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C. NORTHCOTE PARKINSON LA LOI DE PARKINSON … ET AUTRES ANALYSES DE L’ADMINISTRATION

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C. NORTHCOTE PARKINSON

LA LOI DE

PARKINSON

… ET AUTRES ANALYSES

DE L’ADMINISTRATION

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C. NORTHCOTE PARKINSON

LA LOI DE PARKINSON

… ET AUTRES ANALYSES

DE L’ADMINISTRATION Titre original :

"Parkinson’s Law And Other Studies In Administration" © C. Northcote Parkinson (1957)

Traduction française originale : "1 = 2, ou les Principes de Mr. Parkinson" Ed. Robert Laffont (1958)

Traduction actualisée (août 2013)

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PRESENTATION / PREAMBULE A LA TRADUCTION ACTUALISEE Selon une rumeur qui a fait le buzz chez les jeunes cadres dynamiques, le livre de chevet des dirigeants et cadres supérieurs des entreprises du Top 10 mondial, serait "L’art de la guerre" de Sun Tzu (Chine, VIe siècle av. JC). Nous apprenons ainsi d’une part, que ces personnages consacreraient une importante partie de leur temps à comploter les uns contre les autres, et d’autre part qu’ils liraient des livres entre deux coups tordus. Avec de telles hypothèses, on ne saurait trop conseiller à tous ces gens en place et à ceux qui essayent de la leur prendre, de lire également "La loi de Parkinson … et autres analyses de l’administration", qui leur sera tout aussi utile comme kit de survie dans les structures publiques ou privées de notre société moderne. Cet ouvrage qui aurait pu s’intituler "L’administration pour les nuls en 10 leçons" est sûrement le plus adapté qui soit pour instruire les étudiants de nos Grandes Ecoles et Universités, futurs dirigeants et cadres de haut niveau, sur le fonctionnement réel de la vie des affaires et plus spécialement dans les administrations publiques et les grandes entreprises. Ceci est d’abord dû au génie de son auteur, mais également au fait que les enseignants de ces Grandes Ecoles et Universités n’enseignent qu’une vue extrêmement théorique des modèles sociaux-économiques et qu’ils confortent les étudiants dans l’idée que les systèmes d’équations leur permettront de traiter tous les problèmes qu’ils rencontreront. Il est également vrai que la plupart de ces enseignants sont des chercheurs et n’ont jamais connu l’entreprise, même si l’observation du fonctionnement de nos universités pourrait leur donner quelques éléments pertinents sur cet aspect des choses. Il est de notoriété publique qu’à la fin de chaque année scolaire, nos Grandes Ecoles lâchent dans la nature, des promotions de jeunes diplômés qui ont appris - et souvent très peu - non pas ce qui se passe dans les entreprises, mais ce qui devrait s’y passer1. C’est sur ce point que l’apport de C. Northcote Parkinson est remarquable. D’un humour ravageur et d’une précision chirurgicale, il démonte et analyse le fonctionnement de nos institutions avec des mises en scènes hilarantes, des anecdotes pittoresques, des études de cas ubuesques, le tout présenté sous la forme d’articles scientifiques parodiques agrémentés de formules délirantes. On est proche de Courteline, avec de-ci de-là quelques morceaux de bravoure qui ne sont pas sans évoquer le regretté Pierre Desproges.

1 NDT : Voir en annexe [3], les commentaires de Claude Riveline, Professeur à l’Ecole des Mines de Paris, à propos de divers ouvrages de C. N. Parkinson, et qui ont inspiré en partie cette présentation.

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Ces chapitres amusants et apparemment inoffensifs, qui n’évoquent jamais le sérieux académique - en admettant qu’il existe encore -, décrivent le quotidien d’un monde dont le fonctionnement, loin des modèles mathématiques, est régi par l’humain avec ses nécessités, ses faiblesses et ses incohérences, et finalement, illustrent avec talent l’application du "Principe de réalité" dans la vie des entreprises - comme il est très difficile d’enseigner cette thématique en restant politiquement correct, elle reste désespérément absente des cursus universitaires -. Toutes les descriptions restent réalistes et les diagnostics effectués par C. N. Parkinson sont toujours aussi pertinents pour quiconque doit évoluer dans ces structures, même si le demi-siècle qui s’est écoulé depuis leur publication, rend parfois ses solutions dépassées … mais un peu seulement. Beaucoup d’aspects du monde de l’entreprise au sens large y sont traités, depuis la multiplication inéluctable des personnels administratifs, jusqu’au processus décisionnel en investissements stratégiques, en passant par l’analyse du nombre optimal des membres d’un Conseil, la sélection des candidats à l’embauche et l’éternel problème de la mise à la retraite des cadres qui s’accrochent … Je souhaitais qu’une version française soit enfin librement disponible pour tous ces jeunes gens qui seront un jour nos élites, car l’ouvrage publié en 1957 est totalement épuisé et il est impossible de s’en procurer un exemplaire aujourd’hui, même si on peut en trouver une version électronique en anglais sur Internet. Malheureusement, l’écriture, le style et l’humour anglais de 1957, et leurs équivalents dans la traduction française de 1958 de cet ouvrage, sont devenus pratiquement illisibles pour les étudiants français d’aujourd’hui. Sans aller jusqu’à pratiquer le langage des djeun’s, "Parkinson, c’est trop d’la balle, sur la vie d’ma reum", ou le style texto "Parkin’s, je kiff grav :-))", il était urgent de rajeunir l’excellente traduction de Jérôme Villehouverte en actualisant le texte et en particulier les expressions qui faisaient référence à des technologies disparues ou inconnues de nos chères têtes blondes, adeptes des consoles de jeux et nourries de réseaux sociaux. C’est ainsi que le chapitre IX "Palm Thatch To Packard" traduit par J. Villehouverte par "De la chaumière à la Packard", et qui résout l’énigme de l’ascension sociale du pauvre travailleur chinois devenu milliardaire, est présenté dans cette nouvelle traduction, sous le titre actualisé "Du bidonville à la Mercedes" :

• Les jeunes gens d’aujourd’hui n’ont jamais vu de "chaumière", sauf parfois comme décor aménagé pour les touristes en manque d’exotisme, ou chez Blanche Neige à Euro-Disney. Les reportages et enquêtes télévisuelles les ont par contre informés de l’existence des bidonvilles

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dans lesquels s’entassent aujourd’hui les plus démunis de la plupart des "pays en voie de développement" et même de quelques autres.

• Les automobiles américaines Packard (sans rapport avec les ordinateurs Hewlett-Packard®) qui symbolisaient la réussite sociale de leurs conducteurs, ont disparu en 1958. Dans le monde entier, ces magnifiques voitures sont aujourd’hui remplacées dans le rôle de signe extérieur de richesse, par de puissantes berlines allemandes, même si une Ferrari ou une Rolls-Royce avec des enjoliveurs incrustés de diamants reste un indicateur absolu de réussite dans certains pays.

Par ailleurs, dans les différents chapitres, C. N. Parkinson fait référence à quelques élémentaires notions scientifiques et à de nombreux événements ou personnages historiques, qu’il supposait connus et comme faisant partie de la culture de base de tout étudiant titulaire du baccalauréat en 1957. Un rapide sondage effectué courant 2012 auprès d’un petit échantillon représentatif, m’a conduit avec regrets, à rajouter au texte original, des notes de bas de page en abondance, pour rappeler, compléter ou expliquer la signification, par exemple et pêle-mêle, de la formule des intérêts composés, de la SDN, de la mithridatisation, de la guerre des Boers, du débarquement des Dardanelles et même du coolie (chinois. Sans rapport avec les fruits rouges). Ecrit comme un ouvrage de vulgarisation satirique en Sciences Sociales et Politiques à usage des étudiants, ce texte magnifique fera le bonheur de tous les citoyens qui seront enfin informés de ce qui se passe réellement dans les structures administratives de nos ministères et de nos grandes entreprises. Je tiens à remercier Agnès T., Daniel M., Edith M. et Laurent K. pour leur amicale participation à cette indispensable réhabilitation que l’on pourrait considérer, toutes proportions gardées, comme une mission de service public.

* ******* … en Provence, août 2013

Les illustrations d’Osbert Lancaster dispersées dans cette version, sont tirées de différents ouvrages de C. N. Parkinson.

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PREFACE DE C. NORTHCOTE PARKINSON

Pour les enfants, pour les enseignants, et même pour les auteurs d’ouvrages en Economie Sociale et Politique, le monde est un milieu relativement rationnel. Pour le fonctionnement des Administrations, des Ministères, des Conseils, et plus généralement de toutes les institutions qui gèrent et organisent nos états, ils imaginent que des représentants sont démocratiquement élus parmi ceux en qui le peuple a la plus grande confiance.

Ils rêvent de mécanismes grâce auxquels les plus sages et les meilleurs de tous ceux-ci deviennent les Ministres de l'Etat. Ils croient que de grands capitaines d'industries, mûrement choisis par les actionnaires, nomment aux postes opérationnels ceux qui ont fait leurs preuves aux échelons inférieurs. Il existe même des livres dans lesquels de telles suppositions sont hardiment exposées ou implicitement admises. Toutefois, pour ceux qui possèdent une solide expérience des affaires, ces idées sont tout simplement délirantes. Ces conclaves solennels qui attribueraient les postes de commandes aux éléments les plus responsables et les plus compétents d’entre eux, ne sont qu’une pure vue de l’esprit. Il est donc salutaire qu’un avertissement soit lancé à propos des dangers de telles opinions. Loin de moi, l’idée d’interdire aux étudiants la lecture d’ouvrages d’Economie Sociale ou Politique, sous réserve que ces livres soient considérés comme des œuvres d’imagination pure. Judicieusement placés entre les romans d’Alexandre Dumas et ceux de Jules Vernes, ou dispersés au milieu d’histoires de guerres des étoiles pleines d’engins spatiaux et d’aliens, ces manuels ne sauraient nuire à personne. Mais classés ailleurs, parmi des ouvrages de référence, ils pourraient causer des ravages irrémédiables. Consterné que j’étais, de réaliser ce que les gens s’imaginent être la vérité à propos des fonctionnaires et de l’administration, j'ai donc tenté de fournir, à ceux que cela intéresse, un aperçu de la réalité. Le lecteur averti devinera bien sûr que ces exposés sont basés sur autre chose que ma simple expérience professionnelle. Pour d’éventuels autres lecteurs moins impliqués, j'ai pris soin de placer ça et là, quelques légères allusions à propos de l’énorme quantité de recherches sur lesquelles mes théories sont basées.

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Que le lecteur veuille bien imaginer toute la documentation, les graphiques, les bases de données, les ordinateurs et les ouvrages de référence qui constituent le fondement indispensable d’une telle étude. Qu’il sache donc que les vérités révélées dans ce livre ne sont pas seulement l’œuvre d’un individu, ma foi assez doué, il faut bien le dire, mais d'un long et coûteux travail de recherche. Et qu’il sache bien que la réalité dépasse de loin tout ce qu’il peut imaginer ! Certains lecteurs estimeront peut-être qu’une plus grande importance aurait dû être réservée aux expériences et aux développements mathématiques sur lesquels reposent ces théories, mais un ouvrage plus détaillé aurait alors été plus difficile à lire et surtout, beaucoup plus cher. S'il est incontestable que chacun des chapitres suivants représente le fruit de patientes années de recherches, il ne faudrait quand même pas supposer que tout a été dit. Par exemple, dans le domaine militaire, on a récemment démontré que le nombre des ennemis tués au combat, varie en sens inverse du nombre des généraux qui les commandent. On vient également d’apporter d’indispensables précisions sur le caractère illisible des signatures, en tentant de déterminer à partir de quel moment, dans le cadre d’une carrière réussie, l’écriture finit par ne plus rien représenter du tout pour le signataire lui-même. Chaque jour ou presque, de nouvelles voies s’ouvrent ainsi devant les chercheurs et il est à peu près certain que les prochaines éditions de cet ouvrage auront tôt fait de démoder la première. Je tiens à remercier les éditeurs qui m’ont permis de regrouper et de publier sous cette forme certains de mes articles. Une place de choix est réservée à l'éditeur de la revue "The Economist", dans laquelle la loi de Parkinson a été révélée pour la première fois à l'Humanité. Certains autres des chapitres qui suivent ont été publiés initialement dans les revues "The Harper’s Magazine" et "The Reporter" avant la parution de l’ouvrage final en librairie.

C. Northcote Parkinson Singapour, 1957

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TABLE DES MATIÈRES PRESENTATION / PREAMBULE A LA NOUVELLE TRADUCTION PREFACE DE C. N. PARKINSON

I- LA LOI DE PARKINSON ou la loi de la pyramide sans fin

II- LA VOLONTE DU PEUPLE ou les assemblées démocratiques

III- LA HAUTE FINANCE ou la loi de l’insignifiance

IV- LES CABINETS MINISTERIELS ou le coefficient d’inefficacité

V- LA SHORT LIST ou les principes de sélection

VI- LE POINT MORT DE L’EVOLUTION ou le siège social idéal VII- LE FILTRE A PERSONNALITES ou la formule du cocktail

VIII- L’INCONJALITOSE ou la paralysie administrative

IX- DU BIDONVILLE A LA MERCEDES ou la formule pour réussir

X- LA DEAD LINE ou la mise à la retraite Annexe- SOURCES & COMPLEMENTS

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I- LA LOI DE PARKINSON … ou la loi de la pyramide sans fin

Tout travail augmente jusqu’à occuper entièrement le temps qui lui est affecté. Ce fait universellement connu2 peut se retrouver dans le célèbre dicton : "C’est l’homme le plus occupé qui a le plus de temps libre". Ainsi, une vieille dame oisive peut consacrer une journée entière à écrire et envoyer une carte postale à sa nièce en vacances au bord de la mer. Une heure pour choisir la carte postale, une autre à chercher ses lunettes dans tout l’appartement, une demi-heure pour retrouver l’adresse de la nièce, une heure et quart pour la rédaction du texte proprement dit, et vingt minutes pour décider si elle doit prendre un parapluie pour aller jusqu’à la boîte aux lettres au coin de la rue. Cette entreprise qui prendrait à peine dix minutes à quelqu’un d’occupé, peut ainsi laisser cette vieille dame, épuisée après une journée entière de doute, d'anxiété et de labeur. Donc, en admettant que le travail - et en particulier le travail administratif - dispose de bornes extrêmement élastiques, il est évident qu'il n’y a que peu ou pas du tout de relation entre un travail à effectuer et la taille de l'équipe chargée de l’exécuter, même si on peut remarquer que le manque d'occupation n'entraîne pas nécessairement l’oisiveté. Le travail augmente en importance et en complexité, en rapport direct avec le temps qui peut lui être consacré. Même si ce fait est largement établi, très peu de gens ont accordé l'attention nécessaire à ses conséquences plus lointaines, surtout dans le domaine de l'administration publique. Les hommes politiques et les contribuables ont toujours supposé, avec d’épisodiques phases de doute, qu’un accroissement des effectifs de fonctionnaires devait refléter un volume de travail croissant ou une meilleure qualité du service rendu. De mauvais esprits, mettant en doute cette croyance, ont claironné que la multiplication des fonctionnaires conduirait, soit à payer certains d’entre eux à ne rien faire, soit à réduire les horaires de travail de tous3. Mais il s'agit là d'une affaire dans laquelle ces opinions n’ont rien à voir, puisqu’il n’existe aucune relation entre le nombre de fonctionnaires et la quantité réelle de travail à fournir. Nous verrons que la loi de Parkinson définit un taux d’augmentation du nombre d’employés, taux qui reste constant, que le volume de travail augmente, diminue, ou même disparaisse complètement. 2 NDT : A cause du phénomène de diffusion des molécules, un gaz n’a pas de volume propre et occupe tout l’espace qui lui est affecté : il est "expansible". Le phénomène d’expansion du travail jusqu’à occupation du délai imparti est souvent considéré comme une transposition de la loi des gaz parfaits au monde du travail. 3 NDT : "L’administration est un lieu où les gens qui arrivent en retard, croisent dans l’escalier ceux qui partent en avance". Georges Courteline (Romancier et dramaturge français / 1858-1929). G. Courteline disposait comme C. N. Parkinson d’une solide expérience dans le domaine de l’administration, grâce à de nombreuses années passées dans l’armée et l’administration des Cultes.

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La validité de cette loi repose essentiellement sur le traitement de données et de statistiques qui seront présentées par la suite. Toutefois, pour le lecteur, il est plus intéressant de présenter d’abord les facteurs qui expliquent la tendance générale définie par cette loi. Sans entrer dans les détails scientifiques - qui sont très nombreux -, on peut distinguer deux facteurs principaux qui peuvent être énoncés sous une forme quasi-axiomatique :

F1 : Un fonctionnaire multiplie ses subordonnés, et non ses rivaux. F2 : Les fonctionnaires se donnent mutuellement du travail.

Pour bien comprendre le facteur F1, imaginons un fonctionnaire, nommé "A", qui se trouve surchargé de travail. Que ce surmenage soit réel ou imaginaire est sans importance ici, mais on peut accessoirement remarquer que cette sensation (ou illusion) de surcharge pourrait être la simple conséquence de la diminution de ses propres capacités, symptôme normal de son vieillissement. Pour remédier à cette surcharge de travail réelle ou imaginaire, il n’a, en pratique, que trois solutions possibles :

i. Il peut démissionner. ii. Il peut demander à partager son travail avec un collègue appelé "B". iii. Il peut demander l'aide de deux assistants, appelés "C" et "D".

Dans toute l’Histoire de l’Administration, on ne connaît pas de cas où un fonctionnaire dans la situation de A pourrait avoir choisi une autre possibilité que la troisième. En démissionnant, il perdrait tous ses droits à la retraite4. En nommant B au même niveau hiérarchique que lui, il ne ferait qu’ajouter un nouveau rival dans la lutte pour le remplacement de son supérieur W, lorsque celui-ci prendra (enfin) sa retraite. Donc, A préfère avoir sous ses ordres deux subalternes, C et D. Ceux-ci lui permettent tout d’abord de prendre de l’importance dans la structure, et en répartissant le travail entre C et D, il aura l’avantage d’être le seul à disposer d’une vue d’ensemble sur le travail effectué. Il est essentiel de réaliser ici que C et D sont, par définition, inséparables. Nommer un seul subalterne C est impossible, parce que C partagerait alors le travail avec A et disposerait presque de l'égalité de statut refusée précédemment à B, égalité encore plus redoutable si C est le seul successeur possible. Les subalternes doivent donc se compter par deux ou plus, chacun d’entre eux étant muselé par la crainte de la promotion de l’autre.

4 NDT : Depuis février 2013, le pape Benoît XVI apparaît comme une exception rarissime à cette règle (un seul autre cas a été constaté en 1415). A la tête d’un Très Saint Ministère, ce fonctionnaire a finalement acquis en démissionnant, les droits à une retraite qu’il n’aurait pu obtenir autrement.

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Lorsque C se plaindra à son tour de la surcharge de travail - comme il ne va certainement pas tarder à le faire -, A conseillera, en accord avec lui, la nomination de deux assistants nommés E et F pour l’aider ... , mais pour éviter toute friction interne, il recommandera également la nomination de deux autres assistants (G et H) pour D, dont la situation est sensiblement la même que celle de C. Avec le recrutement de E, F, G et H, la promotion de A devient alors pratiquement une certitude. Au bout d’un certain temps, donc, sept fonctionnaires font ce qu’un seul effectuait avant. C'est ici qu’intervient le second facteur F2. Comme ces sept collaborateurs se créent mutuellement du travail, ils sont tous débordés et A, finalement, est encore plus occupé qu’avant. Ainsi, un document qui arrive dans le service va passer tour à tour dans les mains de chacun d’entre eux. Le fonctionnaire E l’examine et décide qu'il relève de la compétence de F, qui écrit un projet de réponse pour C, qui le modifie radicalement avant de consulter D, qui sollicite G afin qu’il s’en occupe. Mais G doit justement partir en congé, et transmet le dossier à H, qui rédige une note, signée par D, et renvoyée à C, qui modifie sa rédaction en conséquence et établit une nouvelle version pour A. Que va faire A ? Il aurait toutes les excuses pour signer sans le lire ce document qui lui arrive, car il a bien d'autres soucis en tête. Il sait maintenant qu’il va enfin succéder à W l’année prochaine, et c’est à lui de décider lequel de C ou D peut lui succéder à son propre poste. Il a dû consentir à G un congé, alors que celui-ci n’en avait pas vraiment le droit. Il est inquiet et se demande si ce n’est pas H qui aurait dû partir à sa place pour des raisons de santé. Depuis quelque temps, H a mauvaise mine, à cause d’ennuis de famille, mais pas uniquement. Ensuite, il y a ce problème du montant de la prime exceptionnelle de F pour sa participation à l’organisation de la conférence annuelle des Services, sans compter la demande de mutation de E pour le Ministère des Anciens Combattants. Il a entendu dire que D a une liaison avec une assistante (mariée) du Service Comptable et que G et F ne s’adressent plus la parole, mais personne ne sait pourquoi. A pourrait donc être tenté de signer directement le projet de C, pour en être débarrassé. Mais A est un homme consciencieux. Même submergé comme il est, avec tous les problèmes créés par ses subordonnés pour eux et pour lui-même (problèmes qui résultent de l'existence même de ces fonctionnaires), il n'est pas homme à se soustraire à son devoir. Il lit donc avec soin le projet de réponse, supprime les paragraphes nébuleux ajoutés par C et H, et revient à la forme initiale proposée par F qui connaît bien son travail, même s’il a un caractère difficile. Il en corrige le style - les jeunes ignorent la grammaire et écrivent n’importe comment - et il produit finalement la même réponse qu’il aurait écrite si les fonctionnaires C, D,

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E, F, G et H n’avaient jamais existé. Beaucoup plus de personnes ont donc pris bien plus de temps pour aboutir au même résultat, mais personne n'a été inactif et tous ont fait de leur mieux … Et c’est finalement tard dans la soirée, que A quitte son bureau et peut enfin rentrer chez lui dans sa petite maison de banlieue. Les lumières des autres bureaux s’éteignent dans le soir qui tombe en marquant la fin d’une journée de dur labeur administratif. Dans les derniers à partir, les épaules voûtées et un sourire désabusé aux lèvres, A se dit que les heures supplémentaires, comme les cheveux gris, sont la rançon de la réussite professionnelle. A partir de cette description sommaire des deux facteurs déterminants F1 et F2, l’élève d’une Grande Ecole et l’étudiant en Sciences Sociales peuvent aisément conclure que les employés administratifs sont plus ou moins condamnés à se multiplier. Toutefois, rien n'a encore été dit sur le délai susceptible de s'écouler entre la date à laquelle A est affecté à son poste, et celle à laquelle H est embauché et peut commencer à compter ses trimestres de retraite. Des masses colossales de données ont été collectées sur ce sujet et c'est à partir de l'étude de ces statistiques que la loi de Parkinson a pu être établie. Le cadre de cet ouvrage ne permet pas de détailler ici cette analyse complexe, mais le lecteur doit savoir que cette recherche a débuté par le traitement des données relatives aux personnels des services du Ministère de la Marine Britannique. Ce Ministère a été choisi car ses personnels et ses responsabilités sont plus facilement quantifiables que pour un autre, comme le Ministère du Commerce, par exemple. On peut en effet poser ces informations simplement en termes de nombre de collaborateurs et de tonnages (capacité des navires opérationnels). Voici quelques-unes de ces données représentatives :

• En 1914, le total des effectifs de la Marine s’élevait à 146 000 officiers et matelots, ainsi que 3 249 employés administratifs des chantiers navals qui géraient les 57 000 ouvriers qui y travaillaient. En 1928, il y avait encore 100 000 officiers et matelots, pour 62 439 ouvriers des chantiers navals, alors que les employés administratifs de ces mêmes chantiers étaient devenus 4 558. En ce qui concerne les navires de guerre, le total de 1928 n’était plus qu’une petite partie de ce qu'elle était en 1914, puisque l’on ne comptait plus que 20 navires opérationnels contre 62.

• Au cours de la même période, le nombre de fonctionnaires de l'Amirauté

était passé de 2 000 à 3 569, ce qui avait permis à quelques mauvaises langues de qualifier ces Services de "magnifique marine de terre".

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Ces données sont plus parlantes sous forme d’un tableau :

STATISTIQUES DE L’AMIRAUTE

1914 1928 Augmentation ou diminution

Navires de guerre opérationnels

62 20 - 67,74 %

Officiers et matelots de la Marine Britannique

146 000 100 000 - 31,50 %

Ouvriers des arsenaux 57 000 62 439 + 9,54 %

Fonctionnaires et employés des arsenaux

3 249 4 558 + 40,28 %

Fonctionnaires de l’Amirauté

2 000 3 569 + 78,45 %

A l'époque, les critiques formulées à propos de ces évolutions visaient surtout le rapport entre le nombre des actifs disponibles pour le combat et le total des personnels affectés aux tâches administratives, mais ce point est sans intérêt ici. Par contre, ce que nous devons remarquer, c'est que les 2 000 fonctionnaires de 1914 étaient devenus 3 569 en 1928, et que cette croissance ne pouvait pas être une conséquence d’une augmentation de leur travail. Au cours de cette période, la Marine britannique a effectivement perdu un tiers de ses matelots et deux tiers de ses navires. De plus, à partir de 1922, les forces navales n’étaient pas censées augmenter, car le total des navires - contrairement à celui des fonctionnaires - était limité par l'Accord naval de Washington signé cette même année. Or, on constate ici une augmentation de 78 % du personnel administratif sur une période de 14 ans, soit une moyenne d’augmentation de 5,6 % par an5. En fait, nous verrons que le taux de croissance n'a pas été aussi régulier, mais à ce stade, tout ce dont nous avons besoin, c’est du pourcentage d'augmentation moyen sur la période étudiée. Cette augmentation du nombre total des fonctionnaires pourrait-elle s'expliquer par une loi prédisant une croissance inéluctable ? On pourrait opposer comme argument, à ce stade de la discussion, que des développements technologiques majeurs ont eu lieu dans la Marine de guerre pendant cette période.

5 NDT : Par souci de simplicité pour le lecteur, C. N. Parkinson utilise la division simple pour obtenir la valeur du taux moyen (78 / 14 = 5,6). La formule des intérêts composés, qui pourra être expliquée à l’étudiant en Grande Ecole ou en Sciences Sociales par le guichetier de son agence bancaire lors d’une prochaine visite, montre que le taux d’évolution moyen des effectifs sur cette période, est en réalité de 4,5 % par année. Cette valeur plus mathématique ne modifie en rien, ni cette analyse, ni les conclusions qui en résultent.

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L'utilisation d’engins volants n'était plus réservée à quelques excentriques, les équipements électroniques se sont perfectionnés, on tolérait les sous-marins sans les accepter encore totalement, et les officiers mécaniciens commençaient à être considérés quasiment comme des êtres humains. Dans cette nouvelle ère de révolution technologique, on aurait été en droit de penser que les chefs-magasiniers avaient des stocks plus difficiles à gérer. Il n’aurait pas été non plus surprenant de voir apparaître dans la masse salariale, plus de designers, plus d’ingénieurs et plus de scientifiques. Mais le personnel des chantiers navals n'a progressé que de 40 % alors que le nombre des fonctionnaires du Ministère a augmenté au total de près de 80 %. Pour chaque nouvel ingénieur ou technicien embauché sur un chantier naval, on voit qu’il y a eu deux nouveaux administratifs de plus dans les bureaux du Ministère. A partir de ces constatations, on pourrait conclure, dans un premier temps, que le taux d'augmentation du personnel administratif est environ égal au double de celui du personnel technique à un moment où la force productive utile (ici, les marins) est réduite de 31,5 %. Mais l’analyse a prouvé que ce dernier pourcentage n'est pas pertinent : les fonctionnaires se seraient multipliés exactement au même rythme, même si tous les marins avaient disparu. Il serait intéressant de continuer à analyser la progression sur la période suivante de 1935 à 1954 au cours de laquelle les 8 123 fonctionnaires des arsenaux et de l’Amirauté (4 554 + 3 569) sont devenus 33 788, mais les statistiques de la Marine sont biaisées par de nouveaux facteurs (comme le développement de l’Aéronavale) qui compliquent les comparaisons d’une année sur l’autre. Par contre, l’évolution du personnel du Ministère des Colonies (britanniques) pendant la période du déclin impérial, offre un bien meilleur domaine d'étude. La croissance des effectifs de ce ministère est très intéressante dans ce cadre, car elle est presque uniquement administrative. Voici le tableau simplifié et le graphe de l’évolution constatée de 1935 à 1954 pour le total des fonctionnaires de ce ministère :

Année 1 935 1 939 1 943 1 947 1 954 Fonctionnaires du Ministère des Colonies britanniques

372 450 817 1 139 1 661

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Avant de calculer la valeur du pourcentage d'augmentation, il faut remarquer que les missions de ce ministère ont énormément varié durant cette période. Alors que les territoires coloniaux n'ont quasiment pas évolué en termes de surfaces et de populations de 1935 à 1939, ils ont été considérablement réduits de 1939 à 1944, certaines zones ayant été envahies et annexées par des ennemis impérialistes, puis ils ont ré-augmenté en 1947. Par la suite, ils ont régulièrement diminué d'année en année, car de plus en plus de colonies de l’empire obtenaient leur indépendance. Il serait logique de penser que la réduction de la taille de l’empire colonial britannique aurait dû se refléter dans celle de son centre administratif. Mais l’examen des chiffres précédents suffit à nous convaincre que les niveaux de personnel ne représentent rien d’autre que les différentes étapes d’une augmentation inéluctable. Et cette augmentation, bien que liée à celle observée dans d'autres ministères, n'a rien à voir avec la taille, ou l'existence même, de l’Empire colonial. Quels sont les pourcentages avérés pour ces augmentations ? A cet effet, il faut distinguer, la période de la Seconde Guerre mondiale avec une augmentation rapide des effectifs et les périodes de paix qui l’ont précédée et suivie :

- + 5,24 % entre 1935 et 1939 - + 6,55 % entre 1947 et 1954.

Ceci donne un pourcentage d’augmentation moyen de + 5,89 % par an, valeur tout à fait comparable à celle déjà constatée pour le personnel de l'Amirauté entre 1914 et 1928. Des données complémentaires et une analyse statistique détaillée des effectifs d’autres ministères seraient inutiles dans un ouvrage comme celui-ci. Elles permettent toutefois d’obtenir une évaluation au premier ordre du temps qui s’écoule entre la nomination d’un fonctionnaire et celle, inévitable, de ses deux assistants ou plus.

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En ne traitant que le problème de l'accroissement des personnels administratifs, toutes nos analyses montrent une augmentation moyenne des effectifs qui est d’environ 5,75 % par an. Cette valeur établie, il devient désormais possible de présenter la loi de Parkinson sous une forme mathématique simple :

Dans une administration publique qui n’est pas engagée directement dans des actions de guerre(s), l'augmentation des effectifs peut être définie par la formule suivante :

x = (2 × km) + a

n

Dans cette formule :

- x est le nombre de nouveaux embauchés chaque année, - k est le nombre de personnes qui recherchent une promotion via la

nomination de subordonnés, - m (l’exposant de k) est le nombre d'heures de travail consacrées à

répondre à des notes internes du Service, - a représente le nombre d’années entre l’âge d’affectation au poste

et l’âge de la retraite, - n est le nombre de nouveaux fonctionnaires nécessaires par an.

L’expert en mathématiques se rendra compte, bien sûr, que l’expression du pourcentage d'augmentation est obtenue en multipliant la valeur x par 100, puis en divisant le résultat par le total de fonctionnaires (y) de l'année précédente :

x = 100 × {(2 × km) + a}

y × n [en %]

Ce chiffre sera toujours compris entre 5,17 % et 6,56 %, indépendamment de toute variation de la quantité du travail (éventuel) à effectuer. La découverte de cette formule et des principes généraux sur lesquels elle est basée, n’a bien entendu, aucune signification politique, et il n’est nullement dans les intentions de l’auteur de demander aux différentes Administrations de se développer. Ceux qui soutiennent que cette croissance est essentielle pour maintenir le plein emploi ont parfaitement le droit à cette opinion, et ceux qui doutent de la stabilité d'une économie basée sur la lecture par des fonctionnaires, de procès-verbaux rédigés par d’autres fonctionnaires, ont également le droit de défendre leurs idées.

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Il serait sans doute prématuré à ce stade, de rechercher le rapport quantitatif qui doit nécessairement exister entre les administrateurs et les administrés. Cependant, même si un ratio maximum existe inévitablement, il devrait être bientôt possible de quantifier, à partir de la formule donnée précédemment, le nombre des années qui s'écoulent dans n’importe quelle administration donnée, avant que cette valeur limite soit atteinte. Mais la prévision d'un tel résultat n’aura également aucune valeur politique. On ne peut que réaffirmer ici avec force, que la loi de Parkinson est une découverte purement scientifique, qui est inapplicable, sauf en théorie, à la situation socio-politique actuelle. Ce n'est pas l'affaire du botaniste d’arracher les mauvaises herbes. Son unique rôle consiste à nous informer de la vitesse à laquelle elles nous envahissent.

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II- LA VOLONTE DU PEUPLE … ou les assemblées démocratiques

Tout le mode connaît les différences fondamentales entre les institutions parlementaires anglaises et françaises, copiées et adaptées par un grand nombre de nations. Tout le monde sait également que ces différences fondamentales n’ont strictement rien à voir avec les spécificités nationales, mais proviennent uniquement de la façon dont les sièges sont disposés dans les bâtiments où se tiennent les solennelles assemblées d’élus. Les députés britanniques, qui ont été élevés dans la pratique des sports collectifs, entrent dans leur Chambre des Communes avec l'envie de faire autre chose. S'ils ne peuvent pas aller faire un golf ou jouer au tennis, ils se consolent en considérant que la politique est une sorte de sport avec des règles très similaires. Sans ce subterfuge, les séances du Parlement susciteraient encore moins d'intérêt qu’elles ne le font aujourd’hui. Donc, l'instinct britannique conduit à former deux équipes, avec un arbitre et des juges de touches, et à les laisser débattre jusqu'à ce que mort s’ensuive. La Chambre des Communes est organisée de façon à ce qu’en pratique, chaque membre soit obligé de s’asseoir d’un côté ou de l'autre, et de prendre parti avant même de savoir quels seront les arguments débattus, ou même dans certains cas, de connaître le sujet du débat en cours. Depuis sa plus tendre enfance, l’Anglais a été dressé à jouer pour son camp, ce qui lui évite tout effort cérébral excessif. Même s’il arrive à sa place pendant un discours, il sait exactement comment intervenir dans le débat à l’endroit où il se trouve. Si l’orateur est de son côté de la Chambre, il dira : "Bravo, très bien !", mais s’il fait partie du camp opposé, il peut crier sans risque : "C’est une honte !" ou plus simplement "Ouuuuuh !" Plus tard, au cours du débat qui se poursuit, il pourra demander à son voisin quelle est la question à l’ordre du jour, mais strictement parlant, ce n'est pas vraiment nécessaire. Il sait, dans tous les cas, qu’il ne doit pas marquer un but contre son camp. Les hommes qui sont assis en face, de l’autre côté, ont tort de toute façon, et leurs arguments ne valent pas un clou. En revanche, les membres de son propre camp sont des hommes d'Etats compétents et leurs arguments sont un mélange de sagesse, d'éloquence et de modération6.

6 NDT : Un traître est un homme politique qui quitte votre parti pour s'inscrire à un autre. Par contre, un converti est un homme politique qui quitte son parti pour s'inscrire au vôtre (Georges Clémenceau, Homme d’état français / 1841 - 1929)

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Et il n’y aurait aucune différence, que ce député ait étudié la politique à l’Université de Cambridge ou dans les tribunes des stades de football comme supporter de Manchester United. Dans les deux cas, il aura appris à quel moment il faut applaudir et quand il faut contester. On voit donc que le système britannique dépend entièrement de la disposition des sièges. S’ils n’étaient pas installés face à face, personne ne pourrait plus distinguer la Vérité du Mensonge et la Sagesse de la Folie, à moins d’écouter attentivement tous les orateurs à la tribune, ce qui serait complètement ridicule compte tenu du niveau de la plupart des discours politiques. En France, l'erreur fondamentale a été d’installer les élus en demi-cercle, faisant face à la tribune. Si elle n’était pas réelle, la confusion qui en résulte serait risible. Avec cette disposition, il est impossible de former deux vraies équipes opposées comme deux adversaires et personne ne peut savoir - sans écouter - quel argument est le plus convaincant. Par-dessus le marché, il y a le handicap de la langue, car tous les débats ont lieu en français - un exemple que les membres du Congrès des Etats-Unis ont sagement refusé de suivre -. Mais même sans tenir compte de ces difficultés linguistiques, le système français est mauvais fondamentalement. Au lieu d'avoir deux camps face à face, de sorte que le débat soit clair dès le début (un bon et un mauvais côté, ce qui permet de savoir tout de suite où on en est), la disposition de l’Assemblée Nationale Française crée une multitude d'équipes qui s’opposent dans toutes les directions. Avec une telle pagaille sur le terrain, le match ne peut même pas commencer. En principe, au Palais Bourbon (siège de l’Assemblée Nationale), les élus sont de droite ou de gauche selon l'endroit où ils sont assis, et cette disposition est en apparence très simple. Les Français n’ont quand même pas poussé les choses jusqu’à l’absurde en plaçant leurs représentants par ordre alphabétique. Mais la chambre semi-circulaire crée de subtiles distinctions entre les divers degrés de droite et de gauche et on ne retrouve pas la distinction très claire entre le Bien et le Mal qui résulte de la disposition adoptée par l’Assemblée britannique. Ainsi, selon sa place, un député sera décrit politiquement comme à gauche de Monsieur Untel, mais à droite de Monsieur Machin. Comment s’y reconnaître ? Comment eux-mêmes peuvent-ils s’y reconnaître ? La réponse est : Ils ne s’y reconnaissent pas plus que vous et moi. Tout cela est bien connu. Par contre, ce qui l’est moins, c’est que la disposition des sièges est tout aussi primordiale dans d'autres assemblées, quelles soient internationales, nationales ou locales. Elle s'applique aux réunions autour de tables comme les Conférences de la Table Ronde. Il suffit de réfléchir seulement deux minutes pour comprendre que la Conférence de la Table Carrée serait

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quelque chose totalement différent et qu’une Conférence de la Longue Table n’aurait rien à voir avec les précédentes7. Mais ces différences n’affectent pas seulement la longueur ou l’intensité des discussions, elles ont aussi une incidence sur ce qui est décidé dans ces conférences - dans l’hypothèse où l’on y déciderait encore quelque chose -. Comme nous le savons, le vote des participants ne se rapporte que rarement au bien-fondé de l'affaire. La décision finale est influencée par une multitude de facteurs qui ne nous intéressent pas pour le moment, mais il convient de noter, par contre, que la décision est toujours emportée, in fine, par les voix des "gens du centre". Ceci n’est pas vrai en Angleterre à la Chambre des Communes, qui ne permet pas à un parti du centre de se développer, mais pour beaucoup d'autres conférences, le bloc du centre est capital. Ce bloc des centristes8 comprend principalement les éléments suivants :

a) Ceux qui n'ont pas réussi à comprendre les différents rapports qui ont été envoyés des semaines à l'avance à tous ceux qui sont censés être présents à la réunion.

b) Ceux qui sont trop stupides pour suivre les débats. On peut les reconnaître facilement à leur tendance à demander à leurs voisins : "Mais de quoi parle-t-il ?"

c) Ceux qui sont sourds. Dès qu’ils sont assis, ils s’occupent de régler leur sonotone, en marmonnant : "Mais pourquoi est-ce que tous ces gens n’articulent pas ?"

d) Ceux qui étaient encore ivres morts au petit matin et qui sont quand même venus - on se demande pourquoi - avec un fort mal de tête. Pour eux, de toute façon, plus rien n’a d’importance.

e) Les vieillards séniles, dont la principale fierté est d'être encore plus jeunes que jamais - bien plus parfois que certains des jeunes présents -, et qui n’arrêtent pas de se vanter : "Je suis venu à pieds. Pas mal pour quelqu’un de 82 ans !"

f) Les faibles, qui ont imprudemment fait des promesses de soutien à chacun des deux principaux camps opposés, et qui ne savent plus ce qu’il faut faire. Ils hésitent entre s’abstenir lors du vote ou quitter la séance en prétextant un malaise.

7 NDT : C’est cependant le principe de la conférence de la Très Longue Table qui tend à se généraliser à cause de l’augmentation inéluctable des participants (voir le chapitre VI à la suite). 8 NDT : Dans le cas présent, il faut comprendre les expressions "bloc du centre" ou "groupe des centristes", comme "bloc des hésitants" et "groupe des indécis", et non pas dans leur sens politique premier "Parti du Centre" ou "Parti Centriste", appellations utilisées en France pour des partis politiques existants, et qui pourraient se révéler inappropriées ici dans le cadre de cette description du fonctionnement des assemblées politiques.

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Pour s’assurer des votes de ces indécis, la première étape consiste à en identifier et en compter les membres. Ensuite, tout le reste dépend de l'endroit où ils vont se placer. La meilleure technique consiste à envoyer des partisans sûrs et résolus, afin d’engager la conversation avec eux avant le début de la réunion proprement dite. Dans ces discussions préliminaires, ces émissaires motivés doivent absolument éviter d’aborder le sujet principal du débat à venir. Ils utiliseront les ouvertures proposées ci-dessous, et qui correspondent respectivement aux catégories précédentes a) à f), dans lesquelles se rangent naturellement les membres du groupe centriste.

a) "Quelle perte de temps cette paperasse ! J'ai mis à la poubelle presque tous les rapports qu’on nous a envoyés".

b) "Je crois que nous allons encore être noyés avec des discours interminables. J'espère que les orateurs feront moins de bla-bla que d’habitude et iront droit au but. Mais, à mon avis, ils ne font que tourner autour du pot".

c) "L'acoustique de cette salle est tout simplement lamentable, et tous ces soi-disant techniciens ne sont même pas capables de l’améliorer un peu. La moitié du temps, je n’entends même pas ce qui se dit…. ET VOUS ?"

d) "Quel endroit désagréable pour cette réunion ! Il doit y avoir quelque chose qui cloche dans le système de ventilation. J’en suis presque mal à l’aise. Pas vous ?"

e) "Ça alors ! Comment faites-vous pour être autant en forme ? Vous avez sûrement un secret ! Qu’est ce que vous prenez au petit déjeuner ?"

f) "Il y a tellement d’arguments des deux côtés que je n’arrive même plus à savoir qui a raison ! Et vous, vous en pensez quoi ?"

Si ces accroches sont menées correctement, chaque émissaire va engager une conversation animée, au cours de laquelle il entraînera habilement son homme du centre vers la tribune. En même temps qu’ils s’y dirigent, un complice va se placer juste devant eux, en se déplaçant dans la même direction. Un exemple pratique permet d’illustrer plus concrètement cette manœuvre. Nous supposons que l’émissaire X (Mr. Décidé) conduit le centriste Y (Mr. Hésitant, de type f) vers un siège situé non loin du premier rang de l’assemblée. En les précédant, un complice Z (Mr. Résolu), va s’installer devant eux sans avoir l'air de remarquer les deux hommes X et Y derrière lui. Il les ignore et salue de la main une personne assise plus loin, puis il se penche pour chuchoter un mot à l’oreille de quelqu’un assis devant lui. Quelques minutes après que Hésitant se soit assis derrière lui, il se retourne et s’écrie : "Mon Cher, quel plaisir de vous voir". Quelques minutes plus tard, il se retourne à nouveau et

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semble découvrir Décidé. "Oh, salut Décidé, je ne pensais pas te voir aujourd’hui !" "Je suis rétabli, c’était seulement une petite grippe", répond ce dernier. Toute cette manœuvre consiste donc à faire apparaître l’ordre de placement comme totalement fortuit, décontracté et convivial. Ceci met fin à la phase n° 1 de l'opération, et elle serait à peu près de la même forme quelle que soit la catégorie (de a à f) dans laquelle l’homme du centre se situe. La phase n° 2 dépend du caractère de la personne que l’on veut influencer. Dans le cas de Hésitant (type f), l'objet de la phase n° 2 est d’éviter tout débat sur la question soumise au vote, et de lui donner l'impression que la chose est déjà décidée. Assis à l'avant, parmi les sièges des premiers rangs, Hésitant ne peut pas voir ou consulter la plupart de ses collègues et il faut lui donner l'impression que tous ont pratiquement le même avis.

- Décidé : "Je ne sais vraiment pas pourquoi je suis venu. J’ai l’impression que tout le monde est du même avis sur ce point n° IV. Tous les gens que je rencontre vont voter pour" (ou contre, selon le cas).

- Résolu : "C’est curieux, j'allais justement dire la même chose. Le résultat du vote ne semble guère faire de doute".

- Décidé : "Je ne savais pas trop quoi voter. Il y avait beaucoup à dire des deux côtés, mais s’y opposer serait vraiment une perte de temps. Que pensez-vous, Hésitant ?"

- Hésitant : "Eh bien, je dois avouer que je trouve la question plutôt déconcertante. D'une part, il y a de bonnes raisons d'adopter la motion ... mais d’un autre côté ... Vous croyez vraiment que ça va passer ?"

- Décidé : "Mon cher Hésitant, sur ce point, je vous fais totalement confiance. Ne disiez-vous pas vous-même à l’instant à Résolu que tout le monde va voter pour ?"

- Hésitant : "Vraiment ? Il semble y avoir une majorité ... Mais peut-être ..." - Décidé : "Je vous remercie pour votre opinion, Hésitant. Je pense

exactement comme vous et je suis heureux de voir que vous pensez comme moi. Votre opinion est de celles que j'apprécie le plus".

Décidé, quant à lui, se retourne pour parler à voix basse à quelqu'un dans la rangée derrière comme s’il s’informait de son avis. En fait, il demande : "Comment va votre femme ? Est-ce qu’elle est sortie de l'hôpital ?", puis il peut annoncer à Hésitant et Résolu que les personnes assises derrière eux pensent toutes la même chose. Autant dire que la motion est adoptée, et que tout se déroule conformément au plan prévu.

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Alors que l’un des camps a consacré des semaines entières à la préparation des discours et à la mise au point des amendements, l’autre qui possède une meilleure technique s’est activé pour encadrer chaque membre du centre entre deux partisans fiables. Quand arrive le moment crucial, les mains qui se lèvent de chaque côté de lui vont le contraindre à en faire autant. Et même s’il s’est endormi, comme cela arrive souvent avec les centristes des catégories d) et e), sa main sera levée pour lui par le supporter assis à sa droite. Cette dernière règle sert simplement à éviter que ses deux mains soient levées simultanément, situation réputée pour attirer des commentaires désobligeants. Le bloc du centre étant ainsi encadré, la motion sera votée avec une majorité confortable, ou rejetée massivement, c’est selon. Dans presque tous les cas où une décision doit être prise par la volonté du peuple, on peut constater que le résultat viendra de la position des membres du bloc centriste. Les discours et autres harangues ne sont qu’une perte de temps : l'un des camps ne sera jamais d'accord et l'autre a déjà décidé de voter pour. Reste le bloc du centre, dont les membres se divisent entre ceux qui n’entendent pas ce qui se dit et ceux qui ne le comprendraient pas, même s'ils pouvaient l’entendre. Pour s’assurer de leurs votes, ce qui est essentiel, c’est l’exemple de leurs voisins immédiats. Leurs votes peuvent donc être influencés d’un côté ou de l’autre par le simple fait du hasard du choix des places. Avec une manœuvre astucieuse, autant les faire pencher du côté que l’on choisit !

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III- LA HAUTE FINANCE … ou la loi de l’insignifiance

Les gens qui comprennent la haute finance se répartissent essentiellement en deux catégories : ceux qui disposent de grandes fortunes personnelles, et ceux qui n'ont rien du tout. Pour le millionnaire en euros, de tels montants correspondent à quelque chose de réel et de compréhensible. Pour le chercheur en mathématiques appliquées à la finance ou le professeur d'économie - ils sont payés au lance-pierre et leurs comptes sont à découvert le dix du mois - un million d’euros a la même réalité qu’un millier, car ils n’ont jamais possédé de telles sommes. Mais le monde est rempli de gens qui se situent entre ces deux catégories, ignorant tout des millions, mais bien habitués à penser en centaines ou en milliers, et ce sont eux qui constituent principalement les effectifs des commissions qui décident de la pertinence des achats et des investissements d’une administration ou d’une société (selon les cas, on les nomme "Commission des Finances", "Comité des Investissements", "Commission des Marchés", …). Le résultat est un phénomène que l’on a souvent observé, mais jamais étudié, et qui pourrait s’appeler "Loi de l’insignifiance". En pratique, cela signifie que le temps passé sur un point à l'ordre du jour d’une Commission des Marchés varie en sens inverse de la somme correspondante qui est discutée. En fait, l'affirmation selon laquelle cette loi n'a jamais été étudiée n'est pas tout à fait exacte. Certains travaux ont effectivement été réalisés dans ce domaine, mais les scientifiques ont suivi un axe de recherche qui les a menés dans une impasse. Ils ont pris comme hypothèse que c’était l’ordre des points discutés au cours de la séance qui avait la plus grande importance. De plus, ils ont supposé que la plus grande partie du temps disponible était consacrée aux articles n° 1 à 7, et que les points suivants étaient votés automatiquement faute de temps. On sait aujourd’hui que cette hypothèse est erronée. Les sarcasmes avec lesquels la communication du Pr. Justin Baissyl sur ce sujet a été reçue lors du Congrès International de Comitologie Financière à Saint Gapour en juillet 1956, ont pu sembler excessifs à l'époque, mais toutes les autres analyses sur ce sujet ont montré que ces critiques étaient fondées. Des années de recherche ont été perdues à cause de cette hypothèse erronée, et le Pr. Baissyl a eu de la chance de pouvoir quitter le Congrès, comme il l'a fait, sans se retrouver en slip. Nous savons aujourd’hui que l’ordre des points à débattre en séance n’a qu’une influence mineure. Si l’on veut vraiment progresser dans ces recherches, il faut ignorer tout ce qui a été fait auparavant, et repartir sur des bases saines. Nous devons donc commencer par le commencement et bien comprendre comment fonctionne réellement une Commission des Marchés.

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Par souci de simplicité pour le profane, on peut mettre en scène ce fonctionnement de la façon suivante :

- Le Président : Nous arrivons maintenant à l'article n° 9. Notre trésorier, Monsieur Aaron Decuir, va vous présenter le rapport de synthèse.

- Mr. Decuir : L'estimation chiffrée de la centrale à pile à combustible9 est devant vous, Monsieur le Président, et elle figure en annexe H du rapport de la sous-commission budgétaire. Vous constaterez que la conception générale et le devis ont été validés par Mr. Fauderche, notre Conseil. Le coût total de l’opération s'élèvera à 50 000 000 €. L’entreprise Mézon-Demasson SA, pressentie pour réaliser les travaux, prévoit une livraison du bâtiment et de la pile dans un délai de 2 ans à partir de notre commande ferme. Mr. Tournevire, l'ingénieur-conseil, situe quant à lui la durée des travaux à au moins 6 mois de plus, et le Pr. Léo Fondettrou, le célèbre géologue italien, partage son opinion, d’autant plus qu’il préconise un renforcement des fondations du bâtiment principal sur tout le côté ouest. Madame, Messieurs, vous disposez tous, en annexe K, des plans des installations prévues, et voici à l’écran, une vue d’ensemble 3D du projet global, proposée par l’architecte. Je me tiens à la disposition de chacun des membres de cette commission pour fournir tout élément d’information complémentaire.

- Le Président : Merci, Mr. Decuir pour votre présentation très claire du projet. Je vais maintenant inviter les membres présents à nous donner leur point de vue et à nous faire part de leurs éventuelles remarques.

Ici, il est important de faire une pause pour analyser les avis que les membres sont susceptibles d'avoir. Supposons qu’ils soient au nombre de onze, y compris le Président, mais sans la secrétaire qui prépare le compte-rendu et ne vote pas. Sur ces onze membres, quatre - dont le Président - ne savent pas ce qu'est une pile à combustible. Sur les sept autres, trois ne savent pas vraiment ce que l’on peut en faire. Parmi les quatre qui restent, deux seulement ont une petite idée de ce que devrait coûter une telle installation10.

9 NDT : Dans l’édition originale de 1957, le point n° 9 concernait l’achat d’un réacteur nucléaire pour 10 M$, somme qui ne suffirait pas aujourd’hui pour la pose de la clôture d’une telle installation, surtout après les regrettables événements de Fukushima (mars 2011) qui en ont encore relevé le prix. La pile à combustible est plus actuelle et remplit parfaitement l’objet du débat pour la démonstration visée ici. 10 NDT : Depuis l’époque à laquelle cet ouvrage a été écrit, les avancées démocratiques, visibles à tous les niveaux de nos sociétés modernes, ont conduit à modifier en les élargissant, les compositions de ce genre de commission. On peut donc y trouver aujourd’hui, en plus des membres ici présents, des représentants du personnel et/ou syndicaux, un responsable Hygiène-Sécurité, un Commissaire du gouvernement pour les Marchés Publics, etc., le tout dans le cadre souhaité d’une parité hommes-femmes. On peut penser que ces évolutions vont dans le sens de la démonstration de C. N. Parkinson, et en confortent les conclusions.

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L'un est Aimé Fitthoy, l'autre est Isaac Amalys. Ces deux-là sont effectivement en mesure de dire des choses pertinentes sur le sujet. On suppose que Monsieur Fitthoy est le premier à prendre la parole.

- Mr. Fitthoy : Eh bien, Monsieur le Président, pour parler franchement, je m’interroge sur les compétences du bureau d’études et de l’entreprise. Je serais beaucoup plus rassuré si nous avions consulté préalablement le Professeur Tchernopile et si les travaux étaient confiés à Superbat Incorp. Lmtd. Nous aurions évité de perdre du temps avec les vagues suppositions de Mr. Tournevire sur un possible retard pour la date d’achèvement des travaux, et l’expert Mr. Despieux nous aurait démontré clairement s’il était effectivement nécessaire ou non de renforcer les fondations du bâtiment.

- Le Président : Je suis sûr que nous partageons tous le souci de Mr. Fitthoy de voir ce projet réalisé dans les meilleures conditions possibles. Il me semble toutefois qu'il est un peu tard pour relancer maintenant de nouvelles expertises techniques. Je sais bien que le contrat définitif n’est pas encore signé, mais nous avons déjà engagé des sommes considérables. Si nous rejetons les études dont nous disposons actuellement, nous devrons tout recommencer et payer encore la même chose (Murmures de désapprobation des membres de la Commission).

- Mr. Fitthoy : Je souhaite que mes observations figurent au compte-rendu. - Le Président : Certainement. Merci Mr. Fitthoy pour vos commentaires fort

intéressants. Peut-être que Mr. Amalys souhaite également intervenir à propos de ce point n° 9 ?

A ce stade du débat, Isaac Amalys est à peu près le seul qui comprend de quoi il s’agit, et il y aurait beaucoup à dire. D’abord, il trouve que ce chiffre rond de 50 000 000 € est extrêmement suspect. Pourquoi le coût d’une telle installation devrait-il arriver exactement à cette valeur ? Pourquoi démolir l'ancien bâtiment et le remplacer par un nouveau ? Pourquoi prévoir dans le devis une somme si élevée pour "travaux annexes et divers" ? Et puis, que vient faire ici ce géologue, Fondettrou ? N’est-ce pas lui qui a été poursuivi l'année dernière par la Justice italienne, à Pise, pour ses erreurs dans le dimensionnement des fondations d’une tour ? Mais Amalys ne sait pas par où commencer. Les autres membres de la commission ne pourraient même pas comprendre les plans des annexes s’il y faisait allusion. Il faudrait commencer par leur expliquer ce qu'est une pile à combustible et aucun d’entre eux ne voudra admettre qu’il l’ignore. Donc, mieux vaut ne rien dire.

- Mr. Amalys : Je n'ai aucun commentaire à faire.

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- Le Président : Merci Mr. Amalys. Est-ce quelqu’un d’autre veut intervenir ? Non ? Très bien. Puis-je considérer que les plans et le devis sont approuvés ? Merci. Je peux donc signer en votre nom le contrat principal ? (Murmures d'approbation des membres). Je vous remercie. Nous pouvons maintenant aborder le point n° 10.

En comptant les quelques secondes pour ranger les plans et autres documents étalés sur la table, le temps consacré au point n° 9 aura été à peine deux minutes et 30 secondes. La réunion avance bien, mais plusieurs membres éprouvent quand même un certain malaise à propos de l’adoption de cet article n° 9. Ils se demandent s’ils ont vraiment fait preuve de responsabilité. De toute façon, il est maintenant trop tard pour remettre en question cette histoire de pile à combustible, mais ils ont besoin de montrer avant la fin de la séance, qu'ils sont très attentifs à tous les points qui restent à y débattre.

- Le Président : Article n° 10. Abri à vélos à l'usage du personnel. Pour l’ensemble des travaux, nous disposons du devis de l’entreprise Bricolo Père & Fils, pour un montant total de 5 850 €. Madame, Messieurs, vous disposez tous des plans, des spécifications et du devis.

- Mme. Kelly Diothe : Monsieur le Président, je pense que cette somme est vraiment excessive. Je note que le devis de l’entreprise prévoit un toit en aluminium. Le PVC ne serait-il pas moins cher ?

- Mr. Bastien Larampe : Je suis d'accord avec Mme. Diothe pour ce montant, mais à mon avis, la toiture devrait être en tôle ondulée galvanisée, et le coût total pourrait alors être réduit à 5 300 €, voire même un peu moins.

- Mr. Gérard Menvussat : Je voudrais aller plus loin, Monsieur le Président. Je me demande si cet abri est vraiment nécessaire. Nous faisons beaucoup trop pour le personnel, et malgré ça, ils ne sont jamais contents. Bientôt, pourquoi pas, ils réclameront des garages individuels.

- Mr. Bastien Larampe : Non, je ne peux pas soutenir Mr. Menvussat dans cette voie. Je pense que ce garage est nécessaire. Ce n'est qu’une question de choix de matériaux et de coût ...

Le débat est bien lancé. Tous les membres de la commission se représentent très bien ce qu’est une somme de 5 850 €, et tous peuvent parfaitement visualiser un abri pour des vélos. La discussion se poursuit donc, pendant 29 minutes, avec la perspective d’une économie possible d’environ 550 €, ce qui remplit tous les participants de l’agréable sensation du devoir accompli.

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La réunion se poursuit avec la mise au vote du point suivant :

- Le Président : Article n° 11. Boissons servies lors des réunions du Comité d’Entreprise. Le coût mensuel est de 42,80 €.

- Mme. Diothe : Quel genre de boisson propose-t-on aux participants lors des réunions de ce comité ?

- Le Président : … du café, me semble-t-il. - Mr. Larampe : Si je calcule bien, tout ceci représente une charge annuelle

totale de … 428 € ? - Le Président : C’est exact. - Mr. Menvussat : Eh bien, Monsieur le Président, je me demande si cette

dépense est vraiment justifiée. Pouvons-nous savoir combien de temps durent exactement ces réunions ?

Commence alors un débat encore plus virulent. Il y a peut-être des membres de la commission qui n’ont pas les éléments suffisants pour décider si le PVC est plus adapté que la tôle galvanisée pour réaliser le toit d’un garage à vélos, mais chaque personne présente en sait suffisamment au sujet du café (ce que c’est, comment le préparer, où l’acheter, et si effectivement, il doit être acheté). Ce point de l'ordre du jour occupera les membres du Conseil pendant près d'une heure un quart, et ils demanderont finalement au Trésorier, Mr. Decuir, de recueillir des informations plus détaillées sur ce problème, avant de décider que la question doit être réexaminée et tranchée lors d’une prochaine séance. A ce stade de notre démonstration, il serait naturel de se demander si une somme encore plus petite (200 € peut-être, ou même 100 €) occuperait cette commission pour une durée proportionnellement encore plus longue. Sur ce point, il faut le reconnaître, nous n’avons que très peu d’éléments. Notre conclusion provisoire est qu’il existe nécessairement une (petite) valeur à partir de laquelle la tendance générale s’inverse, les membres de la Commission estimant alors que la somme soumise à leur vote est indigne de retenir leur attention. La Recherche Scientifique doit encore définir précisément le point où l’inversion de tendance intervient. La durée des débats entre celui pour la pile à 50 000 000 € (deux minutes et demie) et celui pour les boissons à 428 € (une heure et quart) varie en effet considérablement. Il serait intéressant de situer le point exact de l’inversion, mais en plus de cela, cette connaissance aurait une valeur extrêmement pratique.

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Supposons, par exemple, que les membres de la Commission cessent de s’intéresser au débat pour des montants inférieurs à 400 €. Un Chef de Service qui doit faire voter un achat de 620 € sur l'ordre du jour pourra alors le présenter à la Commission sous forme de deux lots, l'un à 340 € et l'autre à 280 €, avec une économie d'effort et de temps appréciable pour tout le monde. A ce niveau, nos conclusions ne peuvent être que provisoires, mais il y a de bonnes raisons de penser que la somme minimale que les membres d’une commission considèrent comme suffisamment digne de retenir leur attention, est exactement égale à la somme que chacun d’entre eux est prêt à perdre dans un pari ou à verser à une association caritative. Une enquête dans ce sens, menée sur les champs de courses ou dans les ventes de charité, produirait sans aucun doute des avancées décisives pour cette étude11. A l’autre extrémité, on aurait encore plus de difficulté à définir la valeur limite au-delà de laquelle une somme à l’ordre du jour d’une commission devient trop élevée pour être simplement débattue. Cependant, on peut quand même supposer que le temps consacré à débattre de 10 milliards € ou seulement de 100 000 € pourrait bien être le même. La durée du débat estimée précédemment à deux minutes et demie est peut-être imprécise, mais il existe de toute évidence un laps de temps, compris entre deux et quatre minutes et demie, qui suffit à débattre aussi bien des sommes astronomiques que des plus petites. Il reste encore bien des recherches à effectuer sur ce thème, mais lorsque les résultats définitifs seront enfin publiés, ils se révèleront d’une valeur pratique inestimable pour toute l’Humanité.

� ____________________________ �

11 NDT : En France et pour 2011, le don moyen aux Associations caritatives a été de 366 € par foyer fiscal donateur, pour un montant total déclaré de 2 milliards d’euros (http://www.centre-francais-fondations.org)

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IV- LES CABINETS MINISTERIELS … ou le coefficient d’inefficacité

Le cycle de vie d’une commission est tellement important pour notre compréhension des affaires courantes qu'il est surprenant que l’on n'ait pas apporté plus d'attention à la Science de la Cabinétologie12. Le premier principe de cette science, et le plus basique, est qu'une commission est par nature plutôt organique que mécanique : ce n'est pas une structure figée, c’est une plante. Elle prend racine et se développe, elle fleurit, se fane et meurt, en répandant ses graines à partir desquelles d'autres commissions pourront naître et fleurir à leur tour. Seuls ceux qui gardent ce principe à l’esprit pourront véritablement comprendre l'histoire et la structure des gouvernements modernes. Les comités ou conseils, c’est une règle reconnue aujourd'hui, se divisent en deux catégories : (a) ceux dont les membres ont quelque chose à gagner, et (b) ceux auxquels les membres apportent quelque chose. Des exemples de comités du deuxième groupe (b) n’ont aucun intérêt pour nous ici, car ils sont tellement rares que certains doutent même de leur existence. C’est à partir du premier groupe, bien plus étoffé, que nous pouvons tirer plus facilement les principes qui sont communs - à quelques petites variations près - à tous les conseils. Dans ce premier groupe, les comités les plus profondément enracinés et les plus luxuriants sont ceux qui confèrent le plus de pouvoir et le plus de prestige à leurs membres. Dans presque tous les états du monde, ces comités sont appelés "cabinets". Ce chapitre est basé sur une étude approfondie de cabinets nationaux (ou cabinets ministériels), à travers l'espace et le temps. Après un premier examen détaillé, un conseil des ministres apparaît généralement - aux cabinétologues, aux historiens et même aux personnes qui font partie de ces cabinets - comme devant être idéalement composé de cinq membres. Avec ce chiffre, la plante est viable, et ceci permet à deux membres d'être absents ou malades à tout moment. Un groupe de cinq membres est facile à composer, et une fois nommés et installés, ces ministres peuvent agir avec compétence, rapidité et discrétion. Sur ces cinq membres fondateurs, quatre peuvent ainsi être des experts en finance, en politique étrangère, en défense nationale et en droit, respectivement. Le cinquième, qui n'a réussi à maîtriser aucun de ces domaines, devient normalement le Président du cabinet ou le Premier Ministre.

12 NDT : C. N. Parkinson nomme "cabinétologie" la science qui étudie la composition, la structure et l’évolution des Cabinets, Commissions et Comités. Les chercheurs en cabinétologie sont les cabinétologues ou cabinétologistes. Les souscabinétologues, quant à eux, étudient des sous-commissions ou sous-cabinets. A ce jour, C. N. Parkinson reste le cabinétologue le plus réputé et ses publications sont toujours la référence absolue.

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Quel que soit l’intérêt évident pour limiter l’effectif d’un cabinet à cinq membres, l'observation, cependant, nous montre que les participants se retrouvent très rapidement à sept ou neuf. L'excuse donnée invariablement pour justifier cette augmentation - à part les cas du Luxembourg et du Honduras -, est que l’on a besoin de spécialistes pour plus de quatre domaines de compétences. Mais en réalité, il y a une raison plus impérieuse pour augmenter l’effectif. En effet, dans un cabinet de neuf membres, on constate que la politique est gérée par trois membres, le renseignement par deux et les finances par un seul. Avec le président qui reste neutre, on obtient sept membres, les deux autres n’ayant à première vue, qu’un rôle purement décoratif. Cette distribution des rôles a été remarquée en Grande-Bretagne vers 1639, mais il ne fait aucun doute que l’aberration qui consiste à intégrer dans un cabinet plus de trois personnes qui seraient à la fois compétentes et douées pour la communication, avait été découverte bien avant. Nous ne savons encore pratiquement rien à propos de la fonction réelle des deux membres silencieux, mais nous avons de bonnes raisons de penser qu'un cabinet, dans cette deuxième phase de son développement, ne serait pas viable sans eux. Sur tous les continents, quelques cabinets ministériels (Costa Rica, Equateur, Libéria, Panama, Philippines et Uruguay) en sont restés à cette deuxième phase de développement avec des effectifs limités à neuf, mais ils ne sont qu’une petite minorité. Ailleurs, et dans les états les plus importants, les effectifs font généralement l'objet d'une loi de croissance. D’autres membres rejoignent toujours les sept ou neuf premiers, parfois auréolés d’une réputation de spécialiste d’un domaine particulier, mais surtout à cause de leur pouvoir de nuisance au cas où ils ne seraient pas intégrés au cabinet, car leur opposition ne peut être muselée qu’en les impliquant dans toutes les décisions à prendre13. Au fur et à mesure de l’arrivée de ces nouveaux membres - ainsi rendus dociles - l’effectif total du cabinet passe de dix à vingt, mais avec cette troisième phase de développement, un cabinet présente de sérieux inconvénients. Le tout premier de ces inconvénients est évidemment la difficulté de réunir tous les ministres en même temps et au même endroit. L’un d’entre eux part en déplacement le 18, alors qu’un autre ne revient que le 21. Un troisième ne peut pas se libérer le mardi et un quatrième n’est jamais disponible avant 16h 30, mais tout cela n'est rien en comparaison des autres difficultés, car une fois qu’ils 13 NDT : "La politique n’est pas l’art de résoudre les problèmes, elle consiste à faire taire ceux qui les posent". (Henri Queuille, Homme politique français / 1884 - 1970). Il est également l’auteur de cette célèbre maxime qui est devenue un symbole de la IVe république : "Il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout".

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ont enfin réussi à se réunir, il y de bonnes chances pour que la plupart d’entre eux se révèlent incompétents, ennuyeux, agressifs, bavards ou à moitié sourds. Ils n’ont pas été recrutés parce qu’ils étaient, qu’ils pouvaient ou qu'ils pourraient un jour être utiles à quelque chose. Leur participation à ce cabinet n’a été sollicitée que pour sceller des alliances avec des groupes adverses, et leur activité ne se résume finalement qu’à rapporter au Conseil, ce qui se passe dans le groupe qu'ils représentent. Toute notion de confidentialité disparaît alors, et pire encore, ces membres en viennent à préparer leurs discours, qu’ils prononcent lors des réunions du cabinet, avant de rapporter ensuite à leurs amis politiques ce qu'ils croient avoir dit. Mais plus ces membres purement représentatifs se font mousser, plus forte devient la pression des autres groupes politiques exclus de la coalition, pour participer également au cabinet. Pire encore, des clans rivaux se forment en son sein et cherchent à se renforcer en recrutant de nouveaux membres. L’effectif arrive ainsi rapidement au nombre de vingt et le dépasse. Brutalement, le cabinet entre ainsi dans le quatrième et dernier stade de son évolution. En effet, à ce niveau de développement (entre 20 et 22 membres), le cabinet tout entier subit un brusque changement biologique. La nature de cette mutation est facile à observer et à comprendre. Les cinq membres qui comptent réellement dans le cabinet auront déjà pris l’habitude de se réunir entre eux avant les réunions officielles. Une fois que les décisions sont prises, les autres membres, qui ne sont que des ministres de façade, n’ont plus grand chose à faire. Il n’y a donc plus aucune raison de freiner l'expansion du nombre des membres, car en avoir encore plus ne fait pas perdre davantage de temps, et toute réunion plénière devient inutile. Donc, les exigences politiques des groupes extérieurs sont temporairement satisfaites par l'admission de leurs représentants au sein du cabinet, et il peut s'écouler des décennies avant qu'ils arrivent - enfin - à se rendre compte du peu de rentabilité de leur démarche. Les portes étant alors grandes ouvertes, l’effectif augmente de 20 à 30, puis de 30 à 40. Comme la demande en adhésions reste élevée, l’effectif pourrait atteindre plusieurs centaines, mais cela n'a plus aucune importance. Pour le gouvernement, il a déjà cessé d'être un véritable cabinet, et a été remplacé, pour ses fonctions essentielles, par un autre organisme opérationnel.

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A cinq reprises dans l'histoire politique anglaise, la plante-cabinet a effectué son cycle de vie complet.

Cycle n° 1 : Il est difficile de prouver que la première version du cabinet, le Conseil de la Couronne que les Britanniques appellent aujourd’hui Chambre des Lords, n’a jamais eu un effectif inférieur ou égal à cinq membres. La première fois où il se signale, il a déjà perdu son caractère d’intimité, et compte de 29 à 50 membres héréditaires. Par la suite, son développement est allé de pair avec la diminution de ses pouvoirs. En arrondissant les chiffres, il comptait 60 membres en 1601, 140 en 1661, 220 en 1760, 400 en 1850, 650 en 1911 et 850 en 1952. Cycle n° 2 : A quel moment de cette progression, un conseil restreint a-t-il fait son apparition ? Il semble que ce soit vers 1257, ses membres au nombre de 10 étant appelés "Lords du Conseil du Roi". Ils n’étaient pas plus de 11 en 1378, et encore très peu en 1410. Puis, à partir du règne de Henri V, ils ont commencé à se multiplier. Les 20 de 1433 étaient passés à 41 en 1504, leur total atteignant 172 quand ce Conseil cessa finalement de se réunir. Cycle n° 3 : Au sein du Conseil du Roi se développa une troisième réincarnation du cabinet, le Conseil Privé, avec une composition initiale de neuf membres. Le nombre des membres est passé à 20 en 1540, 29 en 1547, puis à 44 en 1558. Au fur et à mesure de son inefficacité, le Conseil Privé comptait de plus en plus de membres. Il en comptait 47 en 1679, 67 en 1723, 200 en 1902 et 300 en 1951. Cycle n° 4 : Dans le cadre du Conseil Privé se développa une junte ou "Conseil des Ministres", qui a effectivement remplacé l'ancien Conseil aux environs de 1615. Il comptait 8 membres, lorsque l’on a entendu parler de lui pour la première fois, mais ceux-ci sont passés à 12 vers 1700, puis à 20 en 1725. Cycle n° 5 : Le Conseil des Ministres a ensuite été remplacé en 1740 par un groupe interne réduit, appelé simplement "Cabinet". On peut suivre son évolution plus facilement sous forme d’un tableau et mieux encore avec sa mise en forme graphique :

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Tableau d’évolution des effectifs du Cabinet (Grande-Bretagne) Date 1740 1784 1801 1841 1885 1900 1915 1935 1939 1945 1945 1949 1954 Effectif 5 7 12 14 16 20 22 22 23 16 20 17 18

Evolution de l'effectifdu Cabinet (Grande Bretagne)

0

5

10

15

20

25

1740 1760 1780 1800 1820 1840 1860 1880 1900 1920 1940 1960

A partir de 1939, les soubresauts de la courbe montrent clairement qu’il y a eu une lutte pour sauvegarder l’institution. Une lutte similaire à cette tentative avait eu lieu pour sauver le Conseil Privé sous le règne d’Elizabeth I. Ensuite, le Conseil des Ministres a semblé être sur son déclin en 1940, avec un cabinet intérieur (5, 7 ou 9 membres) prêt à prendre sa place. La question reste posée, mais on peut toujours penser que le Cabinet Britannique reste un organe important … En comparaison avec le cabinet de la Grande-Bretagne, celui des Etats-Unis a affiché une extraordinaire résistance à l'inflation politique. En 1789, le nombre de ses membres était à l’idéal de 5, seulement de 7 en 1840, 9 en 1901, 10 en 1913, 11 en 1945, puis, contre toute attente, il est redescendu à 10 en 1953. On peut se demander si cette tentative, qui a débuté en 1947, pour limiter l'effectif, avait des chances réelles d’aboutir, car l’expérience montre en effet le caractère inévitable de la tendance à l’augmentation. En attendant, les Etats-Unis jouissent (avec le Guatemala et le Salvador) d’un cabinet à la réputation remarquable, puisqu’il ne comporte pas plus de ministres que ceux du Nicaragua ou du Paraguay14.

14 NDT : Les commentaires flatteurs de C. N. Parkinson pour le cabinet américain sont sans doute influencés par une certaine parenté culturelle. En effet, il est théoriquement plus facile d’avoir un effectif réduit dans le cabinet d’un état fédéral (Etats-Unis, Allemagne, Suisse, …), car chacune des différentes entités autonomes fédérées qui le composent (état, land, canton, …) dispose déjà de son propre gouvernement. Malgré tout, sous la présidence de Barack Obama, le cabinet américain de 2013 comprend 24 membres dont 14 avec le titre de Secrétaire d’Etat.

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NDT : A titre d’information, le graphique ci-dessous montre l’évolution des effectifs des équipes ministérielles des gouvernements français successifs de 1947 à 2013 :

Variation du nombre des membres

du gouvernement français

0

10

20

30

40

50

60

70

1945 1955 1965 1975 1985 1995 2005 2015

Source : http://www.diplomatie.gouv.fr Jusqu’en 1981, l’effectif s’est globalement stabilisé dans une plage de 27 à 38 membres, puis s’est envolé jusqu’au nombre de 61 (2e gouvernement de Michel Rocard sous la présidence de François Mitterrand). L’effectif le plus faible a été de 20 membres avec le gouvernement de François Fillon sous la présidence de Nicolas Sarkozy. En 2012, il est remonté à 34 membres (Premier Ministre : Jean-Marc Ayrault / Président : François Hollande).

1) Cette courbe est simplifiée, car elle se limite aux principaux gouvernements et omet la plupart des remaniements ministériels au cours des différents mandats.

2) C. N. Parkinson mentionne 21 membres dans l’effectif du cabinet français de 1947. Son décompte, à l’époque, devait être basé principalement sur les Ministres, en omettant certains Ministres Délégués et/ou Secrétaires d’Etat.

Comment caractériser la situation des autres pays sur ce plan ? Pour la majorité des pays non totalitaires, l’effectif des cabinets ministériels se situe entre 12 et 20 membres15. En calculant la moyenne pour plus de 60 états, on constate que celle-ci est supérieure à 16 membres, les chiffres les plus fréquents étant 7 fois 15 membres et également 7 fois 9 membres16.

15 NDT : En 2013, dans la moitié des 70 pays mentionnés, les effectifs des cabinets vont de 20 à 35 membres. 16 NDT : En 2013, la moyenne des effectifs est de 27 membres, pour les 70 pays du tableau, soit une augmentation moyenne de presque 11 membres par équipe ministérielle depuis 1954. Les prévisions du cabinétologue C. N. Parkinson se révèlent donc d’une redoutable précision.

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Tableau : Taille des cabinets ministériels17

Effectif Pays (situation en 1954) Pays (situation en 2013)

6 Honduras, Luxembourg - 7 Haïti, Islande, Suisse Suisse

9 Costa Rica, Equateur, Libéria, Panama, Philippines, Uruguay

-

10 Guatemala, Salvador, Etats-Unis Islande 11 Brésil, Nicaragua, Pakistan, Paraguay Paraguay 12 Bolivie, Chili, Pérou -

13 Colombie, Rép. Dominicaine,

Norvège, Thaïlande -

14 Danemark, Inde, Afrique du Sud,

Suède Espagne, Nicaragua, Salvador,

Uruguay, Sao Tomé

15 Autriche, Belgique, Finlande, Iran,

Nouvelle-Zélande, Portugal, Venezuela

Guatemala, Luxembourg

16 Irak, Pays-Bas, Turquie Allemagne 17 Israël, Espagne Bulgarie 18 Egypte, ROYAUME-UNI, Mexique Argentine, Finlande, Japon, Pérou 19 Grèce, Indonésie, Italie Belgique

20 Australie, Japon Philippines, Pays-Bas, Autriche,

Mexique, Pologne

21 Argentine, Birmanie, Canada,

FRANCE Bolivie, Norvège, Panama, Roumanie, Rép. Tchèque

22 Chine Costa Rica, Libéria, Portugal 23 - Chili, Danemark, Haïti 24 - Etats-Unis, Bénin, Suède 25 - Sénégal 26 Bulgarie Turquie 27 Cuba, ROYAUME-UNI

28 - Nouvelle-Zélande,

République Dominicaine 29 Roumanie Iraq

30 à 35 - Iran, Irlande, Israël, Russie,

Honduras, Maroc, Inde, Cuba, FRANCE, Thaïlande

36 à 40 - Egypte, Indonésie, Venezuela, Brésil, Canada, Chine, Italie,

Equateur

41 à 45 - Australie, Gabon, Grèce,

Colombie 46 à 55 - -

Plus de 55 - Guinée Equatoriale, Cameroun,

Pakistan, Afrique du Sud, Birmanie

17 NDT : La troisième colonne a été ajoutée au tableau original afin de préciser la situation des équipes gouvernementales en 2013 (Source : http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/). Les états qui ont disparu depuis 1957 ont été supprimés du tableau initial (URSS, Allemagne de l’Ouest et de l’Est, etc.).

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Le cabinet le plus étrange est celui de la Nouvelle-Zélande, dont l’un des membres jouit du titre de "Ministre de l’Agriculture, Ministre des Eaux et Forêts, Ministre des Affaires maories, Ministre chargé du Fonds maori et de la préservation des sites". Toujours en Nouvelle-Zélande, lors d’un déjeuner officiel, le majordome doit se concentrer sérieusement avant d’annoncer le "Ministre de la Santé, Ministre Adjoint au Premier Ministre, Ministre Chargé des Prêts d’Etat aux Corporations, Ministre Chargé du Recensement, de la Statistique, des Fonds d’Etat, de la Publicité et de l'Information". Dans les autres pays, ces titres et appellations à la Prévert18 sont heureusement rarissimes. L’analyse de l'exemple britannique suggère que le point d'inefficacité d’un cabinet est atteint lorsque le nombre total de ses membres est supérieur à 20 ou peut-être 21. Le Conseil de la Couronne, le Conseil du Roi, le Conseil privé ont amorcé leur déclin chaque fois qu’ils ont dépassé le cap des 20 membres. En 1954, le cabinet britannique était à peine à une unité en dessous de ce nombre fatidique. On pourrait être tenté d'en conclure que les cabinets - ou autres Conseils - qui atteignent 21 membres perdent la réalité du pouvoir et que ceux qui ont dépassé ce nombre l’ont déjà perdue. Toutefois, une telle théorie ne peut être défendue sans un minimum de données statistiques. Le tableau de la page précédente tente de présenter quelques éléments dans ce sens. Faut-il donc tirer un trait dans ce tableau juste sous la ligne "21", avec l’Argentine, la Birmanie, le Canada et la France, en décidant que dans tous les pays qui suivent, le cabinet ministériel ne représente plus une réelle émanation du pouvoir ? Certains cabinétologues seraient prêts à accepter cette proposition sans pousser plus loin les investigations. D'autres insistent au contraire sur la nécessité d'une enquête approfondie, plus particulièrement autour de la fameuse limite des 21 membres. Mais que le coefficient d'inefficacité soit compris entre 19 et 22, c’est aujourd’hui une certitude. Quelle tentative d'explication pouvons-nous proposer pour justifier cette hypothèse ? A ce point de la démonstration, il nous faut bien faire la différence entre la réalité et la théorie, entre le symptôme et la maladie. Tout le monde est bien d’accord sur le symptôme le plus évident. On sait qu’avec plus 20 participants, une réunion commence à changer de caractère. Des conversations se développent séparément à chaque bout de la table. Pour se faire entendre, un intervenant doit donc élever la voix. Une fois debout, il ne

18 NDT : Jacques Prévert (Scénariste et poète français / 1900-1977) a écrit le célèbre poème "Inventaire". En référence aux éléments hétéroclites qu’il associe, une liste "à la Prévert" est une énumération d’objets ou de composantes apparemment sans queue ni tête.

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peut s'empêcher de faire un discours, et par la force de l'habitude, il va commencer : "Monsieur le Président, je pense que je peux affirmer sans crainte d'être contredit - et je vous parle maintenant avec vingt-cinq (je dirais même presque vingt-sept) années d'expérience - que nous devons examiner cette question sous un aspect plus profond. Une lourde responsabilité repose sur nos épaules, Monsieur le Président, et pour ma part ... "19. Au milieu de ce radotage, les ministres vraiment utiles - en admettant qu’il y en ait encore - se font passer des papiers sur lesquels on peut lire : "Déjeuner demain 13h, avec François, pour régler la question". Que peuvent-ils faire d’autre ? La voix de leur collègue ronronne interminablement. Celui-ci pourrait tout aussi bien parler en dormant. Le conseil dont il est le membre le plus inutile a cessé d’être important. C’est un organisme fini. C'est sans espoir. Il est mort. Tout cela est bien clair, mais la vraie cause de cette situation est plus profonde, et c’est elle qu’il nous faut rechercher. Trop de facteurs essentiels ne sont pas connus. Quelle sont la forme et la taille de la table ? Quel est l'âge moyen des personnes présentes ? A quelle heure se réunit le cabinet ? Dans cet ouvrage destiné aux profanes, il est inutile de détailler les calculs par lesquels on a pu mettre en évidence pour la première fois le coefficient d'inefficacité. Il suffit au lecteur de savoir qu’un programme international de recherches dirigé par l'Institut Mondial de Cabinétologie (IMC) a permis d’aboutir à une formule qui recueille aujourd’hui l’agrément de l’ensemble de la communauté scientifique et des experts du domaine. Il faut toutefois préciser que les chercheurs ont travaillé dans le cadre de conditions expérimentales qui supposaient des salles de réunion climatisées, des fauteuils en cuir pleine peau bien rembourrés et un strict état de sobriété de l’ensemble des membres.

Sur ces bases, la formule est la suivante : x = mi × (a - d)

y + (p × b)

Dans cette formule :

- m représente le nombre moyen de membres effectivement présents, - i est le nombre d'éléments influencés par des groupes de pression

extérieurs au cabinet,

19 NDT : Afin d’apporter un peu d’interactivité dans ce texte austère, un générateur automatique de phrases de circonstance est proposé à la fin de ce chapitre. Le lecteur peut ainsi remplacer ce discours par un autre plus adapté au sujet et à son humeur du moment.

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- a est l'âge moyen des membres, - d est la distance en centimètres entre les membres les plus éloignés l’un

de l'autre, - y est le nombre d'années écoulées depuis la création du cabinet ou du

conseil, - p est la patience du Président, mesurée d’après l'échelle de Richethère, - b est la pression artérielle moyenne des trois plus anciens membres,

prise juste avant le début de la séance. Dans ces conditions expérimentales, x représente le nombre de membres effectivement présents lorsqu’il devient manifestement impossible au conseil d’avoir un semblant de fonctionnement efficace. C'est le coefficient d'inefficacité qui se situe toujours entre 19,9 et 22,4 (Noter que pour ces deux valeurs, les décimales représentent une fréquentation partielle, c’est-à-dire le nombre de membres qui sont absents pendant une partie de la réunion). Il serait prématuré de conclure, sur la base de cette seule équation, que la cabinétologie est parvenue à un stade de développement avancé. Les cabinétologues et souscabinétologues se gardent bien d’afficher de telles prétentions, ne serait-ce que par crainte d’être réduits au chômage. Ils soulignent, bien au contraire, que leurs études ont à peine commencé et qu'ils sont sur le point de réaliser des progrès spectaculaires. Compte tenu de leur intérêt personnel - ce qui revient à ne pas tenir compte de 90 % de leurs déclarations - on peut supposer qu’il reste encore beaucoup de choses à faire. Nous devrions éventuellement être en mesure, par exemple, de découvrir la formule qui calcule le nombre optimal de membres d’un conseil. Ce nombre d’or se situe quelque part entre 3 (lorsqu’un quorum est impossible à obtenir) et 21 (lorsque l'organisme tout entier commence à dépérir). Une intéressante théorie récemment proposée prétend que ce nombre doit être égal à 8. Pourquoi 8 ? Parce que c’est le seul nombre que tous les états existants (et listés dans le tableau précédent) ont soigneusement évité. Cette théorie qui semble attrayante à première vue, se heurte à une sérieuse objection. Huit était justement le nombre de membres choisis par le roi Charles 1er pour son Conseil d'Etat. Et on sait ce qui lui est arrivé !20

20 NDT : Charles 1er monte sur le trône à 25 ans le 27 mars 1625. Après un règne contrasté, il est chassé de Londres le 10 janvier 1642. A la suite d’une guerre civile et de la première révolution anglaise, il est condamné à mort, et décapité le 30 janvier 1649.

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NDT : Générateur automatique de phrases de circonstance Pour créer une phrase de circonstance, commencer avec n’importe quelle cellule de la colonne 1, ajouter n’importe quelle cellule de la colonne 2, continuer avec n’importe quelle cellule de la colonne 3 et terminer avec n’importe quelle cellule de la colonne 4. Pour un discours complet, enchaîner les phrases en les prononçant avec la conviction nécessaire.

Colonne 1 Colonne 2 Colonne 3 Colonne 4

Mesdames, Messieurs, la conjoncture actuelle doit s’intégrer dans la finalisation globale

d’un processus allant vers plus d’égalité.

Je reste fondamentalement persuadé que

la situation d’exclusion que certains d’entre vous connaissent

oblige à la prise en compte encore plus effective

d’un avenir s’orientant vers plus de progrès et plus de justice.

Dès lors, sachez que je me battrai pour faire admettre que

l’acuité des problèmes de la vie quotidienne

interpelle le citoyen que je suis et nous oblige tous à aller de l’avant dans la voie

d’une restructuration dans laquelle chacun pourra enfin retrouver sa dignité.

Par ailleurs, c’est en toute connaissance de cause que je peux affirmer aujourd’hui que

la volonté farouche de sortir notre pays de la crise

entraîne une mission somme toute des plus exaltantes pour moi : l’élaboration

d’une valorisation sans concession de nos caractères spécifiques.

Je tiens à vous dire ici ma détermination sans faille pour clamer haut et fort que

l’effort prioritaire en faveur du statut précaire des exclus

conforte mon désir incontestable d’aller dans le sens

d’un plan correspondant véritablement aux exigences légitimes de chacun.

Je crois depuis longtemps (ai-je besoin de vous le rappeler ?), que

la défense de l’idée que le particularisme dû à notre histoire unique

doit nous conduire au choix réellement impératif

de solutions rapides correspondant aux grands axes sociaux prioritaires.

Et c’est en toute conscience que je déclare avec conviction que

l’aspiration plus que légitime de chacun au progrès social

doit prendre en compte les préoccupations de la population de base, dans l’élaboration

d’un programme plus humain, plus fraternel et plus juste.

Et ce n’est certainement pas vous, mes chers compatriotes, qui me contredirez si je vous dis que

la nécessité de répondre à votre inquiétude journalière, que vous soyez jeunes ou âgés,

a pour conséquence obligatoire l’urgente nécessité

d’un projet porteur de véritables espoirs, notamment pour les plus démunis.

Ce mini-générateur, disponible sur Internet, y est présenté de façon totalement fallacieuse comme le support d’un cours qui serait dispensé à l’ENA. En réalité, les énarques n’ont évidemment pas recours à ce genre de procédé trivial pour produire des discours abscons.

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V- LA SHORT LIST … ou les principes de sélection

Un problème récurrent des services administratifs modernes, que ce soit au sein d’une administration publique ou privée, est celui de la méthode de sélection des candidats lors de la procédure de recrutement. La loi de Parkinson prédit que de nouveaux collaborateurs doivent être constamment recrutés et la question est toujours de détecter le bon candidat parmi tous ceux qui se présentent. Pour définir les bases sur lesquelles un choix doit être fait, on peut comparer, sous différents aspects, les méthodes utilisées dans le passé et celles qui sont en vigueur aujourd’hui. Les anciennes méthodes, qui ne sont pas encore totalement abandonnées, se répartissent en deux catégories principales qui sont la méthode britannique et la méthode chinoise. Chacune des deux mérite une attention toute particulière, parce qu’elles étaient manifestement bien plus efficaces que toutes les méthodes utilisées de nos jours. La méthode britannique (ancien modèle) comportait essentiellement un entretien au cours duquel le candidat devait décliner son identité. Celui-ci était introduit dans une salle, et confronté à des hommes âgés assis autour d'une table en acajou, et qui lui demandaient son nom. Supposons que le candidat ait répondu : "Johnnie Walker". Un de ces messieurs disait alors : "Une relation avec le Duc de Somerset ?" Le candidat répondait très probablement : "Non, Monsieur". Puis un autre demandait : "Etes-vous lié, peut-être, à l'évêque de Westminster ?" S’il répondait à nouveau : "Non, Monsieur", arrivait une troisième demande désespérée : "Mais, à qui êtes-vous lié, alors ?". Si jamais le candidat osait répondre : "Eh bien, mon père tient un pub sur les quais de la Tamise, à Londres", on pouvait considérer l’entretien comme terminé. Les membres du Conseil échangeaient des regards lourds, l’un d’entre eux appuyait sur une sonnette et un autre disait au majordome : "Jetez cette personne dehors". Un nom de plus pouvait être rayé de la liste des candidats sans perdre de temps supplémentaire. En supposant que le candidat suivant était Mr. Francis Blake, un neveu du Comte de Sefton, ses chances étaient excellentes jusqu’à l’arrivée de Mr. Philip Mortimer qui se révélait être un petit-fils du Comte de Norfolk. Le Conseil ne rencontrait aucune réelle difficulté puisque ses membres devaient seulement comparer les mérites du troisième fils d'un baronnet avec ceux du deuxième fils - mais illégitime -, d'un vicomte. Mais même dans ce cas difficile, ils pouvaient

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alors se référer au Livre des Préséances, de sorte que leur choix pouvait être fait, et souvent, avec les meilleurs résultats. La version "Amirauté britannique" (ancien modèle) de cette méthode n’était différente que par son champ d'application plus restreint. Le conseil des amiraux n’était pas impressionné par les arbres généalogiques prestigieux, et recherchait une relation entre les mérites du candidat et le futur emploi. Le candidat idéal devait répondre à la deuxième question : "Oui, l'amiral Parker est mon oncle. Mon père est le Commandant Foley, mon grand-père le Commodore Foley. Le père de ma mère était l'amiral Hardy. Le Commandant Hardy est mon oncle. Mon cousin est élève à l’Ecole Navale, mon frère aîné est lieutenant des Commandos de Marine et mon plus jeune frère porte un costume marin". Le doyen des amiraux disait alors : "Ah ! Et qu'est-ce qui vous a donné l’idée de rejoindre la Marine ?" La réponse à cette question, cependant, n’avait que peu d’importance, le secrétaire de réunion ayant déjà noté le candidat comme accepté. Dans le cas où le Conseil devait choisir entre deux candidats également acceptables par les mérites, un examinateur demandait alors : "Quel est le numéro du taxi dans lequel vous êtes venu ?" Le candidat qui répondait : "Je suis venu en bus" était jeté immédiatement dehors. Un autre qui répondait benoîtement : "Je ne sais pas", était également renvoyé, mais celui qui n’avait pas peur d’affirmer (en mentant effrontément) : "C’était le 2351" était incorporé immédiatement dans le service comme une recrue pleine d’initiatives. Cette méthode donnait également d'excellents résultats. La méthode britannique (nouveau modèle) a été créée à la fin du XIXe siècle comme quelque chose de plus politiquement correct pour un pays démocratique. Un membre du Comité demandait négligemment : "Quelle école avez-vous fréquentée ?" et selon le cas, s’entendait répondre Oxford, Cambridge ou même parfois, Rugby. La question suivante était toujours la même "Quels sports pratiquez-vous ?" Un candidat prometteur répondait : "J'ai joué au tennis pour l'équipe d’Angleterre, au cricket pour le Yorkshire et au rugby dans l’équipe des Harlequins". La question suivante était alors : "Avez-vous joué au polo ?", uniquement pour que le candidat n’ait pas une trop haute opinion de lui-même. Mais même sans pratiquer le polo, il était évident qu’il méritait une considération toute particulière. En revanche, on perdait beaucoup moins de temps pour un candidat qui avouait avoir fait ses études à Wiggleworth. "Où ça ?" demandait le Président effaré, et "Où est-ce ?" après que le nom de ce trou ait été répété. Le candidat finissait par avouer "Oh, dans le Lancashire !". Juste pour la forme, certains membres demandaient : "Quels sont les sports que vous pratiquez ?". "Le ping-pong pour Wigan, le vélo pour Blackpool et le billard pour Wiggleworth" était une réponse qui permettait de supprimer définitivement

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son nom de la liste. Il y avait même certains murmures de réprobation à propos des gens qui gaspillaient délibérément le temps du Comité de Sélection. C’était là aussi, une méthode qui donnait d’excellents résultats. La méthode chinoise (ancien modèle) a été copiée par tellement de pays que peu de gens connaissent son origine chinoise. C'est la méthode de l'examen écrit. En Chine, sous la dynastie des Ming, les étudiants les plus prometteurs étaient présentés à l'examen provincial, qui ne se tenait que tous les trois ans. Cet examen comportait trois sessions de trois jours chacune. Au cours de la première session, le candidat devait écrire trois dissertations et un poème composé de huit couplets. Au cours de la deuxième session, il écrivait cinq rédactions sur un thème classique. Dans la troisième, il écrivait encore cinq compositions sur l'art de gouverner. Les lauréats, peut-être 2 %, étaient alors envoyés dans la capitale impériale pour y passer l'examen final. Celui-ci ne comportait qu’une seule session, et le candidat devait rédiger une copie sur un problème de politique générale. Parmi tous ceux qui étaient reçus, le mieux classé était affecté au poste le plus important qui était alors disponible, et les autres étaient répartis dans les services de l’administration. Ce système fonctionnait assez bien. Le système chinois a été étudié par les Européens entre 1815 et 1830 et adopté par la Compagnie Anglaise des Indes Orientales en 1832. L'efficacité de cette méthode a été étudiée en 1854 par la commission Macaulay. A la suite de cette étude, ce système de sélection par concours écrit a été introduit dans la fonction publique britannique en 1855. Une caractéristique essentielle des examens chinois était leur côté littéraire. Il s’agissait de bien connaître les textes classiques, de savoir écrire avec élégance (en prose et en vers) et d’avoir l'endurance nécessaire pour supporter les nombreuses épreuves. Toutes ces caractéristiques se retrouvèrent fidèlement dans le rapport d’enquête, et par la suite, dans le système qu’il avait contribué à établir. On a supposé que la culture classique et le talent littéraire suffiraient à tout nouveau collaborateur pour remplir correctement les fonctions requises par un poste administratif. On a considéré également, sans doute à juste titre, que les études scientifiques ne préparaient un candidat à rien - sauf, éventuellement, à un poste scientifique -. On savait déjà également qu'il est extrêmement difficile de classer par ordre de mérite plusieurs personnes soumises à des examens dans des matières différentes. Comme il est impossible de décider si quelqu’un est meilleur en mathématiques financières qu'un autre en opto-électronique, il est au moins pratique de pouvoir les éliminer tous les deux comme inutilisables.

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Par contre, lorsque tous les candidats doivent composer des poèmes en grec ou en latin, il est assez facile de décider quelles rimes sont les meilleures. Les individus qui avaient obtenu les meilleures notes à ces épreuves classiques étaient envoyés à Calcutta ou Bombay pour gouverner l'Inde. Ceux qui avaient obtenu des notes un peu inférieures restaient pour gouverner l'Angleterre. Les autres qui avaient des résultats encore plus faibles étaient purement et simplement éliminés ou envoyés dans les plus pauvres colonies de la Couronne. Il serait donc injuste d’affirmer que cette méthode a conduit à un échec, mais personne ne peut revendiquer non plus pour elle, un succès comparable aux autres systèmes utilisés jusque là. Pour commencer, il n'y avait aucune garantie que le candidat ayant obtenu les meilleures notes ne se laisse pas griser par le succès et que celui-ci lui monte à la tête, comme on l'a parfois constaté. Ensuite, la composition de poésie en grec ancien se révélait parfois être le seul talent que ces lauréats possédaient ou posséderaient dans toute leur carrière. Parfois même, le candidat sélectionné s’était fait remplacer à l'examen par quelqu'un d'autre, et se trouvait ensuite incapable d'écrire des vers en grec ou en latin, lorsque l'occasion se présentait. La sélection par concours n’a donc jamais connu qu’un succès d’estime. Quels que soient les défauts du concours par épreuve écrite, cependant, cette méthode a certainement donné de bien meilleurs résultats que n'importe quelle autre essayée depuis. Ainsi, les méthodes modernes s’appuient sur un test de QI et un entretien avec un psychologue. Le grand défaut du test d'intelligence est que ceux qui obtiennent les notes les plus élevées sont ceux qui se révèlent ensuite pratiquement analphabètes à l’usage. En effet, les candidats passent tellement de temps à se préparer aux tests d’intelligence qu’ils n’ont pratiquement plus le temps d’étudier autre chose. Par ailleurs, l’évaluation psychologique est devenue aujourd'hui quelque chose qui ressemble assez à une émission de télé-réalité. Les candidats passent un week-end dans d’agréables conditions, tout en étant observés. Lorsque que l'un d'eux se prend les pieds dans un tapis et dit "Zut alors !" ou "B… de M…" ou plus simplement "� � �", les examinateurs qui les suivent sur les écrans depuis la régie, notent sur leur tablette : "Psychomotricité déficiente" et "Faible maîtrise de soi". Il est inutile de décrire ici cette méthode en détail, car ses résultats, visibles partout, sont tout à fait déplorables. Les personnalités qui plaisent à ce genre d'examinateurs présentent généralement un caractère prudent, voire méfiant, pédant et prétentieux, avec des difficultés d’expression et ne savent rien faire. Lorsqu’un candidat est recruté par cette méthode, même choisi comme le meilleur parmi cinq cents éléments, il est assez courant de le voir

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ensuite licencié bien avant la fin de sa période d’essai comme ne répondant pas aux exigences de la fonction, même au-delà des normes habituelles. Parmi toutes les différentes méthodes de sélection essayées jusqu'ici, cette dernière est sans aucun doute la pire. Quelle méthode devrait-on alors utiliser dans l'avenir ? On peut trouver un indice possible pour une voie d'investigation dans un aspect peu connu de la "technique sélective contemporaine". Le cas du recrutement d’un traducteur chinois pour le Ministère des Affaires Etrangères est tellement rare que cette méthode de sélection reste très peu connue. Le recrutement est annoncé par voie de presse, et les réponses sont examinées, ici pour notre exemple, par un jury de cinq membres. Trois sont des fonctionnaires du Ministère et deux sont des universitaires chinois de très grande érudition (le Dr. Wu et le Dr. Lee). Sur la table, devant les cinq membres, sont empilés les quatre cent quatre vingt trois dossiers de candidatures, chacun accompagné des documents annexes requis. Tous les candidats sont chinois et tous sans exception sont titulaires d’une licence de l’Université de Shanghai ou de Hong Kong, ainsi que d’un doctorat en philosophie de l'Université Cornell ou John Hopkins. Presque tous les candidats ont à un moment donné de leur carrière, occupé des postes ministériels à Formose ou Macao. Certains ont joint une photographie à leur candidature, alors que d'autres - sans doute mieux inspirés - se sont prudemment abstenus de le faire. Le président se tourne alors vers l'expert chinois le plus savant et dit : "Peut-être, Dr. Wu, pourriez nous dire lesquels de ces candidats peuvent être inscrits sur la première short-list ?". Le Dr. Wu sourit énigmatiquement et désigne la pile de dossiers : "Aucun d'entre eux ne vaut quoi que ce soit", dit-il brièvement. "Mais comment… enfin, je veux dire, pourquoi ?" demande le président, surpris. "Parce que qu’aucun érudit véritable ne poserait sa candidature. Il aurait trop peur de perdre la face s'il n'était pas choisi". "Alors, que devons nous faire maintenant ?" demande le président. Dr. Wu : "Je pense que nous pourrions convaincre le Dr. Lim de prendre ce poste. Qu’en pensez-vous Dr. Lee ?". Dr. Lee : "Oui, je pense qu'il le pourrait, bien sûr, mais nous ne pouvons pas lui poser directement la question. Nous pourrions peut-être demander au Dr. Tan s'il pense que le Dr. Lim pourrait être intéressé". Dr. Wu : "Je ne connais pas le Dr. Tan, mais je connais bien son ami le Dr. Wong". A cet instant, le président ne sait même plus qui doit contacter qui, mais le point le plus important est que toutes les candidatures ont été mises à la poubelle, et que le seul candidat retenu est quelqu’un qui n’a même pas brigué le poste en question.

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Nous ne recommandons pas la généralisation de la méthode chinoise moderne, mais nous en tirons la conclusion essentielle que l'échec des autres méthodes est principalement dû au trop grand nombre de candidats. Il y a certes, quelques mesures préliminaires grâce auxquelles le total des postulants peut être réduit. La formule "Eliminer tous les plus de 50 ans, les moins de 20 ans et tous ceux qui s’appellent Martin" est maintenant utilisée universellement, et son application permet de réduire un peu la liste, mais les autres noms qui restent sont toujours trop nombreux. Comme il n’est pas possible de faire un choix impartial entre trois cents personnes, toutes très qualifiées et hautement recommandées, nous sommes par conséquent amenés à conclure que l'erreur initiale réside dans la formulation des annonces de recrutement, car elles attirent trop de candidats. L'inconvénient de ce genre de formulation est tellement ignoré des recruteurs, que ceux-ci s’obstinent à publier des annonces dans des termes qui vont inévitablement attirer des nuées de postulants. On annonce, par exemple, qu’un poste à hautes responsabilités est vacant, le titulaire précédent ayant été nommé au Sénat ou à la Chambre des Députés. Le salaire est important, la retraite avantageuse, le travail peu écrasant, les privilèges immenses, les avantages en nature considérables, le tout avec résidence officielle, voiture de fonction et toutes facilités pour voyager. Les candidats doivent postuler, en présentant sans délai leur dossier de candidature, accompagné des copies (pas des originaux) d’au plus trois certificats récents d’employeurs. Quel est le résultat ? Une avalanche de candidatures, dont un grand nombre qui proviennent de déséquilibrés ou de militaires à la retraite ayant la capacité - comme ils le prétendent toujours - à diriger des équipes. Il n'y a rien d’autre à faire que de mettre tous ces papiers à la poubelle et de repartir sur de nouvelles bases. On aurait évité de perdre du temps et de l’énergie, si on avait commencé par réfléchir plus sérieusement au problème. Un minimum d’intelligence suffit à comprendre que l’annonce idéale de recrutement ne doit attirer qu’une seule réponse, et qu’elle doit provenir du bon candidat. Commençons par un premier exemple assez extrême :

On recherche équilibriste capable de marcher sur un filin de 200 mètres de long (aller et retour) à 50 mètres de hauteur au-dessus de réservoirs de pétrole en feu, deux fois chaque soir, trois fois le samedi. Salaire proposé : 1 500 € par semaine. Aucune pension ou indemnité ne pourra être exigée en cas d’accident. Les candidats doivent se présenter en personne au Badaboum-Circus, Place du Village (tous les jours ouvrables de 9 h à 10 h).

Le libellé de cette annonce n’est peut-être pas parfait, mais son objectif consiste à trouver un équilibre - c’est le cas de le dire - entre la motivation pour un

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salaire intéressant et les risques éventuellement encourus, de façon à ce qu’un seul un candidat se manifeste. Il est inutile d’insister sur les qualifications ou l’expérience. Aucune personne insuffisamment qualifiée pour marcher sur un câble ne trouvera l'offre assez intéressante. Il est également inutile d'insister pour que les candidats soient en très bonne forme physique et parfaitement sobres. Ils le savent. Il est tout aussi inutile de préciser que ceux qui sont sujets au vertige ne doivent pas se présenter. Ils le savent également. La compétence du recruteur consiste uniquement à ajuster le niveau du salaire par rapport aux risques. Une offre de 10 000 € par semaine attirerait une douzaine de candidats, alors qu’une proposition à 300 € risquerait de n’en attirer aucun. Quelque part entre ces deux valeurs, se trouve le chiffre idéal susceptible d’attirer une seule personne qui soit réellement capable de faire le travail. S'il y a plus d'un candidat, c’est que le montant du salaire a été placé un peu trop haut. A titre de comparaison, prenons maintenant un exemple un peu moins extrême :

On recherche un archéologue diplômé, pour fouiller les tombes incas du site de Chitahuatalpac sur la rivière des Alligators. Durée minimale des fouilles : 10 ans. Légion d’Honneur (ou décoration équivalente) garantie. Retraite assurée, mais encore jamais demandée. Salaire annuel net : 65 000 €. Envoyer CV en trois exemplaires au Directeur Général de l'Association pour la Sauvegarde de la Culture Inca Indépendante (code : ASCII), Saint-Bouzieux le Haut, France.

Ici, les avantages et les inconvénients sont parfaitement équilibrés. Il n'est pas nécessaire de préciser que les candidats doivent être patients, robustes, courageux et célibataires. Les termes de l’annonce ont éliminé tous ceux qui ne le sont pas. Il n'est pas nécessaire d’insister sur le fait qu’ils doivent être fous d’archéologie. On est sûr qu’ils seront fous. Ayant ainsi réduit les éventuels candidats à un maximum de trois, l’annonce propose un salaire juste un peu trop bas pour intéresser deux d'entre eux et les honneurs promis juste au-dessus de ce qu’il faut pour appâter le troisième. On peut supposer que dans ce cas, l'offre des Palmes Académiques aurait attiré deux candidats de plus, mais que la médaille des Maladies Tropicales, aucun. En conclusion, on n’attire qu’un seul candidat. Il est complètement givré, mais ce n'est pas grave : C’est exactement l’homme qu’il faut. On est en droit de penser que le monde du travail offre rarement des possibilités de recruter des équilibristes ou des archéologues, et que le problème consiste le plus souvent à trouver des candidats à des postes moins exotiques.

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Cela est vrai, mais les mêmes principes peuvent être appliqués. Toutefois, leur mise en oeuvre exige, à l’évidence, une plus grande finesse21. Supposons que le poste à pourvoir soit celui de Premier Ministre. Nous savons tous que la tendance actuelle consiste à recourir à divers modes d'élections, et que les résultats sont presque toujours désastreux. Si nous nous repenchions ne serait-ce qu’un instant sur les contes de fées qui ont bercé notre enfance, nous pourrions nous rendre compte qu’à l’époque où se déroulaient ces histoires, les méthodes utilisées étaient beaucoup plus satisfaisantes. Quand le roi devait choisir pour sa fille unique, un époux qui deviendrait ainsi l’héritier du royaume, il proposait une sorte de concours avec différentes épreuves à partir desquelles le bon candidat sortait vainqueur et, dans de nombreux cas, les autres ne sortaient pas du tout. Pour organiser ce genre de tournoi, les rois de cette période étaient parfaitement bien équipés et disposaient du personnel et du matériel ad hoc : magiciens, démons, fées, géants, nains ou loups-garous, et leurs territoires regorgeaient de montagnes infranchissables, de grottes mystérieuses, de rivières magiques, de trésors cachés et de forêts enchantées. On pourrait opposer à ceci que les états-majors des Sociétés actuelles sont moins bien pourvus sur ce plan, mais en y regardant bien, rien n’est moins sûr. Un Directeur des Ressources Humaines qui dispose de bataillons de psychologues, de psychiatres, de statisticiens et d’experts en organisation, n’est sans doute pas dans une situation plus critique que celle d’un roi qui devait compter sur les avis de gnomes hideux ou de marraines fées. Une administration ou une société équipée de caméras vidéo, d’écrans de télévision, de scanners et de réseaux wi-fi ne semble pas non plus se trouver plus démunie que quelqu’un qui doit utiliser des baguettes magiques, des boules de cristal, des puits maléfiques ou des manteaux d'invisibilité. Ces moyens d'évaluation semblent, en tout cas, être tout à fait comparables. Il suffit donc de transposer la méthode de sélection des contes de fées en une forme applicable au monde actuel. Et pour cela, comme nous allons le voir, il n'y a pas de difficulté insurmontable.

21 NDT : Les avancées sociales du Droit du Travail Français depuis 1957, compliquent le travail des recruteurs actuels en imposant des conditions minimales, tant au niveau du salaire, qu’à celui des conditions de travail, sans parler de la protection sociale. De plus, une situation de crise économique conduit à une augmentation massive des demandeurs d’emploi et toute annonce, même exotique, attire de très nombreux candidats. Enfin, la nouvelle méthode dite du "CV anonyme" risque de ne pas simplifier ce travail de sélection.

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La première étape du processus consiste à décider quelles sont les qualités qu’un Premier Ministre doit posséder. Celles-ci ne doivent pas être les mêmes dans toutes les circonstances, mais encore faut-il qu’elles soient listées et que les membres de l’équipe des recruteurs soient bien d’accord là-dessus. Supposons que les qualités jugées comme primordiales soient :

1- l'énergie, 2- le courage, 3- le patriotisme, 4- l'expérience, 5- la popularité, 6- l’éloquence.

On notera que ce sont toutes des qualités générales, et que tous les candidats possibles s’imaginent les posséder. La liste des prétendants pourrait, bien sûr, être facilement réduite en stipulant "4- L'expérience au dressage des lions" ou "6- L'éloquence en grec ancien", mais ce n'est pas de cette façon que nous souhaitons limiter le nombre des candidats. Nous ne voulons pas préciser certaines qualités dans le cadre d’un domaine particulier, mais plutôt rechercher une personne possédant chacune des qualités requises à un degré exceptionnel. En d'autres termes, le candidat recherché doit être le plus énergique, le plus courageux, le plus patriote, le plus expérimenté, le plus populaire et le plus éloquent du pays. Un seul individu peut répondre à ce signalement et nous ne souhaitons que sa seule candidature. Les termes et conditions de l’annonce doivent alors être formulés de façon à exclure tous les autres. Hors conditions salariales et avantages liés à la fonction, le texte de l’annonce doit donc être rédigé à peu près de la façon suivante :

On recherche : Premier Ministre de Syldavie. Horaires de travail : Tous les jours de 4h à 23h 59. Les candidats doivent être prêts à disputer trois rounds avec le champion de boxe actuel de la catégorie mi-lourds (avec gants réglementaires). Les candidats devront accepter d’être euthanasiés pour leur pays, sans douleur, une fois parvenus à l'âge de la retraite (65 ans). Ils passeront un examen écrit portant sur les procédures parlementaires et seront éliminés s'ils n’obtiennent au moins la note de 19/20. Ils seront également éliminés s’ils n’atteignent pas au moins 75 % d’opinions favorables lors un sondage de popularité. Ils devront enfin prouver leur éloquence lors d’une réunion théologique de Presbytériens fondamentalistes, l'objectif étant d'inciter les participants à danser le rock n’ roll. Ceux qui auront échoué à cette épreuve seront également éliminés. Les candidats doivent se présenter en personne au Sporting Club (entrée de service) à 11h 15 le 19 septembre. Les gants de boxe seront fournis, mais les candidats devront se munir de leurs propres maillots et shorts, ainsi que de chaussures avec semelles anti-dérapantes.

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Remarquez tout d’abord que cette annonce évite aux candidats toutes les tracasseries dues aux formulaires de candidatures, certificats, photographies d’identité et références à fournir. Si l'annonce a été correctement rédigée, il n'y aura qu'un seul candidat et il pourra entrer en fonction presque immédiatement. Mais que faire s’il n'y a pas de candidat ? C'est la preuve que le texte de l’annonce doit être reformulé, car nous aurons évidemment recherché quelqu’un qui n’existe pas. La même annonce doit alors être relancée par voie de presse avec quelques légères modifications - ce qui reste, après tout, très économique en termes d’occupation d’espace dans les journaux -. La note de réussite à l'examen peut être ramenée à 17/20, le score à 60 % d’opinions favorables dans le sondage de popularité, avec seulement deux rounds à disputer contre le champion des mi-lourds. Les conditions peuvent être successivement adoucies, jusqu'à ce qu'un candidat apparaisse. Supposons, cependant, que deux ou même trois candidats se présentent. Nous saurons que nous n’avons pas procédé de façon suffisamment scientifique. Il se peut que la note de réussite à l'examen ait été placée trop bas - il aurait fallu rester à 17,5/20 avec, peut-être, un minimum de 66 % des votes pour le sondage de popularité -. En tout cas, quelle qu’en soit la cause, le mal est fait et deux candidats, voire trois, sont dans la salle d'attente. Il faut faire un choix et on ne va pas y passer toute la journée. On pourrait éventuellement recommencer certaines des épreuves et éliminer les candidats qui obtiennent le moins de points, mais il existe toutefois, un moyen bien plus rapide. Supposons que les trois candidats possèdent toutes les qualités déjà définies comme essentielles. La seule chose que nous devons faire est d'ajouter une autre qualité et d'appliquer le test le plus simple qui soit. Pour ce faire, nous sollicitons la collaboration de la jeune femme la plus proche (hôtesse d’accueil ou standardiste, selon les cas) en lui demandant : "Lequel préférez-vous ?". Elle désignera très rapidement l'un des candidats, ce qui réglera l'affaire aussitôt22. On a parfois objecté que cette méthode revenait à prendre une pièce de monnaie pour jouer à pile ou face et à laisser le hasard décider. C’est, bien au contraire, tout sauf du hasard. C'est tout simplement une épreuve de dernière minute qui vise à mettre en évidence une autre qualité qui n'avait pas encore été prise en compte : le sex-appeal !

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22 NDT : Cette suggestion aujourd’hui politiquement très incorrecte, même en France, reflète la situation navrante de la société de 1957. De nos jours, la même question serait évidemment posée, selon les cas, au secrétaire particulier ou à l’homme de ménage le plus proche.

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VI- LE POINT MORT DE L’EVOLUTION … ou le siège social idéal

Chaque étudiant en Sciences Humaines connaît le test réglementaire qui permet d’évaluer l'importance professionnelle d’un individu dans une entreprise. Le nombre de portes à franchir pour accéder à son bureau, le nombre d’assistant(e)s et le nombre de téléphones sont les trois nombres représentatifs auxquels il suffit d’additionner l’épaisseur de la moquette de son bureau en centimètres. Cette formule très simple est valable dans presque tous les pays du monde. Par contre, on sait moins que le même type d’évaluation est applicable, mais en sens inverse, à l'institution elle-même. Prenez, par exemple, une maison d’édition. Les éditeurs ont une forte tendance, comme nous le savons, à vivre dans une atmosphère de chaos sordide. Le visiteur qui se présente à ce qu’il croit être l'entrée, est conduit par une sorte de ruelle sinistre, vers des escaliers branlants jusqu’au troisième étage d’un autre bâtiment. Les laboratoires de recherche sont souvent logés à la même enseigne, au rez-de-chaussée d’un ancien hôtel particulier délabré, d’où un couloir crasseux mène à une cabane en planches, au fond de ce qui était autrefois le jardin. Et qui ne connaît pas les zones de transit des aéroports internationaux ? Dès que nous sortons de l'avion, nous voyons, à droite ou à gauche, un beau et grand bâtiment entouré d’échafaudages, pendant que des hôtesses nous conduisent vers des locaux provisoires en tôle. Et nous n’imaginons même pas qu’il puisse en être autrement. Lorsque la construction du bâtiment définitif sera terminée, l'aéroport aura été déplacé sur un autre site. Les institutions déjà citées - aussi actives et productives qu’elles soient - s'épanouissent dans un cadre tellement vétuste et précaire que l’on pourrait être soulagé de découvrir une institution qui se développe dès sa création dans la décence et la dignité :

La porte d’entrée majestueuse en bronze et en verre, trône au centre d’une façade bien symétrique. Dans les couloirs, des mocassins brillants glissent discrètement sur les moquettes épaisses jusqu’aux ascenseurs rapides et silencieux. Une hôtesse raffinée aux ongles manucurés murmure dans un combiné signé par un designer prestigieux. Elle vous invite à prendre place dans un fauteuil branché, et avec un charmant sourire, vous présente de sincères excuses pour le léger, mais inévitable, retard de votre rendez-vous, et vous propose un expresso (avec sucrette ?).

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Vous parcourez négligemment un magazine en papier glacé, et en levant les yeux, vous admirez la fonctionnalité des larges couloirs qui desservent les départements A, B et C. De derrière les portes closes, provient le bourdonnement feutré d'une activité bien ordonnée. Une minute plus tard, enfoncé jusqu’aux chevilles dans la moquette, vous vous efforcez d’arriver jusqu’au bureau bien rangé du Directeur. Hypnotisé par son regard scrutateur, intimidé par le Matisse accroché au mur, vous avez l’impression d’avoir enfin trouvé quelqu’un doué d’une très grande capacité d’organisation.

En fait, vous n’aurez rien découvert du tout, car on sait aujourd’hui que la perfection de l’image n’est obtenue que par des institutions sur le point de s'effondrer. Cette conclusion apparemment paradoxale est basée sur une multitude de recherches archéologiques et historiques, dont les détails très ésotériques n’ont pas leur place ici. Il est seulement nécessaire de savoir que la méthode suivie a consisté à sélectionner et dater des bâtiments qui semblent avoir été parfaitement conçu pour leur usage. L’étude comparative de ceux-ci tend à prouver que la perfection dans l’agencement des bureaux est un symptôme de décadence. Pendant la phase des découvertes passionnantes et du développement, une société n'a pas le temps de concevoir un QG idéal. Ce moment-là vient plus tard, quand tout le travail important a été fait. La perfection, on le sait, est définitive, et ce qui est définitif, c'est la mort. Ainsi, pour le touriste émerveillé par la basilique Saint-Pierre de Rome, le Vatican apparaît comme le cadre idéal pour la hiérarchie pontificale au sommet de son prestige et de son pouvoir. C’est d’ici, pense-t-il, qu’Innocent III a lancé ses terribles anathèmes, et que Grégoire VII faisait la loi. Mais un simple coup d'œil sur le guide rappellera au voyageur que les papes vraiment puissants régnaient bien avant que la coupole actuelle ait été posée, et qu’ils siégeaient ailleurs. Et pire encore, les papes les plus récents avaient déjà perdu la moitié de leur autorité alors que la construction du Saint-Siège était encore en cours. Jules II, qui prit la décision de construire, et Léon X, qui a approuvé le projet architectural de Raphaël, sont morts bien avant que les bâtiments aient pris leur forme actuelle. Le palais de Bramante était encore en construction en 1565, la grande basilique ne fut consacrée qu'en 1626, et les colonnades de la grande place ne furent terminées qu’en 1667. Les grands jours de la papauté étaient terminés avant même que ce cadre idéal n’ait été conçu pour elle. Quand tout fut achevé, ces grands jours étaient déjà très loin.

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On peut prouver très facilement que cette séquence d'événements n'a rien d’exceptionnel. Une séquence analogue peut se retrouver dans l'histoire plus récente de la Société des Nations23. On fondait de grands espoirs sur la S.D.N. depuis sa création en 1919 jusqu'en 1930 environ. En 1933, au plus tard, l'expérience était déjà considérée comme un échec. Cependant, son incarnation physique, le Palais des Nations, a été inaugurée à Genève en 1937. C'était une construction admirable à juste titre. De grands principes avaient présidé à sa conception dans les moindres détails, du secrétariat à la Salle du Conseil, sans oublier la cafétéria. On pouvait trouver là, tout ce que l’ingéniosité humaine pouvait concevoir - à l'exception, en effet, de la S.D.N. elle-même -. Lorsque le bâtiment a été inauguré, la S.D.N. avait pratiquement cessé d'exister. On pourrait opposer à ces exemples, que le château de Versailles est un cas qui démontre le contraire, et qui sublime la monarchie de Louis XIV à son apogée par la qualité de sa réalisation architecturale. Mais là encore, les faits refusent de s'adapter à la légende. S’il est vrai que Versailles caractérise l'esprit triomphant de l'époque, il n’a été pratiquement terminé qu’à la fin du règne du Roi-Soleil, et certaines parties durant le règne qui a suivi. La construction de Versailles s’est déroulée principalement de 1669 à 1685. Le roi ne s’y est installé qu’en 1682, alors même que la construction était toujours en cours. La célèbre chambre royale n'a pas été occupée avant 1701, et la chapelle ne fut terminée que neuf ans plus tard. En plus du rôle de résidence royale, le château de Versailles a été utilisé comme siège du gouvernement seulement à partir de 1756. Alors que les triomphes de Louis XIV se situent pour la plupart avant 1679, et que l’apogée de son règne est atteinte vers 1682, son pouvoir ne fait que diminuer à partir de 1685. Selon un historien, Louis XIV, en arrivant à Versailles "était déjà en train de sceller le destin de sa lignée et de sa race". Un autre affirme à propos de Versailles que "Le tout a été terminé juste au moment où le pouvoir de Louis a commencé à décliner". Un troisième soutient tacitement cette théorie en décrivant la période 1685-1713 comme "les années de déclin". En d'autres termes, le visiteur qui se représente Versailles comme le château d'où s’envolait Turenne vers la victoire, se trompe grossièrement. Historiquement, il serait plus juste d'imaginer l'embarras, dans ce si beau décor, des messagers venus annoncer au roi, la défaite de Blenheim (1704). Dans ce splendide palais aux emblèmes de victoires, ils ne devaient pas trop savoir où poser leurs regards. 23 NDT : Créée en 1919 à la suite de la première guerre mondiale, la Société des Nations (S.D.N.) avait comme objectif le maintien de la paix dans le monde, mais elle a très rapidement montré ses limites en étant incapable d’empêcher ou même réduire les conflits de l’époque (Guerre Chine-Japon, guerre d’Espagne, montée du nazisme et guerre mondiale). En 1945, la S.D.N. a été remplacée par l’Organisation des Nations Unies (O.N.U.) dont le siège est situé à New-York.

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Le nom de Blenheim rappelle naturellement le palais du même nom construit pour le victorieux Duc de Marlborough24. Ici encore, nous avons un bâtiment idéalement conçu, cette fois comme le lieu de retraite pour un héros national. Les proportions de son architecture héroïque sont peut-être plus théâtrales que fonctionnelles, mais l'effet général est exactement ce que les concepteurs ont souhaité. Aucun décor ne pouvait mieux convenir pour célébrer cette légende. Nul autre cadre n’aurait été plus approprié pour accueillir les réunions d’anciens combattants pour célébrer les anniversaires des victoires du Duc. Le plaisir que l’on ressent en imaginant ces fêtes, est toutefois gâché par la prise de conscience qu'elles ne peuvent pas avoir eu lieu. Le duc n'a jamais vécu là-bas et n'a même jamais vu le château terminé. Sa résidence principale était à Holywell, près de Saint-Alban, et à Marlborough House lorsqu’il était de passage à Londres. Il mourut à Windsor Lodge et ses anciens compagnons d’armes ont tenu sa veillée funèbre sous une tente. La construction du château de Blenheim a pris beaucoup de retard, non pas à cause de la complexité de son plan qui n’était pas de la plus grande simplicité, mais parce que le duc était en disgrâce et même en exil durant deux ans, précisément à la période qui lui aurait permis de voir son achèvement. Et que dire de la monarchie sous laquelle le duc de Marlborough a servi ? Tout comme le touriste qui visite aujourd’hui, guide à la main, l’Orangerie ou la Galerie des Glaces de Versailles, imaginons un archéologue du futur examinant ce qui était autrefois Londres. Peut-être se laissera-t-il aller à voir dans les ruines du palais de Buckingham, l’expression authentique de la monarchie britannique ? Il suivra la grande avenue qui va de Admiralty Arch à la porte du palais. Il reconstituera le parvis et le balcon central, en imaginant certainement que c’était le lieu qui convenait à de puissants souverains dont la domination s'étendait aux régions les plus reculées du monde. Encore aujourd'hui, même un Américain pourrait être choqué par la prétention d'un George III trônant dans un cadre de splendeur aussi arrogant que celui-ci. Mais encore une fois, la réalité nous montre que les monarques vraiment puissants ont tous vécu ailleurs, dans les bâtiments disparus depuis longtemps, à Greenwich ou à Sans-Pareil, Kenilworth ou Whitehall. C’est George IV qui décida la construction du palais de Buckingham, et l'architecte de la cour, John Nash, fût chargé de la réalisation, considérée à l'époque comme une preuve de "faiblesse caractérisée et de mauvais goût dans la conception". Mais George IV lui-même, qui a vécu à Carlton House ou Brighton, n'a jamais vu le palais terminé, pas plus que Guillaume IV, qui a ordonné son achèvement. C'est la

24 NDT : Si la plupart des Français ne connaissent John Churchill, premier Duc de Marlborough (1650 - 1722) qu’à travers l’innocente comptine "Marlborough s’en va-t-en guerre, Mironton Mironton Mirontaine ... ", ce grand stratège aux innombrables victoires reste une légende vivante pour les Anglais.

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reine Victoria qui, la première, y a élu domicile en 1837 et s’y est mariée en 1840. Mais son enthousiasme initial pour le Palais de Buckingham a été de courte durée. Son mari préférait infiniment plus Windsor, et elle-même opta plus tard pour Balmoral ou Osborne. Si l'on veut être précis, il faut associer les splendeurs du palais de Buckingham à une monarchie constitutionnelle beaucoup plus récente. En fait, elles datent d'une époque où c’est le Parlement qui détenait le pouvoir. A ce stade, il est donc naturel de se demander si le Palais de Westminster, où siège aujourd’hui la Chambre des Communes, est lui-même une véritable expression du régime parlementaire. Indépendamment de la démonstration en cours, ce bâtiment représente d'une magnifique réussite architecturale, très bien conçu pour les débats, et disposant de l'espace nécessaire pour toutes les autres activités (salles de réunions de commissions, bibliothèque pour les études au calme, salles de repos avec rafraîchissements et une terrasse pour prendre le thé). Il a tout ce qu'un législateur peut désirer, au sein d’un bâtiment à la fois digne et confortable. Il devrait donc dater - mais il faut commencer à se méfier - d’une époque où le régime parlementaire était à son apogée. Mais encore une fois les dates ne concordent pas. Le bâtiment d’origine, où Pitt et Fox se livraient leurs fameux duels oratoires, a été accidentellement détruit par un incendie en 1834. Il était aussi célèbre pour son inconfort que pour le niveau élevé des débats qui s’y tenaient. La structure actuelle a été commencée en 1840, en partie occupée en 1852, mais n’était toujours pas terminée en 1860 à la mort de l'architecte. Il a finalement pris son aspect actuel vers 1868. Or, le déclin du Parlement, et nous ne pouvons plus considérer ceci comme une coïncidence, a débuté avec le Reform Act de 1867. C'est l'année suivante que toutes les décisions en matière d’adoption des lois ont été transférées du Parlement au Cabinet. Le prestige attaché aux lettres "M. P." (Member Of Parliament) a commencé à s’évaporer et la seule chose que l’on pouvait encore dire, c’est que "un rôle a été laissé aux députés, mais un rôle mineur". Les beaux jours étaient finis. On ne pourrait pas en dire autant des différents ministères qui devaient prendre de l'importance avec le déclin du Parlement. Une enquête sérieuse pourrait encore montrer que l’Indian Office a atteint son apogée alors qu'il était installé au Westminster Palace. Ce qui est encore plus remarquable, cependant, concerne le développement du Colonial Office. En effet, si l’empire britannique s’est construit principalement à une époque où le Colonial Office - dans la mesure où il y en avait un - occupait par hasard des locaux à Downing Street, une nouvelle phase de la politique coloniale a débuté lorsque ce ministère a été installé dans

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des bâtiments réellement conçus pour lui. C'était en 1875 et l’édifice convenait parfaitement pour abriter les désastres de la guerre des Boers25 … Mais le Colonial Office a bénéficié d’un nouveau sursis au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Avec son déménagement dans des locaux temporaires et très inconfortables de Great Street Smith - locaux loués à l'Eglise anglicane et destinés à un usage fort différent - la politique coloniale britannique entra dans une phase de brillante activité qui devait se terminer avec l'achèvement d’un tout nouveau bâtiment prévu sur le site de l'ancien hôpital de Westminster. Il est rassurant de savoir qu’à la parution de cet ouvrage, en 1957, les travaux sur ce site n’avaient toujours pas commencé. Mais aucun autre exemple britannique n’est plus révélateur que l'histoire de New Delhi26. Nulle part ailleurs, les architectes britanniques n’ont eu l’occasion de concevoir une si grande capitale comme siège d’un gouvernement pour une si grande population. La décision de fonder New Delhi a été annoncée au Durbar impérial de 1911, le roi George V se trouvant à l'époque être le successeur du Grand Mogol sur ce qui avait été le Trône du Paon. Le fameux architecte Sir Edwin Lutyens fut alors chargé de dresser des plans pour un Versailles anglais, splendide dans sa conception, parfait dans les détails, magistral dans son architecture et démesuré dans ses proportions. Mais les différentes étapes de l’avancement du chantier vers son achèvement correspondent à autant d'étapes d'effondrement politique. Le Gouvernement du India Act de 1909 en a été le prélude avec la tentative d'assassinat du vice-roi en 1912, la Déclaration de 1917, le rapport Montagu-Chelmsford de 1918 et sa mise en œuvre en 1920. Le nouveau Vice-Roi, Lord Irwin, s’installa effectivement dans le nouveau palais en 1929, l'année où le Congrès indien demanda l'indépendance, l'année où s’ouvrit la Conférence de la Table Ronde, année qui précéda la campagne de désobéissance civile. Il serait possible, mais fastidieux, de retracer l'histoire complète jusqu’au moment du retrait des Britanniques, géré par le dernier Vice-Roi des Indes, Lord Louis Mountbatten, en montrant comment chaque phase de la retraite s’est

25 NDT : La "guerre des Boers" est une expression qui désigne deux conflits intervenus en Afrique du Sud à la fin du XIXe siècle entre les Britanniques et les habitants boers (boer = fermier en néerlandais). A la fin du deuxième conflit, les deux républiques boers perdirent leur indépendance et furent intégrées à l'Empire britannique. Au cours de cette seconde guerre, 120 000 boers et autant d’africains noirs furent déportés dans des camps de concentration. Il y eut au total 75 000 victimes, dont 20 000 soldats britanniques. 26 NDT : La ville de Delhi existait depuis des siècles. Les Britanniques décidèrent d’y implanter une ville nouvelle (New Delhi) qui serait la capitale de l’Empire Britannique des Indes, en remplacement de Calcutta. La ville fut inaugurée en 1931. New Delhi est aujourd’hui la capitale de l’Inde.

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déroulée parallèlement avec la réalisation d'un nouveau triomphe architectural. Finalement, New Delhi n’était ni plus ni moins qu'un mausolée. Le déclin de l'impérialisme britannique a effectivement débuté avec les élections générales de 1906 et la victoire à cette occasion des idées libérales et de la tendance centre-gauche. Par conséquent, personne ne sera surpris de constater que 1906 est la date, gravée pour l’éternité dans le marbre, de l’achèvement du fier bâtiment qui abrite le Ministère de la Guerre (War Office). La campagne de Waterloo a peut-être été organisée depuis des bureaux exigus près du champ de manœuvre des Horse Guards. Par contre, les plans du débarquement des Dardanelles ont été mis au point et validés dans cet environnement solennel27. Le bâtiment compliqué du Pentagone, à Arlington (Virginie / USA), fournit une autre leçon importante aux dirigeants. Il n'a pas été terminé avant la fin de la Seconde Guerre Mondiale et, bien sûr, la victoire de 1945 n’a pas été organisée ici, mais dans les locaux minuscules et encombrés du Service des Munitions de Constitution Avenue. Aujourd'hui encore, comme beaucoup de visiteurs attentifs peuvent le constater à Washington, les bâtiments les plus monumentaux abritent des organisations plus ou moins en sommeil telles que le Département du Commerce et du Travail, alors que les Services les plus actifs occupent des bâtiments encore en construction. En effet, les affaires urgentes du gouvernement se traitent le plus souvent dans des structures "temporaires" érigées au cours de la Première Guerre Mondiale, et habilement conservées pour leur effet stimulant sur l'administration. Juste à côté du Capitole, ces mêmes visiteurs pourront également observer l'imposant bâtiment, tout en marbre et en verre, du Syndicat des Camionneurs qui fut terminé juste à temps, avant que la lourde main d’une commission d’enquête du Congrès vienne s’abattre sur ses occupants28.

27 NDT : Lors de la Première Guerre Mondiale, l’objectif des Alliés était d’assiéger Istanbul, de façon à obtenir un retrait des Turcs de la coalition ennemie. L’opération de débarquement débuta le 19 février 1915. Après plusieurs tentatives, reports, raids terrestres et maritimes, elle se termina sur un échec cuisant, avec un total de 250 000 morts chez les alliés, principalement à cause des erreurs stratégiques successives de l’état-major. 28 NDT : Le "Syndicat des Camionneurs" (Teamsters) était extrêmement puissant. Jimmy Hoffa en devient le Président en 1957, et il sera lourdement condamné par la suite pour son implication dans des affaires mafieuses.

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Il est peu probable qu'un lecteur de ce chapitre, ayant le bras assez long, puisse prolonger la durée de vie d'une institution moribonde en la privant simplement d’un siège social trop somptueux, mais ce qu'il peut faire avec plus d’efficacité, cependant, est d’éviter qu’une organisation s’étrangle elle-même à la naissance. Les exemples abondent de ces nouvelles institutions, disposant dès leur création d’une multitude de directeurs adjoints, de cadres et d’experts, tous ces gens étant regroupés dans un bâtiment fonctionnel spécialement conçu à leur usage. En effet, l'expérience prouve qu'une telle institution va mourir. Elle est étouffée par sa propre perfection. Elle ne peut prendre racine faute de sol. Elle ne peut pas se développer naturellement car elle a déjà atteint sa maturité. Stérile par sa nature même, elle ne peut même pas fleurir. Et lorsque nous tombons sur une construction de ce genre - quand nous voyons, par exemple, le bâtiment conçu pour l'Organisation des Nations Unies - les experts comme nous hochent tristement la tête, tirent le drap sur le cadavre, et quittent les lieux sur la pointe des pieds.

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VII- LE FILTRE A PERSONNALITES … ou la formule du cocktail

Le cocktail, ou réception mondaine, est un élément indispensable à la survie en société. C’est autour de cette institution que s'articulent aussi bien les congrès internationaux, industriels ou les réunions politiques. Sans au moins un cocktail, ces rassemblements ne pourraient même pas avoir lieu. Jusqu'à présent, il n’y a eu que trop peu d'études scientifiques concernant leur utilité réelle. Le temps est donc venu de répondre à la question suivante : En organisant un cocktail, que recherchons-nous exactement ? On peut répondre à cette question de plusieurs façons, et il devient très rapidement évident qu’un cocktail donné peut viser plusieurs objectifs. Fixons donc un objectif particulier, et voyons comment il pourra être atteint le plus sûrement et le plus rapidement possible en appliquant la méthode scientifique. Prenons, par exemple, le problème qui consiste à découvrir l’importance relative des divers invités d’une réception. On peut supposer que leur statut officiel et leur CV sont déjà connus, mais que sait-on de leur importance réelle en fonction du travail qu’ils effectuent ? Il arrive souvent que les hommes ou femmes clés ne soient pas ceux qui occupent les positions hiérarchiques les plus élevées. Dans n’importe quel congrès, ces gens vraiment influents seront évidemment connus lors de la dernière journée, mais il est beaucoup plus utile de les identifier dès le début. C'est pour cette raison qu'un cocktail, organisé dès le deuxième jour du congrès, apportera une aide décisive. On supposera, pour les besoins de la démonstration, que l'espace où doit se tenir le cocktail n’occupe qu’un seul niveau et qu’il n’y a qu’une seule entrée principale. De plus, on suppose que la réception doit durer deux heures, d’après les cartons d'invitations, mais en réalité deux heures et vingt minutes. On suppose enfin que les boissons circulent librement dans toute la zone étudiée, car la présence d’un bar modifierait profondément la nature du problème. Compte tenu de ces hypothèses, comment pouvons-nous évaluer l’importance réelle des invités présents (par opposition à leur importance théorique) ? Le premier fait connu sur lequel nous pouvons baser notre théorie est le sens naturel de la rotation du flot humain. Nous savons que les invités, dès leur arrivée, s’orientent spontanément vers le côté gauche de la salle de réception. Ce courant de la marée humaine vers la gauche a une explication intéressante et en partie biologique, car le cœur se trouve - ou plus exactement, semble se trouver - sur le côté gauche du corps.

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Dans la forme la plus primitive de la guerre, divers dispositifs de protection étaient donc utilisés pour protéger le côté gauche, l'arme offensive étant alors tenue et maniée par la main droite. L'arme offensive la plus courante était l'épée, portée dans une gaine ou un fourreau. Si l'épée devait être maniée de la main droite, le fourreau devait être porté sur le côté gauche. Avec un fourreau porté sur la gauche, il devenait physiquement impossible de monter à cheval avec l’étrier à gauche, sauf pour se retrouver face à la queue de l’animal, ce qui n'était pas la pratique courante à l’époque. Mais en montant avec l’étrier droit, il convient de chevaucher sur le côté gauche de la route, de façon à ne pas gêner la circulation au moment de monter en selle. Il devient donc naturel et convenable de tenir sa gauche, la pratique contraire (adoptée dans certains pays arriérés) étant totalement opposée à tous les instincts historiques les plus profonds29. Libérés de toute réglementation arbitraire de la circulation, les êtres humains normaux penchent vers la gauche. Le deuxième fait connu est que les gens préfèrent occuper le pourtour d’une pièce plutôt que le centre. Il suffit simplement d’observer comment un restaurant se remplit. Les tables à côté du mur de gauche sont occupées d'abord, puis celles du fond, puis celles placées du côté du mur de droite, et enfin (mais avec réticence) celles du milieu de la salle. La répulsion de l'homme à occuper l'espace central est telle que le responsable du restaurant désespère de le remplir, et crée ainsi ce qu'on appelle une piste de danse. Bien entendu, cette répartition pourrait être modifiée par un facteur extérieur, comme un panorama sur une cascade depuis les fenêtres du fond. Si l'on exclut les cathédrales et les cantines militaires, les restaurants se remplissent selon le sens décrit précédemment, de gauche à droite. Cette répugnance à occuper l'espace central est un vestige de nos instincts préhistoriques. L'homme des cavernes qui pénétrait dans une grotte inconnue ne savait pas trop quel accueil lui serait réservé et se tenait dos au mur en se préservant une certaine marge de manœuvre. Au centre de la caverne, il se sentait trop vulnérable. Il se glissait donc le long des murs de la grotte, avec des grognements et en tenant bien sa massue. L'homme d’aujourd’hui fait exactement la même chose, en marmonnant et en rajustant son nœud de cravate. La tendance générale du flot des invités dans un cocktail est la même que dans un restaurant. Ils circulent le long des côtés de la salle, mais sans aller jusqu’à se coller aux murs.

29 NDT : On porte parfois au crédit de Napoléon Bonaparte, l’instauration de la circulation à droite, dans un premier temps pour surprendre les cavaleries ennemies lors de batailles, puis en France et ensuite dans tous les pays qu’il avait conquis, comme un signe distinctif vis à vis de l’Empire britannique.

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Si l'on combine ces deux facteurs avérés, la dérive vers la gauche et la tendance à éviter le centre, nous avons l'explication biologique du phénomène que nous avons tous observé dans la pratique : c'est le déplacement humain dans le sens des aiguilles d’une montre. Il peut y avoir des remous et des tourbillons locaux, comme des femmes qui dévient brutalement de leur route pour éviter certaines personnes qu’elles détestent, ou pour se précipiter en s’écriant : "Chéri(e) !" vers d’autres qu'elles détestent encore plus, mais le mouvement général de la marée tourne inexorablement dans le même sens. Les gens qui comptent, ceux qui sont littéralement "dans le bain", restent dans le canal où le courant est le plus fort. Ils se déplacent avec le flot en respectant à peu près à la vitesse moyenne. Ceux qui restent collés aux murs, généralement en grande conversation avec les gens qu'ils rencontrent chaque semaine, ne sont que du menu fretin. Ceux qui s’entassent dans les coins de la pièce sont les timides et les faibles. Ceux qui s’égarent dans la zone centrale sont les excentriques et les imbéciles. Ce que nous devons examiner également est l'heure à laquelle les gens arrivent. On peut aussi supposer que les gens réellement importants arriveront à l’instant qu'ils jugent le plus favorable. Ils ne seront pas parmi ceux qui surestiment la durée du trajet et qui arrivent ainsi un quart d’heure ou plus avant le début du cocktail. Ils ne seront pas non plus parmi ceux qui ont une montre arrêtée et qui arrivent complètement essoufflés, quand la soirée est presque terminée. Non, les personnes que nous recherchons choisissent leur moment. A l’évidence, cet instant précis sera déterminé par deux considérations majeures :

• Ils ne veulent pas faire leur entrée avant qu'il y ait suffisamment de personnes présentes pour observer leur arrivée.

• Ils ne veulent pas non plus arriver après que d'autres personnes importantes soient déjà reparties - comme c’est toujours le cas - pour une autre réception.

Leur arrivée se passera donc au moins une demi-heure après le début du cocktail et au moins une heure avant l'échéance prévue pour la fin. Cela nous donne une fourchette assez précise qui conduit à fixer l'heure d'arrivée optimale exactement à trois quarts d'heure après l'heure indiquée sur le carton d'invitation, soit 19h 15, par exemple, si la réception est censée commencer à 18h 30. A ce stade, la tentation est forte pour conclure que la découverte de l'heure d'arrivée optimale est la solution au problème dans son ensemble.

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Certains étudiants pourraient dire : "Peu importe ce qui se passe après. Observez l’entrée, montre en main, et vous aurez la réponse.", mais un enquêteur plus expérimenté traitera cette proposition simpliste avec dédain. En effet, qui peut savoir si la personne qui arrive exactement à 19h 15 avait réellement prévu de le faire ? Certains peuvent arriver à ce moment-là parce qu'ils souhaitaient arriver à 18h 30, mais ils ont tourné près d’une heure autour du bâtiment en essayant de se garer, et d'autres peuvent surgir à cet instant en croyant qu’il est plus tard. Quelques-uns pourraient se trouver là par hasard, sans même avoir été invités - des gens distraits, invités ailleurs et un autre jour -. Donc, même si l’on a déduit logiquement que les gens importants doivent arriver entre 19h 15 et 19h 20, on aurait tort de considérer comme importants tous ceux qui se présentent à cette heure. C'est à ce stade de notre recherche que nous avons besoin de tester et de compléter notre théorie par des moyens expérimentaux. Pour comprendre pleinement le contexte social, nous devons recourir à une technique utilisée dans les laboratoires de recherche en mécanique des fluides. Dans ces établissements, un chercheur qui veut visualiser l’écoulement de l’eau d’une rivière autour d'un obstacle comme une pile de pont, injecte des colorants dans l’eau, puis filme ou photographie à intervalles réguliers les lignes de couleur dans le courant afin de déterminer les trajectoires des particules de liquide. Pour notre étude, nous pourrions poser des "marqueurs" sur le costume des gens importants lors d'un cocktail (les colorer avec une teinture, pour ainsi dire) et filmer leur progression lors de la soirée depuis une galerie supérieure ou une mezzanine. Evidemment, on pourrait objecter qu'il existe quelques difficultés pratiques pour approfondir notre enquête sur ces bases. Toutefois, nous avons pu nous procurer un rapport d’étude confidentiel à propos d’une ancienne colonie britannique où la "coloration" de différents spécimens avait déjà été faite. Ce qui s’est réellement passé, il y a un peu plus d’un siècle, c'est qu’un gouverneur a tenté de convaincre les éléments respectables de la population masculine de porter une tenue de soirée noire au lieu du smoking blanc qui était la règle à l’époque. Ses médiocres capacités de persuasion n’ont convaincu ni les banquiers, ni les avocats, ni les commerçants, mais elles ont nécessairement été suivies par les fonctionnaires, qui n'avaient pas d’autre choix que l’obéissance. Le résultat fut que cette tradition s’est développée et a survécu depuis. Les hauts fonctionnaires portent du noir et les autres individus mâles sont en blanc. Comme dans cette société particulière, les fonctionnaires avaient encore une grande importance, il était facile pour les enquêteurs de suivre leurs déplacements à partir d'une galerie supérieure. Il était également possible de

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photographier les positions d’ensemble à intervalles réguliers, ce qui a confirmé les théories décrites jusqu'à présent, et qui a conduit à la découverte finale que nous sommes maintenant en mesure de communiquer. Des observations minutieuses ont prouvé, avec certitude, que les costumes noirs arrivaient dans une plage horaire précise entre 19h 10 et 19h 20, qu'ils tournaient dans la salle vers la gauche dans le sens horaire, qu'ils évitaient les coins et les murs et qu'ils fuyaient la zone centrale. Jusque là, leur comportement était exactement conforme à la théorie. Mais il est apparu un événement inattendu. Après avoir atteint un point proche de l'extrémité droite de la salle - ce qui leur prenait environ une demi-heure -, ils s'attardaient dans ce secteur pendant dix minutes ou un peu plus, puis ils avaient tendance à prendre congé assez brusquement. Ce n'est qu'après avoir étudié longuement et minutieusement les films réalisés par les scientifiques, que nous avons compris ce que signifiait ce comportement. En réalité, cette pause permettait aux personnes importantes arrivées à 19h 20 de rattraper celles qui étaient arrivées à 19h 10. La réunion de ces gens réellement importants ne durait pas très longtemps. Chacun voulait simplement être vu par les autres, comme preuve qu'il était là. Ceci fait, la retraite pouvait commencer et elle était toujours terminée à 20h 15. Ce que nous avons appris avec l'observation dans cette société, doit maintenant être considéré comme applicable à toutes les autres, et la formule est facile à appliquer. Pour trouver les personnes qui comptent vraiment, divisez (mentalement) la salle de réception en carrés comme pour un jeu de bataille navale, et numérotez-les avec des lettres de gauche à droite, comme A, B, C, D, E et F. De même, numérotez les carrés de 1 à 8 depuis le côté de l’entrée jusqu’au fond de la salle. L'heure du début de la réception est notée H. Le moment où la dernière personne s’en va, se situe environ deux heures et 20 minutes après l’arrivée des premiers invités. Trouver les gens qui comptent vraiment dans ce milieu est maintenant un jeu d’enfant :

Les gens importants sont les personnages qui sont regroupés dans le carré E7 entre H + 75 et H + 90. La personne la plus importante de la soirée se trouve au centre de ce groupe.

Les étudiants se rendront compte que l’efficacité de cette règle dépend essentiellement de son caractère de discrétion. Le contenu de ce chapitre doit donc rester strictement confidentiel et gardé absolument secret. Les étudiants en sciences sociales conserveront ces informations pour eux-mêmes et les autres lecteurs de cet ouvrage ne devront consulter ce chapitre sous aucun prétexte.

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VIII- L’INCONJALITOSE … ou la paralysie administrative

On rencontre partout des organisations, publiques ou privées, dont les plus hauts responsables sont routiniers et ennuyeux, leurs subordonnés uniquement occupés à comploter les uns contre les autres, et les autres cadres frustrés ou incapables. On n’y fait pas grand chose et on n’aboutit à rien. En observant cette situation navrante, nous avons tendance à conclure que ceux qui sont aux postes de commandes ont fait de leur mieux, ont lutté contre l'adversité, et ont fini par admettre leur échec. En fait, il apparaît aujourd’hui, à la lumière de récents travaux de recherche, que cette hypothèse est complètement fausse30. Dans un pourcentage élevé d’institutions moribondes qui ont été examinées, l'état ultime de coma est toujours obtenu de façon délibérée, et au prix d’un effort soutenu. C’est évidemment le résultat d’une maladie, mais d'une maladie en grande partie auto-provoquée. Dès les premiers symptômes, la progression de cette maladie a été encouragée, ses causes ont été aggravées et les résultats accueillis à bras ouverts. C'est la maladie de l'infériorité provoquée, que nous avons appelée inconjalitose31. Il s'agit d'une affection bien plus fréquente qu'on ne le croit, et la diagnostiquer est bien plus facile que la guérir. Notre étude de cette paralysie organisationnelle commence, logiquement, par la description de l'évolution de la maladie depuis ses premières manifestations, jusqu’au coma final. La deuxième phase de l'enquête concerne les symptômes et le diagnostic. La dernière étape tente de proposer un traitement thérapeutique, mais on ne sait quasiment rien sur ce thème. Il est très peu probable que l’on réalise rapidement des progrès dans ce domaine, car par tradition, la recherche médicale britannique est totalement opposée à ce que l’on insiste sur cette partie du sujet. Les médecins spécialistes britanniques sont généralement assez contents d’analyser les symptômes et de définir la cause du mal. Ce sont les Français, en revanche, qui commencent par proposer un traitement et proposent un diagnostic plus tard, mais pas nécessairement. Nous nous sentons tenus ici de suivre la méthode britannique, qui n’est d’aucune aide pour le patient, mais qui est sans doute beaucoup plus scientifique. Il vaut mieux voyager dans l’espoir qu’arriver on ne sait où. Le premier symptôme de la maladie se manifeste par l'apparition dans la hiérarchie, d'un individu doté à la fois d’un niveau élevé d'incompétence (I) et d’une jalousie maladive (J). Ces deux caractéristiques ne sont pas vraiment 30 NDT : Le lecteur pourra consulter le paragraphe consacré au "Principe de Peter", ajouté en fin de chapitre. 31 NDT : A partir des mots "Incompetence" et "Jealousy", C. N. Parkinson a proposé le terme "Injelititis". Dans l’attente d’une appellation officielle validée par la Faculté de Médecine, il est traduit ici par "Inconjalitose".

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gênantes en elles-mêmes et sont présentes naturellement chez la plupart des gens. Mais lorsqu’elles atteignent simultanément une certaine concentration, une réaction chimique se produit, et la fusion des deux éléments donne une nouvelle substance que nous avons appelée "inconjalite" (formule I3J5). La présence de cette substance peut être décelée à coup sûr en observant le comportement de toute personne qui, n'ayant rien réussi à faire de son propre Service, essaie constamment d'interférer avec les autres et de prendre le contrôle de la Direction Générale. Le spécialiste qui observe ce mélange particulier d’échec et d'ambition, hoche la tête et murmure "inconjalite primaire ou idiopathique". Les symptômes, comme nous allons le voir, sont tout à fait spécifiques. La phase secondaire dans l’évolution de la maladie est atteinte lorsque l'individu infecté prend le contrôle total ou partiel de la Direction. Dans de nombreux cas, ce stade est atteint sans aucune période de primo-infection, la personne en question ayant été parachutée directement à ce niveau de l'organisation. A ce stade, l'individu inconjalitant est facilement reconnaissable à l’acharnement qu’il déploie pour se débarrasser de tous ceux qui seraient plus compétents que lui, mais également à la résistance qu’il oppose à la nomination ou la promotion de toute personne qui pourrait se révéler plus capable que lui au cours du temps32. Il n'ose pas dire : "Mr. Renard est trop compétent". Il dit : "Renard ? Il est sans doute compétent, mais est-il fiable ? Je préfèrerais Mr. Planplan". Il n'ose pas avouer : "A côté de Mr. Renard, je me sens inférieur", mais il dit : "Mr. Planplan me semble avoir un meilleur jugement". Le mot "jugement" est un mot intéressant, qui signifie dans ce contexte, le contraire de l'intelligence et qui veut dire, en pratique, continuer à faire ce qui a été fait la dernière fois. Donc, Mr. Planplan est promu et Mr. Renard est invité à aller voir ailleurs. Peu à peu, la Direction se remplit donc de gens plus stupides que le Président ou le Directeur Général. Si le Directeur est un homme de deuxième plan, il veillera à ce que ses collaborateurs immédiats soient tous de troisième plan, qui s’assureront à leur tour, que leurs subordonnés soient de quatrième plan. Et il y aura bientôt une vraie concurrence dans la stupidité, tous les gens faisant même semblant d'être encore plus bêtes qu’ils ne le sont. La dernière étape, ou étape tertiaire de l'évolution de la maladie, est atteinte lorsqu'il n'y a plus la moindre parcelle d'intelligence dans toute l'organisation du haut jusqu’en bas de l’échelle. C'est l'état de coma, que nous avons décrit dans notre premier paragraphe.

32 NDT : "Dans notre profession, le talent est souvent vécu comme une atteinte à la bonne confraternité". Maître Vincent De Moro-Giafferri (Avocat et parlementaire français / 1878 - 1956)

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Lorsque ce stade est atteint, l'institution, sur le plan pratique, peut être considérée comme morte. Elle peut rester dans le coma pendant vingt ans. Elle peut tranquillement se désintégrer. Elle peut même finir par se rétablir, mais les cas de rémissions spontanées sont rarissimes. On pourrait trouver étrange qu’une guérison soit possible sans traitement. Cependant, ce phénomène est tout à fait naturel, et ressemble beaucoup au processus par lequel certains organismes vivants développent une résistance à des poisons qui seraient normalement mortels au premier contact33. Tout se passe comme si l'institution toute entière avait été aspergée avec une sorte de répulsif qui éliminerait systématiquement tout signe d’intelligence qu’il rencontrerait. Sur une période de plusieurs années, cette pratique permet d'obtenir le résultat escompté. Cependant, certains individus développent une sorte d’immunité et dissimulent leurs capacités sous un masque de bonne humeur imbécile. Le résultat est que les agents chargés de l’élimination des gens compétents ne sont plus capables (par pure stupidité) de reconnaître l’intelligence quand ils la rencontrent. Un individu de valeur peut ainsi pénétrer dans l’institution en traversant les premières lignes de défense et commencer à faire son chemin vers le sommet de la hiérarchie. Il progresse, en discutant de golf, en ricanant bêtement, en égarant des documents ou en oubliant les noms, soit donc en adoptant une attitude parfaitement normale. Ce n'est qu’une fois arrivé assez haut qu’il peut jeter le masque et apparaître comme un manipulateur au milieu d’un troupeau de marionnettes. Les directeurs et chefs de services se trouvent alors brutalement confrontés à l’intelligence dans leurs propres rangs, mais il est trop tard pour faire quoi que ce soit. Le mal est fait, la maladie régresse, et une guérison complète est possible dans les dix années suivantes. Mais ces cas de guérisons naturelles sont extrêmement rares. Quand les événements suivent leur cours normal, la maladie passe par les trois étapes déjà décrites et ne tarde pas à devenir incurable. Nous avons vu ce qu'est la maladie, mais il faut maintenant montrer quels sont les symptômes qui permettent de détecter sa présence. C'est une chose que de décrire le développement de l'infection dans un cas d’école, mais c’est une autre paire de manches que d'entrer dans une entreprise ou une administration et d’identifier les symptômes au premier coup d’œil. Nous savons tous comment un agent immobilier inspecte une maison quand il agit au nom de l'acheteur. Ce n'est qu'une question de minutes avant qu'il n’ouvre un placard ou ne donne un coup de pied dans une plinthe en s'écriant : "Mais c’est pourri, tout ça !", alors qu’en agissant pour le compte du vendeur, il oublierait la clef du placard, et

33 NDT : La "mithridatisation" tire son nom de Mithridate VI, roi d’Asie Mineure qui craignait pour sa vie, et consomma du poison en petites doses régulièrement croissantes afin de développer une insensibilité. Après sa défaite contre les armées de son fils Pharnace, la légende raconte qu’il ait voulu s’empoisonner, mais le poison n’ayant plus d’effet sur lui, il dût demander à l’un de ses gardes de le tuer (63 av. JC).

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attirerait l'attention de l’acheteur sur la vue magnifique que l’on peut contempler depuis un angle de la fenêtre de la cuisine. De la même manière, l’expert reconnaît les symptômes de l’inconjalitose, même à son stade primaire. Il s’arrête, hume l’atmosphère du lieu, hoche la tête de façon inspirée et il est tout de suite évident qu'il sait. Mais comment sait-il ? Comment peut-il affirmer que l’inconjalitose est installée ? Si le foyer d’infection original est toujours présent, le diagnostic est plus facile, mais ce diagnostic reste possible même si le porteur du virus est parti en vacances. Son influence peut être décelée dans l'atmosphère même. Elle apparaît surtout dans certaines remarques qui émanent de collaborateurs, comme "Ce serait une erreur pour nous de viser trop haut. Nous ne pouvons pas rivaliser avec TopRank. Ici, chez LowGrade, nous répondons aux besoins du marché local, et ça nous suffit", ou encore "Nous n'avons pas la prétention d'être dans le Top 3 de notre domaine. C’est insensé la façon dont les gens d’ExtraBoum parlent de leur job, comme s'ils étaient du niveau de TopRank", ou enfin "Certains de nos jeunes collaborateurs sont passés chez TopRank, et même un ou deux chez ExtraBoum. Ils ont sûrement bien fait, et nous sommes très heureux de les voir réussir ainsi. Cet échange d'idées et de personnes est certainement une bonne chose, même si, bien sûr, les quelques collaborateurs de TopRank que nous avons recrutés ont été plutôt décevants. Nous ne pouvons rien attendre de très performant de la part de gens qu'ils ont licenciés. Ma foi, il ne faut pas se plaindre. Nous cherchons toujours à éviter les frictions autant que possible... Et humblement, nous prétendons faire du bon travail". Que suggèrent ces réflexions ? Elles indiquent - ou, plutôt, elles démontrent clairement - que le niveau des objectifs a été fixé trop bas. Seul un faible niveau est visé et un niveau encore plus bas est considéré comme acceptable. Les directives issues d'un patron de second ordre et adressées à des cadres de troisième ordre ne visent que des objectifs modestes avec des moyens inefficaces. Un haut niveau de compétence n'est pas souhaité, car une organisation efficace ne serait plus contrôlable par le chef du service ou de l’entreprise. La devise "Toujours à la traîne" a été inscrite en lettres d'or juste au-dessus de l'entrée principale. La médiocrité est devenue le dogme. Il reste encore, à ce stade primaire, un soupçon de culpabilité et un sentiment de malaise quand TopRank est mentionné dans une conversation, mais cette culpabilité et ce malaise ne durent pas bien longtemps. La deuxième étape de la maladie s'installe rapidement et c'est ce que nous allons maintenant décrire.

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La seconde étape est détectée par son principal symptôme, qui est la prétention. Les objectifs ont été mis tellement bas qu’ils ont été rapidement atteints. La cible a été placée à deux mètres du pas de tir et le score obtenu est spectaculaire. Les dirigeants ont réalisé ce qu'ils avaient prévu. Ceci permet de les voir rapidement pleins d’autosatisfaction. Ils ont voulu faire quelque chose et ils l'ont fait ! Ils oublient un peu vite que c'est un petit effort pour un petit résultat. Ils observent seulement qu'ils ont réussi - contrairement aux gens d’Extraboum -. Ils deviennent de plus en plus arrogants et leur prétention se révèle dans des remarques comme celles-ci :

- "Le patron est quelqu’un de solide et de très intelligent quand vous arrivez à le connaître. Il ne parle pas beaucoup, ce n'est pas dans ses habitudes, mais il fait rarement des erreurs". (Noter que l’on peut dire ça tout à fait sincèrement à propos de toute personne qui ne fait jamais rien).

- "Ici, on se méfie du tape-à-l’œil. Ces gens qui se croient plus intelligents que les autres sont terriblement dangereux, en bouleversant les règles établies et en proposant toutes sortes de méthodes qui n’ont jamais réellement fait leurs preuves. Nous, nous obtenons de superbes résultats en comptant sur le simple bon sens et le travail d'équipe".

- "Nous sommes vraiment très fiers de notre cantine, et je ne sais pas comment le Chef peut faire de si bons repas à ce prix. Nous avons vraiment de la chance de l'avoir chez nous".

Cette dernière remarque est faite alors que nous sommes assis à une table recouverte d’une nappe douteuse, face à une pâtée immangeable jetée en vrac dans l’assiette et incommodés par l’odeur infecte du liquide qui nous est servi sous le nom de café. En effet, la cantine (ou "restaurant d’entreprise") est bien plus révélatrice que les bureaux eux-mêmes. Tout comme pour un avis rapide, on juge une habitation particulière à partir de l'inspection des WC - pour savoir s’il y a un rouleau de papier hygiénique de secours -, ou comme on estime la qualité d’un hôtel sur l'état de propreté des douches, on peut évaluer une grande institution sur la qualité de sa cantine. Si la peinture est marron foncé ou vert pâle, si les rideaux sont de couleur rouge - ou s’il n’y en a pas -, s’il n'y a aucun bouquet de fleurs, s'il y a de la soupe de poireaux-pommes de terre - avec ou sans cadavre de mouche -, si le plat du jour est du steak haché - décongelé ou non - et si les cadres sont encore très contents avec tout ça, c’est que l'institution va très mal. Dans ce cas, l’autosatisfaction a atteint un tel niveau que les responsables ne peuvent même plus faire la différence entre ce qui est comestible et ce qui ne l’est pas. C’est le paroxysme de la prétention.

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Le stade tertiaire, et dernier de la maladie, est celui dans lequel la résignation a remplacé la prétention. Les cadres ne se vantent même plus de leur efficacité par rapport à la concurrence, et ont oublié son existence. Ils ont cessé de manger à la cantine, et avalent des sandwiches en laissant des miettes partout dans leur bureau. Le panneau d'affichage porte encore un flyer pour un concert qui a eu lieu il y a deux ans, la porte du bureau de Mr. Untel possède une plaque qui annonce : "M. Machin", alors que celle du bureau de Mr. Bidule arbore une étiquette pour bagages où l'encre décolorée indique "Mr. Truc". Quelques vitres cassées ont été réparées avec des bouts de carton. Au contact, les interrupteurs donnent une petite décharge électrique, faible mais sensible. Le plâtre s'écaille au plafond et la peinture des murs est tachée. L'ascenseur est en panne et le robinet des toilettes coule sans arrêt. Le skydome qui éclaire le couloir n’est plus étanche et quelques récipients en plastique sont posés en dessous pour récupérer l’eau à chaque fois qu’il pleut, et depuis les profondeurs des parkings souterrains, on entend les miaulements sinistres d’un chat affamé. Le dernier stade de la maladie a conduit toute l'organisation au bord de l’effondrement. Les symptômes du mal dans cette forme aiguë sont si nombreux et si évidents qu'un expert peut les détecter par téléphone sans même visiter l'endroit. Quand un correspondant vous répond fatigué "Allooooo ?" (Ce qui est la plus inutile des réponses), l'expert en a assez entendu. Il secoue la tête tristement et coupe la communication. Il murmure : "Phase tertiaire" et "Pratiquement irrécupérable". Il est trop tard pour essayer toute sorte de traitement. L'institution est pratiquement morte. A ce point de l’analyse, la maladie est décrite telle que l’on peut l’observer de l'intérieur et de l'extérieur. Nous connaissons maintenant l'origine, l'évolution et l'issue de l'infection, ainsi que les symptômes par lesquels sa présence est détectée. La compétence médicale britannique va rarement au-delà de ce point dans ses recherches. Une fois que la maladie a été identifiée, nommée, décrite et représentée, les spécialistes britanniques sont généralement assez satisfaits et se jettent sur l’étude de tout autre problème qui se présente. Si on leur demande un traitement, ils ont l'air surpris et suggèrent l'utilisation d’un antibiotique, précédée ou suivie de l'extraction de toutes les dents du patient. Il est tout de suite évident que ce n'est pas un aspect du problème qui les intéresse. Est-ce que notre attitude doit être la même, ou devrions-nous, en tant que chercheurs en sciences sociales, considérer que quelque chose doit être fait ? Il est sans doute prématuré de discuter de façon approfondie des différents traitements possibles, mais il est utile d'indiquer, de manière très générale, les orientations qui doivent permettre d’aboutir à une solution.

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Au minimum, certains principes doivent être appliqués, et le tout premier est le suivant : Une institution malade ne peut pas se réformer elle-même. Il y a des cas, on le sait, où une maladie disparaît sans traitement, de la même façon qu’elle est apparue sans crier gare, mais ces cas sont considérés par les spécialistes comme exceptionnels et peu fiables. Le traitement, quelle que soit sa nature, doit venir de l'extérieur. Il est physiquement possible pour un patient, de s’opérer lui-même sous anesthésie locale, mais cette pratique est considérée comme peu recommandable et soulève de nombreuses objections, certaines opérations se prêtant encore moins à la dextérité du patient. Le premier principe énoncé ci-avant peut être reformulé de la façon suivante : Le patient et le chirurgien ne doivent pas être la même personne. Quand une institution arrive à un état avancé de la maladie, les conseils d'un expert sont nécessaires et même, dans certains cas, ceux de la plus grande autorité actuellement en activité : C. N. Parkinson en personne. Ses honoraires sont certainement très élevés, mais dans les cas de ce genre, il ne faut pas mégoter sur la dépense. Il s'agit, après tout, d’une question de vie ou de mort34. Le deuxième principe que nous pouvons énoncer est : Au stade primaire, la maladie peut être traitée par une simple injection, au stade secondaire, la chirurgie peut réussir dans certains cas, mais au stade tertiaire, le mal est incurable dans l’état des connaissances scientifiques actuelles. Dans les temps anciens, les médecins utilisaient des potions et des pilules, mais tout cet arsenal est aujourd’hui abandonné. Plus récemment, ils ont essayé timidement la psychiatrie, mais cette mode est tombée en désuétude car les psychanalystes ont presque tous été internés. La tendance actuelle associe les injections de drogues avec la chirurgie, et il incombe aux spécialistes en Sciences Sociales de rester en liaison constante avec les Professeurs de la Faculté de Médecine. Dans un cas de primo-infection, il faut donc préparer automatiquement une seringue et la seule préoccupation doit concerner le produit qu’on y introduit (à part l’aqua vulgaris). En principe, celui-ci doit contenir un principe actif, mais dans quelle famille faut-il le choisir ? Un remède de cheval devrait contenir une forte proportion d'intolérance, mais cette substance est difficile à se procurer et elle est parfois trop forte pour le malade.

34 NDT : De nos jours, les institutions en difficulté pourront très facilement trouver une multitude de Consultants et Experts qui, sans garantir le même niveau de qualification du regretté C. N. Parkinson (disparu en mars 1993), pourront à défaut facturer un niveau élevé d’honoraires. A cette occasion, il est utile de garder à l’esprit la première Loi de Murphy pour ce qui concerne le choix d’un consultant : "Ne demandez jamais au coiffeur si vous avez besoin d’une coupe".

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L'intolérance se trouve en abondance dans le sang de certains militaires de carrière (principalement les adjudants et les sergents) et elle est constituée de deux éléments chimiques qui sont :

1- BBn : Le meilleur est à peine assez bon. 2- NEn : Il n'y a aucune excuse à rien.

Injecté dans une institution malade, l'individu intolérant a un effet tonique sur l'organisme et peut le pousser à résister à l'origine de l'infection. Même si ce traitement donne de bons résultats, il n’est pas du tout garanti qu’il guérisse définitivement le malade, car on n’est jamais sûr que les agents infectieux soient effectivement rejetés par l’organisme. Ces éléments nous conduisent plutôt à penser que ce traitement n’est qu’un simple palliatif, la maladie restant à l’état latent, mais inactive. Certaines autorités compétentes estiment que des injections répétées conduiraient à une guérison complète, mais d'autres également compétentes craignent que la répétition du traitement ne finisse par causer une légère inflammation, à peine moins dangereuse que la maladie elle-même. L'intolérance est donc un médicament à utiliser avec prudence. Il existe également un médicament moins violent appelé "Ridicule", mais son fonctionnement reste incertain, son caractère instable et ses effets trop mal connus. Il y aucune raison de craindre les dommages que pourrait causer une injection de cette substance, mais aucune non plus d’espérer un résultat positif. Il est généralement admis que l'individu inconjalitant développe une épaisse couche de protection qui le rend insensible au ridicule. Le ridicule pourrait avoir tendance à isoler l'infection, mais c’est tout ce que l’on peut en attendre. Enfin, on peut noter que l’utilisation de "Réprimande", qui est assez facile à obtenir, a été testée dans des cas de ce genre et qu’elle n’est pas totalement sans effet. Cependant, il y a encore ici quelques difficultés. Ce médicament est un stimulant immédiat, mais il peut produire un résultat diamétralement opposé à celui qui est espéré par le praticien. Après un sursaut (momentané) de son activité, l'individu inconjalitant se révèle souvent encore plus amorphe qu’avant, et tout aussi virulent en tant que source d'infection35. Si une utilisation de ce remède est décidée, elle ne doit être programmée que comme élément d'une préparation à base d'intolérance et de ridicule, éventuellement associée à d'autres drogues non encore testées. Il convient toutefois de noter que cette préparation reste encore à mettre au point.

35 NDT : Les dispositions du Code du Travail qui défendent aujourd’hui beaucoup mieux qu’en 1957, l’employé face à l’employeur peu scrupuleux, peuvent être utilisées par les individus inconjalitants et procéduriers avec une grande capacité de nuisance, chaque succès de leur part contribuant alors à propager encore plus l’infection.

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Par contre, la phase secondaire de la maladie nous semble opérable. Les professionnels et les lecteurs avertis auront évidemment entendu parler de l’opération réalisée par le Professeur Richard Cuthier. Cette opération, qui porte aujourd’hui le nom de ce célèbre chirurgien, comprend tout simplement l’ablation de toutes les parties infectées en transfusant simultanément du sang frais prélevé sur un organisme similaire. Cette opération a parfois réussi. Il faut quand même avouer qu'elle a aussi échoué quelquefois. Le choc peut être trop fort pour le patient. Le sang frais peut être impossible à obtenir, et même lorsqu’on en dispose, il peut ne pas être compatible avec le sang précédemment en circulation. Toutefois, cette méthode radicale offre, au-delà de cette question, les meilleures chances d'une complète guérison. Le stade tertiaire ne présente plus la possibilité de faire quoi que ce soit. L'institution est pour ainsi dire cliniquement morte. Elle peut éventuellement redémarrer, mais uniquement avec un nouveau nom, un autre site et un personnel complètement différent. La tentation évidente, pour certains gestionnaires qui voudraient réaliser des économies à court terme, consiste à récupérer dans la nouvelle institution, une partie du personnel d'origine, sous le prétexte, par exemple, de la continuité. Une telle transfusion serait à coup sûr fatale, car la continuité est exactement ce qu’il faut éviter. Aucune partie de l'ancienne structure malade ne peut être considérée comme non infectée. Aucune tradition, aucun personnel ou aucun matériel ne doit être récupéré à partir de l’institution initiale. Une quarantaine stricte doit être suivie d'une désinfection complète. Les personnels infectés doivent être proposés avec des lettres de recommandations élogieuses aux sociétés concurrentes pour lesquelles on éprouve une hostilité toute particulière. Toutes les archives et tous les équipements doivent être détruits sans hésitation. En ce qui concerne les bâtiments, la meilleure solution consiste à y mettre le feu après avoir souscrit une bonne assurance36. Une fois que le site n’est plus qu’un tas de ruines fumantes et noircies, on peut avoir la certitude que les germes de la maladie sont enfin éradiqués.

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36 NDT : Depuis 1957, l’arsenal législatif concernant les fraudes aux assurances a été extrêmement renforcé. Cette dernière mesure ne devra donc être envisagée qu’après s’être entouré des meilleurs Conseils juridiques.

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NDT : Le "Principe de Peter" Dans le domaine des Sciences Sociales, une loi importante (que l’on peut éventuellement considérer comme complémentaire de celle de Parkinson) prédit le développement inéluctable de l'incompétence dans les toutes les organisations sociales ou administratives telles que ministères, entreprises, armées, syndicats, appareils politiques, etc. Cette loi a été formulée par Laurence J. Peter (1919-1990) et Raymond Hull (1919-1985) en 1969, soit 14 ans après la première publication de la loi de Parkinson (mars 1955) :

"Dans une hiérarchie, chaque employé tend à s'élever jusqu'à son niveau d'incompétence". Ce principe se base sur la constatation suivante :

Dans une organisation quelconque, si quelqu'un fait bien son travail, on lui offre une promotion. S'il est toujours performant à ce nouveau poste, il bénéficiera inévitablement d’une nouvelle promotion, et ainsi de suite jusqu'au jour où il obtiendra un poste au-dessus de ses capacités, appelé "niveau d’incompétence". C’est à ce niveau qu’il restera indéfiniment.

La conséquence la plus importante du "Principe de Peter" est que dans toute organisation, le travail effectif est réalisé par ceux qui n'ont pas encore atteint leur niveau d'incompétence. Paul Masson (Avocat et écrivain français / 1849 - 1896) avait déjà formulé cette relation entre l’incompétence et le niveau hiérarchique dans l’administration : "Les fonctionnaires sont comme les livres d'une bibliothèque : Ce sont les plus hauts placés qui servent le moins".

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IX- DU BIDONVILLE A LA MERCEDES … ou la formule pour réussir

Les lecteurs qui ont déjà parcouru quelques ouvrages de vulgarisation sur l'anthropologie seront sans doute curieux d’apprendre que de récents travaux ont adopté une approche tout à fait novatrice. L'anthropologue ordinaire est un type qui passe six semaines ou six mois (ou même parfois six ans) sur le territoire des Picaros au Dørndæryland septentrional près du fleuve Bodahnubleû. Il revient ensuite vers la civilisation avec ses fichiers de données et des milliers de photos, pour écrire un livre sur les pratiques sexuelles et les superstitions de ces êtres primitifs. Pour les tribus comme celle des Picaros, la vie devient absolument insupportable avec toutes ces intrusions. Ils en arrivent même à se convertir au presbytérianisme dans le seul espoir de ne plus intéresser les anthropologues de tout poil. Toutefois, dans la pratique, ce subterfuge s’est souvent révélé être un échec pour eux, et il reste encore assez de tribus sauvages comme sujets d’études scientifiques. Les ouvrages de ce genre continuent à proliférer, et quand bien même la dernière tribu aura enfin décidé d’avoir recours au combat de self défense, il restera encore les populations de miséreux qui remplissent les rues des quartiers défavorisés des grandes villes dans les pays en voie de développement. Ces gens sont perpétuellement poursuivis par des journalistes d’investigation et des photographes, qui nous abreuvent régulièrement des résultats de leurs reportages. Ce qui est nouveau aujourd'hui n’est pas la méthode d’analyse ou le pays choisi pour ces enquêtes, mais le fait d’opter pour un autre écosystème dans lequel mener ce travail de recherche. Les anthropologues de cette dernière école ignorent le primitif et ne perdent pas leur temps avec les pauvres. Ils effectuent un travail de terrain chez les riches. L'équipe dont nous allons décrire le travail, et dont l'auteur fait d’ailleurs partie, a mené quelques études préliminaires sur les (riches) armateurs grecs, et a poursuivi son travail avec une analyse approfondie des coutumes des émirs du pétrole. Lorsque ce thème d’étude a dû être abandonné, entre autres pour des raisons politiques, l'équipe s’est spécialisée dans l’étude des milliardaires chinois de Singapour. C'est là que nous avons été confrontés à la curieuse "Enigme des Larbins" et que nous avons entendu parler pour la première fois de la "Muraille du Chien". Durant les premières étapes de notre enquête, nous ne comprenions pas la signification exacte de ces expressions, et nous ne savions même pas si elles n’étaient que des noms différents pour une seule et même chose. Ce que nous pouvons dire aujourd’hui, c'est que nous avons suivi la première piste qui s’est présentée.

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Cette piste a été découverte au cours d'une visite chez Mr. Toubou Ray-Dsou dans son palais de Singapour. Se tournant vers le domestique qui venait de nous présenter la collection de sculptures de jade du milliardaire, le Dr. Meddleton s'écria : "Et vous nous dites qu'il a commencé sa carrière comme un simple coolie !"37 Ce à quoi, l’impénétrable chinois répondit simplement : "Seul un coolie peut devenir milliardaire. Seul un coolie peut ressembler à un coolie. Seul l’homme très riche peut se permettre d’avoir l’air riche". C’est sur la base de ces quelques paroles énigmatiques - pour lesquelles aucune explication ne nous fut donnée - que nous avons bâti tout notre programme de recherche anthropologique. Les résultats détaillés de cette étude sont disponibles dans le rapport Meddleton-Phouyneur (1956), mais il n'y a aucune raison de ne pas les présenter très simplement pour le lecteur. Ce qui suit est donc un résumé de ce rapport, la plupart des détails techniques étant volontairement omis. Jusqu'à un certain point, l’étude de cas du "coolie-milliardaire" ne présente aucune vraie difficulté. Dans la vie, le coolie se contente d'une cabane en tôles dans un bidonville et d’un bol de riz. Quand il passe à un niveau supérieur de son activité, comme le transport de cacahuètes avec un vélo, il vit toujours avec son bol de riz dans sa cahute. S’il progresse un peu plus, en vendant par exemple des pièces de mobylettes volées, il se contente toujours de son taudis et son riz. Le résultat pratique, c'est qu'il a de l'argent à investir. Sur dix coolies dans cette situation, neuf le perdront dans des placements toxiques. Le dixième sera plus intelligent ou tout simplement plus chanceux. Mais il continuera quand même à vivre dans sa masure et se contentera de son bol de riz, comme auparavant. En tant que méthode de réussite, c'est tout à fait digne d’intérêt. Dans la version américaine de cette histoire, c’est un pauvre bûcheron qui vit dans une cabane en rondins au milieu de la forêt et finit par devenir milliardaire, mais il est très vite obligé de porter un costume trois pièces avec cravate. Il explique que sans cette tenue, il n’inspire pas confiance. Il doit également habiter une belle résidence dans un quartier chic, uniquement (dit-il) pour gagner en respectabilité. En réalité, on sait que c’est seulement pour faire plaisir à sa femme et à sa fille. Les Chinois ont un bien meilleur contrôle de leur environnement féminin38. Les bénéfices du coolie continuent donc à augmenter, puisqu’il persiste à vivre dans son taudis avec son bol de riz.

37 NDT : "Coolie" est le terme qui désignait un travailleur agricole en Chine du XIXe siècle. Dans la littérature coloniale, ce terme à connotation péjorative désigne un ouvrier qui travaille jour et nuit pour un salaire dérisoire, le plus souvent comme porteur de charges écrasantes dans les entrepôts portuaires. 38 NDT : Cette remarque navrante qui pourrait choquer le lecteur actuel, souligne seulement le retard considérable des associations féministes chinoises de 1957 par rapport à leurs homologues américaines.

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On peut donner deux explications à cette situation. D’une part, son logis (quels qu’en soient les inconvénients) lui a indéniablement porté chance, et d’autre part, une maison plus cossue attirerait sûrement l'attention du percepteur. Donc, notre chinois reste bien sagement là où il est. La plupart du temps, il gardera sa bicoque d'origine pour le reste de sa vie, en tout cas comme simple bureau. Il ne la quittera qu’à regret et sa décision de déménager marquera une crise majeure dans son évolution de carrière. Quand le coolie déménage, c’est d’abord pour échapper aux maîtres chanteurs et hommes de mains des sociétés secrètes ou autres gangs. Dissimuler sa nouvelle fortune aux inspecteurs du Trésor Public est assez facile, mais la cacher aux yeux de ses associés ou des mafias est pratiquement impossible. Dès que la rumeur circule à propos de sa fortune en plein essor, des évaluations assez précises sont effectuées par des "spécialistes" quant à la somme qu’il devra verser pour la "protéger". Tout cela est certes bien connu, mais les enquêteurs précédents sont passés trop vite à la conclusion qu'il ne s’agissait que d’une seule somme. En réalité, il y en a trois :

• la somme qu’il devra payer s’il est kidnappé et pris en otage, • la somme qu'il devra payer pour éviter la publication d’articles

diffamatoires dans les médias, • la somme qu'il devra verser à une œuvre de charité plutôt que de

perdre la face. Dans cette étude, notre tâche consistait à évaluer la première somme (en moyenne) au moment où le coolie quitte sa bicoque d'origine pour une maison protégée par un mur d’enceinte et gardée par un doberman. C'est à propos de ce déménagement que l’on parle de franchir la "Muraille du Chien". Les sociologues estiment que ce moment arrive dès que la rançon susceptible d'être imposée, dépasse les frais généraux de l’entreprise. A peu près au moment où ce nouveau riche chinois déménage, il doit également faire l’acquisition d’un véhicule tel qu’une Mercedes. Curieusement, cet achat précède parfois le changement d'adresse. Toutefois, le spectacle d’une luxueuse automobile trônant devant des constructions sordides est trop familier pour susciter beaucoup de commentaires. Aucune explication satisfaisante n’a été proposée jusqu’à ce jour. Tout en admettant le besoin naturel d’un véhicule, on pourrait plutôt s'attendre à ce qu'il ne tranche pas trop avec la misère du bidonville environnant, mais pour des raisons encore peu évidentes, la prospérité du Chinois se mesure d’abord en termes de chromes, de sièges en cuir pleine peau, de marque et d'année. Et la puissante berline allemande impliquera très

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bientôt un portail motorisé, des barreaux aux fenêtres, un garage avec alarme et le fameux doberman. Un changement révolutionnaire s'est produit. Si le propriétaire du chien ne va quand même pas jusqu’à payer ses impôts, il doit au moins pouvoir comment expliquer pourquoi il ne dispose d’aucun revenu imposable. Et s’il ne veut pas payer 100 000 $ à des gangsters, il ne peut pas éviter totalement le chantage sous certaines formes. Il doit s'attendre à recevoir des journalistes mielleux qui prétendront avoir refusé de publier des articles diffamatoires à son sujet dans les journaux à scandale. Il lui faudra revoir ces mêmes journalistes une semaine plus tard, venir collecter des fonds pour un vague orphelinat dont la construction est prévue un jour à l’autre bout du pays. Il lui faudra aussi s'habituer aux visites des syndicalistes qui lui proposeront, en échange de versements discrets, de décourager toute agitation sociale qui ne manquerait pas de pénaliser le fonctionnement de son entreprise florissante. En pratique, il doit se résigner à la perte d'un certain pourcentage de son chiffre d’affaires. L’un des objets de notre étude était de collecter des informations détaillées sur la phase "doberman" dans la carrière d'un homme d'affaires chinois. Finalement, ce fut la partie la plus difficile de toute l'enquête. Il existe certaines informations que l'on ne peut acquérir qu’au prix de morsures, de pantalons déchirés et de chevilles foulées. Rétrospectivement, nous sommes fiers de penser que, lorsque les risques étaient inévitables, ils ont été assumés avec courage. Par contre, aucun travail de terrain n’était nécessaire pour avoir une idée précise du montant des rançons. Ces chiffres sont assez bien connus et souvent cités par la presse locale qui se vante même de la précision de ses informations. Ce qui est important à propos de ces chiffres est l’écart annoncé entre le plus petit et le plus grand des chiffres qui sont évoqués. Les rançons semblent varier de 5 000 à 200 000 $ US - jamais moins que 2 000 $ US ni plus de 500 000 $ US -, et nous pouvons être sûrs que les extorsions se situent en majorité dans une fourchette encore plus étroite. D'autres recherches plus approfondies établiront sans doute le chiffre moyen qui est pratiqué. Si nous supposons que l'extorsion minimale représente un chiffre juste assez élevé pour produire un bénéfice marginal, nous pouvons également conclure que l'extorsion maximale représente tout ce qui peut être extrait des hommes les plus riches qui ont été kidnappés. Cependant, il apparaît de façon évidente que les hommes les plus riches ne sont jamais enlevés. Il semble donc qu’il existe un point au-delà duquel le milliardaire chinois se trouve à l’abri du chantage.

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De plus, dans cette dernière situation, le milliardaire chinois cherche à afficher sa fortune plutôt que la dissimuler, ce qui démontre publiquement que le point d'immunité a été atteint. Jusqu'à présent, aucun chercheur en sciences sociales de notre équipe n’a été en mesure de découvrir comment cette immunité définitive est obtenue. Plusieurs d’entre nous ont même été jetés à la porte du Club des Milliardaires, avec pertes et fracas, en essayant de recueillir des informations sur ce point. Concluant que tout cela a quelque chose à voir avec le nombre de femmes de chambres, de majordomes, de secrétaires particuliers, de jardiniers et de chauffeurs (tous bien mis en évidence à ce stade), nous avons nommé ce problème "Enigme des Larbins" et nous en sommes restés là. Il n'y a toutefois aucune raison de penser que ce problème restera bien longtemps sans solution. En effet, nous savons déjà que cette solution se trouve, grosso modo, entre deux hypothèses, avec la possibilité qu’elles se révèlent exactes toutes les deux. La première hypothèse consiste à imaginer que les serviteurs sont des gorilles armés formant une sorte de barrière infranchissable. La seconde suppose que le milliardaire achète en totalité un gang assez puissant auquel aucun autre gang n'ose se mesurer. Tester la première hypothèse, avec un faux hold-up soigneusement mis en scène, serait relativement simple. Au seul prix de la vie d’un figurant ou deux, le problème pourrait être résolu sans que subsiste le moindre doute. Pour tester la seconde hypothèse, il faudrait beaucoup plus d’astuce et peut-être aussi beaucoup plus de courage. Avec déjà plusieurs victimes de morsures de chiens parmi les membres de notre équipe, nous n'avons pas jugé nécessaire de poursuivre plus à fond dans cet axe de recherche. Nous en avons conclu que nous n'avions ni les hommes ni les fonds suffisants pour mener l'enquête à son terme. Ayant bénéficié entre temps du soutien financier de la Fondation Pierre Felleur (Branche Asie), nous espérons progresser rapidement et apporter finalement les réponses attendues. Un problème qui demeure, même après la publication de notre rapport intermédiaire, est l'énigme de la fraude fiscale chinoise. Tout ce que nous avons pu découvrir à ce sujet est que les méthodes occidentales ne semblent pas utilisées ici. Comme tout le monde le sait, la technique occidentale dépend de la détermination du décalage standard (ou DS comme nous l'appelons entre nous) du Service auquel on est rattaché. C'est tout simplement le délai normal qui s’écoule entre la réception d'un courrier et le moment où quelqu’un s’en occupe. C’est plus précisément le temps nécessaire à un dossier pour partir du bas de la pile des courriers arrivés, et aboutir au sommet de celle-ci. En supposant que ce soit 27 jours, le fraudeur fiscal

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occidental commence sa "campagne" par une lettre (en recommandé avec AR) qui demande pourquoi il n'a pas encore reçu son avis d’imposition. Ce qu'il dit dans sa lettre n'a aucune importance, car tout ce qu'il veut obtenir avec ce courrier, c'est que son dossier retourne au bas de la pile. Vingt-cinq jours plus tard, il écrit un autre courrier (en recommandé avec AR) afin de demander pourquoi le premier est resté sans réponse. Ceci renvoie son dossier au bas de la pile juste au moment où il était presque arrivé en haut. Vingt-cinq jours plus tard, il écrit encore… Ainsi, son dossier n'est jamais traité, car il n’arrive jamais à la vue du fonctionnaire chargé du recouvrement. Ce procédé est connu de nous tous comme fonctionnant à la satisfaction générale, et nous en avons naturellement conclu qu'il était également utilisé par les Chinois. Toutefois, nous avons constaté qu’il n’existe pas de DS en Orient. A cause des variations du climat et de la sobriété de leurs fonctionnaires, les ministères orientaux n'ont pas ce rythme occidental ordonné qui rend les nôtres si prévisibles. Quelle que soit la méthode utilisée par les Chinois, elle ne peut pas dépendre du fameux DS. Pour ce problème, nous n’avons, il faut bien le dire, aucune solution satisfaisante. Tout ce que nous avons pu émettre est une théorie sur la validité de laquelle il est sans doute prématuré de s’avancer. Elle a été proposée par l'un de nos chercheurs les plus brillants et peut être simplement décrite comme rien d’autre qu'une géniale inspiration. Selon cette théorie, le milliardaire chinois n'attend pas son avis d’imposition, mais préfère envoyer au percepteur un chèque d’avance de, par exemple, 12 983 $ US. Une courte note d’accompagnement cite une correspondance antérieure et une somme déjà versée en espèces. L'effet de cette manœuvre est jeter le trouble dans le service fiscal. La désorganisation tourne au cauchemar quand une autre lettre arrive pour réclamer un trop-payé de 738 $ US suite à une regrettable erreur de calcul. Les fonctionnaires sont tellement troublés et perplexes qu'ils ne fournissent aucune réponse avant dix-huit mois environ, mais un autre chèque leur parvient avant la fin de cette période, cette fois pour 2 457 $ US. Ainsi, et selon cette théorie, le milliardaire ne paie pratiquement rien et l'inspecteur des impôts finit à l’asile dans une cellule capitonnée. Bien qu’aucune preuve ne soit venue la confirmer, cette théorie semble mériter une très sérieuse attention. On pourrait au moins l’essayer.

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X- LA DEAD LINE … ou la mise à la retraite

Parmi les nombreux problèmes abordés et résolus dans cet ouvrage, il est normal que la question de la retraite soit traitée en dernier39. Elle a fait l'objet de nombreuses enquêtes, mais les témoignages recueillis ont toujours été désespérément contradictoires et les recommandations finales confuses et peu concluantes. L’âge de la retraite est le plus souvent compris entre 55 ans et 75 ans, valeurs tout aussi arbitraires que peu scientifiques. Quel que soit l'âge limite qui a été fixé par le hasard ou par la coutume, les mêmes arguments ont été utilisés pour le justifier. Quand l'âge de la retraite a été fixé à 65 ans, les défenseurs de ce système ont toujours su montrer, par expérience, que les facultés mentales des individus montrent des signes de fléchissement vers 62 ans. Ce serait là une conclusion très intéressante si un phénomène totalement différent n’avait été observé dans les organisations et les états, où l'âge de la retraite a été fixé à 60 ans. Là, nous dit-on, les gens commencent à perdre les pédales, dans une certaine mesure, vers 57 ans. Par contre, on sait que les hommes dont l'âge de retraite est de 55 ans sont sur leur déclin depuis les 52 ans. Il semble donc que la baisse d'efficacité commence à l'âge de (R - 3), indépendamment de l'âge limite de la retraite (R) qui a été fixé. C'est là un fait très intéressant en soi, mais qui n’est pas d’un grand secours lorsqu’il s’agit de fixer la valeur de R. Mais puisque la valeur (R - 3) n'est pas directement utilisable, elle peut au moins servir à montrer que les enquêtes menées jusqu'à présent l’ont été sur de mauvaises bases. Le fait que certaines personnes soient déjà vieilles à 50 ans, alors que d’autres sont encore vertes à 80 ou 90 ans est peut-être exact, mais là encore, ceci ne nous mène nulle part. La vérité est que l'âge limite de la retraite ne doit en aucun cas être lié à la personne qui doit finir par la prendre. C'est son successeur auquel nous devons nous intéresser : l'individu Y destiné à remplacer l’individu X lorsque celui-ci prendra sa retraite. Comme on le sait, Y passera par les étapes suivantes lors de sa brillante carrière : 1- Age de Qualification Q 6- Age de Réussite RE = A + 7 2- Age de Discernement D = Q + 3 7- Age des Distinctions DD =RE + 9 3- Age de Promotion P = D + 7 8- Age de Dignité DDI = DD + 6 4- Age de Responsabilité R = P + 5 9- Age de Sagesse S = DDI + 3 5- Age d'Autorité A = R + 3 10- Age d'Obstruction OO = S + 7

39 NDT : Cet ouvrage étant prioritairement destiné aux futures élites du pays, ce chapitre traite essentiellement du problème de la mise à la retraite (ou "déboulonnage") des hauts fonctionnaires et cadres supérieurs.

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Le tableau précédent dépend de la valeur de Q que l’on doit prendre comme un terme technique. Cela ne signifie absolument pas que qu’une personne parvenue à l’age Q ne connaisse rien aux affaires dont elle doit s’occuper. Les architectes, par exemple, passent une sorte d'examen pour obtenir leur diplôme, mais il est rare de les voir posséder des connaissances utiles à ce stade (ou de tout autre stade d’ailleurs) de leur carrière. Le terme Q désigne l'âge auquel une carrière professionnelle commence, généralement après une formation complexe qui n’a surtout été profitable qu'à ceux qui ont été payés pour la faire. On verra que si Q = 22, X n'atteindra pas OO (l'âge d’Obstruction) avant 72 ans. Du seul point de vue de son efficacité, il n'y a aucune raison valable de le remplacer tant qu’il n’a pas atteint les 71 ans. Toutefois, le problème n'est pas centré sur lui mais sur Y, son successeur désigné. Comment comparer les âges de X et Y, ou pour être plus précis, quel âge avait X lorsque Y est entré dans le service ou l'entreprise ? Ce problème a fait l'objet de très longues recherches. Nos enquêtes ont eu tendance à prouver que l'écart d'âge entre X et Y est de l’ordre de 15 ans (On peut ainsi constater que ce n’est pas la pratique courante pour un fils, de succéder immédiatement au père). En se basant sur cette moyenne de 15 ans, et en supposant que Q = 22, on trouve que Y aura atteint RE (l'âge de Réussite) à 47 ans, alors que X n’en est qu’à 62. C’est, de toute évidence, le moment où la crise éclate au grand jour. Dans cette situation, si X conserve son poste, les ambitions de Y sont tellement contrariées que celui-ci passe - ceci a été prouvé - par une autre suite de phases dans sa carrière. Ce sont les suivantes :

6- Age de Déception D = RE + 7 7- Age de Jalousie J = D + 9 8- Age de Résignation R = J + 4 9- Age de Sagesse S = R + 5

Finalement, lorsque X est âgé de 72 ans, Y n’en est qu’à 57, et vient de pénétrer dans l’âge de Résignation. Si X se décide enfin à prendre sa retraite à ce moment, Y est totalement incapable de prendre sa place, car il s’est alors résigné à une carrière médiocre (après 10 ans de déception et de jalousie). Pour Y, l'occasion se sera présentée juste dix ans trop tard. L'âge de Déception ne sera pas toujours le même, puisqu’il dépend de la valeur de Q, mais ses symptômes sont faciles à détecter. L'homme à qui on refuse la possibilité de prendre des décisions importantes, finit par considérer comme importantes, celles qu’il est autorisé à prendre : il devient tatillon sur le classement des dossiers, exige qu’il y ait toujours du papier dans la

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photocopieuse, fait en sorte que les fenêtres soient ouvertes ou fermées (selon la saison) et tend à utiliser des stylos de deux ou trois couleurs différentes. L'âge de Jalousie se révèle par le ton avec lequel Y parle de la hiérarchie : "Après tout, je suis encore quelqu'un", "Je n'ai jamais été consulté", "Z a très peu d'expérience"... Mais cette période donne lieu ensuite à l'âge de Résignation : "Je ne suis pas de ces types ambitieux", "Z est le bienvenu pour siéger au conseil d'administration - il y a plus d'ennuis que d’avantages -", "Cet avancement ne m'aurait pas permis d’améliorer mon classement au golf" … Certains prétendent que l'âge de Déception est également marqué par un intérêt croissant pour la politique, mais en réalité, tout le monde sait aujourd’hui que les hommes ne se lancent en politique que parce qu’ils sont insatisfaits dans leur mariage. Il est quand même évident, d’après les symptômes que nous venons de décrire, que l'homme qui reste dans une position subalterne à 47 ans passés (ou équivalent) ne sera jamais bon à quoi que ce soit d’autre40. Le problème est donc maintenant bien clair : Il s’agit de faire partir X à la retraite à l'âge de 60 ans, alors qu’il est encore capable de faire son travail mieux que n’importe qui. Le changement immédiat aura peut-être des conséquences désastreuses sur le moment, mais sans cela, on court le risque de n’avoir plus aucun successeur sous la main lorsque X se décidera finalement à partir. Et plus X se sera révélé comme un homme remarquable, plus longtemps il sera resté en place, plus il sera difficile de lui trouver un remplaçant. Ceux qui sont les plus proches de lui dans la hiérarchie sont déjà trop vieux et ont été trop longtemps des subalternes. Tout ce qu'ils peuvent faire, c’est barrer la route à quelqu’un de plus jeune qu’eux, ce qu’ils ne manqueront certainement pas de faire. Aucun successeur compétent n’apparaîtra donc pendant des années, et il ne s’en présentera même pas du tout jusqu'à ce qu'une crise majeure mette un nouveau chef au premier plan. Donc, il faut se résoudre à prendre une décision difficile. A moins que X ne s’en aille de lui-même en temps utile, toute l'organisation finira par en pâtir. Mais comment faire pour déboulonner X ? Dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, la science moderne n'est pas désarmée. C’en est fini des méthodes brutales de jadis. Autrefois, lors des Conseils d’administration, on voyait souvent deux membres faire semblant de discuter, l’un ouvrant et fermant simplement la bouche en silence, l’autre hochant la tête comme s’il avait tout compris, uniquement pour faire croire au Président de séance qu’il était devenu complètement sourd. Toutefois, il y existe une technique moderne beaucoup plus efficace et plus sûre.

40 NDT : Ce critère a été réactualisé en 2009 par Jacques Séguéla (Publicitaire français né en 1934) : "Si on n’a pas de Rolex à 50 ans, on a quand même raté sa vie". Noter la bonne cohérence des âges évoqués.

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Cette méthode repose essentiellement sur le transport aérien et le remplissage de formulaires. La recherche scientifique a démontré qu’un épuisement complet pouvait résulter d’une combinaison de ces deux activités, et le cadre supérieur qui subit ces deux épreuves à haute dose ne tarde pas à parler sérieusement de sa retraite. Il fut un temps où c’était la coutume dans certaines tribus primitives d’éliminer leur roi ou leur chef au bout d’un certain temps de carrière, soit au bout d’un nombre défini d'années ou lorsque leur force physique avait trop décliné. Aujourd'hui, la méthode consiste à proposer au grand homme, un programme qui comprend une conférence à Helsinki en juin, une conférence à Adélaïde en juillet, ainsi qu’une convention à Ottawa en août, chacune durant environ trois semaines. Il apparaît à tous que le prestige du département ou de l'entreprise dépend essentiellement de sa présence et qu’en déléguant cette tâche à quelqu'un d'autre, il offenserait gravement tous les autres membres du service. Le timing ne doit lui permettre de revenir au bureau que durant 3 ou 4 jours entre une conférence et la suivante, et à chaque fois, il trouvera sur son bureau, une pile de formulaires à remplir, dont certains seront liés à ses voyages, d’autres relatifs à des demandes de permis ou de licences d’importations, les autres portant simplement la mention "Déclarations comptables et fiscales". Dès qu’il aura rempli les formulaires qui attendent sa signature après la convention d'Ottawa, il prendra connaissance du programme pour les trois mois suivants avec une conférence à Manille en septembre, la suivante à Mexico en octobre, et une troisième à Québec en novembre. En décembre, il admettra qu'il commence à ressentir le poids des ans. En janvier, il annoncera à la DRH son intention de prendre sa retraite. L'essence même de cette technique est donc de s’arranger pour que les conférences soient organisées en des lieux les plus éloignés les uns des autres et avec des climats offrant les plus violents contrastes de températures. Bien entendu, il ne doit exister aucune possibilité de voyage par voie maritime qui pourrait donner lieu à une croisière reposante. Tous les voyages doivent se faire par avion, en classe "touriste" ou mieux, par charter en classe "éco" compte tenu des inévitables contraintes budgétaires. Il est inutile de choisir tel ou tel itinéraire : ils se valent tous puisqu’ils sont planifiés par les compagnies aériennes pour faciliter le trafic des avions, et non celui des passagers. On peut supposer, à coup sûr, que la plupart des vols décolleront le matin très tôt entre 01h 40 et 03h 50, avec enregistrement à l’aéroport au moins 2h 00 avant le décollage, hors formalités de sécurité qui prendront au moins 45 minutes. L’arrivée sera prévue pour 03h 10 le lendemain suivant, mais le vol ayant toujours un peu de retard, l’atterrissage s’effectuera en fait, à 03h 57, si bien que

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les passagers sortiront du service des douanes et de l'immigration aux environs de 04h 35. Quand on se déplace autour de la terre dans un certain sens, il est assez habituel de prendre son petit déjeuner trois fois de suite. Par contre, dans le sens inverse, les passagers n'ont rien à manger pendant des heures, mais on finit toujours par leur proposer une mini-dose de whisky asiatique avec un sachet de 8 cacahuètes, au moment précis où ils sont sur le point de mourir de faim. Même s’il peut se détendre en visionnant un film indien en VO sous-titré en chinois, le voyageur passe une importante partie du vol à remplir les déclarations relatives à ses devises et à sa santé : Combien emportez-vous avec vous de dollars US, de livres sterling, d’euros, de yens et de livres australiennes, et combien également en lettres de crédit, travellers-chèques, timbres-poste et bons de réductions ? Où avez-vous dormi la nuit dernière et l’avant-veille ? (Ce dernier point est une question facile, car l’usager des compagnies aériennes peut généralement déclarer, en toute bonne foi, qu'il n'a pas pu dormir du tout depuis une semaine). Quelle est votre date de naissance et quel était le nom de jeune fille de votre grand-mère ? Avez-vous eu la varicelle, et pourquoi ? Combien d'enfants avez-vous et pourquoi ? Quelle sera la durée de votre séjour et à quel endroit résiderez-vous ? Quelle est le but de votre visite ? (Comme si à cet instant, vous étiez en état de vous en rappeler). Avez-vous un visa pour la Patagonie et une autorisation de transit via Hong Kong ? Toute fausse déclaration est passible d'emprisonnement à vie.

♫ ♪ "S'il vous plaît, veuillez attacher vos ceintures. Nous commençons notre descente vers Kuala Lumpur. Il est 02h 47 du matin, heure locale, et la température extérieure au sol est de 39 °C. Notre escale durera environ une heure. Le petit déjeuner vous sera servi au cours du vol suivant, 5 heures après le décollage. Nous vous rappelons que ce vol est non fumeur. Merci." (De quoi, on se le demande …)

On notera que le transport aérien, considéré comme accélérateur de prise de retraite, a l'avantage de comprendre naturellement une forte dose de remplissage de formulaires. Mais le remplissage correct de formulaires est une épreuve distincte, qui n’est pas nécessairement associée aux voyages. L'art de concevoir les formulaires dépend de trois éléments : l'opacité, le manque d'espace disponible pour les réponses et l’assurance de subir les plus lourdes sanctions pour toute déclaration mensongère ou simplement incomplète. Dans un service spécialisé dans la production de formulaires, leur opacité est assurée par les différents bureaux chargés respectivement de l'ambiguïté des questions, de leur caractère arbitraire et du jargon administratif spécifique. Mais certains de ces dispositifs les plus simples nous sont devenus familiers.

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Ainsi, dans un formulaire de déclaration comptable mensuelle, une disposition récurrente consiste à faire figurer une entrée en matière, généralement en haut et à droite, et rédigée ainsi :

Chiffre d’affaires correspondant au mois de … Comme vous recevez le formulaire le 16 du mois, vous ne savez pas s’il se rapporte au mois d’avant, à celui-ci ou au suivant. Seul l'expéditeur le sait, mais il vous le demande. A ce stade, l'expert en ambiguïté prend le relais, en étroite collaboration avec un consultant en espaces réduits, et voilà le résultat :

Ce genre de formulaire est évidemment conçu pour un Colonel, un Député, un Professeur ou un Docteur, qui répond au nom d’Alexandre du Tiroir de la Commode de Ma Grand-Mère, domicilié à Saint Mildiou Lès Vignes, en Haute Loire Atlantique. Arrive ensuite la colonne "Domicile", ce terme n’étant compréhensible que par un avocat international, le tout débouchant sur une mystérieuse référence à la naturalisation. Enfin, on arrive à "Situation", ce qui laisse le destinataire du formulaire hésitant entre "Amiral à la retraite", "Marié", "Citoyen monégasque" ou "Directeur Général Adjoint".

C’est alors que l’expert en ambiguïté passe le relais au spécialiste en questions aléatoires, assisté par un gestionnaire en espaces exigus, qui peut révéler ses compétences en matière de disposition :

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Ensuite, ce projet qui commence à ressembler à une œuvre d’art est transmis au spécialiste en jargon administratif, qui ajoute quelque chose de ce genre :

Enfin, le formulaire arrive entre les mains du dernier spécialiste qui ajoute l’emplacement réservé pour la signature, ce qui couronne l’ensemble41 :

Tout ceci apparaît extrêmement clair, à part la petite touche finale en confusion qui laisse planer la plus grande incertitude sur la personne dont on demande la photographie et l’empreinte du pouce. S’agit-il du/des signataire(s) ou du témoin ? Cela n'a d’ailleurs probablement aucune d'importance de toute façon. L'expérience a montré qu'un homme d’un certain âge occupant un poste à fortes responsabilités sera bientôt obligé de prendre sa retraite, pour peu qu’on lui donne les doses suffisantes de voyages aériens à effectuer et de formulaires à

41 NDT : Il s’agit ici d’un fac-similé de formulaire neuf. Dans le cas des exemplaires destinés aux usagers du transport aérien, les questions sont formulées dans la langue du pays concerné et en anglais, le tout dans le même espace disponible (sur conseil d’un gestionnaire en espaces exigus). Ensuite, l’utilisation de photocopieuses préhistoriques à partir d’originaux usagés, permet de rendre les formulaires définitivement illisibles.

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remplir. Dans de nombreux cas, de tels personnages se décident à prendre leur retraite avant le début du traitement. Dès la première évocation d'une conférence à Stockholm ou à Vancouver, ils se rendent compte que leur heure a sonné. Il est très rare aujourd’hui de devoir recourir à des méthodes aussi sévères. Le dernier cas enregistré se situe peu après la fin de la seconde guerre mondiale. Le haut fonctionnaire britannique concerné était particulièrement résistant et le seul remède possible sur le moment, fut de l’envoyer en Malaisie pour effectuer une tournée d’inspection des mines d'étain et des plantations d'hévéas. Cette méthode est particulièrement efficace en janvier, et par voie aérienne directe pour obtenir la transition climatique la plus brutale. Après l'atterrissage à 17h 52 (heure locale de Malaisie), ce haut-fonctionnaire fut aussitôt invité à un cocktail de bienvenue, puis de là, à un autre cocktail (qui se tenait dans une maison particulière à 25 km de l'hôtel où le premier avait eu lieu), et après, à un dîner (à 18 km dans la direction opposée). Il était au lit à environ 02h 30 du matin, et montait à bord d'un avion de la compagnie locale à 07h 00. L’atterrissage à Johor Bahru eut lieu juste à temps pour un petit déjeuner tardif, puis il effectua la visite de deux plantations d'hévéas, d’une mine d'étain, d’une plantation de palmiers à huile et d’une usine de conserves d’ananas. Après le déjeuner, offert par le Rotary Club, on l’emmena visiter une école, un dispensaire et un marché coopératif. Suivirent alors deux cocktails et un banquet chinois de douze services, au cours duquel de très nombreux toasts furent portés avec du cognac local servi dans des timbales. Les discussions politiques proprement dites commencèrent le lendemain matin et se poursuivirent pendant trois jours, les réunions étant entrecoupées de réceptions officielles et de banquets dans le style thaïlandais ou indien. Dès le cinquième jour, on pouvait se rendre compte que le traitement était un peu trop brutal, car au cours de l'après-midi, le distingué visiteur ne pouvait marcher qu’en étant soutenu par un secrétaire d'un côté et par un assistant de l’autre. Il mourut le sixième jour, confirmant ainsi l'impression générale qu'il devait être fatigué ou malade. Des méthodes aussi radicales que celles-ci sont aujourd’hui tombées en désuétude, et se sont depuis révélées totalement inutiles. Les gens apprennent à se retirer à temps. Toutefois, un important problème subsiste : Que ferons-nous, nous-mêmes, quand approchera l'âge de la retraite que nous avons fixé pour les autres ?

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Il apparaît avec la plus évidente clarté que notre propre cas est totalement différent de toutes les autres situations que nous avons pu examiner jusqu'ici. Nous ne prétendons pas être remarquables en quoi que ce soit, mais il se trouve que nous n’avons pas de successeur possible en vue, et c'est avec une réelle réticence que nous acceptons de reporter notre départ à la retraite de quelques années, uniquement dans l'intérêt de tous. Et quand l’un de nos jeunes collègues viendra nous parler d'une conférence à Tokyo ou à Adélaïde, nous l’éconduirons sans tarder en proclamant que toutes ces conférences ne sont qu’une perte de temps. "D’ailleurs", continuerons-nous négligemment, "j’ai déjà pris mes dispositions pour aller jouer au golf à Marbella pendant les deux prochains mois, et je ne serai de retour que fin octobre, date à laquelle j’attends que tous les formulaires remplis correctement soient présentés sur mon bureau. Messieurs, je vous salue bien". Nous avons su comment mettre nos prédécesseurs à la retraite. Quand il s'agira de nous forcer à prendre la nôtre, nos successeurs devront imaginer eux-mêmes une nouvelle méthode.

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Annexe : SOURCES & COMPLEMENTS [1] "Parkinson’s Law" (L’article original de 1955) C. N. Parkinson

http://www.economist.com/node/14116121

[2] "Parkinson’s Law And Other Studies In Administration" C. N. Parkinson http://sas2.elte.hu/tg/ptorv/Parkinson-s-Law.pdf

[3] "Introduction aux textes de C. Northcote Parkinson" Claude Riveline http://www.bibnum.education.fr/files/PARKINSON_TEXTE.pdf http://www.bibnum.education.fr/files/PARKINSON_ANALYSE.pdf

[4] "Le principe de Peter" Laurence J. Peter, Raymond Hull Le Livre de Poche, n° 3118 (Ed. française, 1971)

[5] "Normalisation Française : Méthodes de conception / Lois de Murphy" Indice de classement UNM 00-003 / 1e édition : UNM 00-002 – mars 1995 http://jeanmarie.robert.free.fr/telechar/NF_UNM00-003_Lois_de_Murphy.pdf

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