeante, ne contrôle pas seulement l’avenir, mais aussi le passé. Si le Chef dit de tel ou tel événement ‘cela n’a jamais eu lieu’ – eh bien, cela n’a jamais eu lieu. S’il dit que deux et deux font cinq – eh bien, deux et deux font cinq. Cette perspective me terrifie beaucoup plus que les bombes – et après ce que nous avons vécu ces dernières années, ce ne sont pas des propos en l’air. »

*

Selon J.J. Rosat, qui est donc cet ‘homme ordinaire’ Que vante George Orwell ?

« L’homme ordinaire n’est ni le militant ni le citoyen. L’horizon de ses jugements n’est ni l’histoire de l’humanité ni la nation, mais le monde concret et particulier de son expérience, celui sur lequel il a prise et où ses actes ont un sens pour lui. (…) L’homme ordinaire, ajoute Orwell, est ‘apolitique et amoral’, non pas au sens où il ignorerait tout code moral et ne voterait jamais aux élections, mais au sens où ni les

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doctrines morales ni les idéologies politiques ne sont les véritables res-sorts de sa conduite. Cette passivité rend l’homme ordinaire plus sensible et plus réceptif aux événements qui bouleversent notre monde et à leur véritable signification que celui qui les appréhende essentiellement à travers les doctrines et les mots. »

On trouve un parfait spécimen d’homme ordinaire dans Un peu d’air frais, un des romans de George Orwell les plus mécon-nus. Cet homme ordinaire s’appelle George Bowling. Vendeur d’assurance et vétéran de la première Guerre mon-diale, celui-ci n’a rien d’un intel-lectuel ou d’un militant. Mais malgré cela (ou peut être bien grâce à cela), il perçoit mieux que quiconque tant la nouvelle guerre qui s’approche que ses possibles conséquences : « Je ne suis pas un imbécile, mais je ne suis pas non plus un intellectuel. En temps normal mon horizon ne dé-passe pas celui du type moyen de mon âge, qui gagne 7 livres par semaines et qui a deux gosses à élever. Et pourtant, j’ai assez de bon sens pour voir que l’ancienne vie à laquelle nous sommes accoutumés est en voie d’être détruite jusque dans ses racines. Je sens que ça vient.. Je vois la guerre qui s’approche et l’après guerre, les queues devant les magasins d’alimentation, la police secrète et les hauts-parleurs qui vous disent ce qu’il faut penser. Et je ne suis pas le seul dans ce cas. Il y en a des millions comme moi. Les types ordinaires que je croise partout, les types que je rencontre dans les pubs, les conduc-teurs d’autobus, les représentant en quincaillerie – tous se rendent compte que le monde va mal. »

Il n’est pas engagé politique-ment, mais son « bon sens » se révolte : « Qu’adviendra-t-il des gens comme moi si nous devons avoir le fascisme en Angleterre ? La vérité est que ça ne fera probablement pas la moindre différence. (…) Le type ordinaire comme moi, celui qui passe

inaperçu, suivra son train-train habituel. Et pourtant, ça me terrifie – je vous dit que ça me terrifie. »

Un autre passage d’Un peu d’air frais illustre à merveille la peur presque panique de George Orwell envers les intellectuels. C’ « est celui où Bowling se rend à une réunion du Club du Livre de Gauche. Ce Club a réellement exis-té : créé en 1936 par l’éditeur Victor Gollancz, c’était un club de diffusion de livres militants (…) et, en même temps, un réseau de cercles qui orga-nisaient des conférences et qui compta jusqu’à 1200 groupes et 57000 membres à travers toute l’Angleterre. ». Bowling y assiste à une conférence de dénoncia-tion du fascisme et d’Hitler par un activiste du Front populaire venu de Londres. Mais tout ce que Bowling entend dans ce discours, c’est la haine et ses slogans : « Vous connaissez le

refrain. Ces types-là peuvent vous le moudre pendant des heures, comme un gramophone. Tournez la mani-velle, pressez le bouton, et ça y est. Démocratie, fascisme, démocratie. Je trouvais quand même un certain intérêt à l’observer. Un petit homme assez minable, chauve et blanc comme un linge, debout sur l’estrade, à lâcher des slogans. Qu’est ce qu’il fait là ? Ouvertement, de façon délibérée, il attise la haine. Il se démène pour vous faire haïr certains étrangés qu’il appelle fascistes. Drôle de chose, je me disais, être ‘M. Untel, l’anti-fasciste bien connu’. Drôle d’affaire, l’anti-fascisme. Ce type, je suppose qu’il gagne sa croûte en écrivant des livres

contre Hitler. Qu’est ce qu’il faisait avant Hitler ? Et qu’est ce qu’il fera si Hitler disparaît ? (…) Il essaye d’attiser la haine chez ceux qui l’écoutent, mais ce n’est rien à côté de la haine qu’il éprouve personnelle-ment. (…) Si vous le fendiez en deux pour l’ouvrir, tout ce que vous y trouveriez ce serait démocratie-fascisme-démocratie. Ca serait inté-ressant de connaître la vie privée d’un type pareil. Mais a-t-il seulement une vie privée ? Peut être même rêve-t-il en slogans ? (…) Je vis la vision qui était la sienne. (…) Ce qu’il voit (…) c’est une image de lui-même frappant des visages avec une clé anglaise, des visages fascistes, bien entendu. (…) C’est ce qu’il a en tête, qu’il dorme ou qu’il veille, et plus il y pense, plus il aime ça. Et tout est très bien du moment que les visages écra-bouillés sont des visages fascistes. C’est ce que vous pouviez entendre au son même de sa voix. »

Pourtant, comme le fait juste-ment remarquer J.J. Rosat, « on ne saurait soupçonner Orwell de faiblesse à l’égard du fascisme : dès décembre 1936 il partit le combattre en Espagne les armes à la main, et la balle qui, en mai 1937, lui traver-sa la gorge et faillit lui coûter la vie venait d’une tranchée fasciste. Orwell- Bowling déteste donc le fascisme au moins autant que le propagandiste à la tribune. Mais il ne le déteste pas de la même manière. Et la manière ici est essentielle. Il le déteste comme un homme ordinaire, pas comme un intellectuel activiste. Qu’est ce qu’Orwell-Bowling perçoit d’insup-portable et même de terrifiant chez le

« Ce qui me tracasse en ce moment, c’est qu’on ne sait pas très bien si dans des pays comme l’Angleterre les gens ordinai-res font suffisamment la différence entre démocratie et despo-tisme pour avoir envie de défendre leurs liberté. (…) Les intel-lectuels qui affirment aujourd’hui que démocratie et fascisme c’est blanc bonnet et bonnet blanc, etc. me dépriment au plus haut point. Mais il se peut qu’au moment de l’épreuve de vérité les gens ordinaires s’avèrent être plus intelligents que les gens brillants. » George Orwell, lettre à son éditeur, Victor Gollancz

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professionnel de l’anti-fascisme ? Le fonctionnement mécanique de son langage. Son discours et ses mots ont perdu tout contact avec le monde ordinaire. ». Ce fonctionnement mécanique du langage se substi-tue au sens critique et à la fa-culté de jugements. « Dès lors, leur contenu [aux mots] importe moins que le pouvoir qu’ils lui don-nent sur ceux à qui il s’adresse. Ses mots sont devenus les instruments d’une violence qu’il exerce à l’égard des autres. Mais elle opère aussi sur lui-même puisqu’il n’éprouve plus qu’une seule émotion : la haine. Bien qu’il se réclame de la démocratie, le propagandiste antifasciste a déjà quelque chose de l’intellectuel totali-taire. »

*

Car selon George Orwell, l’opposé de l’homme ordinaire, c’est précisément l’homme totalitaire, « c’est à dire l’individu qui est dépossédé de sa capacité d’exercer son jugement de manière indépendante, et du même coup de sa capacité d’éprouver tout l’éventail des sentiments ordinaires. (…) Il im-porte de bien comprendre ici que l’adjectif ‘totalitaire’ ne s’applique pas seulement à des régimes et à des mouvements politiques mais à des idées et mécanismes intellectuels dans le monde moderne. »

C’est pour cela que chez George Orwell le terme ‘totali-taire’ peut s’appliquer à des individus ou des mouvements issus de ce que l’on appellerai

aujourd’hui la ‘société civile’, comme des journalistes ou des intellectuels, avec les visions qu’ils peuvent retranscrire à travers leurs idées.

Mais quelles sont les idées qui peuvent être totalitaires ? « La réponse d’Orwell est claire : les idées qui sont capables de briser notre relation au monde ordinaire. Ce qui rend une idée totalitaire, ce n’est pas son contenu particulier (rien n’est plus opposé quant à leur contenu respectifs que les idées fascistes et communistes) mais son fonctionne-ment, ou, plus exactement, sa capaci-té à fonctionner comme une arme pour détruire l’homme ordinaire. Aucun régime ou mouvement n’a jamais déclaré que deux et deux font cinq. Ce serait une croyance aussi absurde que peu efficace. Mais si Orwell en fait le paradigme de l’idée totalitaire, c’est que l’absurdité même de son contenu fait mieux ressortir sa fonction première : priver les indivi-dus de tout usage de leur propre entendement (…) ou de tout usage de leurs propres concepts… »

Et « , pour Orwell, la possibilité d’implanter des dogmes totalitaires irrationnels dans un esprit dépend de la perméabilité de celui-ci aux argu-ments du scepticisme philosophique ». A cet égard il est intéressant de constater que Winston, le per-sonnage principal de 1984 connaît son pire moment de doute alors qu’il s’essaye aux constructions intellectuelles sceptiques : « Le Parti finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudrait le croire. (…) Ce n’était pas seulement la validité de l’expérience mais l’existence même d’une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philosophie. L’hérésie des hérésie était le sens commun. Et ce qui était terrifiant, ce n’est pas qu’ils vous tuent si vous pensiez autrement, mais que peut-être ils avaient raison. Car après tout, comment pouvons nous savoir que deux et deux font quatre ? Ou qu’il y a une force de gravitation ? Ou que

le passé est immuable ? Si le passé et le monde extérieur n’existent que dans l’esprit et si l’esprit lui même peut être contrôlé – alors quoi ? »

Le scepticisme peut nous faire douter de tout – et de son contraire. Continuer d’agir dans un monde que l’on ne peut être sûr de connaître requiert de l’accepter tel qu’il nous est livré par nos perceptions, si faillibles soient elles. « Ce qu’Orwell décrit comme la passivité de l’homme ordi-naire n’est ainsi rien d’autre que son acceptation du monde ordinaire.

A l’inverse les intellectuels ont une forte tendance à ne pas se reconnaître comme des hommes ordinaires, c’est à dire à ne pas reconnaître la part écrasante de l’ordinaire dans leurs existences (…) cette difficulté des intellectuels à s’assumer comme des gens ordinaires est évidemment liée à leur rapport au langage. L’intellectuel est, par définition, l’homme des mots, l’homme qui vit par les mots, dans les mots, et dont le rapport au monde passe davantage par les mots que par le regard, l’action ou plus générale-ment l’expérience. (…) les intellec-tuels (…) peuvent alors, à la ma-nière de Descartes, s’enfermer dans leur ‘poêle pour douter de l’existence du monde extérieur et même de celle de leur propre corps, en utilisant les mots, coupés de leur usage ordinaire, dans des méditations métaphysiques. Mais ils peuvent aussi les faire fonc-tionner, tout aussi coupés du monde ordinaire, comme des instruments de déformation de la réalité (dans la propagande par exemple) et comme instruments d’exercice du pouvoir sur les esprits. Une des leçons de 1984 est que ces deux usages ne sont pas sans rapports l’un avec l’autre, et que des arguments produits dans les jeux apparemment inoffensifs de la spécu-lation peuvent, quand ils sont maniés par des intellectuels de pouvoir, deve-nir de puissants moyens de destruc-tion de la liberté de penser. Par exemple, pour convaincre Winston que le Parti peut se rendre maître du passé, O’Brien utilise l’arsenal des

« Le fascisme ne vise pas tant à gouverner l’Italie qu’à monopoliser le contrôle des consciences italiennes. Il ne lui suffit pas de posséder le pou-voir : il veut posséder la conscience privée de tous les citoyens, il veut la ‘conversion’ des Italiens » Giovanni Amendola, Il Mondo, 1er avril 1923

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arguments classiques de l’idéalisme qui tendent à prouver que le passé n’existe pas en tant que tel, mais seulement dans l’archive et dans l’esprit des hommes. »

Il est intéressant de remarquer ici que c’est un intellectuel qui se charge de briser Winston, « O’Brien n’est pas un intellectuel au service d’une classe dominante. La caste dominante, c’est lui. »

*

Car « selon Orwell, en effet, le totali-tarisme est le rêve secret de l’intelligentsia. » Dans un essai écrit en 1946 et intitulé ‘James Burnham et l’ère des organisa-teurs’, Georges Orwell déve-loppe la notion « du culte de la puissance qui exerce une telle emprise sur les intellectuels. Le communiste en est une variante plus courante, du moins en Angleterre. Si l’on étudie le cas des personnes qui, tout en ayant une idée de la véritable nature du régime soviétique, sont fermement russophiles on constate que, dans l’ensemble, elles appartiennent à cette classe des ‘organisateurs’ à laquelle Burnham consacre ses écrits. En fait, ce ne sont pas des organisateurs au sens étroit, mais des scientifiques, des techniciens, des enseignants, des bureaucrates, des politiciens de mé-tier : de manière générale , des repré-sentants des couches moyennes qui se sentent brimés par un système qui est encore partiellement aristocratique, et qui ont soif de pouvoir et de prestige. Ils se tournent vers l’URSS et y voient – ou croient y voir – un sys-tème qui élimine la classe supérieure, maintient la classe ouvrière à sa place et confère un pouvoir illimité à des gens qui leur sont très semblables. (…) L’intelligentsia britannique désavouerait Burnham, et pourtant il formule en réalité son vœu secret : la destruction de la vieille version égali-taire du socialisme et l’avènement d’une société hiérarchisée ou l’intellectuel puisse enfin s’emparer du fouet. »

C’est manifestement le cas dans 1984. Ainsi, alors que l’on

prend trop facilement cet ou-vrage pour une satire du fas-cisme ou du stalinisme on pourrait y voir, comme le note J.J. Rosat « une satire du rêve secret de l’intelligentsia de gauche britan-nique »

Orwell n’a aucune confiance en une quelconque ‘avant garde’ prométhéenne. Mais il accorde un crédit tout particulier à la décence et au bon sens. Ainsi, dans une critique d’un recueil d’essai de Jack Common, au-teur issu d’un milieu ouvrier : « on entend ici la voix authentique de l’homme ordinaire, de cet homme qui introduirait une nouvelle honnêteté dans la gestion des affaires, si seule-ment il y accédait, au lieu de ne jamais sortir des tranchées, de l’esclavage salarié et de la prison. »

Mais ce n’est pas tout, dans cette même critique non seule-ment Orwell expose le gouffre qu’il peut y avoir entre des travailleurs et des intellectuels socialistes, mais il avance que ce qui fait échouer les révolu-tions, en dernier lieu, ce sont les intellectuels. « le mot ‘socia-lisme’ a pour un travailleur une signification toute différente de celle qu’il revêt aux yeux d’un marxiste originaire de la classe moyenne. Pour ceux qui tiennent effectivement entre leurs mains les destinées du mouve-ment socialiste, la quasi-totalité de ce qu’un travailleur entend par ‘socia-lisme’ est soit absurde soit hérétique. (…) Les travailleurs manuels ac-quièrent dans une civilisation machi-niste, de par les conditions même dans lesquels ils vivent, un certain nombre de traits de caractère : droi-ture, imprévoyance, générosité, haine des privilèges. C’est à partir de ces dispositions précises qu’ils forgent leur conception de la société future, au point que l’idée d’égalité fonde la mystique du socialisme prolétarien. C’est là une conception très différente de celle du socialiste de la classe moyenne, qui vénère en Marx un prophète. (…) ce à quoi on assiste à

chaque fois, c’est à un soulèvement prolétarien très vite canalisé et trahi par les malins qui se trouvent au sommet, et donc à la naissance d’une nouvelle classe dirigeante. Ce qui ne se réalise jamais, c’est l’égalité. »

*

Si Orwell se méfie de la dicta-ture de l’avant garde, il n’est pas plus intéressé par celle du pro-létariat. « D’abord, l’idée d’at-tribuer à la classe ouvrière, parce qu’elle est la classe exploitée, un rôle dirigeant ou messianique est totale-ment étrangère à Orwell. Et surtout, les dispositions morales qu’il recon-naît aux ouvriers ordinaires (…) ne sont pas spécifiquement ouvrières : elles relèvent de l’honnêteté commune, de ce qu’il appelle lui-même la common decency : cette morale déclarée ‘bourgeoise’ par les intellec-tuels de gauche et, à ce titre, décriée par eux – morale qui est simplement celle des gens ordinaires. »

C’est dans un essai sur Dickens qu’Orwell met en relief cette morale des gens ordinaires, « un des traits caractéristique de la culture populaire occidental. Il est présent dans les contes et les chansons humo-ristiques, dans des figures mythiques comme Mickey Mouse ou Popeye (deux avatars de Jack le Tueur de Géants), dans l’histoire du socialisme ouvrier. (…) C’est le sentiment qu’il faut toujours être du côté de l’opprimé, prendre le parti du faible

« J’ai toujours su qu’un savetier de Bohême est plus proche du sens de la vie qu’un penseur néo-allemand. Pourquoi fau-drait-il que le peuple soit excité et ébranlé par ses forces relevant de la terre et du sang ? Et comment une telle chose pourrait-elle lui être profitable ? Voilà qui est plus affaire de croyance que de dé-monstration. » Karl Kraus, Troisième nuit de Walpurgis

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contre le fort. (… L)’homme ordi-naire vit toujours dans l’univers de Dickens, la plupart des intellectuels, pour ne pas dire tous, se sont ralliés à une forme de totalitarisme ou à une autre. D’un point de vue marxiste ou fasciste, la quasi-totalité des valeurs défendues par Dickens peuvent être assimilées à la ‘morale bourgeoise’ et honnies à ce titre. Mais pour ce qui est des conceptions morales, il n’y a rien de plus ‘bourgeois’ que la classe ouvrière anglaise. Les gens ordinaires, dans les pays occidentaux, n’ont pas encore accepté l’univers mental du ‘réalisme’ et de la politique de la Force. (…) Dickens a su exprimer sous une forme comique, schématique et par là même mémorable, l’honnêteté native de l’homme ordi-naire. Et il est important que, sous ce rapport, des gens de toutes sortes puissent être décrits comme ‘ordinai-res’. Dans un pays tel que l’Angleterre, il existe, par-delà la division des classes, une certaine unité de culture. Tout au long de l’ère chrétienne, et plus nettement encore après la Révolution française, le monde occidental a été hanté par les idées de liberté et d’égalité. Ce ne sont que des idées, mais elles ont pénétré toutes les couches de la société. On voit partout subsister les plus atroces injustices, cruautés, mensonges, sno-bismes, mais il est peu de gens qui puissent contempler tout cela aussi froidement qu’un propriétaire d’esclaves romains par exemple. »

J.J. Rosat tire trois remarques de cet essai sur la morale.

-Tout d’abord, et bien qu’Orwell la dise native au sens où elle ne découle d’aucun code morale particulier, « l’honnêteté commune est un héritage historique » puisqu’elle était inconnue au propriétaire d’esclaves romain et qu’Orwell l’associe au chris-tianisme et à la Révolution française. Si cette honnêteté est apparue dans l’histoire, elle peut très bien en disparaître. « Le totalitarisme n’est rien d’autre que la tendance à la liquidation de

l’honnêteté commune – tendance méthodiquement mise en œuvre par certains courants et régimes politi-ques, mais tendance inscrite comme une possibilité dans la structure même des sociétés contemporaines. »

-Ensuite, l’honnêteté commune « a pénétré toutes les classes de la société. Elle n’a pas aboli celles-ci, bien évidemment, pas plus qu’elle n’a aboli la lutte des classes. Mais elle constitue un ensemble de dispositions et d’exigences à partir desquelles des hommes appartenant à des classes différentes, voire antagonistes, peu-vent, pourvu qu’ils le veuillent vrai-ment, partager quelque chose de leurs existences. (…) Orwell ne dit pas, comme Engels : faisons d’abord la révolution ; alors, dans les nouvelles conditions économiques et sociales émergera une humanité nouvelle et par conséquent une morale nouvelle que nous sommes incapables au-jourd’hui d’anticiper. Orwell dit plutôt : nous savons tous parfaite-ment ce qu’est l’honnêteté commune ; faisons la révolution pour abolir les barrières de classe qui l’offensent en permanence et qui empêchent qu’elle soit la base effective de la vie sociale. Aucune révolution démocratique ne saurait nous dispenser de l’honnêteté commune, quelles que puissent être ses formes politiques et économique. »

-Enfin, l’intelligentsia moderne, fascinée par l’univers mental du ‘réalisme’ et la politique de la Force, « s’est coupée de ce socle à la fois historique et humain qu’est l’honnêteté commune (…), elle est devenue antidémocratique en politi-que et ‘réaliste’, c’est à dire cynique, en morale (…) Les effets moralement corrupteur de ce réalisme, Orwell ne les discerne pas seulement dans la presse ou les écrits politiques mais dans la littérature et jusque dans la poésie. »

C’est une chose que d’écrire un assassinat, c’en est une autre que d’avoir ‘les mains sales’ et Orwell ne goûte pas la légèreté des intellectuels qui brouillent les barrières : « remarquez

l’expression ‘le nécessaire assassi-nat’ : elle ne peut avoir été employée que par quelqu’un pour qui l’assassinat est tout au plus un mot. En ce qui me concerne, je ne parlerais pas aussi légèrement de l’assassinat. Il se trouve que j’ai vu quantité de corps d’hommes assassinés (…) J’ai donc quelque idée de ce qu’est un assassinat – la terreur, la haine, les gémissements des parents, les autop-sies, le sang, les odeurs. Pour moi, l’assassinat doit être évité. C’est aussi l’opinion des gens ordinaires (…) Le type d’amoralisme de M. Auden est celui des gens qui s’arrangent toujours pour ne pas être là quand on appuie sur la détente. »

*

Mais comment s’est opérée cette perte de l’ordinaire ? Ou « Comment un poète de l’envergure d’Auden – mais on pourrait poser la même question pour Aragon – a-t-il pu être attiré vers le ‘réalisme’ et trahir ainsi les valeurs libérales qui sont la condition d’existence d’une littérature authentique ? »

C’est encore dans un autre essai de George Orwell que cherche J.J. Rosat : Dans le ventre de la baleine. Dans celui-ci Orwell expose la profonde détresse spirituelle et mentale de la culture anglaise (et occidentale) au XXe siècle. « En 1930, il n’y avait aucune activité, sauf peut être la recherche scientifique, les arts et l’engagement politique de gauche à laquelle puisse croire un individu conscient. La civilisation occidentale était au plus bas de son prestige et le ‘désenchantement’ était partout. Qui pouvait encore envisager de réussir sa vie dans les carrières traditionnelles de la classe moyenne – en devenant officier, clergyman, agent de change, fonctionnaire aux Indes ou que sais-je encore ? Et que restait-il des va-leurs de nos grands-parents ? Le patriotisme, la religion, l’Empire, la famille, le caractère sacré du mariage, la cravate aux couleurs du collège, la naissance, l’éducation, la discipline – tout individu moyennement éduqué

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pouvait en trois minutes vous démon-trer l’inanité de tout cela. Mais qu’obtient-on, en fin de compte, en se débarrassant de choses aussi élémen-taires que le patriotisme ou la reli-gion ? On n’est pas pour autant débarrassé du besoin de croire à quelque chose. (…) Je ne crois pas qu’il faille aller chercher plus loin les raisons pour lesquelles les jeunes écrivains des années 1930 se sont rassemblés sous la houlette du parti communiste. Il y avait là une Eglise, une armée, une orthodoxie, une discipline. Il y avait là une Patrie et – en tout cas depuis 1935 ou à peu près – un Führer. Tous les atta-chements profonds et toutes les supers-titions dont l’esprit avait apparem-ment fait litière pouvaient revenir en force sous le plus mince des déguise-ments. Le patriotisme, l’Empire, la religion, la gloire militaire – tout cela était contenu dans un seul mot : ‘Russie’. (…) Dans ces conditions, le ‘communisme’ de l’intellectuel anglais apparaît comme un phénomène assez aisément explicable : c’est le patrio-tisme des déracinés. »

Et Orwell, pourtant lucide sur les travers de l’Angleterre (par exemple, sur l’impérialisme : « Les fonctionnaires maintiennent les Birmans à terre pendant que les hommes d’affaires leur font les po-ches. ») restera néanmoins tou-jours fervent patriote (allant même jusqu’à vanter la cuisine anglaise !) : « il ne s’est jamais reconnu dans l’internationalisme abstrait du communisme qu’il n’a cessé de dénoncer comme un instru-ment à peine masqué de la politique de puissance soviétique. Et quand, en 1936, il part combattre en Espagne, il ne le fait pas en activiste de la révolution mondiale mais comme un Anglais socialiste, solidaire des Es-pagnols antifascistes ; et c’est dans cet esprit qu’il écrira Hommage à la Catalogne. »

Ce patriotisme tient, selon J.J.

Rosat, à deux causes principa-les : D’abord Orwell est terre-à-terre ; conscient de ne pas vivre dans un monde abstrait « où hommes, lieux et coutumes sont interchangeables », ensuite, il est fondamentalement confiant dans l’imperméabilité, tant de la classe populaire que de la classe dirigeante anglaises au fas-cisme : « Ce type de climat où vous n’osez pas parler de politique de peur que la Gestapo ne surprenne vos paroles, ce climat est tout bonnement impensable en Angleterre. Toute tentative de l’instaurer sera brisée dans l’œuf, non pas tant par une résistance consciente que par l’incapacité des gens ordinaires à comprendre ce qu’on attendrait d’eux. (…) La classe dirigeante britannique croit à la démocratie et à la liberté individuelle en un sens étroit et quelque peu hypocrite. Mais du moins elle croit à la lettre de la loi et s’y tiendra parfois même quand elle n’est pas à son avantage. Rien n’indique qu’elle évolue vers une mentalité véritablement fasciste. ». En Angleterre, seuls les intel-lectuels ont été gagnés au totali-tarisme. Orwell ne leur fera jamais véritablement confiance.

« Comme on le voit, le modèle de l’intellectuel ordinaire – de l’intel-lectuel qui se reconnaît comme un homme ordinaire – se distingue très clairement de celui de l’intellectuel engagé. Celui-ci se vit d’abord comme séparé, puis va rejoindre le combat des autres hommes au nom des va-leurs intellectuelles et universelles qui sont les siennes : il court ainsi le risque permanent de se poser comme une autorité dictant aux autres ce qu’ils doivent faire ou assignant à leurs actes un sens qu’il prétend mieux connaître qu’eux-mêmes. L’intellectuel ordinaire, lui, vit les événements et y réagit en homme ordinaire qu’il est et qu’il reconnaît être. Orwell a vécu l’approche de la

guerre et la montée des totalitarismes avec les sentiments et les mêmes réactions que son vendeur d’assu-rances Georges Bowling. Certes, parce qu’il était un intellectuel, et plus particulièrement un écrivain, il avait la capacité de mettre ses réactions en mots et en idées. Mais il ne préten-dait pas pour autant être un porte-parole.

On peut se demander si ce modèle ne constitue pas pour un intellectuel la seule manière d’essayer d’être et de rester un démocrate. »

George Orwell : La politique et la langue

anglaise (extrait)

« Les discours et les écrits politiques sont aujourd’hui pour l’essentiel une défense de l’indéfendable, (…) à l’aide d’arguments d’une brutalité insupportable à la plupart des gens, et qui ne cadrent pas avec les buts affichés des partis politiques. Le langage politique doit donc principa-lement consister en euphémismes, pétitions de principes et imprécisions nébuleuses. Des villages sans défense subissent des bombardement aériens, leurs habitants sont chassés dans les campagnes, leur bétail est mitraillé, leurs huttes sont détruites par des bombes incendiaires : cela s’appelle la pacification. Des milliers de paysans sont expulsés de leurs fermes et jetés sur les routes sans autre viatique que ce qu’ils peuvent emporter : cela s’appellera un transfert de population ou une rectification de frontière. Des gens sont emprisonnés sans jugement pendant des années, ou abattus d’une balle dans la nuque, ou envoyés dans des camps (…) : cela s’appellera l’élimination des éléments suspects. Cette phraséologie est nécessaire si l’on veut nommer les choses sans évoquer les images mentales corres-pondantes. »

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LQR, La propagande au quotidien ; Eric Hazan, éditions Raisons d’agir

C’est une thèse audacieuse que soutient Eric Hazan : le Fran-çais (celui parlé sur la ‘place publique’) aurai muté en une variante qu’il se propose d’appeler la LQR, ou Lingua Quintae Respublicae (la langue de la Vè république). Le postu-lat est énorme, une mutation du français parlé ? Et ce n’est pas tout.

Le titre du livre fait allusion à un ouvrage d’un dénommé Viktor Klemperer : LTI ou Lingua Tertii Imperi (la langue du troisième Reich). Ce Mr Klempe-rer, professeur de philo-logie qui se trouvait être juif, fut chassé de son poste à l’université de Dresde par les nazis en 1933, et a par la suite tenu un journal sur l’apparition et la mon-tée en puissance de la LTI.

Est-ce à dire qu’Eric Hazan compare la Vè République au IIIe Reich ? C’est plus com-pliqué que cela. « En intitulant mon livre LQR, ‘Lingua Quintae Respubli-cae’ – la langue de la Cin-quième République – mon intention n’était pas de comparer la république gaullo-chiraquienne au nazisme. Mais la langue de Goebbels et la novlangue actuelle ont ceci de commun qu’elles se sont imposées, comme disait Klempe-rer, ‘de façon mécanique et incons-ciente’, même si les buts et les moyens sont différents. » (La fabrique du baratin, Eric Hazan, CQFD, avril 2006) « La LTI visait à galvaniser, à fanatiser ; la LQR s’emploie à

assurer l’apathie, à prêcher le multi-tout-ce-qu’on-voudra du moment que l’ordre libéral n’est pas menacé. C’est une arme postmoderne, bien adaptée aux conditions démocratiques, où il ne s’agit plus de l’emporter dans la guerre civile mais d’escamoter le conflit, de le rendre invisible et inau-

dible. Et comme un prestidigitateur qui conclurait son numéro en dispa-raissant dans son propre chapeau, la LQR réussit à se répandre sans que personne ou presque ne semble en remarquer les progrès – sans même parler de les dénoncer. Ce qui suit est une tentative pour identifier et décryp-ter cette nouvelle version de la banali-té du mal.

La LQR n’est pas née d’une décision prise en haut lieu, pas plus qu’elle

n’est l’aboutissement d’un complot. Elle est à la fois l’émanation du néolibéralisme et son instrument. Plus précisément, elle résulte de l’influence croissante, à partir des années 1960, de deux groupes au-jourd’hui omniprésents parmi les décideurs de la constellation libé-

rale, les économistes et les publicitaires » (Eric Ha-zan, LQR…, comme toutes les citations de cet article sauf indica-tion)

A quoi ressemble alors ce bâtard fabuleux ? On nous le présente comme « un écran sé-mantique permettant de faire tourner le moteur sans jamais en dévoiler les rouages, ‘le moyen de propagande le plus puis-sant, le plus public et le plus secret’ ». On nous dit encore que « L’apport des publicitai-res à la LQR (…) est d’abord syntaxique. C’est à eux que l’on doit les phrases-choc sans verbe à la ‘une’ des journaux. (…) Avec ou sans verbe, les phrases s’entrechoquent, juxtaposées sans articula-tion logiques, sans plus de ces donc, en effet, car et autres conjonctions que les agences de publicité ont

depuis longtemps éliminées.

Un autre symptôme de l’influence publicitaire est l’inflation de l’hyperbole, en particulier dans ce fertile sous ensemble de la LQR que constituent les critiques de livres et de films. (…)

La relation incestueuse avec la publi-cité contribue à faire de la LQR un instrument d’émotion programmée, une langue d’impulsion comme on dit

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‘un achat d’impulsion’. D’autant que la frontière se fait sans cesse plus poreuse entre l’espace publicitaire et le ‘rédactionnel’. (…)

Cette langue a une dynamique pro-pre, un caractère performatif qui fait sa force : plus elle est parlée et plus ce qu’elle défend – sans jamais l’exprimer clairement – a lieu. Elle n’induit aucune immunité, même

chez ceux qu’elle aide à opprimer. » Malgré les mises en garde de l’auteur, on peut se demander si celui-ci est un fou paranoïaque. Malheureusement, la lecture de l’ouvrage le fait plutôt apparaî-tre comme douloureusement lucide.

Mais comment cette langue à la « dynamique propre » a-t-elle pu se former si elle n’est « pas née d’une décision prise en haut lieu, pas plus qu’elle n’est l’aboutissement d’un complot » ?

Retour aux analyses sociales de type structurelles. « Dans le succès

de la novlangue, la concentration des principaux ‘outils d’opinion’ français entre très peu de mains – quatre ou cinq bétonneurs, marchands d’armements, avionneurs, grands financiers – a certes son influence, mais l’explication n’est pas suffi-sante. Le Politburo de Staline n’aurait rien pu faire sans l’immense réseau des apparatchiks locaux (dans

The Road to Terror, Arch Getty montre que c’est la crainte du lâchage de ce réseau qui a déclenché la grande terreur de 1937). De même, l’oligarchie politico-financière fran-çaise, si bien intégrée qu’elle soit par les mouvements croisés de personnes issues des mêmes écoles et les renvois d’ascenseur, ne pourrait rien imposer, et sûrement pas une langue, sans le concours de tous ceux qui ont maté-riellement intérêt au maintient de l’ordre. Par millions sans doute, cadres des entreprises de sécurité, professeurs de philosophie politique, juges antiterroristes, agents immobi-liers, maîtres des requêtes, chroni-

queurs de France Culture et prési-dents de régions parlent, écrivent et répandent la LQR. Sans vouloir exhumer la vieille notion d’‘alliance objective’ chère à Iejov et Vichinski, on peut néanmoins discerner ce rôle moteur de la communauté d’intérêts dans des circonstances et des lieux très divers. »

Une certaine communauté d’intérêts amène une certaine communauté de points de vue – sur les points essentiels tout au moins : ceux qui ont trait au maintient de l’ordre en place. Les débats peuvent bien sûr concerner le reste, ce qui n’a pas grande importance. Même la contestation nourrit alors le spectacle – qui ne pourrait se pérenniser sans elle.

*

Dans son livre qui traite de L’Art du mensonge politique, Joh-natan Swift ironise sur la finali-té de celui-ci : « L’Auteur règle et détermine avec beaucoup de jugement les différentes portions [de vérité en matière de gouvernement] que les hommes doivent avoir selon leurs différentes capacités, leurs dignités, leurs charges et leurs professions. » Le cynisme est rare dans la LQR, et principalement réservé aux représentants de l’élite, « nouveaux seigneurs qui estiment n’avoir aucun compte à rendre à qui que ce soit, ‘militants’, actionnaires, électeurs ou autre. »

La LQR cherche le consensus (mou) plutôt que le scandale, il s’agit donc de ne pas choquer. « C’est pourquoi l’un de ses princi-paux tours est (…) l’euphémisme (…) Le grand mouvement euphémis-tique qui a fait disparaître au cours des trente dernières années les surveil-lants généraux des lycées, les grèves, les infirmes, les chômeurs – remplacés par des conseillers principaux d’éducation, des mouvement sociaux, des handicapés, des demandeurs d’emploi – a enfin permis la réalisa-tion du vieux rêve de Louis Napo-léon Bonaparte, l’extinction du

« Il n’y a pas de vox populi, il n’y a que des voces populi et laquelle de ces diverses voix est la vraie, je veux dire : celle qui détermine le cours des événements, on ne peut jamais le cons-tater qu’après coup. Et tous ceux qui riaient des mensonges de Goebbels, ou qui les vitupéraient, en sont-ils restés vraiment indemnes ? Il est impossible de l’affirmer avec exactitude. Combien de fois, pendant que j’étais lecteur à Naples, n’ai je pas entendu dire de tel ou tel journal : è pagato, il est payé, il ment pour le compte de son commanditaire, et, le lendemain, celui qui avait crié è pagato croyait dur comme fer quelque autre mensonge notoire du même journal. Parce qu’il était im-primé en gros caractères et que d’autres le croyaient. En 1914 je constatais, à chaque fois avec une tranquille certitude, que cela correspondais justement à la naïveté et au tempérament des Napolitains : Montesquieu a déjà écrit qu’à Naples on est plus peuple qu’ailleurs. Depuis 1933, je sais – ce dont je me doutais depuis longtemps mais que je ne voulais pas admettre – que, partout, dresser des gens à être ainsi plus peuple qu’ailleurs est chose facile ; et je sais aussi que dans le psy-chisme de tout être cultivé se trouve une couche de l’âme très ‘peuple’. Malgré tout ce que je sais sur la duperie, toute mon attention critique ne me sont, à un moment donné, d’aucun secours. A chaque instant, le mensonge imprimé peut me ter-rasser, s’il m’environne de toutes parts et si, dans mon entou-rage, de moins en moins de gens y résistent en lui opposant le doute. » Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIè Reich

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paupérisme. Il n’y a plus de pauvre mais des gens modestes, des condi-tions modestes, des familles mo-destes. Etre orgueilleux quand on a pas d’argent n’est pas pour autant interdit, mais cette façon de dire implique au moins une certaine modération dans les exigences. De la population des modestes émerge parfois une figure brillante dont les origines sont toujours soulignées. (…) Il ne faut décourager personne (…)

En matière d’euphémismes, la LQR est capable de renchérir sur ses pro-pres inventions. Ainsi apprend-on qu’il ne faut pas dire ‘restructuration, ‘fusion’, ‘réorganisation’ et encore moins ‘absorption’. » mais désor-mais ‘intégration’.

Les euphémismes de la LQR ont deux fonctions principales distinctes.

Tout d’abord une fonction de « contournement-évitement » qui permet tout simplement d’éviter les sujets qui fâchent, comme par exemple ‘partenai-res sociaux’ ou « le terme de pri-vatisation, qui joue sur l’opposition public/privé, ou ‘privé’ est prit dans le sens positif de ce qui vous appar-tient en propre (vie privée, propriété privée…). Dire qu’une entreprise a été privatisée, c’est exploiter cette connotation, c’est faire oublier qu’on a pris au contraire un bien apparte-nant en propre à la collectivité et qu’on l’a donné – ou vendu à vil prix – à des actionnaires qui vont le rationaliser pour en optimiser les résultats. (La LQR évite les termes évoquant sans fard l’accumulation des richesses : il n’est guère question de bénéfice mais de résultats nets, ni de profit mais de retour sur investissement). Lors des privati-sations les plus impopulaires, on insiste sur l’achat d’actions par le grand public, qui ne peut évidemment pas dépasser l’ordre du dérisoire. Et le terme même de privatisation dispa-raît dans les cas les plus scandaleux, s’agissant de la police, des prisons, de la guerre. »

Ensuite on distingue une autre fonction qui « consiste à prendre un mot banal, à en évacuer progressi-vement le sens et à s’en servir pour dissimuler un vide qui pourrait être inquiétant. Soit par exemple, pour cette fonction de masque, l’omniprésente réforme : en LQR, le mot a deux usages principaux. Le premier est de rendre acceptables le démantèlement d’institutions publi-ques et l’accélération de la moderni-sation libérale (…) Dans son autre usage réforme est une manière pour les gouvernants de signifier, face à une question vraiment litigieuse, que la décision est prise de l’enterrer sous les enquêtes, rapports et travaux de commissions. »

Entre les nombreux « mot[s] masque[s] » de la LQR il en est un particulièrement savoureux et qui serait exemplaire à plus d’un titre si n’était cette magie qui lui est propre et qui lui donne un caractère totémique : la croissance. « La croissance tient une grande place dans la LQR pour deux raisons. La première est le caractère magique des données chif-frées, qui confèrent aux énoncés les plus invraisemblables ou les plus odieux une respectabilité quasi scien-tifique (…) La seconde raison qui fait l’intérêt ‘politique’ de la crois-sance est son caractère mystérieuse-ment incontrôlable. Elle est la princi-pale des contraintes extérieures sur lesquelles on ne peut rien faire sauf en déplorer les effets retrécissants sur la marge de manœuvre. Les effets erratiques de la croissance sont censés n’épargner personne. Rares sont les mauvais esprits qui font remarquer qu’en 2003, alors que la croissance française n’a été que de 0.6%, les salaires des patrons du CAC40 ont augmenté de 10.3% »

Il est d’autres mots-masques

encore, ainsi que des expres-sions ou des mécanismes, par-mi lesquels on peut remarquer :

-Les mots en post ; « le préfixe post donne à peu de frais l’illusion du mouvement là où il n’y en a pas. Post-colonialisme par exemple, expose au danger de faire oublier que le pillage continue après les change-ments d’étiquettes dans les pays en développement (…) et qu’en France même sévissent toujours l’imaginaire et les pratiques colonia-les. (…) Selon la vulgate néolibérale, nous vivons dans une société post-industrielle. Faire diparaître l’industrie a bien des avantages : en renvoyant l’usine et les ouvriers dans le passé, on range du même coup les classes et leurs luttes dans le placard aux archaïsmes, on accrédite le mythe d’une immense classe moyenne soli-daire et conviviale dont ceux qui se trouvent exclus ne peuvent être que des paresseux ou des clandestins. »

-Le champ lexical à géométrie variable de la guerre ; « Pour les champs de bataille de la guerre civile mondiale où les arguments sont des balles réelles, les médias et les politi-ciens français ont mis au point une euphémisation particulière qui montre leur souci de défendre l’homme blanc, en butte aux attaques déloyales d’intégristes plus ou moins basanés. Titrer ‘Bavure’ (Libération, 7 octobre 2004) un article évoquant le meurtre d’une écolière palestinienne par des soldats israéliens qui ‘avaient pris son cartable pour une charge explosive’, c’est transformer un crime de guerre en une grosse bêtise méri-tant une bonne réprimande. Qualifier d’offensive – comme si il s’agissait d’une manœuvre de Rommel ou de Rokossovski – une réoccupation motorisée du nord de la bande de Gaza ou des raids américains sur les villes irakiennes (‘Les forces améri-

« Saturne a inventé un nouveau vocabulaire, pour pas dire suicidé ou un malheureux de plus en moins ; quand un déses-péré, se fout en l’air, on dit un incident sur la ligne B du RER » Bénabar, Saturne

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caines ont poursuivi leur offensive visant les bastions de la rébellion sunnite’, Le Figaro, 7 octobre 2004), c’est occulter que ces actions menées avec des chars et des avions visent essentiellement des populations civiles. (…) Quand un groupe armé détruit un fortin israélien à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, qualifier cet acte de résistance d’attaque de terroristes ou d’attentat (France 2, 13 décembre 2004, et France 3, même date), c’est reprendre les termes qu’utilisait contre la Résistance le regretté Phi-lippe Henriot, secrétaire d’Etat à l’Information du gouvernement de Vichy, abattu par un corps franc en avril 1944. »

-Le renversement de la dénéga-tion freudienne : « La LQR fait grand usage de ce tour : prétendre avoir ce qu’on a pas, se féliciter le plus pour ce qu’on sait posséder le moins.

Ainsi, lorsque la précarité est venue s’ajouter au contrôle disciplinaire pour effacer ce qui restait d’humain dans les entreprises, lorsque la consommation des drogues psychotro-pes par les salariés a commencé à exploser, les anciens directeurs du personnel se sont vus transformés en directeurs des ressources humai-nes, les DRH. (La parenté est curieuse entre les théories néolibérales du ‘capital humain’ et la brochure de Staline longtemps diffusée par les Editions Sociales, L’Homme, capital le plus précieux.) » Et que dire alors de l’usage abusif de termes comme transparence, pluri- ou multi-culturalisme, ou encore diversité ? Heureuse-ment, il est toujours possible de rire un peu : « Il entre souvent une part de comique involontaire dans ces efforts de promotion à tout prix. A une époque où l’on compte un nombre inhabituel d’escrocs et de menteurs au plus haut niveau des grandes sociétés, des partis et de l’Etat, où l’on ne sait plus si le mot affaires a trait aux activités économiques ou aux scanda-les financiers, les oligarques et leur

personnel de haut rang sont présentés dans les médias comme nos élites. »

-L’essorage sémantique : « Forgé par des publicitaires et des experts en communication, l’outil LQR fonc-tionne sur la répétition. Un mot clair et utile, repris sans fin dans les édito-riaux financiers, les ‘20 heures’ des grandes chaînes, les discours politi-ques et les affiches dans le métro, devient une bouillie d’où le sens s’évapore peu à peu. » Il n’est pas trop besoin de s’étendre sur le principe, et les exemples sont connus (espace, écologie, etc…). Mais Eric Hazan développe d’autres exemples, moins évi-dents mais plus glaçants : « Ac-compagnant l’essorage de ‘la Répu-blique’, le vocabulaire de la Révolu-tion prolifère aujourd’hui de manière paradoxale. Citoyen(ne) était un nom que se donnaient avec fierté les acteurs de la rupture avec l’Ancien Régime – ‘Ici, on se donne du tu et on s’honore du nom de citoyen’, pouvait-on lire dans un estaminet du quartier des Gravilliers en 1973. Par un curieux retournement, le nom est devenu un adjectif qui sert à qualifier les attitudes publiques et les comportements commerciaux les plus conformes à l’esprit du temps : ini-tiative citoyenne, entreprise citoyenne, Jeux olympiques citoyens. (…) Quand aux droits de l’homme, ce paradigme de la Révolution (‘le rocher des droits de l’homme’, disait Chaumette, le prési-dent de la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792), ils sont devenus un produit d’exportation ou de para-chutage vers les pays en dévelop-pement, en compagnie de sang contaminé, de médicaments périmés, de mines antipersonnel et de directives du Fonds monétaire international.

Ces dérives sémantiques vont de pair avec la dévalorisation de l’idée de révolution en général et de la Révolu-tion française en particulier. »

*

La présentation du 3è chapitre du livre est un peu particulière. Plus qu’ailleurs on peut com-

prendre ce que l’auteur signifie quand il dit en introduction de l’ouvrage : « N’étant ni linguiste ni philologue, je n’ai pas tenté de mener une étude scientifique de la LQR dans sa forme du XXIè siècle. Mais le travail d’éditeur m’ayant fait entrer par la petite porte dans le domaine des mots, j’ai relevé dans ce que je lisais et entendais ici et là certaines expressions marquantes de la langue publique actuelle. Il était tentant d’en faire un lexique, mais le caractère hétéroclite du matériel et mes propres lacunes m’ont fait aban-donner ce projet. A défaut, dans une démarche qui tient pour beaucoup de l’association d’idées, j’ai classé ces mots, ces tournures, ces procédés en fonction de leur emploi dans la pro-pagande médiatique, politique et économique actuelle. Le terme de propagande évoque évidemment le souvenir de l’excellent Dr Goebbels qui en avait la charge sous le IIIe Reich, et l’on pourra arguer que ce rapprochement est quelque peu aven-tureux. Il est vrai que la LTI, créa-tion des services dirigés par Goebbels, était étroitement contrôlée par les organes de sécurité nazis alors que la LQR évolue sous l’effet d’une sorte de darwinisme sémantique : les mots et les formules les plus efficaces proli-fèrent et prennent la place des énoncés moins performants. »

Parmi les énoncés les plus per-formants, Eric Hazan remarque ainsi, par exemple, la société civile.

E. Hazan met ici en lumière une inconséquence de la LQR ; dans le même temps que l’on vante la démocratie représentative et les institutions qui lui sont propres, on fait la promotion de la ‘socié-té civile’, sans remarquer la contradiction qu’il y a à vouloir faire cohabiter les deux.

Pour E. Hazan, cette contradic-tion découle d’une hypocrisie intellectuelle : distinguer une société civile qui serait séparée et souvent antagoniste du gou-vernement et de l’action publi-que.

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Cette dichotomie artificielle (et qui remet en cause la représen-tativité des pouvoirs publiques), E. Hazan la juge historique, apparue chez Thomas Paine « La société est un patron [un pro-tecteur], le gouvernement est un punisseur. En toutes circonstances, la société est une bénédiction. Le gou-vernement n’est au mieux qu’un mal nécessaire, au pire il est intolérable » et résolue par Marx.

Mais la « LQR rétablit un divorce qui sert les intérêts dominants. Elle désigne par ‘société civile’ tout ce qui n’appartient pas au monde politique, à l’univers étatique, et même s’oppose (positivement) à eux : associations, ONG, syndicats, indi-vidus jouant un rôle publique du fait de leur type d’action ou de leur mé-tier. (…) Faire la promotion de la société civile, toujours présentée comme honnête, efficace, désintéressée, c’est admettre du même coup la décré-pitude d’une ‘politique’ fondée sur les jeux parlementaires et l’activité des partis, c’est reconnaître que les ‘repré-sentants du peuple’ ne représente plus rien de reconnaissable. Ce qui expose parfois à d’étranges contorsions. »

On a trop tendance à prêter à la société civile toutes les vertus (que n’aurait pas l’Etat). « Dans l’idéalisation de la société civile, les organisations non gouvernementales (ONG jouent les premiers rôles. Leur popularité remonte aux années 60 (…) Mais à notre époque où le ‘non gouvernemental’ et l’‘humanitaire’ tiennent une telle place que l’on a même inventé une nouvelle catégorie du droit internatio-nal, le droit humanitaire, les ONG sont souvent détournées de leur but. »

Et Eric Hazan de citer Arundhati Roy à la barre des témoins : « En Inde, par exemple, le boom des ONG subventionnées a commencé à la fin des années 1980 et dans les années 1990. Il a coïncidé avec l’ouverture des marchés indiens au néolibéralisme. A l’époque, l’Etat, se conformant aux exigences

de l’ajustement structurel, restreignait les subsides destinés au développement rural, à l’agriculture, à l’énergie, aux transports et à la santé publique. L’Etat abandonnant son rôle tradi-tionnel, les ONG ont commencé à travailler dans ces domaines. La différence, bien sûr, est que les fonds mis à disposition ne formaient qu’une minuscules fractions des coupes opé-rées dans les finances publiques. La plupart des ONG sont financées et patronnées par les agences d’aide au développement qui sont à leur tour financées par les gouvernements occi-dentaux, la Banque mondiale, les Nations unies et quelques entreprises multinationales (…) Sur le long terme, elles sont responsables envers leurs donateurs, pas envers les gens parmi lesquels elles travaillent. Plus la dévastation causée par le néolibéra-lisme est importante, plus elles proli-fèrent. Rien n’illustre cela de manière plus poignante que les Etats-Unis s’apprêtant à envahir un pays et préparant simultanément les ONG à s’y rendre pour nettoyer les dégâts ».

En France la société civile, et notamment les ONG, ne se contente pas de combler un vide financier, « il s’agit de fournir à la démocratie libérale le ‘supplé-ment d’âme’ dont elle a, paraît-il, besoin »

Mais la société civile est-elle réellement immaculée ?

D’autres expressions, postures ou concepts sont ensuite analy-sés de façon critique par Eric Hazan : les valeurs universelles, les nobles sentiments, la séman-tique antiterroriste, l’effroi, la violence ; analyses parfois iné-gales, mais qui ont l’immense mérite de pousser à la réflexion sur des expressions souvent nébuleuses, et pourtant si fami-lières qu’elles sont acceptées sans questionnement.

* La quatrième partie de LQR. La propagande du quotidien est placée sous le signe d’un autre ouvrage, La Cité divisée de

Nicole Loraux : « En 403 avant notre ère, une armée hétéroclite formée par les démocrates athéniens en exil mit en déroute les hoplites des Trente ‘tyrans’. C’étaient la fin d’une brève parenthèse oligarchique, après la défaite d’Athènes dans la guerre du Péloponnèse. Dans La Cité divisée, Nicole Loraux retrace les événements qui eurent lieu à Athènes en ce mo-ment crucial. Les résistants démocra-tes, ‘retrouvant leurs conci-toyens, adversaires d’hier, [jurè-rent] avec eux d’oublier le passé dans le consensus’. Les Athé-niens, de nouveau rassemblés, prêtè-rent solennellement le serment de ne pas se rappeler les malheurs du temps de la tyrannie, qui se trouvèrent ainsi rejetés dans l’oubli collectif. (…) ils se refusent à accepter que ‘la divi-sion devenue déchirure’ soit forcément présente dans la politique et même la constitue, à l’état de spectre, de joute oratoire ou de lutte armée. Les historiens et les philosophes pré-sentent toujours la guerre civile comme un fléau et la victoire y est considérée comme ‘mauvaise victoire’, sans rien de comparable à la gloire des guerres extérieures. Par l’amnistie, l’Athènes convalescente efface jusqu’à la mémoire de la division. »

Mais à quoi peut servir ici cette brève parenthèse historique ? D’autant plus que comme le fait remarquer E. Hazan, « Il est peu probable que les agents propaga-teurs de la LQR soient d’attentifs lecteurs de Lysias, de Thucydide ou d’Aristote ».

C’est que justement, l’objectif immédiat est le même dans l’Athènes de 403 avant notre ère et dans la France de la LQR : l’effacement de la divi-sion, la création du consensus. Et les méthodes sont sensible-ment identiques : réécriture de l’histoire et l’usage d’un voca-bulaire soigneusement choisi (En Grèce, le jeu sur les nuan-ces des mots demokratia /démocratie, politeia /consti-tution et polis/cité).

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« La Cité divisée parle d’euphé-mismes, de substitutions, d’effa-cement. Vingt-quatre siècle après les événements décrits dans ce livre, la LQR met en œuvre des procédés du même ordre. Je ne pense pas qu’il faille voir dans cette ressemblance quelque constante anthropologique. Je pense plutôt que l’Athènes du IVe siècle et la Ve République du XXIe sont confrontés à la même question : comment occulter le litige, comment faire régner l’illusion de la cité unie, autrement dit comment éliminer le politique ? Pour y répondre, les politiciens, les médias, les économis-tes, les publicitaires et de façon plus générale tous ceux qui cherchent à ‘réaliser la politique par la sup-pression de la politique’ utilisent la LQR comme un dispositif général. Je propose d’y distinguer, arbitraire-ment peut être, trois modes opératoi-res : l’évitement des mots du litige, le recollage permanent des morceaux et le recours à l’éthique. »

- L’évitement des mots du litige : « Depuis 15 ans, on a pris l’habitude de présenter la chute du mur de Berlin, l’écroulement du communisme de caserne, comme le triomphe de la démocratie. La seule question admise est de savoir si ce triomphe est définitif – auquel cas c’est à la fin de l’histoire que nous sommes conviés – ou si la démocratie reste toujours menacée, version qui tend à prévaloir depuis septembre 2001. Quoi qu’on en pense, il faut reconnaître un fait étrange : la fin d’une Union soviétique, parvenue au point zéro dans la plupart des do-maines et même en dessous dans celui des idées, a entraînée l’oblitération d’un certain nombre de mots et d’expressions, aussi bien dans la LQR ‘de base’ que dans sa version plus élaborée, celle des sociologues, politologues et autres géopoliticiens. Tout s’est passé comme si l’on avait saisi l’occasion de faire le ménage. (…) Les mots, les notions, les concepts que l’on s’attache ainsi à déconsidérer ont un trait commun : ils font partie du vocabulaire de l’émancipation – mot d’ailleurs lui-

même suspect – et de la lutte des classes. Il n’est plus question de classes dans la société et encore moins d’une lutte qui les opposerait entre elles. Même la classe moyenne n’a plus la côte de naguère, elle dont le développement illimité, phagocytant les ‘extrêmes’, a été l’idéal des pen-seurs modérés depuis Aristote. Pour segmenter la communauté pacifiée, la LQR propose des notions de remplacement issues de pseudo-enquêtes sociologiques et de sondages d’opinion : les couches sociales, d’une rassurante horizontalité, les tranches – d’âge, de revenus et d’imposition – et les catégories, socioprofessionnelles ou autres. Toutes ces notions se prêtent à des statisti-ques et à des diagrammes. Elle ten-dent vers l’image d’une population facile à décompter et à contrôler, où l’on a autant de chance de rencontrer de rencontrer de la stasis que dans une tranche de cake ou dans une couche de béchamel. Si il faut admettre la présence de noyaux d’hétérogénéité, la LQR fait parfois intervenir le milieu, boursier ou cycliste, théâtral ou intégriste. »

Le prolétariat a disparu, « sorti du langage politico-médiatique par la même porte que la classe ouvrière ». Les opprimés et les exploités ont disparu également (des pays démocrates libéraux au moins), remplacés par les exclus, « excel-lente opération pour les tenants de la pacification consensuelle, car il n’existe pas d’exclueurs identifia-bles qui seraient les équivalents modernes des exploiteurs du proléta-riat.(…) En substituant aux mots du litige ceux de la sociologie vulgaire, la LQR révèle sa véritable nature d’instrument idéologique de la pensée policière, de langue du faux où les ‘idées’ sont présentées comme aux origines d’un système qui, en réalité, les forge et les met en forme pour servir à sa propre légitimation. »

- Le recollage permanent des morceaux : Si nos dirigeants prennent un grand soin à tou-jours effacer le consensus, c’est

qu’ils « sont tenus d’effectuer deux taches quelque peu contradictoires. La première est de contrôler les mou-vements centrifuges, les surgissements du politique qui surviennent ici et là. (…) La seconde tâche est plus diffi-cile. Elle consiste à convaincre une population de contribuables, de consommateurs et d’usagers que son être en commun est fait d’autres choses que de chiffres. En laissant se répandre l’individualisme, le dan-ger et de perdre toute motivation. Or ce danger est grave. (…) C’est à la LQR que revient l’essentiel du recollage des morceaux. C’est grâce à elle que l’on remet à leur place – c’est à dire nulle part – les lycéens révoltés, les ouvriers agricoles marocains ou les salariés de François Pinault à la Samaritaine, pour prendre quelques uns des accès de fièvre politique du printemps 2005. C’est en LQR également que l’on s’adresse aux troupes néolibérales pour les dissua-der de déserter, d’aller élever des chèvres ou, pire encore, de changer de camp comme les saxons à la bataille de Leipzig. »

Pour réaliser ce programme, nous indique Eric Hazan, le procédé principal est la répéti-tion. Ainsi a-t-on vu fleurir les mots ensemble, rassemblement et solidarité. Ou, pour l’action de nos chers dirigeants, les termes proximité ou terrain, censés les rapprocher des ‘vrais gens’.

- Le recours à l’éthique : Les comités d’éthique se multiplient depuis une vingtaine d’années, et à « d’autres institutions, moins prestigieuses mais non moins écoutées, on demande de se prononcer sur le bien et le mal dans des domaines prosaïques comme la Bourse, le sport ou l’impartialité de l’information dans les programmes de radio et de télévision publiques. (…) Ce fatras bien pensant ne fait que confirmer les tendances de la démocratie libérale actuelle : retour à la bonne vieille morale, aux valeurs transcendantes et au sens du sacré, épandage éthique masquant les réalités financières,

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faux problèmes éthiquement montés en épingle pour éviter les questions gênantes ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit, tant que l’on débla-tère doctement sur des futilités, il y a peu de chances que l’on se penche sur les questions politi-ques importantes.

« Mais pour étayer le mythe de la cité unie il existe un argument éthique beaucoup plus efficace. Il peut s'énon-cer simplement : si tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, c’est qu’il y a des fautes commises qui viennent trou-bler les équilibres du marché ; si le néolibéralisme ne débouche pas sur la félicité commune, c’est qu’il y a des personnages ou des institutions qui transgressent la norme morale régissant le processus d’accumulation des richesses. (…) Dans Et la ver-tu sauvera le monde [également aux éditions Raisons d’agir], Fré-deric Lordon a montré ce que valent ces explications : le mécanisme pre-mier, celui qui mène aux malversa-tions – évidemment réelles –, est la déréglementation financière avec sa conséquence, le remplacement du capitalisme industriel par le capita-lisme financier. (…) En attribuant les vices du système politico-financier au manque de vertu des dirigeants, on fait coup double. D’un côté, ceux qui jouent le rôle de censeurs manifes-tent leur courage et leur indépendance (…) De l’autre, le tournant éthique permet à la LQR de fournir, pour l’essentiel des maux, des explications tenant à des personnes, les respon-sables. Elle accrédite ainsi l’illusion que la cité unie et pacifiée est à l’horizon du possible… » à condi-tion d’éliminer quelques tru-blions !

*

La conclusion mérite d’être citée en intégralité. Je me sens d’ailleurs bien incapable de trancher dans le vif sans déna-turer l’œuvre.

« La langue de la Vè République n’a rien en commun avec la langue popu-

laire – l’argot d’autrefois et au-jourd’hui le parlé codé et moqueur des banlieues. Depuis qu’il y a des rues, on y invente de nouvelles expressions, dont certaines ne durent qu’une saison et d’autres sont si bien trou-vées qu’elles finissent dans le diction-naire de l’Académie. La LQR au contraire ne crée que très peu de mots, qui ne sont jamais utilisés dans la conversation sinon par dérision. Elle n’est pas non plus une langue savante comme celle des astrophysiciens ou des neurochirurgiens : ses notions, ses concepts (mot-clef des publicitaires) sont vagues et interchangeables. Au lycée, il y a bien des années, on ap-prenait que la géométrie était l’art de raisonner juste sur des figures fausses. La LQR est la langue qui dit ou suggère le faux même à partir du vrai. Les exemples ne sont jamais loin : sur la table où j’écris, un nu-méro du Monde (2 août 2005) porte en manchette : ‘le gouvernement assouplit le droit du licenciement’. La nouvelle est vraie, puisque les contrats ‘nouvelles embauches’ entreront en vigueur le lendemain. Mais comment ne pas voir tout ce que ce simple verbe, ‘assouplit’, recèle de sous-entendus ? Le nouveau droit du licenciement sera donc souple. Adieu les rigidités et autres rhuma-tismes sociaux, bienvenue à la flexi-bilité, à la version mise à jour de la bonne vieille idéologie du patronat français.

Mais la critique de la LQR ne doit pas se limiter à la critique des mé-dias, si justifiée qu’elle soit. Il serait trompeur de les rendre seuls respon-sables de l’état actuel d’une langue publique dont la diffusion les déborde de toutes parts. Celui/celle qui par-court le journal dans le métro, qui jette un coup d’œil aux affiches publi-citaires dans les stations, qui par-court distraitement les injonctions de la RATP placardées dans les wa-gons, qui écoute les annonces (‘A la suite d’un arrêt de travail de certaines catégories de personnel…’), qui passe par le supermarché avant de rentrer à la maison, qui ouvre le courrier envoyé par la mairie ou l’école de ses

enfants, celui-là absorbe des énoncés et des textes rédigés dans la même langue, avec ‘les expressions isolées, les tournures, les formes syntaxiques’ qui s’imposent, comme disait Klem-perer, à des millions d’exemplaires.

Une telle cohérence a de quoi sur-prendre, vu que les supports de la LQR sont innombrables et que les publics auxquels elle s’adresse sont infiniment variées. Il n’y a pourtant là nul paradoxe. S’il y a cohérence, c’est qu’il y a communauté de forma-tion et d’intérêts chez ceux qui ajus-tent les facettes de cette langue et en assurent la dissémination. Commu-nauté de formation : les membres des cabinets ministériels, les directeurs commerciaux de l’industrie, qu’elle soit chimique, cinématographique, hôtelière ou autre, les chefs de rubri-ques des quotidiens ou les responsa-bles de l’information télévisuelle sortent des mêmes écoles de commerce, d’administration ou de sciences poli-tiques, où on leur a appris les mêmes techniques avec les mêmes mots, après leur avoir expliqué qu’ils vont former l’élite de la nation – certitude in-culquée aux élèves dès les classes préparatoires dans les grand lycées parisiens. Communauté d’intérêts : du sommet de l’Etat au dernier des directeurs du marketing, chacun sait que sa place dépend du maintien de la guerre civile sur le territoire fran-çais au stade de drôle de guerre. Que la LQR devienne soudain inaudible, et l’on verrait bien ce qui resterait du décor.

Cohérente et mégaphonique, cette langue souffre pourtant d’un lourd handicap : elle ne doit surtout pas apparaître pour ce qu’elle est. L’idéal serait même que son existence en tant que language global ne soit pas re-connue. Que ses leitmotivs, ses tics, ses répétitions, ses détours restent à l’état de messages infraliminaux et qu’en tout cas leur prolifération ne soit pas perçue comme celle d’un ensemble – même par ceux qui, chacun dans leur coin, œuvrent à cette prolifération. Il s’est créé une langue, et pas n’importe laquelle, mais il ne

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faut pas que cela se sache, faute de quoi le risque est de voir les consom-mateurs, les sondés et les usagers réagir comme les habitants de Clayton devant l’entrée du stade où se déroule la parade du Grand Théâ-tre d’Oklahoma : ‘il y avait bien des tas de gens devant l’affiche,

mais elle n’avait pas l’air de provo-quer grand enthousiasme. Il y a tant d’affiches ! On ne croit plus aux

affiches.’ [Franz Kafka, Le Grand Théâtre d’Oklahoma]

Si les milieux dirigeants, toutes tendances confondues, ont mis tant de hâte à colmater ensemble les brè-ches ouvertes par l’élection présiden-tielle de 2002 et le référendum consti-tutionnel de 2005, ce n’est pas tant devant le trouble institutionnel pro-voqué par ces événements que devant l’énorme raté de la LQR. On en

avait fait trop, il aurait fallu le faire oublier au plus vite. Au lieu de quoi, de nouveaux pilonnages sont venus prolonger ceux qui avaient si piteuse-ment échoué. C’est que la langue de la domination partage les faiblesses du néolibéralisme qui lui a donné nais-sance. Régnant sans contrepoids, tenue à ne pas apparaître sous sa vraie nature, diffusée par ceux qu’elle con-tribue à abrutir, elle ne peut que re-tomber sans fin dans ses propres plis. »

En guise de conclusion

Je souhaite surtout m’excuser auprès des auteurs dont j’ai massacré le travail à coups de hache. Bien que je n’ai rien à apporter à leurs travaux, je souhaite que ceux-ci soient plus largement connus. Je pense que ces auteurs ne m’en tien-dront pas rigueur, et même qu’ils auraient apprécié la démarche si la réalisation n’était pas aussi pauvre.

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Humains !

Vous n’avez qu’un ennemi. C’est le plus dépravé de tous. La tuberculose et la syphi-lis sont des fléaux terribles qui font souffrir l’homme. Mais il existe un fléau plus dévas-tateur que la peste qui ravage le corps et l’âme de l’homme, une épidémie incompa-rablement plus terrible, plus sournoise et plus pernicieuse : j’ai nommé la presse, cette catin publique. Toute révolution, toute libération de l’homme manque son but si on ne commence pas par anéantir sans pitié la presse. Tous les péchés seront remis à l’homme, mais le péché contre l’esprit ne lui sera jamais pardonné. Anéantissez la presse, chassez de la communauté des hommes ses maquereaux à coups de fouet, et tous vos péchés vous seront remis, ceux que vous commettez et ceux que vous n’avez pas encore commis. Pas une ré-union, pas une assemblée d’êtres humains ne doit se dérouler sans que retentisse la déflagration de votre cri :

Anéantissez la presse !

Der Ziegelbrenner n°15, 30 janvier 1919. Reproduit dans : Dans l’Etat le plus libre du monde, Paris, Actes Sud, coll. Babel, 1999. Ainsi que dans PLPL et Le Plan B n°6

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rAdio Toulouse _ encore l’automne ************************************************************************************************

EUROPE

« Un jour c’est oui, un jour c’est non »

Le 11 décembre 2006 à Bruxel-les, les ministres des affaires étrangères des Vingt-Cinq ont décidé de suspendre jusqu’à nouvel ordre les négociations d’adhésion à l’UE de la Turquie (entamées en novembre 2005), suivant en cela l’avis de la Commission, qui s’est récem-ment exprimée dans ce sens.

Voilà donc relancé le très vieux jeu du ‘je t’aime, moi non plus’ qui dure depuis plus de 60 ans (voir les feuilles d’automne, Alors, il vous plait le pallier ?, dans Belba… n°1).

Le nœud (officiel) du problème se situe à Chypre. Il a donc été décidé que tant que la Turquie ne reconnaîtra pas Chypre, et n’ouvrira pas ses ports et aéro-ports aux transports chypriotes, 8 des 25 articles soumis à négo-ciation seront gelés (libre circu-lation des biens, droit d’établissement et libre presta-tion de services, services finan-ciers, agriculture et développe-ment rural, pêche, politique des transports, union douanière, relations extérieures). Les né-gociations pourront s’ouvrir sur les autres articles – mais pas aboutir.

Les ministres des affaires étran-gères des Vingt-Cinq ont salué les « progrès continus » réalisés par la Turquie dans le processus des réformes accomplies en vue de l’adhésion à l’UE mais ont

appelés à de nouveaux efforts pour « renforcer la liberté d’expression et de religion », le « droit des femmes, des minorités et des syndicats », ainsi que pour renforcer le contrôle des civils sur les militaires.

Le gouvernement turque a déploré « l’injustice » et le « man-que de vision » de la décision européenne, mais a assuré vou-loir poursuivre dans la voie des réformes « avec la même détermina-tion » qu’auparavant.

A mon sens, c’est un diplomate européen s’exprimant d’Istanbul (sous couvert d’anonymat) qui a le mieux sut résumer la situa-tion : « on a ainsi voulu donner aux électeurs en Europe l’impression que la Turquie ne sera jamais admise dans l’UE, tout en donnant l’impression contraire à la Turquie, dont on redoute les réactions ». (cita-tion tirée, comme les précéden-tes, du Monde, Dossiers et Docu-ments de janvier 2007).

Comme c’est élégant…

Selon un sondage publié dans le journal Turque Yeni Safak (cité par Courrier International, 23/11/06), 54.1% des turques interrogés se sont prononcés en faveur de l’adhésion à l’UE (un chiffre en baisse), tandis que 37.1% se déclaraient contre, mais seulement 28.9% des son-dés considèrent que l’adhésion aura bien lieu un jour, contre 60.1% qui pensent que cela ne se fera jamais. 31.6% des per-sonnes sondées considèrent que la Turquie doit développer en priorité des liens avec l’UE, 22.9% privilégient les liens avec

les républiques turcophones du Caucase et d’Asie centrale, 21.3% pensent en priorité aux pays musulmans, et seulement 3.3% estiment qu’il faut donner de l’importance aux rapports avec les Etats-Unis.

Une Pologne dans la chaussure

Comme promis la Pologne a, le 24 novembre, fait échouer les négociations en vue d’un nou-vel accord de partenariat entre l’UE et la Russie. Pour protes-ter contre l’attitude de cette dernière envers la Pologne en général, et plus particulièrement sur les dossiers de l’énergie et de l’agriculture (la Russie ayant déclarée un embargo sur la viande et les légumes polonais).

Jusqu’à nouvel ordre c’est donc l’actuel accord, de décembre 1997, qui reste en vigueur.

INTERNATIONAL

Du nouveau à l’ONU ?

Après avoir occupé le poste de secrétaire général de l’ONU pendant 10 ans, Kofi Annan cède la place à Ban Ki-Moon, élu le 13 octobre 2006 et qui doit rentrer en fonction le 1er janvier 2007.

Surnommé par la presse le « secrétaire général du consensus » ou encore « l’édulcoréen du Sud », ce sud-coréen de 62 ans est en réalité un habile diplomate, « comme le prouve la campagne discrète mais méthodique qu’il a

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menée un an durant pour se faire élire. Il a visité plus de quarante pays, en réussissant à caresser chacun dans le sens du poil. » (le canard enchaîné, 01/11/06)

La Chine est ravie de voir un asiatique à ce poste ; la Tanza-nie, le Congo, l’Argentine et la Grèce, qu’il a copieusement arrosé d’aide au développement quand il était ministre des affai-res étrangères, le soutiennent tous et la diplomatie française, pour laquelle il a appris le fran-çais, est aux anges.

Mais c’est encore avec les Etats-Unis qu’il possède le plus d’affinités. Non seulement c’est « sur le chemin de Washington que Ban a eu la révélation de sa vocation diplomatique » (ibid.) mais en plus sa candidature a été très large-ment soutenue par John Bol-ton, ambassadeur des Etats-Unis à l’ONU. Ce qui fait craindre à certains de ses dé-tracteurs qu’il ne soit l’homme des Etats-Unis. Mais l’avenir réserve parfois des surprises et Kofi Annan, poulain des Etats-Unis pour empêcher la réélection de l’égyptien Boutros Boutros Ghali, a fini son man-dat sur une ligne de relative opposition à la politique inter-nationale du gouvernement américain.

On souhaite donc beaucoup de courage à Mr Ki-Moon pour réussir à ré-organiser l’ONU, qui en a bien besoin (voir les feuilles d’automne, joyeux a-nni-versaire machin !, dans Belba… n°1). Jusqu’à présent les réfor-mes envisagées par celui-ci ont trait à la gestion plutôt qu’au politique : « La nature très décen-tralisée du système des Nations unies demande beaucoup de cohérence et de coordination. Nous devons simplifier la machine onusienne, réorganiser les priorités et réduire le double emploi. »

Qui vivra verra !

Kyoto d’neuf, docteur ?

Des nouvelles du protocole de Kyoto, un an et demi après son entrée en vigueur le 16 février 2005.

Mais d’abord un petit rappel de son objectif : il vise à réduire d’ici à 2012 les émissions de CO2 (ou équivalent-carbone) des pays ‘développés’ de 5,2% par rapport à leur niveau de 1990.

Un objectif plutôt modeste donc, d’autant que certains des plus gros émetteurs de la pla-nète ont refusé de ratifier le traité et que les pays pauvres et émergeants ne sont pas concernés. Mais malgré des limites évidentes le protocole représente une avancée certaine puisque c’est le premier essai de coopération internationale pour tenter de lutter contre les ‘pol-lutions globales’, responsables du dérèglement climatique.

Un des principaux outils imagi-né pour atteindre cet objectif est le ‘système d’échange des quotas d’émissions’ qui fonc-tionne comme suit : les gou-vernements allouent des quotas d’émission aux industries concernées (seul les plus gros émetteurs de CO2 sont pris en compte), des quotas d’émissions qu’ils ne peuvent dépasser. Si les quotas d’émissions sont bien évalués et que l’activité des émetteurs progresse, ceux-ci se retrouvent devant plusieurs choix : investir dans des technologies qui leur permettront de produire moins de CO2 pour une activité équi-valente, ou racheter des permis à d’autres entreprises qui n’auraient pas utilisé tout leur quota (pour cause d’inves-tissement technologique ou de

baisse d’activité), ou encore en finançant dans les pays ‘moins développés’ des programmes de réduction de CO2.

Il semble donc que les émis-sions de CO2 acquièrent ainsi un coût. Celui ci est néan-moins négligeable. Principale-ment parce que les pouvoirs publics ont été trop généreux dans l’attribution des quotas d’émissions. 16 des 25 pays de l’Union européenne ont ainsi annoncé en avril 2006 « que leurs entreprises n’avaient pas utilisé tous les quotas d’émission attribués pour 2005. En particulier l’Allemagne (4,3% de quotas non utilisés), la France (12,9%), la Suède (14,3%) et le Danemark (15,9%) » (Alter-natives Economiques, juin 2006). De tels chiffres, qui ne peuvent aucunement être attribués à de réels efforts pour réduire les émissions, correspondent en fait à des quotas distribués de façon trop libérale. Cette an-nonce a provoqué, fin avril, un krach du marché du carbone, qui « a vu le prix de la tonne de CO2 passer de 29,40 euros le 22 avril à 12,50 euros le 5 mai à la Bourse Powernext Carbon. » (ibid.)

On peut s’exclamer tous en cœur avec Greenpeace : « La France contribue largement a rendre inefficace le marché européen du carbone » (Cité par Courrier Inter-national, hors-série écologie, octobre 2006).

A noter : « Les émissions de gaz à effet de serre de l’ex-Union euro-péenne à 15 ont augmenté de 0,3% en 2004 (…) Pour atteindre en 2008-2012 les 8% de réduction convenus par rapport à 1990, il faudrait que les émissions baissent désormais de 1% par an » (Alterna-tives Economiques, septembre 2006). C’est pas exactement gagné…

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Des nouvelles du ‘champion de la liberté’

« en l’an 2006 le Congrès américain a adopté une loi tyrannique qui restera dans l’Histoire comme l’un des plus grands déshonneurs de la démocratie américaine. » (The New York Times, cité par Courrier International, 05/10/06, comme le reste des citations de cet article)

C’est le 29 septembre qu’a été votée cette loi, sur la détention et le jugement des terroristes. Elle comprend entre autre me-sures, des dispositions sur le terme ‘ennemi combattant’, dangereusement élargi. Le pré-sident américain a désormais le pouvoir d’arrêter qui il veut, sur le territoire des Etats-Unis ou à l’étranger et de retenir cette personne aussi longtemps qu’il le désire et ce sans possibilité de recours, sans même que ceux-ci puissent contester leur emprisonnement (c’est la fin de l’habeas corpus cher à la législa-tion anglo-saxonne). Le prési-dent a aussi le pouvoir de déci-der ce qui relève de la torture ou pas, et n’est pas tenu de faire part de son avis.

Tout les hommes doivent être libres, mais certains plus que d’autres…

La Russie, l’autre pays

de la démocratie

Assassinat le samedi 7 octobre de la journaliste russe Anna Politkovskaïa.

Cette journaliste, correspon-dante du Novaïa Gazeta a dédiée une grande partie de sa vie à la Tchétchènie, un pays ou la guerre fait rage. « Elle s’y est rendue plus de quarante fois, a été retenue en otage par la guérilla, a subi les brimades et les menaces de

l’armée russe. La journaliste ne voulait pas que l’on oublie cette guerre, commencée en 1994, inter-rompue deux ans et reprise en 1999. Son bilan estimé à 150000 morts pour une population de 1 million d’habitants. » (le canard enchaîné, 11/10/06)

On pourrait s’inquiéter du fait qu’en Russie les journalistes semblent avoir la santé fragile. Qu’on se rassure ! On devrait incessamment sous peu connaî-tre toute la vérité, Poutine a promis une « enquête objective ».

L’honneur de Poutine

Fin 2007 Vladimir Poutine a été fait officier de la légion d’honneur par Jacques Chirac. On a les amis que l’on mérite.

Corée (pondre à ça)

Le 9 octobre à 10h30, la Corée du Nord a procédé à un essai nucléaire dont on ne sait pas vraiment à ce jour si il s’agit d’une réussite ou d’un échec ; faisant ainsi une entrée pas vraiment fracassante (mais très remarquée) dans le club de moins en moins fermé des détenteurs de ‘La Bombe’ (qui comprend les Etats Unis, la Russie, le Royaume Uni, la France, la Chine, l’Inde, le Pa-kistan et Israël – sur l’arsenal duquel on ne sait presque rien, sinon qu’il existe).

Même si l’essai, dont la puis-sance a été estimé à 1 kilotonne équivalent TNT (contre 12,5 pour Hiroshima) n’est pas une franche réussite, c’est néan-moins la promesse d’une série d’emmerdes sans fin pour la recherche (et non le maintient, pour des raisons évidentes) d’une paix mondiale.

Le conseil de sécurité de l’ONU a réagi le 14 octobre en

adoptant à la majorité la résolu-tion 1718, décrétant un embar-go sur les armes et la technolo-gie nucléaire, et un blocage des mouvements de capitaux. La résolution exige que la Corée du Nord « abandonne tous ses programmes nucléaires » et « renonce à procéder à un nouvel essai » (Le monde, Dossiers et documents, nov. 2006)

J’ai moi-même décidé, pour la cause, de pisser dans un violon en attendant que ça passe.

« N’oublions pas le Myanmar »

L’appel de cet été, lancé par Timothy Garton Ash (journa-liste au Guardian de Londres, cité par Courrier International, 22/06/06) semble finalement avoir trouvé quelque écho.

La junte militaire au pouvoir au Myanmar (ex-Birmanie) depuis 1988 a été mise publiquement en accusation au Conseil de sécurité des Nations Unies, ce qui l’a poussé à relancer l’élaboration d’une nouvelle constitution, processus échoué l’année dernière.

La junte militaire dirigée par le Général Than Shwe est une dictature qui tue ou emprisonne ses opposants (Aung San Suu kyi, prix nobel de la paix et dirigeante du principal parti d’opposition, la Ligue nationale pour la démocratie [LND], est en résidence surveillée, ainsi que le vice président de la LND, Mr Tin Oo. « C’est égale-ment le sort qu’est en train de subir la deuxième formation du pays, la Ligue nationale shan pour la démo-cratie (Shan National League for Democracy, SNLD), alliée de la LND. Une campagne d’arrestations a conduit en prison ses principaux dirigeants. Ils avaient, comme ceux de la LND, refusé la mascarade de la convention nationale, chargée d’écrire, de la fin février au 31 mars

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2005, une nouvelle Constitu-tion ‘approuvée par tous les représen-tants du pays’, mais destinée à pé-renniser et à légitimer le rôle de l’armée dans le contrôle du pouvoir. » (Le Monde diplomatique, nov. 2006)

Pendant que la population vit dans la misère la Junte fait des affaires avec la Chine, Total et bien d’autres, et consacre 40% de sont budget à la défense.

Dernier caprice en date de la Junte : déménager la capitale de Rangoun, port donnant sur l’Océan Indien, à Naypyidaw (‘cité royale’) aux milieux de collines couvertes de jungle à l’intérieur des terres. « L’idée du transfert de la capitale a été, depuis son origine, celle du plus haut diri-geant de la junte militaire au pouvoir depuis 1988, le général Than Shwe. Elle répond à trois préoccupations : revenir à la tradition royale, car Rangoun était une émanation du colonisateur britannique ; écarter tout blocage du pays du fait d’un soulève-ment populaire tel que celui de 1988 ; et se mettre à l’abri d’une agression américaine. S’éloigner des côtes et se retrancher dans la profon-deur du territoire est devenu un leitmotiv stratégique, que l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, en 2003, a porté au paroxysme. Fina-lement M. Than Shwe a décider d’accélérer le transfert sur les recom-mandations de… ses astrolo-gues. »(ibid.)

Que se passe t-il en Thaïlande ?

On sait qu’un putsch militaire a eu lieu le 19 septembre 2006. Les militaires, dirigés par le général Sonthi Boonyaratkalin ont destitué le premier ministre Thaksin Shinawatra, avec la bénédiction du roi Bhumibol Adulyadej. Pas un coup de feu n’a été tiré, les militaires ne sont même pas présents dans les rues (qui sont calmes), et pour-

tant un dirigeant démocrati-quement élu a été écarté du pouvoir et la constitution abro-gée. Alors, que se passe t-il en Thaïlande ? Essayons de com-prendre en entrant un peu plus dans les détails de l’histoire.

Le premier ministre, Thaksin, a commencé sa carrière comme officier de police, avant de se lancer dans les affaires où il fera fortune dans le domaine des télécommunications. Il se lance en politique en fondant le parti Thaï Rak Thaï (les Thaïlandais aiment les Thaïlandais) puis il remporte les élections au poste de premier ministre pour la première fois en 2001, ainsi qu’en 2005, à chaque fois avec une confortable avance. C’est néanmoins en 2005 que les problèmes commence sérieu-sement pour lui. Tout d’abord parce qu’il fait peur. Il tient l’opinion publique, le pouvoir politique, le pouvoir économi-que et les télécoms. Devant une telle concentration des pou-voirs, l’opposition s’organise. D’autant plus que c’est à cette période qu’apparaissent plu-sieurs gros scandales financiers et que des questions se posent sur la politique intérieure de Mr Thaksin. En effet, ‘sa guerre à la drogue’ dans l’est a fait plus de 2000 morts, assassinés de façon arbitraires et qui avaient souvent peu ou pas de liens avec le trafic, tandis que la ré-pression de la rébellion musul-mane au sud fait plus de 1000 morts et accroît les tensions. Début 2006 la crise institution-nelle est tellement importante que le premier ministre est obligé de lui trouver une issue.

Thaksin organise alors des nouvelles élections le 2 avril 2006. Boycottées par l’oppo-sition, celles-ci sont invalidées par la Cour constitutionnelle le 8 mai. Le gouvernement se voit ainsi ligoté et ne peut plus rien

faire d’autre qu’expédier les affaires courantes. Le 19 sep-tembre le coup d’Etat de la Junte met fin à cette crise.

Alors, que penser de cette his-toire ? Rien ne semble simple. Il ne fait aucun doute que Thaksin a profité de son man-dat pour faire main basse sur l’économie Thaïlandaise et accroître sa fortune, il a même fait passer des lois dont c’est le seul but. « Pourtant, malgré les critiques qui s’accumulent, la gestion du premier ministre apporte une réelle embellie économique, à laquelle s’ajoute sa politique de programmes sociaux, en particulier envers les paysans pauvres du nord et du nord-est du pays : mis en place d’un sys-tème médical pour tous les Thaïs sans couverture sociale au coût unique de 0,65 euro par consultation, déblocage de fonds de développement pour les villages ruraux… » (Le Monde diplomatique, nov. 2006) . Rappe-lons également que celui-ci a été élu démocratiquement deux fois. La junte militaire est tout aussi paradoxale. Elle a abrogée la constitution de 1997 afin, dit-elle, de restaurer la démocratie, et pour une fois c’est peut-être vrai ! Non seulement le général Sonthi Boonyaratkalin (à l’origine du putsch) et le pre-mier ministre intérimaire Su-rayud Chulanont (ancien géné-ral) sont réputés intègres et favorables à la démocratie (ce qui est plutôt rare dans leur fond de commerce), mais ils ont également commencé à former une assemblée consti-tuante. Autre fait notable, les militaires paraissent, au sujet de la rébellion musulmane du sud, beaucoup moins belliqueux que ne l’était Thaksin. En bref, la junte militaire ne semble pas disposée à confisquer le pouvoir en Thaïlande. La population Thaïe semble d’ailleurs accueillir la situation avec calme. « Mae pen laï ! [Pas de problème !] » (Afrique Asie, oct. 2006).

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« … quelques heures après le coup d’Etat, les premiers sondages ont révélés que plus de 80% des Thaï-landais l’avaient accueillis avec séré-nité. Si l’avenir du système de protec-tion sociale est une préoccupation majeure, le sort d’un milliardaire réfugié à Londres avec, paraît-il, 114 valises lourdement chargées, laisse indifférent. » (Afrique Asie, nov. 2006).

En fait, il semblerait que loin de concerner tellement le peuple, toute cette histoire soit une manifestation du combat que se livrent l’ancienne et la nouvelle élite en Thaïlande. « Dans un pays historiquement gouverné par une puissante élite militaro-bureaucratique et où la monarchie moderne occupe une place prédomi-nante, le Premier ministre déposé Thaksin Shinawarta et ses partisans ‘représentaient indéniablement une menace pour l’establishement’ » (The Straits Times, journal de Singa-pour cité par Courrier Internatio-nal, 28/09/06).

Tout ce qui reste donc à espé-rer, c’est que les militaires ne profiteront pas des années qui vont venir pour déséquilibrer trop fortement le rapport de force en leur faveur, et qu’ils comprennent que si le peuple n’est pas plus fortement impli-qué dans le fonctionnement de la démocratie, d’autres inci-dents de ce genre sont à pré-voir.

La religion n’est qu’un prétexte

« Ce qui arrive aujourd’hui n’a rien à voir avec la religion. C’est lié aux querelles territoriales, principalement celle portant sur les terres palesti-niennes. » (Mahatir Moohamad, ancien premier ministre de Malaisie, cité par Afrique Asie, oct. 2006)

« Hormis Israël, l’Iran est le pays du Moyen-Orient qui abrite la plus grande communauté Juive. Téhéran

compte quelque 10000 juifs, ses écoles juives accueillent 2000 étu-diants tandis que l’Association juive gère des maisons de repos et possède plusieurs immeubles. (…) Bref, en Iran, dire qu’on est d’origine juive suscite des réactions très tolérantes. Parler d’Israël, c’est une autre his-toire… » (Jerusalem Post [journal israélien], cité par Courrier Inter-national, 05/10/06)

« Ce qui se passe en Irak ne peut être qualifié autrement que de bou-cherie (…)

Cela a l’air d’une guerre confession-nelle, et tout le monde la désigne ainsi, comme si il s’agissait d’une affaire entendue sur laquelle il n’y aurait plus lieu de s’interroger. Sauf qu’il y a une réalité plus profonde. Car les massacres se déroulent aussi bien entre sunnites et chiites qu’entre différentes tendances politiques à l’intérieur de chaque communauté, puisque ni les uns ni les autres ne sont d’accord aujourd’hui sur les objectifs. Il ne s’agit donc pas d’un conflit confessionnel, même si certains voudraient le faire croire afin de mobiliser les soutiens dans leur com-munautés respectives.

L’origine de cette violence réside dans la lutte pour le pouvoir et les ressour-ces économiques du pays. » (An-Nahar [journal libanais], cité par Courrier International, 05/10/06)

Saddam(ned !)

Après un simulacre de procès (on avait pas besoin d’une jus-tice aussi expéditive pour le condamner, mais bien pour ne pas en condamner d’autres) Saddam Hussein a été pendu en Irak mais aussi sur toutes les chaînes de télévision du monde. Quel meilleur moyen pour rassembler les gens qu’une petite exécution publique. Lyn-chage, Peeeeeeeeenndaison, qui n’a pas eu sa lapida-tiiiiiiooooooon ?

On admirera au passage la déli-catesse de certaines télévisions

(parmi lesquelles les chaînes françaises), qui ont montré Saddam la corde au cou, puis mort, mais pas les os qui cra-quent. Un spectacle pour des gastronomes au palais plus raffiné en somme…

Destination : Chaos

La violence continue de consti-tuer le quotidien des irakiens avec, nous dit-on, une moyenne d’environ 50 victimes par jours (mais comment savoir dans un tel chaos). Bagdad serait-elle devenue l’enfer sur terre ?

FRANCE

11 heures à la question

Suite (et non pas fin) des déboi-res judiciaires de l’actuel gou-vernement. Le ministre de la défense, Mme Alliot-Marie, a été reçue par les juges d’Huy et Pons dans le cadre de l’affaire Clearstream. Interrogée en tant que simple témoin , elle a tout de même été retenue pendant pas moins de 11 heures. Ils devaient en avoir, des choses à se dire, elle et les juges…

Puis en décembre on a pu voir Mr Villepin transporté de joie parce qu’il était lui-même convoqué devant les juges, mais en qualité de simple témoin. Il est resté chez eux pas moins de 17 heures, ce qui est bien sûr anodin pour un ministre de la République.

« Il en faut peu pour être heureux, vraiment très peu pour être heu-reux… »

A qui profite le crime ?

Les profits des entreprises du CAC40 continuent à s’envoler. Après une progression de 26% en 2005, l’année 2006

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s’annonce plus juteuse que jamais : « Bingo ! 88 milliards d’euros de profits [à comparer avec les 57 milliards d’euros de 2004, déjà une très bonne an-née], voilà ce que les stars du CAC40 empocheront en 2006. Autant de bénéfices records qui se chiffrent dès le premier semestre à +46% pour Schneider, +54.3% pour Vinci, +5% pour LVMH, +47% pour Bouygues. » (le canard enchaîné, 13/09/06)

Chronique du racisme

trop ordinaire

Quel beau pays que la France, patrie des droits de l’homme. Et quels grands hommes nous gouvernent !

Mais un petit dessin… Voilà la retranscription d’une scène qui a s’est déroulée le 10 octobre 2006 dans une des cafétérias du Sénat, relatée par le canard enchaîné du 18 octobre :

« Deux attachées parlementaires de couleur (l’une du PS Yannick Bo-din, l’autre du questeur socialiste Gérard Miquel) sont apostrophées à leur entrée dans la salle par un séna-teur UMP du Val-d’Oise, l’ex rocardien Hugues Portelli : ‘vous pouvez nettoyer, parce que c’est sale ! On ne peut pas se servir ici, c’est vraiment dégoû-tant.’

Les deux jeunes femmes, qui souhai-taient juste consommer un café, en restent bouche bée. Le sénateur hausse le ton :

‘Vous comprenez ce que je veux dire, ou pas ? (…) Net-toyer, vous comprenez, ou pas ?’

‘C’est vrai que nous sommes noires, réplique l’une des deux attachées parlementaires, et qu’en général les femmes noires sont au Sénat pour faire le ménage. Mais là, nous venons juste nous servir un café. Nous sommes des assistantes parlementai-res.’ »

Vous vous rendez compte ! C’est une honte pour la France. On laisse des femmes, noires de surcroît, pénétrer la Haute-Chambre. Où va-t-on ?

CULTURE

Un Pape(ossible)

Notre vénéneux St Père, Benoît XVI, n’est ni aussi loquace ni aussi médiatique que son illus-tre prédécesseur Popol II, c’est indéniable.

Il fait en effet peu parlé de lui, ce qui est en fait assez étrange compte tenu des décisions et déclarations pour le moins critiquables auxquelles il nous a déjà habitué.

Dans la bouche du Pape, les nazis ne sont plus qu’ « un groupe de criminels » (déclaration faites en mai 2006 à Auschwitz) et Istanbul redevient Constan-tinople.

Ces bourdes relèveraient seu-lement du mauvais goût si leur auteur n’occupait pas de si hautes fonctions. Et aussi si il n’était pas capable de faire pire encore. « Un pape, en tant que chef spirituel et chef d’Etat, devrait, plus qu’un autre, peser chacun de ses mots. Et si ils ne sont pas erronés, savoir les contrebalancer. » (Benoît d’honneur, Erik Emptaz, le canard

enchaîné, 20/09/06, comme les citations suivantes)

Or en novembre 2006, Benoît XVI a sorti, « des limbes et de leur contexte », des propos tirés d’une correspondance de 1391 entre un empereur byzantin, Manuel Paléologue II, et un lettré per-san. Ces propos concernent « les choses mauvaises et inhumai-nes » apportées par Mahomet aux hommes, et soulignent qu’ « une telle violence est contraire à la nature de Dieu et à la nature de l’âme ».

Même dans le cadre d’un céna-cle philosophique de telles pa-roles, venant du souverain pon-cif, ne peuvent pas passer ina-perçues. On peut se demander si c’est de la malice ou de la bêtise.. Ou si Ratzinger veut apporter sa petite pierre à l’édifice du ‘choc des civilisa-tions’.

« Dire qu’‘il est absurde de dif-fuser la foi par la violence’ n’est bien sûr ni une bêtise, ni un blas-phème, ni une hérésie. Mais ne le dire qu’à propos de l’islam, sans rappeler que pendant longtemps les chrétiens en ont fait autant, est un fâcheux oubli (…) Pour autant, il serait peut être temps également que chaque fois que l’islam est mis en cause, que ce soit par des écrivains, des caricaturis-tes ou même par un pape, ses repré-sentants aient d’autres réponses que de hurler au blasphème et d’appeler au bain de sang expiatoire. Sous peine de donner à coup d’amalgames entre islam et violence totalement raison à ce Manuel Paléologue. »

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Interlude sans intérêt… (8) ************************************************************************************************

37.5 + 0

I am the father of all lies, Prince of illusion

Unwanted (?) child of Creation The pleasure in the pain The pain in the pleasure Nay, you don’t wanna know Of this at least i’m sure

That is what my craft is all about

But, prey Let me introduce myself I am who i am And will be I am the force The energy

The one you love the best But want to get rid of « Une partie de cette force qui,

toujours veut le mal, et toujours fait le bien »

Adanedhel

*

« The singular multiplicity of this universe draws my deepest attention. It is a thing of ultimate beauty. » Frank Herbert, God-emperor of Dune

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Mwanzana ya Nzuani _ La route du Sud-Est ; Mananjary ************************************************************************************************ 2 septembre 2005

*Safara Bushini – Quatrième partie : la route du Sud-Est

Entre Fianarantsoa et Manaka-ra il y a un petit train tout vieux, tout sympa, tout lent, qui traverse en dix heures les pla-teaux de savane, les forêts tro-picales, les rizières cachées dans les bourrelets du paysage, puis les plaines de l'est ; le tout en s'arrêtant tous les dix kilomè-tres dans des tout petits villages avec de toutes petites maisons d'où des tout petits enfants sortent pour vendre des gâ-teaux, des saucisses, des samo-sas, de trucs sympa à grignoter quand on n'est pas malade. Je suis sur que c'est super bon.

A Manakara j'ai acquis la certi-tude que mon système digestif n'allait pas bien du tout du tout du tout.Ca fait deux jours que j'entreprends des micro-activités qui ne m'éloignent pas trop des toilettes. J'ai quand même risqué une promenade en pirogue sur le canal des Pangalanes. C'est super joli, il y a des oiseaux, des maisons, des enfants qui courent, des cime-tières de Chinois morts de la grippe espagnole à Madagascar au temps des Français... C'est aussi ça la rencontre inter-culturelle.

Sinon Manakara est une ville très chouette, très calme, où toutes les communautés vivent en bonne entente le long des rues dessinées à la règle par les colons. Les rues ensablées sont parcourues par des gosses qui

ne font pas la manche, des filles qui ne font pas le trottoir, et des pousse-pousse qui font quand même un peu chier.

Mes intestins un peu reposés j'ai eu l'occasion de rencontrer les gens du programme hydrau-lique d'Inter Aide à Manakara. C'est rigolo, ils ont exactement les mêmes problèmes que nous, et globalement c'est la même chose en pas pareil. Les gens se laissent vivre, ne prennent rien en main, mais malgré tout sou-haitent avoir plein de choses. La question du sens de tout ça commence à se poser. Pour-quoi est-ce qu'on s'embête à aider tous ces glands ? Person-nellement je m'en fiche un peu, ça m'embête pas de les aider. Si ça marche tant mieux, si ça ne marche pas la France n'aura pas perdu son argent puisque de toutes façons, on achète tout le matériel là-bas. On peut ame-ner le cheval à la rivière mais on

ne peut pas le forcer à boire. Avec des raisonnements comme ça je comprends que les vieux tout blancs soient blasés de toutes ces ONG qui font plein de programmes foireux. Je crois que quand quelqu'un demande quelque chose qu'on a à profusion, il faut au moins considérer l'option de lui don-ner, même si ça ne va pas changer sa vie ou s'il va en faire un mauvais usage.

A Manakara il y a aussi un pro-gramme irrigation avec un type qui fout du béton dans les riviè-res. J'aimerais bien faire ça après Anjouan, juste quelques mois pour voir. ---

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8 août 2005

*Safara Bushini – Cinquième partie : Mananjary

Mananjary c'est tout petit, et c'est très chouette. Ici aussi les Indiens, les Comoriens, les Français, les Chinois et même les Malgaches vivent tranquil-lement sans se taper dessus ni rien. C'est super chouette. Il faut dire que la cote est c'est un peu comme les Comores en ça que tout pousse facilement et la vie n'est pas trop dure, à part la quantité de maladies qu'il y a le long du canal des Pangalanes. Du coup ça fait une belle culture de branleurs, pas effica-ces pour deux sous mais vrai-ment relax. Jusqu'à présent j'ai passé deux jours à rien faire que papoter avec plein de gens, c'est super.

La campagne c'est vraiment chouette. Avant de partir j'ai vu "A bout de souffle", la réfé-rence du film Nouvelle Vague,

avec un Belmondo de 20 ans et des tablettes de chocolat pas possibles. En introduction il dit "J'aime beaucoup la campagne. C'est calme, c'est joli, c'est tranquille. Si vous n'aimez pas la mer, si vous n'aimez pas la ville, si vous n'aimez pas la montagne,... allez vous faire foutre" J'ai bien aimé ce film quand même. C'est un des trucs qui me manquent un peu ici, le cinéma. De la télé anjouanaise on ne peut attendre que des Chuck Norris ("attention, dit la bande annonce, samedi, ça va transpirer dans les sous-pulls") et l'intégrale de Van Damme. Ca plus le retour du ninja blanc et Anaconda c'est vite limité. A Madagascar ils font les choses à fond. Quite à passer des films nazes, ils passent des films vraiment nazes comme Neme-sis II : Nebula (l'histoire d'une mutante blonde aux gros seins arrivée de l'espace en Afrique de l'Est pour échapper à un cyborg meurtrier). J'ai aussi vu un film édifiant qui pourrait

s'appeler "La truite tueuse du marais maudit" avec de très gros poissons vindicatifs, un vétéran du Viet Nam, des nu-distes et un avocat perdu dans le bayou.

Parlez moi de la rencontre in-terculturelle...

Mananjary c'est super. C'est tout petit, tout le monde se dit bonjour et se connaît, en plus c'est mignon et il fait beau (pas tout le temps quand même). A Mananjary je suis allé dans un restaurant tenu par un vieux baroudeur des chemins de Katmandou reconverti dans la restauration provençale à connotation malgache et l'ar-rangement de rhums à la sauce locale. J'y suis entré pour le déjeuner, j'y ai passé deux jours, ça fait un rien mal à la tête mais c'est sympa. ---

Y

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L’habitat, l’air de rien ************************************************************************************************

Notions élément-terre : Il s’approcha doucement de la dernière demeure. Du bois et de la paille flottaient encore dans les airs. Cette fois là, ils ne pouvaient plus lui échapper. Il allait démolir cette maison comme les deux dernières. Il gonfla ses joues et se mit à souf-fler encore et encore. Les murs tremblaient, les arbres s’arrachaient, la poussière formait un véritable brouillard. On ne distin-guait bientôt plus rien. Il s’arrêta pour regarder l’ampleur de ses dégâts … la maison était toujours là !! 40cm de pisé com-pacté … il n’avait aucune chance.

Le Grand Méchant Loup n’est pas le seul à s’être aperçu que la terre était un matériau solide puis-qu’il s’agit du matériau de construction le plus utilisé par l’espèce humaine depuis près de 10 000 ans. De nos jours, un tiers de la population mondiale vit dans des habitats de terre.

De la citadelle imprenable à la Manhattan des sables :

En Iran, à environ 1000 km au sud-est de Téhéran, la ville de Bâam est l’une des plus ancien-nes constructions en terre connue. Cette citadelle réputée imprenable, vieille de plus de 2000 ans, a résisté à toutes les agressions subies au cours de ces 20 derniers siècles. Elle était réputée pour être un véritable oasis au milieu du désert et

avait longtemps consti-tuée une étape majeure sur la Route de la Soie.

Cette cité a donc été entièrement construite en terre : les bâtiments, la muraille, les tours, la forteresse ! Un seul matériau a suffi pour répondre à des exigen-ces aussi différentes. Pas

besoin de poutres en bois ou de blocs de pierre, les murailles comme les maisons ont été bâties de la même manière. Cependant, cela n’a pas pour autant bridé l’imagination des architectes de l’époque. La terre a été façonnée sous toutes ses formes pour construire des centaines d’arches et des kilo-mètres de mâchicoulis. Des murailles hautes comme des falaises et lisses comme du verre dominent des habitations aux lignes sinueuses. Elle était le meilleur exemple des cons-tructions urbaines de l'Iran préislamique.

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Malheureusement fin 2003, un séisme d’une violence inouï (8,5 sur l’échelle de Richter) a infligé à cette cité des dégâts irréversi-bles, détruisant en très grande partie (80%) une des merveilles du patrimoine culturel de l'Iran, la plus grande construction en pisé au monde.

Encore plus loin de nous, Sa-naa, capitale du Yémen. Per-chée à 2350m d’altitude au Sud-ouest de la mer Rouge, cette ville porte à merveille son nom de Manhattan des sables avec son architecture digne des plus grandes mégalopoles américai-nes. Des buildings de terre s’élèvent à plusieurs dizaines de mètres du sol, chacun arborant fièrement les chatoyantes cou-leurs de la famille propriétaire afin de compenser une archi-tecture uniforme qui peut para-ître un peu « secterre ».

Cependant, ce choix avait été fait pour laisser le plus de place

possible aux terres cultivables sur les bords du Wadi Dohan, le fleuve oasis. De plus, les épais murs de boue restituent

pendant la journée la fraîcheur de la nuit et emmagasinent pendant la journée la chaleur du

soleil. En retour, les édifices fragiles en pisé requièrent de la part des habitants la plus grande attention et un entretien permanent des façades. En effet les dégradations dues aux intempéries sont minimes mais

nombreuses et il faut réguliè-rement reboucher les imperfec-tions pour éviter que le mur ne s’effrite complètement.

Evidemment, ce quartier histo-rique n’abrite pas à lui seul les 1,3 millions d’habitants de la

capitale mais aujourd’hui il se dresse toujours fièrement au milieu de la nouvelle Sanaa.

Ces deux villes sont de parfaits exemples des possibilités offer-tes par la terre crue en tant que matériau de construction. De plus, dans les deux cas, la terre a été prélevée sur place et les villes se sont donc auto cons-truites avec très peu d’aide extérieure. Pour ces raisons, pendant 1500 ans la ville de Sanaa est restée inconnue des Européens jusqu’au milieu du XXe siècle.

La terre semble donc capable de traverser le temps avec une aisance rare tout en gardant ses propriétés et sa splendeur (Bâam était encore magnifique il y a 4 ans…).

Voyons donc de plus près quel est ce matériau hérité du passé.

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Voyage au centre de la terre :

Les informations et le schéma présentés dans cette partie sont extraits du Traité de Construction en Terre (Editions Parenthèses), livre référence qui offre une synthèse complète des connaissances actuelles dans ce domaine.

Tout d’abord, qu’est-ce que la terre ? La terre est un ensemble de particules de tailles et de compositions différentes issues de l’altération de la roche. On trouve 3 constituants princi-paux (% en poids) : de la ma-tière minérale (80%), de l’eau (18%), de la matière organique (2%), et des gaz. En fonction des différentes roches, on ob-tient donc différents types de terre. Et comme il y a de nom-breuses roches différentes, il existe une très grande variété de terres.

La principale différence entre les terres concerne la matière minérale. Elle se compose de cailloux, de sable, de silt et d’argile. Le silt est simplement un sable de petite taille (diamè-tre inférieur à 0.06mm), l’argile, c’est un peu plus compliqué.

Il s’agit de particules microsco-piques (2µm) plates et allon-gées, de forme lamellaire (des feuillets). Elles possèdent donc une très grande surface qui est sujette à de très nombreuses forces interfoliaires. Lors-qu’elles sont dans l’eau, elles se regroupent alors en amas de plusieurs dizaines ou centaines de feuillets que l’on nomme micelle (comme le beurre… elle est pas de moi…). Selon les types d’argiles, les feuillets se rapprochent plus ou moins les uns des autres et l’argile sera plus ou moins gonflante. On distingue 3 types principaux d’argile : la kaolinite (peu gon-flante), l’illite (gonflante) et la montmorillonite (très gon-flante).

Les particules de gros diamètre (cailloux, sable) sont le « corps » de la terre, l’argile est

le ciment. De nombreuses for-ces (principalement électrosta-tiques) s’exercent entre les mi-celles et les grains inertes et les maintiennent entre eux. C’est l’argile qui assure en grande partie la cohésion de la terre, propriété essentielle.

Il existe 4 propriétés fonda-mentales pour une terre :

la granularité : quantité de sable/silt/argile dans la terre. On obtient respectivement une terre sableuse/silteuse/argileuse. A noter que toutes les terres ne sont pas argileuses.

la plasticité : aptitude à être modelée

la compressibilité : capacité à réduire sa porosité (volume de vide dans la terre, en %)

la cohésion : propriété des particules de la terre à rester associées.

Maintenant il reste à savoir quelle terre utiliser pour cons-truire quoi ?

En fait, c’est la terre qui déter-mine le mode de construction puisque généralement elle est prélevée sur place, et donc on

s’adapte. On peut aussi évi-demment acheter de la terre et construire comme on le veut …

Il existe douze modes de cons-truction en terre classiques :

Cf. page suivante : Schéma extrait du Traité de construction en terre (Editions Parenthèse).

Il s’agit de construction en terre crue, c’est à dire que les briques ne sont pas cuites au four. Le fait de chauffer la terre au-dessus d’une certaine tempéra-ture change ses propriétés phy-siques (comme une poterie avant et après cuisson).

Photo d’argile dans du gel.

On distingue l’aspect feuillet des micelles, figés par le gel.

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Actuellement, trois types de construction en terre sont privi-légiés :

l’adobe : mélange terre-paille utilisé pour faire des briques (n°8).

le pisé : terre argileuse com-primée dans un coffrage (n°5 en bas)

le bloc comprimé : terre comprimée en blocs (n°5).

Les villes de Bâam et de Sanaa ont toutes les deux été cons-

truites en pisé. Cette technique consiste à bâtir un coffrage de bois puis à tasser fortement la terre à l’intérieur par épaisseur de 30 cm. On monte progressi-vement le coffrage selon la hauteur du mur. Une fois la construction terminée on peut apercevoir les différentes stra-tes.

Une question peut alors paraître logique : si c’est si effi-cace, pourquoi est-ce qu’en

France, on ne construit pas plus en terre ? En fait, la cons-truction en terre a été très utili-sée au cours du siècle dernier, surtout après la seconde guerre mondiale, puis petit à petit abandonnée sous l’effet du modernisme et l’apparition de nouveaux matériaux plus per-formants. Aujourd’hui, des impératifs écologiques et éco-nomiques relancent le débat.

Les douze modes de construction classique en terre crue.

Ouverture « in terre nationale » :

Depuis une bonne vingtaine d’années, la construction en terre connaît un renouveau international. Les qualités éco-logiques et économiques de la terre sont enfin reconnues et de plus en plus d’études se consa-crent à l’habitat en terre. Les

précurseurs ont senti dès les années 80 que les matières premières sont limitées et que l’écologie serait un enjeu ma-jeur.

L’un de ces précurseurs se situe en France, dans les « sous-sols » de l’école d’architecture de

Grenoble. Crée en 1979, le CRATerre est un laboratoire de recherche qui travaille sur l’architecture de terre et le dé-veloppement durable avec une équipe de professionnels (ingé-nieurs, architectes…) spéciali-sés dans la construction en

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terre. Sa première mission a été d’actualiser les connaissances scientifiques sur la terre crue afin de proposer une alternative aux architectures coûteuses en énergies rares, en particulier pour les pays du Tiers Monde.

Aujourd’hui, il s’occupe aussi de promouvoir l’architecture de terre en France ainsi que de protéger le patrimoine. Situé dans le Dauphiné (entre Gre-noble et Lyon pour simplifier), région française emblématique

de la construction en pisé grâce à ses nombreuses carrières, le CRATerre gère aussi bien les rénovations d’habitations tradi-tionnelles que la construction de logements sociaux en pisé. Doté d’une reconnaissance

internationale, il possède aussi de nombreux projets avec l’étranger.

Plus d’infos sur : www.craterre.archi.fr

Traversons l’océan pour nous rendre aux Etats-Unis et ren-contrer un architecte qui mo-dernise la construction en terre à sa manière : Rick Joy. Recon-nu par les spécialistes de la terre, Joy utilise ce matériau dans sa plus simple expression.

« Les choses les plus simples peuvent évoquer les sentiments les plus pro-fonds ». Inspiré par le célèbre Frank Lloyd Wright, il concilie nature, conception et fonction-nalité. Plus question de conce-voir des bâtiments inadaptés à

leur contexte, l’architecture doit prendre en compte les paramè-tres physiques, géologiques et climatiques présents sur place.

Evidemment, cela n’est pas réservé à l’architecture de terre (…) mais ce matériau s’adapte à merveille à l’environnement. De plus, il permet de réduire le coût (économique et écologi-que) tout en ayant des proprié-tés qui n’ont rien à envier à ses cousins bétons ou aciers.

Ces deux exemples nous mon-trent parfaitement comment le « modernisme doit se moderniser » à l’heure où Nico (le grand) tire la sonnette d’alarme. L’utilisation des hautes techno-logies à outrance ne sera pas possible et il faudra s’orienter un jour ou l’autre vers le low-tech, c’est-à-dire des matériaux peu coûteux mais à très haute efficacité (entre autres, le chan-vre et la cellulose dans l’isolation).

La terre revient donc en force dans ce nouveau millénaire et propose une alternative « éco-lonomique » aux matériaux de construction actuels. Après cet article d’introduction sur la terre et ses enjeux, nous nous intéresserons la prochaine fois aux deux types de construction majeure en terre crue, le pisé et l’adobe, afin de voir les règles de construction de base (la physique, c’est fantastique) ainsi que les avantages écologiques (la thermo, c’est rigolo) pour que toi, ami lecteur, tu puisses construire toi même ta maison, parce que celle à 100 000 euros de notre imbibé Borloo n’est pas encore arrivée.

MANU

Maison en pisé conçue par Rick Joy. On aperçoit les différentes strates de pisé sur les murs.

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On est là pour ça ************************************************************************************************

C’est quoi un patron ?

Sur les conseils d’un éminent rédacteur de Belba, je vais tenter, en tant qu’ex et futur dirigeant de PME, de dresser une sorte de portrait du patron d’une petite entreprise, avec le secret espoir de désacraliser pour les uns ou « désataniser » pour les autres le rôle du diri-geant, ses motivations, ses objectifs, sa fonction.

Il ne s’agit pas ici de brosser la personnalité type du patron, ce qui reviendrait à vouloir trou-ver un élément commun dans la personnalité de tout un chacun, qu’il soit banquier, jardinier, employé de bureau ou plombier. A mon sens il n’y en a pas, tous les corps de métier comptant son lot d’imbéciles, d’autoritaires, de pourris ou de laxistes.

Le propos se limitera égale-ment à traiter du rôle de diri-geant d’une petite entreprise, sans comparaison possible avec celui de grand patron d’une multinationale, par exemple.

Sa motivation

Je crois avant tout que la première motivation d’un patron est d’être entrepreneur et décideur, c'est-à-dire de développer et de contrôler par lui-même les actions que lui commande sa vie profession-nelle, et d’avoir ainsi cette liberté de ne pas subir le dictat d’autrui dans les choix

qu’imposent la conduite de son entreprise et l’évolution de son métier.

Bien entendu, d’autres dictats et d’autres contraintes tout aussi importants l’obligent à suivre une direction imposée, comme les contraintes éco-nomiques du marché ou bien les règles et décisions politi-ques, économiques et sociales (au niveau local, régional ou national, voire international), mais il a cette « chance » d’avoir le contrôle sur les déci-sions qui portent sur la société qu’il a lui-même construite ; le terme société pour une entre-prise étant particulièrement significatif. On peut donc parler d’une certaine forme de pouvoir, au sens de maîtrise des événements plutôt qu’au sens de puissance, bien que nous aborderons cette notion plus loin.

La seconde motivation re-lève de la curiosité et de la richesse du job, un patron étant constamment sollicité sur une variété infinie de pro-blèmes, et donc sujet à une sorte de stimulation intellec-tuelle permanente. Rares sont les patrons qui s’ennuient dans leur travail.

Ces sollicitations ne font pas toutes le bonheur du dirigeant, chacun ayant ses affinités par-ticulières ou des domaines de prédilection comme le social, la technique, la gestion ou le commercial mais globalement tous les sujets traités sont inté-ressants et enrichissants. D’autre part, cette motivation

est enrichie par le fait qu’il est également entrepreneur, et qu’il met le formidable outil qu’est son entreprise au service de ses choix de développe-ment et de construction.

La troisième motivation, plus ou moins développée chez un patron mais néan-moins présente, est la recon-naissance sociale et le niveau de vie. J’associe volontaire-ment ces deux notions car elles sont étroitement liées, surtout en province. Mais il ne faut pas qualifier un peu trop facilement le patron de riche. Rappelons qu’un dirigeant de petite entreprise, selon son statut et ses avantages en na-ture, a un revenu sans com-mune mesure avec les salaires des grands patrons évoqués dans les médias, c'est-à-dire qu’il est loin d’être assujetti à l’ISF à moins d’avoir hérité d’un patrimoine familial sans rapport avec sa fonction, cer-tains artisans ne dépassant pas même le salaire de leurs em-ployés.

Revenus nets moyens par mois d’un patron de PME, selon l’INSEE : 3 973,00 €

Revenus annuels du patron de Michelin, René Zingraff : 5,75 millions €

Revenus annuels du patron de L’Oréal, Lindsay Owen-Jones : 26,38 millions €

Source :

Le Canard Enchaîné ; 20/12/06

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Mais d’une manière générale, il est vrai que son niveau de vie va lui permettre de s’offrir une maison confortable avec piscine, voire une résidence secondaire et quelques autres signes extérieurs de confort. Par ailleurs, sa fonction et sa réussite le font généralement évoluer parmi les notables de la société civile, avec pour avantages d’être au cœur des décisions locales et de bénéfi-cier d’une certaine renommée, d’où cette autre notion de pouvoir que j’évoquai plus tôt.

Sa fonction

La fonction du dirigeant, s’agissant d’une petite entre-prise, est en même temps d’être le gestionnaire et de superviser, voire de réaliser, les différents métiers de son en-treprise, c'est-à-dire de savoir produire et vendre toutes les prestations qui font au quoti-dien le métier de l’entreprise. C’est là une des plus grandes différences avec le rôle de dirigeant d’une grande entre-prise dont la fonction est avant tout d’être un gestionnaire ; bien peu de grands patrons ont une carrière « métier ».

Le rôle de gestionnaire du patron de PME ne doit pas pour autant être écarté, il est même au cœur de ses préoc-cupations. Une société, quelle que soit sa taille, ne vit pas bien longtemps si les règles de base de l’économie de marché sont laissées de côté. Je ne rentrerai donc pas dans le détail des aspects gestion pure et simple, bien qu’essentiels, que sont le suivi de la compta-bilité, la gestion du personnel, la facturation …

Les deux rôles sont donc ici indissociables et chaque do-maine d’application fait inter-venir ses deux fonctions :

La maîtrise, le suivi et l’évolution de l’outil de production

fonction métier ; le patron connaît et veille sur son parc (machines, logiciels, équipements etc.), il doit savoir « comment ça marche », organiser la mainte-

nance de son outil de production et mettre en place la planification de la production selon les contraintes particulières de cha-que outil et l’interconnexion des outils entre eux. Bien souvent des effets « entonnoirs » bloquent ou ralentissent le flux de production. On pourrait comparer le flux de production à une suite de tubes dont les diamètres ne sont pas tous égaux ; l’objectif étant par conséquent d’ajuster le débit au mieux en jouant sur le rendement d’une machine ou les temps de travail d’une autre.

fonction gestion ; il faut réaliser les investissements néces-saires à l’évolution de la produc-tion, et donc établir un plan de financement avec le banquier, puis déterminer les coûts de re-vient et fixer les prix de vente, qui hélas dépendent aussi du marché, chacun n’étant pas libre de prati-quer n’importe quel prix sous peine de voir fuir rapidement ses clients. Il faut également assurer la formation de ses employés. Par ailleurs, le patron doit constam-ment veiller à l’optimisation des temps d’occupation des machines et faire la chasse aux heures per-dues, cause inévitable de déficit si les heures vendues sont réguliè-rement inférieures aux heures travaillées. Cela peut amener à mettre en place un plan d’amélioration continue (procé-dure spécifique aux métiers de production, à ma connaissance)

qui vise à faire participer tous les intervenants de la chaîne de pro-duction pour en optimiser les flux d’informations, produits et matiè-res selon leur vision d’opérateur au quotidien sur les pertes de temps, les problèmes de mainte-nance, les incompréhensions diverses etc. Les propositions

sont étudiées en concertation avec la direction pour tenir compte également des impératifs plus généraux et permettent bien souvent d’aboutir à des simplifi-cations des tâches quotidiennes mais surtout d’impliquer et d’intéresser les employés dans les décisions de l’entreprise.

La vente des produits et services

fonction métier ; le patron recherche de nouveaux produits à développer et/ou à vendre, étudie les nouveaux marchés potentiels, guette les améliorations techni-ques ou organisationnelles à ap-porter sur son outil de production et ses équipes afin de satisfaire ses clients. D’autre part, il doit veiller à la qualité de ses prestations, tant en termes de production qu’en termes de communication et peut donc être amené à mettre en place une démarche qualité, soit spécifique à un atelier, soit globale pouvant déboucher sur une certi-fication ISO, dont l’objectif est d’assurer à ses clients de manière formelle que les procédures et les ressources nécessaires sont mises en œuvre par son entreprise pour assurer la qualité des prestations de son activité. Sans rentrer dans les détails, disons qu’une telle démarche, même si elle peut paraître contraignante dans son mode d’application, car elle oblige à « verrouiller » tous les process et les circuits d’informations, aussi

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bien internes qu’externes, par des procédures écrites et validées, son avantage est qu’elle permet lors de sa mise en place d’avoir vrai-ment un œil neuf sur l’ensemble des opérations effectuées dans sa société et d’améliorer ainsi nom-bre de petites tâches inutiles ou mal organisées ; et cela tombe bien, c’est le but recherché.

fonction gestion ; La visite régulière des plus gros clients est souhaitable, elle permet d’entretenir la relative fidélité des clients, ce qui n’est jamais quelque chose d’acquis et demande en permanence de la communication et des efforts commerciaux. Au-delà des clients réguliers, il faut ensuite en prospecter de nou-veaux et recevoir les demandes tout en conseillant et en les orien-tant. Dans la plupart des cas le patron réalise personnellement les devis ou donne les directives selon les particularités de chaque demande, et assure le bon suivi du dossier de production ou de réalisation pour une facturation au plus juste. De même, la com-munication de l’entreprise est un aspect important, d’une part pour maintenir le niveau d’information minimal pour ne pas se faire oublier et faire « vivre » son en-seigne, et d’autre part pour an-noncer toute nouveauté dans ses méthodes ou dans ses produits et services, bref tout ce qui peut aider à la mise en confiance de ses clients ou la captation de pros-pects. Dernier axe, les appels d’offre ; très lourds et consomma-teurs en temps du dirigeant, ils permettent néanmoins, pour autant qu’on en remporte de temps en temps, de s’assurer une part de chiffre d’affaires assez stable sur du moyen terme sans beaucoup d’effort commercial une fois que le dossier est accep-té. Et ils permettent également de faire une petite révision régulière de sa politique tarifaire, ce qui sans eux ne serait sans doute jamais fait de manière réfléchie dans son ensemble.

Les achats

fonction métier ; pour la santé de l’entreprise, on doit sans

cesse faire des choix sur l’achat des matières premières, des équi-pements ou des fournitures et on doit être à même de réviser ces choix à tout moment en fonction de critères techniques liés à son outil de production (nouveauté, performance, longévité). Certains types de production liés à des technologies novatrices imposent par ailleurs qu’on participe avec les fournisseurs au développe-ment et au test de nouveaux produits selon ses propres be-soins, les dits fournisseurs étant généralement demandeurs, cela leur apportant à court terme une sorte de laboratoire directement en situation et à moyen terme une nouvelle gamme de produits, des améliorations techniques ou même une forme de notoriété sur le marché ; tout dépend bien sûr de votre présence sur le marché concerné et de votre propre noto-riété, la vieille boîte ringarde ayant très peu d’opportunités de servir de labo.

fonction gestion ; là encore, les choix doivent être révisés, cette fois-ci en fonction de critè-

res économiques (prix, contrain-tes de stockage, facilité de main-tenance, harmonisation des pro-duits), souvent liés aux probléma-tiques de vente, il faut alors négo-cier avec les fournisseurs en ter-mes de prix, de délai et de moyen de paiement, de délais de livrai-son.

Ses obligations

Nous terminerons donc cette description du métier de diri-geant en évoquant ses obliga-tions, qui sont à peu près tou-tes liées par un seul facteur ; celui d’être rentable ou, au moins être à l’équilibre comp-table en fin d’exercice. Désolé pour ceux qui y voient l’avènement du mal par l’argent, mais dans une éco-nomie de marché comme la notre (et honnêtement, il y a pire), une entreprise déficitaire ne peut survivre longtemps (pas plus de quelques exercices successifs) sans déposer le bilan. Or, déposer le bilan

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signifie impayés, salariés au chômage et toute la triste suite.

Par conséquent, le fil conduc-teur de l’entrepreneur est que sa société gagne de l’argent. Pour les irréductibles qui me lisent, cela ne veut pas forcé-ment dire que le patron « s’en met plein les poches », mais que la société est tout simple-ment bien gérée, et que les bénéfices vont permettre d’investir dans l’outil de travail sans cesse concurrencé, d’octroyer des augmentations à son personnel (et oui, ça existe !), de rénover ses locaux, d’organiser des manifestations internes etc. et c’est là un as-pect important de son rôle : faire en sorte qu’il y ait une vie sociale dans son entreprise et l’animer (beaucoup de patrons l’ont oublié…).

Dernier point, qui semble évident mais primordial, le patron doit respecter la loi

dans les domaines que touche sa fonction : droit du travail, droit fiscal, droit de la concur-rence…

Alors, c’est quoi un patron ?

Bien qu’étant sans trop d’illusions sur votre change-ment d’opinion du patron après ces quelques lignes, j’espère qu’elles permettront au moins de mieux cerner quelles sont ses préoccupa-tions et ses objectifs. Un pa-tron est quelqu’un qui accepte des responsabilités et qui veut aller de l’avant, qui prend des coups mais qui fait avec.

Il n’existera jamais dans ce bas monde d’égalité entre les hommes, et tous les systèmes économiques mis en place par les humains ont toujours vu naître une notion de hiérarchie entre eux. Il y aura donc éter-nellement des luttes de classe, c’est comme ça.

Tout patron est constamment critiqué par ses employés, un jour sur ceci, le lendemain sur cela. C’est inévitable car il est amené, pour la bonne marche de son entreprise, à prendre des décisions un jour défavo-rables aux uns et le lendemain défavorables aux autres. Mais rappelons que si tous les diri-geants faisaient correctement leur boulot, ils auraient peut-être une image un peu plus flatteuse. Je ne prétends pas être un patron exemplaire mais il est essentiel de toujours se poser la question :

Est-ce que ma boîte va bien ? financièrement, peut-être, mais socialement ?

Est-ce que mes employés sont contents de venir bosser le matin ?

Si oui, une bonne part des problèmes soulevés plus haut ne sont que routine.

Et votre entreprise ?

LDC

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Mwanzana ya Nzuani _ de Manajary à Tana ; Retour à Majungha ************************************************************************************************ 13 septembre 2005 *Safara Bushini – Sixième partie : de Manajary à Tana

Par inertie probablement, et parce que le temps à allouer aux galères n'était plus suffisant, je suis monté dans son bateau en compagnie de trois vieilles dames qui remontaient (ou bien descendaient je sais pas) le canal des Pangalanes pour ef-fectuer un retour aux sources (ce qui est assez paradoxal pour un canal). Elles étaient nées à

Mananjary mais l'avait quitté au moment de l'indépendance, il y a déjà un sacré paquet d'années. Elles étaient mortes de rire tout le temps, c'était très chouette. Cela va sans dire, le canal des Pangalanes, c'est superbe, le paysage change tous les kilomè-tres, du sable blanc à la végéta-tion tropicale aux roseaux des marais, des petits oiseaux qui volent des roseaux aux arbres à

pain aux filaos, des petites pi-rogues avec des gens tout noirs dedans qui saluent les vieilles dames qui disent bonjour à absolument tout le monde le long du canal (et mine de rien, ça fait pas mal de gens).

Ca m'a fait plaisir de rencontrer Alain (c'est le type du restau-rant et du bateau), c'est un des très rares Français d'ici à ne pas avoir de comportements dé-gueulasses. Il m'a un peu re-donné foi dans la race expatriée pour ainsi dire.

Je suis descendu du bateau à Mahanoro, un petit patelin adorable avec que des gens gentils dedans, pour prendre le bus vers Tana où c'est le bordel et où personne rigole. Cela dit, la deuxième fois c'est plus sym-pa, on prend le pli et on se débarrasse des quémandeurs sans état d'âme. La charité c'est bon pour la campagne, ici c'est

pas gérable. Bref il suffit de faire la gueule comme tout le monde et ça se passe super bien.

Et puis évidemment, la capitale, c'est moins authentique, plus plastique et d'une façon géné-rale, plus con. Cela dit, c'est quand même là qu'on trouve au même endroit de la super sau-cisse, des restaus indiens, du chocolat noir digne d'éloges, de l'excellent café, et du foie gras. En demandant mon chemin pour acheter du foie gras d'ail-leurs, j'ai fini dans la voiture d'un attaché de l'ambassade de France qui m'a amené jusqu'au centre commercial à l'extérieur de la ville. Ben c'est comme à la maison, mêmes enseignes, même parking, mêmes rayons éclairés à la lumière crue des néons, mêmes offres promo-tionnelles sur les cacahuètes goût fromage... J'avais un peu le vertige en voyant tous ces trucs, mine de rien ça fait déjà quel-ques temps que j'avais pas vu de grande surface plus grande qu'une chambre d'étudiant. --- 16 septembre 2005 *Safara Bushini - Septième partie : Retour à Majungha

J'ai pris le bus de nuit. C'est à dire que le départ est pro-grammé pour 15 heures, donc on part à 17h30, et comme il fait nuit à 18 heures... Le chauf-feur roulait un peu comme tous

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les chauffeurs d'ici : vite et mal, en général personne ne dit rien, c'est ainsi que vont les choses à Madagascar : vite et mal. Tradi-tionnellement il y a une dizaines de contrôles de police à la sor-tie de Tana, histoire pour les agents de gagner un peu d'ar-gent sur le dos des compagnies de taxi ; mais cette fois, c'est autre chose qui a ralenti la cir-culation. Un accident, un bus dans le fossé, un camion broyé au milieu de la route, onze morts, quarante badauds. Des carnages comme ça il y en a tous les jours. De toutes les castes du monde, celle des chauffeurs de taxi doit être la plus homogène : ils roulent comme des cons et sont uni-versellement détestés. Face à la mine renfrognée des passagers, le notre à fait profil bas et nous a mené tranquillement jusqu'à Majungha.

En chemin j'ai vu un autre super spectacle : les feux de brousse dans la nuit. C'est très joli. Le concept c'est que les gens brûlent les broussailles et les arbres de leur parcelle pour la nettoyer ou l'agrandir. Et puis ils n'éteignent pas le feu. Du coup les hautes terres sont toutes pelées et le sol disparaît d'année en année.

Arrivé à Majungha, je n'avais plus une thune en poche. Ce n'était pas très grave parce que j'étais toujours dans les bras accueillants de ma famille co-morienne. Quand j'en ai eu marre de flâner au hasard, je suis allé m'asseoir devant la mosquée. A chaque fois ça marche : en deux minutes j'avais une dizaines de copains, des gens un peu âgés en géné-ral, du genre qui a du temps à passer devant la mosquée à discuter avec ses amis et les Français débarqués de Ouani qui baragouinent le shinzuani. J'ai passé trois jours comme ça,

à papoter avec des gens, sou-vent cultivés, toujours gentils.

M'est avis que les cotes sont quand même plus accueillantes que les hauteurs à Madagascar, plus facile d'accès en tous cas. Les gens de la mosquée disaient que c'est parce que c'est là que l'Islam s'est le mieux implanté, et qu'il considère la terre comme la propriété de Dieu, et

non des ancêtres comme le considèrent souvent les Malga-ches. Du coup la cohabitation entre les différentes commu-nautés se passent plutôt bien sur les cotes, et plutôt pas très bien ailleurs, où les tribus do-minatrices passent pour être arrogantes et pleines de mépris - ce que je trouve aussi au de-meurant. C'est net que les en-droits les plus chouettes que j'ai traversés, pour ne pas avoir vu le quart du centième du premier atome de l'île, c'était Majungha et la cote Est. Ce n'est pas tota-lement innocent si c'est aussi un petit peu en retrait du grand axe du tourisme.

La distinction entre les tribus est aussi nette à Madagascar que le clivage entre villages à Anjouan. Et comme ailleurs la campagne et la capitale, où les

Imerinas dominateurs mépri-sent les autres qui le leur ren-dent bien. Pourquoi les Imeri-nas de Tana ont-ils acquis leur position ? Mes copains musul-mans disent que c'est parce qu'ils ont été armés par les Anglais. Je pense que ça tient aussi au fait que la vie est plutôt rude dans les hautes terres, et que ça les a forgés, au contraire

de ces branleurs de la cote Est où tout pousse dans la molle moiteur des lacs et des marais. Tout à fait comme à Anjouan au demeurant, les cultures de cueilleurs, c'est vraiment pas facile à accompagner dans la grande marche vers le dévelop-pement joyeux et l'avenir plein de sourires. Mais j'ai déjà dit tout ça.

On est allé voir un concert avec mon hôte comorien. C'était super, il y avait des saucisses, du ravitoto (des feuilles vertes et du porc tout broyé), de la bière, plein de gens morts de rire et un gigantesque nuage de poussière soulevée par les groupes de danseurs dans le public. Typiquement, c'est exactement tout ce qu'il n'y a pas à Anjouan. Sans alcool, on se marre quand même beau-

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coup moins, c'est clair et net. En même temps c'est beaucoup plus détendu et on ne risque pas grand chose : c'est agréable aussi de ne jamais avoir à met-tre de barrière. Sans compter que l'alcool est bien placé au top ten des fléaux majeurs de Madagascar.

Malgré tout, j'ai le sentiment que si la crise est plus violente à Madagascar, ici au moins il y a un peu d'espoir pour que ça change. A Anjouan la vie n'est pas infernalement cruelle, mais avec leur économie à la con, leur absence totale d'éducation, de gouvernement efficace, de ressources en général, c'est franchement mal barré pour la suite.

Un point, juste pour de rire, sur ce qui occupe la quasi totalité des Malgaches de 18 à 20 heu-res. Les feux de l'amour, Amour Gloire et Beauté, Beau-té du diable et toute la ribam-belle des télénovelas du

Mexique et du Brésil. Forcé-ment, à force de tomber dessus, on a envie de connaître la suite, mais c'est tellement lent et mou qu'après cinq épisodes, je ne savais toujours pas si Remundo allait dire à sa fille qui a changé d'identité après un accident que Inocenzia, sa mère qui la croit morte depuis cinq ans, est en ville pour un défilé de mode. La rolls de la télénovela, c'est quand même Marie Mar. Gros budget pour un gros public, les producteurs n'ont pas hésité à tourner dans de vraies forêts en plastique avec des plans de montagne intercalés de temps en temps, afin que le monde entier retienne son souffle de-vant l'intrépide expédition lan-cée par Marie Mar, sortie pour l'occasion de l'hacienda fami-liale (mais pas de sa famille), pour porter secours à Gabrielo, joueur de foot mais ancien amant éconduit avant tout, disparu lors d'un effroyable accident d'avion six places, le

tout avec l'aide d'un prêtre qui arrive à rester propre dans la jungle et d'un mil-lionnaire en culotte de golf qui mène une expéditions avec des indigènes qui portent des malles sur la tête. Sans transpirer ni perdre son brushing si ôter son chapeau colonial. Marie Mar, quelle femme. Il parait qu'à Tulear, à l'heure de Marie Mar, la vie s'arrêtait. Les taxis ne roulaient plus, les rues étaient désertes, les gens regardaient juste la série, tous. On pou-vait tout voler sauf une télé, mais même les voleurs la regar-daient. On m'a dit qu'un type s'était

procuré les DVD et que, mal-gré un arrêté préfectoral qui l'interdisait, il louait les vidéos trois heures pour 10.000 FMG, soit un jour de salaire de base. Il a acheté récemment un ba-teau et une voiture.

Pour conclure, une bonne nou-velle. On a localisé le Mwadana, un bateau perdu en mer depuis six jours. C'est un bateau de pêcheur 20 places a quitté Nosy Be, au Nord de Madagascar, en direction d'Anjouan avec 60 personnes à son bord, dont beaucoup de gens de Ouani et la moitié d'enfants. Ca devient cocasse quand on sait que le bateau est un don de la coopé-ration japonaise à l'école de pêche d'Anjouan… Les Como-res c’est petit dedans, mais c’est petit dehors aussi. ---

Y

15 octobre 2005

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NDLR ************************************************************************************************

* Rechprojpourprojpriv, sadralhotmart Puisque j’ai abandonné jusqu’à l’espoir d’une vie sociale afin de me consacrer à Belba, je suis bien obligé de me trouver des camarades de jeu à travers les petites annonces. Voulez-vous jouer avec moi, participer ? Dans l’immédiat je recherche tout particulièrement des illustrateurs et des informaticiens, ainsi que des personnes qui souhaitent partager leur connaissance de l’Amérique latine ou de l’habitat écologique, mais mes centres d’intérêts sont plutôt vagues, assez en fait pour me faire avaler n’importe quoi.

* Belba le cave, le trimestriel de plus en plus mal nommé OK… Il se trouve que l’on a de plus en plus de mal à s’accrocher à une quelconque périodicité. Dans l’ensemble ce n’est pas trop grave, surtout que l’on arrive à contenir les fans avides avec des lances à eau et des gaz lacrymos, mais pour combien de temps encore ? Là où ça craint, j’en conviens, c’est plutôt pour rAdio Toulouse, les brèves d’actu défraîchie. A la base, ce sont elles qui donnaient le tempo de parution mais aujourd’hui elles servent plutôt de variables d’ajustement.. La roue tourne, ne versons pas trop de larmes. Les informations peuvent très bien arriver à votre disposition un an ou plus après les événements. Ce n’est pas un choix, mais un échec. L’équipe qui se charge de rédiger les brèves (me, myself and I) n’arrive tout simplement pas à suivre la cadence. C’est ennuyeux, mais finalement pas si grave. Je suis d’avis que des informations qui ne sont plus pertinentes un an seulement après les évènements qu’elles décrivent ne valent que peu la peine qu’on s’y intéresse. Ce n’est du moins pas ce que je souhaite réaliser. Mais tout de même, Belba, un sérieux jetlag dans l’information. Toutes mes excuses.

ébats d’idées ************************************************************************************************ Non, vraiment, j’aimerais bien avoir votre avis sur la question. Je sais que la question est vague et ambiguë, c’est bien là le but de cette présentation à 3 francs. La ligne éditoriale est elle même floue, et évolue au fil des participations. Il s’agit ici de faire part de ce que cette dichotomie vous inspire, ou de votre choix, si il est arrêté. Ou encore, pourquoi pas, de nous expliquer en quoi une question si simpliste ne peut avoir un quelconque sens… La question c’est, bien sûr – pour les deux du fond qui suivent pas :

Pragmatisme ou radicalisme ? Toutes les participations seront les bienvenues (mais je vous met au défi de trouver l’adresse), alors faites pas vos petites timides ! La meilleure prestation se verra offrir son poids en cadavre de bébé phoques. D’une grande valeur chez les taxidermistes, mais uniquement si ils sont frais : dépêchez vous, la glace commence à fondre !

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