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BRIGITTE et l'amour

qui pardonne

ISBN 2-217-03027-2

© Gautier-Languereau, 1980

CHAPITRE PREMIER

BRIGITTE ET MARIE-AGNÈS DEVENUE MADAME

Voici venue la saison du regroupement après l'éparpille- ment de l 'été qui pro je t te petits et grands p a r les routes à la recherche d 'aut re chose. Moment significatif. Arrêt hanté p a r les souvenirs de toutes les nuances. E t puis reprise de la vie habituelle, mais jamais tout à fait pareille. Les enfants changent de classe, de programmes, de maî- tres. Les aînés aussi, dans leur âme, ont changé.

Moi ? Je n'avais rien vu de neuf ; les Buissonnets, seule- ment les Buissonnets cette année. Et de r e tour chez nous, au lieu d 'un enrichissement, je constatai u n dépouil lement, avec cette chambre vide, la chambre abandonnée par Marie-Agnès. C'est tel lement vide, une chambre vide !

Sur tou t quand une Marie-Agnès l 'animait . Maintenant , Marie-Agnès et ses rêves, ses bouquins , ses rires, anime la chambre commune avec un mar i : case sans caractère

et nue dans le bloc à douze étages qui se dresse au-dessus d 'une plaine jadis mara îchère et devenue chant ier de construct ion. Notre fille pourra-t-elle y être heureuse de la même manière que dans le logis de son enfance ?

Jamais après la séparat ion des vacances je ne ressentis pareille hâ te de re t rouver tout mon peti t monde, que domine cette année la figure de cette jeune mariée dont les réactions passionnent l 'entourage. Elle est rentrée à Paris, non pas changée, no t r e chérie si droite et si sincère, mais épanouie telle une belle fleur. Elle r appo r t a de son séjour au pied des Pyrénées un pet i t accent et des mots de là-bas qui nous amusent . Toute la famille réc lamant de

la voir, de l'entendre sans plus tarder, Mimi proposa une réunion à Saint-Cloud.

— C'est chez nous qu'il y a le plus de place. Les enfants pourront courir dans le jardin, si agréable en cette saison. Et Pierre sera content de parler métier avec Sylvain...

Les uns et les autres aiment aller chez Mimi. Qui n'aime aller chez Mimi ? On y est bien. On ne sait trop pourquoi. Est-ce à cause du beau paysage découpé sur une courbe de la Seine et les coteaux boisés ? Ou bien à cause d'elle, la femme en blanc dont la douceur établit une atmosphère de paix ? Cette « aura » de certains êtres, les uns bien- faisants, les autres néfastes, quel mystère ! De Mimi, ce jour-là, comme d'habitude, émanait la sérénité.

Les enfants une fois lâchés au jardin, le couvert dressé sur la longue table familiale, il ne s'agissait plus que d'attendre les jeunes mariés. Mais ils venaient de loin ! Maître Sylvain, l'indépendant, le têtu, avait refusé que l'un de nous allât les prendre en voiture.

— On se débrouillera — comme on fait tous les jours, renchérit Marie-Agnès. Que personne ne se dérange. Ça nous fâcherait...

Quand s'envolèrent du clocher de Saint-Cloud les pre- mières notes de l'angélus, particulièrement joyeuses en ce beau dimanche, les Iribara firent leur entrée, escortés d'une petite troupe d'enfants bondissants.

— Ça, par exemple ! bougonna Dany qui ne comprend pas qu'on puisse circuler sans auto.

Mais le jeune couple, rieur, énuméra les divers moyens de transport dont ils avaient usé pour passer de la ban- lieue nord-est à la banlieue sud-ouest.

— On est de pauvres gens, nous ! Métro, autobus et nos jambes. Ça nous suffit. Ah ! qu'il fait bon chez vous ! que c'est joli, votre coin !

Les enfants regardaient, avec la curiosité indiscrète pro- pre à leur âge, tatie devenue madame. Serait-elle toujours une aussi chic tante ? Et son Sylvain, quel usage allait-on faire de cet oncle tout neuf... et barbu ?

Les aînés, Véronique, Gabriel, Hugues lui-même, res- taient réservés, corrects. Mais Pascal et Florence, la main dans la main, étaient attentifs comme devant l'écran de la télé. Marie-Agnès se retourna vers ce public :

— Alors, on ne me reconnaît plus ? Qu'ai-je donc d'extraordinaire ?

Flo, la plus hardie, répliqua d'une voix claire : — On se demandait de quoi tu aurais l'air depuis que

tu es une dame. Eh bien, je te trouve belle. — Moi aussi, dit Pascal. Et les grands, se consultant du regard, confirmèrent le

jugement. — Nous aussi, tatie, nous te trouvons belle. Que restait-il à faire ? Les grands-parents, les parents,

Dany et Line, Pierre et Mimi reprirent le sincère et joyeux éloge. C'est vrai, Marie-Agnès a cette beauté rayonnante qu'apporte à toute femme — serait-elle laide — un jeune amour. Et Sylvain, fier de sa compagne, s'écria :

— Merci, tout le monde. Et Marie-Agnès, se tournant vers l'homme qu'elle aime,

lui tendit son visage heureux. Déjeuner gai, sans façon. Véronique avait demandé

qu'on la laissât faire le service. Et Gabriel, le petit maître de maison, seconda sa cousine qu'il aime beaucoup. Pas une maladresse, pas un impair, vraiment, on peut atten- dre beaucoup des enfants. Ces deux-là, en particulier, si adroits, si attentifs au bien-être des autres — et si char- mants à voir — contribuèrent vraiment à donner à la réu- nion son caractère de fête. Sylvain, jusqu'alors un peu figé parmi nous, se révéla un plaisant causeur : le soleil du Midi accompagne les gens de là-bas ! Et Marie-Agnès l'écoutait avec orgueil.

Line, la chère petite Line, rêvait, en face de ce couple heureux. Je lis, bien plus qu'avant la crise, dans cette âme complexe. Je sentais qu'une fois de plus elle pensait : « Marie-Agnès fera mieux que moi. Je ne fus pas la com-

pagne parfa i te p o u r Dany. » Sur son visage expressif pas- saient des ombres.. .

Après le repas, les enfants s 'envolèrent au ja rd in . Gabriel, qui aura i t peut-être préféré res te r au salon, dit à sa mère :

— Véronique et moi, nous surveil lerons les petits. Ne vous inquiétez pas, m a m a n .

Mimi a t t i ra vers elle son fils :

— Non, je ne m' inquié tera i pas. Vous êtes si gentils, si raisonnables, tous les deux.

Il posa sa tête sur l 'épaule de la m a m a n qu'il adore, tout en se r endan t compte qu'il n 'en est pas le préféré. Et, s 'a t tardant dans ce creux, il f e rma les yeux p o u r mieux goûter la douceur de se sent i r aimé. Guy n ' é tan t pas là — il passe les d imanches chez son père — Gabriel possédai t Mimi à lui seul. O Mimi, pourquo i faire plus large la p a r t de Guy que celle de ton p ropre fils ?

— Viens donc, criaient, impat ients , les trois diablotins. Alors il se t i ra du nid et re joigni t Véronique qui regar-

dait, qui pensait . Bientôt , Pierre e m m e n a Sylvain dans son labora to i re

p o u r lui expl iquer certaines découvertes de n a t u r e à le faire avancer dans ses études. Line et Mimi purent , t ou t à leur aise, in ter roger leur s œ u r au suje t de sa nouvelle vie, de l 'étroit et lointain logis, de l 'organisat ion de son acti- vité, à la fois professionnelle et ménagère. Comment s'ar- rangeait-elle, pe t i tement installée, con t inuan t à exercer sa profession ?

— Nous deux, Mimi et moi, reconnut Line, nous avons eu des débuts si faciles ! Heureusement , tu es débrouil- larde, toi.

— Et robuste, soupi ra Mimi. Quand même... — J'avoue, dit Marie-Agnès, que bien des pet i ts embête-

ments se manifes tent peu à peu, exerçant la pat ience — et je n 'en ai pas à revendre — réc lamant de la bonne humeur . Tâchez de comprendre une impress ion bizarre : je me sens t ranspor tée en pays ét ranger . Dans ce bled,

rien ne ressemble à ce que j'ai toujours connu. Tenez, rien que d'ouvrir une fenêtre perchée au douzième étage, ça change tout pour une fille habituée à de bonnes vieilles maisons basses. Vous n'imaginez pas combien les sensa- tions sont différentes. Ça n'est d'ailleurs pas désagréable de se trouver plus haut dans l'atmosphère, là où se plai- sent les oiseaux. On voit loin, et ça me rend plus intelli- gente. Du moins quand je regarde en l'air, car en bas ce n'est point beau, ni à mi-hauteur. Ces démolitions, ces bulldozers, ces grues qui profilent leurs longs bras entre les nuages et la terre, quel étrange spectacle ! Sylvain déteste particulièrement le va-et-vient des grues. Moi, c'est le vacarme des bulldozers.

— En effet, cela doit être affreux, murmura maman. — Si nous étions là tout le temps, bien sûr. Mais nous

vivons plus sur les routes ou au cœur de Paris que chez nous. Et, le soir, démolisseurs et bâtisseurs disparaissent avec leur vacarme. Mais alors...

Tout en riant, elle fit le geste de se boucher les oreilles : — Le soir s'éveillent les bruits des voisins. Murs et

planchers sans épaisseur. Alors on entend tout. Les pleurs des bébés, les jeux des plus grands, les querelles des parents, les chansons de la radio, le ronron des aspira- teurs. J'essaie de convaincre Sylvain qu'on s'habitue à cela et que bientôt il n'entendra plus les machines ni les humains. Mais il hausse les épaules, me qualifie de philo- sophe chimérique. Vraiment, le pauvre est très gêné pour travailler. Et pour dormir. Car les transistors déversent leurs émissions à toutes les heures.

Le grand-père, attentif à cette chronique des temps nou- veaux, déclara :

— Vois-tu, petite, les femmes ont plus de patience que nous. En réalité, le sexe dit faible s'avère fort pour s'ac- commoder de ce que les hommes n'arrivent pas à accepter.

— Il faut bien, grand-père. Ils ont tellement besoin de nous ! Je me rends compte de ce qu'est pour Sylvain, engagé dans des études si dures, la présence d'une femme

quand il rentre au logis et trouve tout en ordre, un repas convenable, une conversation en rapport avec ses soucis. Prétendre le mariage nuisible à la préparation d 'une car- rière ? Une aide, au contraire. Sylvain le dit bien.

Olivier intervint à son tour : — Sais-tu qu'en tout temps l'homme a eu besoin que

sa compagne fût brave ? Sans ta maman, crois-tu que j'aurais franchi sans broncher certains tournants ?

— Ma foi, avoua papa, se tournant vers maman, moi aussi, j'eus souvent besoin de ma femme pour tenir le coup.

Quel doux sourire vint rajeunir les traits de la chère maman !

Marie-Agnès reprit : — Pour en finir avec les inconvénients, puisque vous

voulez tout savoir, il y a les voyages à faire matin et soir pour aller travailler. Sylvain a repris son vélomoteur. Moi, je m'arrange avec l'autobus quand ce lourd carrosse daigne se conformer à l'horaire. Ensuite, le métro, bien sûr. D'ail- leurs, on se rend volontiers service entre voisins, dans un milieu simple. L'épicier m'a quelquefois prise dans sa camionnette. Notre bloc compte de braves gens, au milieu d'indésirables. J'essaie tout doucement d'établir un peu de fraternité. Par les gosses, on rejoint les mères. On dit que beaucoup de femmes s'ennuient dans ces casernes, cer- taines jusqu'à devenir neurasthéniques. Vous vous rendez compte ? Je tâcherai d'en repêcher quelques-unes, moi qui ai du dynamisme à revendre, une santé magnifique, un métier intéressant, une famille épatante. Et de la religion plein le cœur, comme vous, maman, comme mamie. Ah ! merci de m'avoir légué ce trésor que les théories philoso- phiques les plus saugrenues ne sont pas arrivées à détruire. Malheureusement, l'église est si loin de notre bloc ! Elles ne peuvent pas y aller, ces pauvres petites femmes travail- lant toute la semaine et devant, le dimanche, rétablir l'ordre chez elles. Où aller chercher la paix, le courage, la joie ? Dans le paysage manque un clocher.

— Oui, dit Olivier. Rappelons-nous Maurice Barrès déclarant : « Si l'église fait bien dans le paysage, c'est qu'elle y est une âme. »

— Une âme... Parfois, quand le temps est très clair, j'aperçois, toute blanche, la basilique du Sacré-Cœur. Cela me remet en état de prière. Je tiens un dialogue avec le Seigneur. Mais je dis là des bêtises. Ce n'est pas de loin que se tient le dialogue. La présence divine est partout. Seulement, mes voisines ne savent pas la chercher. Moi, je suis une privilégiée, et je peux me trouver bien partout, puisque partout peut se faire la rencontre avec Dieu.

Nous sommes restés silencieux, pensifs. Pierre et Syl- vain revinrent, l'air ailleurs. Et Dany dit, cherchant à ramener la gaieté :

— Voilà des savants qui descendent des nuées. Pendant ce temps, nous avons profité d'une belle conférence de presse. Vieux Sylvain, elle est éloquente, ta femme.

— Je l'admire ! soupira Mimi. Moi qui ne sais pas dire trois mots.

Pierre rectifia : — Tu parles en musique, ma chérie. C'est bien plus

significatif que tous les mots. Ils restent si pauvres, les mots !

— Marie, dit timidement Sylvain, j'aimerais vous entendre au piano.

Et elle de secouer gaiement sa tête blonde : — Je ne jouerai que si j'entends l'époux de ma petite

sœur me dire tu et m'appeler Mimi. Sinon, rien à faire. — Ce que mon époux peut être sot ! soupira la petite

sœur. Vas-y, Sylvain. Répète ta demande en termes conve- nables.

Il se leva, et, s'inclinant vers la musicienne : — J'aimerais t'en tendre jouer, Mimi. On applaudit. Elle se dirigea vers le piano. Et elle parla

à sa manière, elle parla en musique et, bien plus parfaite- ment que les mots, les ondes musicales faisaient lever en chacun de nous ces regrets, ces désirs, tout ce monde qui

sommeille et que la musique réveille, entraîne ailleurs. Un ailleurs qui est la vraie patrie de l'âme.

« Frappez et l'on vous ouvrira. » De ces mots, je fais de plus en plus ma devise. J'aime que ma maison soit large- ment ouverte. Qu'on y vienne sans « se gêner » et sans croire me gêner. Je voudrais qu'on s'y sente chez soi et que cela représente un peu « la maison » pour ceux qui n'ont pas de domicile méritant d'être appelé « la maison », tout court.

Et voilà qu'un grand pas bien martelé s'en approche, pas d'homme jeune. Je n'hésite guère : Sylvain se réserve encore trop pour venir spontanément chez nous ; et je devine bien vite qui est l'arrivant : les pas et les voix deviennent discernables entre tous les autres quand ils font partie des bruits familiers... Patrick ! Oui, le neveu Patrick. Plus que tous les bienvenus qui franchissent notre seuil sera le bienvenu ce passant-là, toujours por- teur de nouvelles et rayonnant de vitalité, comme Marie- Agnès. Il n'a pas encore quitté l'uniforme.

— Toujours soldat, Patrick ? — Sergent, tante Brigitte. Mais pas pour longtemps.

L'expérience touche à sa fin. D'ailleurs, je ne le regrette pas, tout en frémissant de plaisir à la pensée que je vais reprendre ma place dans le monde des gens indépendants.

— Qui est jamais indépendant ? Tout à fait indépen- dant ?

— Ah ! vous touchez là le point névralgique. Je suis follement indépendant. Je rêve de découvertes, d'aven- tures...

— C'est normal, futur reporter. — Oui, mais tout reporter étant journaliste doit tenir

compte des « huiles », comité d'administration, rédac- teurs en chef, et des intérêts de la maison, des petits copains, de la censure apparente ou déguisée. J'envie les

explorateurs de jadis, les audacieux qui s 'en allaient sur les mers avec leurs fidèles, leurs disciples, leurs ambi- tions follement grandes.

— Christophe Colomb ? Vasco de Gama ? Saint Fran- çois Xavier ? On pour ra i t croire qu 'enfant d 'un temps atomique tu envierais p lu tô t les cosmonautes lancés dans les espaces stellaires.

— Erreur . Moi, ce qui m' intéresse — aveu prétentieux, stupide à m o n âge — ce sont les humains. A vous seule, qui comprenez tout, j 'ose dire : les humains , pas seule- ment dans leurs civilisations, leurs lois, leurs coutumes, mais... leurs âmes. Moquez-vous de moi !

— Je m'en garderais bien. Figure-toi que tu exprimes à ta façon la même idée qu 'un h o m m e du siècle dernier, le père Lacordaire qui disait : « Tôt ou tard, on ne joui t que des âmes. » Chez toi, cette jouissance se manifeste tôt.

— Vous ne trouvez pas ça romant ique et bête ? — Non, très chic. Je suis persuadée qu 'à la caserne tu

auras ainsi re joint plus d 'une âme. Je me levai et, posant la main sur cette large épaule

encore revêtue du drap réglementaire : — Bien entendu, tu as faim, tu as soif. Les âmes ne

suffisent pas à rassasier un garçon de ton genre. Laisse- moi cinq minutes pour p répa re r un peti t supplément au repas offert p a r l 'Etat .

Quand je revins près de lui, il se penchai t sur une photo : Marie-Agnès en mariée.

— Ce qu'elle était belle ! murmura-t-il . Quelle allure ! Vous me direz qu'il y a beaucoup de femmes plus réguliè- rement jolies. Mais chez aucune on ne trouve ce... ce je ne sais quoi d'indéfinissable.

— Inutile de chercher une ét iquet te qui ne collerait jamais. Remets cette photo à sa place, m o n grand. Puise dans la pile des tartines. E t raconte-moi « des choses ». Je suis comme toi, tout m'intéresse.

Il soupira :

— Pas comme maman. Pauvre petite maman, rien ne l'intéresse plus. Je vous assure. Elle s'enfonce dans l 'indif- férence, et sans lutter pour se tirer de là.

— Sans doute ne peut-elle plus lutter. Elle est très fai- ble, ta petite maman.

— Si je venais à la perdre, ce serait affreux, tante Bri- gitte. La croyez-vous en danger ? Papa semble voir en elle une malade imaginaire qui refuse de réagir.

— C'est une « vraie » malade, incapable de réagir. Il faudrait constamment une présence à côté d'elle. Etant par nature si peu égoïste, si détachée des choses matériel- les, elle ne réclame rien. C'est surtout... d'amour qu'elle manque, ta maman.

— Cependant, je l'aime tellement ! Mais je rêve quand même à de lointaines aventures. Cela, c'est de l'égoïsme, non ? Je me demande parfois si le mot vocation ne crée pas des mirages. Sous prétexte de vocation, on risque de laisser de côté le proche devoir. Cela me taquine, cette inquiétude-là. Laisser maman ? En aurais-je le droit ?

— Puisque tu n'as pas fini ton stage à l'école de jour- nalisme, ne te fais pas de soucis. Tu vas maintenant reprendre ta place à la maison et entourer ta mère de soins et d'affection.

Son visage se durcit et il dit farouchement : — Ma sœur est un chameau. — Quel vilain mot, Patrick ! Retire-le. — Il lui convient parfaitement. Et je ne retire rien du

tout. Marie-France ne s'occupe que de sa petite personne : ses caprices, se hausser au premier rang parmi les femmes élégantes, avoir son portrait dans les magazines, tourner la tête des hommes, sans arriver finalement à en annexer aucun qui vaille la peine...

— Elle semble s'améliorer. — Ça n'a pas duré, ma pauvre tante. Je vous renouvelle

un avertissement dont votre extrême bienveillance a refusé de tenir compte : le mariage de Marie-Agnès a réveillé son penchant à la jalousie. Oui, elle est jalouse

de la voir mariée à un garçon qui a de la personnalité et qui est beau. Et elle recommence à être jalouse de Line plus jolie qu'elle-même, bien qu'elle la déclare déjà fanée, et puis artiste, mère de trois gosses, riche, aimée d'un mari très bien. Le petit jeu va reprendre auprès du ménage Dany. A quoi espère-t-elle arriver ? Mystère. Mais c'est à surveiller, croyez-moi.

Et le grand neveu s 'en alla, me laissant bien pensive.

CHAPITRE II

BRIGITTE, BLANCHEUR ET LAIDEUR

Longue silhouette maigre, s t r ic tement vêtue de gris sombre : Vincent, not re fils prêtre. Toujours écourtées, ses visites ! « Le prêt re est un h o m m e mangé. » C'est vrai.

Vincent se penche vers le « guéridon aux images », comme disent mes petits-enfants, curieux de tout ce qu 'appor te le courr ier quotidien en fait de revues illus- trées, de catalogues touris t iques p répa ran t de lointains voyages. Olivier en reçoit pas mal. D'un doigt rapide, Vincent soulève les diverses paperasses entassées sur le guéridon rococo hér i té de tante Marthe.

— Je pourra is empor t e r ça ? demande-t-il en mon t r an t une brochure riche en couleurs.

— Bien sûr. Ces belles photos in téresseront les enfants de ton patronage.

— Espérons-le, murmure-t-i l ent re ses dents, de cette voix brève que prennent les garçons quand ils n 'ont pas envie de raconter leurs peti tes affaires.

Je connais le genre. Je n ' insiste pas. Il fourre la revue sous son bras, il m 'embrasse et disparaît . Il devient bien taci turne ! je n 'a ime pas ça.

Vincent, mon petit , mon grand, mon prêtre, p rê t re de l'Eglise de France, quel souci traînes-tu donc ? Ce n 'es t cer ta inement pas le regret d 'avoir choisi le sacerdoce : il suffit d 'avoir assisté à ta messe pour savoir à quel point tu es prêtre. Un consacré pour l 'é ternité et heureux de ne plus t 'appar tenir . Alors, pourquoi ce pli en travers du f ront ?

Le brouillard s'éclaircit un peu, grâce à mon petit-fils. Hugues déclara, pas content :

— On a eu en classe une leçon sur l'Afrique. Et puis une dictée avec une explication de texte à faire chez soi. Vous aviez mis là, sur le guéridon aux images, l' album d'une grande agence de tourisme, qui proposait un circuit « sensas » en Afrique. Avec un texte très intéressant et des photos en couleur épatantes. Je me disais : « Chic ! J'y puiserai tout ce qu'il me faut. » Et voilà qu'il a dis- paru. Papé affirme qu'il ne l'a pas pris. Pascal aussi. Et Marie-Agnès. Alors ?

— Je sais ce qu'il est devenu, mon pauvre garçon. C'est ton oncle Vincent qui l'a emporté, en disant : « J'en ai besoin. » Et il ne l'a pas rapporté.

Hugues ne manqua pas une si belle occasion de se mettre en colère :

— Si c'était moi qui avais fait ça... J'en avais besoin, encore plus que lui. Il l'aura prêté aux gosses du patro, qui, après avoir fourré dessus leurs pattes sales, l 'auront chipé à leur tour.

— Du calme ! Ces enfants-là ont bien droit au plaisir de regarder comme toi de belles images.

Temps d'arrêt, de réflexion. Et puis un soupir : — Compris. Mais il y a une chose qui nous intrigue

tous les trois. Pourquoi oncle Vincent qui est un prêtre, qui est vieux, qui est une grande personne, enfin, aime-t-il tellement à farfouiller sur le guéridon aux images ? Il n'a pourtant pas le temps de faire des voyages. Et sûrement pas d'argent. Ça coûte horriblement cher, ces histoires-là. Quand on voit les prix...

Je demandai, songeuse : — A ton avis, quels pays semblaient l'intéresser le

plus ? Fier que je le consulte, le petit garçon répondit sans

hésiter : — L'Afrique. Il m'a montré sur la carte où il était allé,

autrefois. Il m'a raconté comment c'était, ce qu'on cul-

tivait, comment s'habillaient, parlaient, mangeaient les gens. Pascal ayant dit : « J'aime pas les nègres », il l'a grondé : « C'est mal de parler ainsi. Les nègres sont autant que nous les enfants du bon Dieu. Quand ils se font chrétiens, il y en a qui deviennent des saints. »

La brochure consacrée à l'Afrique ne revint jamais sur le guéridon aux images. Elle était si riche d'informations et de brillantes photos prises sous un ciel d'un bleu intense ! Hugues oublia sans doute que son oncle Vincent se l'était appropriée. Moi, je devinai que l'oncle avait fini par croire que ce document lui appartenait, tant il se l'était assimilé ! Pourquoi donc le jeune prêtre voué à la banlieue parisienne s'accrochait-il ainsi à ses souvenirs de terres africaines ?

Un jour, il me confia, se forçant à un sourire triste : — Vous souvenez-vous du legs que tante Marthe voulut

me faire par avance ? Un grand fourre-tout en cuir, venant de l'oncle Eugène, et que j'emporterais comme bagage de missionnaire ? Or c'est tout simplement dans la zone pari- sienne que je travaille. Pays de mission, là aussi. Mais les âmes ne sont pas enfantines ni naïves, je vous assure.

Il n'en dit pas plus. Mais il en pensait bien plus, notre Vincent, faisant ses premières armes dans la plus haute et la plus difficile des fonctions que puisse assumer un homme. Quel nuage passait donc au ciel clair de sa voca- tion ?

Ce fut Patrick qui acheva de m'éclairer — ce Patrick toujours prêt à venir chez nous. Il me dit :

— J'ai vu Vincent hier. Un Vincent avec des yeux creux jusque-là. Un Vincent dans la peine et qui espérait que je pourrais faire quelque chose pour lui. Pas pour lui-même, d'ailleurs, ne vous tracassez pas. Il s'agissait d'un blouson noir qui a mal tourné. Un de ces pauvres grands garçons qui errent dans les chantiers et les terrains vagues après le départ des ouvriers bâtisseurs. Vincent avait procuré un peu de travail à ce Bébert, et le garçon de jurer qu'il renonçait aux filles, aux voitures volées, au bistrot. Il y

eut même un peu d'attendrissement au souvenir de « sa communion ». Bref, Vincent le croyait dans la bonne voie. Mais Bébert est retourné avec sa bande. On a dévalisé un pavillon dans ce coin-là et mis le Bébert en tôle. Alors le naïf Vincent s'est imaginé que je pourrais le tirer de là, moi, pauvre petit journaliste de quatre sous. Echec, bien sûr. Son Bébert est encore pire qu'avant. Il injurie le petit curé, déblatère contre la société, la religion, la famille, et tout et tout. Cafard noir pour Vincent qui a déclaré : « Il n'y a rien à faire. Je croyais que chez les jeunes il restait un peu de générosité, d'honnêteté. Non. Ils ont reçu de trop mauvais exemples. Leurs aînés affichent une telle indifférence pour tout ce qui n'est pas l'argent ou le plai- sir. » Il me faisait pitié, il avait si mauvaise mine ! Je lui ai dit : « Viens. On va prendre un pot ensemble. As-tu seulement mangé, à midi ? » Il n'a accepté qu'un café. Une fois un peu remonté, il a sorti ce qu'il avait sur le coeur : « Les gens des villes sont desséchés par les conditions où ils végètent. Comment arriver jusqu'à leur âme ? Mon vieux, j'aurais dû me faire missionnaire, m'en aller en Afrique. Comme d'autres filles que j'ai connues autre- fois. »

Ainsi Vincent avait parlé « d'autres filles ». Pensait-il à cette Catherine qui l'aima, le disputa au Seigneur et par- tit pour l'Afrique, après avoir pleuré, près de la rivière, aux Buissonnets ?

Il a neigé... Ouvrant m a fenêtre au mat in , je reçus en plein visage, en pleine âme, l 'éblouissement de cet te blan- cheur épandue su r le jardin. Silence de la ville é tonnée de s'éveiller ainsi enveloppée. Silence des oiseaux qui on t froid. Mais b ientô t retenti t , dérangeant ce calme, l 'appel du téléphone.

— Ici, Marie-Agnès. Puis-je venir dé jeuner ? Re tourne r chez nous, c 'est si difficile p a r ce temps-là !

Elle arriva, encapuchonnée, bottée, joyeuse.

— Quelle splendeur, un jardin sous la neige ! Cela rap- pelle la montagne... A propos, Véronique est-elle revenue en bonne forme de ses petites vacances de neige ? J'ai hâte de la voir.

— Tu la verras au dessert, car je lui ai dit de passer ici avant de retourner en classe. Elle est superbe, fraîche, gaie, très détendue.

— Rien de tel que la montagne en hiver pour clarifier les idées...

Et puis, subitement : — J'ai faim. Qu'y a-t-il de bon pour le déjeuner ? Chic,

un déjeuner dont je ne me suis pas occupée ! — Cela t'ennuie beaucoup de cuisiner ? — Oui, quand je suis toute seule à m'attabler. Quand

il s'agit de Sylvain, cela devient un plaisir. Et je pèle mes pommes de terre en chantant, ainsi que je vous vis tou- jours le faire, maman.

On se mit à table, tous les trois, comme autrefois ; Olivier, Brigitte et leur fille. Quel entrain elle a, cette Marie-Agnès !

— Plutôt qu'une Normande, on te croirait une Méridio- nale, remarqua Olivier, gagné par sa gaieté.

— Pas surprenant, papa, vous avez voulu mettre du soleil sur vos toiles, n'est-ce pas. Sans doute y en eut-il toujours moins que vous le souhaitiez : eh bien, ce qui ne passa point sur la toile retomba sur votre fille. Voilà. J'ai recueilli les rayons qui erraient sans s'arrêter autour du chevalet. Et j'ai une âme de soleil !

— Comme tu dis ça gentiment, ma grande ! Ah ! il manque dans la maison, ton soleil !

— Il fallait bien qu'un autre en profite à son tour. Je vous assure que le pauvre Sylvain a joliment besoin de moi pour échapper à la hantise des maladies, infirmités, des microbes et de la mort. Pas réjouissant, le métier de médecin.

— En effet, renchérit Olivier. Rien que de la laideur, de la souffrance...

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