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Birmanie / Myanmar 2017 François Bruhat 1

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Birmanie / Myanmar 2017François Bruhat

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LIEN VERS LES PHOTOS ICI

Premières Heures à Yangon

Vers 21 heures, dans les venelles de la capitale, les piétons se sont fait capturer parl'obscurité, et dans les lumière intermittente des phares d'autos, chacun allonge sonombre comme une guimauve étirée le long du trottoir. L'éclairage urbain, quasimentinexistant, a plongé la vie nocturne, encore intense, dans le noir. Autour de braseros, assissur des chaises basses, on discute – bébés et jeunes enfants, dans les bras de leursparents, basculent dans le sommeil. Il fait un brin moins chaud, les ombrelles roulées sontposées contre murs et portes. Fin de journée à Yangon.

Je suis arrivé vers 12 heures et ai quitté l'avion dans une chaleur de buffle. China Air, sousprétexte de tarifs bon marché, nous a balancés, comme des sandales mal fixées à un sacà dos, d'aéroport en aéroport jusqu'à la capitale du Myanmar. A Chengdu, en Chine, àl'heure du Tigre, il a fallu renouveler la procédure d'enregistrement à la sortie de l'avion,avec bagages en soute et tout le toutim. Sachant que notre zinc, bloqué sur le tarmac,avait pris du retard, ne reste plus qu'à imaginer la pagaille devant les trois bureaux deckeck-in : qui qui va à Hong Kong, qui qui va à Katmandou, qui qui va à Yangon ? Lescontrôles de passeport, nombreux comme une famille filloniste, ne lubrifient en rien latransfert.A Kunming, on a carrément basculé dans l'absurdité : sortis de l'avion, il nous a fallu courirà travers l'aérogare, passer de nouveau douanes et check-points divers pour retourner àl'arrache... dans le même petit Airbus, qui n'avait pas bougé sa carlingue d'un poil. Maisbon, quelques minutes avant, nous avions survolé le Yunnan, au sud de la Chine, etadmiré, à l'occasion d'une trouée dans l'épais tapis de nuages qui vous aveugle comme lalumière reflétée sur du carrare, de somptueuses rizières en plateaux et leurs arabesquesmillénaires. Extraordinaire.A l'issue du troisième vol, nous nous sommes finalement posés à Yangon, notredestination. J'avais pris, dans mon petit hôtel du sud de la ville, l'option airport pick-up , etpour la première fois, j'ai bénéficié de cette attention vue dans tant de films: un papier àmon nom tendu en l'air à la sortie des douanes. V.IP. style (pour une chambre sans sallede bains, ni climatisation).J'ai passé mon après-midi a me balader dans le quartier, poussant jusqu'au centre. En cedébut de saison chaude, les femmes portent sur les joues le Thanaka, solution jauneappliquée le plus souvent sous forme de disque, qui, outre ses fonctions cosmétiques,protège du soleil. Les hommes, pour la plupart, portent un pagne noué aux hanches, lelonggy. Dans ce quartier des mécanos, on vend de la graisse de toutes les couleursprésentée comme des crèmes glacées dans des bacs de métal. Les échoppes de visseriesont chargées jusqu'à la gueule de pièces de toutes formes.Il y a autour de l'hôtel une grosse communauté musulmane, en particulier des Bangladais,dans laquelle les anciens laissent pousser une barbe fauve teinte au henné et les plusjeunes ont pour couvre-chef un petit calot de coton tissé blanc. Les Hindouistes, serties au

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f ron t du T i lak , l a marque rouge , por ten t aussi le d isque de Thanaka.Les Muslims portent également le longgy. Dans la rue, on frit, on fait bouillir, on découpe, on effile, ça cuisine de partout. Attroupésautour de petits stands, on achète le bétel, que des mains expertes roulent à toute vitesse.On est, ici comme en Inde, friand de cette feuille d'arbre (le bétel) enveloppant desmorceaux noix d'arec, du tabac, de la chaux et autres substances. Une consommationqu'attestent les dents rougies et les gencives décharnées – comme frottées au sang – deshabitants du coin.Pour terminer en beauté cette journée, j'ai mis le cap – conseillé par les adorables hôtes ethôtesses de l'établissement – vers le Night market situé plus au sud, le long de la rivièreYangon, qu'on ne voit pas ici, masquée par les piles de conteneurs du port entassés enmode Lego.Après une petite assiette de calamars en sauce, qui m'a rendu la langue aussi cloutée quele perfecto de Lemmy, je me suis reconstruit le palais sur les bases d'une salade delégumes effilés, sauce au miel et coriandre. Retour à pinces sur les grandes artères quis'étaient vidées d'un trait comme un siphon. C'est désormais dans les ruelles que la vie sepoursuit.Il est 23h. Au-dessus du comptoir d'accueil, face à moi, les bestioles volantes de tout poilfont crépiter les néons bleutés de la lampe anti-moustiques, le gardien de nuit glisselentement sur le comptoir en enfonçant sa tête au creux de ses bras... et les gros boulesdes deux éléphants de teck posées sur la tables basse me rappellent que je ferais mieuxd'aller compter les moutons là-haut, si je veux être en forme pour le lever du soleil sur laPagode Shwedagon. Départ à cinq heures. Yalla !

Tout concourt

Dieu soit loué ! Béni soit le Bouddha ! Allah est grand ! Ikéa ! J'en perds mon athéisme -allez vous faire un thé, ça va prendre un peu de temps.Assis au sol depuis plusieurs minutes, le dos contre une pagode, de ces chapellesouvertes au quatre vents et peuplées de Bouddhas en tous genres et de toutes matières,je regardais devant moi le sublime dôme doré de la Pagode Shwedagon glisser sonfuselage dans la nuit, sa pointe s'approchant de la lune nouvelle, lorsque je me suis ditqu'il y a des moments où tout concourt.Tout concourait, même si, sans bouger dans un temple - où tous les Bouddhas étaientrecouverts d'or, du même métal que le silence qui y régnait - et assis derrière les fidèles,dans cette ambiance de yogi, j'avais fait en sorte que personne ne remarque mespathétiques efforts, ahanant pour parvenir à m'asseoir à la birmane, le mollet gauchereplié le long de la cuisse, la jambe droite repliée vers le bassin, position qui favorise, auchoix, l'abaissement du dos pour la prière, ou son explosion.Je manquais de souplesse, mais tout concourait.A la tombée de la nuit, donc, la chaleur avait baissé, et j'observais les corps apaiséscontinuant leur ballet autour du dôme, dans le sens des aiguilles d'une montre, mais,soudain, au ralenti. Une bise s'était levée et faisait tinter les clochettes pendues auxsommets des stupas. A ce moment précis, la légère tintinnabulation s'était mêlée aux

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conversations et prières des fidèles.C 'était magnifique, j'étais tellement bien !Une heure plus tard, quittant ma table du Night market après une poêlée de légumes fritsau wok, j'étais prêt à m'autoflageller – je ne pouvais m'en prendre qu'à moi, c'était de mafaute. Quel idiot d'avoir décidé de voyager en solo : je ne pouvais accuser personned'autre pour la perte de mon appareil photo.Fuck.Après les quinze ou vingt kilomètres parcourus chaussées de mes bonnes vieilles birk,j'avais en partant du Shwedagon hélé un taxi, qui m'avait mené au marché de nuit. Et étaisreparti sans mon petit Canon. Oublié. Par moi. Dans le tacot ! Quel con !Mais, bien m'en avait pris, j'avais changé d'avis en cours de route ! Dans un premiertemps, en fait, j'avais indiqué au chauffeur mon hôtel, le Mother Land Inn (qu'il neconnaissait pas... Aouch !), avant, l'appétit aiguisé, de lui demander de bifurquer vers cettecantine à ciel ouvert où familles, jeunes couples et potes en goguette viennent dîner à lafraîche.Sur le chemin du retour vers l'hôtel, sous le coup de la colère, je m'arrête au DAB (enanglais on dit « eï-ti-ème »), en mode « tirer deux cents balles, tu y arriveras, abruti ? »(oui, je suis à la fois loquace et vulgaire avec moi-même). En claquant la porte du distri,donc, je me nique l'auriculaire, qui se met à pisser le sang. Je me dépêche d'arriver àl'hôtel. Tout con court.Arrivé au Mother Land Inn, je suis accueilli par des employés limite moqueurs. « We havea camera for you, the taxi driver give it for you ».Gave, crétin (ça, c'est pour la mauvaise foi) !La journée avait pourtant bien démarré. Levé (bien) trop tard pour assister au lever dusoleil*, je m'étais dirigé vers la Gare. En chemin, sur le pont qui enjambe les voies, j'avaisobservé un cimetière de métal : bogies, wagons et voitures jetés pêle-mêle sur des railsrouillés, à perte de vue vers l'Est. Je prenais mon temps, penché sur la balustrade, monpetit Canon dans les mains, lorsqu'un de ces trains s'ébranla, petit soubresaut dans cetensemble sans vie. Je me rappelai la sensation du film de Dreyer, « Ordet », dans lequelle personnage de l'idiot ressuscite, se levant de son cercueil pour reprendre place parmiles hommes. Un train, donc, pouvait renaître.Je me rendais à la Central Station pour faire la boucle du Circular Train : dans un train àquatre voitures époque fin Mathusalem, début Hérode, trois heures de rêve, assis à laportière d'accès grand ouverte, à travers champs, à travers les villages qui constituent labanlieue nord de l'ex-capitale. Trente kilomètres à l'heure pour mater. Pour humer. Pourengager des conversations foireuses qui se terminent en éclat de rire. Pour prendre desphotos.Que grâce à l'honnêteté de Sun-Yi, je peux voir. Et partager.Trois stations avant la fin, hop ! Je descends pour finir la boucle à pied - cinq, sixkilomètres dans les townships. J'assiste à une étrange partie de billard, sur une tableposée au sol dont le plateau est verni comme un candidat du centre et les coins munis depetits filets comme les billards américains : les quatre joueurs doivent pousser un pionblanc d'une pichenette pour mettre au fond un des autres pions, numérotés. Seul le joueurqui tire connaît le numéro du pion qu'il doit mettre dans le trou. Malin, non ?

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Sur tout le chemin, alors que le soleil commence à décliner, on me mate comme E.T. Eton me hèle comme un taxi dans le Sahara. Marrant.La suite, vous la connaissez.Et l'auriculaire va bien.Tout concourt.* Cette esquive est pour toi, Sylvain, le fondateur du mouvement de rébellion contre lesplans à la con où il faut se lever à pas d'heure pour profiter d'un lever de merde et il faitsouvent froid, en plus.

Deux + deux

Quatre jours, deux plus deux – une centaine d'heures pour se construire une certitude : laBirmanie est un pays merveilleux. Ca fait juste un peu plus de quatre jours que je suis ici,et j'en ai déjà eu tant dans les mirettes, le gosier, les feuilles... Du reste, l'autreconstruction en cours, c'est celle du pays. La ville de Kalaw, où je me trouve, est un vraichantier. Dans dix ans, que sera devenue cette riante bourgade d'altitude, où la fraîcheurde l'air fait un bien fou ? On t'y monte de l'hôtel, on t'y érige de la résidence, on t'y fabriquedu condominium de luxe... A voir.

En plus d'une villégiature tempérée, la ville est également le point de départ d'un trekrelativement réputé chez les routards, relier le lac Inle, plus à l'est, en parcourant soixantekilomètres à travers champs et montagnes. A cette période de l'année, c'est entre autresle gingembre et les légumes verts qui sollicitent l'activité des paysans du coin, que nouscroiserons en chemin.Légumes verts, gingembre, ce ne sont que quelques uns des produits que l'on pouvaittrouver ce matin sur le Special market, qui ne se tient que tous les cinq jours et attire lesmaraîchers de toute la région. On apprécie tous, pour ceux qui ont eu la joie d'y goûter,les marchés tropicaux. Mais celui de Kalaw (prononcer « calot ») a un petit quelque chosequi le distingue. Immense, il ne rassemble que de tous petits étals, le plus souvent jetésau sol par les agriculteurs pour disposer la production de la famille. L'un a posé un tas depiments rouges qu'il débite également en poudre, de trois calibrages différents. L'autre aarrangé des tas de plantes aromatiques que l'on ne trouve pas sous nos cieux, qu'ellearrose régulièrement pour les maintenir au frais. Une autre encore présente des fleurs enbouquets posés au sol. De manière très sûre, je lui demande de quelle manière on lescuisine, ou du moins avec quoi (petit cri de cochon de derrière les fagots, parmi d'autres) –d'un air surpris, elle me fait comprendre que non non, c'est juste pour offrir, pour décorer,quoi.Par ailleurs, pour la première fois, je croise en nombre des membres d'ethnies autres quel'ethnie birmane (« bamar », en fait) qui se distinguent les unes des autres par leur tenue.Et il y a les trognes.D'aucunes ont le visage buriné, presque noir, et portent d'admirables turbans bleus, vertsou rouges. D'autres portent en bandoulière des sacoches de coton tressé rayées, souventrouges, qui ne sont pas sans rappeler l'artisanat guatémaltèque qu'on trouve sur lemarché dominical de Chichicastenango. D'autres encore se tartinent tant le visage de

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Thanaka qu'ils ont l'air de blancs becs. Par bonheur, tous sont prêts à échanger un mot.Toutes, tous ont cette petite excroissance au bas de la joue : c'est le bétel. Ici aussi,encore plus qu'à Yangon d'ailleurs, on a les gencives décharnées et les dents commefrottées au sang.Il me faudra en tout trois heures pour parcourir le marché, ne faisant l'emplette que dedeux petites tomates, que d'ailleurs la marchande m'offre, d'un mouvement de la main,probablement épuisée à l'idée de peser ces riens du tout.Faux ! J'ai réussi à acquérir, contre monnaie sonnante et trébuchante, une mangue verteeffilée, parsemée de piment et vendue en petit sachet avec un pic, qui vous allumegentiment le gosier. Que vérité soit faite : une mangue verte effilée, c'est rien qu'unimposteur qui veut se faire passer pour un avocat. Position indéfendable !J'espère que la mienne, de position, le sera moins pour les trois jours à venir, sur lessentiers menant au lac. Trois jours à gambader dans la campagne birmane sans autresouci que le kif.Yalla !

Traversé

Conseil d'ami : n'allez pas en Birmanie. Vous risqueriez d'être en surcharge de kif et vousexposeriez à un excédent de bagages de retour en France.

Passez votre chemin.C'est d'ailleurs par le chemin, comme souvent, que le parcours a opéré sa mutation – dutourisme au voyage. Sur le trail qui mène de Kalaw au Lac Inle, on se rend bien vitecompte que l'on ne traverse pas la Birmanie, mais que c'est l'inverse qui se produit.Lorsque tous les sens sont convoqués et que vous n'êtes plus qu'une sensation, lorsquepeu importe où on va, qu'il suffit d'être là.Nous sommes partis à cinq, de bon matin, avec pour guide la jeune Nanka, qui travaillepour le compte de l'agence Uncle Sam (si si). Sous un soleil de buffle, vous baladez votrebesace dans des vallées portant les dos de chameaux de collines vertes que la lumièreassèche à l'oeil. Au détour d'un col, un de ces dos de chameaux, plus nu qu'un autre, setrouve coiffé d'une bâtisse à laquelle mène un chemin de terre qui monte en ruban brun,piqué d'une poignées d'arbres. Ce ne sont pas des cyprès, mais pas loin – bigre, on secroirait en Toscane ! Ghirlandaio, sors de cette rizière !Les rizières, d'ailleurs, sont des parchemins : la saison est finie depuis longtemps. Lesterrasses, arrondies comme des pieds d'éléphants ou tout en longueur, voire en cirquegrec, se craquellent gentiment en attendant que le ciel se vide à la saison des pluies, dansquelques semaines.Mais pour autant, les paysans Pa-O, une des nombreuses ethnies nationales, ne sont pasau repos. Penchés comme le cou d'un cheval, le turban sur la crâne, ils binent, sèment,taillent, récoltent les cultures vivrières que la région produit en plus du riz. Le gingembreou la pomme de terre, qu'on a glissés sous l'ocre de la terre, la citrouille, les haricots verts,la salade... La papaye et la banane, elles, font plier l'armature sans demander leur reste.

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Au fil de la journée, le museau est sollicité par la coriandre, aux feuilles larges comme dupersil et par les effluves et la fumée du brûlis qu'on a allumé çà et là pour tonifier la terre.Le ravissement est entier lorsqu'à l'approche du soir, la lumière, devenue rasante, caresseles joues des enfants venus accueillir leurs parents de retour des champs, la bêche sur ledos et le pas lent. Un Gaulois, le short légèrement déchiré au niveau de la fesse droite,court partout, excité comme un gamin, baragouinant ses quatre mots de birman et faisantcliqueter son Canon. Surmonté d'un stupa doré de frais comme les doigts d'une Saoudienne en goguette surles grands boulevards, le village se présente au détour d'une longue passerelle quienjambe les champs. Toutes les maisons sont en forme de rectangle. Les plus riches ontla leur en brique ou en ciment pour le rez de chaussée, en teck pour l'étage supérieur. Lesautres n'ont pour pénates qu'un tissage de lames de bambou.Apa-Thun nous logera dans la grande pièce toute en bois sombre de son premier étage,espace que sa fille a aménagé pour l'occasion de cinq nattes posées au sol, les unescontre les autres, un coussin et des couvertures multicolores posés aux extrémités. Lesvolumes, l'atmosphère ne sont pas sans rappeler les tongkonan des Torajas, où meschers compagnons de voyage et moi dormîmes naguère en Indonésie, où Célestin fit de sibelles photos.Dans la pièce, deux volets donnent sur le chemin qui fait office de voie principale et l'accèsse fait depuis une terrasse, de teck également, où des chaises permettent de profiter desderniers faisceaux de lumières filtrés par la ramure qui gratouille la bâtisse.Parfait.La nuit, ponctuée des crises d'effarement d'un coq déboussolé et des hurlements declébards effrayés par la lune, est animée. La vie nocturne du village entre dans la maisonpar tous les interstices des lames du plancher et de la cloison. Il fait presque froid : lescouvertures n''étaient pas disposées pour la décoration. Nous sommes dans un bateauque l'obscurité fait gîter à son gré.Le deuxième jour de la rando, nous franchirons une vingtaine de kilomètres. Plus deterrasses mais des couloirs de culture vivrière. Les turbans rouges des paysans semblentposés sur les buissons. Dur métier qui fait de votre dos une équerre !Le parcours se termine au pied d'un col que nous empruntons à ce moment où, comme laveille, la lumière s'adoucit et autorise enfin le décillement de l'oeil. Le chemin menant aucol, de sable fin et profond, est emprunté par les chariots à boeux qui ramassent lesvillageois Pa-O comme un autocar au ralenti pour les mener à leur logis. C'est au tour deGrand-mère Sini de nous abriter pour la nuit, dans sa baraque pleine de charme.Avant que la nuit ne s'empare du village, un Gaulois, dont la déchirure du short au niveaude la fesse droite a gagné quelques centimètres, part traîner ses sabots dans la cité Pa-O.Dans la cour du monastère, qui fait office de cœur de la bourgade, un foot de tous lesdiables agite deux équipes de novices bouddhistes chaussés de tongs. Comment font-ilspour reconnaître leurs partenaires, tous ont la même chasuble aubergine. Ah non ! C'estmanches longues contre pas de manche. Ca jacte, ça piaille, ça marque aussi ! Le ballonsoulève une poussière que les courses des garçons empêchent de retomber.

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Plus loin, dans la bambouseraie, un atelier de vannerie, où l'on confectionne despaniers de transport de produits agricoles - que les femmes porteront appuyés contre leurdos, munis d'une sangle qui leur barrera le front à travers la fine couche de coton duturban – bat son plein. Un couteau à la main, un paysan débite grossièrement la tige enbandes plus ou moins épaisses avant qu'un autre ne les transforme en lames longues etfines. Un troisième récupère les lames et les tisse, deux par deux, depuis le cul du panierjusqu'à la gueule, en alternant lames claires et vertes, pour « faire joli » me dira Nanka lelendemain.Un peu plus loin encore, à l'extérieur du village, des oiseaux de toutes sortes tiennentconférence avec un désordre qui aurait sans doute déplu à Olivier Messiaen. La lipine deGermanie fait résonner ce râle si caractéristique. Le juluc rouge claquebule à qui mieuxmieux. Dans les cimes, le fillonneau, hautain et sourcilleux, peine à se faire entendre. Ausol, un petit moimon semble blessé. Il a bien valsé, le pauvre ! A proximité encore, unebréquessite royale semble apprécier la partition, mais elle ne joue pas la carte de laconcorde. Elle s'éloigne. Quel vacarme !*Nanka nous invite à boire un thé vert chez ses parents. Assis au sol en position du yoga,un vieillard nous observe - il va parler.

Quand la lumière s'est tue, quand s'enfonce le soir,le papa de Nanka nous raconte l'histoire

D'un seigneur tombé droit des cieux, bam ! dans l'espoirde trouver une épouse, hélas c'est illusoire.

Or, un dragon, sensible à la mésaventure,prend la forme d'une femme, rendant la quête plus sûre...

Par un détail troublant, que je n'ai pas compris,Cette demoiselle n'est autre que sa sœur à lui.

Aïe ! Une alliance impossible - à moins que le secretd'Isis et d'Osiris, soit scellé, enterré.

Il deviendra la père de la nation birmane.Le papa de Nanka, à la voix de Chaman

vient de tracer dans l'air, le récit qui prend viedans l'oreille du Gaulois, assis en face de lui

Et quand le jour se lève, flottent les mots du barde -il a fermé ses lèvres : c'est la lumière qui parle.

Le troisième jour, il ne nous reste que quinze kilomètres à couvrir pour rejoindrel'embarcation qui nous fera traverser le lac Inle pour rejoindre Niaung Shwe, où j'ai réservéune natte.Nous descendons en pente douce une géographie abandonnée des paysans, deshumains de manière générale. Trop sec, trop broussailleux - la végétation elle-même estdécouragée. C'est aux abords du lac que se développe la vie, pas ici. Tout autour denous, le sable est rouge, fin comme de la poudre de rubis. On se croirait en plein bushaustralien.

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En contrebas, une embarcation tout en longueur nous attend, nous prenons place sur leschaises disposées en file indienne sur le pont étroit. La rivière qui mène au lac a le mêmerouge que le chemin qui permettait de parvenir à elle. L'eau semble sèche.Parvenus au lac après quelques tours d'hélice, on peut observer une eau désormaistransparente, dans laquelle poussent des algues que l'on récolte, logées en tas à l'avant età l'arrière des barques, pour assurer les fondations de l'agriculture flottante qui fait ici vivrede nombreux habitants. Le lac est parcouru en tous sens de périssoires qui pétaradent detous les diables et de dugouts (pirogues faites d'une seule pièce de bois) silencieux mis enmouvement par de curieux pêcheurs-marionettes. On arrive à destination.Pour ma part, je serais bien reparti dans les montagnes illico. Trop beau.Mais mon short est désormais traversé de cette déchirure – comme dit Felicity, avec quij'ai fait la randonnée, on dirait que j'ai deux shorts.* Spéciale dédicace à ceux qui ont eu le courage de regarder le débat pour lesprésidentielles.

La fontaine, le lac et le puzzle

Suspendue à une cordelette, le bec orienté vers le bas, une théière en terre cuite verse encontinu l'eau conduite par un tuyau noir planté à sa base dans une vasque de béton deforme circulaire. Dans cette courette plantée d'agaves, de ficus, de bambous, on entend lechuchotement de la fontaine. Ambiance de pays arabe, à un détail près : la litanie des voixde moines bouddhistes, scotchés au mike comme des rappeurs dans une battle, nousparvient sans discontinuer depuis mon arrivée à Niaung Shwe.

Vingt-quatre heure sur vingt-quatre, dans le monastère situé face à l'hôtel, ils se relaienttoutes les trente minutes pour un mantra qui ne prendra fin qu'à l'occasion du waterfestival, la fête calendaire dont tous parlent ici et qui signale la nouvelle année. On nouspromet un événement de taille : arrosage de rue, jeux et cris, joie - hâte de voir ça.

Pour ma part, je quitte ce matin les abords du lac Inle pour rejoindre la mythique Baganaux deux mille temples. Après le fabuleux trek qui m'a mené ici, je me suis glissé dans leschaussons du tourisme international. Virées sur le lac, balades dans les marchés, grilladesde poisson à l'abri sous l'auvent des étoiles...

Comme Chapultepec est le poumon de Mexico City, comme la Tamise est la nature deLondres, le lac Inle est le réservoir d'une grande partie de la Birmanie, à l'instar du lacTonle Sap pour le Cambodge. On y circule, on y pêche, on y cultive, on y boit, on s'y lave– la vie est gouvernée par le lac.

Certains pêcheurs ont développé une technique à la rame qui a tout du spectacle : deboutsur la poupe de leur dugout, ils entortillent une jambe autour d'un aviron plongé dans l'eaupuis baissent et remontent la jambe dans un mouvement circulaire. Un instant, le piedprend appui sur la lèvre de la coque, puis le mouvement reprend. C'est la main, poséehaut sur le manche, qui maintient l'axe de rotation.

A l'occasion de cette virée, accompagné des adorables Romain et Margarita – qui sont àpeine à mi-chemin d'un Grand Tour, comme on disait dans l'Angleterre georgienne – nous

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avons posé le pied sur les lames de parquet douces comme des joues d'enfant dumonastère sur pilotis, deux fois centenaire, de Nga Phe Kyang. Soixante-dix Bouddhas,assis sur des trônes dorés, vous y observent sans broncher. Qu'auraient-ils à dire sur cedéfilé de bipèdes roses aux taches aspirine de crème solaire leur léopardant le corps, uneprothèse équipée d'un troisième œil à la main ? Sur ces corps plus ou moins couverts detatouages, aujourd'hui le sésame de la routardise (le rebelle, désormais, c'est celui quin'en porte pas) ?

Qui c'est, le spectacle, les petites statues sans mouvement ou celles qui bougent ?

Plus intéressant, moins couru, nous avons poussé jusqu'à la pagode d'In Dein, dissimuléedans les recoins d'un lacis de cours d'eau. Pour y parvenir, vous laissez glisser votrepérissoire parmi les terres fertiles qui bordent le lac. Cà et là, un enfant plonge en riantdepuis une jetée de fortune. Pour maîtriser le niveau du lac, situé en aval, on a installé desdigues légères de tiges de bambous fixées de part et d'autre du cours depuis la rive versle centre, ne laissant qu'un passage pour la circulation des embarcations. De surcroît, cesystème permet de saisir tout objet flottant qui pourrait s'avérer dangereux.

A In Dein, d'antiques stupas, par dizaines, sont laissés à l'abandon, colonisés par unenature qui reprend ses droits et ratisse à sa guise. Comme dans certaines templesd'Angkor, au Cambodge, la pierre façonnée par l'homme est dévorée par de largesaraignées végétales qui trouent la maçonnerie plus sûrement qu'une foreuse. Leséléphants en ronde-bosse, initialement voués à l'éternité, ont été plaqués au sol par leTemps, ce deuxième-ligne dans pitié. Les hauts-reliefs de Bouddhas dansants ont étéventilés, dispersés façon puzzle. Un puzzle que l'on pourrait reconstituer d'une simplecollecte, tant les pièces jonchées sont nombreuses. Ici, une feuille d'acanthe, là unepaume de main – un trésor gît.

Un klaxon ! Je pars pour Bagan.

Au voleur !

Observons son comportement avant d'appeler la Tourist Police, scrutons ses faits etgestes : il se faufile, se tapit un moment dans l'ombre... Il longe le temple, regarde à droiteà gauche, puis se planque sous un arbre à nouveau. Sûrement un pillard avec l'intentionde mettre la main sur une statuette pour la revendre à un antiquaire sans scrupules.Saligaud, va ! Attendons encore un chouïa, suivons-le. Il pénètre dans le temple... y passequelques minutes, fait glisser sa main le long du Bouddha couché, mais ne se saisit derien. A la sortie, il reprend son manège, tourne la tête en tous sens, se tapit dans l'ombreet sautille comme le fait un malfrat de dessin animé. Il ne semble sourire que lorsqu'il n'estpas en pleine lumière...

Ce cirque, c'est la visite des monuments de Bagan lorsqu'il fait une température de bufflepris de fièvre, que le soleil cogne comme sur un ring : déchaussé – ainsi le veut la traditiondes visites de lieux sacrés bouddhistes – le pied nu se pose sur une brique chauffée à

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blanc. Vous avez la plante là où on pourrait faire cuire un œuf. Bref, vous avez le panardsur la lèche-frite, ça brûle.Bagan, c'est donc un enchantement avec une pincée de torture moyenâgeuse. Ou pluscontemporaine, pour les levers et couchers de soleil. Le matin par exemple : arrivé à cinqheures, après avoir gravi les marches qui mènent au sommet des temples - ceux dont lesétages supérieurs sont accessibles - vous prenez place. Le temps se dilue alors que leciel se poudre de safran, avant que n'apparaisse la goutte du soleil, libérant l'oeil grâce àson sérum, pour la vision des centaines de stupas et temples qui émergent de la nuit,coiffés d'un filet de brume. Libérant l'oreille aussi, qui a tout le loisir de se nourrir de cetteinstruction venue du voisinage direct : «Disparar... Take a shot... ». Oui, puisque l'on peutdésormais déclencher sa Go Pro, son téléphone, son appareil photo à la voix, enespagnol, en anglais, ce serait dommage de ne pas en profiter dans ces moments desérénité. Ho, les gars, ce n'est pas parce que c'est possible que c'est obligatoire.Reste plus, donc, qu'à trouver LE(S) spot(s) ou il n'y aura personne. C'est chose faite. Hier soir, je me suis faufilé en skred au sommet d'un temple en toutespetites lettres sur la carte (il y en a tellement !). J'ai bien le temps de chercher, remarque, ilme reste encore deux jours ici – je suis en garnison. Je m'explique : puisque les autocarset trains ne fonctionnent pas durant le Water Festival, qui dure quatre jours, j'ai dû zapperune dernière destination pour ne pas me retrouver bloqué au fond du Myanmar avant quemon zinc ne replie son train d'atterrissage, le 16 avril.Du reste, dans cet immense espace tout entier voué au culte de Bouddha (plus dequarante kilomètres carrés), pas difficile de se retrouver isolé comme un Robinson.Comme à Venise, lorsque vous faites un pas de côté. Les chemins de sable sontprofonds, on glisse dessus dans le silence, et la majorité des temples sont vides. C'estmagique.Construits entre le neuvième et le treizième siècle, de toutes formes, ils affleurent au-dessus de la cime des arbres pour les plus imposants ou se tiennent bien sagement sousla ramure, pour les plus modestes. Le plan directeur ? Difficile à comprendre : temples,pagodes et stupas semblent avoir été dispersés d'un coup de dés. Il y a des monastèresaussi, où les armées de novices s'affairent autour de moines parfois débordés.L'alarme ! C'est l'heure du lever de soleil.

Quelques inutes d'Unité

Le site de Bagan est un haut lieu de pèlerinage pour les Bouddhistes, en particulier lesBirmans, une classe moyenne venue jusqu'ici pour rendre hommage au Bouddha. Serrésdans des pick-up trucks, ils enchaînent la visite des cinq ou six temples et pagodes lesplus prestigieux. A genoux devant les innombrables statues et sculptures en tous genres,ils allongent le dos en tendant les mains vers l'avant, le plus souvent dans un geste dedévotion silencieuse. A l'occasion, ils psalmodient à voix basse. Un autre geste, du reste,est reproduit tout au long de la journée : celui de verser des kyats, la monnaie locale, dansdes troncs, ou bien directement sur les statues ou dans d'autres réceptacles. Ce sont desmontagnes de billets qui s'accumulent, reproductions en miniature de celles qui ceinturent

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le site, que l'on voit au loin. Une attention particulière est réservée aux nat, créatures quicomme dans « Le songe d'une nuit d'été », peuvent tour à tour vous protéger ou vousmalmener - de manière facétieuse ou franchement brutale. Venue du fond des âges, cettearmée de trente-sept créatures s'est agrégée au bouddhisme birman au point d'en devenirune composante.

Une association qui hélas n'a pas été rendue possible pour ce qui est des Rohingyas,population musulmane de l'état d'Arakan, à la frontière nord avec le Bangladesh, quisouffre de l'ostracisme, du racisme même de la population birmane, y-compris semble-t-illes autorités bouddhistes.Lorsque, donc, vous quittez les chemins balisés de cette poignée de temples et pagodes,il ne reste globalement plus que les étrangers pour se promener dans les autresmonuments. Assis derrière le guidon de leur e-bikes, ils sillonnent les principaux sentiersde Bagan. Arrivé dimanche, je me suis montré ferme sur ma décision de ne pas faire demême sur ces engins ridicules au look de manga japonais (mais de fabrication chinoise).Ce n'est pas parce que c'est possible que c'est obligatoire, hein les gars !Deux heures plus tard, j'avais les fesses posées sur le skaï de mon e-bike, loué après lapassation de contrat la plus rapide de l'histoire des loueurs : « Six thousand kyats, thankyou, just turn the ignition and... you go », m'a dit le responsable, une plantain entre lesoreilles et le regard rieur.J'étais le mec déter, quoi.Au demeurant, le génie de la visite de ce site, pour moi, reste que dès que vous parcourezles sentiers moins empruntés - « moins voyagés », comme l'autorise la langue anglaise -un monde s'ouvre à vous comme au Premier homme. Comme je l'avais déclaré dans monprécédent article, personne.Cette garnison à Bagan m'aura permis ce luxe de prendre le temps d'explorer vraiment.Mon lieu préféré ? Deux temples et un stupa côte à côte, ensemble de trois monumentscomme on peut en trouver au Registan de Samarcande ou à Boukhara, en Ouzbékistan.Seul, vous y êtes seul. Le premier temple abrite des peintures colorées, notamment dansl'encadrement du Bouddha assis dans le fond, sous une nuée de chauve-souris dont lesdéjections tapissent le sol. A sa droite, un stupa – ces contructions dépourvues d'accès,dans lesquelles on ne peut donc pas pénétrer. De l'autre côté du petit passage, un autretemple muni d'un escalier latéral bien dissimulé, que vous empruntez si l'essaim deguêpes sous lequel il faudra vous glisser ne vous effraie pas trop. Il fait nuit noire. Lesfeuillages de cocotiers, agités par la brise, claquent par intermittence contre le tronc.Assis sur la plateforme supérieure, à laquelle vous avez eu accès grâce à un petit escalierde type aztèque, vous prenez le temps de voir le ciel faire progressivement rougeoyer labande de brume posée en appui sur la canopée. La goutte du soleil s'extrait : pendantquelques minutes, après qu'elle s'est hissée au-dessus des brumes de chaleur et avant ladiffraction de sa lumière, elle donne à voir son parfait contour, sa limite précise avec ce quin'est pas elle. Cette forme contenue et ordonnée contraste avec les têtes échevelées descocotiers, le désordre des bruits de la jungle, mais surtout avec la disposition commehasardeuse des sanctuaires. Ramassée, elle flotte au-dessus de l'hubris des hommes,

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avant d'éclater telle une bulle de savon et de projeter lumière et chaleur sur les dosaccablés pour le restant de la journée, comme un coup de taser.Tiens, mon scooter Transformer est chargé à nouveau ! Balade !

L'hédoniste et le conducteur de pelle hydraulique

Les habitants de Minnathu, village du sud de Bagan, sont préoccupés : des travaux pourl'installation d'un tuyau souterrain qui reliera le puits à toutes leurs maisons sont en cours .L'arrivée de l'eau courante : une évolution cardinale pour leur quotidien. L'opération estfinancée par une ONG japonaise. Ce pas vers le confort est en train de se faire : un piedest lancé.

A cette fin, une pelleteuse flambant neuve a été diligentée sur place. Et à la manœuvre leconducteur de pelle hydraulique débute. Sous le toit de bambou du café du hameau, cesont donc une bonne vingtaine de paires d'yeux qui sont fixées sur lui. Après de vainestentatives, Il a réussi à jucher son engin sur le dos de la petite pelle, histoire de rehausserle véhicule. A présent, à l'aide de la pelle principale, il lisse la partie du terrain où a déjàété installé le tuyau. Sensibles aux enjeux que cette initiative agite comme un sésame, les villageois ont leregard braqué sur le conducteur d'engin. Les commentaires vont bon train. Tout le villageparle de ses manoeuvres, chacun a son mot à dire. Il fait chaud, mais c'est la pression dujugement qui provoque des suées chez notre ami. On lui apporte une bouteille d'eaufraîche, il balaie l'offre d'un geste de la main et se remet au travail comme un tovarish dela grande époque. Slava trudu !A présent, son terrassement terminé sur cette zone, il se risque à creuser en amont, versle puits. Or, le sol est un remblai de branches et de matières minérales. Pression,pression. Un chien qui passe par là se retourne vers les observateurs locaux, à présentchauffés à blanc comme des ultras de l'OM. En chien, il paraît leur glisser un message dutype « mais foutez-lui la paix, nom d'un os ! ». Nous quittons ce tableau pour continuernotre exploration.

***Avant-dernière journée à Bagan. Je suis désormais passé pro dans l'art de détecter lesspots de rêve. Mon nouveau spot favori ? Le temple Winido. A l'écart, un temple dont on alaissé, au treizième siècle, les clés des parois au Michel-Ange birman. Des peintures d'unefinesse rare – un créativité, une rigueur, une maîtrise stupéfiantes. Il y a là des figures duBouddha répétées comme à l'infini, prolifération que l'on voit souvent - et dont le pointculminant est pour moi Mogao, en Chine – mais d'autres figures retiennent mon attention.Dans le dos du Bouddha, au fond du temple, une fresque dans les rouge (couleur plusrare ici que le noir ou le blanc) expose des éléphants assis en ligne sur une bande defeuilles d'acanthe. A quelques pas de là, des chimères d'esprits combinent à un bustehumain un bassin de canard. Sur les parois de Winido, on danse, on rit, on fait carnaval...Ces fresques ont presque mille ans, on peut glisser un doigt léger dessus pour en suivreles courbes radieuses. En maints endroit, des épisodes de la vie du Bouddha (qui encompte tout de même 550) sur lesquelles on peut ressentir la joie, la bienveillance. Loin

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de notre église doloriste d'Europe ! Ici et là, des femmes tout droit sorties de toiles deGauguin comme dans « Vahine no te tiare ».Hédoniste, va !

Le tempo

Comme dans d'autres pays d'Asie, un système de ramassage à l'hôtel est inclus dans leprix d'un ticket de bus grande ligne. Dans le pick-up truck qui nous conduisait à la gareroutière, assis sur la plateforme arrière et bringuebalé sur la route pleine de nids de poule,dans le bruit des tôles battues par les secousses et le dos labouré par les barres deprotection latérales, je me suis dit que je venais d'entrer dans le tempo du voyage. Cetempo, je crois, tu l'atteins après les péages de l'initiation: ajustement intestinal, gestiondes premières contraintes logistiques, mémorisation des trois ou quatre mots qui font ladifférence, reprise des négociations pour à peu près tout... De surcroît, lorsqu'oncommence un voyage, on n'est qu'excitation, appréhension sans doute, curiosité. On selance, il n'est pas encore question de rythme, comme dans une randonnée. Une fois cesétapes franchies, une fois que les choses se sont mises en dé-place, tu commences àfaire corps avec le voyage. Tu n'es plus sur un objectif, tu es sur du quotidien. Tu passesdu vertical à l'horizontal. J'en suis là.

Ce qui n'empêche en rien les moments de joie, d'excitation intenses. J'ai été bien aidé parcette dernière journée à Bagan. Un petit concentré de mektoub pas piqué des hannetons.En mode petit scarabée.Lorsque tu atteindras les limites su site, côté sud-est, rends-toi au templeNandammanyan. Observe les sublimes peintures de ce sanctuaire de poche. En sortant,vois sur ta gauche un muret blanchi à la chaux fixant les limites d'un monastère situé ausous-sol de l'enceinte. Hésite, puis va t'en. Change d'avis et reviens sur tes pas.Descends la volée de marche menant à l'intérieur du monastère.Une fois en bas, Nu-Nue m'a souri avant de s'agiter les doigts devant la bouche – c'étaitune invitation à déjeuner. Avec mon look de pizzaïolo nécessiteux ! On m'a assis au solautour d'une table ronde à laquelle cette famille de pèlerins - venue de Mandalay, plus aunord - allait se sustenter avec moi. Du porc en sauce légèrement caramélisé d'unetendreté à faire pâlir tous les filets de bœuf, une assiette de petits concombres que l'onenveloppe d'une feuille de citronnelle, du bouillon de légumes, du poisson grillé, de lasoupe de nouilles... Aïe, et si c'était ton dernier repas, petit scarabée ? Ta Cène. (Ca va,installé dans mon bus de nuit, je viens de m'enfiler un mooncake chinois, je pète la forme)Nous avons passé notre après-midi à tchatcher dans cette interlangue de contrebandierqui caractérise les rencontres improbables... On a pris des photo, on a ri, on a parlé denos métiers, Chacun a fièrement montré des clichés de sa famille. Le kif, quoi. Poh Pohm'a montré les prises de vue d'une célébration bouddhiste, où à l'avant d'un char deparade en forme de navire, elle montrait le chemin, vêtue d'une robe rose et maquillée deblanc, à une armée de rameurs en ensemble doré.Après nos adieux, je filai vers l'ouest pour une dernière virée d'e-biker à travers labrousse. Reprends une part de fatum, petit scarabée. Bien, maître... Je tombai sur un

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temple isolé, dans lequel je dénichai un escalier de la taille d'une boîte à chaussures, quipermettait l'accès à une terrasse extraordinaire. Personne. Les autres touristess'entassaient sur le Bulethi alors (qu')on baignait dans une solitude prêtant aurecueillement.Située à l'ouest de Bagan, cette éminence donnait sur les montagnes dont on ne percevaitqu'une ligne de type électrocardiogramme, de l'autre côté de l'Irrawady, le fleuve lui-mêmedissimulé sous la brume de chaleur. Une heure de solitude dans ce lieu mystique. Enredescendant de la terrasse, je remarquai que l'étroit plafond de la cage d'escalier étaitconstitué d'une succession serrée de voûtes en arc-boutant, qui donnait à cettearchitecture des airs de carcasse de baleine. J'étais Jonas ! Malgré l'approche de l'horaire de mon hotel pick-up, dix-neuf heures devant le RoyalBagan, à l'autre bout du site, j'avais pris mon temps. Le temps de voir la goutte du soleildisparaître une dernière fois. Je serais nécessairement quelque part à l'heure du rendez-vous. Dans le tempo.

Les liens de l'eau d'ici

Un truc de dingue. Tenez, passez le museau par la fenêtre, ou partez faire un tour de votre pâté de maisons,pour voir le parc du quartier. Vu ? Maintenant, imaginez le même genre d'environnement,mais en cent mille fois plus grand et un million de fois plus peuplé. C'est Yangon, lepremier jour du Water Festival. La ville est transformée en terrain de jeu. Et ça va durerquatre jours.Petits, grands, jeunes, vieux, filles et garçons, tous participent. Pendant une centained'heures, on est tous des gamins fascinés par le fait de balancer de la flotte sur sonprochain, ou d'en prendre plein la figure. C'est ainsi que ça se passe, paraît-il, sur tout lecroissant des pays bouddhistes d'Asie du Sud-Est à l'occasion de la nouvelle annéecalendaire. Quel fun ! Les flics ? Il y en a, ils portent des bottes et prennent des photos,l'uniforme trempé. Certains se baladent une canette de Myanmar ou Andaman beer à lapogne. Il y a une bonne humeur, une liesse et un élan collectifs que je ne me rappelle que deuxfois avoir vécus en France : le 12 juillet 1998, après le victoire de l'équipe nationale à laCoupe du monde de football, et en amont dans le temps, le 10 mai 1981 au soir, après lesrésultats du scrutin portant François Mitterrand à la présidence de la République - etencore, nécessairement, l'élection avait divisé la France en deux. Ici, c'est tous les ans. Etça rassemble.Il faut bien reconnaître une dimension propitiatoire à ce qui est fondamentalement unrituel : à quelques semaines de la saison humide (qui ici commence généralement en maiou juin, dans une poignée de semaines), on invite le ciel à se montrer clément pour lesprochaines récoltes. A ouvrir les vannes, quoi.Globalement, journée hallucinante : par centaines, des pick-up trucks s'alignent en fileindienne sur les avenues pour passer devant des stands – financés soit par un resto, une

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boutique de téléphonie mobile ou un autre commerce, soit par une association de quartier– et on envoie du lourd. Je constate que c'est le plus souvent celui qui a le plus bu d'alcoolparmi les volontaires qui assure la circulation des pick-ups. En dansant et en agitant lesbras en tous sens, faisant couiner son sifflet comme à un meeting de profs d'EPS. Tousles cent mètres on s'agite autour d'une popote : ce sont les restos gratuits où desvolontaires préparent à manger pour tous les participants. Un peu partout, on offre auxpassants des bonbons chauds et mous parsemés à la noix de coco.Des trombes d'eau se déversent sur les passagers des plateformes arrières des Toyota,qui en retour puisent dans le tonneau arrimé derrière le conducteur pour lancer des verres,seaux, bouteilles découpées pleins de flotte.Dans les stands, on s'est organisé depuis plusieurs semaines pour l'installation desmultiples tuyaux d'arrosage, tenus par des volontaires de tous âges, ou des lances àincendie pour un jet plus puissant encore, plus lointain. Les plus coquins se sont procuréun équipement qui permet d'affiner le jet tout en lui donnant une pression maximale. C'estle jet filiforme qui vous lacère la peau et dépose des traînées rouges comme le ferait uneméduse. Il y a de surcroît, surprise, les différents types d'eau : à température ambiante, leplus souvent, ou bien une eau dans laquelle on a plongé de gros morceaux de glace afinde vous fouetter les sangs et vous raidir le dos aussi sûrement qu'une déchargeélectrique. Cette glace s'achète à des revendeurs, à tous les coins de rue, qui pourquelques kyats vous fracassent d'énormes blocs en forme de rectangle, à coups de barreà mine.Sous les stands, on s'agite pour alimenter le tout : des théories de générateurs, qu'il fautmaintenir en état de marche dans cette ambiance de feu, pulsent l'eau pour assurer ledébit nécessaire à cette folie. Des conduits de fortune couleur bleu ciel sont fixés et refixésen permanence par de petites équipes à genoux autour des machines, plombiers d'un jour– ou quatre, plutôt.Dans les stands plus modestes, comme celui que tiennent les employés du Mother LandInn, on puise l'eau dans un bac à l'aide d'un seau ou une coupelle. C'est moins industrielmais tout aussi joyeux.Pendant une bonne partie de l'après-midi, j'arpente les avenues armé de mon Canon etd'une banane de dessin animé. C'est formidable, mais ce serait carrément génial si... Jedemande à monter sur une plateforme de pick-up à deux, trois reprises, mais mademande est repoussée, pas possible. Aïe !Jusqu'à ce que Mio, Zin, Haimar et Ne-ne me fassent le signe libérateur de l'invitation.C'était parti : deux heures à croiser un peu partout dans Yangon, à hurler, vider des seauxet danser sur la plateforme pour la secouer au rythme de la techno, position à donf, desstands. L'éclate ! Ce soir, je n'ai plus de voix, mes billets et mon passeport sont à sécher sur leporte-seviettes de la piaule numéro huit de l'hôtel, et mon appareil photo ne s'ouvre plus -inutilisable. J'avais pourtant utilisé la bâche de protection de mon petit sac à dos et lasous-pochette plastique à l'intérieur de ma banane... Quand ça tombe, ça tombe, c'estdifficile à imaginer... Noé avait eu la présence d'esprit de construire son arche avant lapluie - je ne suis pas aussi prévoyant. Mon passeport sèche, ça devrait passer, même si

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l'encre des tampons a bavé et les deux pages consacrées à l'identité du porteur ont bienpâli. Dans les magasins d'ailleurs, les échanges se font dans un grand naturel : tu mepaies avec un billet trempé, je te rends la monnaie en billets trempés. Normal.Yangon est un tambour de machine à laver. Haimar a pris le téléphone de l'hôtel - si j'ai tout compris, ils passent me prendre demainpour remettre ça, pour la journée cette fois.Je laisse le passeport et l'appareil photo à l'hôtel, et on enchaîne.Idemo !

Air-trip

Dans mon article précédent, à propos du Festival de l'eau, je parlais d'un « truc dedingue ». C'était le premier jour. A l'heure qu'il est, assis à ma table de gastos tapissée deVenilia aux chevrons simili-parquet verts, devant une bouteille de Myanmar beer bienfraîche, je tente de mettre de l'ordre dans ce qui s'est passé cet après-midi. J'ai rien capté.Entendement dépassé, écoutilles brisées. Plus personne sur le pont. Remettre du charbondans les machines pour faire remonter l'info.

J'avais cru remarquer, hier en fin de journée, une fatigue généralisée chez les habitantsde Yangon, après deux jours à brailler, à courir, à danser, à recevoir et balancer despiscines pleines d'eau. Je sentais les corps relâchés sur les plateformes de pick-ups ouautour des stands de rue. Oh, je les voyais bien remettre de la glace dans les barils d'eau,de l'essence dans les réservoirs et du High Life (le whisky birman) ou de l'Andaman beerdans les organismes, mais j'avais la sensation qu'ils n'y étaient plus tout à fait. De surcroît,il s'était mis à pleuvoir, c'était la vidange là-haut, la température avait fraîchi et on voyaitles chemisettes collées à la peau trembloter de froid. Il faut dire que ça avait commencé fort. Mio et sa famille étaient passés me prendre à neufheures pétantes le matin même, et on avait rejoint le cortège de camionnettes capricantesdu centre de la ville. Ambiance de folie. Comme la veille. Le même manège tournant àcent à l'heure dans le terrain de jeu qu'était devenu la cité.A la nuit tombée, quelques heures plus tard, je les voyais frapper mollement leursbouteilles de plastique contre les carrosseries des véhicules. Des femmes en haillons, lespieds nus, ramassaient le plastique, le métal des cannettes et le verre des bouteilles deMyanmar beer, qu'elles jetaient dans un grand sac de riz posé sur leur dos plié en deux.Je me dis que le Festival de quatre jours touchait à sa fin dès les vêpres du second.Comme on se trompe !Aujourd'hui, en ce début d'après-midi du troisième jour, je suis parti me promener en modepépère. Les premiers signaux semblaient confirmer ce que j'avais imaginé : on n'osait àpeine m'arroser et le flot des pick-ups s'était quelque peu tari. J'allais faire une boucleavant de rentrer tranquillement à l'hôtel pour glandouiller. En passant par le Sikh Temple,où au son d'une Raja-tech, c'est coiffé du turban qu'on arrosait le passant, pour un besoinurgent. Je demande où se trouvent les toilettes, on m'indique d'aller à droite. Par habitudedes sites bouddhistes, je retire mes birk – on me signale que non, ici ce n'est pas la peine.Trop tard, je suis parti. Erreur fatale : je n'ai pas fait cinq mètres que je glisse sur le

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carrelage inondé et m'étale de tout mon long comme dans un Looney Tunes. Larchuma !Relève-toi, Petit scarabée, et fais comme si rien ne s'était passé. Maîtrise ta honte. Jereprends ma route.Dans les rues, donc, on semblait plus occupé à se sustenter qu'à faire la teuf. Pour mapart, je me suis offert un régal de yaourt fouetté à la fraise, histoire de dépenser mesderniers kyats. En fait, tous déjeunaient pour repartir de plus belle. En plein milieu d'après-midi, alors quej'étais sur le chemin du retour, j'ai basculé dans une dimension qui ne fait pas partie destrois que je maîtrise à peu près.A proximité d'un stand, une quinzaine de personnes, garçons et filles, jeunes et moinsjeunes, Bamars et Hindus, étaient en train d'installer la scène d'un concert. Matos ?Carton, bambou, plastique, métal et ciment.Au lead guitar, une jeune garçon dégingandé affublé d'un masque blanc et portantpantalon noir, baskets Nike blanches montantes et t-shirt. A la rythmique, un garçon pluspetit, presque trapu, portant un masque noir, un t-shirt camouflage et des tongs. Ils jouentsur un modèle dont le corps est en carton épais vaguement découpé en forme de Gibson,et le manche une étroite lame de bois foncé. Le chanteur, un brin plus âgé, porte unchapeau à bords étroits sur son crâne chauve et des lunettes de soleil, ainsi qu'unshort cargo sans âge. Son micro est un court bâton porté par une tige de bambou séparéeen deux et plantée dans une jante de métal remplie de ciment pour la stabilité. Un typeassis sur une chaise bébé se tient devant une plaque de métal rouge posée sur une tablebasse, qu'il utilisera alternativement comme piano ou percussion. Le batteur a un setcomposé de quatre poubelles en plastique renversées, les fûts, et une planche en hauteuravec deux couvercles aux extrémités, l'un en plastique également, l'autre en métal, lescymbales. Grand type chauve très charismatique au corps couvert de tatouages, il porteun t-shirt arborant un titre de chanson célèbre, que sa bedaine naissante ampute del'adjectif final – on peut donc lire :

DON'TWORRY,

BECe sera la profession de foi des deux heures à venir. Autant je considère habituellementque le verbe être ne supporte pas l'impératif, pas plus que le verbe s'inquiéter ne supportesa forme négative, autant cette imprécation me semble parfaitement épouser les deuxheures qui ont suivi.Une fois prêts, ils ont fait péter la sono. Aouch !J'assistai à un des plus grands concerts de rock que l'on puisse imaginer, sauvage, sexy àmort – le tout en air-style, juste du playback. En gros, en plus des watts des enceintes, onn'entend que le batteur et le percussionniste qui frappent comme des malades sur leurssets.Incroyable, ils sont déchaînés et furieux mais d'une jovialité toute en fraîcheur. Le leadguitar se tient penché vers l'avant et les spectateurs, comme un hauban, en ondulant.L'autre guitariste danse et frappe du pied au sol en jouant, faisant gicler les flaques. Le

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type assis devant sa table basse modifie des réglages invisibles en utilisant à présent saplaque de métal comme un double clavier. A la batterie, ça bastonne sévère. Derrière, la sono, dont les potards sont en position max, crache du rock birman quis'apparente au rock US des années 90, de Nirvana à Greenday en passant par GunsN'Roses. Les quinze personnes présentes sur la scène – il y a des air-roadies, desdanseuses, etc. - connaissent toutes les paroles par cœur, et avec la file interminablesdes pick-ups qui ralentissent, ce sont des centaines de chanteurs qui reprennent les tubesà l'unisson.Une communion comme on en voit pas bien souvent. Une puissance du collectif à laquelleje n'ai pas le souvenir d'avoir assisté. Sauvage et cool. Vraiment sauvage et très cool : onse sourit, on s'embrasse, on se serre la main, on se souhaite bonne année, tout engueulant et en se balançant des océans à la tronche. Par moments, la lance à incendie,dont le jet est modifié avec le pouce, fabrique une canopée liquide au-dessus de tout cemonde et la lumière du soleil scintille sur ce tissu mince et éphémère. Je suis esbaudi. Etje n'ai pas d'appareil photo...Un peu plus tard, les même mecs qui m'avaient apporté un verre de High Life, puis debière, m'ont alors fait basculer dans l'inconnu – ils m'ont pris par la main et m'ont mené àla table de métal rouge que le jeune air-percussionnist m'a volontiers laissé.Tu le vois, le Gaoulois qui s'éclate comme un ouf à donner des coups de bambou detoutes ses forces sur cette pauvre plaque de métal dont le rouge disparaît à la vitesse d'uncheval au galop ? C'est là que j'ai oublié le sens commun – alors que je faisais claquer lemétal bouillant, je hurlais en yaourt sur les paroles que tous entonnaient en choeur. Touten recevant des trombes d'eau sur le râble. Les passagers des pick-ups se bidonnaient,ça chantait, ça dansait, ça balançait de la flotte. J'étais Ringa Storr, l'autre batteur le pluschanceux du monde. On était ensemble. La transe.Ca déchirait.Après une dose massive de rocks endiablés et de balades sirupeuses, le DJ s'est mis àdiffuser de la techno, les air-instruments ont été rangés, et on s'est tous mis à danser aumilieu des camionnettes, arrosés en continu par un stand qui possèdait la puissance defeu d'un croiseur.Lorsque le jour essoufflé a fini sa course, je suis rentré à l'hôtel, le cœur chaviré et lesfringues trempées. En chemin, j'ai pris mon ticket pour un dernier rasage chez le barbier,qui dans la rue officie en extérieur. En attendant la tonte, j'ai taillé le bout de gras avecHari, un Indien dont l'ancêtre est arrivé en Birmanie avec les Brits au début du vingtièmesiècle. Il porte une moustache fine parfaitement taillée et dodeline de la tête comme lesfont les habitants du Sous-continent. A l'instar de beaucoup d'Indiens de Yangon, il parleanglais et m'a donc confié que l'éducation en Birmanie, pour lui c'est pas trop ça, doncqu'il sollicitait des scholarships pour ses enfants, sans succès pour l'instant, à l'étranger.En passant, il a ajouté que certaines tensions, notamment au nord-ouest du pays avec lesRohingyas, rendaient la situation préoccupante. Son voisin, un Bangladais musulman,semblait confirmer. L'information me faisait buguer. Non, décidément, je n'avais pas tout compris, ni à cet après-midi de fou, ni à ce pays.J'ai eu une idée : y revenir.

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