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1 Corrigé de commentaire Bergson, le langage, et l'organisation sociale Extrait du Rire (1900) "D'où viennent les idées qui s'échangent? Quelle est la portée des mots ? Il ne faut pas croire que la vie sociale soit une habitude acquise et transmise. L'homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits d'atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu'il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n'est pas une convention, et il est aussi naturel à l'homme de parler que de marcher. Or, quelle est la fonction primitive du langage? C'est d'établir une communication en vue d'une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou décrit. Dans le premier cas, c'est l'appel à l'action immédiate; dans le second, c'est le signalement de la chose ou de quelqu'une de ses propriétés, en vue de l'action future. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il signale sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l'idée." Bergson, Le rire. Quelques rappels méthodologiques : 1) Un commentaire est un exercice difficile, car il demande l'usage de deux qualités différentes, voire contradictoires : Repérer les principales idées, et en faire le commentaire, c'est-à-dire à votre niveau, être capable de faire le lien avec votre cours. Attention, il ne s'agit pas de réciter aveuglement des connaissances, ou des souvenirs de connaissances. Il faut faire le lien entre les théories (et non simples points de vue) que vous connaissez, et celles que qui vous sont soumises dans ce texte. D'autre part, et c'est aussi important, lire et expliquez la structure argumentative du texte, c'est-à-dire repérer les concepts (termes importants qu'il faut définir) et mettre en lumière la construction de l'argumentation (démonstration, polémique, interrogation, etc &) Il faut dans la mesure du possible faire le lien entre le détail des arguments et des constructions que vous analysez, avec la stratégie globale de l'auteur. 2) C'est une analyse linéaire qui est demandée.

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Corrigé de commentaire Bergson, le langage, et l'organisation sociale

Extrait du Rire (1900)

"D'où viennent les idées qui s'échangent? Quelle est la portée des mots ? Il ne faut pas croire que la vie sociale soit une habitude acquise et transmise. L'homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits d'atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu'il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n'est pas une convention, et il est aussi naturel à l'homme de parler que de marcher. Or, quelle est la fonction primitive du langage? C'est d'établir une communication en vue d'une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou décrit. Dans le premier cas, c'est l'appel à l'action immédiate; dans le second, c'est le signalement de la chose ou de quelqu'une de ses propriétés, en vue de l'action future. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il signale sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l'idée."

Bergson, Le rire.

Quelques rappels méthodologiques :

1) Un commentaire est un exercice difficile, car il demande l'usage de deux qualités différentes,

voire contradictoires :

Ø Repérer les principales idées, et en faire le commentaire, c'est-à-dire à votre niveau, être

capable de faire le lien avec votre cours. Attention, il ne s'agit pas de réciter aveuglement

des connaissances, ou des souvenirs de connaissances. Il faut faire le lien entre les théories

(et non simples points de vue) que vous connaissez, et celles que qui vous sont soumises

dans ce texte.

Ø D'autre part, et c'est aussi important, lire et expliquez la structure argumentative du texte,

c'est-à-dire repérer les concepts (termes importants qu'il faut définir) et mettre en lumière

la construction de l'argumentation (démonstration, polémique, interrogation, etc…) Il faut

dans la mesure du possible faire le lien entre le détail des arguments et des constructions

que vous analysez, avec la stratégie globale de l'auteur.

2) C'est une analyse linéaire qui est demandée.

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3) Vous n'êtes pas censé connaître l'auteur. C'est un texte que vous découvrez, et donc on ne peut

pas exiger de vous des connaissances particulières sur l'auteur (St Augustin, Stuart Mill,

Wittgenstein). Ce n'est un cadeau qu'en apparence, car du coup on attend de vous que vous

soyez capable d'analyser sans connaissance préalable un morceau cohérent de philosophie.

4) Le fait qu'il n'existe pas une méthode officielle pour faire un commentaire ne veut pas dire

qu'il n'existe pas du tout de méthode. Au contraire il en existe plusieurs. Donc le correcteur va

attendre que vous mettiez en application la méthode que vous aurez apprise auprès de votre

maître adoré et dévoué serviteur (pas de sourire ironique je vous prie)

Nous allons essayer de mettre en pratique ces conseils avec le texte suivant. Donc ce corrigé ne

sera pas rédigé dans le sens où il n'aura pas la forme définitive que vous devrez donné à un devoir;

mais en revanche il présente tous les éléments de construction du devoir. Cela correspond donc au

travail que vous devrez faire au brouillon. A cet égard souvenez-vous que le tableau, même si c'est

rébarbatif, est très utile pour faire le tour du texte.

Quel est le thème du texte?

C'est le langage, sa formation, et son rôle dans la compréhension de la réalité. Il y a le

problème du lien entre le langage, la société et le travail, comme un tout aux liens réciproques.

Bergson présente une idée très proche de celle d'Aristote : l'homme est un animal politique : il est

fait pour la vie en société, car il parle, et cela permet les échanges entre eux.

Quelle est la thèse?

Pour Bergson ce qui est premier, c'est l'organisation sociale, qui est fondatrice de notre

vision du réel. L'originalité de cette position est donc que le langage a pour origine la forme de

nos actions possibles au sein de la société, le langage est naturel à l'homme, mais la langue vient

épouser les formes de nos actions. Le langage est action, prescription, ou description. Donc tout

est tourné vers l'utile, y compris le découpage du réel par la langue.

A cela va s'ajouter une autre thèse, plus subtile, beaucoup moins visible, surtout pour ceux qui ne

connaissent pas bien Bergson, ou qui n'ont pas lu Le Rire (mais ils sont fort heureusement très peu

nombreux.) : Le philosophe initie ici une critique du langage, trop réducteur à son goût, car

formaté par nos besoins et notre rapport utilitaire au langage. Cela est lisible surtout à la fin de

l'extrait (notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété)

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Quel est le plan?

3 parties se dégagent, même si, je vous le rappelle, cet extrait n'a pas été pensé comme tel

par son auteur, et donc a déjà fait l'objet d'un découpage de la part du concepteur de sujet. Aussi

votre plan n'est qu'un découpage à partir du découpage; Sa valeur reste dés lors très relative. Elle

ne sert qu'à vous guider pour découper et articuler votre propre commentaire. Voici ma

proposition :

ü L1 à l 5 : l'homme est un animal politique. Il est fait pour vivre en société.

ü L5 à l 12 : Le langage comme exemple d cette organisation sociale

ü L12 à fin : Origine du mot et de l'idée.

Donc le langage, même s'il va occuper une grande partie de notre commentaire, n'est que le

dérivé d'une première description, celle de la vie sociale. Il est bon d'être capable de

remarquer cela.

Tableau analytique :

Découpage Rôle dans l'argumentation

Contenu (idée) Interprétation.

1ère et 2è me phrase Annonce de la thèse principale ss forme de question

Question sur l'origine du langage

L1 jusqu'à l5 Attention apportée sur une question annexe mais fondatrice, pour montrer que le langage n'est pas autonome, mais lié à un tout. Parallèle avec la fourmi qui existe elle aussi uniquement grâce au gp

La dimension politique de l'homme est originelle, et donne du sens qui dépasse notre individualité.

Théorie holiste, c'est-à-dire que le gp surplombe l'individu, même si à la différence des fourmis, il y a convention.

L5 à l 7 Remarque générale sur le langage, qui n'est pas démontrée, mais qui s'impose comme une forme d'évidence. (référence à Descartes?)

Le langage est naturel c'est une faculté liée à notre corps (?) ou liée à notre vie sociale. La langue elle est conventionnelle.

Pose le débat de la limite entre nature et culture. Bergson a un discours moderne puisqu'on peut noter que la frontière est floue. D'autre part il y a aussi débat entre la pensée et la langue : qui et premier? Le langage apparemment.

L7 à l12 Description des fonctions du langage.

Le langage est structuré en fonction des actions. Bergson parle de fonction primitive, dc avant évolution. L'action est au cœur de langage, à travers la prescription et la description. Lien intime entre la forme du langage et les formes de la société. Ici est affirmée encore davantage l'idée d'un tout, d'une globalité

La structure du langage n'est pas gratuite. Elle modelée selon une logique utilitariste. Mais il n'exclut pas que la langue ait pu avoir d'autres développements (poésie, etc…) N'est ce pas une vision trop limitée du langage? Peut-on le ramener à l'analyse d'Austin, avec ses énoncés performatifs

L12 à l14 Précision avec l'appel à Bergson effectue un Le langage n'est-il pas un

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une nouvelle notion : le travail. Il n'y a toujours pas de démonstration. IL reste sur le plan de la description énonciatrice. Serait-ce une volonté de rendre clair ce qui nous paraît obscur? Influence du même descartes.

glissement: il ne parle plus des mots, mais des choses décrites par le langage, en expliquant que les propriétés signalées par le langage ne sont que celles qui nous sont utiles

filtre au travers duquel on perçoit le monde? Il y a en tout cas un lien intime entre l'activité et ce qu'on dit (et donc ce qu'on pense du monde.)

L14 à 18 Analyse plus précise du mot dans son rapport au monde. Effet de loupe continu tt au lg du texte, comme si l'attention du chercheur se faisait de plus en plus concentrée.

Le mot sera le même pour des choses différente, car la division ne se fait pas en fonction de la diversité du monde, mais de celle de nos actions; Vous avez donc un triptyque : le mot l'action le monde.

v Critique du langage, comme une perception réductrice du monde; Critique de l'esprit humain qui pense en terme de catégorie figée. Mais peut-on échapper à cette limite? Cela va introduire la nécessité d'une autre philosophie! Chez Bergson ce sera celle de l'intuition; Cela va inaugurer toute une série de réflexion sur le langage. La plus célèbre sera celle de Heidegger (l'oubli de l'être dans Etre et Temps 1927), la plus récente celle de Derrida (la déconstruction et la différance dans Marges de la philosophie 1972)

Dernière phrase Enoncé définitif, et indépassable, comme une sentence qu'on ne peut plus remettre en question

Deux points : il a énoncé l'origine du mot et de l'idée. Et il lie le mot et l'idée. Il n'y a donc aucune autonomie dans l'activité intellectuelle, puisque nos idées sont liées à notre vie en société.

Peut-il inauguré une critique générale de la pensée, comme épiphénomène de la vie sociale? Bergson n'est pas ainsi matérialiste, proche de Marx? Même si les rapprochements doivent tjrs être prudents, on est en droit de se poser la question.

Dernières remarques méthodologiques :

v vous notez que le découpage est plus détaillé. Ce n'est pas grave. Le premier était fait

pour articuler et construire la rédaction de votre commentaire (en trois parties). Le tableau

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est plus attentif, et veut remarquer tous les détails; Faites le au brouillon, et mettez le

devant vous, juste à côté du texte, quand vous rédigez au propre. Ainsi vous pourrez faire

un va-et-vient incessant entre les deux. Et éventuellement rajouter des points qui

apparaissent au cours des relectures.

v Je vous rappelle qu'il est nécessaire de lire plusieurs fois le texte. Il n'y que comme ça que

toute sa richesse vous apparaîtra. Descartes dans sa Lettre-Préface aux principes de

philosophie. (1647), expliquait qu'on devait passer par trois étapes de lecture. Une

première consistait à lire le texte tout d'un bloc comme un roman; La seconde permet de

repérer les difficultés et le plan. La troisième doit être détaillée, attentive. Ces trois étapes

pouvant bien entendu être divisée elles-mêmes en une succession de lectures. C'est le prix

à payer pour réussir votre commentaire.

Je vous donne le texte de Descartes : "J’aurais aussi ajouté un mot d’avis touchant la façon de lire ce livre, qui est que je voudrais qu’on le parcourût d’abord tout entier ainsi qu’un roman, sans forcer beaucoup son attention ni s’arrêter aux difficultés qu’on y peut rencontrer, afin seulement de savoir en gros quelles sont les matières dont j’ai traité ; et qu’après cela, si on trouve qu’elles méritent d’être examinées et qu’on ait la curiosité d’en connaître les causes, on le peut lire une seconde fois pour remarquer la suite de mes raisons ; mais qu’il ne se faut pas derechef rebuter si on ne la peut assez connaître partout, ou qu’on ne les entende pas toutes ; il faut seulement marquer d’un trait de plume les lieux où l’on trouvera de la difficulté et continuer de lire sans interruption jusqu’à la fin ; puis, si on reprend le livre pour la troisième fois, j’ose croire qu’on y trouvera la solution de la plupart des difficultés qu’on aura marquées auparavant, et que s’il en reste encore quelques-unes, on en trouvera enfin la solution en relisant." Donc n'oubliez jamais de lire et de relire le texte qui vous est proposé, afin d'en prendre la pleine mesure. Introduction L'introduction est un moment important, mais qui doit être synthétique, surtout si ensuite vous n'êtes pas très

prolixe; Je vous rappelle qu'elle doit comporter trois moments: l'introduction au thème philosophique, la thèse

de l'auteur, et sa stratégie globale (la forme du texte.). Voici un exemple:

A l'instar de Rousseau dans l'essai sur l'origine des langues, la question de la création du

langage fut toujours au cœur des discussions philosophiques; mais ce fut toujours pour décrire

une faculté isolée qui vient s'ajouter à l'activité naissante de l'humanité. Ainsi Rousseau pose

l'hypothèse que les premières langues se développèrent pour exprimer les passions. [Ce premier

passage introduit donc le thème et le problème philosophique du texte] Bergson dans ce texte va se

positionner autrement car il va émettre la thèse que le langage s'est développé à l'intérieur d'un

tout, qui comprend la vie sociale et les activités d'échanges des hommes. Les mots et les idées

auraient donc pour originaire le découpage du réel par l'activité humaine. [Vous montrez que vous

avez saisi le sens global du texte.]Dans ce texte donc Bergson cherche à montrer l'évidence d'une

réalité qui est devant nous; Il joue donc le rôle d'une clarification du réel, expression du

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philosophe français Gilles Deleuze, en fondant toute la valeur de sa description sur l'évidence

des vérités. Il ne s'agit donc pas d'une démonstration à proprement dit, mais d'une analyse

descriptive de notre réalité, qui va permettre à Bergson d'introduire une critique du langage. [Vous ne devez pas annoncer votre découpage, puisque physiquement votre développement en portera la

marque; mais vous devez montrer la stratégie de pensée globale de l'auteur.]

Conclusion Elle doit être brève, et est moins importante que l'introduction. Son rôle essentiel est de faire le point sur les

apports du texte sur le plan philosophique. Donc, en clair elle doit appuyer les liens entre ce texte et votre

cours.

Ce texte de Bergson met donc en valeur le lien organique entre le langage et la vie sociale.

Les mots ne sont que des découpages utilitaristes du réel. Cela tranche donc avec toutes les

analyses philosophiques classiques, notamment celles qui faisaient du langage un attribut de

l'intelligence pure de l'homme (nous pouvons penser notamment à Descartes, qui en faisait

même un argument discriminatoire pour distinguer l'homme de l'animal.). Au contraire le

langage devient l'expression d'u certain mode social, d'une certaine organisation de l'activité

humaine, d'où l'annonce d'une critique des mots, qui opèrent une réduction de la diversité et de

la subtilité du réel. Mais dés lors se pose une question, qui sera d'ailleurs récurrente tout au

long du 20ème siècle avec des philosophes comme Heidegger et Derrida: comment sortir de

l'emprise exercée par le langage?

Il ne vous reste plus, une fois que vous avez fait ce travail, qu'à rédiger votre commentaire. Un

jeu d'enfant…. Pour des esprits aussi brillants que vous ; ce que je veux que vous reteniez,

c’est donc que le travail au brouillon est essentiel en ce qui concerne le commentaire, et que la

rédaction de doit vous prendre qu’un tiers de votre temps de travail.