Boltanski Sans Societe

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  • 8/3/2019 Boltanski Sans Societe

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    Luc Boltanski

    Une sociologie sans societe?

    La nouvelle sociologie

    L'une des caracteristiques fortes du paradigme qui domine lasociologie et I'histoire dans les annees 1960-1970est de subordon-ner I'analyse des conduites individuelles a la recherche de regulari-tes sous-jacentes plus robustes et dotees d'une validite temporelle etspatiale de moyenne portee, la longue periode d'une part, la societede l'autre. Sans necessairernent remettre en cause radicalement lesbases de ce programme, une nouvelle sociologie se met en placeau debut des annees 1980.Elle est stirnulee par une reaction contrele caractere souvent abstrait, general et parfois tres eloigne del'empirie de certains travaux issus du paradigme precedent, parti-culierernent ceux qui se rattachaient a l'une des composantes de cecourant, le marxisme structuraliste.Lobjectif principal de cette nouvelle sociologie etait de creuser

    sous les structures pour voir ce qui les met en place etce qui les faittenir. IIfallait, pour cela, revaloriser le travail de terrain et aller yvoirde plus pres. Mais cela ne suffisait pas. Une conversion interieure duregard etait aussi necessaire. Une idee majeure s'etait en effet impo-see: les sciences sociales sont, comme les epistemologies, dessciences de second rang. Elles ont pour objet d'analyser, de clarifieret eventuellement de modeliser ou de formaliser des connaissanceset des competences qui sont celles des acteurs. Les sciences socialessont d'abord les sciences de la science des acteurs. C'est la raisonpour laquelle ilconvient d'aborder le terrain en etat de disponibilitetheorique suffisante pour ne pas retraduire d'emblee cette connais-sance dans les termes des debats d'idees qui ont cours entre specia-listes. II fallait pour cela accepter de syrnetriser la competence deI'observateur et la competence ordinaire et de renoncer a un rapportsociologique concu sur le modele de la relation sujet-objet.

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    Le micro et le macro

    Ce changement dans la position de robservateur a profondementmodifie la representation que les sciences sociales ont donne desacteurs sociaux. Une fois cette nouvelle position adoptee, Ie socio-logue rencontre des acteurs dotes de cornpetences complexes et quideploient une energie prodigieuse. Loin d' etre passivement dorninespar des ideologies toutes-puissantes ou d' etre imbibes de leurculture comme on l' est d'une drogue, ils construisent ou reinter-preterit des categories, les de font ou les objectivent, se disputent, sejustifient ou s'adonnent a la critique, et particulierement a la cri-tique sociale - pour tout dire, travaillent et retravaillent sanscesse un monde qui, a une autre echelle et avec d' autres instru-ments, peut aussi etre saisi en tant qu'objet, etre structure et mode-lise comme teLMais, pour observer ces operations, ilfallait se rapprocher des

    sites ou s' accomplissent les actions des personnes, c' est-a-dire dessituations. Le programme qui s'est mis en place ily a une quinzained'annees a pris par la, presque involontairement, Ie chemin d'unemicrosociologie. Sur le papier, le probleme, sempiternel dans lessciences sociales, de la relation entre le macro et le micro etait ceriseetre resolu, Si le macro n' est que Ie resultat objective du reseau tracepar les interactions entre acteurs, on doit pouvoir, en suivant lesoperations de narration, d'inscription et d'objectivation, effectuerun va-et-vient entre ces deux niveaux. Une telle pratique se revelepourtant difficile, voire impossible, pour une raison simple: la des-cription de I'ensemble des operations qui interviennent dans laconstruction du social et de leurs rapports equivaut a dessiner unecarte plus grande que le pays. Une encyclopedic, ou meme unebibliotheque, n'y suffirait pas.La difficulte de faire voir empiriquement la relation entre la facon

    dont les acteurs travaillent et deforrnent constamment les represen-tations du monde social et, d'autre part, l'inscription et l'objectiva-tion de ce travail dans des dispositifs stabilises exercant a leur tourun effet contraignant sur les activites des personnes avait un resul-tat, non voulu : celui d' eloigner encore un peu plus les demarchesd' ordre macro et celles d' ordre micro. I,'opposition entre les echellesd' observation et d' analyse prenait souvent la forme malheureused'une opposition entre constructivisme et realisme.

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    Soit, par exemple, les travaux sur les classifications statistiques etparticulierernent sur les categories socioprofessionnelles. Iis avaientnotamment pour objectif de mettre en cause le positivisme naif quiimpregnait souvent jusque-la l'usage que la sociologie et parfoisaussi l'histoire faisaient des nomenclatures statistiques. Ils mon-traient, en effet, comment ces categories, loin de faire acceder a unerealite concue comrne exterieure au social et dotee d'une epaisseuren quelque sorte quasi naturelle, etaient Ie produit objective de l'ac-tivite des acteurs qui, dans leurs luttes, dans leurs disputes, dansleurs debats, mettaient en ceuvre de multiples cornpetences indisso-ciablement sociales et cognitives.Pour comprendre et utiliser avec discernement les categories sta-

    tistiques il fallait done voir comment elles avaient ete construitespar les acteurs eux-mernes. Mais, dans I' esprit de ses promoteursles plus engages, cette perspective n' avait rien de negationniste,Montrer qu'une categorie sociale ne devait pas etre traitee commeune categorie naturelle, mais qu' elle etait le produit de I' activite dessujets sociaux eux-memes, ce n' etait pas une facon detoumee etcompliquee de dire que ces categories etaient une illusion auxquellesn' aurait correspondu aucune realite.Force est pourtant de eonstater que e' est souvent de cette maniere

    que le travail rapproche des constructionnistes a e te interprete, avecpour consequence d' accroitre le fosse entre une approche macro etune approche micro. Les sociologues dont le savoir-faire reposaitprincipalement sur une maitrise des instruments statistiques ontsouvent percu ces nouvelles approehes comme une remise en causede leurs outils et de leurs cornpetences, et done comme un dangerpotentieL Quant aux sociologues convaineus de leur richesse et deleur validite, rien ne les incitait a retourner sur le terrain qu'ilsavaient abandonne, souvent avec peine, de la description a viseelarge: sans necessairernent en recuser la validite, ils laissaient celaad' autres. Pour Ie dire simplernent, ce n' est pas cela qui les excitait.

    Analyse des disputes et regimes d'action

    Il faudrait pourtant se garder de donner une image trop unifiee dela sociologic qui s' est mise en place dans les annees 1980 et qui s' estdeveloppee a travers plusieurs programmes differents. On me per-mettra de m' attarder plus longuement sur un de ces programmes

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    306 LUC BOLTANSKI~ celui de l'analyse des disputes, du sens de la justice, et des regimesd' action - d' abord parce que, comme J ' ai participe a sa mise enoeuvre, ilm' est particulierement familier, mais aussi paree quil s' estpreoccupe de maintenir la relation entre l'ordre de l'interaction etcelui des regles, normes et conventions de rang plus eleve qui sontactualisees dans les situations observees.L'un des objectifs de ce programme etait de quitter la position dusociologue critique pour analyser les operations critiques quemenent les acteurs sociaux dans Ie cours de la vie quotidienne.1 .' abandon de la position critique n' etait done pas politique ouethique mais methodologique, Elle prenait simplement acte du faitque l'observation des operations critiques rnenees par les acteurseux-rnemes supposait que le sociologue renonce a avoir raisonsur eux.Prendre au serieux les operations critiques menees par les acteurs,et les operations de justification qui leur etaient opposees, posait laquestion des competences que les personnes mettaient en ceuvredans leurs disputes, par exemple pour juger de la normalite ou del'anormalite de leurs adversaires, pour faire Ie partage entre les jus-tifications ou des critiques acceptables ou inacceptables, ou encorepour continuer la dispute ou la clore. Partant d'une analyse socialeet historique de Ia forme affaire (dont l'affaire Dreyfus demeure leparadigme), Ia recherche conduisit a etablir une grammaire de lajustification, c'est-A-dire un modele de la competence que les per-sonnes mettent en oeuvre quand elies se livrent a la critique ou se jus-tifient face a la critique. II faut pour cela, au minimum, accepterl'hypothese qu'il existe bien certaines situations dans lesquelles lesrapports de force sous-jacents sont partiellernent neutralises, et danslesquelles les justifications des personnes sont orientees par un sensde la justice.

    Cites, regimes et temporalite

    Comme l'a fait remarquer Bernard Lepetit I,un modele de ce typetravaille a deux echelles differentes et sur deux ternporalites diffe-rentes. 1 .: echelle d' observation sur le terrain est de l'ordre de la situa-tion, de l'interaction gestuelle, de l'echange discursif, etc. C'est eneffet a ce niveau - celui des scenes, des situations, des sequencescourtes entre lesquelles les personnes se deplacent et basculent - qu'il

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    UNE SOCIOLOGIE SANS SOCIETE? 307faut se tenir pour voir se deployer la competence des acteurs, memesi rien ninterdit de replonger ces scenes dans des ensembles pluslarges. En rester Ia ne pennettrait pourtant pas de sortir d'un cadrepurement interactionniste ou ethno-rnethodologique : celui del'arrangement local. Or la visee du modele est plus large. II entendprendre en charge la question du sens commun et, plus precisement,dans le cas de lajustice, cellede la possibilite d' une convergence desjugements sur Ie caract ere acceptable ou inacceptable, legitime ouillegitime d'une action ou d'une argumentation.Sans rentrer dans les details de la construction que j'ai developpee

    avec Laurent Thevenot-, il est juste de remarquer que Ia solutionadoptee, celie des cites et des mondes de justification, fait appel aune autre temporalite, une temporalite longue. Les cites et lesmondes qui leur sont associes, par reference auxquels des exigencesde justice vont pouvoir etre posees, sont certes des constructionshistoriques auxquelles participe, notamment, la philosophie poli-tique, quand i1 s'agit de consolider un principe d'equivalence etd' etablir sa validite par rapport a un ensemble d' exigence fonda-mentale, inherente, dans une aire cuIturelle large, au sens juste.Mais, outre que nous n' avons pas fait d'etude minutieuse de la miseen place historique de ces mondes et de la construction de ces cites(tache immense qui depassait nos competences et nos moyens),nous ignorons egalement queUe est, au juste, leur aire d'extensionspatiale et culturelle. Seules des recherches comparatives, pour cer-taines deja engagees, permettraient de preciser ce point.L'aire de validite historique, sans doute aussi spatiale et culturelle,

    s'accroit encore si l'on passe de la notion de cite a celle de regime.Le developpement de la notion de regime d' action s'est imposed'abord pour plonger la justice dans un ensemble plus large et,notamment, pour prevenir une utilisation du modele des cites au-deladeses limites devalidite, Lesrelations sociales sont loin demettre tou-jours en presence des personnes orientees vers la justice. Acote d'unregime dejustice, dans lequelles personnes reglent leur dispute sanspasser par laviolence, ilfaut done laisser la place ad' autres regimes:quils soient caracterises par la mise en jeu de forces, par l'accom-plissement de routine, par lamise a I'ecart des equivalences et la sus-pension du jugement, ou encore par une exigence de familiarite avecles choses. Or Iestatut historique et socio-culturel de ces regimes estplus incertain encore que celui des cites. Peut-on utiliser la distinc-tion entre regimes d'action aussi bien pour decrire des scenesactuelles que pour traiter un materiel herite du passe? Nous n'ensavons rien. Lincertitude est peut-etre plus grande encore quand on

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    308 LUC BOLTANSKrs'eloigne de la societe a laquelle appartiennent ceux dont les expe-riences ont servi a constituer lemodele. Des questions classiques etneanmoins tres delicates se posent alors: peut-on, sur la base deconstructions locales, acceder a des modeles ayant une extension plusgenerale et, si oui, au prix de quelles transformations?

    La disparition de la societe

    Pour Iedire simplement, la sociologie des cites etdes regimes d'ac-tion, comme nombre de sociologies nees de la reaction au structu-ralisme des annees 1960-1970, ne donne que des outils faibles pourse placer a un niveau considere pourtant, jusque-la, comme celuipar excellence de la sociologie : Ie niveau societal. Entre les situa-tions locales et les grands ensembles culturels, entre l'instant presentet le temps long des schernas elementaires du jugement, la sociolo-gie s'est toujours attachee a menager une place pour ces unites derang et de temporalite intermediaires, qu' on les appelle formationssociales, cultures nationales ou, simplement, societes. Pourquoi cesinstances, si utiles a notre discipline, ont-elles soudain manque al'appel ?Une reponse simple et souvent donnee aujourd'hui est qu' elles ontdisparu de nos textes parce qu' elles ont disparu de ce monde. II n'yaurait plus de societes. La societe correspondrait moins a une rea-lite qu' a un projet, et ce projet aurait a peu pres le rneme age que lasociologie. II se serait forme a la fin du XIXe siecle, Iors de la pre-miere crise de la modernite, pour repondre aux problernes issus del'affaiblissement des comrnunautes. La disparition de la societeserait done d'abord, dans cette ligne de pensee, Ie resultat d'unaffaiblissement de la forme de solidarite liee a l'Etat-nation, queUesque soient les interpretations que l'on donne de ce phenomene.On peut aussi laisser de cote la question, peut-etre indecidable, de

    Ia disparition de la societe et chercher dans une autre voie qui nousorienterait moins sur ce qui se passe dans Ie monde reel que sur cequi se passe dans Ie champ, plus etroit, de la sociologie et, plus pre-cisement, de la sociologiedans ses rapports avecl'histoire. Selon cettehypothese, les sociologues se seraient eloignes de la macrosociologieparce qu'Ils se seraient trouves en face de problemes cartogra-phiques qu'ils ne savaient plus resoudre. La macrosociologie est unehistoire du present et elle doit faire face, comme l'histoire, a des pro-

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    UNE SOCIOLOGIE SANS SOCIE:rt? 309blemes de selection des elements pertinents, A defaut de pouvoirprendre appui, pour realiser cette selection, sur Iepasse ou sur l'ave-nir, l'histoire peut encore, comme l'a montre Francois Hartog, selec-tionner du point de vue du present lui-meme ce qui importe dans Iepasse (merne si une telle position a pour effet d'entrainer un chan-gement tres rapide des perspectives historiques). Mais, plus encoreque l'histoire, la macrosociologie, sans distance temporelle par rap-port a son objet, a besoin de s'adosser a une tendance historique qui,prenant ses racines dans Ie passe, peut etre prolongee dans l'avenir;Onpeut leverifier dans lecas de la plupart des sociologues classiquesqui, d'une facon ou d'une autre, ont solidement adosse leur ceuvreaune theorie de la modernite : successions de modes de production,passage de la communaute a la societe ou de la solidarite mecaniqueala solidarite organique, deploiernent dans l'histoire de l'individua-lisme et de la rationnalite, etc. C'est cette possibilite de tirer un traitvers l'avenir, en faisant la part de I'irreversible et du reversible, quiserait devenue problernatique a la fin des annees 1970, et cela pourdes raisons qui, on S'en doute, ne sont pas toutes intellectuelles.

    Macrosociologie et critique sociale

    La question de savoir si la sociologie peut se passer d'une refe-rence a la societe n' a pas seulement une dimension scientifique maisaussi une dimension politique et ethique, La sociologie, telle qu' elles'est constituee dans la seconde rnoitie du XIXe siecle, S' est donneune ambition indissociablement scientifique et politico-ethique. Elleest, d'un merne mouvement, descriptive et normative, La sociologieclassique est, de facon plus ou moins explicite, une sociologie cri-tique et reformiste. Le point de fuite projete dans l'avenir depuislequel elleselectionne ce qui est pertinent dans lepresent est a la foisle lieu du probable, voire du necessaire, et le lieu du souhaitable. Aquoi bon, par exemple, S'acharner a decrire les inegalites, si l'onpense qu'il n'y a aucune chance de les diminuer et qu'il est dans lanature des hommes que regne Ia loi du plus fort?Or ilexiste un lien tres etroit entre position critique et approche

    macrosociologique. Soit, par exemple, la question de l'exploitation,de l' oppression ou de Ia domination. Dans quel cadre des relationsde ce type vont-elles se manifester? II est finalement assez rarequ' elies se donnent a voir dans Ie genre de situations auxquelles

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    -310 LUC BOLTANSKJdonne acces une approche locale. II faut pour eeIades circonstancesbien particulieres : un domaine agricole sous regime d'esclavage,uncamp d'Incarceration, des brutalites familiales, etc. Pourtant l'onsait bien que domination, exploitation et oppression ne se mani-festent pas seulement dans Ie face-A-faceet que de telles relationspeuvent s'exercer aussi a distance. 11suffit, pour s'en convaincre, derecueillir l'experience de ceuxqui les subissent. Mais comment pas-ser de la relation de cette experience a une demonstration plusrigoureuse? II faut pour cela definir un cadre au sein duquel unemise en rapport du malheur de ceux qui souffrent et du bonheur desgens heureux puisse etre etabli et prendre sens. C'est precisement untel cadre que fournissait la macrosociologie: ilpermettait de rap-procher et d'Integrer des conditions distantes, differentes, singu-Iieres, et d'etablir entre elles une balance de justice. Cela faisaitpartie de son role social. Peut-on facilement se resigner a ce que cerole ne soit plus rempli ?

    Conclusion

    Pour conclure ces quelques remarques, je dirai que la sociologie,et particulierement la nouvelle sociologie, me semble aujourd'huiarrivee a un tournant, La pluralite est certes une richesse. On nepeut pourtant voir sans apprehension l'entreprise sociologiquediverger dans des directions trop eloignees les unes des autres, avec,notamment, l'opposition entre macrosociologie, theorie de l'action,sociologie de I'experience, sociologie cognitive...Laquestion qui sepose a nous et, particulierernent, a ceux d'entre

    nous qui sont alles leplus avant dans le sens d'une pragmatique desrelations sociales, est celle du reengagernent des connaissances etdes savoir-faire accumules depuis quinze ans dans une sociologiecapable de prendre en charge une description de la societe, c'est-a-dire aussi dans une reconstruction du niveau societal d'analyse. Ilnes'agit pas, bien entendu, de faire simplement retour vers une posi-tion surplombante, ni de regresser dans la matrice rassurante duvieux positivisme, mais de mettre en oeuvre les methodes et lesnotions forgees dans I'etude des situations rapprochees pour inter-preter les relations de dependance a distance et pour decrire lescentres de calcul dont depend leur stabilite. Soit, par exemple, lanotion, pragrnatique, d'epreuve, Lesepreuves ne sont pas seulement -

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    UNE SOCIOLOGIE SANS SOCIETE? 311efficientes dans la multiplicite morcelee des interactions quoti-diennes. Elles doivent leur format a des contraintes de rang pluseleve et leurs effets s'agregent et se cumulent d'une facon qui nedepend pas seulement des artefacts d'enregistrement. En suivant lesdebats et les pratiques qui accompagnent leur mise en place et leurstransformations, c'est bien vers un niveau societal que s'orientel'analyse. N'est-ce pas d'abord, en effet, de la nature des epreuvesquotidiennes que depend I'experience que nous avons de la societe,de sa presence ou de son effacement?

    NOTES

    1. B. Lepetit, Le present de l'histoire , in L e s F o r m e s d e l ' e x p e r i e n c e . Une a u t r e h i s -toire sociale, SOllS la dir. de B. Lepetit, Paris, Albin Michel, 1995.2. L. Boltanski et L. Thevcnot, D e la i u s t i f i c a t i o n . Les e c o n o m i e s d e l a g r a n d e u r , Paris,

    Gallimard, 1991.