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  L'ACTION HISTORIQUE CHEZ HEGEL ET MARX : DE L'ESPRIT AUX MASSES  Mohamed Fayçal Touati  CNDP | Cahiers philosophiques 2010/1 - N°121 pages 33 à 56  ISSN 0241-2799 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2010-1-page-33.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Fayçal Touati Mohamed, « L'action historique chez Hegel et Marx : de l'esprit aux masses », Cahiers philosophiques , 2010/1 N°121, p. 33-56. DOI : 10.3917/caph.121.0033 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour CNDP.  © CNDP. Tous droits rés ervés pour tous pay s. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.    D   o   c   u   m   e   n    t    t    é    l    é   c    h   a   r   g    é    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o      E   c   o    l   e    N   o   r   m   a    l   e    S   u   p    é   r    i   e   u   r   e      P   a   r    i   s        1    2    9  .    1    9    9  .    5    9  .    2    4    9      1    6    /    1    0    /    2    0    1    4    2    1    h    5    3  .    ©    C    N    D    P m e é é g d s w c r n n o E e N m a e S e e P s 1 1 5 2 1 1 2 2 © C

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  • L'ACTION HISTORIQUE CHEZ HEGEL ET MARX : DE L'ESPRIT AUXMASSES

    Mohamed Fayal Touati

    CNDP | Cahiers philosophiques

    2010/1 - N 121pages 33 56

    ISSN 0241-2799

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2010-1-page-33.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Fayal Touati Mohamed, L'action historique chez Hegel et Marx : de l'esprit aux masses , Cahiers philosophiques, 2010/1 N 121, p. 33-56. DOI : 10.3917/caph.121.0033--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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    LACTION HISTORIQUE CHEZ HEGEL ET MARX : DE LESPRIT AUX MASSES

    Mohamed Fayal Touati

    Contre les lectures qui visent minimiser chez hegel et Marx le rle des actions individuelles, on tentera de montrer que les formulations hglienne et marxienne du principe de faisabilit mettent au contraire cet agir au premier plan. Mais, on verra que la traduction matrialiste de ce principe conduit lopposition des modalits de cette faisabilit : participation dun ct, rvolution de lautre. Si laction historique comme praxis rvolutionnaire est toujours suspendue sa concidence avec les circonstances, celle-ci ne signe pas tant la limite de cette praxis que son surgissement imprvisible, jamais assur de son succs, ni de son chec, ce qui pose le problme de son organisation.

    la classe ouvrire nexiste plus. Mais elle prend tout sur la gueule1.

    R einhart Koselleck souligne trs justement le rle de lidalisme allemand dans la constitution du concept dhistoire : Cest seule-

    ment aprs que lidalisme allemand la conue comme un processus dauto-ralisation de lhomme que lhistoire peut tre considre comme faisable et productible, elle qui autrefois arrivait et, dune certaine manire, advenait indpendamment des hommes2. Avec lidalisme allemand, et Hegel en particulier, cest le principe de faisabilit humaine de lhistoire qui trouve sexprimer. Lhistoire, loin de renvoyer une instance transcendante qui la dirigerait, apparat au contraire comme tant luvre des hommes. Du moins ceux-ci peuvent-ils y participer. En cela, les hommes apparaissent comme tant pleinement agissants au sein du processus historique. Mais, si on saccorde gnralement pour reconnatre aux hommes le statut dacteurs dans lhistoire, la question de savoir sils en sont les auteurs pose davantage de difficults.

    1. g. labica, Dmocratie et rvolution, pantin, le temps des cerises, 2002, p. 66. 2. r. koselleck, le concept dhistoire , in lexprience de lhistoire, d. M. Werner, paris, gallimard-le

    seuil, 1997, coll. hautes tudes , p. 95.

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    Cest l que le principe de faisabilit dans sa formulation traditionnelle, les hommes font lhistoire , atteint sa limite en rvlant, par lindtermination de ce faire dune catgorie tout aussi indtermine les hommes , son caractre proprement abstrait. Autrement dit, le problme est double : cest celui du risque de lhypostase qui renverse ce principe en son contraire ; cest galement celui de la nature de ce faire. Car dire que les hommes sont des acteurs sur le thtre de lhistoire ne pose pas de problme tant que ces mmes hommes ne commencent pas revendiquer ce thtre comme tant prcisment le leur et la pice quils jouent comme tant leur pice. ce moment o la faisabilit se mue en productivit, le scandale apparat : les hommes rels peuvent revendiquer lhistoire comme tant la leur, au sens o ils en sont la fois les acteurs et les auteurs. Lesprit cde alors la place aux individus rels qui, sortant de ltat de minorit dans lequel ils sont plongs, peuvent commencer se dfinir eux-mmes. ce moment, la catgorie les hommes ne signifie plus rien et lunit du genre humain clate en intrts contraires. Luniversalisme purement formel3 rvle alors sa nature profon-dment idologique4 qui masque la ralit matrielle de la lutte des classes. Prendre en compte cette ralit, cest ne plus faire de lhomme une entit abstraite transcendante, la nature ternelle de lhomme ; bien plutt, cest comprendre que lhistoire tout entire nest quune transformation continue de la nature humaine5 dont le principe moteur nest autre que la lutte des classes, cest--dire la lutte des masses exploites pour leur mancipation.

    Parler des masses ncessite quelques prcisions pralables. Par masses , nous entendrons ici, avec Lnine, lensemble des travailleurs et des exploits du capital, en particulier les moins organiss et les moins duqus, les plus opprims et les moins sensibles lorganisation6 . Par l, les masses (ou la masse, ne pas confondre comme nous le verrons avec lusage critique que fait Marx de la notion de Masse) dsignent le plus grand nombre de la population, lensemble des composantes du corps social, lexception de la bourgeoisie. Le concept de masses , sil doit tre mani avec prcaution

    3. il est purement formel au sens o il est vide de tout contenu concret. cest pourquoi la formule les hommes font lhistoire peut (et a pu effectivement) saccompagner en raison de sa double abstraction (les hommes, faire) de leur asservissement total. tout lenjeu se situe bien dans le passage de cet universel formel, abstrait, un universel concret par la saisie (au double sens de comprendre [thorie] et de prendre [pratique]) des possibilits relles de transformation de lordre existant.

    4. par idologie, nous entendons ici toute construction purement imaginaire masquant tout ou partie de la ralit et des rapports de domination et dexploitation dont elle est le lieu et cela en raison dun intrt de classe. on sait que le concept didologie est loin dtre univoque chez Marx, et encore moins dans le(s) marxisme(s), et que, si le proltariat est considr comme dnu didologie dans lidologie allemande ( pour la masse des hommes, cest--dire pour le proltariat, ces reprsentations thoriques nexistent pas, donc pour cette masse elles nont pas non plus besoin dtre supprimes et, si celle-ci a jamais eu quelques reprsentations thoriques telles que la religion, il y a longtemps dj quelles sont dtruites par les circonstances , k. Marx, F. engels, lidologie allemande, trad. h. auger et alii, paris, d. sociales, 1976, p. 41), la prface de 1859 insiste sur la ncessit de distinguer le bouleversement matriel et les formes idologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mnent jusquau bout (k. Marx, contribution la critique de lconomie politique, trad. M. husson et g. Badia, paris, d. sociales, 1957, p. 4-5). sur le concept didologie chez Marx, cf. notamment F. Fischbach, lidologie chez Marx : de la vie trique aux reprsentations imaginaires , in actuel Marx, n 43, paris, pUF, 2008 ; pour une approche plus large du concept didologie, cf. g. labica, art. idologie , in g. Bensussan et g. labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, paris, pUF, 1999, coll. Quadrige .

    5. k. Marx, Misre de la philosophie, paris, d. sociales, 1977, p. 153. 6. lnine, thses sur les tches du iie congrs de linternationale communiste, in uvres, t. 31, paris/

    Moscou, d. sociales, p. 196.

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    il sagit dun concept faussement simple prsente nanmoins lintrt de se situer entre le simple agrgat dindividus (espace pr-politique) et le peuple (espace politique) et de renvoyer cet espace proprement social qui, sil ne se rduit pas la politique (au sens institutionnel), nen reste pas moins politique (au sens dun agir collectif), un espace o les masses peuvent faire le politique en dfaisant la politique. Nous parlerons donc ici indiffremment de masses ou de classes, en suivant lindication de Lnine : Tout le monde sait que les masses se divisent en classes ; quon ne peut opposer les masses et les classes que lorsquon oppose limmense majorit dans son ensemble sans la diffren-cier selon la position occupe dans le rgime social de la production, et les catgories occupant chacune une position particulire dans ce rgime7. On se gardera pourtant didentifier strictement masses et classes, notamment parce que la lutte des classes nest pas demble celle dun mouvement de masse (ou des masses) et rciproquement, ce qui pose la fois le problme du devenir rvolutionnaire des masses compris comme lune des modalits possibles de leur subjectivation8 et celui de la modalit particulire de ce devenir rvolu-tionnaire (cest--dire les rapports masses/partis, masses/syndicats, masses/proltariat, masses/savants)9. Il sagira pour nous de saisir le principe de faisabilit sous lhorizon du devenir rvolutionnaire des masses.

    Nous tenterons donc de montrer ici que le passage de Hegel Marx peut se comprendre comme radicalisation et concrtisation de ce qui, chez le premier, est bien prsent, mais ltat de germe. Ds lors, ce que Hegel dit mtaphoriquement, Marx le dit en termes propres et peut ainsi mettre au jour les impasses dans lesquelles lidalisme historique sest enferm dans sa formulation du principe de faisabilit de lhistoire. Mais cela veut dire aussi que le motif de la libert, loin de disparatre dans ce passage, trouve au contraire se concrtiser dans celui dmancipation : ce nest donc plus lesprit qui ralise progressivement lide de libert, mais les masses qui luttent pour leur mancipation dans la mesure mme o il nest pas possible de raliser une libration relle ailleurs que dans le monde rel et autrement que par des moyens rels10 , thse quil est essentiel aujourdhui de reprendre, en revenant la lettre mme de Marx11.

    7. lnine, la Maladie infantile du communisme, paris / Moscou, d. sociales / d. du progrs, 1979, p. 47. 8. cf. notamment e. Balibar, la crainte des masses, paris, galile, 1997. rappelons que par crainte des masses, il faut

    entendre la crainte quelles prouvent, celle quelles inspirent et celle quelles reprsentent pour elles-mmes. 9. cf. notamment sur ces points difficiles, g. Bensussan et g. labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme,

    op. cit. 10. k. Marx, F. engels, lidologie allemande, op. cit., p. 22. 11. non au sens dune rptition simple ou dun catchisme marxisant, mais dune re-prise, dune r-appropriation,

    retour Marx qui ne procde donc pas de ce retour de Marx auquel, dit-on, on assiste aujourdhui. Quon nous permette de rappeler ce propos la mise en garde de lnine que nous faisons ntre : il arrive aujourdhui la doctrine de Marx ce qui est arriv plus dune fois dans lhistoire aux doctrines des penseurs rvolutionnaires et des chefs des classes opprimes en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands rvolutionnaires, les classes doppresseurs les rcompensent par dincessantes perscutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenes de mensonges et de calomnies. aprs leur mort, on essaie den faire des icnes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, dentourer leur nom dune certaine aurole afin de consoler les classes opprimes et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine rvolutionnaire de son contenu, on lavilit et on en mousse le tranchant rvolutionnaire. cest sur cette faon daccommoder le marxisme que se rejoignent aujourdhui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. on oublie, on refoule, on altre le ct rvolutionnaire de la doctrine, son me rvolu-tionnaire. on met au premier plan, on exalte ce qui est ou parat tre acceptable pour la bourgeoisie. (letat et la rvolution, paris / Moscou, ed. sociales / d. du progrs, 1972, p. 9-10. nous soulignons.)

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    Sur la lecture marxienne de Hegel Si Marx reconnat Hegel la dcouverte de la dialectique, il na de cesse de

    souligner la forme mystique quelle prend chez lui et qui le conduit glorifier ltat de choses existant12 . La reprise critique de la dialectique hglienne consiste alors dgager de son enveloppe mystique son noyau rationnel pour en rvler lessence proprement critique et rvolutionnaire en tant quelle est, tout la fois, intelligence positive de ltat de choses existant et intelligence de sa ngation 13. Le renversement de Hegel nest donc pas son rejet et cest bien la ngativit dialectique qui, prsente aussi bien dans les Manuscrits de 1844 que dans le Capital, est encore luvre dans lhistoire et dont Marx souligne le rle dans Le 18 Brumaire14 en reprenant limage shakespearienne de la vieille taupe , celle-l mme que Hegel utilise la fin de ces Leons sur la philosophie de lhistoire. Mais la taupe en question nest plus spirituelle ; elle est rvolutionnaire. Il ne sagit pas pour elle de permettre lesprit de se prsenter sous la forme dune nouvelle jeunesse ; la ngativit est bien, ici, rvolution.

    La critique adresse Hegel na donc pas le mme statut que celle de ses perroquets critiques (Bauer ou Stirner) et cest pourquoi il constitue pour Marx un interlocuteur privilgi. Comme lcrit I. Garo, cest toujours en mme temps contre la pense spculative hglienne mais dans la proximit la plus extrme avec ses concepts et sa dmarche que se construit la pense de Marx15 . Cest ainsi quil reprend la critique hglienne de la mauvaise abstraction en la retournant contre lui tout en lui empruntant son exemple, celui de lhomme qui, rclamant quon lui apporte des fruits, refuserait cerises, poires et raisins pour la raison que ce sont des cerises, des poires et des raisins, et non des fruits16. Ce qui se joue dans cette reprise, cest bien la mise en vidence la fois de la pertinence de la critique hglienne (la mauvaise abstraction, propre la pense dentendement, consiste abstraire de la ralit lIde et en faire un rsultat fig, coup de son processus de formation et ayant une existence autonome, analys alors dans des catgories tout aussi figes) et de ses limites puisque la spculation hglienne ne parvient dpasser quen

    12. k. Marx, le capital, livre i, trad. J.-p. lefebvre et alii., paris, pUF, 1993, coll. Quadrige , p. 18.13. ibid., p. 18.14. k. Marx, le 18 Brumaire de louis Bonaparte, d. e. Barot et J.-n. Ducange, paris, le livre de poche, lgF,

    2007, p. 254-255. prcisons quon ne peut tirer argument du coup dtat du 2 dcembre pour invalider les analyses de Marx, et notamment le propos que nous voquons. Marx est trs clair sur le statut quil accorde la rvolution de 1848 et son enjeu : cest ainsi quau coup de main de fvrier 1848 rpond le coup de tte de dcembre 1851. aussi vite perdu que gagn. Malgr tout, la priode intermdiaire ne sest pas coule en vain. au cours des annes 1848 1851, la socit franaise, par une mthode plus rapide, parce que rvolutionnaire, a rattrap les tudes et les expriences qui, si les vnements staient dvelopps de faon rgulire, pour ainsi dire acadmique, eussent d prcder la rvolution de Fvrier au lieu de la suivre, pour quelle ft autre chose quun simple branlement superficiel. la socit semble tre actuellement reve-nue son point de dpart. en ralit, cest maintenant seulement quelle doit se crer son point de dpart rvolutionnaire, cest--dire la situation, les rapports, les conditions qui, seuls, permettent une rvolution sociale srieuse (ibid., p. 122-123). cf. les introductions de J.-n. Ducange, le 18 Brumaire dans lhistoire et e. Barot, Dun napolon lautre : lintelligibilit dun trange prsent .

    15. i. garo, Marx, une critique de la philosophie, paris, seuil, 2000, coll. point essais , p. 64.16. chez hegel, cet exemple se trouve notamment dans la remarque du 13 de lencyclopdie (1827/30).

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    apparence cette abstraction (en faisant de lIde un tre en mouvement qui se diffrencie lui-mme et sincarne dans la ralit). Ainsi, une construction abstraite, Hegel substitue une construction spculative qui, tout en rvlant la nature dialectique de la chose17, ne le fait finalement quabstraitement. La spculation dialectique aboutit mme, en masquant sa construction comme construction, la faire passer pour la chose elle-mme, faire passer, avec une matrise de sophiste18 , ses propres oprations thoriques comme le dveloppement de la chose mme. Par son mysticisme logique, panthiste19 , Hegel dduit donc spculativement de lIde toute vie relle qui nen est plus que lapparence, labstraction de la vie se substituant donc subrepticement sa ralit. Par l, lIde se voit confrer un pouvoir dmiurgique laissant transparatre ce quest lidalisme hglien en son fond : un positivisme non-critique et (un) idalisme tout aussi peu critique20 , une glorification de ltat existant en laquelle la suppression de lextriorisation devient une confirmation de lextriorisation21 puisque soit le donn est confirm par ce systme spculatif qui, de tout rel, entend rendre la raison, soit la contradiction du rel comprise spculativement comme contradiction de lIde relle est dpasse sur le mode abstrait de la pense spculative, donc maintenue sur le mode concret de la pense abstraite.

    Pour avancer masque, la spculation hglienne articule expos spculatif et expos rel, ce qui tend les confondre. Cest pourquoi le mysticisme est aussi une mystification qui transforme les enjeux rels en enjeux spculatifs et anesthsie les luttes relles en les transformant en luttes dides : La Critique absolue, elle, a du moins appris de la Phnomnologie de Hegel lart de mtamorphoser les chanes relles objectives, existant en dehors de moi, en chanes purement idales purement subjectives, existant purement en moi, et par consquent toutes les luttes extrieures et concrtes en simples luttes dides22. Voulant rendre spculativement raison du rel, la philosophie hglienne en vient transformer ce rel en pure spculation. Or, il sagit bien pour Marx de parvenir une thorie non-spculative capable de rendre vritablement compte du rel23 (cest--dire, aussi, de faire ses comptes avec lui), une thorie qui rompant avec la spculation sarticule alors des actions transformatrices.

    Cest ainsi que, en concevant lagir historique de lesprit, Hegel fait des individus rels les moyens dont se sert un esprit abstrait pour se raliser de

    17. nature dialectique par laquelle, pour le dire vite, une chose nest ce quelle est quen passant par lpreuve de ce quelle nest pas, cette ngativit la travaillant intrieurement. aussi la dialectique hglienne nest-elle en aucun cas une mthode extrieure la ralit ; elle est bien plutt la saisie conceptuelle de ce qui travaille intrieurement ce rel.

    18. k. Marx, la sainte Famille, trad. e. cogniot, paris, d. sociales, 1972, p. 76.19. k. Marx, critique du droit politique hglien, trad. a. Baraquin, paris, d. sociales, 1975, p. 38. si Marx

    parle de mysticisme, cest prcisment parce quil attribue hegel la thse qui consiste poser un tre transcendant, lesprit, comme principe de production et dintelligibilit du monde.

    20. k. Marx, Manuscrits conomico-philosophiques de 1844, trad. F. Fischbach, paris, vrin, 2007, p. 161.21. ibid., p. 172.22. k. Marx, la sainte Famille, op. cit., p. 105.23. par ralit, nous entendons ici lensemble de ce qui est, concrtement, simposant comme un donn

    irrductible sa reprsentation. Un individu rel, par exemple, est donc un individu en chair et en os, situ socialement et historiquement, etc. Que cette ralit soit travaille par un faisceau dinterprtations, quelle soit multiple, clate, ninvalide en rien lusage de cette notion, mais montre au contraire la ncessit den partir pour en saisir les contradictions qui la structurent et les reprsentations quelle vhicule.

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    sorte quil est conduit distinguer une histoire empirique, exotrique, et une histoire spculative, sotrique24, tout en masquant, ici aussi, ses propres oprations thoriques : La conception hglienne de lhistoire suppose un Esprit abstrait ou absolu, qui se dveloppe de telle faon que lhumanit nest quune Masse25 lui servant de support plus ou moins conscient. Dans le cadre de lhistoire empirique, exotrique, Hegel fait donc se drouler une histoire spculative, sotrique. Lhistoire de lhumanit se mtamorphose en histoire de lEsprit abstrait de lhumanit, dun Esprit par consquent transcendant lhomme rel26. Une telle histoire spculative nest finalement rien dautre que la succession des ides de Hegel lui-mme de sorte que sa philosophie de lhistoire nest plus que lhistoire de sa philosophie lui. Dans LIdologie allemande, Marx est encore plus clair : Une fois les ides dominantes spares des individus qui exercent la domination, et surtout des rapports qui dcoulent dun stade donn du mode de production, on obtient ce rsultat que ce sont constamment les ides qui dominent dans lhistoire et il est alors trs facile dabstraire, de ces diffrentes ides, lIde, cest--dire lide par excellence, etc., pour en faire llment qui domine dans lhistoire et de concevoir par ce moyen toutes ces ides et concepts isols comme des autodterminations du concept qui se dveloppe tout au long de lhistoire. Cest ce qua fait la philosophie spculative27. En sparant lide de son contexte matriel, une telle conception de lhistoire aboutit masquer les intrts rels et justi-fier ainsi cest l son fond idologique les ides dominantes de la classe dominante tout en masquant le rapport de domination : La philosophie de lhistoire de Hegel est la dernire expression consquente, pousse sa plus pure expression de toute cette faon quont les Allemands dcrire lhistoire et dans laquelle il ne sagit pas dintrts rels, pas mme dintrts politiques, mais dides pures28. En tant quautodtermination du concept, les ides se substituent aux intrts rels et lesprit, pourtant produit de lhistoire29, peut alors tre prsent comme la gouvernant. Ainsi est-il souverain dans lhistoire30 . Le passage de Hegel Marx peut alors se comprendre comme le renversement (matrialiste) de ce renversement (idaliste) : cest pourquoi la conception matrialiste de lhistoire nexplique pas la pratique daprs lide, elle explique la formation des ides daprs la pratique matrielle31 . En cela, Marx procde une r-valuation du rapport entre la thorie et la pratique o la thorie se voit retirer son illusoire pouvoir dmiurgique : La

    24. lopposition de lsotrique et de lexotrique recoupe donc, ici, celle du spculatif et de lempirique et vise montrer comment le premier (lsotrique, le spculatif) se subordonne abstraitement le second (lexotrique, lempirique) et entend le justifier. sotrique sert donc qualifier une double opration : celle par laquelle lesprit se dveloppe en se servant de la ralit et celle par laquelle la philosophie fait passer ce processus idel quil construit pour un processus rel. ce qualificatif est donc ironique et entend montrer comment tout cela est bien mystrieux, la seule chose qui ne lest pas tant la fonction de lsotrique : le maintien de lordre existant des choses par sa justification/lgitimation spculative.

    25. il ne sagit pas pour Marx de reconnatre ici lmergence dune figure collective, mais bien de critiquer une abstraction. nous reviendrons un peu plus loin sur cette notion de Masse, oppose masses ou masse.

    26. k. Marx, F. engels, la sainte Famille, op. cit., p. 107.27. k. Marx, F. engels, lidologie allemande, op. cit., p. 47.28. ibid., p. 40.29. sil est tel, cest bien parce que lesprit nest rien dautre que le rsultat dune pratique matrielle, et

    non linverse.30. k. Marx, F. engels, lidologie allemande, op. cit., p. 47.31. ibid., p. 39.

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    thorie ne se ralise jamais dans un peuple que dans la mesure o elle est la ralisation de ses besoins. [] Les besoins thoriques seront-ils immdiatement des besoins pratiques ? Il ne suffit pas que la pense pousse se raliser, il faut que la ralit pousse elle-mme penser32.

    La critique marxienne porte donc galement sur le statut mme de la philo-sophie en ce sens que si elle veut vritablement tre au service de lhistoire33 , elle ne saurait arriver aprs coup, trop tard, comme la chouette de Minerve. Certes, nul ne peut sauter par-dessus son temps : cest l une leon de Hegel que Marx retient. Mais il retient galement que ce temps, il faut ltre pleinement ce qui signifie tre et agir en son sein. Par l, la conception pratique de lhistoire se double, chez Marx, dune conception pratique de la philosophie elle-mme. Le philosophe a un rle jouer dans le processus historique : il ninterprte

    pas seulement le monde, il uvre sa transformation car sans doute, larme de la critique ne peut-elle remplacer la critique des armes, la puissance matrielle ne peut tre abattue que par la puissance matrielle, mais la thorie aussi, ds quelle sempare des masses, devient une puissance matrielle34 . Cest sans doute l lun des sens possibles de la suppression de la philo-sophie (abstraite et conservatrice) dans sa ralisation (critique et rvolutionnaire) : vous ne pouvez abolir la philosophie sans la raliser35 . LIntroduction de la Critique du droit politique hglien sachve bien sur le rapport dialectique entre la philosophie et le

    proltariat36 : si la premire fournit ses armes intellectuelles au second, le proltariat fournit ses armes matrielles la philosophie. Cest ainsi que La philosophie ne peut se raliser sans abolir le proltariat, le proltariat ne peut sabolir sans raliser la philosophie37 . Dans une telle conception, le philo-sophe ne saurait donc arriver post festum . Tel est le jugement critique que Marx adresse la conception hglienne du statut de la philosophie : Chez Hegel dj, la Masse constitue la matire de lEsprit absolu de lhistoire, qui ne trouve son expression adquate que dans la philosophie. Cependant, le philosophe apparat uniquement comme lorgane dans lequel lEsprit absolu, qui fait lhistoire, parvient la conscience aprs coup, aprs que le mouvement est achev. Cest cette conscience a posteriori que se rduit la participation

    32. k. Marx, critique du droit politique hglien. introduction, op. cit., p. 206.33. ibid., p. 198.34. ibid., p. 205.35. ibid., p. 204.36. il sagit bien du proltariat ici, et non des masses, en ce que le proltariat, seule classe rellement rvolu-

    tionnaire, constitue cette sphre qui ne [peut] smanciper sans smanciper de toutes les autres sphres de la socit et sans manciper de ce fait toutes les autres sphres de la socit (ibid., p. 211). en cela, cest dans le proltariat que rside la possibilit positive de lmancipation (ibid.), mancipation dont Marx considre, en 1843, que la philosophie est la tte et le proltariat le cur (ibid., p. 212). cest donc partir du proltariat que peut et doit tre pens le devenir rvolutionnaire des masses, ce que le capital, adoptant le point de vue du proltariat comme critique de lconomie politique, prcise en ces termes : dans la mesure o cette critique reprsente une classe, elle ne reprsente que la classe qui a vocation historique renverser le mode de production capitaliste et abolir, enfin, les classes elles-mmes : le proltariat (k. Marx, le capital, op. cit., p. 13). pour une premire approche du concept central de proltariat et son volution chez Marx, cf. g. labica, art. proltariat , in g. Bensussan et g. labica, Dictionnaire critique du marxisme, op. cit.

    37. k. Marx, critique du droit politique hglien. introduction, op. cit., p. 212.

    La critique marxienne porte donc galement sur le statut mme de la philosophie

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    du philosophe lhistoire, puisque lEsprit absolu accomplit le mouvement rel dans linconscience. Le philosophe arrive donc post festum38.

    Nanmoins, ce passage critique de La Sainte Famille est plus nuanc quil ny parat de prime abord. En effet, la suite de la critique rvle quelle semble moins adresse Hegel lui-mme qu ses pigones, ici Bauer. Cest bien lui quil reproche de rduire toute action historique et lacte de transformation de la socit lactivit crbrale de la Critique critique39 . Comme le note F. Fischbach, il y a tout lieu de penser que Marx crdite au contraire Hegel davoir compris que lagir historique ne pouvait se rduire la seule activit crbrale, cest--dire la seule pense40 . Cette rduction est bien luvre de Bauer pour qui Hegel se rend coupable dune double insuffisance. Il dclare que la philosophie est lexistence de lEsprit absolu, mais se garde bien, en mme temps, de dclarer que lindividu philosophique rel est lEsprit absolu. Ensuite, il ne fait faire lhistoire quen apparence par lEsprit absolu en tant quEsprit absolu. En effet, lEsprit absolu ne parvenant la conscience, en tant quEsprit crateur du monde, quaprs coup, dans le philosophe, sa fabrication de lhistoire nexiste que dans la conscience, dans lopinion et la reprsentation du philosophe, dans son imagination spculative. M. Bruno comble les lacunes de Hegel41 . Comment Bauer sy prend-il ? Dune part, il fait de la Critique lEsprit absolu lui-mme qui sincarne dans une lite, un petit groupe dhommes lus : M. Bauer et ses disciples ; dautre part, il se considre lui-mme comme lauteur de lhistoire : Il ne fait plus lhistoire aprs coup, en imagination, comme lEsprit hglien ; cest au contraire en pleine conscience quil joue le rle de lEsprit du monde, en sopposant la Masse du reste de lhumanit, quil tablit entre la Masse et lui-mme un rapport actuel dramatique, quil invente et accomplit lhistoire bon escient, et aprs mre rflexion42. Aussi y a-t-il chez lui, dun ct, la Masse passive construction abstraite se substituant aux masses relles comprise comme lment matriel de lhistoire lui-mme sans histoire et, de lautre, lEsprit, cest--dire llite Critique, lment actif qui, seul, fait lhistoire. Il apparat donc clairement quen aucun cas Marx ne considre que Hegel ait pu rduire le processus historique sa seule pense (ce qui ne signifie pas, nous le verrons, quil ne puisse y avoir une part de reconstruction dans lidalisme historique), ni non plus quil crdite Hegel davoir exclu la Masse de ce procs en en faisant un moyen purement passif et sans histoire (ce qui ne signifie pas que lidalisme historique fasse de la Masse lacteur et lauteur de lhistoire, ni non plus que la Masse soit identifiable aux masses).

    Lesprit et le principe de faisabilit de lhistoire Ce nest pas parce que Marx considre que le procs de lhistoire ne parvient

    la pleine conscience que post festum, dans lesprit du philosophe, en tant quuvre dun esprit dont le support est la masse plus ou moins consciente des individus que cela est pour autant exact. Si tel tait le cas, ce procs pourrait

    38. k. Marx, F. engels, la sainte Famille, op. cit., p. 108.39. ibid., p. 109.40. F. Fischbach, ltre et lacte, paris, vrin, 2002, n. 3, p. 87.41. k. Marx, F. engels, la sainte Famille, op. cit., p. 108.42. ibid., p. 108.

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    dailleurs se rduire une calme rvlation dun esprit rgnant sur lhistoire. Or, loin dune calme closion dont lesprit ne prendrait conscience quaprs coup, le procs de lesprit rvle bien plutt sa nature profondment inquite. En cela, lesprit ne saurait planer sur lhistoire comme Dieu sur les eaux dans le rcit de la Gense : Lesprit [] ne plane pas seulement sur lhistoire comme sur les eaux, mais [] tisse sa trame en elle et y est seul le principe moteur43. Lhistoire ne peut donc pas se comprendre comme un destin, mais comme une uvre se faisant, celle de lesprit dont Hegel dfinit la nature comme activit : Il est actif. Lactivit est son essence44. Ainsi, si lhistoire est conforme au concept de lesprit, cest en tant quil nest quen se manifestant, en se diffrenciant : La diffrenciation de lEsprit est son propre acte, sa propre activit. Lhomme est son action, la srie de ses actes : il est ce quil sest fait lui-mme. LEsprit est essentiellement nergie et lon ne peut pas faire abstraction de sa manifestation phnomnale45. Autrement dit, cest prcisment parce que lesprit qui est ici explicitement rapproch de lhomme se dfinit comme activit de se produire, de se manifester quil a ncessairement une histoire. Cest donc comme acte de lesprit que lhistoire doit tre essentiellement comprise : Lhistoire de lesprit est donc son ouvrage, car il nest que ce quil met en uvre, et son ouvrage est de se faire ob-jet de sa conscience (ici, en loccurrence, en tant quesprit), de sapprhender en se commentant lui-mme46. Ainsi, non seulement lhistoire est faite des actes de lesprit, mais aussi de la connaissance quil a de ses actes.

    Lexplicitation de lesprit dans le temps comme histoire consiste en effet raliser les dterminations quil se donne lui-mme lui-mme dans lext-riorit phnomnale et savoir ces dterminations comme tant les siennes en les rintriorisant. Cest pourquoi lesprit ne peut se contenter dun rapport extrieur avec le monde quil produit, mais il doit le penser car, en le pensant, il se pense lui-mme et se saisit lui-mme en son essentialit. Lactivit de les-prit consiste ainsi se produire et se connatre en revenant soi, ce retour manifestant que ce que lEsprit est maintenant, il ltait depuis toujours47 , cest--dire libre activit, infinie actualit. Ds lors, lesprit ne saurait tre quelque chose de tout fait48 , mais acte de se faire, lhistoire ntant rien dautre que cet acte. Sil est une prsence de lesprit, elle se situe au cur mme du prsent comme activit continuelle de se faire, lternel prsent de lesprit tant cette vitalit, dans le prsent, de lactivit spirituelle qui dissout toute subsistance dans son absolue inquitude. Cest pourquoi lhistoire se dit au prsent en tant quil dsigne le maintenant actuel dun esprit se faisant continuellement, dun esprit qui nest pas quelque chose qui est en repos, mais [] absolument sans repos, lactivit pure49 .

    43. g. W. F. hegel, encyclopdie des sciences philosophiques, tome iii : philosophie de lesprit, trad. B. Bourgeois, paris, vrin, 1988, 549, rem., p. 331.

    44. g. W. F. hegel, la raison dans lhistoire, trad. k. papaioannou, paris, 10/18, p. 76. le texte paru sous ce titre est tir de lintroduction aux leons sur la philosophie de lhistoire.

    45. ibid., p. 139. lorsque lesprit est not avec une majuscule, comme cest le cas dans cette citation, cest uniquement pour respecter le choix du traducteur.

    46. g. W. F. hegel, principes de la philosophie du droit, trad. J.-F. kervgan, paris, pUF, 1998, Fondements de la politique , 343, p. 412.

    47. g. W. F. hegel, la raison dans lhistoire, op. cit., p. 214.48. ibid., p. 76.49. g. W. F. hegel, encyclopdie des sciences philosophiques, tome iii : philosophie de lesprit, op. cit.,

    378, p. 381.

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    En effet, se produire, se faire lobjet de soi-mme, se connatre soi-mme : voil lactivit de lEsprit. Cest de cette manire quil est pour soi50 . Lactivit de lesprit consiste ainsi tout autant se produire qu se savoir et, comme lexplique clairement F. Fischbach, Cest uniquement au moyen de sa propre autoralisation pratique et agissante que lesprit peut aussi entretenir avec lui-mme une relation thorique et sachante51 . En se ralisant, lesprit peut alors penser ce qui est comme tant le rsultat de ce quil a fait et le dpasser, prcisment en le pensant car la connaissance, la conception pensante de ltre, devient source et lieu de naissance dune forme nouvelle et suprieure qui relve dun principe la fois conservateur et trans-formateur52 . Autrement dit, en pensant ce qui est, lesprit peut la fois le conserver comme le rsultat de ce quil a fait, le considrer comme ce quil a t lui-mme, et prendre une forme nouvelle : par sa ngativit essentielle, la pense dissout ce qui est et cette dissolution par la pense est ncessairement le surgissement dun principe nouveau53 . Ds lors, ce quil faut dire de lesprit, cest quil est infiniment crateur54 . Lesprit est ce qui est absolument inquiet, sans repos, inachev en tant que se faisant : Le but final du monde est aussi bien accompli quil saccomplit ternellement55. Aussi le procs est-il vritablement in-fini. Cest dire que ce que lesprit est, il lest infiniment, et il est essentiellement cra-teur. Cest l ce dont lesprit prend conscience en saisissant, par la pense et comme pense, sa puissance cratrice : lesprit est la pense, et la pense est cratrice56 . Penser ce qui est, cest ds lors, comme lcrit F. Fischbach, le penser comme pass, cest sen librer et librer en soi le pouvoir de faire du neuf57 . Or, le fait que lesprit se saisisse comme crateur nimplique nullement quil puisse anticiper cet acte crateur et sa cration elle-mme. La capacit de faire du nouveau nimplique aucun savoir de cette nouveaut et nautorise aucune anticipation : Il est tout aussi sot de rver quune quelconque philo-sophie surpasse le monde prsent, son monde, que de rver quun individu saute au-del de son temps, quil saute par-dessus Rhodes58. Que lesprit soit donc pleinement agissant, quil se dfinisse comme activit de se manifester, nous conduit alors nous interroger sur le statut des actions des individus et, par l, sur le rapport entre ces actions et lactivit de lesprit.

    Nous parlons ici des individus, et non de la Masse, dans la mesure o, nous le verrons, ils ne constituent aucunement chez Hegel une Masse

    50. g. W. F. hegel, la raison dans lhistoire, op. cit., p. 76.51. F. Fischbach, ltre et lacte, op. cit., p. 71.52. g. W. F. hegel, la raison dans lhistoire, op. cit., p. 93.53. ibid., p. 210.54. g. W. F. hegel, encyclopdie des sciences philosophiques, tome iii : philosophie de lesprit, op. cit.,

    384, add., p. 396.55. g. W. F. hegel, encyclopdie des sciences philosophiques, tome i : science de la logique, op. cit., 234,

    add., p. 621.56. g. W. F. hegel, la raison dans lhistoire, op. cit., p. 64.57. F. Fischbach, ltre et lacte, op. cit., p. 86.58. g. W. F. hegel, principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 86.

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    au sens dun ensemble abstrait rsultant de la simple addition dindividus indtermins, peu prs de la mme faon quun sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre59 et caractris par sa totale passivit (cette dfinition se retrouve dans lusage ironique que fait Marx du concept de Masse chez Bauer ; nous y reviendrons). la fois membres de la socit civile et de ltat, les individus sont intrieurement travaills par la contradiction du particulier et de luniversel. Pour autant, peut-on parler ici des masses, au sens o nous lavons dfini plus haut ? Et quel statut doit-on accorder ici ce que Hegel appelle la populace ? Sur le premier point, il faut bien reconnatre que le propos de Hegel est quivoque : sil sagit bien de reconnatre aux individus une relle capacit agir et sils peuvent mettre en action luniversel en tant identifis lesprit, rien ne semble nous autoriser pour autant dire que les masses font lhistoire. Par contre, tant donn le rle de ltat, on peut considrer que, la ralisation de luniversel lui revenant en dernire instance, cest en participant la vie politique comme peuple, et non comme masses que les individus-citoyens font indirectement lhistoire. Autrement dit, comme nous le verrons, il y a transfert de la capacit agir vers lesprit et ltat, do lusage, critique cette fois, que fait Marx du concept de Masse en contexte hglien. Quant la populace, il est manifeste quelle ne prend aucune part positive au processus historique chez Hegel. Nanmoins, et pour les deux questions, quil sagisse de laddition au 244 des Principes de la philosophie du droit (qui montre la fois lmergence de la question de la misre et son corrlat, la concentration entre quelques mains dune richesse disproportionne, le lien entre misre et esprit de rvolte, et la naissance de ce quon peut dj appeler ici le Lumpenproletariat) ou de la conclusion (censure, il faut le rappeler) de larticle sur le Reformbill60, on constate une tension qui fait surgir la question de la rvolution, dans le premier texte sous la forme de

    59. k. Marx, le 18 Brumaire de louis Bonaparte, op. cit., p. 258.60. le texte intitul propos du reformbill anglais est le dernier publi par hegel, dans les nos 115, 116

    et 118 de lallgemeine preussischen staatszeitung (la gazette prussienne de politique gnrale). en mai 1831, le roi de prusse, par lintermdiaire de son conseiller albrecht, intervient auprs du directeur du journal : sa majest na pas blm larticle sur le reformbill ; cependant, elle nestime pas opportune sa publication dans le staatszeitung. Je vous prie donc de retirer la conclusion de cet article que vous maviez aimablement communique et que je vous retourne ci-joint (g. W. F. hegel, Berliner schriften, 1818-1831, d. hoffmeister, hambourg, 1956, p. 786. cit par Michel Jacob dans sa prsentation de propos du reformbill anglais, in g. W. F. hegel, crits politiques, paris, 10/18, 1977, p. 367). la conclusion de larticle fut donc censure pour viter tout froissement des relations diplomatiques avec langleterre. De quoi sagit-il dans ce texte ? en sattachant lanalyse du projet de rforme du systme lectoral anglais (cf. sur ce point la notice de Michel Jacob), il sagit pour hegel de montrer comment lenjeu dpasse une simple question juridique et pntre jusquaux principes vitaux de la constitution et de ltat britanniques (p. 377), suscitant ainsi linquitude chez les uns, lespoir chez les autres (p. 384). ce que hegel redoute en fait, cest prcisment le vent rvolutionnaire qui souffle sur leurope, la situation politique, conomique et sociale anglaise propice lmergence dun tel mouvement rvolutionnaire pouvant par ailleurs gagner la prusse. lenjeu est donc de taille : dun ct, le spectre de la rvolution que favoriserait la rforme ; de lautre, une ralit matrielle trs difficile qui rend la situation explosive et que ltat est incapable damliorer. cest cette tension entre le rejet de la rvolution comme solution et la reconnaissance de celle-ci comme ncessit que nous retrouvons la fin du texte : lautre pouvoir rsiderait dans le peuple ; et une opposition, tablie sur une base jusquici trangre la composition du parlement et qui ne se sentirait pas de taille affronter le parti adverse sur ce terrain, pourrait tre tente daller puiser des forces dans le peuple, produisant ainsi, au lieu dune rforme, une rvolution (p. 420). les lignes qui prcdent ayant mis en lumire la situation matrielle trs difficile du peuple anglais, il ne nous semble pas possible de voir ici un propos ractionnaire. Bien plutt, hegel nous semble avoir peru que, face lincapacit des institutions politiques jouer effectivement leur rle (raliser concrtement luniversel), il ne reste au peuple que la voie de la rvolution.

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    lesprit de rvolte, dans le second sous la forme plus directe de lalternative rforme/rvolution. Et, chaque fois, il est bien question dune rappro-priation du politique contre la politique, soit par le plus grand nombre, soit par un nombre dont Hegel reconnat quil est croissant, dans un espace qui nest plus celui de la politique, mais du social, espace que nous avons identifi comme tant celui des masses. Que Hegel nait pas opt pour la voie de la rvolution, cela est vident ; quil nait pas reconnu la ncessit de celle-ci (tout en lcartant), voil qui lest moins et qui repose le problme de la capacit de ltat hglien (notamment) incarner concrtement luniversel. Nous y reviendrons.

    Si lhistoire est luvre de lesprit, quel rle doit-on alors accorder aux actions des individus61 ? La thorie de la ruse de la raison semble introduire lide que lhistoire est luvre dune puissance suprieure utili-sant les hommes leur insu et les dtruisant finalement. Cest ainsi que K. Lwith y voit le concept rationnel pour dsigner la Providence62 . Or, le problme dune telle lecture, outre le fait quelle sappuie seulement sur des textes qui sont rarement de la main de Hegel et quelle accorde manifestement plus dimportance cette thorie que Hegel lui-mme ne la fait, cest quelle la considre comme caractristique de la relation individu/esprit quelle comprend alors comme une relation de type moyen/fin sans voir quune telle relation repose sur le modle de la finalit externe que Hegel lui-mme critique. Dailleurs, lorsque cette thorie apparat dans la Logique, cest prcisment au cours de lexamen de la tlologie o Hegel critique la reprsentation dune finalit extrieure. Ceci saccorde donc mal avec le rle que lon fait tenir habituellement la ruse de la raison.

    Certes, la manire dont cette thorie est formule, dans Les Leons sur la philosophie de lhistoire, peut laisser entendre que les actions indi-viduelles ne seraient que des moyens au service de lactivit de lesprit. De mme, dans le 344 des Principes de la philosophie du droit, laction individuelle semble tre rduite au simple statut de moyen. Ainsi, tout en tant enfoncs dans leur intrt particulier quils cherchent consciemment raliser, les individus servent inconsciemment luniversel, ils effectuent le substantiel63 et doivent donc tre considrs comme les figures vivantes de louvrage substantiel de lesprit du monde64 . Le savoir quils ont de leurs actions est donc bien dpass dans le sens de lactivit de lesprit qui se sert delles comme de moyens pour raliser son uvre. Au regard de luvre universelle de lesprit, les actions individuelles ne sont que des maillons inconscients65 auxquels il semble difficile alors de prter une quelconque efficace historique.

    Or, prcisment parce quelle relve dune relation de finalit externe, la ruse de la raison ainsi interprte ne permet pas de dterminer adquate-ment le rle des actions individuelles. Il faut plutt comprendre le rapport

    61. nous renvoyons sur ce point notre texte : Dieu, lesprit et les hommes : passivit et activit dans la philosophie hglienne de lhistoire , in hegel Jahrbuch : geist ?, Berlin, akademie-verlag, paratre.

    62. k. lwith, histoire et salut, trad. J.-F. kervgan et alii, paris, gallimard, 2002, p. 84.63. g. W. F. hegel, principes de la philosophie du droit, 348, p. 415.64. ibid.65. ibid., 344, p. 413.

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    individu/esprit comme tant immanent de sorte que les actions individuelles ne soient plus extrieures lactivit de lesprit. Comme lcrit B. Mabille, Faire de la thorie de la ruse de la raison lactivit occulte dun mauvais dmiurge ou dun Esprit du monde personnifis, dun mauvais dmiurge semployant humilier la contingence individuelle, est [] un contresens66 . En effet, si lon se rfre ce qui en est dit dans la Logique, la ruse de la raison permet linscription de la rationalit dans lobjectivit elle-mme, elle est ce fait que le but subjectif, en tant quil est la puissance disposant de ces processus dans lesquels lobjectif suse et se supprime dans le contact de ses lments les uns avec les autres, se tient lui-mme en dehors deux et est ce qui en eux se conserve67 . Par l, la finalit nest plus seulement intrieure ou extrieure, elle ralise lunit du subjectif et de lobjectif en laquelle lobjectivit est tout autant la subjectivation de lobjectivit que lobjectivation de la subjectivit. Le monde nest donc pas le moyen extrieur dont se sert la raison : il est intrieurement travaill par elle. Mais, au 211, Hegel lui-mme montre les limites de la ruse de la raison en considrant quelle demeure insuffisante pour penser la ralisation de la raison dans le monde et, quen maintenant lobjectivit comme un donn, elle conserve la forme de la finalit extrieure et du mauvais infini : Le but atteint est par

    consquent seulement un objet qui est lui aussi son tour moyen ou matriau pour dautres buts, et ainsi de suite linfini68. Il apparat ainsi clairement que, penss adquatement, les efforts et laction des hommes ne sont pas contingences marginales mais dimensions ncessaires du mouvement histo-rique intgres dans le procs total de ralisation de la raison69 .

    La ruse de la raison ne parvient donc pas traduire limmanence du rapport individu/esprit, comme le souligne Hegel lui-mme : Les hommes ne se comportent gure comme de simples moyens au service de la fin de la Raison ; sils remplissent ses exigences, ils satisfont en mme temps et par la mme occasion leurs propres fins particulires qui ont un

    contenu diffrent. En outre, ils participent cette fin elle-mme et sont donc eux-mmes des fins en soi70. Dans lhistoire, lesprit nagit donc pas la place des individus, mais ceux-ci y sont eux-mmes agissant, lhistoire tant bien, comme lcrit B. Bourgeois, le lieu privilgi de laction pleinement voulue singulirement et de laction faite universellement71 . La capacit agir nest donc pas transfre un autre. Bien plutt, elle dfinit lindividu en propre : ce quest le sujet, cest la srie de ses actions72 ; Lhomme

    66. B. Mabille, hegel. lpreuve de la contingence, paris, aubier, 1999, p. 167.67. g. W. F. hegel, encyclopdie des sciences philosophiques, i, op. cit., 209, p. 444-445.68. ibid., 211, p. 445.69. B. Mabille, hegel. lpreuve de la contingence, op. cit., p. 170.70. g. W. F. hegel, la raison dans lhistoire, op. cit., p. 130.71. B. Bourgeois, lidalisme allemand, paris, vrin, 2000, p. 268.72. g. W. F. hegel, principes de la philosophie du droit, op. cit., 124, p. 221.

    La finalit nest plus seulement intrieure ou extrieure, elle ralise lunit du subjectif et de lobjectif

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    est son action, la srie de ses actes : il est ce quil sest fait lui-mme73 . Ce qui vaut pour laction morale semble donc valoir pour laction historique : laction dfinit ltre du sujet individuel. Mais, au 124 des Principes, Hegel ajoute : Celles-ci [les actions du sujet individuel] sont-elles une srie de productions sans valeur, la subjectivit du vouloir est elle aussi sans valeur ; la srie de ses actes est-elle au contraire de nature substantielle, la volont interne de lindividu lest aussi74. On ne peut donc pas sparer laction morale du sujet des conditions partir desquelles il agit et, notamment, du projet subjectif qui donne sens ces actions et les puise de sorte quelles nexpriment pas autre chose que cette subjectivit particulire. Au contraire, dans laction historique, il y a un sens qui dpasse le savoir que le sujet individuel en a75. Si, dans la sphre limite de la moralit, mon projet puise le sens de mon action, dans lhistoire par contre, mon projet est dpass : non seulement mon action lexprime, mais elle exprime une activit qui la dpasse et lenveloppe. Puis-je alors encore tre considr comme acteur proprement parler ? Puisque lesprit ne plane pas sur lhistoire comme Dieu sur les eaux, puisquil sincarne dans les peuples et les individus, nous comprenons que lindividu y soit actif et que lhistoire soit, pour une part, son uvre. Aussi Hegel peut-il dire : Cest lactivit des individus qui met en action cet universel et le fait sortir la surface ; cest elle qui lextri-orise dans la ralit et transforme ce quon appelle faussement ralit, et qui nest que pure extriorit, en une image conforme lIde76. Ainsi, ce sont bien les individus qui mettent en uvre luniversel en tant ni simples moyens, ni simples fins, mais tout autant moyens et fins. Les individus y sont authentiquement actifs, et cest pourquoi nous pouvons trouver, dans La Raison dans lhistoire, une formule proche de celle du 124 des Principes : La diffrenciation de lEsprit est son propre acte, sa propre activit. Lhomme est son action, la srie de ses actes : il est ce quil sest fait lui-mme. LEsprit est essentiellement nergie et lon ne peut pas faire abstraction de sa manifestation phnomnale77.

    Lactivit de lesprit nannule donc aucunement les actions des individus : Le domaine de lEsprit englobe tout ; il enveloppe tout ce qui a suscit et suscite encore lintrt humain. Lhomme y est actif. Quoi quil fasse il est ltre en qui lEsprit agit78. Si lesprit agit en lhomme, ce nest pas en tant que puissance qui lui serait extrieure et qui le dpossderait de sa capacit agir, mais en tant que Lindividu nest vrai que dans la mesure o il participe de toutes ses forces la vie substantielle et intriorise lIde79 . Lhistoire universelle est dailleurs, comme le souligne C. Bouton, le seul

    73. g. W. F. hegel, la raison dans lhistoire, op. cit., p. 139.74. g. W. F. hegel, principes de la philosophie du droit, op. cit., 124, p. 201.75. Dans lhistoire universelle, il rsulte des actions des hommes quelque chose dautre que ce quils ont

    projet et atteint, que ce quils savent et veulent immdiatement. ils ralisent leurs intrts, mais il se produit en mme temps quelque autre chose qui y est cache, dont leur conscience ne se rendait pas compte et qui nentrait pas dans leurs vues. (g. W. F. hegel, la raison dans lhistoire, op. cit., p. 111). sur cette question, cf. F. Fischbach, thorie de laction et ontologie de lactivit chez hegel , in J.-F. kervegan et g. Marmasse (dir.), hegel penseur du droit, paris, cnrs ditions, 2004.

    76. g. W. F. hegel, la raison dans lhistoire, op. cit., p. 113.77. ibid., p. 139.78. ibid., p. 171. nous soulignons. 79. ibid., p. 113-114.

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    domaine de lesprit objectif o laction devient rellement agissante, suscep-tible de transformer le monde80 . Cest ainsi que Hegel peut crire : Au sommet de toutes les actions, donc aussi des actions historico-mondiales, se tiennent des individus, en tant que subjectivit qui effectuent le substan-tiel81. Ainsi, plus que le fait que cette capacit agir semble rserve, en apparence seulement, une catgorie spcifique dindividus les grands hommes , il faut surtout souligner quelle est affecte de finitude : elle sinscrit dans la sphre de lesprit objectif et elle est dpasse dans lagir crateur de lesprit absolu. Dans llment de lhistoire mondiale, les individus agissants sont dpasss par lactivit de lesprit et cest pourquoi ce qui est dune importance majeure au point de vue moral82, justice et vertu, dni du droit, violence et vice, les talents et leurs faits, les petites et les grandes passions, responsabilit et irresponsabilit morales, magnificence de la vie individuelle [], subsistance par soi, bonheur et malheur [] des individus singuliers83 , perd toute pertinence sur le terrain de lhistoire : lhistoire du monde intervient en dehors de ces points de vue84 . Ainsi, ce qui donne sens et porte laction individuelle nest plus de mise lorsquil est question de lactivit de lesprit, cest--dire : nous-mmes, ou bien les individus, ou encore les peuples85 . Loin de dpossder lindividu de sa capacit agir, lactivit de lesprit le renvoie plutt llment de sa finitude essentielle partir de laquelle il peut seulement participer au processus historique, et non le produire. Cest que lhistoire est bien une uvre collective, lhistoire dune humanit se faisant et se sachant.

    Que reste-t-il de la critique marxienne de Hegel si la faisabilit de lhis-toire est bien pour ce dernier une faisabilit humaine ? Lessentiel, savoir la traduction concrte de cette faisabilit humaine de lhistoire. En effet, on ne trouve plus chez Marx lquivalent dune philosophie de lhistoire qui en hypostasierait le sujet, fut-il lesprit, cest--dire les individus ou les peuples, et qui prsupposerait une fin, fut-elle lide de libert qui se raliserait progressivement. Sil est un sujet et une fin de lhistoire, cest un sujet collectif et concret qui a une fin lui pouvant se raliser dans la lutte, lhistoire pouvant se comprendre en cela comme ntant rien dautre quun procs de sujets qui ont faim, qui se constituent progressivement comme sujet, pour lesquels il nest pas tant question de libert que de libration et dont la capacit agir nest pas transfre, ni transfrable, une instance abstraitement universelle qui agirait leur place. En cela, lhistoire des hommes est bien une histoire des hommes et non un processus indpendant et autonome, comme le souligne Engels : Lhistoire ne fait rien, elle ne possde pas de richesse norme, elle ne livre pas combat ! Cest, au contraire lhomme, lhomme rel et vivant qui fait tout cela, possde tout cela et livre tous ces combats ; ce nest pas, soyez-en certains, lhistoire qui se sert de lhomme comme moyen pour raliser comme si elle tait

    80. c. Bouton, le procs de lhistoire, paris, vrin, 2004, p. 84.81. g. W. F. hegel, principes de la philosophie du droit, op. cit., 348, p. 415.82. Cest--dire au point de vue de la Moralitt et non de la sittlichkeit.83. g. W. F. hegel, principes de la philosophie du droit, op. cit., 345, p. 413-414.84. ibid., 345, p. 414.85. g. W. F. hegel, la raison dans lhistoire, op. cit., p. 73. nous soulignons.

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    une personne part ses fins elle ; elle nest que lactivit de lhomme qui poursuit ses fins lui86. Cest pourquoi, malgr ses limites, la lecture marxienne de Hegel conserve toute sa pertinence en ce quil sagit bien den pingler les abstractions idalistes en dgageant un espace o le principe de faisabilit prend un sens concret. Cest pourquoi la Masse chez Hegel et la Masse chez Bauer ne se recoupent pas ; alors que celle-ci dsigne, avec ironie, un ensemble informe dindividus indtermins et passifs qui vivent lhistoire que, seule, ferait la Critique critique, celle-l se comprend comme une critique de labstraction hglienne qui aboutit la dpossession de la capacit agir qui caractrisait pourtant les individus au profit dun esprit qui est abstrait de lhumanit et qui, en dernire instance, sincarne dans la figure de ltat pour raliser luniversel. Englus dans le particulier, les individus ne peuvent raliser luniversel quen tant transfigurs en esprit dont ils constituent alors, sous la forme dune Masse, le support. Autrement dit, les individus ainsi rassembls dans une unit indiffrencie constituent une abstraction qui transparat dans la formulation idaliste du principe de faisabilit, do la fois lusage critique, et non ironique, que fait Marx du concept de Masse en contexte hglien et sa critique de ltat hglien qui se conjugue, ds 1843, au maintien de lespace hglien de socit civile, au moins en tant que cadre thorique pertinent. Par l, il apparat clairement quaux yeux de Marx, ce nest pas en sautant abstraitement dans la sphre de ltat quon pourra rsoudre les contradictions de la socit civile puisquun tel saut implique, notamment, le transfert vers ltat (et ses reprsentants) de la capacit agir qui tait pourtant reconnue comme dfinissant en propre les individus. Ce saut, en oprant ce transfert, loin daboutir une mancipation relle, transforme donc les individus en une Masse. Cest quil ne peut y avoir dmancipation relle des individus que par les individus rels eux-mmes.

    Faire lhistoire : de la thorie abstraite la pratique concrte

    Cest en ce point nodal de la conception hglienne de lhistoire comme uvre collective laquelle lindividu ne peut que participer que se creuse lune des lignes de fracture les plus importantes entre Hegel et Marx. Du premier au second, il ny a pas pour autant abandon du principe de faisabi-lit. Chez lun, comme chez lautre, lhistoire est bien luvre des hommes. Aussi, contrairement ce quindique K. Lwith, Marx ne dveloppe-t-il pas un providentialisme cach dans un discours de lmancipation. Bien plutt, ce dernier repose tout entier sur la conception pratique de lhistoire quil labore la suite de Hegel et qui exclut lide de providence : Providence, but providentiel, voil le grand mot dont on se sert aujourdhui pour expliquer la marche de lhistoire. Dans le fait ce mot nexplique rien. Cest tout au plus une forme dclamatoire, une manire comme une autre de paraphraser les faits87. Mais, que Marx, comme Hegel, considre que lhistoire soit luvre des hommes nimplique nullement quils parlent des mmes hommes

    86. k. Marx, F. engels, la sainte Famille, p. 116.87. k. Marx, Misre de la philosophie, op. cit., p. 128.

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    et du mme pouvoir de faire lhistoire. Chez Hegel, il sagit dune catgorie abstraite de sorte que Marx aurait pu dire de lui ce quil dit de Feuerbach : Il dit lhomme au lieu de dire les hommes historiques rels88. Hegel abstrait de lhumanit relle la catgorie desprit pour le dveloppement duquel lhumanit nest quune Masse lui servant de support plus ou moins conscient89 . Ainsi, lhistoire de lhumanit se mtamorphose en histoire de lEsprit abstrait de lhumanit, dun Esprit par consquent transcendant lhomme rel90 . Ce faisant, cette abstraction aboutit au mme rsultat que toutes les abstractions hgliennes : la confirmation de lordre exis-tant sous lapparence de sa transformation spculative. Cest quaffirmer abstraitement que les hommes font lhistoire ne signifie ni quils la fassent rellement, ni quils soient en mesure de la faire, ni quils la fassent ensemble. Ce dont il sagit alors pour Marx, cest dabord de dgager le principe de faisabilit de sa forme abstraite en en mettant en vidence les prsupposs matriels dans la mesure o les hommes doivent tre mme de vivre pour pouvoir faire lhistoire91 . Cest encore en tant au plus prs de Hegel que Marx sen dtache, la note attache cette formule suffisant le prouver puisquelle renvoie, ici mme, Hegel et aux dterminations matrielles que ce dernier dveloppe dans sa philosophie de lhistoire92. Pour que le principe de faisabilit ne soit pas une simple construction abstraite,

    pour lui donner une base terrestre93 , il faut donc partir du fait historique premier, de la condition fondamentale de toute histoire : la production de la vie matrielle elle-mme94 .

    Ds lors, cette reformulation matrialiste du prin-cipe de faisabilit implique la prise en considration concrte des situations matrielles, des circonstances partir desquelles les hommes peuvent agir. Aussi Marx prcise-t-il : Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les circonstances choisies par eux, mais dans des conditions directement donnes et hrites du pass95. Chez Marx, comme

    chez Hegel, cette dimension des conditions matrielles de laction historique ne constitue aucunement un argument contre la faisabilit de lhistoire, loc-casion de renvoyer subrepticement par lindication des limites matrielles indpassables du principe de faisabilit un ailleurs de laction humaine transformant alors la limite matrielle en limite idelle et fantasmagorique. Cest l dailleurs lun des motifs de la critique marxienne de Proudhon qui substitue lhistoire relle une histoire sacre qui consiste, en prenant appui sur un Hegel mal digr, en la succession historique de principes

    88. k. Marx, F. engels, lidologie allemande, op. cit., p. 24.89. k. Marx, F. engels, la sainte Famille, op. cit., p. 107.90. ibid., p. 107.91. k. Marx, F. engels, lidologie allemande, op. cit., p. 26. 92. ibid., n. 3, p. 26.93. ibid., p. 27.94. ibid., p. 26.95. k. Marx, le 18 Brumaire de louis Bonaparte, op. cit., p. 118.

    Cest encore en tant au plus prs de hegel que Marx sen dtache

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    (le principe dautorit, par exemple). Par l, ctait le principe qui faisait lhistoire, ce ntait pas lhistoire qui faisait le principe96 . Or, ds lors que lon sinterroge sur les conditions matrielles de lmergence de ce principe, sur ce que sont les hommes de telle poque, leurs forces productives, leur mode de production, on en vient ncessairement faire lhistoire relle , reprsenter ces hommes la fois comme les auteurs et les acteurs de leur propre drame97 . Et, du moment que vous reprsentez les hommes comme les acteurs et les auteurs de leur propre histoire, vous tes, par un dtour, arriv au vritable point de dpart, puisque vous avez abandonn les principes ternels dont vous parliez dabord98 . Ce vritable point de dpart, ce sont les conditions matrielles de la praxis historique en tant que praxis humaine finie. Ce que Marx dveloppe, cest bien une conception pratico-matrialiste de lhistoire, et non une conception poitico-matrialiste. Il y a des conditions matrielles irrductibles ; cest bien pourquoi il faut procder lanalyse concrte des situations concrtes conditionnant les actions et les possibilits dactions. Aussi Marx prcise-t-il, dans la prface de 1859, que dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports dtermins, ncessaires, indpendants de leur volont, rapports de production qui correspondent un degr de dveloppement dtermin de leurs forces productives matrielles99 .

    Or, cette mise en vidence de la ncessit matrielle semble avoir pour consquence dliminer la libert des actions humaines. En effet, si ce que je fais est entirement dtermin, non pas par moi en tant quindividu conscient qui ralise, par son action, un projet dtermin, mais par la situation matrielle dans laquelle je me situe, puis-je encore me considrer comme lauteur de mes actes ? Et si les rapports que nouent les hommes sont indpendants de leur volont, comment peut-on encore les considrer comme tant, ensemble, les acteurs et les auteurs de leur propre histoire ? Enfin, sil nexiste quune seule science, celle de lhistoire100 et si, ce titre, le processus historique obit donc des lois, quelle place reste-t-il la libert humaine ? Ces difficults se renforcent ds lors que lon prend en compte les nombreux textes o Marx articule nature et histoire en montrant leur conditionnement rciproque de sorte quon ne peut sparer ces deux ralits comme si lhomme ne se trouvait pas toujours en face dune nature qui est historique et dune histoire qui est naturelle101 . Les lois conomiques et les lois naturelles semblent si proches que comprendre le mouvement social semble revenir le comprendre comme un procs historico-naturel rgi par des lois qui non seulement sont indpendantes de la volont, de la conscience et du dessein des hommes, mais mme linverse, dterminent leur volont, leur conscience et leurs desseins102 .

    96. k. Marx, Misre de la philosophie, op. cit., p. 124.97. ibid. nous soulignons.98. ibid., p. 124.99. k. Marx, contribution la critique de lconomie politique, op. cit., p. 4.100. k. Marx, F. engels, lidologie allemande, n. 3, op. cit., p. 14.101. ibid., p. 25.102. k. Marx, le capital, postface, op. cit., p. 16. Marx cite ici un de ses critiques pour le rfuter avec ses

    propres arguments.

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    Et, dans LIdologie allemande, le dveloppement de lhistoire est prsent comme se produisant naturellement, cest--dire ntant pas subordonn un plan densemble tabli par des individus associs librement103 . Do la tension, maintes fois releve, entre ncessit et libert, entre un discours scientifique qui comprend lhistoire comme un processus ncessaire, et un discours mancipateur, qui conoit lhistoire comme tant luvre des hommes par laquelle ils se librent eux-mmes.

    Or, connatre la ncessit du processus historique, cest pouvoir le matriser104 et, par l, transformer le monde quil conditionne. Cest que les circonstances qui simposent aux hommes sont conditionnes par des lois qui, en ralit, nont rien de naturel. Les lois conomiques sont des produits historiques et transitoires105 de la praxis humaine qui nont ainsi de valeur que dans une situation donne. Cest bien ce que Marx souligne en crivant : Il y a un mouvement continuel daccroissement dans les forces productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les ides ; il ny a dimmuable que labstraction du mouvement mors immortalis106. Le monde social na donc rien dimmuable : il est temporel et produit par lactivit humaine. Les lois conomiques, en tant quides, nont rien dternel non plus ; seule labstraction et la falsification idologique peuvent leur donner cette apparence, comme lindique clairement le Manifeste du parti communiste : alors que les rapports de production et de proprit sont historiques et que le cours de la production les rend caducs , lidologie bourgeoise les transforme en lois ternelles de la nature et de la raison107 . Le monde sensible lui-mme nest pas un objet donn directement de toute ternit et sans cesse semblable lui-mme, mais le produit de lindustrie et de ltat de la socit, et cela en ce sens quil est un produit historique, le rsultat de lactivit de toute une srie de gnrations, dont chacune se hissait sur les paules de la prcdente, perfectionnait son industrie et son commerce et modifiait son rgime social en fonction de la transformation des besoins108 . Cest prcisment cette historicit du monde social qui explique sa caducit, donc sa transformabilit. Autrement dit, historicit et matrialisme ne sont pas incompatibles. Ne pas lavoir compris, cest bien l lerreur de Feuerbach : Dans la mesure o il est matrialiste, Feuerbach ne fait jamais intervenir lhistoire, et, dans la mesure o il fait entrer lhis-toire en compte, il nest pas matrialiste. Chez lui, histoire et matrialisme sont compltement spars109. Ce qui articule matrialisme et histoire, ce nest rien dautre que la pratique en tant que pratique rvolutionnaire de sorte que le matrialisme historique se comprend comme matrialisme pratique. Cest pourquoi, pour le matrialiste pratique, cest--dire pour

    103. k. Marx, F. engels, lidologie allemande, op. cit., p. 67.104. Dans la mesure o, pour parler en termes spinozistes, laugmentation de la puissance de connatre

    implique une augmentation de la puissance dagir.105. k. Marx, Misre de la philosophie, op. cit., p. 119.106. ibid., p. 119.107. k. Marx, F. engels, Manifeste du parti communiste, trad. e. Bottigelli, paris, Flammarion, 1998, coll.

    gF , p. 96.108. k. Marx, F. engels, lidologie allemande, op cit., p. 24.109. ibid., p. 26.

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    le communiste, il sagit de rvolutionner le monde existant, dattaquer et de transformer pratiquement ltat de choses quil a trouv110 .

    Comment comprendre alors le rapport entre les conditions matrielles et la praxis rvolutionnaire ? Marx rappelle que toute action, et notamment laction historique, prsuppose les actes ncessaires la conservation de soi, cest--dire la production de ses moyens dexistence, lesquels ne sont donc pas trouvs l et sont produits dans des conditions dtermines : Ce quils sont concide donc avec leur production, aussi bien avec ce quils produisent quavec la faon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dpend donc des conditions matrielles de leur production111 , les individus agissant dans des limites, des prsuppositions et des conditions matrielles dtermines et indpendantes de leur volont112 . Ainsi, sil nest dactes effectifs que correspondant des conditions dtermines, ces conditions ne forment que des limites, des prsuppositions dune action alors rendue possible. Ds lors, la ncessit ne peut porter que sur les conditions mat-rielles qui rendent alors possible une praxis transformatrice, qui ouvrent une poque de rvolution. Dans LIdologie allemande, Marx parle dune tche prescrite par la situation actuelle : Notre poque nous a prescrit [hat vorgeschrieben] de nous librer dun mode de dveloppement bien prcis. Cette tche prescrite par la situation actuelle concide avec celle qui consiste donner la socit une organisation communiste113. Cest bien de prescription dont il sagit, et non dimposition114. Autrement dit, si la situation matrielle est indpendante de la volont des individus, la rvolution, elle, en dpend. Cest pourquoi la ncessit porte sur les condi-tions matrielles de la rvolution, et non sur celle-ci. Ds lors, cest par sa seule volont que le matrialiste pratique sengage dans la transformation de lordre existant produit par la ncessit des lois conomiques dun mode de production dtermin et formant lensemble des conditions matrielles rendant possible cette transformation pratique. Il y a donc bien un rapport dialectique entre les conditions matrielles et la praxis rvolutionnaire par lequel, un moment donn, la ncessit de fer devient une ncessit de faire115 . Cest pourquoi les rvolutions reculent constamment devant limmensit infinie de leurs propres buts, jusqu ce que soit cre enfin la situation qui rend impossible tout retour en arrire, et que les circonstances elles-mmes crient : Hic Rhodus, hic salta ! Cest ici quest la rose, cest ici quil faut sauter !116 , Marx retrouvant ainsi les paroles dsope cites par Hegel la fin de la prface des Principes de la philosophie du droit. Mais, si Marx reprend Hegel la thse du rapport dialectique entre la situation et laction, ce nest pas dans le sens dun retour au prsent, cest dans celui de sa transformation.

    110. ibid., p. 24.111. ibid., p. 15.112. ibid, p. 19.113. ibid., p. 445. traduction lgrement modifie.114. contrairement ce que suggre la traduction, propose par M. husson et g. Badia, de vorgeschrieben

    par imposer.115. c. Bouton, le procs de lhistoire, op. cit., p. 242-243.116. k. Marx, le 18 Brumaire de louis Bonaparte, op. cit., p. 123-124.

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    La praxis est donc conditionne par les circonstances, mais celles-ci le sont tout autant par celle-l : Les circonstances font tout autant les hommes que les hommes les circonstances117. Ce conditionnement

    rciproque, cest lhistoire qui permet de le saisir adquatement : Lhistoire nest pas autre chose que la succession des diffrentes gnrations dont chacune exploite les matriaux, les capitaux, les forces productives qui lui sont transmis par toutes les gnrations prcdentes ; de ce fait, chaque gn-ration continue donc, dune part, le mode dactivit qui lui est transmis, mais dans des circonstances radicalement transformes, et, dautre part, elle modifie les anciennes circonstances en se livrant une activit radicalement diffrente118. Mais, comprendre les lois agissant dans lhistoire, ce

    nest pas dfinir les lois de lhistoire. Aussi le pass nest-il pas simplement dpass dans le prsent ; il y est actuellement prsent sous de multiples formes, il sest prolong et fig comme rsultat pratique dans des formes dtermines (choses, ides, institutions, etc.) tout en tant encore efficace. Ainsi, le monde trouv-l, constituant les conditions matrielles prsentes, nest rien dautre que le rsultat de lactivit des gnrations prcdentes de sorte que la praxis dhier forme les conditions matrielles rendant possible une nouvelle praxis. Telle est la dialectique conditions/praxis en quoi consiste le processus historique : la praxis produit, en se ptrifiant sous de multiples formes, des conditions matrielles qui, leur tour, rendent possible la praxis. Ce moment o les conditions matrielles, les circons-tances, et lactivit humaine transformatrice concident dfinit la pratique rvolutionnaire : La concidence de la modification des circonstances et de lactivit humaine ou autotransformation ne peut tre saisie ou comprise rationnellement quen tant que pratique rvolutionnaire119. ce moment, la faisabilit de lhistoire prend tout son sens, la pratique rvolutionnaire transformant les conditions matrielles hrites de la pratique passe et se transformant elle-mme.

    Les hommes, les masses, cest--dire les individus rels font donc lhis-toire, mais ils ne peuvent la faire nimporte quand, ni nimporte comment. Il y a un karos pour la praxis rvolutionnaire : cest celui de la concidence des circonstances et de la pratique. Et la thorie de lidologie ne change rien laffaire. En montrant que ce nest pas la conscience qui dtermine la vie, mais linverse, Marx montre la ncessit de partir des conditions matrielles de possibilit de laction, et non des reprsentations de ces conditions et de ces actions. Cest pourquoi pas plus quon ne juge un individu sur lide quil se fait de lui-mme, on ne saurait juger une telle poque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matrielle, par

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