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Septième École d’été de l’ARCo Cours d'Éric Boëda Bonas, 10-21 juillet 2000 1 Les techniques des hommes de la préhistoire pour interroger le présent Éric BOËDA Préhistoire Université de Paris X Nanterre UMR CNRS Préhistoire et Technologie

Boeda, 2000 Les Techniques Des Hommes

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Les techniques des hommesde la préhistoire

pour interroger le présent

Éric BOËDA

PréhistoireUniversité de Paris X NanterreUMR CNRS Préhistoire et Technologie

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Que peut-on percevoir de la réalité technique ?

Mémoire oubliée, mémoire déformée

Les objets en pierre de la préhistoire nous paraissent à jamais dissociés de nous. De fait, si

nous parvenons à comprendre une partie de leur genèse et de leur(s) fonction(s) technique(s),

l'objet en tant qu'objet social nous reste inaccessible, incompréhensible. Il s'agit d'objets

désormais coupés des usages et de l'environnement technique où ils prenaient sens et valeur. Ils

ne s'intègrent plus à aucune mémoire vivante.

Est-ce suffisant cependant pour justifier leur oubli ? Ces objets sont-ils si différents de

notre quotidien que nous les ayons ainsi oubliés ? N'existe-t-il pas d'universaux fonctionnels

communs aux outils d'hier et à ceux d'aujourd'hui ?

Reflets des premiers temps de l'humanité, ces objets nous semblent d'essence différente.

Pourtant, un tranchant de 30° en silex ne partage-t-il pas la même finalité techno-fonctionnelle

qu'un tranchant de 30° en métal, en plastique ou en céramique ?

L'identité de caractères peut laisser supposer une capacité fonctionnelle identique (Leroi-

Gourhan A. 1965). Ainsi, il pourrait exister une filiation de la fonction à travers la nature de ce

que nous appelons : " le contact transformatif " ; c'est-à-dire, la partie de l'outil qui est au contact

de la matière à transformer (Lepot M. 1993). Toutefois, cette continuité ne signifie pas qu'il y ait

une filiation directe entre l'"objet burin " fabriqué au Paléolithique supérieur pour rainurer et la

lame à rainurer de la fraiseuse actuelle. Certes, il s'agit bien de la même fonction mais ce n'est pas

le même objet car ce n'est pas la même genèse1.

1 - Dans le cas du burin dièdre, chaque unité de contact transformatif que crée le recoupement des deux faces del'éclat par l'enlèvement burinant peut être utilisée de façon indépendante sans qu'il existe nécessairement un lien dansl'action entre chacune de ces parties. Ainsi, on peut utiliser les coupants latéraux pour racler. Avec la fraiseuse, enrevanche, seul le biseau da la lame est opérationnel (transformatif). Les éléments techniques qui constituent la

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Ces objets nous sont-ils plus difficiles à comprendre parce qu'ils appartiennent à la sphère

de la technique ? Un burin du Paléolithique moyen du Proche-Orient est-il plus difficile à

comprendre qu'une fresque de Lascaux ? Présente-t-il moins (ou plus) d'intérêt ? Le technique ou

le symbolique ? Le savoir-faire ou l'émotion (Malraux A. 1972) ? Ces questions renvoient au

statut que nous réservons, dans notre culture occidentale, à la technique. La considérons-nous

comme un élément déterminant ? Fait-elle partie de notre définition de la culture ? Ne dissocions-

nous pas l'objet de sa technique, pour n'en conserver qu'une émotion : la forme ? Ce serait oublier

la valeur du technique dans l'histoire de l'homme.

La technique est certainement un des premiers médiateurs entre l'homme et son milieu.

Elle est le reflet d'une représentation du monde vivant. Elle est le reflet d'émotions. Mais ce n'est

pas une réalité isolée. L'objet n'est que le moyen matériel de cette médiation. La technique, ou

plutôt la technicité2, serait un des facteurs de création, d'adaptation et de maintien de l'équilibre

entre l'homme et son milieu. Cet équilibre dépend du mode d'appréhension et de représentation

du monde vivant par chaque groupe humain. Pour évoluer la technique a besoin de l'homme, de

même qu'elle est un facteur déterminant de l'évolution de l'homme (Pigeot N. 1991). La

technique est donc un facteur d'évolution auquel il nous faut redonner sa juste valeur.

Mémoire refusée, mémoire interdite

Notre absence de mémoire tient aussi à ce que nous ne reconnaissons pas à ces objets la

même valeur qualitative qu'à un objet d'aujourd'hui. Ce problème est une des conséquences de la

mise en parallèle de l'évolution des objets de la préhistoire avec l'image qui prévaut de l'évolution

de l'Homme : bercée par un gradualisme phylétique, ponctuée de transitions, remplie de chaînons

manquants (Tassy P. 1991), l'évolution des objets au cours de la préhistoire a constamment été

fraiseuse forment une série convergente d'effets techniques finalisés. Chacun des éléments forme un tout qui trouvesa cohérence technique dans le fonctionnement de l'objet.2 - Nous appelons technicité le discours technique que l'homme de l'art a sur sa pratique.

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mise en parallèle avec celle des hominidés. Comme nous concevons l'homme, d'Homo habilis à

Homo sapiens modernensis , nous concevons l'objet, du plus ancien au plus récent, du plus simple

- voire simpliste - au plus sophistiqué. L'évolution des techniques est ainsi ponctuée de traits

d'union : le proto-biface annonçant le biface, le proto-Levallois annonçant le Levallois. Mais, nos

grands-parents roulèrent-ils dans des proto-voitures avant que nous conduisions (enfin !) de

vraies voitures ? Nos outils d'aujourd'hui sont-ils les proto-outils de ceux de demain ? Les

prototypes, quand ils existent, ne sont pas voués à une carrière fonctionnelle. Alors, pourquoi

existerait-il un proto-Levallois ? A moins de considérer que son auteur ait été, lui aussi, un proto-

humain !

Vestiges de l'humanité naissante, les industries lithiques de la préhistoire sont encore trop

souvent considérées comme dénuées de valeur informative réelle. Telles quelles, ce ne sont que

des pierres taillées, reflets des vagues capacités de réflexion de leurs auteurs et dépendantes de

celles-ci. Suivant cette corrélation cortex/silex, les règles de différenciation des objets sont

biologiques et non pas technologiques3.

Devons-nous alors revendiquer cette mémoire qui nous est a priori refusée ? Et, si oui,

comment ?

A la première question, nous répondrons simplement que l'homme s'inscrit dans une

histoire très longue. Certes, différents genres humains se sont succédés. Mais, pendant un temps,

ils furent aussi très souvent contemporains. Notre espèce, Homo sapiens sapiens, vécut plus de

40 000 ans au contact d'Homo sapiens neanderthalensis, partageant les mêmes lieux, produisant

les mêmes outils, inhumant tous deux leurs morts. Aujourd'hui, Homo sapiens sapiens, nous

sommes la seule espèce en présence. Cela fut certainement le cas pour Homo sapiens

neanderthalensis qui, en son temps, succéda à Homo erectus, qui lui-même... Sur le long

terme, ces successions entrecoupées de " cohabitations " nous montrent que l'homme actuel est le

3 - Ce point nous paraît particulièrement important. Car, en termes de mémoire collective, si nous considérons lecadre scolaire actuel, lieu d'acquisition privilégié de cette mémoire, nous retrouvons bon nombre de ces "poncifs",extrêmement dangereux par ailleurs, qui ne reposent sur aucun fait scientifiquement démontré. Apprentissage

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fruit d'une évolution moins gradualiste qu'on ne le dit (Hublin J.-J., Tillier A.-M. 1991 ; Stringer

C.-B. 1991). Nous devons reconquérir ce temps.

Croire que la réalité technique, telle que l'homme des temps anciens la percevait, nous est

accessible dans sa globalité serait illusoire. Pris individuellement, sans référent, comment donner

un sens à ces objets ? Quelle que soit sa complexité technique et alors que chaque objet retrouvé

témoigne de connaissances et de savoir-faire, il est souvent difficile de lui attribuer une autre

valeur que technique.

Pourtant, un objet technique ne représente pas seulement une réponse à une nécessité, à

une fonction d'usage, il peut aussi être chargé d'une fonction de signe (Deforge Y. 1985), soit de

sens esthétique ou symbolique qui peuvent rester à jamais indéchiffrables.

Une voie toute tracée

Chaque objet technique est un médiateur dans l'équilibre entre l'homme et son milieu.

Mais le milieu n'impose rien. Le milieu dans lequel évolue l'objet est sa condition d'existence et

non son pouvoir de création. Si l'objet outil existe c'est qu'il porte en lui les conditions de son

fonctionnement. Or, un objet existe toujours dans son intégralité et est inventé tel quel ; il ne peut

donc pas être perçu comme une succession de parties qui le constitueraient progressivement. Un

objet est la cause de sa condition de fonctionnement. Certes, il existe une causalité récurrente

entre l'objet et son milieu puisque l'objet n'est " viable " que si le problème technique qu'il

représente est résolu, c'est-à-dire s'il existe avec son milieu associé (Simondon G. 1958).

A notre avis, la médiation de l'objet technique dans l'équilibre entre l'homme et son milieu

ne peut donc pas être considérée comme relevant de l'adaptation de l'outil au milieu, ni même de

sa finalité fonctionnelle.

d'erreurs d'autant plus insidieux que l'enseignement de la préhistoire est considéré comme une matière secondaire, aumieux un divertissement, et non pas comme un sujet d'étude à part entière.

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A fortiori quand cette relation Homme/Environnement fait l'objet d'interprétations fondées

sur la croyance en un devenir. Comme si la technique tendait vers un état d'équilibre de plus en

plus stable, toujours à venir, comme s'il y avait une orientation supérieure, un progrès nécessaire

et inéluctable, une convergence de toutes les réflexions (Theilhard de Chardin P. 1955).

Mais un objet correspond à un état technique qui intègre sa propre cohérence technique et,

d'une certaine manière, son devenir, dans le sens de son potentiel évolutif. Chaque objet se traduit

par une forme, portée par une structure, elle-même composée d'autres éléments - des caractères

techniques - liés entre eux de sorte que la spécificité de leur agencement crée la forme requise.

De ce fait, la forme n'est qu'une des composantes de la structure. Si la forme peut être considérée

comme la manifestation extérieure de la structure, cela n'implique pas que la structure puisse être

réduite à la forme.

Sur le plan archéologique, si l'on considère trois objets : une lame, un éclat Levallois et

une pièce bifaciale, chacun d'entre eux représente un état technique stable. Doivent-ils

nécessairement être ordonnés (orientés) dans le temps ? Cela supposerait alors une finalité

" extérieure " dont l'un des exemples le plus souvent cité, notamment dans les livres scolaires, est

celui du rapport entre la quantité de fil coupant provenant d'un bloc et le volume de celui-ci qui

va s'accroissant au cours du temps et conduit à ordonner ces objets comme suit : biface, produit

Levallois, lame (Leroi-Gourhan A. 1964). Comme si chacun de ces objets était, en soi, une

finalité technique ! Nous retrouvons ici le problème de l'explication d'un objet par la projection,

du fait de l'observateur, de l'idée qu'il en a. Alors, les objets sont classés selon une idée

préconçue.

En termes de connaissances techniques, la production d'une lame n'est pas plus complexe

que celle d'une pièce bifaciale, et inversement. La chronologie archéologique confirme la

subjectivité de tels classements.

Les lames de Syrie

Six débitages laminaires différents sont actuellement reconnus en Syrie. Des plus vieux aux plus récents :

- le pré-Aurignacien du site de Yabroud (couche 15 et 13) (Rust A. 1950 ; Garrod D. 1970)

- l'Hummalien d'Hummal (Besançon J. et al. 1981 ; Boëda E. 1993 ; Hours F. 1982 ) ;

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- la couche 6 d'Hummal4 (Le Tensorer J.-M. 1996) ;

- les couches VIII 1a, V 2 b et PM 2e d'Umm el Tlel (fouilles Boëda E. 1994c, 1995b, résultats non publiés).

Chacun de ces modes de débitage laminaire est chronologiquement encadré par des industries totalement

différentes :

- le pré-Aurignacien apparaît en pleine séquence acheuléo-yabroudienne, caractérisée par la production de racloirs

de type Quina sur des éclats et des pièces bifaciales ;

- l'Hummalien fait suite à des couches yabroudiennes et précède les premiers niveaux moustériens ;

- l'industrie de la couche 6 d'Hummal est située au milieu de la séquence moustérienne ;

- les couches V III 1a, V 2 b et PM 2e d'Umm el Tlel sont intercalées avec des couches moustériennes récentes.

Sur un plan technique, rien ne permet d'ordonner ces séquences d'objets suivant une quelconque

phylogenèse. Ces six industries relèvent de conceptions distinctes du débitage laminaire. La panoplie d'outils est

également différente d'une industrie à l'autre bien que la majorité des outils soit réalisée sur lame et que tous les

produits prédéterminés soient laminaires. Supposant que les fonctions de ces objets aient été identiques alors que

ceux-ci relèvent du même principe de débitage, ces industries seraient à situer dans la même lignée ; chacun de ces

modes correspondant à une modalité d'expression inhérente à cette lignée. Mais, ici, le débitage laminaire est un

phénomène intermittent qui apparaît, disparaît puis réapparaît. Interruption et résurgence cadrent mal avec l'idée

de lignée. Sachant qu'il n'existe pas de lien évolutif direct dans cette production laminaire du Paléolithique moyen, il

nous faut rechercher les causes de cette intermittence.

Chaque industrie correspond à un état de cohérence qui résulte d'états successifs. C'est dire que chaque

ensemble d'objets est représentatif de connaissances et de savoir-faire issus d'une tradition technique. D'une

génération à l'autre, ces traditions peuvent se modifier ou rester inchangées. Aussi, en tenant compte de l'ensemble

des connaissances nécessaires à la réalisation de ces objets, pouvons-nous mettre en évidence des similitudes et des

ruptures qui nous permettent de retrouver la genèse de chacun et d'arriver à la notion de lignée telle que la définit Y.

Deforge : " la lignée est constituée par des objets ayant la même fonction d'usage et mettant en œuvre le même

principe " (Deforge Y. 1981, p. 72). La notion de principe est toujours définie a posteriori.

Pour une industrie laminaire, par exemple, le principe peut être un type stable : un même type de lame, ou

une composante dominante tel que le rapport L/l, ou encore une caractéristique structurelle : l'utilisation du même

procédé technique de débitage.

Dans d'autres circonstances, le principe peut correspondre au maintien de critères techniques universels.

Comme c'est le cas entre une pièce bifaciale et un simple éclat, par la présence, naturelle pour l'éclat, à construire

pour le biface, d'un plan de section asymétrique. Ce plan est délimité par deux surfaces différentes, l'une plane

l'autre convexe ou irrégulière. Pour plus de commodité, cette asymétrie est nommée asymétrie de plan de coupe

plan-convexe. Cette asymétrie est certainement, comme nous le verrons plus loin, une des conditions techniques

4 - Cette couche n'a jamais fait l'objet d'une publication technique. Nous avons pu effectuer quelques observationspersonnelles. Il s'agit d'une industrie dont la production semble essentiellement laminaire. Les lames sont dedimensions variables entre 20 et 10 cm, de section trapézoïdale ou triangulaire, épaisse, débitées en percussioninterne (à quelques millimètres du bord) par percussion directe au percuteur dur. L'outillage est pauvre, composéessentiellement de grattoirs et de denticulés.

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nécessaires à l'aménagement d'un front de travail, capable d'être aménagé selon les fonctions et le fonctionnement

recherchés.

Prenons encore un autre exemple : la présence, dans un même site, d'éclats et de produits laminaires. Ces

deux types d'objets peuvent résulter d'un processus opératoire identique et être liés par une relation de récurrence.

C'est-à-dire que tout enlèvement provenant d'une même série récurrente est fonction des enlèvements précédents : en

d'autres termes, ces enlèvements sont prédéterminés puisqu'ils utilisent les critères de prédétermination, et

prédéterminants puisqu'ils en créent de nouveaux lors de leur détachement. Le terme de récurrence désigne ainsi

une relation de causalité telle que la séquence une fois finie revient à son point de départ. Ces enlèvements peuvent

avoir la même genèse. C'est le cas des objets provenant d'une série Levallois récurrente (Boëda E. 1986). Mais ces

enlèvements peuvent aussi être " génétiquement " indépendants, car résulter de la mise en œuvre de connaissances

différentes. C'est le cas sur les sites de Riencourt-lès-Bapaume (Tuffreau A. et al. 1991) et d'Etoutteville (Delagne A.

1996) où une production d'éclats provenant d'un schéma opératoire de type récurrent Levallois coexiste avec une

production laminaire autonome issue d'un schéma opératoire non Levallois1.

Pris individuellement, tout objet peut être défini par un nombre limité de critères. Ce n'est

cependant pas l'objet technique en tant qu'individualité qui pourra rendre compte du système

technique auquel il appartient, car aucune structure fixe ne correspond à un usage défini

(Simondon G. 1958 ; Deforge Y. 1994). Il n'existe en effet aucune relation spécifique entre un

objet (dans sa globalité) et la fin pratique à laquelle il répond (Leroi-Gourhan A. 1943, 1945). Je

peux trancher avec un couteau, le couteau n'est pas pour autant spécifique à l'action de trancher.

Un même résultat peut être obtenu par des outils différents ; un même outil peut être fait aux

dépens de supports différents, obtenus par des méthodes différentes, issues de conceptions de

taille différentes. Il est donc impossible, à partir du seul objet, de découvrir l'ensemble des

connaissances et de savoir faire nécessaires à sa réalisation. Aussi nous faut-il des méthodes

d'analyses qui permettent de retrouver et d'attester des mécanismes techno-cognitifs mis en jeu

lors de l'application des systèmes techniques de production ; en d'autres termes, qui permettent de

déterminer la genèse de l'objet et sa lignée évolutive.

L'analyse technologique, du fait de sa capacité à retrouver l'événementiel et le réseau

d'opérations aboutissant à l'objet technique, s'avère capable de retracer l'histoire technique de ce

dernier : sa genèse. La variabilité ainsi clairement mise en évidence fait suite à des analyses

technologiques incluant une démarche expérimentale.

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Pour les périodes anciennes, la détermination des systèmes techniques de production est

extrêmement délicate puisque la qualité et la quantité d'informations sont toujours relativement

succinctes. Il faut souvent nous contenter des matières pérennes que sont les minéraux (du silex

pour l'essentiel), alors que leur utilisation correspond à un sous-système technique de production,

articulé avec d'autres sous-systèmes de production le plus souvent indéchiffrables, tels que le

travail des matières végétales et/ou animales. En conséquence, nous analyserons le lithique

comme résultant de l'application de systèmes techniques à part entière, capables de répondre à

des objectifs spécifiques (finalité) selon une structure gérant un ensemble de propriétés et de

règles qui permettent d'exploiter ces propriétés. Ce ne sera que dans un deuxième temps que nous

analyserons le système technique dans sa globalité.

L'analyse technologique que nous menons à partir du matériel archéologique nous permet,

en théorie, d'appréhender un système technique de production selon deux axes. Le premier traduit

la succession logique d'événements techniques : c'est la chaîne opératoire. Le second traduit

l'aspect cognitif de cette chaîne opératoire : c'est le schème opératoire.

En effet, la réalisation d'un acte ou d'une succession logique d'actes n'est possible que par

l'application de connaissances techniques et de savoir-faire. Ceux-ci sont acquis très tôt par

imprégnation quotidienne depuis le plus jeune âge. L'expérience, s'organisant et se mémorisant

par un apprentissage par contact ou par un apprentissage naturel, devient alors un savoir-faire.

L'acquisition précoce, dépendante à la fois de la structure interne des sociétés et de la complexité

des techniques en usage, fait que les connaissances seront apprises sans être nécessairement

pensées ou discutées (Simondon G. 1958 ; Piaget J. 1967 ; Pelegrin J. 1995). De cette précocité,

l'individu adulte conservera une sorte d'irrationalité fondatrice de ses connaissances techniques

qui seront plus opératoires qu'intellectuelles, faisant de lui un expert plutôt qu'un bricoleur. Ces

1 - Nous utilisons le terme de non-Levallois car la plupart des études menées sur le matériel ne sont pas suffisammentprécises. Le terme de non-Levallois est un terme d'attente.

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connaissances et savoir-faire techniques sont considérés comme rigides étant donné qu'ils ne

seront pas renégociés à l'âge adulte (Simondon G. 1958).

Cette rigidité est synonyme de stabilité. C'est grâce à cette stabilité que nous pouvons les

reconnaître, les individualiser et les différencier (Boëda E. 1991). L'application de ces

connaissances rend compte de l'existence d'une pensée technique - subconscient technique -

construite de schèmes opératoires et d'intuitions. Toutefois, cette rigidité n'empêchera pas

" l'artisan2 " producteur d'ajuster sa production à la demande du moment ou à des conditions

extérieures. Une souplesse d'adaptation reste toujours possible.

Le schème opératoire regroupe, telle une forme structurante, un ensemble de concepts

permettant de se faire une image de la réalité. Et, par intuition, nous entendons une connaissance

directe, anticipatrice. Cette anticipation s'observe aisément pendant une séance de taille de silex :

le tailleur ne réfléchit pas systématiquement avant et après chaque geste, la mémorisation des

situations positives et négatives permet à l'opérateur d'y répondre sans une nécessaire et

systématique réflexion.

La perception de cette réalité, telle qu'elle est rendue par les schèmes opératoires, est

impossible à connaître a priori. En revanche, nous pouvons percevoir certains aspects de cette

réalité technique en développant la notion de schéma opératoire. Cette notion, conçue comme une

méthode de lecture, nous permet de traduire de l'extérieur (du côté du préhistorien) et de façon

figurée une réalité technique imperceptible par ailleurs. Cette réalité est différente de celle que

2 - Nous utilisons le terme d'artisan dans un sens générique et non en rapport avec un système économique précis. Ildoit être pris dans le sens d'un individu qui fait preuve de savoir-faire polyvalents et non celui d'un individu dont lapratique se fait par tâtonnement individuel. En effet, il est fréquent d'entendre ou de lire que les premiers outils, voiremême les outils du Paléolithique moyen, résultent d'un bricolage technique. La stabilité des schémas de production,des supports et des types d'outils sont autant d'arguments qui vont à l'encontre de cette vision de bricolage pour lespériodes anciennes. Souvent vécue comme un compromis entre le vouloir et le pouvoir, le projet et sa réalisation, lanotion de bricolage apparaît comme fournisseur de solutions techniques aléatoires sans cesse renégociées. Même sic'était le cas, l'habitude des gestes sans cesse recommencés deviendrait une expérience mémorisée et organisée etdonc un nouveau savoir-faire (Deforge Y. 1985). Les difficultés viennent également de ce qu'il n'existe pas réellement de termes qui permettent de restituer lesactivités techniques entre celle d'un bricoleur et celle d'un artisan. En effet on peut supposer que les savoir-fairenécessaires à la production d'un outil ne sont pas propres à un individu ou à un groupe. Le terme d'artisan impliqueune organisation sociale particulière, l'existence d'une société artisanale (Ellul J. 1954). Il ne correspond pasforcément aux hommes qui ont fabriqué les premiers objets " normalisés ". Ces hommes n'utilisaient pas des moyensdétournés sans cesse renouvelés ; pour nous, technicien de ces périodes, ils étaient déjà des hommes de l'art.

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nous percevons lorsque l'on observe le déroulement d'une chaîne opératoire. La notion de schéma

opératoire englobe les notions de structure de taille, de méthode et de technique.

Aussi cette approche nous paraît être, aujourd'hui, la meilleure façon de percevoir la

structure et le dynamisme technique de schèmes opératoires disparus.

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Appréhender l'objet dans sa singularité et sa spécificité

Classiquement, on scinde les temps préhistoriques en deux grandes périodes : le

Paléolithique, âge de la pierre ancienne, et le Néolithique, âge de la pierre nouvelle, elles-mêmes

subdivisées en plusieurs époques. Ainsi, pour le Paléolithique, on distingue du plus récent au plus

ancien : le Paléolithique supérieur, le Paléolithique moyen et le Paléolithique inférieur. Ces

distinctions chronologiques correspondent plus à des repères de commodité qu'à des ruptures

nettement marquées et il n'est pas dans notre propos de les considérer dans leur ensemble. Nos

compétences sont limitées aux périodes anciennes du Paléolithique : Paléolithique inférieur et

Paléolithique moyen d'Europe et du Proche-Orient, soit une durée de plusieurs centaines de

milliers d'années.

La distinction de ces deux périodes fut créée par les préhistoriens pour signifier l'existence

de transformations, dans le temps, de comportements techniques et/ou sociaux d'hommes

appartenant à des espèces différentes. Ces transformations reconnues, ou interprétées comme

telles, dans le monde entier excepté sur le continent américain7, sont représentatives d'une façon

de concevoir l'évolution en stades successifs : stades de l'évolution qui seraient obligatoires, le

Paléolithique inférieur puis le Paléolithique moyen représentant alors deux étapes

incontournables de l'évolution durant la préhistoire. Or, à notre avis, cette scission ne correspond

à aucun évènement particulier.

Aujourd'hui, les informations que nous sommes à même de recueillir grâce à de nouvelles

données radiométriques et des méthodes d'analyses plus heuristiques, comme l'approche

technologique et l'expérimentation, nous conduisent à reconsidérer un grand nombre de faits

classiquement admis. Sachant que toute nouvelle méthode, aussi performante soit-elle, ne doit

pas, à long terme, se transformer en dogme mais rester susceptible d'être complétée, transformée,

7 - Aucune de ces périodes n'a été observée sur ce continent.

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modifiée, voire substituée, au fil de l'avancement des recherches. Ces nouvelles approches sont

jeunes, elles ont les défauts de leur jeunesse : innovation et provocation.

Nous devons notamment être conscients que les nouvelles données que nous avons sont

dépendantes de la capacité à explorer et à innover des méthodes actuellement à notre disposition.

Comme toujours, ces méthodes ont leurs limites et elles ne font que commencer à investir de

nouveaux champs de recherche.

La technologie nous permet d'appréhender l'environnement cognitif des hommes fossiles.

De ce fait, les objets considérés - les industries lithiques, pour l'essentiel - changent de statut : de

l'objet artificiel tel que nous le voyons à travers son aspect extérieur nous accédons à l'objet

technique et à sa technicité. Nous pouvons alors rendre compte de connaissances : chercher les

causes pour les comprendre, et de savoir-faire : pouvoir obtenir, produire et reproduire les effets

désirés que nécessite la réalisation d'un objectif (Séris J.-P. 1994). Nous pouvons aussi rendre

compte des relations qu'entretient l'objet avec d'autres connaissances et savoir faire

contemporains, créant ainsi un réseau de relations causales que nous appelons systèmes

techniques (Geneste J.-M. 1991 ; Pigeot N. 1991). La systématique révélée par l'analyse

technologique est cohérence, cohérence entre les objets, leur(s) usage(s) et les matières

travaillées. La technologie nous permet donc de forger des instruments conceptuels capables de

comprendre la technique dans sa plus vaste extension et, en particulier, d'aborder les notions

d'évolution, de modification des techniques par le passage d'un système à un autre.

Pour cela, il a fallu associer et développer un autre champ de recherche :

l'expérimentation. L'expérimentation représente la seconde méthode sur laquelle se fonde un

grand nombre de nos résultats. Elle assigne aux différents états et processus techniques

permettant de passer d'un état à un autre, un sens inaliénable. La mise en évidence de causes et de

conséquences techniques reproductibles, nous permet d'envisager une nouvelle " typologie" de

l'objet, basée non plus sur des caractères subjectifs - recréant sans aucun fondement des usages et

des conduites : un bord suggérant un racloir, un objet pointu une pointe, etc. -, mais sur une

chaîne opératoire (Leroi-Gourhan A. 1964) composée d'états successifs reliés par des stades de

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transformation s'enchaînant les uns les autres et aboutissant à un résultat voulu. En cela, nous

approchons l'objet à travers son individualité et sa spécificité (Simondon G. 1958).

Son individualité, car, correspondant à un état technique, encadré par d'autres états, nous

sommes capables de définir l'objet par la place qu'il occupe dans un processus technique de

transformation. En tant qu'objet, il ne peut pas être substitué. Il trouve sa cohérence interne dans

la relation qui le lie aux autres objets : par ses états de transformation antérieurs (il est issu d'un

état technique antérieur modifié) et par les objets qu'il va transformer. En tant qu'individu

technique il résulte d'un avant et produira un après.

Sa spécificité, car chaque objet constitue un état technique stable et n'existe que par

l'objectif qui lui est fixé : tout objet a une ou plusieurs raisons d'être. En effet, un objet technique

n'a de raisons d'exister que parce qu'il doit répondre à un objectif.

Soit l'objet tient sa spécificité de la place qu'il occupe dans le processus opératoire :

spécificité technique. Ce sont alors les conséquences techniques de l'objet qui sont recherchées et

non pas l'objet lui-même. C'est le cas, par exemple, des éclats prédéterminants : éclats qui ont

pour fonction de mettre un volume en condition technique ; ce volume pouvant être une pièce

bifaciale ou un nucléus. Mais rien n'empêche le tailleur de récupérer l'un de ces éclats

prédéterminants pour l'utiliser, car il sait que cet éclat possède une norme technique pouvant

répondre à telle fonction et tel fonctionnement.

Soit l'objet tient sa spécificité de l'objectif fonctionnel qui lui est dévolu. L'objet est alors

recherché pour lui-même quel que soit le processus de fabrication choisi. C'est le cas, par

exemple, des éclats prédéterminés. Ce sont des éclats débités aux dépens d'un nucléus ayant été

préparé de telle façon que certains éclats possèdent "naturellement" les critères techniques,

métriques et morphologiques recherchés.

L'objet peut aussi être recherché pour ces deux raisons. Ce sont, par exemple, les éclats

prédéterminants /prédéterminés. Ce sont des enlèvements prédéterminés car ils sont obtenus à la

suite de la mise en place de caractères techniques particuliers sur la surface de débitage du

nucléus, et ce sont aussi des éclats prédéterminants car les conséquences de leur détachement sur

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la surface de débitage sont telles qu'elles mettent en place des nouveaux critères techniques

permettant d'obtenir un deuxième enlèvement prédéterminé.

Exemples

1. Envisageons la reproduction expérimentale d'un objet avec un bord aménagé de façon à obtenir un " typo-racloir

"8 supposé avoir été réalisé dans l'intention de servir à racler.

Nous nous rendons compte que le support aux dépens duquel l'affûtage sera fait peut être très différent, sur

un plan morphologique (quadrangulaire, triangulaire, ovalaire, etc.) aussi bien que technique - issu d'un débitage

(Levallois, Discoïde, laminaire, Trifacial, etc.) ou d'un façonnage -. La seule notion de racloir ne suffit donc pas à

définir l'individualité ni la spécificité d'un objet conçu pour racler.

2. Un outil peut être décomposé en trois parties (fig. 1) (Lepot M. 1993) :

a - une partie réceptive de l'énergie qui met en fonction l'outil ;

b - une partie préhensive qui permet à l'outil de fonctionner, elle peut dans certains cas se superposer à la

première ;

c - une partie transformative.

La décomposition de l'outil en trois parties distinctes ne signifie pas que l'outil soit réductible à l'une d'entre

elles. Au contraire, l'outil est un agencement de relations entre ces différentes parties qui produit une nouvelle unité

possédant des qualités que n'ont aucune de ces parties. Considérer indépendamment chacune de ces parties ou en

mettre une plus en avant que les autres fait perdre toute individualité à l'outil. Si un individu décide d'utiliser un

tranchant, il devra nécessairement tenir compte du support sur lequel se situe le tranchant. Un tranchant ne peut pas

être dissocié du support aux dépens duquel il a été obtenu et dont il conditionne les caractéristiques techniques.

Deux cas sont alors possibles : le support doit ou ne doit pas présenter des caractéristiques techniques

précises. Quand les exigences techniques sont les moins contraignantes, on considère souvent que le support est

indifférencié. C'est faux ! Le support est tout aussi différencié, mais c'est la fonction et le fonctionnement de l'outil

qui, pour un bon usage, ne requièrent pas les mêmes critères techniques.

En revanche, un tranchant possède une spécificité fonctionnelle, qui, en théorie, est indépendante du

support. Un tranchant de 45° sert parfaitement en coupant (Sigaut F. 1991), raclant, sciant quel que soit le type de

support : éclat, biface, etc. La spécificité fonctionnelle d'un tranchant, bien qu'elle soit liée à la spécificité du

support par le fonctionnement de l'outil, n'en est donc pas dépendante. Le fait de considérer le tranchant d'un éclat

comme l'un des éléments structurant de cet éclat renvoie à la prise en compte de cet " objet éclat ", et, par

conséquent, à son individualité et à sa spécificité.

8 - Nous utilisons le terme de " typo-racloir " et non celui de racloir, issu de la typologie, car la fonction de raclageattribuée à cet objet nous semble subjective. Elle correspond à une création artificielle indépendante des réalitésd'usage.

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L'analyse du support ne peut pas se faire sur une simple reconnaissance de forme, laissant croire en cela

que tous les objets ayant la même forme possèdent les mêmes caractères techniques. Deux objets de forme identique

peuvent provenir de deux schèmes opératoires différents. L'éclat de taille bifaciale et l'éclat Levallois illustrent

parfaitement cette confusion (fig. 2). Ils sont souvent confondus car l'observateur trouve qu'ils ont une même

morphologie. Ce qui, dans le détail, est totalement faux. L'analyse technique permettra sans difficulté de différencier

ces deux catégories d'objet, rattachant à chacun d'eux une gamme de différents schèmes opératoires de production.

Après avoir reconnu dans chacune de ces deux catégories d'éclats des schèmes de production différents, on

a néanmoins voulu justifier l'analogie morphologique par un phénomène d'évolution technique, de tendance

évolutive, l'éclat Levallois étant la tendance évolutive de l'éclat de biface. Selon cette hypothèse les premiers éclats

Levallois découlaient des bifaces. Bien qu'erronée, cette idée tenace continue, hélas, à être largement répandue.

En réalité, l'éclat Levallois et l'éclat de biface sont deux objets morphologiquement différents qui résultent

de structures et de schèmes différents.

L'éclat Levallois ne doit pas son existence à l'éclat de biface qui lui est antérieur et auquel il ressemble. Ce

n'est pas l'éclat de biface qui a " inspiré " l'éclat Levallois ; pas plus que l'éclat Levallois ne résulte du

perfectionnement, par stades évolutifs successifs, de l'éclat de biface. L'éclat de biface doit son existence à la

recherche de l'objet final dont il est un élément du façonnage : le biface. L'éclat Levallois existe pour lui-même, il est

le moteur de l'investissement technique, il est le produit désiré.

Cependant, archéologiquement9 et techniquement, il n'est pas exclu qu'il y ait eu réutilisation de certains

bifaces pour servir de nucléus et inversement. Mais dans ce cas, c'est une succession d'intentions techniques

différentes. L'utilisation d'un biface comme nucléus induit nécessairement que celui-ci ne soit plus considéré comme

un outil ou un support d'outil, il y a un déclassement technique. Présentant quelques caractères techniques

favorables d'initialisation, pour devenir un nucléus opérationnel le biface doit nécessairement être complété par

d'autres critères. Ces derniers ont pour conséquence de détruire, au moins en partie, les caractères propres au

fonctionnement du biface. Ces quelques réflexions sont sous-tendues par de nombreux a priori concernant la notion

de " biface " et, de façon plus large, par le problème bifacial. Nous développerons plus loin ce problème (chapitre 4)

mais nous tenons à souligner dès maintenant que les objets constituant la lignée des bifaces ont souvent été

considérés comme dénués de toute fonctionnalité spécifique, comme des ersatz d'une " proto-pensée " technique en

9 - Archéologiquement, nous n'avons que très rarement rencontré de cas ou il y avait une réutilisation des bifaces afinde produire des éclats dits Levallois.Les situations les plus fréquentes sont celles d'industries ayant basé leurs systèmes de production sur deuxconceptions techniques : l'une de débitage, l'autre de façonnage. En effet, nous ne connaissons pas d'industrie dont laproduction ait reposé sur la seule conception de façonnage ; une conception de débitage y est toujours associée. Deuxcas peuvent alors apparaître : soit la conception de débitage associée est Levallois " classique " et certains bifaces ontété délibérément réutilisés comme nucléus, mais cela est anecdotique ; soit le débitage, rapidement classé commenon Levallois, n'est pas identifié et la présence de bifaces avec un plus grand négatif d'enlèvement devient quandmême un nucléus Levallois et, a priori, la preuve d'une filiation directe biface Levallois. Or, si on analyse le mode deproduction d'éclats associés on se rend compte qu'il existe bien un mode de production d'éclats parfaitementstructuré, selon d'autres critères que ceux du Levallois, et que certains bifaces pour une production d'éclats sontréutilisés, comme simple matière première. Les hommes ont utilisé une structure volumétrique proche de celle duLevallois, sans pour cela prendre conscience de son potentiel technique, car ils disposaient déjà d'un mode deproduction opérant. Et donc sans faire de Levallois.

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cours d'élaboration et non comme un outil au potentiel technique aussi puissant que n'importe quel support, tout

simplement !

Ces exemples montrent clairement que nous ne pourrons être à même de déterminer

l'individualité et la spécificité des différents produits lithiques (déchets et outils) que par la mise

en évidence des critères techniques de leur genèse :

" L'unité de l'objet technique, son individualité, sa spécificité, sont les caractères de

consistance et de convergence de sa genèse " (Simondon G. 1958, p. 20) ;

" La genèse n'est que l'histoire reconstituée de l'invention technique, la genèse de l'idée, de

son stade abstrait à son stade concret. " (Séris J.-P. 1994, p. 23).

Maintes fois déjà l'expérimentation a permis de montrer qu'une même catégorie

typologique d'objets peut être obtenue à partir de connaissances différentes. Autrement dit,

différentes genèses peuvent être à l'origine d'un même type d'objet. L'individualité et la

spécificité de chaque catégorie d'objets sont alors propres à la genèse dont ils sont issus. Ainsi

une " typo-pointe pseudo-Levallois " peut être un simple éclat prédéterminant dans le cadre d'une

conception de débitage Levallois et un éclat prédéterminé dans le cadre d'une conception de

débitage Discoïde.

L'expérimentation nous confirme ainsi qu'il est difficile, pour ne pas dire impossible, de

définir les objets techniques par leur seule appartenance à une catégorie typologique,

l'individualité d'un objet pouvant varier selon les processus de fabrication suivis, insoupçonnables

une fois le produit fini.

L'expérimentation nous enseigne également que chaque objet pris individuellement n'est

pas porteur de la même valeur informative. Les connaissances mises en jeu pour leur réalisation

proviennent le plus souvent de la cohérence technique existant entre les différents objets en

présence.

En conséquence, il n'est pas possible de définir les modes de genèse d'un objet

uniquement à partir de celui-ci.

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Cette notion fondamentale a souvent été oubliée, car l'expérimentation, inscrite dans une

évolution méthodologique, s'est souvent cantonnée à reproduire les objets sans se soucier de leur

genèse. Les objets recherchés devaient être identiques dans leur forme à ceux de la préhistoire.

Les schèmes techniques mis en oeuvre pour leur réalisation étaient ignorés. De ce fait, pendant

longtemps, ces reproductions correspondaient plus à l'idée préconçue que l'on avait de l'objet qu'à

l'objet lui-même, en tant qu'unité technique et réponse spécifique à un besoin. Ainsi,

l'expérimentation valide la technologie en expliquant le pourquoi et le comment des phénomènes

techniques, apport fondamental sans lequel la démarche technologique ne serait pas

opérationnelle.

*

* *

Les résultats que nous présenterons sont limités dans l'espace et le temps. Ils portent sur

des industries d'Europe de l'Ouest, d'Europe de l'Est et du Proche-Orient, qui couvrent une

période estimée à 700 000 ans. Dans la plupart des cas, l'homme qui les a réalisées ne nous est

pas connu. Il est toutefois vraisemblable qu'il s'agisse d'Homo erectus, Homo sapiens pré-

neanderthalensis, Homo sapiens neanderthalensis, voire Homo sapiens sapiens.

Cette limitation géographique est volontaire. Aujourd'hui, en effet, l'histoire de la

discipline et les résultats modernes nous incitent à la prudence. On le sait maintenant, les

" civilisations " dites " universelles " : Acheuléen, Clactonien, Moustérien ..., sont le résultat

d'une approche phylétique gradualiste qui ne reflète pas la réalité passée. L'avancée des

recherches interroge fortement cette conception. Or, force est de constater que les grandes

considérations sur les " civilisations " de la préhistoire ne reposent plus sur des données

scientifiques. Il n'est pas dans notre propos de développer cet aspect qui relève d'idéologies

particulières inscrites dans leur temps. Nous tenons simplement à faire remarquer qu'à une vision

généraliste, à la volonté de parler de tout, est peut-être en train de se substituer une vision moins

ambitieuse, plus intimiste, basée sur une approche de l'objet dans sa globalité.

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Reprenant les quatre regards proposés par Y. Deforge (1985), nous considérons tout objet

comme :

1 - un produit issu d'un système de production ; nous devons répondre alors à deux questions : "

comment est-ce fait ? " et " pourquoi est-ce fait ainsi ? " ; ce dernier point permet d'envisager

tout un champ de possibles autres que purement techniques ;

2 - un produit de consommation intégré dans un système de consommation ; nous retrouvons

alors plusieurs dualités : d'une part entre les objets techniquement prédéterminés et les objets

fonctionnellement prédéterminés, qui ne sont pas toujours les mêmes ; et d'autre part entre la

fonction d'usage et la fonction de signe, cette dernière, souvent difficile à appréhender, peut l'être

pour le Paléolithique ancien et moyen à travers des notions telles que celle de la performance

technique, souvent observée ;

3 - un produit obtenu et utilisé par l'homme pour réaliser un acte technique ; nous abordons alors

la relation homme/objet, relation d'autant plus importante en préhistoire que nous avons affaire à

des hommes qui ne sont pas, comme nous, Homo sapiens sapiens ; nous abordons là le

parallélisme obstiné entre le biologique et le technique ; nous pouvons alors dégager d'autres

points :

. l'adaptation de l'outil à son utilisateur à travers sa fonctionnalité ; les interférences entre

l'individuel et le collectif : " je fabrique pour moi ou pour les autres ?" ; le " fait à ma main " doit

également être considéré ; et ce couplage est réflexif, le geste nécessaire à la réalisation d'un acte

technique induira l'adaptation de l'objet à ce geste, adaptation pouvant prendre des formes très

diverses ;

. la notion d'apprentissage ;

4 - un produit dans un système d'objets ; il s'agit alors d'analyser l'objet en tant qu'individu parmi

les siens (analyse synchronique), lithiques et autres, et en tant qu'individu appartenant à une

lignée évolutive (analyse diachronique).

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Comment appréhender la genèse de l'outil ?

Tout objet est porteur d'un schème de fonctionnement. Sa fonction essentielle est de

transformer des matériaux. Ce schème est l'essence même de l'objet, il est la raison de son

existence. Mais il ne préjuge en rien du type d'objet choisi et du mode de réalisation de celui-ci.

C'est l'invention de structures qui vont donner à l'objet sa matérialisation (Deforge Y. 1994).

Cette matérialisation est d'une origine culturelle ou corporelle. Elle est dépendante des raisons,

des causes et des conditions techniques, sociales et " économiques " émanant d'un groupe.

La compréhension d'un objet passe par la reconnaissance de sa genèse. Cette genèse peut

être analysée sur un plan synchronique et diachronique.

Sur le plan synchronique, l'objet est considéré comme individu parmi un ensemble

d'objets ; il occupe une place temporelle dans le déroulement des opérations techniques. Mais

c'est un individu qui a une spécificité.

Sur le plan diachronique, l'objet est en relation avec des objets qui lui sont antérieurs. La

compréhension d'un objet, ou du système d'objets auquel il appartient, passe par une

appropriation de la dimension évolutive de l'objet et du système auquel il appartient.

Pour cela, il nous faut décoder l'objet, mais aussi comprendre le pourquoi de telle forme,

de tel changement, de telle évolution. Pour y arriver, nous devons replacer l'objet dans son temps

et les objets dans un courant évolutif.

Pour ce faire, nous avons développé différents concepts que nous exposerons brièvement,

dans un premier temps, pour les reprendre ensuite plus longuement en contexte.

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Notion de structure

Par structure, nous entendons une forme intégrant et hiérarchisant un ensemble de

propriétés techniques qui aboutissent à une composition volumétrique définie. C'est une forme

caractérisée par l'ensemble des relations hiérarchiques et fonctionnelles des propriétés techniques.

Cette forme consiste souvent en un volume particulier que nous dénommons nucléus configuré

lorsqu'il s'agit d'opérations de débitage, et pièce bifaciale lorsqu'il s'agit d'opérations de

façonnage.

Le nucléus configuré correspond à un état technique optimal, il fait suite à un stade

d'initialisation et précède le stade d'exploitation ou de production.

Le premier stade, dit d'initialisation, consiste en la mise en place des différentes propriétés

techniques qui s'intègreront pour créer une structure opérationnelle. Cette structure est un

agencement de relations entre différents caractères techniques qui produit une nouvelle unité : le

nucléus, possédant des qualités spécifiques en vue d'une fonction productrice.

Le second stade, dit de production, correspond à la production des principaux objectifs

techniques : ce pourquoi le nucléus est investi, ce qui justifie son existence et sa présence.

La pièce bifaciale est une structure technique optimale obtenue par étapes successives.

Selon le type de support utilisé, l'initialisation se composera de plusieurs stades techniques

successifs.

Structure par juxtaposition d'éléments ou structure abstraite et structure par intégration

d'éléments ou structure concrète

En analysant les structures sur le long terme, nous sommes conduits à distinguer une

évolution : la genèse de l'objet se fait dans le sens de sa concrétisation. Il s'agit de la

transformation progressive d'une structure dite abstraite en une structure dite concrète (Simondon

G. 1958).

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Une structure abstraite est une structure constituée d'éléments juxtaposés . Elle représente

une solution composite.

Une structure concrète est une structure constituée d'éléments intégrés les uns dans les

autres dans une synergie de forme, de fonction et de fonctionnement.

Cette notion de concrétisation est en partie subjective, car elle est soumise à des règles

circonstancielles liées à la culture de l'observateur. La préhistoire, grâce au temps qu'elle

recouvre, nous permettra peut-être d'observer des lois d'évolution quasi " naturelles ", dissociant

les macro-évolutions, des micro-évolutions (Deforge Y. 1985). En d'autres termes, elle pourrait

nous permettre de dissocier les tendances fortes propres à la structure de l'objet, des tendances

conjoncturelles liées au milieu extérieur.

Tous ces points seront plus amplement repris tout au long de notre exposé.

Méthodes

Par méthodes, nous entendons les connaissances apprises, appliquées et transmises par un

groupe et considérées par ce dernier comme étant la (ou les) seule(s) possible(s) pour parvenir

aux objectifs recherchés. Il s'agit donc de la relation entre une représentation abstraite de

l'objectif et sa concrétisation. Ces connaissances constituent l'héritage technique culturel du

groupe, elles témoignent d'acquis successifs transmis de génération en génération. Chaque

méthode utilisée opère selon des règles, constitutives de chaque structure. En effet, toute

méthode, quelle qu'elle soit, n'a d'existence réelle que si elle est conçue pour parvenir à des

objectifs précis en respectant des règles précises.

Il existe souvent une confusion entre la définition de la structure et celle des méthodes

issues de cette structure. Le cas du Levallois illustre très clairement cette difficulté de percevoir

la réalité technique d'un mode de débitage à travers ces différents " paliers " cognitifs.

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Le débitage Levallois a successivement été nommé " technique Levallois " (Bordes 1947),

" méthode (s) Levallois " (Collectif 1972 ; Tixier J. 1967) puis " concept Levallois " (Boëda E.

1986). Loin de rendre compte d'une incompréhension, cette multiplicité de termes, montre, au

contraire, un parallélisme très net entre la compréhension par étape d'une réalité technique et les

méthodes d'analyses susceptibles d'en rendre compte.

Lorsque nous introduisons le terme de concept, nous établissons avant tout un degré

d'analyse supplémentaire capable de rendre compte de l'existence de méthodes, de leur stabilité et

de leur variabilité. En effet, pour qu'il y ait variabilité, il faut nécessairement un élément

structurant stable, aux propriétés invariables, mais concepteur de façons de faire différentes. Pour

l'homme de la préhistoire, les règles respectées ne s'appelaient pas Levallois, et pour cause12, mais

il savait que la réalisation de ses objectifs devait suivre des étapes opératoires successives et

hiérarchisées, connues comme étant opérationnelles. Ce principe étant posé, cela n'empêche pas

l'existence, dans le temps et dans l'espace, d'autres méthodes permettant de parvenir aux mêmes

objectifs : autres méthodes connues ou non de l'artisan et appliquées ou non par lui. Quoi qu'il en

soit, l'application de méthodes ne peut faire suite qu'à une construction abstraite du nucléus défini

par un ensemble de propriétés techniques.

La diversité spatio-temporelle des méthodes Levallois témoigne d'autant de connaissances

et de savoir-faire différents, rendus possibles par l'existence d'une structure volumétrique définie

et caractérisée : le nucléus Levallois. Le concept Levallois est donc une entité technique aux

caractères fixes, bien déterminés, permettant le développement de nombreuses méthodes

d'application en vue d'objectifs identiques ou différents.

A chaque structure technique pourra donc correspondre différentes méthodes. La quantité

de méthodes inhérente à chaque structure est directement dépendante de ce que nous appelons

leur degré de liberté. En effet, il apparaît maintenant assez clairement que, selon le type de

structure, nous observerons un plus ou moins grand degré de variabilité.

12 - L'appellation Levallois provient, comme chacun sait, du site éponyme de Levallois-Perret dans la régionparisienne où cette conception de taille fut reconnue pour la première fois. Il n'est cependant pas exclu que lesdifférents produits de l'industrie lithique aient fait l'objet d'appellations spécifiques.

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Technique

Le terme de technique est le plus difficile à définir car il est polysémique. Nous

n'échappons pas à cette cacophonie, puisque nous donnons nous-mêmes deux sens à ce terme.

L'un, d'ordre général, reprend la définition du dictionnaire Petit Robert (p.1754) : "

Ensemble de procédés employés pour produire une œuvre ou obtenir un résultat déterminé ".

Nous parlerons alors des techniques mises en jeu par un groupe pour parvenir à un objectif. Dans

ce cas, le terme de technique ne désigne pas une chose précise dans le processus opératoire.

L'autre est un sens plus restreint qui porte sur l'acte de transformation d'un objet non

organique. Il correspond alors à l'action et au moyen nécessaire au détachement de tout

enlèvement sur un nucléus, une pièce bifaciale ou un outil (fig. 4). L'action peut être une

percussion ou une pression : percussion interne ou tangentielle, directe ou indirecte ; le moyen

étant l'utilisation d'un percuteur : minéral, végétal ou animal.

Les objets techniques

Enlèvement prédéterminé

Un enlèvement prédéterminé est un enlèvement recherché pour lui-même. Sa

matérialisation est la cause et la conséquence du déroulement du processus opératoire dont il

résulte. La morphologie et les caractères techniques qui le définissent sont dépendants des

structures et des méthodes mises en jeu. Ces objets justifient à eux seuls une opération de taille.

En conséquence, tout enlèvement résultant d'un schème fonctionnel est prédéterminé. Un éclat

Clactonien, comme un éclat Levallois, est un enlèvement prédéterminé ; seules les connaissances

mises en jeu sont différentes.

Enlèvement prédéterminant

Un enlèvement prédéterminant est un enlèvement dont la justification de l'existence

matérielle tient à ce que seules les conséquences techniques laissées sur le support débité ou

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façonné sont recherchées. Ces objets servent à configurer les nucléus ou les préformes

successives des pièces bifaciales.

Enlèvement prédéterminé/prédéterminant ou enlèvement récurrent

Une succession d'enlèvements prédéterminés est appelée une série récurrente

d'enlèvements. Le terme de récurrence désigne une relation de cause telle que la séquence une

fois finie revient à son point de départ. Tout enlèvement provenant d'une même série récurrente

est fonction des enlèvements précédents. En d'autres termes, dans une série récurrente chaque

enlèvement est à la fois prédéterminé et prédéterminant. Prédéterminés puisque qu'ils utilisent les

critères de prédétermination mis en place sur le nucléus et prédéterminants car ils en créent de

nouveaux lors de leur détachement, qui seront mis à profit par les enlèvements à venir.

Objet transformé

Dans la mesure où nous reconnaissons l'outil de façon arbitraire comme un objet à

fonction d'usage, nous le décomposons en différentes unités techniques synergiques ou non.

Chaque objet d'usage se décompose comme nous l'avons vu précédemment en 3 parties :

une préhensive, une transmettrice et une transformative. Chacune de ces parties est constituée

d'une ou de plusieurs Unité(s) Techno-Fonctionnelle(s) (UTF). Une Unité Techno-Fonctionnelle

se définit comme un ensemble d'éléments et/ou caractères techniques qui coexistent dans une

synergie d'effets. Une partie distale ou proximale, un bord, un talon, etc. sont quelques-uns des

éléments pris en compte. Un angle, un plan de section, une surface, un fil, etc. constituent autant

de caractères techniques participants à la définition d'une UTF.

Confection et affûtage

Nous utilisons les termes de confection et d'affûtage au lieu de celui de retouche qui nous

paraît trop imprécis et sémantiquement impropre.

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Le terme de confection adopté lors de la table ronde de Champlitte (1990), dénomme

l'étape correspondant à la transformation d'un support technique en vue de sa fonctionnalisation,

sans tenir compte du type d'aménagement réalisé, ni de la partie fonctionnalisée - partie

transformative, réceptive, préhensive -.

Le stade de confection correspond à un moment de la chaîne opératoire souvent oublié,

celui des derniers gestes techniques. Actuellement, c'est un sujet délicat. Nous y avons déjà fait

référence à plusieurs reprises dans ce travail, mais en l'absence d'une terminologie technique des

outils du Paléolithique inférieur et moyen, nous ne possédons aucune méthode d'analyse qui soit

adaptée. A l'avenir, nos travaux devront donc s'attacher à créer des outils d'analyse, dont une

terminologie clairement définie, qui nous permettent de rendre compte des spécificités de cette

phase d'aménagement des outils13.

Le terme d'affûtage, en revanche, est réservé à la partie transformative. Il désigne très

spécifiquement l'aménagement et l'entretien d'une ou de plusieurs parties d'un support en partie(s)

active(s). Mais il est souvent difficile d'arriver à déterminer le (ou les) contact(s) transformatif(s)

d'une pièce.

Le contact transformatif, quant à lui, se fait par l'intermédiaire d'un front actif créé par

l'intersection de deux surfaces. L'aménagement d'un contact transformatif peut se faire suivant

des schèmes complexes. Prenons le cas des pièces bifaciales. L'observation de certaines de ces

pièces révèle la nécessité de décrire trois étapes techniques successives pour obtenir le contact

transformatif recherché. Ces étapes doivent être prises en compte dans l'ensemble des

événements techniques ; elles participent à leur complexité. La première étape consiste à mettre

en place un volume symétrique ou asymétrique ; la deuxième à rendre certains bords aptes à

recevoir l'affûtage voulu ; la troisième crée le (ou les) bord(s) actif(s), ainsi que le (ou les)

partie(s) préhensive(s). Cette complexification de la description des étapes du processus

opératoire nous conduit à observer une variabilité de comportements. Or, pour mettre en évidence

13 - Cette approche techno-fonctionnelle fait l'objet de petits groupes de travail dont nous avons déjà mentionnéquelques résultats (Beyries S. 1993 ; Bourguignon L. 1995 ; Lepot M. 1993). Nous ne ferons ici que reprendre despoints de ce travail en y ajoutant quelques détails.

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cette variabilité, il nous faut disposer d'une grille de lecture capable de rendre compte de cette

complexité. Dans ce domaine, nous devons admettre que tout est à créer.

*

* *

Il faut aussi que le technologue soit convaincu qu'un outil n'est pas seulement une forme,

mais " la cristallisation matérielle d'un schème opératoire et d'une pensée qui a résolu un

problème... Donc pour qu'un objet technique soit reçu comme technique et non pas seulement

comme utile, pour qu'il soit jugé comme résultant d'invention, porteur d'information, et non

comme ustensile, il faut que le sujet qui le reçoit possède en lui des formes techniques "

(Simondon G. 1958, p.247-248). La fabrication des outils, quelle que soit l'époque, ne s'est pas

faite selon le hasard de l'utilité immédiate. Le monde de la préhistoire n'est pas une suite

d'inventions au jour le jour. S'il existe des schèmes productionnels, il existe nécessairement des

schèmes fonctionnels. Ces deux schèmes sont indissociables. Il est donc impossible de conclure

qu'il n'existe aucun lien entre le schéma de production et les différents types d'outils créés !

Sorti de la couche de sédiment qui le retenait depuis des milliers voire des millions

d'années, ce qui fut un outil n'est plus qu'un objet, une forme extrinsèque, sans relation avec le

sujet qui l'observe. Pour comprendre quel outil fut cet objet, l'observateur doit disposer d'une

connaissance intrinsèque de l'objet en question. Or cette connaissance ne pourra pas s'acquérir

dans ce continuel paradoxe où l'on s'efforce de comprendre la technicité des hommes de la

préhistoire tout en la leur refusant.

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Développpement à partir d’exemples et mise en évidence de

règles techniques d’évolution communes de la préhistoire à

nos jours.

Ces règles seraient :

• Le passage d'une structure volumétrique abstraite à une structure volumétrique

concrète

• L'évolution de certains objets tend vers des phénomènes d'hypertélie.

• L'évolution de certains objets tend vers une réduction des dimensions.

En conclusion , je pense que les travaux que nous avons menés renforcent l'image complexe du

polymorphisme techno-culturel du Paléolithique, déjà soulevé par d'autres approches. Mais nous

pensons avoir éclairci cette complexité en montrant que la diversité des objets provenait d'un

nombre fini de concepts de taille ; l'expression de ces concepts laissant libre cours à une

variabilité de méthode elle-même de grande ampleur. Cette diversité de concepts de taille et cette

variabilité témoignent d'une quantité d'assemblages lithiques possibles que nous pouvons

désormais identifier et comprendre. Comprendre pourquoi dans un temps donné nous observions

autant de différences, et comprendre pourquoi sur des périodes plus longues nous avions une

perduration de certains concepts alors que d'autres disparus devraient être soumis à des processus

cycliques.

Notre travail nous a également permis d'aborder le temps long où l'on peut voir se transformer

ces concepts de taille, créant des lignées. Une technogénèse semble se distinguer, régie par des

règles qui appartiennent au monde des objets, quels que soient leurs âges. Les objets que nous

avons étudiés ne semblent pas échapper à ces règles. Nous pouvons ainsi faire la part des choses

entre un devenir propre à l'objet et le monde extérieur qui favorisera et interférera sur ce devenir.

Diversité, variabilité, lignée attestent d'un monde technique ancien, bien réel, reflet de

phénomènes techniques cycliques.

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