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1 HMA 1951862 “Je travaille tout doucement à un Trio qui fera, je l’espère bien, le désespoir des gens qui auront la malchance de l’entendre. J’en ai pour tout l’été à perpétrer cette horreur ; il faut bien s’amuser un peu.” Faut-il prendre au pied de la lettre cette déclaration d’intention de Camille Saint-Saëns ? 25 ans après un premier trio qui fut déjà une réussite incontestable – avec son merveilleux scherzo réglé comme un mécanisme d’horloge –, Saint-Saëns se livrait tout entier dans le second créé en décembre 1892 devant des auditeurs pour le moins surpris : en effet, il faut bien s’amuser un peu ! Camille Saint-Saëns (1835-1921) Piano Trios nos. 1 & 2 Les gens peu au courant des questions musicales croient d’ordinaire que les faits musicaux les plus importants se passent au théâtre et que la musique instrumentale offre peu d’intérêt. “[…] En littérature, il y a le Théâtre, il y a aussi le Livre auquel il faut toujours revenir, quelles que soient les puissantes séductions de la scène ; dans la littérature musicale, la musique de concert et de chambre représente le livre, avec son importance particulière, sa solidité et sa durée. Depuis peu d’années on commence à comprendre cette vérité en France.”  1 A une époque où un compositeur français ne pouvait s’imposer au public que par le biais de l’opéra, Camille Saint-Saëns fait figure de pionnier en écrivant des œuvres de musique de chambre. Avec Lalo, Onslow et Reber, il donne l’exemple dans un domaine assez peu fréquenté si ce n’est par les compositeurs allemands qui le cultivaient depuis plusieurs générations déjà illustres. Les quelques sociétés de musique de chambre qui diffusaient alors ce répertoire se contentaient de mettre à l’affiche les œuvres de Beethoven, Mozart, Haydn et Mendelssohn, “quelquefois Schumann pour faire preuve d’audace 2 ”. Désireux de défendre la création française dont il est un des plus sérieux représentants au lendemain de la guerre, Saint-Saëns fonde, le 25 février 1871, avec Jules Massenet, César Franck et Henri Duparc la Société Nationale de Musique, dont la devise est Ars Gallica. Plus qu’aucune autre, la Société Nationale a contribué en France à l’émancipation de la musique instrumentale et notamment de la musique de chambre, révélant ainsi une importante production de quatuors à cordes, sonates, formations de cordes avec piano, toutes œuvres de Saint-Saëns, Fauré, Franck, Dubois, Castillon, Duparc, Massenet, Guiraud, Lalo, d’Indy, Widor, Chausson, Gounod, Bizet, Messager, Chabrier. Tout au long de ses quatre-vingts années de création, Camille Saint-Saëns écrira une cinquantaine d’œuvres de chambre, depuis la première Sonate pour le violoniste belge Bessems composée à l’âge de sept ans jusqu’au testament musical que sont les trois Sonates pour instrument à vent et piano de 1921 (respectivement pour hautbois, clarinette et basson). À côté des formations issues de la tradition allemande classique et romantique (sonate, trio, quatuor ou quintette avec ou sans piano), Saint-Saëns laisse plusieurs pages de circonstance destinées à mettre en valeur un instrument particulier (violon, flûte, cor, trombone, harpe, etc.) mais aussi des partitions aux combinaisons plus insolites comme celle des Six Duos pour harmonium et piano de 1858 ou encore celle du Septuor en Mi bémol majeur op.65 de 1879 pour trompette, piano, quatuor à cordes et contrebasse. Après une année consacrée à la musique symphonique qui voit naître l’orchestration de la Suite op.16 pour violon, violoncelle et piano de 1862 et deux nouvelles œuvres, l’ouverture Spartacus et l’incomparable Introduction et Rondo capriccioso avec violon solo op.28, Camille Saint-Saëns renoue avec la musique de chambre en 1864 avec le Trio n°1 en Fa majeur pour piano, violon et violoncelle, op.18. Quelque peu oubliée 3 , mais davantage reprise de nos jours, cette partition, qui frappe par sa clarté, ses thèmes aux accents juvéniles et l’écriture si naturelle d’un jeune compositeur de trente-deux ans, fut largement célébrée en son temps : non seulement Saint-Saëns lui-même la joua souvent, et à sa suite les célèbres trios Pugno-Ysaÿe-Hollmann, puis Cortot-Thibaud-Casals, mais elle accompagna son auteur dans deux cérémonies particulières, l’inauguration de la statue du compositeur à Dieppe en sa présence, le 27 octobre 1907 et le concert commémoratif du 7 janvier 1922 au lendemain de sa mort. Et Ravel, au moment d’écrire son Trio avec piano en la mineur (1915), se recommandera de l’opus 18 dont il admire l’ampleur conceptuelle, la perfection formelle et l’équilibre des sonorités.

Camille Saint-Saëns (1835-1921) rios nos. 1 & 2 · 2012-01-31 · 2 Première partition marquante de la production de musique de chambre de Saint-Saëns, après deux œuvres de jeunesse

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Page 1: Camille Saint-Saëns (1835-1921) rios nos. 1 & 2 · 2012-01-31 · 2 Première partition marquante de la production de musique de chambre de Saint-Saëns, après deux œuvres de jeunesse

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HMA 1951862

“Je travaille tout doucement à un Trio qui fera, je l’espère

bien, le désespoir des gens qui auront la malchance de

l’entendre. J’en ai pour tout l’été à perpétrer cette horreur ;

il faut bien s’amuser un peu.” Faut-il prendre au pied de la

lettre cette déclaration d’intention de Camille Saint-Saëns ?

25 ans après un premier trio qui fut déjà une réussite

incontestable – avec son merveilleux scherzo réglé comme

un mécanisme d’horloge –, Saint-Saëns se livrait tout entier

dans le second créé en décembre 1892 devant des

auditeurs pour le moins surpris  : en effet, il faut bien

s’amuser un peu !

Camille Saint-Saëns (1835-1921)

Piano Trios nos. 1 & 2

Les gens peu au courant des questions musicales croient d’ordinaire que les faits musicaux les plus importants se passent au théâtre et que la musique instrumentale offre peu d’intérêt. “[…] En littérature, il y a le Théâtre, il y a aussi le Livre auquel il faut toujours revenir, quelles que soient les puissantes séductions de la scène ; dans la littérature musicale, la musique de concert et de chambre représente le livre, avec son importance particulière, sa solidité et sa durée. Depuis peu d’années on commence à comprendre cette vérité en France.” 1 A une époque où un compositeur français ne pouvait s’imposer au public que par le biais de l’opéra, Camille Saint-Saëns fait figure de pionnier en écrivant des œuvres de musique de chambre. Avec Lalo, Onslow et Reber, il donne l’exemple dans un domaine assez peu fréquenté si ce n’est par les compositeurs allemands qui le cultivaient depuis plusieurs générations déjà illustres. Les quelques sociétés de musique de chambre qui diffusaient alors ce répertoire se contentaient de mettre à l’affiche les œuvres de Beethoven, Mozart, Haydn et Mendelssohn, “quelquefois Schumann pour faire preuve d’audace 2”. Désireux de défendre la création française dont il est un des plus sérieux représentants au lendemain de la guerre, Saint-Saëns fonde, le 25 février 1871, avec Jules Massenet, César Franck et Henri Duparc la Société Nationale de Musique, dont la devise est Ars Gallica. Plus qu’aucune autre, la Société Nationale a contribué en France à l’émancipation de la musique instrumentale et notamment de la musique de chambre, révélant ainsi une importante production de quatuors à cordes, sonates, formations de cordes avec piano, toutes œuvres de Saint-Saëns, Fauré, Franck, Dubois, Castillon, Duparc, Massenet, Guiraud, Lalo, d’Indy, Widor, Chausson, Gounod, Bizet, Messager, Chabrier.Tout au long de ses quatre-vingts années de création, Camille Saint-Saëns écrira une cinquantaine d’œuvres de chambre, depuis la première Sonate pour le violoniste belge Bessems composée à l’âge de sept ans jusqu’au testament musical que sont les trois Sonates pour instrument à vent et piano de 1921 (respectivement pour hautbois, clarinette et basson). À côté des formations issues de la tradition allemande classique et romantique (sonate, trio, quatuor ou quintette avec ou sans piano), Saint-Saëns laisse plusieurs pages de circonstance destinées à mettre en valeur un instrument particulier (violon, flûte, cor, trombone, harpe, etc.) mais aussi des partitions aux combinaisons plus insolites comme celle des Six Duos pour harmonium et piano de 1858 ou encore celle du Septuor en Mi bémol majeur op.65 de 1879 pour trompette, piano, quatuor à cordes et contrebasse. Après une année consacrée à la musique symphonique qui voit naître l’orchestration de la Suite op.16 pour violon, violoncelle et piano de 1862 et deux nouvelles œuvres, l’ouverture Spartacus et l’incomparable Introduction et Rondo capriccioso avec violon solo op.28, Camille Saint-Saëns renoue avec la musique de chambre en 1864 avec le Trio n°1 en Fa majeur pour piano, violon et violoncelle, op.18. Quelque peu oubliée 3, mais davantage reprise de nos jours, cette partition, qui frappe par sa clarté, ses thèmes aux accents juvéniles et l’écriture si naturelle d’un jeune compositeur de trente-deux ans, fut largement célébrée en son temps : non seulement Saint-Saëns lui-même la joua souvent, et à sa suite les célèbres trios Pugno-Ysaÿe-Hollmann, puis Cortot-Thibaud-Casals, mais elle accompagna son auteur dans deux cérémonies particulières, l’inauguration de la statue du compositeur à Dieppe en sa présence, le 27 octobre 1907 et le concert commémoratif du 7 janvier 1922 au lendemain de sa mort. Et Ravel, au moment d’écrire son Trio avec piano en la mineur (1915), se recommandera de l’opus 18 dont il admire l’ampleur conceptuelle, la perfection formelle et l’équilibre des sonorités.

Page 2: Camille Saint-Saëns (1835-1921) rios nos. 1 & 2 · 2012-01-31 · 2 Première partition marquante de la production de musique de chambre de Saint-Saëns, après deux œuvres de jeunesse

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Première partition marquante de la production de musique de chambre de Saint-Saëns, après deux œuvres de jeunesse – un Quatuor avec piano et le Quintette avec piano en la mineur op.14 de 1853, le Trio n°1 s’impose d’emblée comme une réussite incontestable s’inscrivant dans le sillage direct de ceux de Schumann et de Mendelssohn.L’Allegro vivace initial (en Fa majeur, à 3/4) s’ouvre sur les rebondissements syncopés du premier thème présenté d’abord au violoncelle. Générateur des motifs secondaires, ce thème dansant aux harmonies changeantes confère à tout le mouvement une volubilité étonnante renforcée par la brillante partie de piano. À cette richesse quasi orchestrale et à la vitalité de l’éclatant Fa majeur répond dans un langoureux la mineur une mélodie lancinante du centre de la France, souvenir des récents voyages de Saint-Saëns en Auvergne. Balisant par trois fois l’Andante rhapsodique (en la mineur, à 4/4), ce thème populaire au bourdon si caractéristique contraste par sa rusticité avec le lyrisme épanoui de deux intermèdes en Mi majeur. Monté selon les termes d’Yves Gérard “comme un mécanisme d’horlogerie” avec ses jeux de motifs syncopés, le Scherzo-Presto (en Fa majeur, à 3/4) renoue avec un ton plus enjoué qu’on retrouve ensuite dans les thèmes légers et chantants de l’Allegro final (en Fa majeur, à 2/4). C’est sans doute dans ce quatrième et dernier mouvement que l’équilibre des trois instruments, dans un incessant dialogue entre les archets et le piano, atteint sa plus parfaite expression. Dédié à Alfred Lamarche, receveur de l’octroi domicilié à Paris et témoin de Saint-Saëns à son mariage en 1875, le Trio avec piano n°1 op.18 en Fa majeur fut créé le 29 décembre 1867 par le trio Bosewitz, Telesinsky et Norblin. Près de trente ans plus tard, en juin 1892, Camille Saint-Saëns écrivait à son ami Charles Lecocq : “Je travaille tout doucement à un Trio qui fera, je l’espère bien, le désespoir des gens qui auront la malchance de l’entendre. J’en ai pour tout l’été à perpétrer cette horreur ; il faut bien s’amuser un peu.” Conscient au plus haut point de l’architecture imposante et inhabituelle de son œuvre comptant pas moins de cinq mouvements, le compositeur savait que sa partition aux styles d’écriture complexes et variés surprendrait ses auditeurs. N’écrivait-il pas cinq ans plus tard, à propos de son Quatuor à cordes n°1 op.112 en mi mineur : “On a le droit d’écrire des choses qui se puissent comprendre avant la vingtième audition  !” (lettre du 4 avril 1899). Créé le 7 décembre 1892 par I. Philipp, Berthelier et Loeb, le Trio avec piano n°2 op.92 en mi mineur est dédié à une élève de Saint-Saëns, Anna Hoskier, vicomtesse de Guitaut.À sa construction agogique en arche (de rapide à modéré puis inversement), il ajoute un emboîtement subtil des différents mouvements entre eux : les deux Allegros extrêmes 4, l’un de forme sonate, l’autre renforcé par une fugue, encadrent trois mouvements plus relâchés, audacieux compromis entre scherzo et mouvement lent. Au centre, un Andante intériorisé (La bémol majeur, à 4/4) où, dans un relais perpétuel, les trois instruments échangent une longue mélopée au profil dépressif jouée appassionato. Délimitant celui-ci, deux mouvements dansants contrastent par leur caractère insouciant et leurs tonalités claires. Le premier (Allegretto en Mi majeur, à 5/8) joue sur des oppositions de caractère : son thème initial sautillant alterne avec des épisodes plus sombres marqués par le lyrisme intense des cordes et par l’écriture chargée et quasi concertante du piano qui rappelle celle du premier mouvement “bien noir de notes et de sentiment” (Saint-Saëns). Le second, Gracioso, poco allegro (Sol majeur, à 3/8), n’est pas sans évoquer une valse dans le style de Chopin auquel Saint-Saëns avait été initié par l’intermédiaire de la célèbre cantatrice Pauline Viardot. Intermezzo poétique aux délicieux relents mondains, c’est, selon les mots de Charles Lecocq, “l’enfant de la maison qui vient montrer le bout de son nez rose et retroussé. On voudrait le chasser, mais il est si gentil qu’on l’écoute en le caressant” (lettre du 9 janvier 1893).

EURYDICE JOUSSE

1. Une sonate : article de Camille Saint-Saëns paru dans le Journal de musique, n°45, du 7 avril 1877 à l’occasion de la révélation de la Sonate pour violon et piano op.13 en la de son ancien élève Gabriel Fauré.2. Camille Saint-Saëns, “La société nationale de musique”, in Harmonie et mélodie, 1923.3. En 1985, le musicologue allemand Ekkehart Kroher note que “l’oubli d’un tel chef-d’œuvre n’est certainement pas à l’honneur de notre époque”.4. Allegro non troppo (mi mineur, à 12/8)  et Allegro (mi mineur, à 4/4).