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© L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés. L’Encéphale (2009) Supplément 5, S140–S141 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Éditorial Bipolarité et Psychose : continuum ou discontinuité ? H. Lôo Membre de l’Académie Nationale de Médecine. SHU – Hôpital Sainte-Anne, 7, rue Cabanis – 75014 Paris. Le thème « Bipolarité et Psychose » est vaste, complexe, difcile et interroge tant au niveau théorique que prati- que. Il est sans doute périlleux de prétendre l’approcher, l’analyser et l’éclairer. Mais le Comité Scientique formé par Bruno Millet et Pierre-Michel Llorca a souhaité répon- dre à la suggestion de BMS et de Otsuka en ayant la sagesse de s’entourer d’orateurs savants et compétents. Bipolarité et psychose entretiennent des liens solides, d’intimes connivences dont les caractéristiques n’apparais- sent pas toujours limpides. Les deux concepts peuvent même apparaître antinomiques. Jean Delay avait judicieu- sement opposé les hyperthymies dépressives ou maniaques aux hypothymies caractéristiques des psychoses schizo- phréniques et Sven Follin martelait que le trouble maniaco- dépressif était une psychose. Alors peut-on envisager deux catégories de psychoses ? Les psychoses hyperthymiques illustrées par la maniaco-dépression qui dévoilerait cepen- dant des décits dans les espaces intercritiques et des défaillances plus profondes aux rivages de la vésanie, et les psychoses hypothymiques illustrées par les affaiblissements schizophréniques susceptibles de subir des acmés hyper- thymiques, dépressives, maniaques ou anxieuses. Cette approche caricaturale voudrait seulement justi- er l’indispensable prudence dans l’identication des af- nités indiscutables mais instables, inconstantes et de nature incertaine qui unissent bipolarité et psychose. L’étude des dimensions cliniques objective des similitu- des et des distinctions, dans les antécédents, les caractéris- tiques et le génie évolutif des deux champs pathologiques. Les états psychotiques aigus, bouffées délirantes des auteurs français, rendent bien compte de l’enchevêtre- ment des signes thymiques et des signes psychotiques, déli- rants et dissociatifs, pendant la période aiguë. La prévalence thymique ou psychotique durant l’épisode aigu n’est pas un indicateur solide d’une possible échéance vers la maniaco- dépression ou vers la schizophrénie. Le concept de schizophrénie affective a subi bien des vicissitudes selon les classications et selon les époques. Les schizophrénies affectives, dites aussi dysthymiques, aux plans épidémiologique, neurobiologique, cognitif et pronos- tique, semblent plus s’apparenter, pour certaines au trouble bipolaire, pour d’autres au trouble schizophrénique. Les études génétiques démontrent des parentés évidentes mais ne permettent pas leur rattachement à la schizophrénie ou aux troubles affectifs, sans autoriser pour autant de les pro- mouvoir en psychose indépendante ou spécique. La conscience du trouble ou insight, sans prétendre que les deux termes soient synonymes, éclaire peu les frontiè- res, les analogies ou les oppositions entre bipolarité et psy- chose. Une approche supercielle pourrait suggérer un meilleur insight dans le trouble bipolaire que dans les états psychotiques aigus ou dans la schizophrénie, mais les manies et les mélancolies délirantes font voler en éclat cette approximation, tout comme les progrès majeurs réa- lisés en ce domaine par la psycho-éducation chez le sujet schizophrène. Globalement les troubles cognitifs seraient moins pro- noncés dans le trouble bipolaire que dans la schizophrénie * Auteur correspondant. E-mail : [email protected], [email protected] L’auteur n’a pas signalé de conits d’intérêts.

Bipolarité et Psychose : continuum ou discontinuité ?

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© L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés.

L’Encéphale (2009) Supplément 5, S140–S141

Dispon ib le en l igne sur www.sc ienced i rect .com

journa l homepage: www.el sev ier .com/locate/encep

Éditorial

Bipolarité et Psychose : continuum ou discontinuité ?

H. Lôo

Membre de l’Académie Nationale de Médecine.SHU – Hôpital Sainte-Anne, 7, rue Cabanis – 75014 Paris.

Le thème « Bipolarité et Psychose » est vaste, complexe, diffi cile et interroge tant au niveau théorique que prati-que. Il est sans doute périlleux de prétendre l’approcher, l’analyser et l’éclairer. Mais le Comité Scientifi que formé par Bruno Millet et Pierre-Michel Llorca a souhaité répon-dre à la suggestion de BMS et de Otsuka en ayant la sagesse de s’entourer d’orateurs savants et compétents.

Bipolarité et psychose entretiennent des liens solides, d’intimes connivences dont les caractéristiques n’apparais-sent pas toujours limpides. Les deux concepts peuvent même apparaître antinomiques. Jean Delay avait judicieu-sement opposé les hyperthymies dépressives ou maniaques aux hypothymies caractéristiques des psychoses schizo-phréniques et Sven Follin martelait que le trouble maniaco-dépressif était une psychose. Alors peut-on envisager deux catégories de psychoses ? Les psychoses hyperthymiques illustrées par la maniaco-dépression qui dévoilerait cepen-dant des défi cits dans les espaces intercritiques et des défaillances plus profondes aux rivages de la vésanie, et les psychoses hypothymiques illustrées par les affaiblissements schizophréniques susceptibles de subir des acmés hyper-thymiques, dépressives, maniaques ou anxieuses.

Cette approche caricaturale voudrait seulement justi-fi er l’indispensable prudence dans l’identifi cation des affi -nités indiscutables mais instables, inconstantes et de nature incertaine qui unissent bipolarité et psychose.

L’étude des dimensions cliniques objective des similitu-des et des distinctions, dans les antécédents, les caractéris-tiques et le génie évolutif des deux champs pathologiques.

Les états psychotiques aigus, bouffées délirantes des auteurs français, rendent bien compte de l’enchevêtre-ment des signes thymiques et des signes psychotiques, déli-rants et dissociatifs, pendant la période aiguë. La prévalence thymique ou psychotique durant l’épisode aigu n’est pas un indicateur solide d’une possible échéance vers la maniaco-dépression ou vers la schizophrénie.

Le concept de schizophrénie affective a subi bien des vicissitudes selon les classifi cations et selon les époques. Les schizophrénies affectives, dites aussi dysthymiques, aux plans épidémiologique, neurobiologique, cognitif et pronos-tique, semblent plus s’apparenter, pour certaines au trouble bipolaire, pour d’autres au trouble schizophrénique. Les études génétiques démontrent des parentés évidentes mais ne permettent pas leur rattachement à la schizophrénie ou aux troubles affectifs, sans autoriser pour autant de les pro-mouvoir en psychose indépendante ou spécifi que.

La conscience du trouble ou insight, sans prétendre que les deux termes soient synonymes, éclaire peu les frontiè-res, les analogies ou les oppositions entre bipolarité et psy-chose. Une approche superfi cielle pourrait suggérer un meilleur insight dans le trouble bipolaire que dans les états psychotiques aigus ou dans la schizophrénie, mais les manies et les mélancolies délirantes font voler en éclat cette approximation, tout comme les progrès majeurs réa-lisés en ce domaine par la psycho-éducation chez le sujet schizophrène.

Globalement les troubles cognitifs seraient moins pro-noncés dans le trouble bipolaire que dans la schizophrénie

* Auteur correspondant.E-mail : [email protected], [email protected]’auteur n’a pas signalé de confl its d’intérêts.

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que certains auteurs conseillent de revoir le diagnostic de schizophrénie devant une rémission de haute qualité. Mais l’aptitude des deux affections à récidiver tend à nouveau à les réunir.

La prise en charge devra nécessairement s’adapter aux particularités de chaque maladie mais plus encore de cha-que malade. Elle doit s’inspirer des informations issues de la clinique, des investigations biologiques et cognitives, de la génétique, tenir compte des aléas liés aux comorbidités, notamment addictives, et de la qualité de l’insight et de l’entourage avec l’objectif de maintenir le cap vers une meilleure qualité de vie et vers la réadaptation du sujet, qu’il soit bipolaire ou schizophrène.

La moisson féconde des connaissances, leur véritable explosion ne résoud pas la question fondamentale du conti-nuum ou de la discontinuité entre bipolarité et psychose : une fois encore la somme des certitudes décuple les incer-titudes.

Le Comité de Pilotage a relevé le défi d’approfondir ce chapitre de la psychiatrie en construisant un programme dont le découpage, les contours, les thèmes et les omis-sions peuvent être discutés mais la qualité des orateurs saura défendre et justifi er cette initiative.

mais au cours des épisodes dysthymiques psychotiques, maniaques ou mélancoliques, la chute des performances vient se calquer sur celle des schizophrénies. Si les données génétiques et cognitives apparentent trouble bipolaire et schizophrénie, elles ne peuvent affi rmer formellement l’identité des deux processus ou même leur continuum.

La neuro-imagerie avec ses stupéfi antes innovations technologiques vient renseigner sur les circuits et les struc-tures concernés dans les troubles affectifs et psychotiques. Elle objective des anomalies structurales de type atrophi-que dans les deux affections et focalise l’attention sur le système limbique, la région préfrontale et particulière-ment sur l’hippocampe dont le volume paraît diminué dans la dépression et la psychose. C’est un nouveau plaidoyer pour les relations évidentes mais aussi pour l’existence de certaines spécifi cités entre les deux types d’affection. À ce niveau, les avancées fascinantes de l’imagerie pourront-elles permettre un jour de détecter les sujets à risque de bipolarité ou de schizophrénie ?

La qualité des rémissions semble différente dans la schizophrénie et le trouble bipolaire, celle-ci pouvant atteindre des apparences de rémission complète, ce qui demeurerait l’exception dans la schizophrénie, à tel point