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L’Herne Simenon

Cahier dirigé par Simenon L’Herne Simenon de L... · 2020. 1. 17. · Georges Simenon. Autour du roman policier (Inédit) (disponible en version papier) 75 Thomas Narcejac Maigret

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  • 9 782851 971258

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    L’HerneSimenon

    Cahier dirigé par Laurent Demoulin

    Enquête sur les outils de l’écritureJe suis a-politiqueVenise, « admirable femelle »Questionnaire de ProustSur les marchés parisiensMes personnages ont une rateLa mariée

    TEXTES DE GEORGES SIMENON :

    C’est par un matin pluvieux…La neige était sale (prologue)En ce qui concerne La neige était sale…Pourquoi Maigret boit-il de la bière ?

    CONTES DES MILLE ET UN MATINS :

    La petite idoleDédéL’ombre sur le rideauLes cyclamens

    CHRONOLOGIE

    BIBLIOGRAPHIE

    17 €

    CONTRIBUTEURS :

    Bernard AlavoinePaul AronPierre AssoulineDanielle BajoméeJean-Baptiste BaronianRobert BrasillachMichel CarlyEmmanuel CarrèrePhilippe ClaudelJacques De DeckerAmalia Dal LagoPhilippe DelermLaurent DemoulinBenoît DenisJacques DuboisJean-Louis DumortierLaurent FourcautBernard GheurJean-Paul KauffmannJean-Marie KlinkenbergDanièle LatinMichel LemoinePaul MercierDominique Meyer-BolzingerChristine MontalbettiMaurice NadeauThomas NarcejacRoger NimierFrançois NourissierBernard PivotPatrick Roegiers (version papier)Véronique Rohrbach

    Eugène SavitzkayaAndré ThériveDick TomasovicJean-Philippe ToussaintDavid Vrydaghs(VERSION PAPIER)

    ENTRETIENS DE GEORGES SIMENON AVEC :

    Bernard Pivot (Inédit)Maurice Piron et Robert Sacré (Inédit)Amalia Dal Lago

    LETTRES DE G. SIMENON À :

    M. et Mme MaigretBernard Buffet

    LETTRES À G. SIMENON DE :

    Jean CocteauFederico FelliniAndré GideMax JacobFrançois MauriacHenry MillerPierre Mac OrlanFrançois Truffaut

    TEXTES INÉDITS DE GEORGES SIMENON :

    Autour du roman policierAtmosphère de ParisUne enquête

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  • L’Herne

    Les Cahiers de l’Herneparaissent sous la direction de

    Laurence Tacou

  • Georges Simenon

    version numérique

    Ce Cahier a été dirigé par Laurent Demoulin

  • Nous avons cherché en vain les auteurs ou ayants droit de certains documents. Leurs droits leur sont réservés auprès des éditions de L'Herne.Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

    4e de couverture : Autour du roman policier/Manuscrit © 2013 Simenon.tm, tous droits réservés.

    © Éditions de L’Herne, 201322, rue Mazarine 75006 [email protected]

    Ce Cahier est publié avec le soutien du

  • Sommaire

    9 LaurentDemoulinPrésentation

    GeorgesSimenonC’est par un matin pluvieux… (disponible en version papier)

    I – Une vIe plUrIelle

    GeorgesSimenon,MauricePironetRobertSacréFoch, Trotski et un jeune journaliste (disponible en version papier)

    15 DanièleLatinPedigree et les délivrances littéraires de Georges Simenon

    GeorgesSimenonetBernardPivotComprendre et ne pas juger (Apostrophes, 27 novembre 1981) (disponible en version papier)

    22 BernardPivotAvec son calme impitoyable

    24 MichelLemoineDes grands voyages aux romans et nouvelles « exotiques » en passant par les reportages

    33 BenoîtDenis« L’heure du Nègre » : Simenon au Congo

    39 RogerNimierGeorges Simenon, un réaliste qui garde les yeux mi-clos

    42 JacquesDeDeckerSimenon, romancier de la compassion et du gros plan

    47 Jean-PaulKauffmannJour et Nuit

    GeorgesSimenon Une enquête (Inédit)(disponible en version papier) GeorgesSimenon

    Je suis a-politique (Inédit) (disponible en version papier)

    II – ToUs les degrés de la lITTéraTUre

    GeorgesSimenonEnquête sur les outils de l’écriture. Au sujet des Dictées (Inédit) (disponible en version papier)

    51 MichelCarlySimenon : que savent-ils de la douleur d’écrire ?

    56 AndréThériveJe crois bien que je viens de lire un chef-d’œuvre

  • GeorgesSimenonetMauricePironLa chanson du Panama Canal (disponible en version papier)

    GeorgesSimenonLa mariée (Inédit) (disponible en version papier)

    59 LaurentDemoulinNotice du prologue de l’adaptation théâtrale de La neige était sale

    GeorgesSimenonetFrédéricDardLa neige était sale, prologue (disponible en version papier)

    GeorgesSimenonEn ce qui concerne La neige était sale… (disponible en version papier)

    62 RobertBrasillachSimenon, un cas extrêmement curieux

    64 FrançoisNourissierL’Homme au petit chien

    66 LaurentFourcautRéflexivité de l’écriture chez le premier Simenon

    GeorgesSimenon,MauricePironetRobertSacréOn naît romancier… (disponible en version papier)

    III – varIaTIons aUToUr de MaIgreT

    GeorgesSimenonAutour du roman policier (Inédit) (disponible en version papier)

    75 ThomasNarcejacMaigret se trompe

    77 DavidVrydaghsDe Jarry à Maigret : l’éclairage des premières enquêtes

    GeorgesSimenonPourquoi Maigret boit-il de la bière ? (disponible en version papier)

    81 LaurentDemoulinMaigret et le clochard, un polar existentiel et poétique adapté à la télévision

    90 Jean-LouisDumortier« Sadisme pantouflard » et « vichysme modeste » ? Maigret au tribunal de la sociologie

    GeorgesSimenonLettre à M. et Mme Maigret (disponible en version papier)

    GeorgesSimenonAtmosphère de Paris (Inédit) (disponible en version papier)

    Iv – Contes des Mille et Un Matins (disponible en version papier)

    GeorgesSimenon La petite idole Dédé L’ombre sur le rideau Les cyclamens

  • v – QUelQUes sIngUlarITés capTIvanTes

    103 MauriceNadeauSimenon entre Conrad et Sartre

    105 BernardAlavoineGeorges Simenon et le monde sensible

    GeorgesSimenonSur les marchés parisiens (Inédit) (disponible en version papier)

    110 DanielleBajoméeBadinages, étreintes et soupirs

    GeorgesSimenonVenise, « admirable femelle » (Inédit) (disponible en version papier)

    122 PhilippeDelermMaigret et les quatre saisons de Paris

    126 PaulMercierL’épileptique de Simenon et sa partenaire

    GeorgesSimenonMes personnages ont une rate (Inédit) (disponible en version papier)

    131 EmmanuelCarrèreSimenon, une famille d’écrivains à lui tout seul

    AmaliaDalLagoetGeorgesSimenonRéalisme et nature dans l’œuvre de Georges Simenon (Inédit) (disponible en version papier)

    135 DickTomasovicL’atmosphère et les cacahuètes. Simenon, matière de cinéma

    GeorgesSimenon,MauricePironetRobertSacréCinéma d’hier et d’aujourd’hui (disponible en version papier)

    vI – correspondance

    Lettres à simenon (disponible en version papier) MaxJacob FrançoisMauriac AndréGide HenryMiller JeanCocteau FedericoFellini PierreMacOrlan FrançoisTruffaut GeorgesSimenon

    Lettre à Buffet GeorgesSimenonetRobertSacré

    La lettre des trente-trois maisons142 VéroniqueRohrbach

    « Cher auteur » : quand les lecteurs « ordinaires » écrivent à Simenon

  • vII – À la croIsée d’Une œUvre

    151 PierreAssoulineLes écrivains face à Simenon

    156 PhilippeClaudelDans l’arrière-boutique de l’âme humaine

    160 PaulAronSimenon pastiché

    167 EugèneSavitzkayaMaigret et le chocolat aux noisettes

    170 Jean-MarieKlinkenbergetJacquesDuboisMaigret entre Plume et Tintin. Trois façons d’être belge

    PatrickRoegiersSimenon est un coureur de classiques, il n’aurait jamais gagné le Tour de France (disponible en version papier)

    175 BernardGheurPedigree, mai 1960

    178 DominiqueMeyer-BolzingerQuelque chose de Simenon chez Modiano

    183 Jean-PhilippeToussaintSimenon ou le sens des perceptions physiques

    186 ChristineMontalbettiLes promenades incertaines de Georges Simenon

    190 JacquesDuboisIl Signor Hire

    195 Jean-BaptisteBaronianÉcrire après Simenon

    GeorgesSimenonQuestionnaire de Proust (Inédit) (disponible en version papier)

    198 Bio-bibliographie201 Biographies des contributeurs

  • 9

    Présentation

    Laurent Demoulin

    Si la mort avait voulu faire une exception pour cet écrivain auquel la vie a réservé, à plus d’un égard, un destin exceptionnel, Georges Simenon aurait fêté ses 110 ans en ce mois de février 2013.

    Pareille assertion frappe sans qu’il soit possible de l’approfondir – un peu à la façon des coïncidences que le hasard ménage parfois à l’attention des humains. Toutefois, il ne fait aucun doute que le temps a passé et que l’auteur de cette œuvre romanesque, qui semble pourtant si proche à tant d’entre nous, fait désormais partie d’une époque à jamais révolue. Qu’en est-il de Simenon aujourd’hui ? Telle est la question qui se pose à l’orée de ce numéro que les Éditions de L’Herne lui consacrent. Et cette question générale en appelle beaucoup d’autres, par exemple : y a-t-il un Simenon d’hier auquel s’opposerait le Simenon d’aujourd’hui ? Le père du commissaire Maigret est-il en danger ou au contraire peut-on penser que sa postérité est assurée ? Sa réception a-t-elle évolué ? Quelle place occupe-t-il auprès des lecteurs ? Et auprès de ses successeurs, les romanciers actuels ? La littérature romanesque contemporaine se ressent-elle de son influence ?

    Ce sont ces questions qui justifient l’existence de ce Cahier de L’Herne. Il va de soi que la présente publication s’inscrit dans une longue série d’études, de biographies, d’ouvrages, de préfaces, d’articles, de numéros de revue qu’a inspirés l’œuvre romanesque de Georges Simenon. Son ambition, par rapport à cette masse critique d’une grande richesse, est de procéder à un état des lieux tout en ouvrant de nouvelles portes, d’intéresser à la fois le spécialiste – qui découvrira ici des inédits de l’écrivain, des approfondissements critiques et de nouveaux points de vue universitaires ou littéraires – et le profane – qui peut pénétrer de façon originale dans l’univers profond et surprenant d’un écrivain de premier ordre.

    Bon nombre de commentateurs réunis ici ont, peu ou prou, déjà publié des études savantes sur le père de Maigret. Il leur a été demandé non d’explorer un recoin encore vierge de l’es-pace simenonien, mais de trouver une perspective leur permettant de synthétiser leur indéniable apport, de prendre du recul et d’évaluer le travail accompli, d’en souligner les temps forts ou d’en dégager un enseignement. Et les résultats obtenus sont à la hauteur de nos espérances.

    À leurs côtés prennent place de nouveaux chercheurs. Ceux-ci sont encore jeunes, à moins qu’ils n’aient fourbi leurs armes ailleurs. Dans tous les cas, leur parcours intellectuel croise ici pour la première fois Simenon, dont les romans sont dès lors envisagés sous un jour neuf.

    Un autre pan de ce Cahier s’ouvre à des romanciers contemporains qui ont rédigé un texte à notre intention ou répondu à un questionnaire oralement ou par écrit. Tous occupent des posi-tions très diverses dans le champ littéraire et écrivent des romans de natures contrastées. L’admi-ration que certains d’entre eux vouent à Simenon est de notoriété publique et elle trouve ici l’oc-casion de se déployer en force et en nuances. Celle que d’autres confessent en ces pages est plus surprenante, tant dans sa forme que par son existence même. Si cette diversité de ton, de pensée et de position nous a paru intéressante, l’on constatera qu’il n’y a qu’une seule femme dans ce panel, car la plupart des romancières contactées ont avoué n’avoir pas lu Simenon. Faut-il tirer de cet état de faits un enseignement ? Mieux vaut se garder des « généralisations, inexactes, comme toutes les généralisations1 », ainsi que le déclarait fermement Simenon dès 1923 et se rapporter à Pierre Assouline qui, avec sa sagacité habituelle, réalise un examen synthétique remarquable de ces contributions d’écrivains, situées dans l’histoire des rapports entre Simenon et ses pairs.

  • 10

    Le lecteur lira avec gourmandise les inédits de l’auteur découverts parmi les trésors du Fonds Simenon de l’Université de Liège. Pour la plupart, les titres de ces textes parlent d’eux-mêmes : « Autour du roman policier », « Atmosphère de Paris », « Je suis a-politique » ou « Sur les marchés parisiens ». Mais l’un d’eux, intitulée « La mariée », s’avère plus énigmatique : ce court texte de 1957, frappant et original, est en fait l’argument d�’un ballet qui n’a jamais été monté.

    À côté des inédits, on trouvera encore des textes peu connus ou devenus extrêmement rares, comme une lettre adressée par Simenon à Maigret ou un récit de l’arrivée du jeune Simenon à Paris en 1922. Soulignons l’importance de deux d’entre eux : les Contes des Mille et un matins, d’abord, dont on trouvera un choix en ce volume. Celui qui signait alors « Georges Sim » les a publiés au cours des années 1920 dans une rubrique du journal Le Matin tenue à l’origine par Colette. Un prologue étonnant ensuite : celui de l’adaptation théâtrale de l’un des plus beaux romans de Simenon, La neige était sale. Il a une histoire que retrace très rapidement une courte notice. On en connaît deux versions : l’une d’elles a été publiée en 1951 dans une revue théâ-trale, l’autre, reprise dans ce Cahier, est tout à fait inédite.

    Autre temps fort de ce volume : deux grands entretiens accordés par l’écrivain à la fin de sa vie. Le premier est mené de main de maître par un Bernard Pivot au sommet de son art au cours d’un numéro d’Apostrophes devenu légendaire – l’émission atteignant une intensité que la télévision, si souvent aseptisée, n’a pas connue souvent. À propos de cet entretien, Pivot, dans un article – reproduit également dans ici – regrettera d’ailleurs de s’être montré cruel. Mais cette interview télévisuelle trouve ici un juste contrepoint avec l’entretien détendu mené chez Simenon par le professeur liégeois Maurice Piron, devenu son ami.

    Pour mieux cerner l’écrivain, d’autres regards sont encore convoqués : des regards situés dans l’histoire. Ce Cahier contient une sélection des grands articles de presse, rédigés entre 1932 et 1989, contemporains de la parution régulière des romans et des livres de Simenon.

    Enfin, les lecteurs retrouveront aussi quelques correspondants célèbres qui se sont adressés à Simenon dans des lettres parfois devenues introuvables : Max Jacob, François Mauriac, André Gide et d’autres lui font part, chacun avec leur voix particulière, de leur lecture d’un ou de plusieurs de ses romans ou d’une Dictée.

    ***

    Revenons à notre question de départ : qu’en est-il de Simenon aujourd’hui ? Y répondre n’est pas aussi simple qu’il y paraît – il en va d’ailleurs peut-être toujours ainsi avec Simenon, dont l’écriture, la pensée et les intrigues sont faussement simples. La relecture des contributions regroupées ici donne à penser que Simenon, en 2013, n’est plus tout à fait le même auteur que celui qui décida, en septembre 1972, de ne plus jamais écrire de roman. Ni que celui qui reprit la plume pour faire paraître, en 1981, ses Mémoires intimes. Ni même que celui qui ferma les yeux en septembre 1989. Simenon était alors un monstre sacré, une star de la littérature, vendant ses livres dans le monde entier, un écrivain prolifique, admiré par les uns, ignoré par les autres, suscitant le débat et la curiosité. Aujourd’hui, la cause est entendue, comme si le père de Maigret avait enfin trouvé sa place. Si sa productivité étonne toujours, sa présence au sein du panthéon des lettres paraît acquise.

    Pourtant, il serait faux de prétendre que, de son vivant, Simenon a connu le succès et non la reconnaissance officielle : il a publié une partie de son œuvre chez Gallimard ; il a été élu à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique ; il a eu le temps de lire de nombreuses études à son sujet, dont des thèses universitaires, et l’université de sa ville natale lui a conféré le titre de docteur honoris causa en 1973. Il a suscité l’admiration de certains de ses pairs, comme l’attestent plusieurs lettres reproduites ici. Et il a été fêté par de grands cinéastes. Mais cette reconnaissance n’empêchait pas une sourde réprobation dans les milieux littéraires. Ainsi,

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    la lettre adressée à Simenon par Mauriac, bien que très aimable, ne cache pas une gêne profonde. Et, au début des années 1950, Robbe-Grillet, par exemple, est embarrassé d’être comparé à Simenon. Roland Barthes lui écrit alors : « Si j’avais eu à faire une critique des Gommes, ce n’est certes pas de Simenon que j’aurais parlé, mais bien plutôt de tragédie grecque. » À ce sujet, Jacques De Decker explique que, même en Belgique, dans les années 1970, des écrivains comme Pierre Mertens méprisaient ouvertement l’auteur du Bourgmestre de Furnes. Après sa mort, la lecture de Simenon, dans les milieux lettrés, demeure un temps accompagnée d’une forme de justification : les critiques historiques dont on trouvera ici des extraits gardent la trace, même au cœur de l’éloge, d’une certaine mauvaise conscience.

    Un tournant à cet égard a certainement eu lieu en 2003 : le centenaire de la naissance de l’écrivain s’est traduit par un nombre incalculable de manifestations, les unes populaires, les autres universitaires, d’autres encore éditoriales. Parmi celles-ci, la parution d’un choix de romans dans La Pléiade sous l’égide de Jacques Dubois et de Benoît Denis donna lieu à un débat : cette entrée du père de Maigret dans le saint des saints était-elle justifiée ? Mais la bataille fut de très courte durée. Et, le succès commercial aidant, un troisième tome, qui présentait la particularité de ne contenir aucun Maigret, sortit de presse en 2009 : il n’y eut alors plus la moindre discus-sion. Certains critiques littéraires ont, c’est vrai, usé de prétérition, disant : « Les grincheux vont encore crier au scandale. Nous, nous sommes contents de voir paraître ce troisième tome, etc. » Mais les grincheux en question n’ont nulle part élevé la voix. Cette fois, la cause était vraiment entendue.

    Ce Cahier prend la mesure de cette évolution récente, notamment à travers le témoignage des romanciers contemporains. Bien entendu, les positions de ceux-ci varient : les uns reconnais-sent franchement une dette à Simenon ; d’autres se disent lecteurs passionnés sans être le moins du monde sous influence, d’autres encore retiennent la leçon de Simenon sur l’un ou l’autre point, tout en s’écartant de lui à certains égards. Mais aucun d’eux ne met en doute l’importance capitale de Simenon au sein de la littérature de son temps.

    À l’amour du public, qu’il a connu dès ses débuts, s’ajoutent désormais l’admiration de ses pairs, quelles que soient leurs positions dans le champ éditorial et littéraire, et l’intérêt scienti-fique sans retenue des universitaires. Aimer les romans de Simenon n’est plus une position de combat.

    Sauf dans les grands papiers historiques qui ont naturellement trouvé ici leur place, Simenon n’est plus considéré comme un « cas », comme un « phénomène », ni comme un « mystère ». Il en serait certainement satisfait, lui qui déclarait en 1981 à Bernard Pivot : « Je ne suis pas le phénomène, j’ai horreur quand on m’appelle le phénomène Simenon ou l’énigme… Je ne suis ni un phénomène ni une énigme : je suis tout simplement un artisan qui a fait son métier pendant plus de soixante-cinq ans. »

    Une particularité de l’image d’ensemble qui se dégage de ce Cahier tient, par ailleurs, dans le fait qu’y revient une notion que l’on aurait pu juger « périmée » : c’est celle d’atmosphère, présente dans la plupart des entretiens, comme dans de nombreux articles. À plusieurs reprises, Simenon n’a pas caché son impatience vis-à-vis de cette notion. Ainsi, dans le texte intitulé précisément « Atmosphère de Paris », lit-on : « Lors de la publication de mes premiers romans, voilà vingt-cinq ans, un mot, revenant avec insistance dans les articles que les critiques littéraires voulaient bien me consacrer, ne tarda pas, après m’avoir surpris, à me mettre en boule : le mot « atmosphère », qui devient petit à petit la « fameuse atmosphère ». Je n’y suis pas encore habitué… »

    Notons que Simenon, même agacé, ne nie nullement la présence d’une « atmosphère » dans ses romans – il aura d’ailleurs spontanément recours à cette notion en discutant avec Bernard Pivot : « Je connais le décor, une atmosphère, comme disent les critiques, cette fameuse atmos-phère… »

    Mais, surtout, il faut remarquer que la notion d’atmosphère ne joue plus le même rôle qu’au temps où elle irritait le romancier. Il s’agissait alors d’un mot passe-partout et réducteur, qui

  • 12

    servait à définir une fois pour toutes l’immense production simenonienne. C’était un concept creux qui permettait à une pensée paresseuse de s’immobiliser à moindre frais sur une image de pluie et de pavé mouillé. Aujourd’hui, elle revient, mais à une autre place, selon la spirale de Vico chère à Roland Barthes. Elle nourrit désormais la pensée, sert de point de départ et non de point d’arrêt : l’atmosphère simenonienne est explorée dans sa grande variété, dans son chatoiement, ses couleurs et ses dégradés, le fameux crachin laissant souvent la place à un soleil poisseux.

    ***

    La littérature est belle parce qu’elle est plurielle : Simenon ne représente certes pas toute la littérature, mais bien un large pan de celle-ci, qui est beau en lui-même et beau parce que l’autre pan existe à ses côtés. Et cet autre pan, lui aussi, profite de l’altérité au sein de sa propre splen-deur. La littérature est plurielle et Simenon l’est aussi.

    Ce numéro dévoile un Simenon à plusieurs facettes et sous plusieurs facettes. Simenon romancier auteur de romans « durs », Simenon auteur de romans populaires, Simenon auteur de romans policiers, Simenon auteur de pièces de théâtre, Simenon auteur de contes, Simenon auteur de contes galants, Simenon auteur de reportages, Simenon voyageur, Simenon à sa table de travail, Simenon répondant à des questionnaires d’inconnus, Simenon se livrant à Pivot, Simenon discutant tranquillement avec son ami Piron, Simenon écrivant à Maigret, Simenon selon les critiques d’autrefois et de naguère, Simenon selon les romanciers d’aujourd’hui, Simenon selon les critiques universitaires spécialistes de son œuvre, Simenon selon de jeunes chercheurs qui se penchent sur son œuvre pour la première fois, Simenon selon les Français, Simenon selon les Belges, Simenon d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

    ***

    Tous mes remerciements s’adressent ici d’abord à chaque contributrice et à chaque contributeur, non seulement pour les textes qu’ils m’ont confiés, mais pour les échanges sympathiques et instructifs que ceux-ci ont générés. Ma gratitude va également aux romanciers, qui m’ont toutes et tous reçu de façon obligeante et courtoise. Je remercie ensuite John Simenon qui a accepté de voir publié ici textes rares et inédits de son père et qui a toujours fait preuve d’une grande disponibilité et d’une grande courtoisie à mon égard. Je remercie tous les auteurs et ayants droit qui ont donné gracieusement leur autorisation de reproduire dans ce Cahier les textes leur appartenant. Je remercie, une fois de plus, l’indispensable Michel Lemoine pour ses trouvailles dans le courrier de Simenon et pour les relectures sagaces qui équivalent, aux yeux des simenoniens, à une véritable assurance-vie. Merci à Michel Carly, qui a attiré mon attention sur « Atmosphère de Paris », et à Danielle Bajomée, qui m’a fait découvrir les Contes des Mille et un Matins. Merci à l’ami Luc Louwette, même si, malheureuse-ment, il n’a pas pu obtenir l’entretien appelé de nos vœux communs. Merci à Alain Delaunois pour une raison similaire. Merci à toute l’équipe de L’Herne, avec laquelle ce fut particulièrement agréable de travailler : Laurence Tacou, Nataly Villena, Bertille Cesbron et Pascale de Langautier, dont les conseils se sont toujours avérés fructueux. Et, enfin, merci à Isabelle Deleuse, dont l’aide fut extrême-ment précieuse et efficace, notamment lors de la transcription des entretiens.

    NOTE

    1. Georges Simenon, « Paul Fort », Portrait-souvenir de Balzac et autres textes sur la littérature, édition établie et préfacée par Francis Lacassin, Christian Bourgois éditeur, 1991, p. 66.

  • 13

    I

    Une vie plurielle

  • 14

  • Pedigree et les délivrances littéraires de Georges Simenon

    Danièle Latin

    La vie et l’œuvre de Georges Simenon reposent, dans leur ensemble, sur une souffrance et un malentendu. Une souffrance, parce que l’écriture, exutoire nécessaire à une angoisse congé-nitale, représenta pour le romancier un perpétuel défi. Un malentendu, parce que, sa carrière durant, Simenon soutiendra un train de vie où rien ne devait lui rappeler son enfance, alors même que c’est sur cette enfance liégeoise et le milieu modeste dont il est issu qu’il misera ses meilleures cartes en vue d’atteindre à la légitimité littéraire.

    Ce malentendu et cette souffrance atteignent leur point culminant durant la Seconde Guerre mondiale, alors que Simenon, contraint à résidence en France occupée, perd peu à peu le rythme de production de ses romans « durs », pour lesquels il avait pourtant atteint sa vitesse de croisière aux Éditions Gallimard1.

    C’est alors que, contre toute attente, un événement-choc se produit. André Gide, dans une correspondance personnelle, lui exprime son admiration pour ses qualités exceptionnelles de romancier et cette reconnaissance inespérée venant du Maître de la NRF réveille en Simenon un espoir et une attente qui auraient, sinon, peut-être sombré dans la lassitude. Voilà qu’il y croit à nouveau, et plus que jamais. Le temps d’entrer dans la grande littérature est peut-être venu. Débordant d’enthousiasme et de reconnaissance, Simenon se confie totalement à Gide, le consacre en maître, voire en juge de sa nouvelle ascèse dans l’écriture. Gide entendait seulement interroger Simenon sur son art de romancier, qui l’impressionnait autant qu’il l’intriguait. Dans sa longue lettre de réponse de janvier 1939, Simenon se défausse en dévoilant trop d’humilité, trop d’enthousiasme, trop de soumission à l’autorité de Gide. Mais il y fait également part de sa conception déterminée, strictement autodidacte et autarcique de l’écriture littéraire2.

    Une Littérarité « endogène »

    Contrairement à un Céline, par exemple, qui, d’emblée, affiche la littérarité de son roman, Simenon ne fonde pas sa stratégie d’écriture sur la culture littéraire. S’il évoque d’autres écrivains dans sa correspondance avec Gide, c’est principalement dans le but de soutenir l’intérêt de ce dernier et d’entretenir un sentiment de même appartenance en le rejoignant sur son propre terrain. Pour écrire ses romans, Simenon s’inspire de lui-même, de son expérience et d’une micro-culture sociale, celle qu’il a connue de l’intérieur, à Liège, durant la période la plus déterminante de sa vie : son enfance. C’est là son « hypotexte », c’est là qu’il puise sensations, émotions, motifs et décors de sa géographie intérieure, c’est là qu’il ancre son personnage et le tropisme qui va le faire « aller jusqu’au bout de lui-même » durant la rédaction du roman. Selon l’humeur, le lieu et le moment où il écrit, Simenon habille le dispositif en s’appuyant sur les fameuses « enveloppes jaunes » préparatoires qui assureront la vraisemblance réaliste de la fiction, et lui permettront d’avancer caché, tout en libérant dans la « transe », la charge subliminale nécessaire à la vie de son

  • personnage, à son « destin ». Le « roman de Simenon », quant à lui, restera dans la réserve secrète de l’écrivain comme une « substance » dont il ne se « vide » jamais réellement. Jusqu’au moment du moins où, confronté à un horizon d’attente plus exigeant par le fait de Gide, Simenon se décide – peut-être faute d’autre solution – à utiliser, sans masque ou presque, ce substrat culturel intime et les nombreux personnages connus dans son enfance liégeoise pour assurer l’envergure du « grand roman » qu’il entrevoit comme la consécration de sa carrière à l’âge de quarante ans. Ce grand roman, ce sera – et c’est – Pedigree.

    La gestation de Pedigree soUs Le regard d’andré gide et de gaston gaLLimard

    À l’amorce du projet, Simenon vit la rédaction de Pedigree avec un véritable sentiment de bonheur, de délivrance d’on ne sait quelle angoisse pesant sur lui : « Et voilà comment, un jour, sans savoir où j’allais, j’ai décidé de commencer Pedigree. J’en ai éprouvé une telle joie, un tel soulagement que je m’y suis accroché sans répit. » confie-t-il à Gide3. Viennent ensuite les scrupules, les doutes concernant la qualité littéraire de ce qu’il est en train d’entreprendre, mais en même temps, la première formulation de sa détermination à créer une œuvre où il entend incorporer « 100 ou 200 personnages que je connais, que je voudrais qu’on connaisse, en faire une sorte de chanson de geste, celle de l’humanité-mouton, de ses joies, de ses espoirs, de ses petitesses et de sa grandeur profonde4 ».

    Simenon s’en remet à l’avis de Gide. À la lecture du premier manuscrit qui lui est soumis, ce dernier exprime des réserves, dont Simenon tient compte en passant de la formule d’un journal intime, écrit à la main à l’intention de son jeune fils Marc, à celle d’un roman élaboré, écrit à la troisième personne.

    À la différence du premier état de texte, le texte romancé comportera un investissement fictionnel important, impliquant une charge des principaux personnages et une dramatisation de ce qui les oppose les uns aux autres. La famille étroite est constituée d’Élise Peters (alias Henriette Brüll), la mère, de Roger Mamelin, le fils (double fictif du jeune Simenon) et de Désiré Mamelin (alias Désiré Simenon, le père), qui reste en retrait dans cette dramatisation. Les allées et venues des personnages auprès des nombreux oncles, tantes, cousins et cousines et de leurs époux élargiront la fresque sociale à l’ensemble du « pedigree », selon une chronique du temps quotidien où s’opposeront les sensibilités sociales de la branche paternelle, – populaire, installée de longue date dans son quartier liégeois d’Outremeuse – et celle de la mère du héros, étrangère (elle est issue du Limbourg flamand) et déclassée (sa famille de riche bourgeoisie a été ruinée). De là, le tour plaintif et besogneux que prendra sa vie d’épouse d’un modeste employé d’assurances, et son ascèse inlassable pour strogner (c’est-à-dire pour grappiller) de petites écono-mies et s’élever au-dessus du « strict nécessaire ».

    Simenon soumettra à Gide un second extrait du texte remanié et dactylographié5. Or Gide n’aura de cesse de formuler de nouvelles réserves, toujours délicatement amenées, mais de plus en plus insinuantes. Ses critiques concernant « les traits […] appuyés à l’excès, les larmes trop fréquentes6 » de la mère du héros, notamment, ont dû faire mal à Simenon. Elles prouvent que Gide ne comprend pas qu’à travers ce roman autobiographique, le romancier entreprend une justification indirecte de ce qu’il est devenu, raison pour laquelle il entend cibler le personnage maternel, à la fois si cher et si détesté. Elles lui font comprendre également que l’auteur de La Porte étroite ne perçoit pas que, dans la fresque sociale qu’il restitue avec Pedigree, Simenon entend objectiver une vision de la classe moyenne liégeoise au début du xxe siècle, en ce que cette dernière représente pour lui l’« habitus » dont est sorti l’écrivain qu’il est devenu. Gide ne comprend pas que c’est cet « amour-souffrance » envers son milieu d’origine, envers son père et sa mère, et tout ce que ces derniers ont intensément représenté pour lui, en joie comme en honte et en colère, qui nourrit le style exceptionnellement marqué de l’écriture de Pedigree. Ce style

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    est tantôt élégiaque, tantôt hédoniste – dans le plaisir de restituer l’enfance comme un « univers de sensations7 » –, tantôt critique, afin que, à travers l’évocation minutieuse des souvenirs et des lieux, à travers le vécu ritualisé et les coutumes désuètes de tout ce petit monde vivotant de boutiques en paroisses, de funérailles en dimanches tristes, le texte restitue, dans sa monotonie même, le sentiment profond d’un vide existentiel d’où surgira la conscience révoltée de son héros, Roger, qui devient, ainsi, dans l’adolescence, à la fin du roman, l’équivalent d’un héros de « romans de la destinée » de Simenon.

    Gide ne comprend pas ? À moins que Gide, au contraire, ne perçoive trop bien les choses, et devine que l’écriture de Simenon reste trop complaisante par rapport à la vision sociale dont il entend se distancier, position qu’il juge décevante, philosophiquement parlant. N’est-ce pas, en effet, ce qui se donne à lire, entre les lignes, dans cette interpellation que Gide adresse à Simenon dans le cadre de ses remarques sur Pedigree ? Qu’on en juge :

    Très bon travail, mais un peu… tranquille et l’on n’y sent pas la « transe » – où tout de même vous excellez – Ah ! quand nous rencontrerons-nous ? J’aurais tant à vous dire ! (Ai pris quantité de notes en vous lisant). Je crois vous bien connaître, et pas seulement vos extraordinaires qualités ; mais bien aussi (et c’est ce dont surtout je voudrais vous parler) vos limites (jusqu’à présent). « Il peint toujours des abouliques, des faillites, des laisser-aller ; l’individu vaincu par les circonstances, bouffé par le “milieu”, “l’ambiance” – Pourquoi pas ? Il s’en dégage, et comme à votre insu, une sorte de philosophie amère. Mais tout de même il n’y a pas que des ratés Mauvaise Étoile – et l’on souhaiterait vous voir aux prises avec la question si grave : “Que peut un homme ? Et qui ne serait pas vaincu”8 ».

    À ce moment, Gide a peut-être déjà eu connaissance de la lettre que Simenon a adressée parallè-lement à Gaston Gallimard 9, contenant un plan ambitieux et explicite du roman total qu’il entrevoit d’écrire. Prévu sur plusieurs volumes, le récit suivrait la destinée de Roger au-delà de Liège, dans sa carrière et ce, jusqu’aux temps de guerre présents, avec, en arrière-plan, comme un leitmotiv scandant les grandes périodes du roman, la force montante et toujours plus sourde de peuples en marche. Ce plan, et surtout les commentaires qui l’accompagnent, ne laissent aucun doute sur la vision politique du monde qu’a Simenon au moment de la Seconde Guerre mondiale10. Et l’angoisse historique qui s’y exprime, face à la montée de nouvelles forces sociales, politiques et raciales y est le signe d’une frilosité qui semble peu compatible avec les envolées épiques annoncées. Mieux valait sans doute pour Simenon ne pas s’engager pas dans pareille voie11.

    Quoi qu’il en soit, la question « philosophique » formulée par Gide dans sa lettre de Sidi Bou Saïd n’a pas dû passer sans laisser « des bleus à l’âme » à Simenon. Gide peut bien ajouter, à la suite : « Vous nous devez des merveilles. Je les pressens. Je les attends », Simenon est mis à nu. Il ne peut, cette fois, suivre Gide dans son attente, qui n’est pas la sienne. Simenon reçoit la leçon. C’est une fin de non-recevoir de la part de Gide, et, à travers lui, de la coterie Gallimard, qui représente à ses yeux le milieu transcendant de l’establishment littéraire. Il n’est pas des leurs. Il ne sera jamais des leurs. Et, si sa vision et sa manière ne plaisent pas, ce sont les siennes.

    déLivrances

    Dès 1942, Simenon exprime à Gide une apparente lassitude envers Pedigree, se demandant s’il a eu raison de l’entreprendre. En fait, il engage, dès alors, une position de repli par rapport à la version annoncée12. En décembre 1944, alors qu’il se rétablit, aux Sables-d’Olonne, d’une pleurésie et des fatigues liées aux poursuites dont il a fait l’objet de la part des Forces françaises de l’Intérieur13, Simenon adresse une longue lettre chaleureuse à Gide, où il lui annonce qu’il a dépassé l’objectif Pedigree. Après voir écrit plusieurs romans en parallèle durant cette période, dans lesquels il a tenté de se « débarrasser de tout un passif », il a le sentiment d’y être parvenu

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    avec la rédaction de La Fuite de Monsieur Monde 14 (roman qui sera publié en 1945). À travers le personnage de Monsieur Monde, dont l’étonnante sérénité constitue une réponse au défi lancé par Gide, le romancier montre qu’il est en train de changer, de trouver une nouvelle « manière » pour ses romans, de dépasser l’impasse où il s’est trouvé. Il amorce un chemin de délivrance qui le remet dans son avantage. Une période de sa vie et de sa carrière est décidément finie, déclare-t-il 15. Il va, en effet, un peu plus tard commencer « une vie comme neuve », loin de l’establishment français, loin de Gallimard, dans une tout autre logique de gestion de sa production littéraire : indépendante, moderne, américaine et cosmopolite, en tournant le dos, à « ces gens-là16 ».

    L’« épopée des petites gens de la petite bourgeoisie liégeoise » ne sera pas. Il faut dire que les vingt volumes annoncés à Gide dans le plus fort de l’enthousiasme relevaient de l’utopie. Le récit de la première période du roman, qui conduit le jeune héros et les siens du début du siècle à la fin de la Première Guerre mondiale, est la seule forme aboutie de Pedigree. Rédigé entre 1941 et 1943, le texte sera seulement publié en 1948, non chez Gallimard, mais aux Presses de la Cité, dont le jeune directeur, Sven Nielsen, laisse à Simenon les pleins pouvoirs sur son œuvre.

    Pedigree oU Le « mentir vrai »

    Dans la période de battement entre 1943 et 1948, manifestement, Simenon entend se rapprocher de son pays d’origine et de son public habituel. Le fait qu’il prévoit un lancement « sensationnel » de Pedigree en feuilleton dans un hebdomadaire belge de grand tirage, Face à main, semble laisser entendre qu’il envisage de renouer avec le « gros public », tout en prospec-tant de nouveaux débouchés éditoriaux. Naïveté, extrême confiance amicale ou ironie ? Il ira jusqu’à demander à Gide de lui remettre son étude supposée de Pedigree afin qu’elle serve de faire-valoir dans l’opération17.

    Tel que Simenon en programme l’effet d’annonce en 1943 dans la presse belge et française, il est encore question d’un grand roman en plusieurs volumes et de plusieurs milliers de pages alors qu’il présente en fait aux journalistes la version intime de Pedigree, journal écrit à la main sur des cahiers d’écoliers, et portant le titre de Pedigree de Marcsimenon, avec le portrait de quelques oncles, tantes, cousins, cousines et amis de la famille, ainsi que des anecdotes par son père, 1940. Cette version, publiée ultérieurement à la version définitive du roman, sous le titre modifié (par l’éditeur) de Je me souviens…, sera le premier texte que Simenon confiera aux Presses de la Cité18. En 1943, le romancier répète également au journaliste qui vient lui faire une visite en Vendée que ce « grand roman » consistera en une sorte d’« épopée des petites gens de la petite bourgeoisie liégeoise » 19, persistant en cela dans sa conception maximaliste de la seconde version romanesque. Par ailleurs, tandis que le revirement intérieur opère en lui, Simenon entreprend de fournir une nouvelle explication justifiant la genèse toute personnelle du roman, et sur la véracité de laquelle Pierre Assouline a définitivement jeté la suspicion20. En tout état de cause, le motif avancé du faux diagnostic médical qui laissait accroire à Simenon qu’il avait une angine de poitrine (comme son père, à quarante ans !) ne valait que pour la version originale du texte, destinée à l’usage de son fils.

    Pedigree, dans sa seconde destinée rédactionnelle et éditoriale, manifeste le revirement progressif de l’écrivain par rapport à son projet romanesque trop ambitieux et, sans doute, égale-ment par rapport à des « règles de l’art » auxquelles le romancier ne peut ni ne veut souscrire. « Grand roman » ou « roman comme un autre », Pedigree est finalement conçu selon les propres normes du roman de Simenon, renouvelant rituellement, par la voie de la fiction, le processus de délivrance éprouvé par le fils se détachant de sa mère lors de son premier départ de Liège pour devenir lui-même. « Les fils sont coupés » : la formule, utilisée autrefois par le jeune Sim dans Le Compotier tiède, chronique inspirée par son départ de la maison familiale en décembre 1922, reste valable, restera toujours valable21 :

    Tout a changé : la maman, le foyer. La maman pleure, et il sent qu’il ne peut pas la consoler, comme

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    auparavant. Alors, il regarde les choses alentour. Et les choses, dans la douceur du premier feu, disent tout bas des reproches. Les fils sont coupés. Il ne les comprend plus. Le compotier tiède, parfumé et sans fond n’a plus de regard, plus de pensée. Le passé s’est enfui.

    Plus tard, le chroniqueur de Je me souviens… confirmera cette concomitance, chez lui, entre rupture existentielle et écriture libératoire :

    Je savais que j’allais partir […]. Or c’est un peu le thème de tous mes romans. La réalité qui bascule dans l’irréel pour faire place à une réalité nouvelle. Les fils coupés […], il faut aller trouver ailleurs une nouvelle substance22.

    C’est précisément en s’employant à « renouer les fils » dans la magie fugace de l’écriture de Pedigree que Georges Simenon aura trouvé, durant les années d’Occupation, la forme de soulagement et de délivrance qu’il recherchait. Il y est parvenu, laissant derrière lui une œuvre étonnante de poésie et de vérité23.

    Pedigree : Un récit à La troisième pUissance

    La note descriptive adressée par Simenon à Gaston Gallimard, déjà évoquée, présente un grand intérêt en ce qu’elle atteste que le romancier avait d’emblée conçu son roman comme un récit renvoyant à trois structures signifiantes :

    1) celle de l’autobiographie de son enfance et de son adolescence ;2) celle qui lui est inspirée par l’histoire des familles Simenon-Brüll, les deux branches de

    sa propre famille ; 3) celle d’une durée qui intervient comme structure profonde du texte.Toutefois cette troisième dimension, cette durée, d’historique qu’elle était manifestement

    dans le plan d’annonce à Gallimard, s’intériorise dans le roman effectif que nous connaissons pour devenir l’arrière-plan fantasmé du récit. Et, en s’intériorisant de la sorte, elle acquiert dans le texte une rare puissance subliminale. C’est le cas, notamment, de la scène inaugurale du roman, qui associe la parturiente Élise, Léopold, l’oncle aîné de son pedigree personnel, et Félix Marette, l’auteur de l’attentat manqué de la place Saint-Lambert, dont la vie ultérieure à Paris et les amours ombrageuses constitueront, dans la suite du roman, la mise en abyme de la « destinée » future de Simenon. Tout est ramené dans un même espace-temps mythique : celui d’une ruelle de Liège, envers du décor bourgeois de la ville, où la future mère, en voyeuse inconsciente, est venue « rattacher sa jarretelle » et a découvert les deux complices, alors qu’elle est à quelques heures de l’accouchement. Cette géographie fantasmée sera reconduite tout au cours du récit de Pedigree et trouvera son point culminant dans la période de révolte trouble du jeune Roger. Une autre scène fameuse est celle de la marche silencieuse des grévistes montant des quartiers laborieux lors de la grève générale de Liège – qui rend Élise hystérique, elle qui « sent » tellement les choses… Toutes séquences qui démontrent à elles seules que les conjonctions formulées par Simenon dans sa note à Gaston Gallimard n’ont pas été totalement perdues. Tout au contraire, Simenon les a incorporées comme une « autre structure » qui, dans le récit manifeste, entre en résonance avec l’arrière-texte virtuel, celui d’un futur en marche et qui menace. Ainsi l’angoisse tout actuelle d’une autre guerre, vécue depuis la Vendée, reflue-t-elle pour rendre vie à la petite famille Mamelin perdue dans les souvenirs d’une autre époque et d’une autre guerre. La menace conjurée par l’écriture se médiatise dans l’histoire d’Élise, prise d’angoisse chronique, dans celle des autres membres de sa famille, sombrant tous, plus ou moins, dans la folie, ou l’alcoolisme. Elle se propage dans l’enténébration progressive de la cellule familiale, qui, de cocon protecteur cosmique et radieux, se transforme en pension de famille ouverte aux étudiants étrangers, puis

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    aux étrangers, sinon à l’occupant allemand. Il n’y a pas jusqu’à la placidité du père, Désiré, qui, devant cette lente dépossession de sa vie privée, ne finisse par coïncider avec la mort, sa propre mort, mais aussi, celle de tout un univers de valeurs sociales fondé sur une économie locale devenue obsolète 24 et que seule l’écriture de Simenon peut ressusciter avec la force d’un présent.

    Il n’est pas possible de prolonger davantage l’analyse du roman25. Disons seulement que Pedigree confirme l’importance fondatrice de l’enfance liégeoise dans la géographie imaginaire de l’écrivain ainsi que l’emprise de la figure maternelle sur la globalité de sa psyché littéraire. Dans Pedigree, tout est écriture et réécriture, selon des techniques spécifiques de mise en abyme de l’espace-sujet qui fondent, a posteriori 26, la portée archétypale de cette fausse autobiographie revisitée à partir du système romanesque déjà construit de Simenon. Pour ce faire, avec Pedi-gree, Simenon aura revisité le substrat du discours maternel de son enfance, les mots-rengaines de sa mère (« le strict nécessaire »), ses plaintes sempiternelles (« ma pauvre Félicie, sais-tu bien que… »), et la modulation traînante de son accent liégeois (« oui, sais-tu »), le rythme physique et pondéré de son père, les traits iconiques de ces multiples personnages connus et revus à travers le souvenir de l’« enfant de chœur ». Il aura ressourcé minutieusement son univers romanesque de sensations, son souvenir des lieux, des choses et des êtres, comme il aura revisité sa crise d’adolescence, son sentiment de souillure morale alors qu’il se laissait pousser par des besoins troubles dans la saleté des petites rues de Liège pour compenser, à la sauvette, un besoin de jouis-sance frustré par la morale d’abnégation maternelle.

    Plutôt que de vouloir à tout prix ramener le texte sous une catégorie générique, c’est, pensons-nous, en reconnaissant sa foncière ambiguïté entre autobiographie, chronique historique, roman et confession que l’on rendra le mieux compte de sa portée innovante. C’est, en tout cas, dans cette configuration toute personnelle et en tournant en quelque sorte le dos aux courants litté-raires institués (le roman réaliste, le roman familial, nationaliste…) ou s’instituant (le roman céli-nien) dans l’intelligentsia littéraire française que Simenon romancier trouvera la force libératoire d’une nouvelle maturité. Le Simenon de l’après-Pedigree cherchera une nouvelle manière, dans de nouveaux décors (au Canada , aux États-Unis, enfin, à « Noland » – Lausanne), dans un nouveau contexte passionnel et affectif (celui de sa rencontre avec Denyse, de son second mariage, de ses nouvelles paternités). Ceux-ci remplaceront, pour un temps, l’obsession de sa ville, de sa langue et de sa culture « maternelles », avant que, s’étant dépouillé de tout, même de la littérature, il ne renoue une dernière fois, dans un ultime sursaut de son art contre l’absence et la mort, les fils de sa douleur et de ses malentendus, en dictant sa fameuse Lettre à ma Mère.

    NOTES

    1. Voir de Danièle Latin, « Du coup de plume au Coup de lune. Genèse africaine du “roman de la destinée” ou “roman de l’homme” de Georges Simenon », Georges Simenon et l’Afrique, Traces, n° 16, p. 13-28 et « Les Pitard (1935) : une œuvre atypique dans la mouvance du nouveau paradigme des romans sans Maigret », Traces, n° 18, p. 147-168.

    2. Lettre datée Nieul-sur-Mer, mi-janvier 1939, Georges Simenon et André Gide, … sans trop de pudeur. Correspondance 1938-1950, édition établie par Benoît Denis, préface de Dominique Fernandez, Omnibus, coll. « Carnets » Omnibus, 1999, p. 26-40.

    3. Lettre du 15 février 1941, Georges Simenon et André Gide, … sans trop de pudeur, op. cit., p. 54.4. Ibidem.5. Le Centre d’Études Georges Simenon de l’Université de Liège possède une copie du manuscrit de la troisième partie de

    Pedigree qui confirme que Simenon poursuivra plus avant, par devers lui, la rédaction manuscrite du roman.6. Lettre de Gide à Simenon, datée Sidi Bou Saïd, Tunis, 21 août 1942, Georges Simenon et André Gide, … sans trop de

    pudeur, op. cit., p. 66.7. Bernard Alavoine, « Un univers de sensations », Jean-Louis Dumortier (dir.), Le Roman de Simenon : entre réalité et fiction,

    Travaux du Centre d’Études Simenon de l’Université de Liège, La Renaissance du Livre, 2003, p. 245-272.8. Lettre de Gide à Simenon, datée Sidi Bou Saïd, Tunis, 21 août 1942 dans Georges Simenon et André Gide, … sans trop

    de pudeur, op. cit., p. 66.9. Lettre inédite de Georges Simenon datée de Fontenay, le 3 août 1942, adressée à Gaston Gallimard. Reproduite, avec

    un commentaire en note de Benoît Denis, dans Georges Simenon et André Gide, … sans trop de pudeur, op. cit. p. 58.10. Benoît Denis s’est prononcé plus amplement sur cette lettre à Gaston Gallimard et sur la définition qu’y donne Simenon

  • 21

    de la « période petites gens » (dans « Simenon, le roman et l’histoire », Le Roman de Simenon, op. cit., p. 102-103).11. Les étrangers russe, polonais de la pension de famille d’Élise Peters à Liège, présents dans la version publiée de Pedigree

    en qualité d’étudiants à l’Université, devaient réapparaître, selon ce plan, dans les épisodes ultérieurs avec leur véritable carrure historique. Or, s’il est proche par la sensibilité d’un Louis-Ferdinand Céline, Simenon n’en a ni le souffle, ni la fureur extrémiste. Et Gaston Gallimard aura dû se réjouir a posteriori d’avoir laissé à Céline l’exclusivité de l’épopée de la marche délirante du siècle.

    12. Voir notamment la lettre datée Château de Terre-Neuve, Fontenay-le-Comte (Vendée), 7 septembre 1942, Georges Simenon et André Gide, … sans trop de pudeur, op. cit., p. 67.

    13. Voir, à ce sujet le chapitre 12 de Pierre Assouline, Simenon, Gallimard, 1996.14. Lettre datée Les Sables-d’Olonne, Vendée, 18 décembre 1944, Georges Simenon et André Gide, … sans trop de pudeur,

    op. cit., p. 73-74. 15. Pierre Assouline, Simenon, op. cit.16. Ibidem.17. Lettre de Simenon à Gide, datée Saint Andrews, le 6 août 1946, Georges Simenon et André Gide, … sans trop de pudeur,

    op. cit., p. 93.18. Georges Simenon, Je me souviens…, illustré par Jean Reschofsky, Presses de la Cité, 1945.19. L’Avenir, 3 décembre 1943.20. Pierre Assouline, « Seule la fiction dit la vérité », Le Roman de Simenon, op. cit., p. 324-325.21. Publiée dans une petite revue bruxelloise, La Revue sincère.22. Cet extrait de Je me souviens… a été repris comme « Contexte » dans Georges Simenon, Pedigree, 1989, op. cit.23. « Poésie » et « vérité » sont l’exacte traduction de la formule de Goethe que l’auteur utilisera dans sa Préface à l’édition

    définitive de Pedigree (1958) pour caractériser son roman. Et pour commenter son affirmation : « […] dans mon roman, tout est vrai sans que rien ne soit exact ».

    24. Danièle Latin, « Le local et le mondial », Le Roman de Simenon, op. cit., p. 199-218.25. Pour une étude plus fouillée, on voudra bien se reporter aux nombreux travaux effectués sur le sujet. Outre la « lecture » que nous

    avions proposée du roman aux Éditions Labor/Nathan en 1999 (Georges Simenon, Pedigree roman, Babel, Actes Sud/Labor, 1989, p. 639-651), ainsi que dans Lire Simenon (Fernand Nathan/Éditions Labor, 1980, p. 51-72), on se reportera essentielle-ment au volume déjà cité dirigé par Jean-Louis Dumortier, Le Roman de Simenon : entre réalité et fiction.

    26. Il convient de réinterpréter la vieille formule de « roman-matrice », employée en premier par Maurice Piron (dans Maurice Piron, « Georges Simenon et son milieu natal », La Wallonie. Le pays et les hommes, Lettres – Arts – Culture, t. III, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1979). Si la portée métaphorique de la formule reste heureuse, elle n’était effectivement pas applicable à la production littéraire de Simenon existant avant 1948, ce qu’a logiquement relevé Pierre Assouline (dans « Seule la fiction dit la vérité », Le Roman de Simenon, op. cit., p. 325).

  • 22

    Avec son calme impitoyable

    Bernard Pivot

    Alors que j’étais tremblotant devant Soljenitsyne, Yourcenar, Jouhandeau ou Lévi-Strauss, pourquoi ne ressentais-je aucune appréhension, aucune émotion, – hormis la fierté qu’il ait accepté de me recevoir – devant Georges Simenon ? Avec le réalisateur Nicolas Ribowski et les techniciens de la SFP, en octobre 1981, je suis entré dans la maison de Simenon à Lausanne, comme si j’allais serrer la main de l’un de ces innombrables retraités sans manières dont il a fait les antihéros de ses romans. Simple, cordial, avec sa chemise américaine et le lacet qui lui tenait lieu de cravate, sa légendaire pipe au bec, il m’a accueilli comme si j’étais, non pas le journa-liste à qui il avait promis la dernière grande interview télévisée de sa vie, mais un ami parisien de passage en Suisse et avec lequel il allait de soi qu’il pourrait bavarder de choses et d’autres pendant une heure, sans que cela porte à conséquence.

    Les caméras tournaient déjà, et c’est parce qu’il y avait entre nous, autour de nous, cette absence de dramatisation, ce climat bonhomme et serein, que j’ai pris comme des coups à l’es-tomac ses confidences sur le suicide de sa fille Marie-Jo, sa bonasse impudeur. Il passait aux confidences et aux aveux, il se mettait à nu – il le faisait aussi dans ses Mémoires intimes, mais les mots restaient figés sur le papier, alors qu’ils claquaient dans sa salle de séjour propre et tristou-nette – et j’eus soudain l’impression d’être le commissaire Maigret qui cuisine un suspect qui va craquer, ça y est, qui craque, et dont le regard se brouille de larmes retenues.

    Ayant revu l’autre soir l’émission, je me reproche d’en avoir trop fait au moment où, ayant lu à Simenon le passage où il raconte le suicide de sa fille et qu’il précise la nature du pistolet (« un 22 à un seul coup »), je lui demande deux fois si ce texte a été écrit par le père de Marie-Jo ou par le père du commissaire Maigret. Quand je renouvelle ma question, je vois bien que mon insistance lui fait mal et qui la trouve cruelle et déplacée. Pardon monsieur Simenon.

    S’il est quelqu’un à qui le fameux slogan « la force tranquille » s’appliquait à merveille, c’était bien cet écrivain génial et hors normes. Les romans, par dizaines, par centaines s’ac-cumulaient, et il continuait sereinement, imperturbablement, impeccablement, d’inventer de nouveaux personnages, de construire de nouvelles histoires. Il était le seul à ne pas s’étonner d’être aussi productif. Il écrivait des romans, c’était son métier, et voilà tout. Francis Lacassin, qui connaît les livres et les personnages de Simenon comme personne, m’a raconté qu’il a existé des faux Simenon, certains éditeurs ayant profité de la confusion provoquée par les vingt-deux pseudonymes1 dont il avait usé, pour mettre sur le marché des romans qui avaient l’air d’être des vrais. On aurait pu s’y tromper, comme on peut se tromper si l’on n’y prend garde, devant un faux Cartier ou un faux Dali. On avait présenté les livres suspects à l’écrivain et il avait rendu son verdict. Avec son calme impitoyable.

    La force tranquille aussi de l’homme aux dix mille femmes. Certes, le chiffre est quelque peu exagéré, il n’empêche qu’il baisait comme il respirait. C’était chez lui une fonction plusieurs fois quotidienne, hygiénique et agréable à laquelle il mêlait rarement les sentiments – d’où le recours constant à des prostituées – et qui avait l’avantage de lui fait rencontrer des femmes dont il saura en écrivant se rappeler la silhouette, le parfum ou le timbre de la voix. À partir de là son imagination prenait le relais. Sa puissance sexuelle et sa puissance d’écriture étaient phénoménales.

  • 23

    Chez certains elles se combattent, elles empiètent l’une sur l’autre. Chez Simenon elles se nourris-saient l’une de l’autre.

    Il fréquentait aussi les bistrots, les restaurants populaires, les squares, les coulisses des music-halls, les gares, les salles de ventes, les commissariats. C’est là qu’il rencontrait ses personnages. Il savait capter dans les lieux publics la matière humaine de ses romans. Sans compter que, ancien reporter, il ne voulait pas se tromper sur les détails. Sa prodigieuse mémoire enregistrait tout ce qu’en quelques phrases très simples il saurait restituer à ses lecteurs. L’œil de Georges Simenon.

    Article paru dans Lire, octobre 1989.

    NOTE

    1. Le nombre de pseudonymes auquel le jeune Simenon a eu recours n’est pas aisé à fixer, le même nom ayant été utilisés selon différentes orthographes (d’Orsan ou Dorsan par exemple) et des pseudonymes supplémentaires apparaissant au bas de contes galants parus en revue. Si l’on s’en tient aux romans populaires, nonobstant les variantes orthographiques, on en compte généralement dix-huit.

  • 24

    Des grands voyages aux romans et nouvelles « exotiques » en passant par les reportages

    Michel Lemoine

    Les « grands voyages » envisagés ici sont ceux que Simenon a effectués hors d’Europe de 1932 à 1935 : le périple africain,du 17 juin à fin août 1932, qui l’a essentiellement conduit au Congo alors belge ; le voyage en Turquie et son extension vers le rivage soviétique de la mer Noire, du 25 mai au 26 juillet 1933 ; le tour du monde entrepris par mer du 12 décembre 1934 au 15 mai 1935, circumnavigation surtout marquée pour l’écrivain par ses deux passages à Panama et son séjour de plus d’un mois à Tahiti. Ces voyages ont donné naissance à des repor-tages, mais ont aussi laissé des traces non négligeables dans l’univers romanesque.

    On pourrait en dire autant d’autres voyages effectués par Simenon en Europe durant cette première moitié des années 1930 : les Pays-Bas, l’Allemagne du Nord, puis la côte norvégienne et la Laponie d’avril 1929 à mars 1930 ; de la Belgique à divers pays d’Europe centrale de février à avril 1933 ; sans compter la croisière méditerranéenne de mai à septembre 1934, relatée dans « Mare nostrum ou la Méditerranée en goélette » (1934). En effet, sans le voyage de 1929-1930 vers le nord de l’Europe, qui a donné lieu à deux reportages, « Escales nordiques » (1931) et « Pays du froid » (1976), les romans « hollandais » Un crime en Hollande (1931), L’Assassin (1935-19371) et L’homme qui regardait passer les trains (1937-1938) n’eussent pu exister, non plus que Le Passager du « Polarlys » (19302), et jamais Le Pendu de Saint-Pholien (1930-1931) ne nous aurait entraînés jusqu’à Brême. De même, sans le voyage en Europe centrale de 1933, dont Simenon a rendu compte dans le reportage intitulé « Europe 33 » (1933), et partiellement dans « Peuples qui ont faim » (1934), Chemin sans issue (1936-19383) n’aurait pas connu la même… issue et Les Mystères du Grand-Saint-Georges (1938-1939) n’auraient pas existé.

    Allons moins loin encore tout en remontant le cours du temps : dès ses errances en France au cours des années 1920 et ses découvertes du Nivernais et du Bourbonnais, de la Normandie, de la Côte d’Azur, Simenon s’est imprégné de paysages neufs où il a plus tard situé des fictions. Quant au tour de France par les voies navigables de 1928, il est à cet égard exemplaire et répond parfaitement au schème suggéré dans les paragraphes précédents puisqu’il a non seulement été à l’origine de cinq reportages, dont « Une France inconnue ou l’aventure entre deux berges » (1931) et « Long cours sur les rivières et canaux » (1937), mais plusieurs romans s’y sont aussi ancrés : sans ce voyage, en effet, pas de Charretier de « La Providence » (1930-1931), pas de Veuve Couderc (1940-1942) ni tant d’autres motifs qui peuplent les romans provinciaux de Simenon4.

    Auparavant déjà, Simenon avait situé l’action de certains romans en dehors de l’Europe. En effet, parmi ses romans populaires de jeunesse publiés sous divers pseudonymes de 1924 à 1931, vingt-sept avaient entraîné leurs lecteurs dans des contrées lointaines où l’aventure semblait n’être pas morte. Il s’agissait bien là, effectivement, de romans d’aventures, mais s’adressant à un public jeune. Y primait donc l’action et toute une part du récit pâtissait d’un didactisme de type

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    encyclopédique. Pour le dire en un mot, ces romans semblent écrits autant pour donner des infor-mations sur les régions où se passe l’action que pour raconter cette action. À cette fin, Simenon disposait de sources d’information diverses, surtout d’encyclopédies s’il faut en croire ses déclara-tions ultérieures. Faut-il ajouter que ces romans de facture traditionnelle sacrifiaient aux normes d’un genre et aux impératifs des collections où ils s’inséraient5 ? Les quelques titres suivants, parmi les vingt-sept, témoignent de leur diversité géographique : La Prêtresse des Vaudoux, Le Roi des glaces, Le Secret des lamas, Le Gorille roi, Les Maudits du Pacifique, Le Monstre blanc de la Terre de Feu, Un drame au pôle Sud, Jacques d’Antifer, roi des îles du Vent, L’Œil de l’Utah…

    Ces romans finalement très naïfs, faits d’exploits inouïs accomplis par des super héros à la puissance surhumaine, insistent parfois sur le fait que l’aventure reste possible dans les régions sauvages du globe. Or, dans sa conférence sur L’Aventure, prononcée dès 1935, mais qui sera remaniée en 1938 avant d’être publiée, Simenon développe l’idée selon laquelle l’aventure n’existe pas. C’est qu’entre-temps, il a visité certaines des régions qu’il a décrites sans les avoir connues et il a constaté que la « civilisation » les a gagnées. Dès lors, l’aventure n’est plus qu’un rêve, un thème romanesque « qui mêle l’exotisme et l’imprévu6 ». Et Simenon d’avouer qu’il n’a jamais connu « l’ivresse de l’aventure7 »qu’en écrivant les modestes romans dont il a été question dans le paragraphe précédent.

    De ces voyages sont donc d’abord nés des reportages, écrits de circonstance promis au départ à divers magazines et qui permettaient à Simenon de financer ses déplacements, comme il s’en est souvent expliqué. D’autre part, l’écrivain prie le lecteur de ces textes, aujourd’hui très accessibles8, de ne pas leur accorder plus d’importance qu’il ne leur en accordait lui-même :

    Je n’accordais guère d’importance à ces reportages, hâtivement écrits, à bord d’un bateau, d’un cargo, d’un paquebot, souvent sur une table de café ou dans une hutte d’Afrique Centrale ou dans une maison en herbes séchées de Tahiti9.

    Si j’écrivais des reportages, ce n’était pas parce que je croyais avoir quelque chose à dire, mais pour payer les voyages que j’accomplissais dans tous les pays du monde. Je n’étais pas un vrai reporter. Je n’appar-tenais à aucun journal10.

    Alors, lorsque je décidais de visiter un continent, l’Afrique par exemple, en un temps où il n’y avait pas de « charter » ou de voyages organisés, je me rendais d’abord chez un de mes directeurs de journaux, le plus souvent chez Prouvost et je lui disais en quelque sorte : Je pars à telle date pour parcourir l’Afrique. Je peux vous réserver une douzaine de longs articles sur ce sujet. Cela vous coûtera cent mille francs.Il n’était pas question de notes de frais, ni de dépendance vis-à-vis du journal. Je voyageais à ma guise, pour mon compte, mais les articles vendus d’avance payaient en grande partie mes dépenses11.

    Il faut bien le reconnaître, en effet : malgré leur intérêt propre, qui est indéniable, les reportages semblent très en deçà des romans de Simenon, au point que l’on a parfois l’im-pression qu’ils n’ont pas été écrits par le même auteur. Emblématique de ce fait apparaît un de ses reportages pourtant les plus connus, « L’heure du Nègre », consacré au périple africain de 1932. C’est un assemblage plutôt hétéroclite et sans unité dans lequel l’auteur déverse pêle-mêle ses impressions et ses observations, des anecdotes qu’il a vécues ou qui lui ont été racontées. Aussi, malgré certaines prises de position anticolonialistes qui culminent à la fin du texte avec la fameuse déclaration « L’Afrique nous dit m… et c’est bien fait », la critique actuelle s’est pourtant montrée réticente vis-à-vis de ces prises de position et est allée de l’adulation à la condamnation. Voyons dans ces attitudes extrêmes le reflet d’un écrit hybride particulièrement décousu et, par là même, ambigu.

    Au fait, pourquoi Simenon a-t-il entrepris ces voyages ? Il donne une réponse à cette ques-tion dans ses entretiens des 5 et 6 août 1975 avec Francis Lacassin :

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    Je n’ai jamais été tenté par l’exotisme. […] J’avais envie de découvrir le monde, mais certes pas le pitto-resque. Le pittoresque ne m’intéresse pas : pour moi, c’est du cinéma et même du mauvais cinéma. J’ai été obligé d’en laisser passer un peu, très peu, dans mes reportages, pour qu’ils soient publiables. Mais j’ai écrit très peu de romans où l’on puisse trouver du pittoresque. […] Le reportage c’était pour moi un moyen de poursuivre toujours une quête qui, en somme, me hantait : trouver l’homme. Mes repor-tages n’étaient pas des reportages mais la recherche de l’homme tout nu : la recherche de l’homme tel qu’il est vraiment. Ma première préoccupation était de découvrir l’homme derrière le pittoresque qui le cachait12.

    L’étude exhaustive des reportages réalisée par Benoît Denis13 montre qu’il s’agit là d’une rationalisation, puisque ces idées de Simenon concernant « la recherche de l’homme nu » ne sont nées dans son esprit qu’après les voyages. Elles découleraient donc plutôt de cette expérience des voyages, même s’il est incontestable que là doit être cherchée leur origine. En réalité, selon l’essayiste, les voyages de Simenon étaient davantage liés à sa volonté de comprendre le monde dans lequel il vivait, un monde qui restait aux abois après la crise économique de 1929 et où bien des signes montraient le danger d’autres crises à venir. Néanmoins, il tombe sous le sens que la visée du voyageur avait aussi une portée ethnologique : voir et savoir comment vivaient les indi-gènes dans ces contrées lointaines où il se rendait. À cet égard, le résultat s’avérera plutôt négatif puisque des reportages se dégage l’idée que les frontières et les races sont des notions artificielles, l’homme étant le même partout. Avant d’en terminer avec cette matière des reportages, on notera encore une caractéristique assez troublante de ces textes : même pour évoquer des sujets très tragiques, voire déchirants, l’auteur adopte volontiers un ton léger, badin, sinon primesau-tier, parfois humoristique et souvent accrocheur. En cela, nous sommes persuadés que Simenon a repris dans ces écrits mineurs, fût-ce inconsciemment, le style du journaliste qu’il était durant sa jeunesse liégeoise quand il écrivait son billet presque quotidien de la Gazette de Liége intitulé « Hors du poulailler », puis « Causons… ».

    Une chose, cependant, est certaine. Les voyages entrepris par Simenon dans la première moitié des années 1930 n’avaient pas une finalité littéraire, en dehors des reportages prévus et si peu littéraires. Jamais il ne s’est dit : « – Tiens, je vais aller à Libreville, à Batoum ou à Buenaven-tura, puis j’écrirai un roman qui aura ces villes pour cadre. » Ce n’est qu’en voyage, sur le terrain, que s’impose l’exigence romanesque d’écrire des fictions qui transposeront, puissamment recom-posés sur le mode de l’imaginaire, des faits, des situations, des « choses vues » ou entendues dont il a été le témoin. En veut-on des exemples ? En voici trois :

    1. En août 1932, Simenon rentre par voie maritime de son voyage en Afrique. À bord de l’Amérique, un paquebot de la Compagnie des Chargeurs Réunis qui assure la desserte de la côte africaine occidentale, il écrit le début de son reportage intitulé « L’heure du Nègre » avant de débarquer à Bordeaux à la fin du mois. Or, quelques jours plus tard, rentré à Marsilly, il écrit à Fernand Brouty, gendre et collaborateur d’Arthème Fayard, qui dirigera plus tard la maison d’édition : « Dès mon retour, je me suis mis au travail. […] J’ai maintenant un roman bien en train, qui sera terminé d’ici une dizaine de jours et dont j’attends beaucoup. Il s’intitule Le Coup de lune14. » Or, dans ce roman anticolonialiste qui scintille dans l’œuvre à la manière d’« un diamant sombre15 », Simenon a déversé une grande partie de son expérience africaine et il en a situé l’action principale à Libreville, escale gabonaise de l’Amérique, où il était passé près d’un mois auparavant16. Exceptionnel : pour composer ce roman dont il est empli, qui lui tient parti-culièrement à cœur, l’auteur ne peut différer son urgence tout intérieure et sacrifie à cette fin un autre de ses écrits, le reportage censé par définition être plus authentique ! Quel impérieux besoin !

    2. Après avoir visité Odessa sous haute surveillance du 20 au 25 juin 1933, Simenon sillonne à nouveau la mer Noire à bord d’un paquebot russe, le Grouziia, et arrive le 28 juin à Batoum où il ne reste que quelques jours. Là, il rencontre le consul turc qui lui raconte ses

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    mésaventures sous le régime soviétique et qui s’apprête à quitter, avec soulagement, la ville et le pays17. Ayant réussi à sortir d’URSS sans retard sur son programme, l’écrivain poursuit son voyage par la côte septentrionale de la Turquie, où il visite Trébizonde, qui fera plus tard rêver le héros de Bergelon, et Istanbul, qui avait été le point de départ de ce périple en mer Noire. Il ne reste plus à Simenon qu’à regagner Marseille où le Théophile-Gautier, paquebot des Messageries Maritimes, le débarque le 24 juillet. Or, une fois de plus, rentré au bercail de La Richardière, le romancier se précipite sur sa machine à écrire pour rédiger Les Gens d’en face, un roman terminé en août et ayant pour sujet la dramatique histoire d’un consul turc de Batoum aux prises avec l’implacable régime soviétique qui tente de le détruire18. Cette fois encore, Simenon n’a pu attendre que ses découvertes se décantent. Il n’est resté que quelques jours en URSS, mais il fallait qu’il dénonce sur-le-champ cette détestable dictature qui autorise un monde livré à la misère, à la famine, à la délation et à l’inertie administrative, un monde où l’individu, écrasé par l’État, risque l’exécution sommaire s’il enfreint le mot d’ordre qui est de ne pas poser de question.

    3. Le tour du monde ! Après avoir enquêté en Équateur sur « Le drame mystérieux des îles Galapagos » au moins du 3 au 18 janvier 1935, Simenon regagne Panama et s’embarque le 25 janvier à Cristobal sur le Ville-de-Verdun qui arrive à Papeete le 11 février. Le romancier reste à Tahiti jusqu’au 23 mars. Après deux jours passés à l’hôtel Blue-Lagoon pour cause de pluies diluviennes, il trouve à se loger à Punaauia. Or Simenon n’a plus écrit de roman depuis juin 1934 (45° à l’ombre, rédigé à l’île d’Elbe, donc déjà un roman insulaire et se passant de surcroît sur un bateau)19. C’est dire s’il se sent mal ! Neuf mois sans roman, pour le Simenon des années 1930, c’est une torture. Pensez donc : le temps d’une gestation ! Le besoin est là, incoer-cible. Écrire, mon beau souci. Mon dur souci, à vrai dire, mais comment ne pas écrire ? Une force pousse Simenon, le condamne à écrire : sans la douloureuse épreuve de la page blanche, il éprouve un malaise encore plus douloureux. C’est une espèce de maladie en même temps qu’un destin inéluctable. Il sort donc sa Remington et compose Ceux de la soif, qu’il termine le 7 mars, Ceux de la soif où il romance une histoire qui ne cesse de lui trotter par la tête, celle qui vient de faire l’objet de son reportage sur « Le drame mystérieux des îles Galapagos » dont il n’est pas satisfait, conscient qu’il est de ne pas avoir été à la hauteur de ce drame, d’avoir en quelque sorte bâclé son texte. De ce dernier, un passage nous revient en mémoire, celui qui ouvre le sixième article : « Romancier, je rougis du désordre de mes articles. Si j’avais inventé pareille aventure, en effet, chaque personnage serait dessiné à son heure et les effets seraient plus ou moins harmo-nieusement dosés.Mais, romancier, je n’aurais pas inventé l’histoire des Galapagos par crainte du sourire des lecteurs20. » Regret, quand tu nous tiens ! Il y a plus. Emporté par son élan littéraire, qui s’apparente chez cet écrivain compulsif à un flux éjaculatoire, Simenon décide d’écrire encore un autre roman avant de quitter Tahiti : ce sera Faubourg, un roman de la province française à fort substrat liégeois, où le romancier ne peut s’empêcher de faire de multiples références à l’île où il séjourne et aux affaires louches qu’il y a subodorées. En effet, il donne à son héros un passé tahitien d’aventurier raté. Ce héros, nommé René Chevalier, se fait appeler Hugues De (ou de) Ritter. Ritter : traduction allemande de « chevalier », certes, mais aussi patronyme d’un des protagonistes du « drame des Galapagos » rebaptisé Müller en passant de la réalité à la fiction de Ceux de la soif ! Ce drame n’a donc pas cessé de poursuivre, voire d’obséder Simenon après son enquête.

    Parmi ces romans exotiques écrits dans l’urgence de coucher sur le papier l’expérience récente du voyageur, on pourrait mentionner un quatrième exemple, mais selon une moindre échelle temporelle, en quelque sorte. En effet, arrivant tout droit de Sydney, Simenon achève sa circumnavigation le 15 mai 1935 à Marseille, où le débarque le paquebot britannique Mooltan. L’écrivain regagne Ingrannes où l’accueille le château de la Cour-Dieu qu’il a loué. Là, il termine en juin Quartier nègre, roman inspiré par ce qu’il a observé quelque six mois plus tôt à Panama. Tout comme l’Afrique, tout comme Tahiti, ce pays reviendra de temps à autre le hanter, notam-ment et pour commencer dans les deux adaptations théâtrales qu’il donnera bientôt de son

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    roman21. Les lieux qu’il a vus au cours de ses voyages inspireront en effet d’autres récits, surtout dans les années 1930 et 1940. Le tableau suivant tente de donner une idée de cet essaimage. Tout en se voulant exhaustif, il n’est pas exempt de subjectivisme : les colonnes des références importantes, par exemple, n’y échappent pas22.

    Voyages ReportagesRomans Nouvelles

    Cadre spatialprincipal

    Cadre spatialimportant

    Référencesimportantes

    Cadre spatialprincipal

    Cadre spatialimportant

    Référencesimportantes

    Afrique(du 17 juin à fin août 1932)

    « L’heure du Nègre »« Cargaisons humaines » (1933)« L’Afrique qu’on dit mystérieuse » (1933)« Histoires du mondemalade » (1935)« Histoires de partout et d’ailleurs »(1935 et 1936)

    Le Cheval-Blanc(1938)Bergelon(1939-1941)L’Aîné des Ferchaux(1943-1945)Le Nègre(1957)

    Le Passager et son nègre(1938-1940)

    Égypte, Soudan

    Le Blanc à lunettes(1936-1937)

    La Ligne du désert(1938 ?-1939)

    Congo belge

    Le Blanc à lunettes(1936-1937)

    L’Enterrement de Monsieur Bouvet(1950)

    Le Nègre s’est endormi(1940 ?-1941)

    Gabon Le Coup de lune(1932-1933)

    Le Fils Cardinaud(1941-1942)Les Quatre Jours du pauvre homme(1949)

    Un crime au Gabon(1938 ?-1938)Le Capitaine du « Vasco »(1939 ?-1940)

    Le Client le plusobstiné du monde(1946-1947)Sous peinede mort(1946-1950)

    Atlan-tique

    45° à l’ombre(1934-1936)

    Turquie etURSS(du 25 mai au 26 juillet 1933)

    « Cargaisons humaines »« Peuples qui ontfaim » (1934)

    Le Locataire(1933-1933)Bergelon(1939-1941)

    Istanbul « Les gangsters duBosphore »

    Les Clients d’Avrenos(1934-1935)

    Le Blanc à lunettes(1936-1937)La Vérité surBébé Donge(1940-1941)

    Le Policier d’Istanbul(1938 ?-1939)

    Le Club des vieilles dames(1938-1941)

    Prinkipo « Chez Trotsky »

    Ankara Les Clients d’Avrenos (1934-1935)

    Batoum Les Gens d’en face(1933)

    Voyages ReportagesRomans Nouvelles

    Cadre spatialprincipal

    Cadre spatialimportant

    Référencesimportantes

    Cadre spatialprincipal

    Cadre spatialimportant

    Référencesimportantes

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    Atlan-tique

    Long Cours(1935-1936)

    Panama « Panama dernier carrefour du monde » (1939)

    Quartier nègre(1935)

    Long Cours(1935-1936)L’Aîné des Ferchaux(1943-1945)Le Passager clandestin (1947)

    L’Escale deBuenaventura I(1938 ?-1938)La Tête de Joseph(1939-1939)

    Buena-ventura

    Long Cours(1935-1936)

    L’Escale de Buenaventura II(1946-1950)

    L’Escale de Buenaventura I(1938 ?-1938)

    Chaco ou Choco24

    Long Cours(1935-1936)

    L’homme qui mitraillait les rats(1938 ?-1938)

    [Îles Gala-pagos]

    « Le drame mystérieux desîles Galapagos »

    Ceux de la soif(1935-1938)

    Pacifique Long Cours(1935-1936)Touriste de bananes(1937-1938)Le Passager clandestin (1947)

    L’Enquête de Mademoiselle Doche (1938 ?-1939)

    Little Samuel à Tahiti (1939-1939)

    Tahiti « Tahiti oules gangstersdans l’archipeldes Amours »

    Long Cours(1935-1936)Touriste de bananes(1937-1938)Le Passager clandestin (1947)

    Faubourg(1935-1936)

    L’Oranger desîles Marquises26 (1935-1936)Little Samuel à Tahiti (1939-1939)

    Le Fantôme de Monsieur Marbe(1938-1940)L’Étrangleurde Moret(1938-1941)

    Wellington Au bout durouleau(1946-1947)

    L’Aventurierau parapluie(1940 ?-1941)

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    Deux mots encore touchant l’exotisme chez Simenon. Le lecteur le plus ingénu qui pren-drait connaissance des reportages, puis des fictions correspondantes, ou vice-versa, constaterait bien vite que pratiquement tous les éléments présents dans les reportages se retrouvent dans les romans et/ou les nouvelles, qu’il s’agisse de cadre spatial, bien sûr, mais aussi de personnages ou même de l’intrigue romanesque, à cette différence près cependant que les fictions sont beaucoup plus nuancées et assument une tonalité beaucoup plus sombre, « à la Simenon ». Il faut bien avouer aussi que les thèmes et motifs « exotiques » communs entre les deux séries de textes ne sont pas tellement nombreux, non plus que les « situations » semblables. De plus, ces éléments communs ne sont pas toujours spécifiquement exotiques, loin de là. C’est pourquoi, dans le titre de cet article, l’adjectif « exotique » est assorti de guillemets. À ce point du développement, sans doute une tentative d’explication s’impose-t-elle.

    On ne peut guère contester que l’œuvre de Simenon a pour principale caractéristique, pour principal intérêt et pour principal mérite de tenter de caractériser les malaises de l’homme du xxe siècle ; en cela, ses romans sont, sans nul doute plus que ceux de Malraux, des romans existen-tiels de la « condition humaine au quotidien », si l’on ose cette formule. Les fictions « exotiques » n’échappent pas à cette règle. Occidentaux, leurs héros restent des personnages typiquement simenoniens dont l’atmosphère locale ne fait qu’exacerber l’état de crise. Ils demeurent, quoi qu’ils fassent, écrasés par la vie sociale et le poids du destin. Timar est broyé par l’Afrique, Adil bey est empoisonné par Batoum, Dupuche s’enlise au Panama, Donadieu se délite à Tahiti, tout comme Mittel s’y était consumé ; même le solide bon sens de Graux a fort à faire pour ne pas sombrer, au cœur de son domaine congolais ; et sur les huit habitants de l’île de Floreana, adeptes du retour à la nature, quatre survivent, deux meurent dans des circonstances atroces et deux disparaissent. Pourtant, la couleur locale existe bel et bien, dans chaque cas : la descente envoûtante du fleuve, rythmée par les chants et les mouvements des pagayeurs, dans Le Coup de lune (chapitres 9-11), suffirait à le prouver ; de même, le somptueux coucher de soleil de Ceux de la soif (chapitre 9) n’est semblable à nul autre. Ce sont là, certes, des morceaux de bravoure, mais l’important, c’est que les éléments dépaysants ne sont pas vus pour eux-mêmes ou tout au moins qu’ils n’ont pas pour but de satisfaire un besoin d’évasion du lecteur. Ils sont bien davantage inté-grés à un récit où prime la compréhension d’un être. À ce titre, le romancier nous convie plutôt à une exploration tout intériorisée de la personnalité des héros. Pour n’en citer qu’un exemple, un roman comme Ceux de la soif nous laisse saisir sur le vif combien l’auteur est habile à s’engager sur les pistes du non-dit (voir particulièrement le chapitre 6 où Rita Ehrlich s’interroge sur la nature de la liaison qui l’unit au professeur Müller). Vrai : Simenon n’est pas Loti. On le savait, mais certains truismes méritent d’être répétés.

    Il resterait, selon la même optique, à analyser le statut des personnages vraiment exotiques de ces fictions : les indigènes, qu’ils soient africains, panaméens ou tahitiens. Sans vouloir appro-fondir la question, qui mériterait à elle seule un autre article, on constatera que par rapport aux personnages blancs, leur statut n’est guère qu’esquissé. Sans doute Simenon, qui professait pour eux la plus grande sympathie, les connaissait-il assez mal : en voyageur pressé, il n’a vrai-semblablement pas eu le temps d’approfondir leurs problèmes spécifiques, malgré les centaines de photos qu’il a ramenées d’eux – et surtout d’elles, diront les rieurs. Sans rire, on a pourtant l’impression que les personnages féminins de ces fictions acquièrent « moins d’absence » que les personnages masculins, mais une telle impression demanderait confirmation.

    Dernière constatation : si les femmes indigènes sont plus nombreuses que les hommes dans ces romans, de toute façon, qu’ils soient féminins ou masculins, ces personnages n’ont que rarement un patronyme. Regardons-y de plus près, avec les romans africains d’abord. Dans Le Coup de lune, Anami et sa femme ont un nom, mais Maria, Émile et Thomas, le boy assas-siné par Adèle Renaud, n’ont qu’un prénom ; à noter que la jeune Noire qui passe une nuit avec Timar (chapitre 10) et esquisse un geste de tendresse envers lui (chapitre 11) n’est ni nommée ni prénommée. Le Blanc à lunettes semble plus viril puisque l’on y compte quatre hommes, Ouaraga,

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    Maki, Maliro et Mali, et deux femmes, Baligi, dite Bali, et Maligbanga, tous prénommés seule-ment. Quant à 45° à l’ombre, cette fiction ne compte aucun Noir individualisé : normal, puisque le personnel romanesque est constitué de Blancs qui regagnent l’Europe en bateau. Selon la perspective envisagée ici, les trois romans tahitiens, Long Cours, Touriste de bananes et Le Passager clandestin, méritent un dénombrement commun puisque c’est ici, surtout, que la prépondé-rance féminine se fait très nette. Si l’on y trouve bien quelques hommes, Napo, Babo, Moti et Tetua, on y croule sous l’avalanche des belles vahinés citées ici par ordre d’entrée en scène : Tita, Céline, Maria, Taitou, Sonia, Suzy, Tamatéa, Hina, Tétou, Angèle, Lola, Nénette, Tèha, Paoto et Faatulia, la seule de ces fascinantes créatures à recevoir un patronyme étant Tamatéa Aiomava, dont on ne compte plus les amants, mais qui console Donadieu de ses déceptions et adoucit ses derniers moments. À Panama, outre les utilitaires Tef, Bob et Émile Bonaventure, une atten-tion plus grande est portée dans Quartier nègre à Véronique Cosmos (une cousine de Monsieur Monde ?), qui épouse Dupuche et lui donne plusieurs enfants… de plusieurs couleurs. Son surnom de Nique lui va donc comme un gant. On remarquera enfin qu’il n’y a pas de person-nages indigènes dans Ceux de la soif : les huit habitants de l’île de Floreana sont même tous alle-mands ou germanophones : aucun doute, dirait un de mes amis, fin connaisseur de Simenon : il y a du Nietzsche là-dessous.

    NOTES

    1. Dans cet article, lorsqu’un titre est caractérisé par deux dates entre parenthèses, comme ici, la première est celle de la rédac-tion et la deuxième, celle de la publication. Une seule date est mentionnée quand les dates de rédaction et de publication sont les mêmes.

    2. Ce roman a été prépublié en 1930 (dans L’Œuvre, sous le titre Un crime à bord, par Georges Sim), avant de connaître sa publication en 1932.

    3. Prépublication dès 1936 (dans Paris-Soir).4. Voir Michel Lemoine, « Traces romanesques du tour de France de 1928 », Traces, n° 7, 1995, p. 137-190.5. Voir Michel Lemoine, « Aventures exotiques dans les romans populaires de Georges Simenon », Les Cahiers des Paralitté-

    ratures, n° 2, Liège, CLPCF, 1990, p. 31-111.6. Georges Simenon, L’Aventure, Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, t. 8, p. 14.7. Ibidem, p. 20.8. Après avoir connu une édition partielle en trois volumes (UGÉ, 1976 et 1989), ils ont été rassemblés, grâce aux soins de

    Francis Lacassin, en un seul volume : Georges Simenon, Mes Apprentissages. Reportages 1931-1946, Omnibus, 2001.9. Georges Simenon, Tant que je suis vivant, Presses de la Cité, 1978, p. 12.10. Ibidem, p. 34.11. Georges Simenon, Au-delà de ma porte-fenêtre, Presses de la Cité, 1979, p. 174.12. Geo