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Bergerac - L Autre Monde-21

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  • 1La Lune tait en son plein, le ciel tait dcouvert, et neuf heures dusoir taient sonnes lorsque nous revenions dune maison proche de Paris,quatre de mes amis et moi. Les diverses penses que nous donna la vue decette boule de safran nous dfrayrent sur le chemin. Les yeux noys dansce grand astre, tantt lun le prenait pour une lucarne du ciel par o lonentrevoyait la gloire des bienheureux ; tantt lautre protestait que ctait laplatine o Diane dresse les rabats dApollon ; tantt un autre scriait quece pourrait bien tre le soleil lui-mme, qui stant au soir dpouill de sesrayons regardait par un trou ce quon faisait au monde quand il ny tait plus.

    Et moi, dis-je, qui souhaite mler mes enthousiasmes aux vtres, je croissans mamuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le tempspour le faire marcher plus vite, que la Lune est un monde comme celui-ci, qui le ntre sert de lune.

    La compagnie me rgala dun grand clat de rire. Ainsi peut-tre, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la Lune, de

    quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. Mais jeus beauleur allguer que Pythagore, picure, Dmocrite et, de notre ge, Copernicet Kepler, avaient t de cette opinion, je ne les obligeai qu sgosiller deplus belle.

    Cette pense, dont la hardiesse biaisait en mon humeur, affermie par lacontradiction, se plongea si profondment chez moi que, pendant tout lereste du chemin, je demeurai gros de mille dfinitions de Lune, dont je nepouvais accoucher ; et force dappuyer cette crance burlesque par desraisonnements srieux, je me le persuadai aussi, mais, coute, lecteur, lemiracle ou laccident dont la Providence ou la fortune se servirent pour mele confirmer.

    Jtais de retour mon logis et, pour me dlasser de la promenade, jtais peine entr dans ma chambre quand sur ma table je trouvai un livre ouvertque je ny avais point mis. Ctait les uvres de Cardan ; et quoique jeneusse pas dessein dy lire, je tombai de la vue, comme par force, justementdans une histoire que raconte ce philosophe : il crit qutudiant un soir la chandelle, il aperut entrer, travers les portes fermes de sa chambre,deux grands vieillards, lesquels, aprs beaucoup dinterrogations quil leurfit, rpondirent quils taient habitants de la Lune, et cela dit, ils disparurent.

    Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui stait apport l tout seul,que du temps et de la feuille o il stait rencontr ouvert, que je pris toutecette enchanure dincidents pour une inspiration de Dieu qui me poussait faire connatre aux hommes que la Lune est un monde.

    Quoi ! disais-je en moi-mme, aprs avoir tout aujourdhui parl dunechose, un livre qui peut-tre est le seul au monde o cette matire se traitevoler de ma bibliothque sur ma table, devenir capable de raison, pour

  • 2souvrir justement lendroit dune aventure si merveilleuse et fournirensuite ma fantaisie les rflexions et ma volont les desseins que je fais ! Sans doute, continuais-je, les deux vieillards qui apparurent ce grandhomme sont ceux-l mmes qui ont drang mon livre, et qui lont ouvertsur cette page, pour spargner la peine de me faire cette harangue quils ontfaite Cardan.

    Mais, ajoutais-je, je ne saurais mclaircir de ce doute, si je ne montejusque-l ?

    Et pourquoi non ? me rpondais-je aussitt.Promthe fut bien autrefois au ciel drober du feu. ces boutades de

    fivres chaudes, succda lesprance de faire russir un si beau voyage.Je menfermai, pour en venir bout, dans une maison de campagne assezcarte, ou aprs avoir flatt mes rveries de quelques moyens capables demy porter, voici comme je me donnai au ciel.

    Je mtais attach autour de moi quantit de fioles pleines de rose, et lachaleur du soleil qui les attirait mleva si haut, qu la fin je me trouvai au-dessus des plus hautes nues. Mais comme cette attraction me faisait monteravec trop de rapidit, et quau lieu de mapprocher de la Lune, comme jeprtendais, elle me paraissait plus loigne qu mon partement, je cassaiplusieurs de mes fioles, jusqu ce que je sentis que ma pesanteur surmontaitlattraction et que je descendais vers la Terre.

    Mon opinion ne fut point fausse, car jy retombai quelque temps aprs,et compter lheure que jen tais parti, il devait tre minuit. Cependantje reconnus que le soleil tait alors au plus haut de lhorizon, et quil taitmidi. Je vous laisse penser combien je fus tonn : certes je le fus de sibonne sorte que, ne sachant quoi attribuer ce miracle, jeus linsolence demimaginer quen faveur de ma hardiesse, Dieu avait encore une fois recloule soleil aux cieux, afin dclairer une si gnreuse entreprise.

    Ce qui accrut mon bahissement, ce fut de ne point connatre le pays ojtais, vu quil me semblait qutant mont droit, je devais tre descendu aumme lieu do jtais parti. quip comme jtais, je macheminai vers unechaumire, o japerus de la fume ; et jen tais peine une porte depistolet, que je me vis entour dun grand nombre de sauvages. Ils parurentfort surpris de ma rencontre ; car jtais le premier, ce que je pense, quilseussent jamais vu habill de bouteilles. Et pour renverser encore toutes lesinterprtations quils auraient pu donner cet quipage, ils voyaient quenmarchant je ne touchais presque point la Terre : aussi ne savaient-ils pasquau premier branle que je donnais mon corps, lardeur des rayons demidi me soulevait avec ma rose, et sans que mes fioles ne fussent plus enassez grand nombre, jeusse t, possible, leur vue enlev dans les airs.

  • 3Je les voulus aborder ; mais comme si la frayeur les et changs enoiseaux, un moment les vit perdre dans la fort prochaine. Jen attrapaitoutefois un, dont les jambes sans doute avaient trahi le cur. Je lui demandaiavec bien de la peine (car jtais essouffl), combien on comptait de l Paris, depuis quand en France le monde allait tout nu, et pourquoi ils mefuyaient avec tant dpouvante. Cet homme qui je parlais tait un vieillardolivtre, qui dabord se jeta mes genoux ; et joignant les mains en hautderrire la tte, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta longtemps,mais je ne discernai point quil articult rien ; de faon que je pris sonlangage pour le gazouillement enrou dun muet.

    quelque temps de l, je vis arriver une compagnie de soldats tambourbattant, et jen remarquai deux se sparer du gros pour me reconnatre.Quand ils furent assez proches pour tre entendus, je leur demandai ojtais.

    Vous tes en France, me rpondirent-ils ; mais qui diable vous a misdans cet tat ? et do vient que nous ne vous connaissons point ? Est-ce queles vaisseaux sont arrivs ? En allez-vous donner avis M. le Gouverneur ?Et pourquoi avez-vous divis votre eau-de-vie en tant de bouteilles ? toutcela, je leur repartis que le diable ne mavait point mis en cet tat ; quilsne me connaissaient pas, cause quils ne pouvaient pas connatre tous leshommes ; que je ne savais point que la Seine portt des navires ; que jenavais point davis donner M. de Montbazon ; et que je ntais pointcharg deau-de-vie.

    Ho, ho, me dirent-ils, me prenant par le bras, vous faites le gaillard ?M. le Gouverneur vous connatra bien, lui ! Ils me menrent vers leurgros, me disant ces paroles, et jappris deux que jtais en France et ntaispoint en Europe, car jtais en la Nouvelle France. Je fus prsent M. deMontmagny, qui en est le vice-roi. Il me demanda mon pays, mon nom et maqualit ; et aprs que je leus satisfait, en lui racontant lagrable succs demon voyage, soit quil le crt, soit quil feignt de le croire, il eut la bont deme faire donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grandde rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne stonna pointquand je lui dis quil fallait que la Terre et tourn pendant mon lvation ;puisque ayant commenc de monter deux lieues de Paris, jtais tomb parune ligne quasi perpendiculaire en Canada.

    Le soir, comme je mallais coucher, je le vis entrer dans ma chambre : Je ne serais pas venu, me dit-il, interrompre votre repos, si je navais

    cru quune personne qui a pu faire neuf cents lieues en demi-journe lesa pu faire sans se lasser. Mais vous ne savez pas, ajouta-t-il, la plaisantequerelle que je viens davoir pour vous avec nos pres jsuites ? Ils veulentabsolument que vous soyez magicien ; et la plus grande grce que vous

  • 4puissiez obtenir deux, cest de ne passer que pour imposteur. Et en vrit, cemouvement que vous attribuez la Terre nest-ce point un beau paradoxe ; cequi fait que je ne suis pas bien fort de votre opinion, cest quencore quhiervous fussiez parti de Paris, vous pouvez tre arriv aujourdhui en cettecontre, sans que la Terre ait tourn ; car le soleil vous ayant enlev par lemoyen de vos bouteilles, ne doit-il pas vous avoir amen ici, puisque, selonPtolme, Tyco-Brah, et les philosophes modernes, il chemine du biais quevous faites marcher la Terre ? Et puis quelles grandes vraisemblances avez-vous pour vous figurer que le soleil soit immobile, quand nous le voyonsmarcher ? et que la Terre tourne autour de son centre avec tant de rapidit,quand nous la sentons ferme dessous nous ?

    Monsieur, lui rpliquai-je, voici les raisons qui nous obligent leprjuger. Premirement, il est du sens commun de croire que le soleil a prisplace au centre de lunivers, puisque tous les corps qui sont dans la natureont besoin de ce feu radical qui habite au cur du royaume pour tre en tatde satisfaire promptement leurs ncessits et que la cause des gnrationssoit place galement entre les corps, o elle agit, de mme que la sagenature a plac les parties gnitales dans lhomme, les ppins dans le centredes pommes, les noyaux au milieu de leur fruit ; et de mme que loignonconserve labri de cent corces qui lenvironnent le prcieux germe odix millions dautres ont puiser leur essence. Car cette pomme est un petitunivers soi-mme, dont le ppin plus chaud que les autres parties est lesoleil, qui rpand autour de soi la chaleur, conservatrice de son globe ; et cegerme, dans cet oignon, est le petit soleil de ce petit monde qui rchauffe etnourrit le sel vgtatif de cette masse.

    Cela donc suppos, je vis que la Terre ayant besoin de la lumire, dela chaleur, et de linfluence de ce grand feu, elle se tourne autour de luipour recevoir galement en toutes ses parties cette vertu qui la conserve.Car il serait aussi ridicule de croire que ce grand corps lumineux tourntautour dun point dont il na que faire, que de simaginer quand nous voyonsune alouette rtie, quon a, pour la cuire, tourn la chemine lentour.Autrement si ctait au soleil faire cette corve, il semblerait que lamdecine et besoin du malade ; que le fort dt plier sous le faible, le grandservir au petit ; et quau lieu quun vaisseau cingle le long des ctes duneprovince, on dt faire promener la province autour du vaisseau.

    Que si vous avez de la peine comprendre comme une masse si lourde sepeut mouvoir, dites-moi, je vous prie, les astres et les cieux que vous faites sisolides, sont-ils plus lgers ? Encore nous, qui sommes assurs de la rondeurde la Terre, il nous est ais de conclure son mouvement par sa figure. Maispourquoi supposer le ciel rond, puisque vous ne le sauriez savoir, et quede toutes les figures, sil na pas celle-ci, il est certain quil ne se peut pas

  • 5mouvoir ? Je ne vous reproche point vos excentriques, vos concentriques nivos picycles ; tous lesquels vous ne sauriez expliquer que trs confusment,et dont je sauve mon systme. Parlons seulement des causes naturelles dece mouvement.

    Vous tes contraints vous autres de recourir aux intelligences qui remuentet gouvernent vos globes.

    Mais moi, sans interrompre le repos du Souverain tre, qui sans doute acr la nature toute parfaite, et de la sagesse duquel il est de lavoir acheve,de telle sorte que, layant accomplie pour une chose, il ne lait pas renduedfectueuse pour une autre ; moi, dis-je, je trouve dans la Terre les vertusqui la font mouvoir. Je dis donc que les rayons du soleil, avec ses influences,venant frapper dessus par leur circulation, la font tourner comme nousfaisons tourner un globe en le frappant de la main ; ou que les fumes quisvaporent continuellement de son sein du ct que le soleil la regarde,rpercutes par le froid de la moyenne rgion, rejaillissent dessus, et dencessit ne la pouvant frapper que de biais, la font ainsi pirouetter.

    Lexplication des deux autres mouvements est encore moins embrouille,considrez, je vous prie ces mots, M. de Montmagny minterrompit et :

    Jaime mieux, dit-il, vous dispenser de cette peine ; aussi bien ai-je lu surce sujet quelques livres de Gassendi, la charge que vous couterez ce queme rpondit un jour lun de nos Pres qui soutenait votre opinion :

    En effet, disait-il, je mimagine que la Terre tourne, non point pour lesraisons quallgue Copernic, mais pour ce que le feu denfer, ainsi que nousapprend la Sainte criture, tant enclos au centre de la Terre, les damns quiveulent fuir lardeur de la flamme, gravissent pour sen loigner contre lavote, et font ainsi tourner la Terre, comme un chien fait tourner une roue,lorsquil court enferm dedans. Nous loumes quelque temps le zle dubon Pre ; et son pangyrique tant achev, M. de Montmagny me dit quilstonnait fort, vu que le systme de Ptolme tait si peu probable, quilet t si gnralement reu.

    Monsieur, lui rpondis-je, la plupart des hommes, qui ne jugent quepar les sens, se sont laiss persuader leurs yeux ; et de mme que celuidont le vaisseau navigue terre terre croit demeurer immobile, et que lerivage chemine, ainsi les hommes tournant avec la Terre autour du ciel, ontcru que ctait le ciel lui-mme qui tournait autour deux. Ajoutez celalorgueil insupportable des humains, qui leur persuade que la nature na tfaite que pour eux ; comme sil tait vraisemblable que le soleil, un grandcorps, quatre cent trente-quatre fois plus vaste que la terre, net t allumque pour mrir ses nfles, et pommer ses choux.

    Quant moi, bien loin de consentir linsolence de ces brutaux, je croisque les plantes sont des mondes autour du soleil, et que les toiles fixes sont

  • 6aussi des soleils qui ont des plantes autour deux, cest--dire des mondesque nous ne voyons pas dici cause de leur petitesse, et parce que leurlumire emprunte ne saurait venir jusqu nous.

    Car comment, en bonne foi, simaginer que ces globes si spacieux nesoient que de grandes campagnes dsertes, et que le ntre, cause que nousy rampons, une douzaine de glorieux coquins, ait t bti pour commander tous ? Quoi ! parce que le soleil compasse nos jours et nos annes, est-ce dire pour cela quil nait t construit quafin que nous ne cognions pasde la tte contre les murs ?

    Non, non, si ce Dieu visible claire lhomme, cest par accident, commele flambeau du roi claire par accident au crocheteur qui passe par la rue.

    Mais, me dit-il, si comme vous assurez, les toiles fixes sont autant desoleils, on pourrait conclure de l que le monde serait infini, puisquil estvraisemblable que les peuples de ces mondes qui sont autour dune toilefixe que vous prenez pour un soleil dcouvrent encore au-dessus deuxdautres toiles fixes que nous ne saurions apercevoir dici, et quil en vaternellement de cette sorte.

    Nen doutez point, lui rpliquai-je ; comme Dieu a pu faire lmeimmortelle, il a pu faire le monde infini, sil est vrai que lternit nest rienautre chose quune dure sans bornes, et linfini une tendue sans limites.Et puis Dieu serait fini lui-mme, suppos que le monde ne ft pas infini,puisquil ne pourrait pas tre o il ny aurait rien, et quil ne pourrait accrotrela grandeur du monde, quil najoutt quelque chose sa propre tendue,commenant dtre o il ntait pas auparavant. Il faut donc croire quecomme nous voyons dici Saturne et Jupiter, si nous tions dans lun ou danslautre, nous dcouvririons beaucoup de mondes que nous napercevons pasdici, et que lunivers est ternellement construit de cette sorte.

    Ma foi ! me rpliqua-t-il, vous avez beau dire, je ne saurais du toutcomprendre cet infini.

    Eh ! dites-moi, lui dis-je, comprenez-vous mieux le rien qui est au-del ? Point du tout.

    Quand vous songez ce nant, vous vous limaginez tout au moinscomme du vent, comme de lair, et cela est quelque chose ; mais linfini, sivous ne le comprenez en gnral, vous le concevez au moins par parties, caril nest pas difficile de se figurer de la Terre, du feu, de leau, de lair, desastres, des cieux. Or, linfini nest rien quune tissure sans bornes de toutcela. Que si vous me demandez de quelle faon ces mondes ont t faits, vuque la Sainte criture parle seulement dun que Dieu cra, je rponds quellene parle que du ntre cause quil est le seul que Dieu ait voulu prendre lapeine de faire de sa propre main, mais tous les autres quon voit ou quon nevoit pas, suspendus parmi lazur de lunivers, ne sont rien que lcume des

  • 7soleils qui se purgent. Car comment ces grands feux pourraient-ils subsister,sils ntaient attachs quelque matire qui les nourrit ?

    Or comme le feu pousse loin de chez soi la cendre dont il est touff ;de mme que lor dans le creuset, se dtache en saffinant du marcassite quiaffaiblit son carat, et de mme que notre cur se dgage par le vomissementdes humeurs indigestes qui lattaquent ; ainsi le soleil dgorge tous les jourset se purge des restes de la matire qui nourrit son feu. Mais lorsquil auratout fait consomm cette matire qui lentretient, vous ne devez pointdouter quil ne se rpande de tous cts pour chercher une autre pture,et quil ne sattache tous les mondes quil aura construits autrefois, ceux particulirement quil rencontrera les plus proches ; alors ce grand feu,rebrouillant tous les corps, les rechassera ple-mle de toutes parts commeauparavant, et stant peu peu purifi, il commencera de servir de soleil ces petits mondes quil engendrera en les poussant hors de sa sphre.

    Cest ce qui a fait sans doute prdire aux pythagoriciens lembrasementuniversel.

    Ceci nest pas une imagination ridicule ; la Nouvelle-France, o noussommes, en produit un exemple bien convaincant. Ce vaste continent delAmrique est une moiti de la Terre, laquelle en dpit de nos prdcesseursqui avaient mille fois cingl lOcan, navait point encore t dcouverte ;aussi ny tait-elle pas encore non plus que beaucoup dles, de pninsules,et de montagnes, qui se sont souleves sur notre globe, quand les rouilluresdu soleil qui se nettoie ont t pousses assez loin, et condenses en pelotonsassez pesants pour tre attires par le centre de notre monde, possible peu peu en particules menues, peut-tre aussi tout coup en une masse.Cela nest pas si draisonnable, que saint Augustin ny et applaudi, si ladcouverte de ce pays et t faite de son ge ; puisque ce grand personnage,dont le gnie tait clair du Saint-Esprit, assure que de son temps la Terretait plate comme un four, et quelle nageait sur leau comme la moiti duneorange coupe. Mais si jai jamais lhonneur de vous voir en France, jevous ferai observer par le moyen dune lunette fort excellente que jai quecertaines obscurits qui dici paraissent des taches sont des mondes qui seconstruisent. Mes yeux qui se fermaient en achevant ce discours obligrentM. de Montmagny me souhaiter le bonsoir. Nous emes, le lendemain et lesjours suivants, des entretiens de pareille nature. Mais comme quelque tempsaprs lembarras des affaires de la province accrocha notre philosophie, jeretombai de plus belle au dessein de monter la Lune.

    Je men allais ds quelle tait leve, [rvant] parmi les bois, la conduiteet au russit de mon entreprise. Enfin, un jour, la veille de Saint-Jean,quon tenait conseil dans le fort pour dterminer si on donnerait secours aux

  • 8sauvages du pays contre les Iroquois, je men fus tout seul derrire notrehabitation au coupeau dune petite montagne, o voici ce que jexcutai :

    Avec une machine que je construisis et que je mimaginais tre capable demlever autant que je voudrais, je me prcipitai en lair du fate dune roche.Mais parce que je navais pas bien pris mes mesures, je culbutai rudementdans la valle.

    Tout froiss que jtais, je men retournai dans ma chambre sans pourtantme dcourager. Je pris de la moelle de buf, dont je moignis tout le corps,car il tait meurtri depuis la tte jusquaux pieds ; et aprs mtre fortifile cur dune bouteille dessence cordiale, je men retournai chercher mamachine. Mais je ne la retrouvai point, car certains soldats, quon avaitenvoys dans la fort couper du bois pour faire lchafaudage du feu dela Saint-Jean quon devait allumer le soir, layant rencontre par hasard,lavaient apporte au fort. Aprs plusieurs explications de ce que ce pouvaittre, quand on eut dcouvert linvention du ressort, quelques-uns avaient ditquil fallait attacher autour quantit de fuses volantes, pour ce que, leurrapidit layant enleve bien haut, et le ressort agitant ses grandes ailes,il ny aurait personne qui ne prt cette machine pour un dragon de feu. Jela cherchai longtemps, mais enfin je la trouvai au milieu de la place deQubec, comme on y mettait le feu. La douleur de rencontrer louvrage demes mains en un si grand pril me transporta tellement que je courus saisirle bras du soldat qui allumait le feu. Je lui arrachai sa mche, et me jetai toutfurieux dans ma machine pour briser lartifice dont elle tait environne ;mais jarrivai trop tard, car peine y eus-je les deux pieds que me voilenlev dans la nue.

    Lpouvantable horreur dont je fus constern ne renversa point tellementles facults de mon me, que je ne me sois souvenu depuis de tout ce quimarriva dans cet instant. Vous saurez donc que la flamme ayant dvorun rang de fuses (car on les avait disposes six six, par le moyen duneamorce qui bordait chaque demi-douzaine) un autre tage sembrasait, puisun autre, en sorte que le salptre embras loignait le pril en le croissant.La matire toutefois tant use fit que lartifice manqua ; et lorsque je nesongeais plus qu laisser ma tte sur celle de quelque montagne, je sentis(sans que je remuasse aucunement) mon lvation continuer, et ma machineprenant cong de moi, je la vis retomber vers la Terre.

    Cette aventure extraordinaire me gonfla dune joie si peu commune que,ravi de me voir dlivr dun danger assur, jeus limpudence de philosopherdessus. Comme donc je cherchais des yeux et de la pense ce qui pouvait trela cause de ce miracle, japerus ma chair boursoufle, et grasse encore de lamoelle dont je mtais enduit pour les meurtrissures de mon trbuchement ;je connus qutant alors en dcours, et la Lune pendant ce quartier ayant

  • 9accoutum de sucer la moelle des animaux, elle buvait celle dont je mtaisenduit avec dautant plus de force que son globe tait plus proche de moi, etque linterposition des nues nen affaiblissait point la vigueur.

    Quand jeus perc, selon le calcul que jai fait depuis, beaucoup plus destrois quarts du chemin qui spare la Terre davec la Lune, je me vis tout duncoup choir les pieds en haut, sans avoir culbut en aucune faon. Encore nemen fus-je pas aperu, si je neusse senti ma tte charge du poids de moncorps. Je connus bien la vrit que je ne retombais pas vers notre monde ;car encore que je me trouvasse entre deux lunes, et que je remarquasse fortbien que je mloignais de lune mesure que je mapprochais de lautre,jtais trs assur que la plus grande tait notre Terre ; pour ce quau boutdun jour ou deux de voyage, les rfractions loignes du soleil venant confondre la diversit des corps et des climats, il ne mavait plus paru quecomme une grande plaque dor ainsi que lautre ; cela me fit imaginer quejabaissais vers la Lune, et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins me souvenir que je navais commenc de choir quaprs les trois quartsdu chemin. Car, disais-je en moi-mme ; cette masse tant moindre que lantre, il faut que la sphre de son activit soit aussi moins tendue, et que,par consquent, jaie senti plus tard la force de son centre. Aprs avoir tfort longtemps tomber, ce que je prjuge (car la violence du prcipicedoit mavoir empch de le remarquer), le plus loin dont je me souviens estque je me trouvai sous un arbre embarrass avec trois ou quatre branchesassez grosses que javais clates par ma chute, et le visage mouill dunepomme qui stait cache contre.

    Par bonheur, ce lieu-l tait, comme vous le saurez bientt, le Paradisterrestre, et larbre sur lequel je tombai se trouva justement lArbre de Vie.Ainsi vous pouvez bien juger que sans ce miraculeux hasard, jtais millefois mort. Jai souvent depuis fait rflexion sur ce que le vulgaire assurequen se prcipitant dun lieu fort haut, on est touff auparavant de toucherla Terre ; et jai conclu de mon aventure quil en avait menti ou bien quilfallait que le jus nergique de ce fruit qui mavait coul dans la bouche etrappel mon me qui ntait pas loin dans mon cadavre encore tout tide etencore dispos aux fonctions de la vie.

    En effet, sitt que je fus terre ma douleur sen alla auparavant mmede se peindre en ma mmoire ; et la faim, dont pendant mon voyage javaist beaucoup travaill, ne me fit trouver en sa place quun lger souvenirde lavoir perdue.

    peine, quand je fus relev, eus-je remarqu les bords de la plus largede quatre grandes rivires qui forment un lac en la bouchant, que lesprit oulme invisible des simples qui sexhalent sur cette contre me vint rjouir

  • 10

    lodorat ; les petits cailloux ntaient raboteux ni durs qu la vue : ils avaientsoin de samollir quand un marchait dessus.

    Je rencontrai dabord une toile de cinq avenues, dont les chnes qui lacomposent semblaient par leur excessive hauteur porter au ciel un parterrede haute futaie. En promenant mes yeux de la racine jusquau sommet, puisles prcipitant du fate jusquau pied, je doutais si la Terre les portait, ou sieux-mmes ne portaient point la Terre pendue leur racine, on dirait que leurfront superbement lev pliait comme par force sous la pesanteur des globesclestes dont ils ne soutiennent la charge quen gmissant ; leurs bras tendusvers le ciel semblent en lembrassant demander aux astres la bnignit toutepure de leurs influences, et la recevoir, auparavant quelles aient rien perdude leur innocence, au lit des lments.

    L, de tous cts, les fleurs, sans avoir eu dautres jardiniers que lanature, respirent une haleine sauvage, qui rveille et satisfait lodorat ; llincarnat dune rose sur lglantier, et lazur clatant dune violette sous desronces, ne laissant point de libert pour le choix, vous font juger quellessont toutes deux plus belles lune que lautre ; l le printemps composetoutes les saisons ; l ne germe point de plante vnneuse que sa naissancene trahisse sa conservation ; l les ruisseaux racontent leurs voyages auxcailloux ; l mille petites voix emplumes font retentir la fort au bruit deleurs chansons ; et la trmoussante assemble de ces gosiers mlodieux estsi gnrale quil semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue etla figure dun rossignol ; cho prend tant de plaisir leurs airs quon dirait les lui entendre rpter quelle ait envie de les apprendre. ct de cebois se voient deux prairies, dont le vert gai continu fait une meraude perte de vue. Le mlange confus des peintures que le printemps attache cent petites fleurs gare les nuances lune dans lautre et ces fleurs agitessemblent courir aprs elles-mmes pour chapper aux caresses du vent.

    On prendrait cette prairie pour un ocan, mais parce que cest une merqui noffre point de rivage, mon il, pouvant davoir couru si loin sansdcouvrir le bord, y envoyait vitement ma pense ; et ma pense doutantque ce ft la fin du monde, se voulait persuader que des lieux si charmantsavaient peut-tre forc le ciel de se joindre la Terre. Au milieu dun tapissi vaste et si parfait, court bouillons dargent une fontaine rustique quicouronne ses bords dun gazon maill de pquerettes, de bassinets, deviolettes, et ces fleurs qui se pressent tout lentour font croire quelles sepressent qui se mirera la premire ; elle est encore au berceau, car elle nefait que de natre, et sa face jeune et polie ne montre pas seulement une ride.

    Les grands cercles quelle promne, en revenant mille fois sur soi-mme,montrent que cest bien regret quelle sort de son pays natal ; et commesi elle et t honteuse de se voir caresse auprs de sa mre, elle repoussa

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    toujours en murmurant ma main foltre qui la voulait toucher. Les animauxqui sy venaient dsaltrer, plus raisonnables que ceux de notre monde,tmoignaient tre surpris de voir quil faisait grand jour sur lhorizon,pendant quils regardaient le soleil aux antipodes, et nosaient quasi sepencher sur le bord, de crainte quils avaient de tomber au firmament.

    Il faut que je vous avoue qu la vue de tant de belles choses je me sentischatouill de ces agrables douleurs, o on dit que lembryon se trouve linfusion de son me. Le vieux poil me tomba pour faire place dautrescheveux plus pais et plus dlis. Je sentis ma jeunesse se rallumer, monvisage devenir vermeil, ma chaleur naturelle se remler doucement monhumide radical ; enfin je reculai sur mon ge environ quatorze ans.

    Javais chemin une demi-lieue travers une fort de jasmins et demyrtes, quand japerus couch lombre je ne sais quoi qui remuait :ctait un jeune adolescent, dont la majestueuse beaut me fora presque ladoration. Il se leva pour men empcher :

    Et ce nest pas moi, scria-t-il fortement, cest Dieu que tu dois ceshumilits-Vous voyez une personne, lui rpondis-je, consterne de tant demiracles, que je ne sais par lequel dbuter mes admirations ; car, en premierlieu, venant dun monde que vous prenez sans doute ici pour une lune, jepensais tre abord dans un autre que ceux de mon pays appellent la Luneaussi ; et voil que je me trouve en paradis, aux pieds dun Dieu qui ne veutpas tre ador, et dun tranger qui parle ma langue.

    Hormis la qualit de Dieu, me rpliqua-t-il, ce que vous dites estvritable ; cette terre-ci est la Lune que vous voyez de votre globe ; et celieu-ci o vous marchez est le paradis, mais cest le Paradis terrestre onont jamais entr que six personnes : Adam, ve, noch, moi qui suis levieil lie, saint Jean lvangliste, et vous. Vous savez bien comment lesdeux premiers en furent bannis, mais vous ne savez pas comme ils arrivrenten votre monde. Sachez donc quaprs avoir tt tous deux de la pommedfendue, Adam, qui craignait que Dieu, irrit par sa prsence, ne rengrgetsa punition, considra la lune, votre Terre, comme le seul refuge o il sepouvait mettre labri des poursuites de son Crateur.

    Or, en ce temps-l, limagination chez lhomme tait si forte, pour navoirpoint encore t corrompue, ni par les dbauches, ni par la crudit desaliments, ni par laltration des maladies, qutant alors excit du violentdsir daborder cet asile, et que toute sa masse tant devenue lgre parle feu de cet enthousiasme, il y fut enlev de la mme sorte quil sest vudes philosophes, leur imagination fortement tendue quelque chose, treemports en lair par des ravissements que vous appelez extatiques. ve,que linfirmit de son sexe rendait plus faible et moins chaude, naurait paseu sans doute limaginative assez vigoureuse pour vaincre par la contention

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    de sa volont le poids de la matire, mais parce quil y avait trs peu quelleavait t tire du corps de son mari, la sympathie dont cette moiti taitencore lie son tout, la porta vers lui mesure quil montait, commelambre se fait suivre de la paille, comme laimant se tourne au septentriondo il a t arrach, et Adam attira louvrage de sa cte comme la merattire les fleuves qui sont sortis delle. Arrivs quils furent en votre Terre,ils shabiturent entre la Msopotamie et lArabie ; les Hbreux lont connusous le nom dAdam, et les idoltres sous le nom de Promthe, que leurspotes feignirent avoir drob le feu du ciel, cause de ses descendantsquil engendra pourvus dune me aussi parfaite que celle dont Dieu lavaitrempli.

    Ainsi pour habiter votre monde, le premier homme laissa celui-ci dsert ;mais le Tout-Sage ne voulut pas quune demeure si heureuse restt sanshabitants : il permit, peu de sicles aprs, qunoch, ennuy de la compagniedes hommes, dont linnocence se corrompait, et envie de les abandonner.

    Mais ce saint personnage ne jugea point de retraite assure contrelambition de ses parents qui sgorgeaient dj pour le partage de votremonde, sinon la Terre bienheureuse, dont jadis, Adam, son aeul, lui avaittant parl. Toutefois, comment y aller ?

    Lchelle de Jacob ntait pas encore invente ! La grce du Trs-Hauty suppla, car elle fit qunoch savisa que le feu du ciel descendait surles holocaustes des justes et de ceux qui taient agrables devant la face duSeigneur, selon la parole de sa bouche : Lodeur des sacrifices du justeest monte jusqu moi. Un jour que cette flamme divine tait acharne consommer une victime quil offrait lternel, de la vapeur qui sexhalait,il remplit deux grands vases quil luta hermtiquement, et se les attacha sousles aisselles. La fume aussitt qui tendait slever droit Dieu, et qui nepouvait que par miracle pntrer du mtal, poussa les vases en haut, et de lasorte enlevrent avec eux ce saint homme.

    Quand il fut mont jusqu la Lune, et quil eut jet les yeux sur cebeau jardin, un panouissement de joie quasi surnaturel lui fit connatre quectait le Paradis terrestre o son grand-pre avait autrefois demeur. Il dliapromptement les vaisseaux quil avait ceints comme des ailes autour deses paules, et le fit avec tant de bonheur qu peine tait-il en lair quatretoises au-dessus de la Lune, lorsquil prit cong de ses nageoires. Llvationcependant tait assez grande pour le beaucoup blesser, sans le grand tour desa robe, o le vent sengouffra, et lardeur du feu de la charit qui le soutintaussi.

    Pour les vases, ils montrent toujours jusqu ce que Dieu les enchsstdans le ciel, et cest ce quaujourdhui vous appelez les Balances, quinous montrent bien tous les jours quelles sont encore pleines des odeurs

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    du sacrifice dun juste par les influences favorables quelles inspirent surlhoroscope de Louis le Juste, qui eut les Balances pour ascendant.

    Il ntait pas encore toutefois en ce jardin ; il ny arriva que quelquetemps aprs. Ce fut lorsque dborda le dluge, car les eaux ou votre mondesengloutit montrent une hauteur si prodigieuse que larche voguait dansles cieux ct de la Lune.

    Les humains aperurent ce globe par la fentre, mais la rflexion de cegrand corps opaque saffaiblissait cause de leur proximit qui partageaitsa lumire, chacun deux crut que ctait un canton de la Terre qui navaitpas t noy. Il ny eut quune fille de No, nomme Achab, qui, causepeut-tre quelle avait pris garde qu mesure que le navire haussait, ilsapprochaient de cet astre, soutint cor et cri quassurment ctait la lune.On eut beau lui reprsenter que, la sonde jete, on navait trouv que quinzecoudes deau, elle rpondait que le fer avait donc rencontr le dos dunebaleine quils avaient pris pour la Terre que, quant elle, elle tait bienassure que ctait la Lune en propre personne quils allaient aborder. Enfin,comme chacun opine pour son semblable, toutes les autres femmes se lepersuadrent ensuite. Les voil donc, malgr la dfense des hommes, quijettent lesquif en mer.

    Achab tait la plus hasardeuse ; aussi voulut-elle la premire essayer lepril. Elle se lance allgrement dedans, et tout son sexe lallait joindre, sansune vague qui spart le bateau du navire. On eut beau crier aprs elle,lappeler cent fois lunatique, protester quelle serait cause quun jour onreprocherait toutes les femmes davoir dans la tte un quartier de la Lune,elle se moqua deux.

    La voil qui vogue hors du monde. Les animaux suivirent son exemple,car la plupart des oiseaux qui se sentirent laile assez forte pour risquerle voyage, impatients de la premire prison dont on et encore arrt leurlibert, donnrent jusque-l.

    Des quadrupdes mmes, les plus courageux se mirent la nage. Il entait sorti prs de mille, avant que les fils de No pussent fermer les tablesque la foule des animaux qui schappaient tenaient ouvertes. La plupartabordrent ce nouveau monde.

    Pour lesquif, il alla donner contre un coteau fort agrable o la gnreuseAchab descendit, et, joyeuse davoir connu quen effet cette Terre-l taitla Lune, ne voulait point se rembarquer pour rejoindre ses frres. Elleshabitua quelque temps dans une grotte, et comme un jour elle se promenait,balanant si elle serait fche davoir perdu la compagnie des siens ou sielle en serait bien aise, elle aperut un homme qui abattait du gland. Lajoie dune telle rencontre la fit voler aux embrassements ; elle en reut derciproques, car il y avait encore plus longtemps que le vieillard navait vu

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    de visage humain. Ctait noch le Juste. Ils vcurent ensemble, et sans quele naturel impie de ses enfants, et lorgueil de sa femme, lobliget de seretirer dans les bois, ils auraient achev ensemble de filer leurs jours avectoute la douceur dont Dieu bnit le mariage des justes.

    L, tous les jours, dans les retraites les plus sauvages de ces affreusessolitudes, ce bon vieillard offrait Dieu, dun esprit pur, son cur enholocauste, quand de lArbre de Science que vous savez qui est en ce jardin,un jour tant tomb une pomme dans la rivire au bord de laquelle il estplant, elle fut porte la merci des vagues hors le paradis, en un lieu ole pauvre noch, pour sustenter sa vie, prenait du poisson la pche. Cebeau fruit fut arrt dans le filet, il le mangea. Aussitt il connut o tait leparadis terrestre, et, par des secrets que vous ne sauriez concevoir si vousnaviez mang comme lui de la pomme de science, il y vint demeurer. Il fautmaintenant que je vous raconte la faon dont jy suis venu : Vous navezpas oubli, je pense, que je me nomme lie, car je vous lai dit nagure.Vous saurez donc que jtais en votre monde et que jhabitais avec lise, unHbreu comme moi, sur les bords du Jourdain, o je vivais, parmi les livres,dune vie assez douce pour ne la pas regretter, encore quelle scoult.Cependant, plus les lumires de mon esprit croissaient, plus croissait aussila connaissance de celles que je navais point. Jamais nos prtres ne meramentevaient Adam que le souvenir de cette philosophie parfaite quil avaitpossde ne me ft soupirer. Je dsesprais de la pouvoir acqurir, quand unjour, aprs avoir sacrifi pour lexpiation des faiblesses de mon tre mortel,je mendormis et lange du Seigneur mapparut en songe. Aussitt que je fusveill, je ne manquai pas de travailler aux choses quil mavait prescrites ;je pris de laimant environ deux pieds en carr, je les mis au fourneau, puislorsquil fut bien purg, prcipit et dissous, jen tirai lattractif, calcinai toutcet lixir et le rduisis en un morceau de la grosseur environ dune ballemdiocre.

    En suite de ces prparations, je fis construire un chariot de fer fort lgeret, de l quelques mois, tous mes engins tant achevs, jentrai dans monindustrieuse charrette. Vous me demanderez possible quoi bon tout cetattirail ? Sachez que lange mavait dit en songe que si je voulais acqurir unescience parfaite comme je la dsirais, je montasse au monde de la Lune, o jetrouverais dedans le paradis dAdam, lArbre de Science, parce quaussittque jaurais tt de son fruit mon me serait claire de toutes les vrits dontune crature est capable. Voil donc le voyage pour lequel javais bti monchariot. Enfin je montai dedans et lorsque je fus bien ferme et bien appuysur le sige, je ruai fort haut en lair cette boule daimant. Or la machine defer que javais forge tout exprs plus massive au milieu quaux extrmitsfut enleve aussitt et, dans un parfait quilibre, cause quelle se poussait

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    toujours plus vite par cet endroit-l. Ainsi donc mesure que jarrivais olaimant mavait attir, et ds que jtais saut jusque-l, ma main le faisaitrepartir.

    Mais, linterrompis-je, comment lanciez-vous votre balle si droit au-dessus de votre chariot, quil ne se trouvt jamais ct ?

    Je ne vois point de merveille en cette aventure, me dit-il, car laimant,pouss quil tait en lair, attirait le fer droit soi ; et par consquent iltait impossible que je montasse jamais ct. Je vous confesserai bien que,tenant ma boule ma main, je ne laissais pas de monter, parce que le chariotcourait toujours laimant que je tenais au-dessus de lui ; mais la saillie dece fer pour embrasser ma boule tait si vigoureuse quelle me faisait plierle corps en quatre doubles, de sorte que je nosai tenter quune fois cettenouvelle exprience. la vrit, ctait un spectacle voir bien tonnant, carle soin avec lequel javais poli lacier de cette maison volante rflchissaitde tous cts la lumire du soleil si vive et si aigu que je croyais moi-mmetre emport dans un chariot de feu. Enfin, aprs avoir beaucoup ru et volaprs mon coup, jarrivai comme vous avez fait en un terme o je tombaisvers ce monde-ci ; et parce quen cet instant je tenais ma boule bien serreentre mes mains, mon chariot dont le sige me pressait pour approcher deson attractif ne me quitta point ; tout ce qui me restait craindre tait de merompre le col ; mais pour men garantir, je rejetais ma boule de temps entemps, afin que ma machine se sentant naturellement rattire, prt du reposet rompt ainsi la force de ma chute. Puis, enfin, quand je me vis deux outrois cents toises prs de Terre, je lanai ma balle de tous cts fleur duchariot, tantt de, tantt del, jusqu ce que mes yeux le dcouvrirent.Aussitt je ne manquai pas de la ruer dessus, et ma machine layant suivie,je me laissai tomber tant que je me discernai prs de briser contre le sable,car alors je la jetai seulement un pied par-dessus ma tte, et ce petit coup-l teignit tout fait la raideur que lui avait imprime le prcipice, de sorteque ma chute ne fut pas plus violente que si je fusse tomb de ma hauteur.

    Je ne vous reprsenterai point ltonnement dont me saisit la rencontredes merveilles qui sont cans, parce quil fut peu prs semblable celui dont je vous viens de voir constern. Vous saurez seulement queje rencontrai, ds le lendemain, lArbre de Vie par le moyen duquel jemempchai de vieillir. Il consomma bientt et fit exhaler le serpent enfume. ces mots :

    Vnrable et sacr patriarche, lui dis-je, je serais bien aise de savoirce que vous entendez par ce serpent qui fut consomm. Lui, dun visageriant, me rpondit ainsi :

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    Joubliais, mon fils, vous dcouvrir un secret dont on ne peut pasvous voir instruit. Vous saurez donc quaprs quve et son mari eurentmang de la pomme dfendue, Dieu, pour punir le serpent qui les en avaittents, le relgua dans le corps de lhomme. Il nest point n depuis decrature humaine qui, en punition du crime de son premier pre, ne nourrisseun serpent dans son ventre, issu de ce premier. Vous le nommez les boyaux,et vous les croyez ncessaires aux fonctions de la vie, mais apprenez quece ne sont autre chose que des serpents plis sur eux-mmes en plusieursdoubles.

    Quand vous entendez vos entrailles crier, cest le serpent qui siffle, etqui, suivant ce naturel glouton dont jadis il incita le premier homme trop manger, demande manger aussi ; car Dieu qui, pour vous chtier,voulait vous rendre mortel comme les autres animaux, vous fit obsderpar cet insatiable, afin que si vous lui donniez trop manger, vous voustouffassiez ; ou si, lorsque avec les dents invisibles dont cet affam mordvotre estomac, vous lui refusiez sa pitance, il crit, il temptt, il dgorgetce venin que vos docteurs appellent la bile, et vous chaufft tellement, parle poison quil inspire vos artres, que vous en fussiez bientt consum.Enfin pour vous montrer que vos boyaux sont un serpent que vous avez dansle corps, souvenez-vous quon en trouva dans les tombeaux dEsculape, deScipion, dAlexandre, de Charles Martel et ddouard dAngleterre qui senourrissaient encore des cadavres de leurs htes.

    En effet, lui dis-je en linterrompant, jai remarqu que comme ceserpent essaie toujours schapper du corps de lhomme, on lui voit la tteet le col sortir au bas de nos ventres. Mais aussi Dieu na pas permis quelhomme seul en ft tourment, il a voulu quil se bandt contre la femmepour lui jeter son venin, et que lenflure durt neuf mois aprs lavoir pique.Et pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur, cest quildit au serpent pour le maudire quil aurait beau faire trbucher la femme ense raidissant contre elle, quelle lui ferait enfin baisser la tte. Je voulaiscontinuer ces fariboles, mais lie men empcha :

    Songez, dit-il, que ce lieu-ci est saint. Il se tut ensuite quelque temps,comme pour se ramentevoir de lendroit o il tait demeur, puis il prit ainsila parole :

    Je ne tte du fruit de vie que de cent ans en cent ans, son jus a pourle got quelque rapport avec lesprit de vin ; ce fut, je crois, cette pommequAdam avait mange qui fut cause que nos premiers pres vcurent silongtemps, pour ce quil tait coul dans leur semence quelque chose de sonnergie jusqu ce quelle steignt dans les eaux du dluge. LArbre deScience est plant vis--vis. Son fruit est couvert dune corce qui produitlignorance dans quiconque en a got, et qui sous lpaisseur de cette pelure

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    conserve les spirituelles vertus de ce docte manger. Dieu autrefois, aprsavoir chass Adam de cette Terre bienheureuse, de peur quil nen retrouvtle chemin, lui frotta les gencives de cette corce. Il fut, depuis ce temps-l,plus de quinze ans radoter et oublia tellement toutes choses que lui ni sesdescendants jusqu Mose ne se souvinrent seulement pas de la Cration.Mais les restes de la vertu de cette pesante corce achevrent de se dissiperpar la chaleur et la clart du gnie de ce grand prophte.

    Je madressai par bonheur lune de ces pommes que la maturit avaitdpouille de sa peau, et ma salive peine lavait mouille que la philosophieuniverselle mabsorba. Il me sembla quun nombre infini de petits yeux seplongrent dans ma tte, et je sus le moyen de parler au Seigneur.

    Quand depuis jai fait rflexion sur cet enlvement miraculeux, je mesuis bien imagin que je naurais pas pu vaincre par les vertus occultes dunsimple corps naturel la vigilance du sraphin que Dieu a ordonn pour lagarde de ce paradis.

    Mais parce quil se plat se servir de causes secondes, je crus quilmavait inspir ce moyen pour y entrer, comme il voulut se servir des ctesdAdam pour lui faire une femme, quoiquil pt la former de Terre aussibien que lui.

    Je demeurai longtemps dans ce jardin me promener sans compagnie.Mais enfin, comme lange portier du lieu tait mon principal hte, il me pritenvie de le saluer. Une heure de chemin termina mon voyage, car, au boutde ce temps, jarrivai en une contre o mille clairs se confondant en unformaient un jour aveugle qui ne servait qu rendre lobscurit visible. Jentais pas encore bien remis de cette aventure que japerus devant moi unbel adolescent :

    "Je suis, me dit-il, larchange que tu cherches, je viens de lire dansDieu quil tavait suggr les moyens de venir ici, et quil voulait que tu yattendisses sa volont. " Il mentretint de plusieurs choses et me dit entreautres :

    Que cette lumire dont javais paru effray ntait rien de formidable ;quelle sallumait presque tous les soirs, quand il faisait la ronde, parceque, pour viter les surprises des sorciers qui entrent partout sans tre vus,il tait contraint de jouer de lespadon avec son pe flamboyante autourdu paradis terrestre, et que cette lueur tait les clairs quengendrait sonacier. Ceux que vous apercevez de votre monde, ajouta-t-il, sont produitspar moi. Si quelquefois vous les remarquez bien loin, cest cause que lesnuages dun climat loign, se trouvant disposs recevoir cette impression,font rejaillir jusqu vous ces lgres images de feu, ainsi quune vapeurautrement situe se trouve propre former larc-en-ciel. Je ne vous instruiraipas davantage, aussi bien la pomme de science nest pas loin dici ; aussitt

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    que vous en aurez mang, vous serez docte comme moi. Mais surtout gardez-vous dune mprise ; la plupart des fruits qui pendent ce vgtant sontenvironns dune corce de laquelle si vous ttez, vous descendrez au-dessous de lhomme au lieu que le dedans vous fera monter aussi haut quelange. lie en tait l des instructions que lui avait donnes le sraphinquand un petit homme nous vint joindre.

    Cest ici cet noch dont je vous ai parl, me dit tout bas monconducteur.

    Comme il achevait ces mots, noch nous prsenta un panier plein deje ne sais quels fruits semblables aux pommes de grenades quil venait dedcouvrir, ce jour-l mme, en un bocage recul. Jen serrai quelques-unesdans mes poches par le commandement dlie, lorsquil lui demanda quijtais.

    Cest une aventure qui mrite un plus long entretien, repartit monguide ; ce soir, quand nous serons retirs, il nous contera lui-mme lesmiraculeuses particularits de son voyage.

    Nous arrivmes, en finissant cela, sous une espce dermitage fait debranches de palmier ingnieusement entrelaces avec des myrtes et desorangers. L japerus dans un petit rduit des monceaux dune certainefiloselle si blanche et si dlie quelle pouvait passer pour lme de la neige.

    Je vis aussi des quenouilles rpandues et l. Je demandai monconducteur quoi elles servaient :

    filer, me rpondit-il. Quand le bon noch veut se dbander de lamditation, tantt il habille cette filasse, tantt il en tourne du fil, tantt iltisse de la toile qui sert tailler des chemises aux onze mille vierges. Il nestpas que vous nayez quelquefois rencontr en votre monde je ne sais quoi deblanc qui voltige en automne, environ la saison des semailles ; les paysansappellent cela coton de Notre-Dame , cest la bourre dont noch purge sonlin quand il le carde. Nous narrtmes gure, sans prendre cong dnoch,dont cette cabane tait la cellule, et ce qui nous obligea de le quitter sittfut que, de six en six heures, il fait oraison et quil y avait bien cela quilavait achev la dernire.

    Je suppliai en chemin lie de nous achever lhistoire des assomptionsquil mavait entame, et lui dis quil en tait demeur, ce me semblait, celle de saint Jean lvangliste.

    Alors puisque vous navez pas, me dit-il, la patience dattendre que lapomme de savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, je veuxbien vous les apprendre : Sachez donc que Dieu

    ce mot, je ne sais pas comme le Diable sen mla, tant y a que je nepuis mempcher de linterrompre pour railler :

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    Je men souviens, lui dis-je, Dieu fut un jour averti que lme de cetvangliste tait si dtache quil ne la retenait plus qu force de serrerles dents, et cependant lheure, o il avait prvu quil serait enlev cans,tait presque expire de faon que, nayant pas le temps de lui prparer unemachine, il fut contraint de ly faire tre vitement sans avoir le loisir dely faire aller. lie, pendant tout ce discours, me regardait avec des yeuxcapables de me tuer, si jeusse t en tat de mourir dautre chose que defaim :

    Abominable, dit-il, en se reculant, tu as limpudence de railler sur leschoses saintes, au moins ne serait-ce pas impunment si le Tout-Sage nevoulait te laisser aux nations en exemple fameux de sa misricorde. Va,impie, hors dici, va publier dans ce petit monde et dans lautre, car tu esprdestin y retourner, la haine irrconciliable que Dieu porte aux athes.

    peine eut-il achev cette imprcation quil mempoigna et me conduisitrudement vers la porte. Quand trous fmes arrivs proche un grand arbredont les branches charges de fruits se courbaient presque terre :

    Voici lArbre de Savoir, me dit-il, o tu aurais puis des lumiresinconcevables sans ton irrligion. Il neut pas achev ce mot que, feignantde languir de faiblesse, je me laissai tomber contre une branche o je drobaiadroitement une pomme. Il sen fallait encore plusieurs enjambes que jeneusse le pied hors de ce parc dlicieux ; cependant la faim me pressaitavec tant de violence quelle me fit oublier que jtais entre les mains dunprophte courrouc. Cela fit que je tirai une de ces pommes dont javaisgrossi ma poche, o je cachai mes dents ; mais, au lieu de prendre unede celles dont noch mavait fait prsent, ma main tomba sur la pommeque javais cueillie lArbre de Science et dont par malheur je navais pasdpouill lcorce.

    Jen avais peine got quune paisse nuit tomba sur mon me : je nevis plus ma pomme, plus dlie auprs de moi, et mes yeux ne reconnurentpas en tout lhmisphre une seule trace du Paradis terrestre, et avec toutcela je ne laissais pas de me souvenir de tout ce qui my tait arriv.

    Quand depuis jai fait rflexion sur ce miracle, je me suis figur que cettecorce ne mavait pas tout fait abruti, cause que mes dents la traversrentet se sentirent un peu du jus de dedans, dont lnergie avait dissip lesmalignits de la pelure.

    Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu dun pays que jene connaissais point. Javais beau promener mes yeux, et les jeter par lacampagne, aucune crature ne soffrait pour les consoler. Enfin je rsolusde marcher, jusqu ce que la Fortune me ft rencontrer la compagnie dequelque bte ou de la mort.

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    Elle mexaua car au bout dun demi-quart de lieue je rencontrai deux fortgrands animaux, dont lun sarrta devant moi, lautre senfuit lgrementau gte (au moins, je le pensai ainsi cause qu quelque temps de l jele vis revenir accompagn de plus de sept ou huit cents de mme espcequi menvironnrent). Quand je les pus discerner de prs, je connus quilsavaient la taille, la figure et le visage comme nous. Cette aventure me fitsouvenir de ce que jadis javais ou conter ma nourrice, des sirnes, desfaunes et des satyres. De temps en temps ils levaient des hues si furieuses,causes sans doute par ladmiration de me voir, que je croyais quasi tredevenu monstre.

    Une de ces btes-hommes mayant saisi par le col, de mme que font lesloups quand ils enlvent une brebis, me jeta sur son dos, et me mena dansleur ville. Je fus bien tonn, lorsque je reconnus en effet que ctaient deshommes, de nen rencontrer pas un qui ne marcht quatre pattes.

    Quand ce peuple me vit passer, me voyant si petit (car la plupart dentreeux ont douze coudes de longueur), et mon corps soutenu sur deux piedsseulement, ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenaient,eux autres, que, la nature ayant donn aux hommes comme aux btes deuxjambes et deux bras, ils sen devaient servir comme eux. Et en effet, rvantdepuis sur ce sujet, jai song que cette situation de corps ntait point tropextravagante, quand je me suis souvenu que nos enfants, lorsquils ne sontencore instruits que de nature, marchent quatre pieds, et ne slvent surdeux que par le soin de leurs nourrices qui les dressent dans de petits chariots,et leur attachent des lanires pour les empcher de tomber sur les quatre,comme la seule assiette ou la figure de notre masse incline de se reposer.

    Ils disaient donc ( ce que je me suis fait depuis interprter)quinfailliblement jtais la femelle du petit animal de la reine. Ainsi jefus en qualit de telle ou dautre chose men droit lhtel de ville, o jeremarquai, selon le bourdonnement et les postures que faisaient et le peupleet les magistrats, quils consultaient ensemble ce que je pouvais tre. Quandils eurent longtemps confr, un certain bourgeois qui gardait les btes raressupplia les chevins de me prter lui, en attendant que la reine menvoytqurir pour vivre avec mon mle.

    On nen fit aucune difficult. Ce bateleur me porta en son logis, ilminstruisit faire le godenot, passer des culbutes, figurer des grimaces ;et les aprs-dnes faisait prendre la porte de largent pour me montrer.Enfin le ciel, flchi de mes douleurs et fch de voir profaner le temple de sonmatre, voulut quun jour, comme jtais attach au bout dune corde, aveclaquelle le charlatan me faisait sauter pour divertir le badaud, un de ceuxqui me regardaient, aprs mavoir considr fort attentivement, me demandaen grec qui jtais. Je fus bien tonn dentendre l parler comme en notre

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    monde. Il minterrogea quelque temps ; je lui rpondis, et lui contai ensuitegnralement toute lentreprise et le succs de mon voyage. Il me consola,et je me souviens quil me dit :

    Eh bien ! mon fils, vous portez enfin la peine des faiblesses de votremonde. Il y a du vulgaire ici comme l qui ne peut souffrir la pense deschoses o il nest point accoutum. Mais sachez quon ne vous traite qula pareille, et que si quelquun de cette Terre avait mont dans la vtre, avecla hardiesse de se dire homme, vos docteurs le feraient touffer comme unmonstre ou comme un singe possd du Diable.

    Il me promit ensuite quil avertirait la cour de mon dsastre ; il ajoutaquaussitt quil mavait envisag, le cur lui avait dit que jtais un hommeparce quil avait autrefois voyag au monde do je venais, que mon paystait la Lune, que jtais gaulois et quil avait jadis demeur en Grce, quonlappelait le dmon de Socrate, quil avait depuis la mort de ce philosophegouvern et instruit Thbes paminondas, quensuite, tant pass chez lesRomains, la justice lavait attach au parti du jeune Caton, puis aprs sontrpas, quil stait donn Brutus. Que tous ces grands personnages nayantrien laiss au monde leur place que limage de leurs vertus, il stait retiravec ses compagnons tantt dans les temples tantt dans les solitudes.

    Enfin, ajouta-t-il, le peuple de votre Terre devint si stupide et si grossierque mes compagnons et moi perdmes tout le plaisir que nous avions prisautrefois linstruire. Il nest pas que vous nayez entendu parler de nous ; onnous appelait oracles, nymphes, gnies, fes, dieux foyers, lmures, larves,lamies, farfadets, naades, incubes, ombres, mnes, spectres, fantmes ; etnous abandonnmes votre monde sous le rgne dAuguste, un peu aprs queje me fus apparu Drusus, fils de Livia, qui portait la guerre en Allemagne, etque je lui dfendis de passer outre. Il ny a pas longtemps que jen suis arrivpour la seconde fois ; depuis cent ans en , jai eu commission dy faireun voyage, je rdai beaucoup en Europe, et conversai avec des personnesque possible vous aurez connues. Un jour, entre autres, japparus Cardancomme il tudiait ; je linstruisis de quantit de choses, et en rcompense ilme promit quil tmoignerait la postrit de fini il tenait les miracles quilsattendait dcrire.

    Jy vis Agrippa, labb Tritme, le docteur Faust, La Brosse, Csar, etune certaine cabale de jeunes gens que le vulgaire a connus sous le nomde chevaliers de la Rose-Croix , qui jenseignai quantit de souplesseet de secrets naturels, qui sans doute les auront fait passer chez le peuplepour de grands magiciens. Je connus aussi Campanella, ce fut moi quilavisai, pendant quil tait lInquisition Rome, de styler son visage et soncorps aux grimaces et aux postures ordinaires de ceux dont il avait besoinde connatre lintrieur afin dexciter chez soi par une mme assiette les

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    penses que cette mme situation avait appeles dans ses adversaires, parcequainsi il mnagerait mieux leur me quand il la connatrait ; il commena ma prire un livre que nous intitulmes De Sensu Rerum. Jai frquentpareillement en France, La Mothe, Le Vayer et Gassendi. Ce second est unhomme qui crit autant en philosophe que ce premier y vit. Jy ai connuaussi quantit dautres gens, que votre sicle traite de divins, mais je nairien trouv en eux que beaucoup de babil et beaucoup dorgueil.

    Enfin comme je traversais de votre pays en Angleterre pour tudier lesmurs de ses habitants, je rencontrai un homme, la honte de son pays ; carcertes cest une honte aux grands de votre tat de reconnatre en lui, sansladorer, la vertu dont il est le trne. Pour abrger son pangyrique, il esttout esprit, il est tout cur, et si donner quelquun toutes ces deux qualitsdont une jadis suffisait marquer un hros ntait dire Tristan lHermite, jeme serais bien gard de le nommer, car je suis assur quil ne me pardonnerapoint cette mprise ; mais comme je nattends pas de retourner jamais envotre monde, je veux rendre la vrit ce tmoignage de ma conscience.Vritablement, il faut que je vous avoue que, quand je vis une vertu si haute,japprhendai quelle ne ft pas reconnue ; cest pourquoi je tchai de luifaire accepter trois fioles ; la premire tait pleine dhuile de talc, lautrede poudre de projection, et la dernire dor potable, cest--dire de ce selvgtatif dont vos chimistes promettent lternit. Mais il les refusa avec unddain plus gnreux que Diogne ne reut les compliments dAlexandrequand il le vint visiter son tonneau. Enfin je ne puis rien ajouter llogede ce grand homme, si ce nest que cest le seul pote, le seul philosophe etle seul homme libre que vous ayez. Voil les personnes considrables avecqui jai convers ; tous les autres, au moins de ceux que jai connus, sont sifort au-dessous de lhomme, que jai vu des btes un peu plus haut.

    Au reste, je ne suis point originaire de votre Terre ni de celle-ci, je suisn dans le soleil. Mais parce que quelquefois notre monde se trouve troppeupl, cause de la longue vie de ses habitants, et quil est presque exemptde guerres et de maladies, de temps en temps nos magistrats envoient descolonies dans les mondes dautour. Quant moi, je fus command pour alleren celui de la Terre et dclar chef de la peuplade quon y envoyait avec moi.Jai pass depuis en celui-ci, pour les raisons que je vous ai dites ; et ce quifait que jy demeure actuellement sans bouger, cest que les hommes y sontamateurs de la vrit, quon ny voit point de pdants, que les philosophes nese laissent persuader qu la raison, et que lautorit dun savant, ni le plusgrand nombre, ne lemportent point sur lopinion dun batteur en grange, sile batteur en grange raisonne aussi fortement. Bref, en ce pays, on ne comptepour insenss que les sophistes et les orateurs.

    Je lui demandai combien de temps ils vivaient, il me rpondit :

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    Trois ou quatre mille ans. Et continua de cette sorte : Pour me rendre visible comme je suis prsent, quand je sens le cadavre

    que jinforme presque us ou que les organes nexercent plus leurs fonctionsassez parfaitement, je me souffle dans un jeune corps nouvellement mort.

    Encore que les habitants du soleil ne soient pas en aussi grand nombre queceux de ce monde, le soleil toutefois en regorge bien souvent, cause quele peuple pour tre dun temprament fort chaud, est remuant, ambitieux, etdigre beaucoup.

    Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose tonnante, car,quoique notre globe soit trs vaste et le vtre petit, quoique nous ne mourionsquaprs quatre mille ans, et vous aprs un demi-sicle, apprenez que tout demme quil ny a pas tant de cailloux que de terre, ni tant dinsectes que deplantes, ni tant danimaux que dinsectes, ni tant dhommes que danimaux ;quainsi il ny doit pas avoir tant de dmons que dhommes, cause desdifficults qui se rencontrent la gnration dun compos si parfait. Je lui demandai sils taient des corps comme nous ; il me rpondit queoui, quils taient des corps, mais non pas comme nous, ni comme aucunechose que nous estimions telle ; parce que nous nappelons vulgairement corps que ce qui peut tre touch ; quau reste il ny avait rien en lanature qui ne ft matriel, et que, quoiquils le fussent eux-mmes, ils taientcontraints, quand ils voulaient se faire voir nous, de prendre des corpsproportionns ce que nos sens sont capables de connatre. Je lassuraique ce qui avait fait penser beaucoup de monde que les histoires qui secontaient deux ntaient quun effet de la rverie des faibles, procdait dece quils napparaissent que de nuit. Il me rpliqua que, comme ils taientcontraints de btir eux-mmes la hte les corps dont il fallait quils seservissent, ils navaient bien souvent le temps de les rendre propres quchoir seulement dessous un sens, tantt loue comme les voix des oracles,tantt la vue comme les ardants et les spectres ; tantt le toucher commeles incubes et les cauchemars, et que cette masse ntant quair paissi detelle ou telle faon, la lumire par sa chaleur les dtruisait, ainsi quon voitquelle dissipe un brouillard en le dilatant.

    Tant de belles choses quil mexpliquait me donnrent la curiosit delinterroger sur sa naissance et sur sa mort, si au pays du soleil lindividuvenait au jour par les voies de gnration, et sil mourait par le dsordre deson temprament, ou la rupture de ses organes.

    Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et lexplication deces mystres. Vous vous imaginez, vous autres, que ce que vous ne sauriezcomprendre est spirituel, ou quil nest point ; la consquence est trs fausse,mais cest un tmoignage quil y a dans lunivers un million peut-tre dechoses qui, pour tre connues, demanderaient en nous un million dorganes

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    tous diffrents. Moi, par exemple, je conois par mes sens la cause de lasympathie de laimant avec le ple, celle du reflux de la mer, ce que lanimaldevient aprs la mort ; vous autres ne sauriez donner jusqu ces hautesconceptions cause que les proportions ces miracles vous manquent, nonplus quun aveugle-n ne saurait simaginer ce que cest que la beaut dunpaysage, le coloris dun tableau, les nuances de liris ; ou bien il se lesfigurera tantt comme quelque chose de palpable, tantt comme un manger,tantt comme un son, tantt comme une odeur. Tout de mme, si je voulaisvous expliquer ce que je perois par les sens qui vous manquent, vousvous le reprsenteriez comme quelque chose qui peut tre ou, vu, touch,fleur, ou savour, et ce nest rien cependant de tout cela. Il en tait l deson discours quand mon bateleur saperut que la chambre commenait sennuyer de notre jargon quils nentendaient point, et quils prenaient pourun grognement non articul. Il se remit de plus belle tirer ma corde pourme faire sauter, jusqu ce que les spectateurs tant sols de rire et dassurerque javais presque autant desprit que les btes de leur pays, ils se retirrent leur maison.

    Jadoucissais ainsi la duret des mauvais traitements de mon matre parles visites que me rendait cet officieux dmon ; car de mentretenir avecdautres, outre quils me prenaient pour un animal des mieux enracins dansla catgorie des brutes, ni je ne savais leur langue, ni eux nentendaient pas lamienne, et jugez ainsi quelle proportion ; vous saurez que deux idiomes sontusits en ce pays, lun sert aux grands, lautre est particulier pour le peuple.

    Celui des grands nest autre chose quune diffrence de tons non articuls, peu prs semblable notre musique, quand on na pas ajout les paroles.Et certes cest une invention tout ensemble bien utile et bien agrable ; carquand ils sont las de parler, ou quand ils ddaignent de prostituer leur gorge cet usage, ils prennent tantt un luth, tantt un autre instrument, dont ils seservent aussi bien que de la voix se communiquer leurs penses ; de sorteque quelquefois ils se rencontreront jusqu quinze ou vingt de compagnie,qui agiteront un point de thologie, ou les difficults dun procs, par unconcert le plus harmonieux dont on puisse chatouiller loreille.

    Le second, qui est en usage chez le peuple, sexcute par lestrmoussements des membres, mais non pas peut-tre comme on se le figure,car certaines parties du corps signifient un discours tout entier. Lagitationpar exemple dun doigt, dune main, dune oreille, dune lvre, dun bras,dune joue, feront chacun en particulier une oraison ou une priode avec tousces membres. Dautres ne servent qu dsigner des mots, comme un pli surle front, les divers frissonnements des muscles, les renversements des mains,les battements de pied, les contorsions de bras ; de faon qualors quilsparlent, avec la coutume quils ont prise daller tout nus, leurs membres,

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    accoutums gesticuler leurs conceptions, se remuent si dru, quils nesemblent pas dun homme qui parle, mais dun corps qui tremble.

    Presque tous les jours le dmon me venait visiter, et ses miraculeuxentretiens me faisaient passer sans ennui les violences de ma captivit. Enfin,un matin, je vis entrer dans ma loge un homme que je ne connaissais point,qui, mayant fort longtemps lch, mengueula doucement par laisselle, et,de lune des pattes dont il me soutenait de peur que je ne me blessasse, mejeta sur son dos, o je me trouvai assis si mollement et si mon aise, quaveclaffliction que me faisait sentir un traitement de bte, il ne me prit aucuneenvie de me sauver, et puis ces hommes-l qui marchent quatre pieds vontbien dune autre vitesse que nous, puisque les plus pesants attrapent lescerfs la course. Je maffligeais cependant outre mesure de navoir point denouvelles de mon courtois dmon, et le soir de la premire traite, arriv queje fus au gte, je me promenais dans la cuisine du cabaret en attendant quele manger ft prt, lorsque voici mon porteur dont le visage tait fort jeuneet assez beau qui me vient rire auprs du nez, et jeter mon cou ses deuxpieds de devant. Aprs que je leus quelque temps considr :

    Quoi ? me dit-il en franais, vous ne connaissez plus votre ami ? Jevous laisse penser ce que je devins alors.

    Certes ma surprise fut si grande, que ds lors je mimaginai que tout leglobe de la Lune, tout ce qui my tait arriv, et tout ce que jy voyais, ntaitquenchantement ; et cet homme-bte qui mavait servi de monture continuade me parler ainsi :

    Vous maviez promis que les bons offices que je vous rendrais ne voussortiraient jamais de la mmoire.

    Moi, je lui proteste que je ne lavais jamais vu.Enfin il me dit : Je suis ce dmon de Socrate qui vous ai diverti pendant le temps de

    votre prison. Je partis hier selon ce que je vous avais promis pour aller avertirle Roi de votre dsastre et jai fait trois cents lieues en dix-huit heures car jesuis arriv cans midi pour vous attendre, mais

    Mais, linterrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu que voustiez hier dune taille extrmement longue, et quaujourdhui vous tes trscourt ; que vous aviez hier une voix faible et casse, et quaujourdhui vousen avez une claire et vigoureuse ; quhier enfin vous tiez un vieillard toutchenu, et que vous ntes aujourdhui quun jeune homme ? Quoi donc ! aulieu quen mon pays on chemine de la naissance la mort, les animaux decelui-ci vont-ils de la mort la naissance, et rajeunit-on force de vieillir ?

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    Sitt que jeus parl au prince, me dit-il, aprs avoir reu lordre de vousamener je sentis le corps que jinformais si fort attnu de lassitude, que tousles organes refusaient leurs fonctions. Je menquis du chemin de lhpital,jy fus et, ds que jentrai dans la premire chambre, je trouvai un jeunehomme qui venait de rendre lesprit. Je mapprochai du corps et, feignantdy avoir reconnu quelque mouvement, je protestai tous les assistantsquil ntait point mort, que sa maladie ntait pas mme dangereuse etadroitement, sans tre aperu je minspirai dedans par un souffle. Mon vieuxcadavre tomba aussitt la renverse ; moi, dans ce jeune, je me levai ; on criamiracle et moi, sans arraisonner personne, je recourus promptement chezvotre bateleur, o je vous ai pris. Il men et cont davantage si on ne nousft venu qurir pour nous mettre table ; mon conducteur me mena dans unesalle magnifiquement meuble, mais je ne vis rien de prpar pour manger.

    Une si grande solitude de viande, lorsque je prissais de faim mobligeade lui demander o ctait quon avait dress. Je ncoutai point cequil me rpondit ; car trois ou quatre jeunes garons, enfants de lhte,sapprochrent de moi dans cet instant, qui avec beaucoup de civilitme dpouillrent jusqu la chemise. Cette nouvelle faon de crmoniemtonna si fort que je nen osai pas seulement demander la cause mesbeaux valets de chambre, et je ne sais comment, mon guide, qui senquitpar o je voulais commencer, je pus rpondre ces deux mots : Un potage .Aussitt je sentis lodeur du plus succulent mitonn qui frappa jamais le nezdu mauvais riche. Je voulus me lever de ma place pour chercher du naseaula source de cette agrable fume, mais mon porteur men empcha :

    O voulez-vous aller ? me dit-il, tantt nous sortirons la promenade,mais maintenant il est saison de manger, achevez votre potage, et puis nousferons venir autre chose.

    Et o diantre est ce potage ? lui criai-je tout en colre ; avez-vous faitgageure de vous moquer tout aujourdhui de moi ?

    Je pensais, me rpliqua-t-il, que vous eussiez vu la ville do nousvenons votre matre, ou quelque autre, prendre ses repas ; cest pourquoije ne vous avais point entretenu de la faon de se nourrir en ce pays. Puisdonc que vous lignorez encore, sachez quon ne vit ici que de fume. Lartde la cuisinerie est de renfermer dans de grands vaisseaux mouls exprslexhalaison qui sort des viandes, et en ayant ramass de plusieurs sortes etde diffrents gots, selon lapptit de ceux que lon traite, on dbouche levaisseau o cette odeur est assemble, on en dcouvre aprs cela un autre,puis un autre, ensuite, jusqu ce que la compagnie soit tout fait repue. moins que vous nayez dj vcu de cette sorte, vous ne croirez jamaisque le nez, sans dents et sans gosier, fasse pour nourrir lhomme lofficede sa bouche, mais je men vais vous le faire voir par exprience. Il

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    neut pas plutt achev que je sentis entrer successivement dans la salle tantdagrables vapeurs, et si nourrissantes, quen moins de demi-quart dheureje me sentis tout fait rassasi.

    Quand nous fmes levs : Cela nest pas, dit-il, une chose qui vous doive causer beaucoup

    dadmiration, puisque vous ne pouvez pas avoir tant vcu sans observerquen votre monde les cuisiniers et les ptissiers qui mangent moins que lespersonnes dune autre vacation sont pourtant bien plus gras. Do procdeleur embonpoint, si ce nest de la fume des viandes dont sans cesse ils sontenvironns, qui pntre leurs corps et les nourrit ? Aussi les personnes de cemonde-ci jouissent dune sant bien moins interrompue et plus vigoureuse, cause que la nourriture nengendre presque point dexcrments, qui sontlorigine de quasi toutes les maladies. Vous avez possible t surpris lorsqueavant le repas on vous a dshabill, parce que cette coutume nest pas usiteen votre pays ; mais cest la mode de celui-ci et lon sen sert afin quelanimal soit plus transpirable la fume.

    Monsieur, lui repartis-je, il y a trs grande apparence ce que vousdites, et je viens moi-mme den exprimenter quelque chose ; mais je vousavouerai que, ne pouvant pas me dbrutaliser si promptement, je serais bienaise de sentir un morceau palpable sous mes dents. Il me le promit, ettoutefois ce fut pour le lendemain, cause, disait-il, que de manger si ttaprs le repas me produirait quelque indigestion. Nous discourmes encorequelque temps, puis nous montmes la chambre pour nous coucher.

    Un homme au haut de lescalier se prsenta nous, qui, nous ayantenvisags fort attentivement, me mena dans un cabinet, dont le plancher taitcouvert de fleurs dorange la hauteur de trois pieds, et mon dmon dansun autre rempli dillets et de jasmins ; il me dit, voyant que je paraissaistonn de cette magnificence, que ctait la mode des lits du pays. Enfinnous nous couchmes chacun dans notre cellule ; et ds que je fus tendusur mes fleurs, japerus, la lueur dune trentaine de gros vers luisantsenferms dans un cristal (car on ne se sert point dune chandelle) ces troisou quatre jeunes garons qui mavaient dshabill souper, dont lun se mit me chatouiller les pieds, lautre les cuisses, lautre les flancs, lautre lesbras, et tous avec tant de mignoteries et de dlicatesse quen moins dunmoment je me sentis assoupir.

    Je vis entrer le lendemain mon dmon avec le soleil et : Je vous tiensparole, me dit-il ; vous djeunerez plus solidement que vous ne soupteshier.

    ces mots, je me levai, et il me conduisit par la main, derrire le jardindu logis, o lun des enfants de lhte nous attendait avec une arme lamain, presque semblable nos fusils. Il demanda mon guide si je voulais

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    une douzaine dalouettes, parce que les magots (il me prenait pour tel) senourrissaient de cette viande. peine eus-je rpondu oui que le chasseurdcharge en lair un coup de feu, et vingt ou trente alouettes churent nospieds toutes cuites. Voil, mimaginai-je aussitt, ce quon dit par proverbeen notre monde dun pays o les alouettes tombent toutes rties ! Sans doutequelquun tait revenu dici.

    Vous navez qu manger, me dit mon dmon ; ils ont lindustrie demler parmi la composition qui tue, plume et rtit le gibier les ingrdientsdont il le faut assaisonner.

    Jen ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole, et en vritje nai jamais en ma vie rien got de si dlicieux.

    Aprs ce djeuner nous nous mmes en tat de partir, et avec millegrimaces dont ils se servent quand ils veulent tmoigner de laffection, lhtereut un papier de mon dmon. Je lui demandai si ctait une obligation pourla valeur de lcot. Il me repartit que non ; quil ne lui devait plus rien, etque ctaient des vers.

    Comment, des vers ? lui rpliquai-je, les taverniers sont donc curieuxen rimes ?

    Cest, me rpondit-il, la monnaie du pays, et la dpense que nous venonsde faire cans sest trouve monter un sixain que je lui viens de donner.Je ne craignais pas de demeurer court ; car quand nous ferions ici ripaillependant huit jours, nous ne saurions dpenser un sonnet, et jen ai quatre surmoi, avec deux pigrammes, deux odes et une glogue.

    Ha ! vraiment, dis-je en moi-mme, voil justement la monnaie dontSorel fait servir Hortensius dans Francion, je men souviens. Cest l sansdoute, quil la drob ; mais de qui diable peut-il lavoir appris ? Il faut quece soit de sa mre, car jai ou dire quelle tait lunatique. Jinterrogeaimon dmon ensuite si ces vers monnays servaient toujours, pourvu quonles transcrivt ; il me rpondit que non, et continua ainsi :

    Quand on en a compos, lauteur les porte la Cour des monnaies,o les potes jurs du royaume font leur rsidence. L ces versificateursofficiers mettent les pices lpreuve, et si elles sont juges de bon aloi,on les taxe non pas selon leur poids, mais selon leur pointe, et de cettesorte, quand quelquun meurt de faim, ce nest jamais quun buffle, et lespersonnes desprit font toujours grande chre.

    Jadmirais, tout extasi, la police judicieuse de ce pays-l, et il poursuivitde cette faon :

    Il y a encore dautres personnes qui tiennent cabaret dune manirebien diffrente. Lorsque vous sortez de chez eux, ils vous demandent proportion des frais un acquit pour lautre monde ; et ds quon le leur aabandonn, ils crivent dans un grand registre quils appellent les comptes

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    de Dieu, peu prs ainsi : Item, la valeur de tant de vers dlivrs untel jour, un tel que Dieu me doit rembourser aussitt lacquit reu dupremier fonds qui se trouvera ; lorsquils se sentent malades en dangerde mourir, ils font hacher ces registres en morceaux, et les avalent, parcequils croient que, sils ntaient ainsi digrs, Dieu ne les pourrait pas lire. Cet entretien nempchait pas que nous ne continuassions de marcher, cest--dire mon porteur quatre pattes sous moi et moi califourchon sur lui.Je ne particulariserai point davantage les aventures qui nous arrtrent surle chemin, tant y a que nous arrivmes enfin o le Roi fait sa rsidence.Je fus men droit au palais. Les grands me reurent avec des admirationsplus modres que navait fait le peuple quand jtais pass dans les rues.Leur conclusion nanmoins fut semblable, savoir que jtais sans doute lafemelle du petit animal de la Reine. Mon guide me linterprtait ainsi ; etcependant lui-mme nentendait point cette nigme, et ne savait qui tait cepetit animal de la Reine ; mais nous en fmes bientt claircis, car le Roi,quelque temps aprs, commanda quon lament. une demi-heure de l jevis entrer, au milieu dune troupe de signes qui portaient la fraise et le haut-de-chausses un petit homme bti presque tout comme moi, car il marchait deux pieds ; sitt quil maperut, il maborda par un criado de muestramercede. Je lui ripostai sa rvrence peu prs en mmes termes.

    Mais, hlas ils ne nous eurent pas plutt vus parler ensemble quilscrurent tous le prjug vritable ; et cette conjoncture navait garde deproduire un autre succs, car celui de tous les assistants qui opinait pourtrous avec plus de faveur protestait que notre entretien tait un grognementque la joie dtre rejoints par un instinct naturel nous faisait bourdonner.Ce petit homme me conta quil tait europen, natif de la Vieille Castille,quil avait trouv moyen avec des oiseaux de se faire porter jusquau mondede la Lune o nous tions prsent ; qutant tomb entre les mains de laReine, elle lavait pris pour un singe, cause quils habillent, par hasard, ence pays-l, les singes lespagnole, et que, layant son arrive trouv vtude cette faon, elle navait point dout quil ne ft de lespce.

    Il faut bien dire, lui rpliquai-je, quaprs leur avoir essay toutes sortesdhabits, ils nen ont point rencontr de plus ridicule et que ctait pour celaquils les quipent de la sorte, nentretenant ces animaux que pour se donnerdu plaisir.

    Ce nest pas connatre, dit-il, la dignit de notre nation en faveur de quilunivers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pourqui la nature ne saurait engendrer que des matires de rire. Il me suppliaensuite de lui apprendre comment je mtais os hasarder de gravir la Luneavec la machine dont je lui avais parl ; je lui rpondis que ctait causequil avait emmen les oiseaux sur lesquels jy pensais aller. Il sourit de cette

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    raillerie, et environ un quart dheure aprs le Roi commanda aux gardeurs desinges de nous ramener, avec ordre exprs de nous faire coucher ensemble,lEspagnol et moi, pour faire en son royaume multiplier notre espce.

    On excuta de point en point la volont du prince, de quoi je fus trs aisepour le plaisir que je recevais davoir quelquun qui mentretnt pendant lasolitude de ma brutification. Un jour, mon mle (car on me tenait pour lafemelle) me conta que ce qui lavait vritablement oblig de courir toute laTerre, et enfin de labandonner pour la Lune, tait quil navait pu trouverun seul pays o limagination mme ft en libert.

    Voyez-vous, me dit-il, moins de porter un bonnet carr, un chaperonou une soutane, quoi que vous puissiez dire de beau, sil est contre lesprincipes de ces docteurs de drap, vous tes un idiot, un fou, ou un athe.On ma voulu mettre en mon pays lInquisition pour ce qu la barbe despdants aheurts javais soutenu quil y avait du vide dans la nature et que jene connaissais point de matire au monde plus pesante lune que lautre.

    Je lui demandai de quelles probabilits il appuyait une opinion si peureue.

    Il faut, me rpondit-il, pour en venir bout, supposer quil ny a quunlment ; car, encore que nous voyions de leau, de lair et du feu spars,on ne les trouve jamais pourtant si parfaitement purs quils ne soient encoreengags les uns avec les autres. Quand, par exemple, vous regardez du feu,ce nest pas du feu, ce nest rien que de lair beaucoup tendu, lair nest quede leau fort dilate, leau nest que de la terre qui se fond, et la Terre elle-mme nest autre chose que de leau beaucoup resserre ; et ainsi pntrersrieusement la matire, vous trouverez quelle nest quune, qui, commeune excellente comdienne, joue ici-bas toutes sortes de personnages, soustoutes sortes dhabits. Autrement il faudrait admettre autant dlments quily a de sortes de corps, et si vous me demandez pourquoi donc le feu brle etleau refroidit, vu que ce nest quune mme matire, je vous rponds quecette matire agit par sympathie, selon la disposition o elle se trouve dans letemps quelle agit. Le feu, qui nest rien que de la terre encore plus rpanduequelle ne lest pour constituer lair, tche changer en elle par sympathiece quelle rencontre. Ainsi la chaleur du charbon, tant le feu le plus subtilet le plus propre pntrer un corps, se glisse entre les pores de notre masse,nous fait dilater au commencement, parce que cest une nouvelle matirequi nous remplit, nous fait exhaler en sueur ; cette sueur tendue par le feuse convertit en fume et devient air ; cet air encore davantage fondu par lachaleur de lantipristase, ou des astres qui lavoisinent, sappelle feu, et laTerre abandonne par le froid et par lhumide qui liaient toutes nos parties

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    tombe en terre. Leau dautre part, quoiquelle ne diffre de la matire du feuquen ce quelle est plus serre, ne nous brle pas, cause qutant serreelle demande par sympathie resserrer les corps quelle rencontre, et le froidque nous sentons nest autre chose que leffet de notre chair qui se repliesur elle-mme par le voisinage de la terre ou de leau qui la contraint delui ressembler. De l vient que les hydropiques remplis deau changent eneau toute la nourriture quils prennent ; de l vient que les bilieux changenten bile tout le sang que forme leur foie. Suppos donc quil ny ait quunseul lment, il est certissime que tous les corps, chacun selon sa quantit,inclinent galement au centre de la Terre.

    Mais vous me demanderez pourquoi donc lor, le fer, les mtaux, la terre,le bois, descendent plus vite ce centre quune ponge, si ce nest causequelle est pleine dair qui tend naturellement en haut ? Ce nest point dutout la raison, et voici comment je vous rponds : Quoiquune roche tombeavec plus de rapidit quune plume, lune et lautre ont mme inclinationpour ce voyage ; mais un boulet de canon, par exemple, sil trouvait la Terreperce jour se prcipiterait plus vite son cur quune vessie grosse devent ; et la raison est que cette masse de mtal est beaucoup de terre recogneen un petit canton, et que ce vent est fort peu de terre tendue en beaucoupdespace ; car toutes les parties de la matire qui loge dans ce fer, embrassesquelles sont les unes aux autres, augmentent leur force par lunion, causeque, stant resserres, elles se trouvent la fin beaucoup combattre contrepeu, vu quune parcelle dair, gale en grosseur au boulet, nest pas galeen quantit, et quainsi, pliant sous le faix de gens plus nombreux quelle etaussi hts, elle se laisse enfoncer pour leur laisser le chemin libre.

    Sans prouver ceci par une enfilure de raisons, comment, par votre foi,une pique, une pe, un poignard, nous blessent-ils si ce nest cause quelacier tant une matire o les parties sont plus proches et plus enfoncesles unes dans les autres que non pas votre chair, dont les pores et la mollessemontrent quelle contient fort peu de terre rpandue en un grand lieu, etque la pointe de fer qui nous pique tant une quantit presque innombrablede matire contre fort peu de chair, il la contraint de cder au plus fort, demme quun escadron bien press pntre une face entire de bataille quiest de beaucoup dtendue, car pourquoi une loupe dacier embrase est-elleplus chaude quun tronon de bois allum ? si ce nest quil y a plus de feudans la loupe en peu despace, y en ayant dattach toutes les parties dumorceau de mtal que dans le bton qui, pour tre fort spongieux, enfermepar consquent beaucoup de vide, et que le vide, ntant quune privation deltre, ne peut pas tre susceptible de la forme du feu. Mais, mobjecterez-vous, vous supposez du vide comme si vous laviez prouv, et cest cela dontnous sommes en dispute ! Eh bien, je vais donc vous le prouver, et quoique

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    cette difficult soit la sur du nud gordien, jai les bras assez bons pouren devenir lAlexandre.

    Quil me rponde donc, je len supplie, cet hbt vulgaire qui ne croittre homme que parce quun docteur lui a dit. Suppos quil ny ait quunematire, comme je pense lavoir assez prouv, do vient quelle se relcheet se restreint selon son apptit ? Do vient quun morceau de Terre, forcede se condenser, sest fait caillou ? Est-ce que les parties de ce caillou se sontplaces les unes dans les autres en telle sorte que, l o sest fich ce grainde sablon, l mme et dans le mme point loge un autre grain de sablon ?Non, cela ne se peut, et selon leur principe mme puisque les corps ne sepntrent point ; mais il faut que cette matire se soit rapproche, et, si vousle voulez, raccourcie en remplissant le vide de sa maison.

    De dire que cela nest pas comprhensible quil y et du rien dans lemonde, que nous fussions en partie composs de rien : eh ! pourquoi non ?Le monde entier nest-il pas envelopp de rien ?

    Puisque vous mavouez cet article, confessez donc quil est aussi ais quele monde ait du rien dedans soi quautour de soi.

    Je vois fort bien que vous me demandez pourquoi donc leau restreintepar la gele dans un vase le fait crever, si ce nest pour empcher quil sefasse du vide ? Mais je rponds que cela narrive qu cause que lair dedessus qui tend aussi bien que la terre et leau au centre, rencontrant sur ledroit chemin de ce pays une htellerie vacante, y va loger ; sil trouve lespores de ce vaisseau, cest--dire les chemins qui conduisent cette chambrede vide trop troits, trop longs et trop tortus, il satisfait en le brisant sonimpatience pour arriver plus tt au gte.

    Mais, sans mamuser rpondre toutes leurs objections, jose bien direque sil ny avait point de vide il ny aurait point de mouvement, ou ilfaut admettre la pntration des corps, car il serait trop ridicule de croireque, quand une mouche pousse de laile une parcelle dair, cette parcelle enfait reculer devant elle une autre, cette autre encore une autre, et quainsilagitation du petit orteil dune puce allt faire une bosse derrire le monde.Quand ils nen peuvent plus, ils ont recours la rarfaction ; mais, par leurfoi, comme se peut-il faire quand un corps se rarfie, quune particule de lamasse sloigne dune autre particule, sans laisser ce milieu vide ?

    Naurait-il pas fallu que ces deux corps qui se viennent de sparer eussentt en mme temps au mme lieu o tait celui-ci, et que de la sorte ilsse fussent pntrs tous trois ? Je mattends bien que vous me demanderezpourquoi donc par un chalumeau, une seringue ou une pompe, on fait monterleau contre son inclination : mais je vous rpondrai quelle est violente,et que ce nest pas la peur quelle a du vide qui loblige se dtourner de

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    son chemin, mais qutant jointe avec lair dune nuance imperceptible, elleslve quand on lve en haut lair qui la tient embrasse.

    Cela nest pas fort pineux comprendre pour qu