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*** Carnet de voyage au Spitzberg Kayak dans le cercle Arctique Août 2008 - Franck Gourdin

Carnet de voyage au Spitzberg Kayak dans le cercle Arctique · Carnet de voyage au Spitzberg Kayak dans le cercle Arctique *** Août 2008 Lorsque je donnais dans une conversation

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Carnet de voyage au Spitzberg Kayak dans le cercle Arctique

Août 2008 - Franck Gourdin

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Carnet de voyage au Spitzberg Kayak dans le cercle Arctique

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Août 2008 Lorsque je donnais dans une conversation le lieu de mes prochaines vacances, cela donnait ceci: « Cet été? Je vais au Spitzberg, c'est dans l'archipel du Svalbard!... », en général les gens fronçaient les sourcils; « Ah!?...C'est bien!...(silence) Et c'est où ça? » « Ben, à coté du Pôle Nord! » leur répondais-je, enthousiaste... « (re-silence)...Et qu'est ce que tu vas y faire au Pôle Nord alors? » « Ben, du kayak! »....en général mon interlocuteur marquait un nouveau silence, me regardait pour vérifier que je n'étais pas en train de me payer sa tête, puis changeait de sujet. Rares furent les fois où l'on me répondit: « Ouaahh!!! Génial du kayak au pays des ours polaires!!! »... Non, ça ce fut plus rare. Ma « jumelle » Virginie, grande voyageuse et sportive accomplie, y était déjà allée deux fois. J'avais vu ses photos magnifiques, écouté ses récits les yeux brillants, et mon ami Eric, trailleur, kayakiste, fondeur amoureux de la montagne, encadrait chaque été là-bas depuis trois ans en kayak ou en ski de rando des groupes passionnés par les défis sportifs et par cette Nature sauvage encore préservée. Monter un groupe homogène et motivé depuis la Guadeloupe fut paradoxalement assez facile. Aller dénicher le meilleur guide possible fut à peine plus dur. C'était Pierre Fijalkowski, qui avait formé en son temps Eric et que Virginie connaissait déjà de par un précédent voyage. Ils étaient devenus amis, elle m'avait parlé de lui, et lui avait parlé de moi. Chacun avait envie de rencontrer l'autre. Pierre avait remporté en 1991 le prix France Inter pour son aventure en Alaska: trois mois d'exploration en solitaire sur un kayak (prix qu’il partagea avec Florence Arthaud pour son exploit la même année dans la «route du Rhum » s'il vous plaît). Depuis, il avait poursuivi sur sa lancée, montant sa boîte Svalbard Nature et devenant en quelques années l'une des références locales pour les amoureux des vacances sportives immergés dans ce désert de glace. En mars le circuit était bouclé, nous ferions le tour de la baie d'Isfjord. Par mails interposés, il m'encouragea au moment où je m'envolais en avril direction la Corée du Nord pour tenter de rallier en courant « pour la paix » les deux capitales coréennes Pyongyang et Séoul. Je n'y parvins pas, mais je me souviens de son enthousiasme qui me fit chaud au cœur.

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Mai et Juin passèrent rapidement. J'en profitais pour m'équiper progressivement en vêtements techniques chauds et respirants. Je piaffais d'impatience sur mon île en Guadeloupe, courant, nageant, m'imaginant déjà au milieu des ours blancs, morses et autres phoques barbus. Juillet fut plus difficile, ma petite amie m'annonçant dans un premier temps qu'elle devait renoncer à cette aventure à cause de son boulot, puis me larguant aussi sec quelques jours avant le départ. J'arrivais au pied du voyage à Paris chez Virginie complètement groggy. Thierry un de ses amis qui faisait partie du voyage venait lui aussi d'arriver. La cinquantaine, le genre d'homme qui parle peu, mais sur qui on peut compter, un costaud au grand cœur, qui m'inquiéta néanmoins beaucoup quand il m'apprit qu'il s'était déchiré l'épaule quelques mois auparavant, que la douleur était toujours là, et qu'il fumait deux paquets de cigarettes par jour!... Mais je sais que je peux faire aveuglément confiance à ma « sœur jumelle »; elle connaît les hommes. Elle dirige aux quatre coins du monde des armées d'« ours » qui ont pour tâche de mettre en service les énormes stations d'épuration ou incinérateurs qui traitent les déchets des grandes capitales. Thierry a un petit défaut, il ronfle, enfin je ne sais pas si l'on peut appeler ça « ronfler », un grondement énorme qui semble venir des profondeurs et fait trembler les murs. La nuit du départ, je me suis réfugié dans la salle de bains, la tête dans la tuyauterie et un oreiller dessus, et je l'entendais encore malgré les deux murs qui nous séparaient!... Dimanche 10 août. Le départ: Le jour du grand départ est enfin arrivé. Nous retrouvons à l'aéroport de Roissy C.D.G le reste de la bande: Katell skippeuse bretonne amoureuse de la mer et de son copain Oli' ancien champion junior de karaté, Karen bretonne et skippeuse elle aussi avec qui j'ai découvert les Galapagos l'année précédente, et les deux marseillais JC le footeux et Mélanie qui évolue en ligue 2 française de volley. C'est bon de les retrouver, les Amis, les vrais, ceux qui vous soutiennent quand vous ne savez plus où vous habitez. L'aéroport s'est encore agrandi avec un nouveau terminal. Aux informations, la Russie vient de bombarder la Géorgie, sur fond de guerre froide et d'approvisionnement énergétique pour l'Europe (gaz, pétrole), le véritable enjeu de cette passe d'armes. La veille, c'était la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques à Pékin, avec cette belle image de la délégation iranienne présentant comme porte drapeau une femme ne portant qu'un léger voile et au doux visage. Bien sûr les commentateurs ne parlaient pendant ce temps que des chances françaises de médailles, sic. Mais moi je l'ai vue. Elle était belle. Nous partons pour une douzaine de jours en immersion complète, et hormis le téléphone satellitaire qui nous raccroche encore au monde et que nous n'utiliserons qu'en cas d'extrême urgence, nous serons complètement coupés du reste de la planète. Plus de télé, plus de radio, plus de portable, plus de journaux, plus de montre. Je relis un article sur les richesses énergétiques récemment découvertes en Arctique: 90 milliards de barils de pétrole et encore davantage de gaz. A titre de comparaison, les réserves américaines de pétrole ne se montent aujourd'hui qu'à 22 milliards de barils... Les enjeux sont donc énormes et les pays les mieux placés comme la Russie, les pays scandinaves dont la Norvège, les américains et les canadiens affûtent déjà leurs couteaux pour venir dépecer au cours des prochaines années cet Arctique encore « vierge et sauvage ». Sauvage ai-je dit? Sans aucun doute. Vierge? Plus tant que cela. Encore préservée des activités humaines, il en subit néanmoins les conséquences. En effet de par nos activités industrielles, viennent s'accumuler apportés par les courants aériens et marins, polluants, pesticides et métaux lourds qui contaminent petit à petit la faune et la flore, et donc toute la chaîne alimentaire. N'oublions pas non plus les marées noires (L'Exxon-Valdès en 1989), ainsi que tous ces bateaux militaires et sous marins nucléaires russes qui pourrissent tranquillement au fond des mers arctiques de Barents et Kara, et tous ces grands complexes industriels et chimiques issus de la grande époque soviétique qui s’étalent le long des cotes et qui n’en finissent pas de crever, doucement, en continuant à déverser sournoisement leurs déchets mortels en mer dans la plus totale indifférence internationale.

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Et que dire des populations autochtones, dépositaires de cultures millénaires et dont le rapport intime à la Nature force l'admiration face au vide éthique et idéologique de nos sociétés matérialistes occidentales? Quel avenir pour les Inuits du Canada et du Groëland, pour les Nénètses et les Yakoutes de Sibérie, et tous les autres? Les « autonomies » récentes (Nunavut au Canada en 1979, Groënland en 1999) constituent une première étape encourageante vers l'émancipation et l'autodétermination, mais les grandes puissances veillent. Le réchauffement climatique fait « fondre » les sols (le Permafrost), et l'érosion sans précédent des terres induite a pour conséquence la disparition ou le déplacement entier de communautés qui vivaient jusque là en parfaite harmonie avec la Nature qui les entourait. Ces communautés devront fuir, ou disparaître.

Une autre conséquence de ce réchauffement est la disparition progressive et de plus en plus rapide de la banquise. Les territoires de chasse des ours blancs s'évanouissent et s'ouvrent dans le cercle arctique de nouvelles voies de pénétration, qui seront à n'en pas douter malheureusement utilisées pour exploiter sauvagement en conséquence des richesses jusque là inaccessibles: le pétrole bien sûr, mais aussi le gaz, l'or et les diamants. Ces nouvelles routes vont aussi permettre d'ici quelques années à l'homme de contourner l'Amérique par ce fameux passage du Nord-Ouest réputé encore il y a peu infranchissable et où tant d'aventuriers par le passé ont trouvé la mort. Par là les armateurs feront bientôt transiter de monstrueux porte-containers et des super-tankers les cales bourrées de pétrole, faisant ainsi l'économie de plus de 9 000km par rapport à la voie classique qui emprunte le canal de Panama saturé. Mais les conditions météo dans le détroit resteront aléatoires, les points de ravitaillement quasi nuls, et donc les risques d'échouage

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importants, avec les conséquences dramatiques induites que l'on imagine sur le milieu naturel... Pauvres ours blancs...

Il n'y a pas de population première au Svalbard, et les dégâts sur l'environnement sont moindres en comparaison du reste, mais il est évidemment impossible de ne pas penser à tout cela lorsqu'on décide de s'aventurer dans ces contrées magiques. Le mot arctique vient du grec Arktos qui signifie ours par référence à la Grande Ourse. Arrivée à Oslo la capitale norvégienne. Première baisse significative de température. On décide de tuer les heures d'attente en allant se promener dans le centre de la capitale. Premières remarques: tout est très propre, pas un déchet dans les rues, pas même le moindre mégot de cigarette par terre. Souvenir: les toilettes du train, immenses, avec ses boutons et ses sas qui s'ouvrent ou se ferment en faisant Sschhh comme dans un film de science fiction. J'ai faim. Première saucisse locale, enroulée dans du lard, c'est très gras, j'aime bien. On erre près d'une marina où se trouvent de vieux voiliers en bois qui excitent mon imaginaire. La pluie nous pousse dans un pub, où nous commandons la pinte de bière de base. Dans mon enthousiasme je propose de payer la tournée du groupe, avant de me raviser sur les conseils de Virginie. Je jette un œil à la note: douze euros LA bière! Ouarchh!!! Les norvégiens ont l'un des niveaux de vie les plus élevés au monde avec leur pétrole et leur gaz off-shore qu'ils exportent, la production hydroélectrique couvrant quasiment la

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totalité des besoins du pays. Ce n'est pas par hasard s'ils sont appelés parfois les Emirs aux yeux bleus. Au niveau international, c'est un pays qui cherche à adopter une neutralité basée sur celle de la Suisse, critique mais indépendante à tout prix. La Norvège est une monarchie constitutionelle qui par référendum s'est toujours prononcée contre l'adhésion à l'Union Européenne. La monnaie est la couronne. C'est le premier pays au monde en termes de développement humain (santé, éducation, espérance de vie, produit national brut). Le centre d'Oslo n'est pas bien grand, les monuments et immeubles sont récents, cette ville a du être bien détruite durant la seconde guerre mondiale. Un petit crachin nous accompagne au retour, les rues sont calmes. On prend enfin l'avion. Encore trois heures avant d'arriver à Longyearbyen, capitale de l'archipel du Svalbard, aux mêmes latitudes que le Groenland et dont l'île principale est le « fameux » Spitzberg. Nous vivrons sous le soleil de minuit durant ce séjour. 24 heures sur 24 le soleil nous accompagnera. L'été arctique dure ainsi environ près de quatre mois par an (jusqu'à la fin du mois d'août), avant que sa grande sœur la nuit arctique ne lui succède quelques semaines plus tard, plongeant la région dans les ténèbres de la fin du mois d'octobre à mi-février. Les habitants sont des costauds; ils tiennent durant cette période de ténèbres en se rendant visite les uns chez les autres. Parfois une aurore boréale vient enchanter la nuit et le ciel déjà parsemé d'étoiles. J'apprend quelques mots avec l'hôtesse de l'air: Hou-den signifie au-revoir, Teuk merci, et Hi bonjour. J'ouvre mon appareil photo pour y faire un peu de ménage, six mois que je ne l'avais pas fait, et le referme cinq minutes plus tard les yeux brouillés et les dents serrées. C'est trop dur... Trop dur de faire le tri, d'effacer une par une toutes ces photos. Il y en a trop, des nuées de souvenirs accumulés me sautent au visage, j'enfonce le bouton arrêt... le cœur battant. Tant pis, j'enlève la carte mémoire. On verra ça plus tard, faudra sûrement que je trouve une autre carte dans un magasin. J'essaye de chasser les fantômes. On descend, l'avion plonge dans les nuages qui nous cachaient la vue. Le plafond est bas, c'est souvent, comme je l'apprendrai par la suite. On atterrit soudain, par surprise, en devinant au passage les premières montagnes sombres, et les premiers glaciers immaculés. Suis bouche bée. Jamais vu ça. Que c'est beau!!!

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Longyearbyen: Cette petite ville norvégienne, centre administratif de l'archipel, fut fondée en 1909, et doit son nom à M. Longyear qui créa ici la première compagnie d'exploitation du charbon. Les terres du Svalbard (le pays aux côtes froides dans la langue viking) comme je l'ai déjà signalé n'ont jamais hébergé de populations premières. Ce sont les Vikings qui les découvrent à la fin du XIIème siècle. Les premiers à y passer un hivernage en 1630, des anglais, déclarèrent: « Le climat est ici si dur que les animaux sont tous blancs! ». Durant plus de deux siècles, on y chasse la baleine, le morse, et des trappeurs y vivent de façon saisonnière. En 1899 on y découvre du charbon, et commence alors une ruée qui s'essoufflera vite. La qualité et la quantité n'y sont pas toujours. Aujourd'hui les norvégiens extraient encore environ deux millions de tonnes par an d'anthracite. Il reste encore aussi aujourd'hui en semi-activité une mine près de la petite ville de Barentsburg qui produit environ 0,2 millions de tonnes par an et où vit une communauté principalement russe (environ 800 personnes). Les conditions d'exploitation et de sécurité sont d'un autre âge. Une quarantaine de mineurs ont ainsi perdu la vie au cours des quinze dernières années, mais les russes n'en ont cure. L'enjeu pour eux bien sûr est d'occuper le terrain en prévision du futur. Un buste de Lénine à l'entrée de la ville rappelle la grande époque soviétique. De leur côté, les norvégiens dépensent plus de 300 millions de couronnes par an pour maintenir une présence humaine sur place, soit environ 2,4 milliards d'euros annuel. L'archipel du Svalbard a un statut ainsi un peu particulier: souveraineté norvégienne, mais libre droit d'établissement pour les nations voisines. Je n'oublie pas le coup de force récent des russes à la fin du printemps qui sous prétexte d'un programme scientifique (qui sont nombreux dans cette partie du globe) plantèrent depuis un sous-marin leur drapeau au fond de l'océan. Nous ne sommes plus qu'à 1300 kilomètres du Pôle Nord, à près de 80° de latitude Nord. L'avion tourne sur le petit aérodrome avant de s'immobiliser. Je me rue hors de l'avion pour aspirer mes premières goulées d'air frais et pur. Je ferme les yeux. Immédiatement je sens la force et les énergies qui courent ici autour de moi. Je suis émerveillé comme un enfant, vite rappelé à l'ordre par une hôtesse pour rejoindre les autres à l'intérieur de l'aéroport. Je n'ai pas encore fait attention au froid. C'est un ours empaillé qui accueille les voyageurs à l'intérieur, un gros bébé de 300 kilos abattu près de l'aéroport.

J'enfile vite des affaires plus chaudes avant de me ruer à nouveau dehors pour profiter de ces premiers moments: un vent glacé me caresse le visage, pendant que je respire à pleins poumons l'air si pur. Une jeune guide de Svalbard Nature, Sandy, a déjà pris en charge le reste du groupe que je rejoins rapidement, les joues déjà rouges.

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Nous sommes conduits en mini-bus à l'auberge. Premiers contacts avec la ville toute colorée. Nous découvrons Jérôme et Dominique qui se sont rajoutés au groupe pour pallier les défections de dernière minute. Jérôme est calme et réservé, un peu intimidé, il deviendra vite le poète du groupe. Dominique est une ancienne monitrice de ski de fond, aujourd'hui professeur de Taï-Chi, toujours en train de rire et de dégager des vibrations positives.

On s'installe dans les chambres. J'hérite de Jérôme. Je n'ai pas sommeil. Partout je ressens cette énergie, presque palpable. Je redescend avec mon cubi de 4,5 litres de rhum « Bologne » ramené de Guadeloupe, mes citrons verts et les maracujas (fruits de la passion) des Galapagos, histoire de fêter dignement notre arrivée avec les autres jeunes guides de l'agence qui nous ont rejoints. Ceux qui doivent encore conduire, l'air dépités, ne boivent pas une goutte d'alcool. Ici les autorités ne badinent pas avec cela. Aucun norvégien ne boit pendant la semaine, mais ils se lâchent sévèrement et se rattrapent largement le week-end arrivé! Je n'ai qu'un sujet de conversation à la bouche, l'ours polaire. En-ont-ils vus récemment? Oui!... J'essaye d'imaginer ce qu'ils me racontent, mon imagination s'emballe. Il est trois heures du matin quand je me décide à rejoindre ma chambre traversant la rue cahin caha le cubi de rhum à la main sous le regard ébahi de deux jeunes femmes russes qui me prennent en photo. Jérôme n'arrive toujours pas à dormir, bandeau sur les yeux. Je réalise alors qu'il y a un beau soleil qui éclaire la pièce! La couette où je m'étale est merveilleusement chaude. Je pense à Pierre qui je sais viens d'arriver à Longyearbyen à l'instant avec un autre groupe et va devoir enchaîner avec nous dès le lendemain matin. Je m'enfonce dans un sommeil de bienheureux. Lundi 11 août. Il est 8H45 quand j'ouvre les yeux, en pleine forme. Le groupe se retrouve au petit-déjeuner dans le Mess, un grand bâtiment qui sert de cantine et de salle de réunions. Nous dévorons des céréales, fruits (je sais que nous n'aurons pas l'occasion d'en manger beaucoup durant le séjour), charcuteries, gâteaux secs, et un grand thé brûlant. J'aperçois Pierre qui s'approche tranquillement de notre table. Je l'avais reconnu avec les photos. Il s'installe à côté de moi après nous avoir dit bonjour. Il n'a pas du dormir beaucoup! Il nous emmène ensuite en ville pour acheter quelques sous-vêtements techniques pour compléter notre équipement personnel. Des marques norvégiennes introuvables en France et encore moins en Guadeloupe. C'est cher mais c'est chaud. Je me retrouve torse nu dans la boutique à essayer un maillot de corps quand Pierre me fait remarquer que cela ne se fait pas ici, pas l'essayage, mais la nudité. La vendeuse me regarde de travers en effet. Ben quoi!? Pourtant le week-end arrivé ces dames d'après ce que m'en racontera Pierre ensuite sont capables dans les bars de jeter un préservatif sur le comptoir près duquel est assis le mâle qui a retenu leur attention!... Paradoxes de la culture norvégienne... Dehors un petit crachin breton nous accueille. Nous pénétrons ensuite dans le petit supermarché de Longyearbyen,

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et je découvre les prix les plus élevés que j'ai jamais vus. C'est peut-être le supermarché le plus cher du monde. J'achète quelques cartes postales, Olivier une fiole de cognac et un cubi de vin pour le voyage. Retour au Mess, présentation et préparation du matériel. On découvre nos combinaisons de cosmonautes qui nous accompagneront sur les kayaks. Elles sont faites pour des hommes, et je devine déjà de grands moments de solitude pour les nanas du groupe lors des futures pauses pipi! On traque le moindre trou à la colle: il faut que l'étanchéité soit parfaite. Nous essayons aussi les salopettes bleues en laine qui seront notre habit de base sous la combinaison et le soir. On range nos affaires personnelles dans des poches étanches, chacun emmène le minimum vital, dont des lingettes pour la toilette, quelques sous vêtements. Pierre nous narre quelques histoires d'ours. La dernière touriste qui s'est faite dévorer il y a quelques années s'est faite attraper ici à 200 mètres des premières habitations. Il tombait de la neige, elle avait cru voir un renne et s'était approchée de cette tâche en mouvement. C'était malheureusement pour elle un jeune ours d'une centaine de kilos, donc pas bien gros, mais au lieu de s'immobiliser et/ou d'utiliser son pistolet d'alarme et/ou d'écarter les bras en gesticulant en chantant l'internationale ou une chanson paillarde, bref de tenter de lui faire peur, celle-ci fit volte-face et prit ses jambes à son cou. L'ours court vite, jusqu'à 30km/heure. Elle devint une proie naturelle par son comportement panique, et malgré sa taille, l'ours la rattrapa et la tua. Il nous explique aussi que les mamans ours gardent leurs petits (un ou deux suivant les portées, rarement trois) durant les trois premières années de sa vie. Elles lui apprennent à survivre et à chasser les phoques sur la banquise. L'ours polaire est un nomade. Il n'a pas de territoire fixe et peut parcourir jusqu'à une centaine de kilomètres en une journée pour se nourrir! Les ours mâles suivent les femelles à l'odeur et cherchent à tuer les petits, afin que celles-ci redeviennent fertiles et en état de s'accoupler. Les plus gros mâles peuvent peser jusqu'à 700 kilos (ce sont les plus gros ours du monde), soit plus de deux fois la taille de celui que j'ai vu à l'aéroport. Rhhhooôô!!!

Avant notre arrivée, Pierre a été coincé avec un autre groupe deux jours durant dans une tempête. Impossible de bouger, il fallait

attendre, dormir, manger, et encore attendre, tout en surveillant le camp en permanence malgré une visibilité extrêmement réduite propice à des rencontres soudaines... Au fur et a mesure de ses récits, je sens monter en moi l'excitation, j'écoute l'appel de cette Nature sauvage. Plus il en rajoute, plus mes yeux se mettent à briller. Nous nous rendons près du port afin de re-conditionner pour le départ le lendemain la nourriture stockée dans des containers, à n'en pas douter en provenance de France: saucissons secs, céréales bio, graines de quinoa, et ce qui deviendra notre quotidien, les soupes chinoises à réchauffer! Les déjeuners se feront en général sans accoster, directement sur le kayak, et seront constitués essentiellement de barres énergétiques et chocolatées, mars, twix, etc. Karen en glissant les barres de chocolat dans des sacs hermétiques semble apprécier ce programme culinaire. Le groupe réagit bien, chacun cherche à prendre des

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responsabilités. C'est bon de sentir cet esprit d'équipe et la bonne humeur qui l'accompagne. Enfin, ce n'est que le début! Nous nous divisons ensuite. Pendant que certains vont vérifier et préparer les bateaux, j'accompagne Pierre au supermarché avec Karen pour compléter les repas du séjour. Il y a des tas de plats inconnus lyophilisés dans les rayons. Pierre adore cuisiner. Dans deux jours les filles commenceront à l'appeler Maïté. Pour l'heure, je le vois rajouter dans le chariot trois bouteilles d'huiles et me dis que le régime Spitzberg doit être particulièrement riche...Je ne trouve pas de carte mémoire pour mon appareil photo numérique, tant pis, je ne pourrai pas prendre autant de vidéos que j'aurais voulu. Pierre nous emmène ensuite dans un bar spécial où le patron sert des cognacs et autres alcools nobles de tous âges. Il y a tous les cognacs possibles depuis 1896, un trésor. 300 euros pour un mini-verre millésimé de 1908!

Les « lâchages » le week-end sont énormes. Il nous dépose ensuite dans un autre où je commande ma première bière arctique pendant qu'il part récupérer des affaires dans l'appartement qu'il loue avec le reste de son équipe de guides. Ceux-ci ont de la chance. Les guides des deux agences concurrentes dorment quant-à eux au camping à leurs retours, où les conditions sont bien plus rudes. Pas de « demi » (25 cl) ici non plus, c'est directement la pinte de 50cl. A peine servie Pierre déboule et m'oblige à la vider d'un cul sec qui entraîne un effet euphorisant immédiat. Gniiii. On rejoint les autres. Nous embarquerons demain matin sur le bateau norvégien PolarGirl qui transporte des touristes et un peu de frêt. Des sternes arctiques se chamaillent déjà au-dessus de nos têtes; j'admire leurs vols à la fois vifs et gracieux. Les lumières rasantes au-dessus de l'eau sont fantastiques. C'est l'heure de dîner. Au menu ce soir steak de baleine accompagné de frites. C'est dense, il,faut de bonnes dents, cela me rappelle un peu de loin par le goût le saumon, ou du foie. C'est plus gras aussi. 23 euros le kilo. Les norvégiens ont négocié un quota d'abattage de 300 baleines par an sur un cheptel total estimé entre un et deux millions d'animaux. Rien à voir avec les japonais qui traquent ces animaux sur toutes les mers du globe en achetant les voies des petits pays pour continuer à pêcher coûte que coûte.

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Je continue auprès de Pierre mon apprentissage de la culture norvégienne: ici les femmes peuvent se permettre d'aller voir ailleurs, malgré la désapprobation du mari. « Elle reviennent de toute façon. » me dit-il. Là, cela me plaît déjà moins. Pauvres norvégiens. Mais peut-être font-ils la même chose de leur côté. Une fois le dîner avalé, on enfile nos combinaisons pour les asperger, les bras en croix, d'un produit sous forme de spray censé les rendre encore plus étanches, sous le regard intrigué de touristes qui feront sans doute le voyage sur un bateau. Ensuite, après la préparation des sacs personnels, briefing sur carte dans une espèce de cagibi glacial des « galères » qui nous attendent, le groupe écoute, stoïque, mais pâlit quand même quand Pierre annonce la température la plus froide jamais enregistrée à Longyearbyen: -46°C...Nous allons parcourir si les conditions météo le permettent entre 200 et 300km en kayak, passant d'un campement à l'autre, slalomant entre les fjords, glaciers et autres icebergs. Les russes et les norvégiens ne se mélangent pas: la route depuis Longyearbyen n'atteint même pas la petite ville russe. Dehors, c'est le soleil de minuit. Le plafond nuageux s'est levé, faisant apparaître le bleu du ciel. Des lumières fantastiques jouent sur les plaques de neige. Je suis émerveillé. Nous partageons avec Oli' un peu de tabac en profitant du moment. Je pense à elle. J'enrage! Pas facile de tourner la page, quand cela fait des mois que vous préparez l'aventure avec votre amie et qu'elle vous abandonne presque au pied de l'avion. Je m'écroule dans mon lit douillet, dernier confort avant longtemps. Jérôme mon compagnon de chambrée dort déjà profondément, masque sur les yeux, bouche ouverte, l'air apaisé. Mardi 12 août. 6H30. Le grand jour est arrivé. Jérôme fait et refait ces bagages quand j'ouvre les yeux. Il faut se bouger, le PolarGirl n'attend pas, les norvégiens sont des gens ponctuels. Au petit-déjeuner, nouvelles informations et consignes sur l'ours blanc. Depuis mon arrivée de toute façon, je sens confusément que je ne suis pas le plus grand prédateur dans le coin. Il y a ici un animal plus puissant et plus malin que moi, je le sens instinctivement, comme un signal d'alarme qui résonne dans ma tête. Il est le plus grand carnivore terrestre du globe, capable de toutes les ruses. Mais il est aussi curieux, inventif, et joueur. Je piaffe d'impatience d'en voir un! Après quelques « chaînes » improvisées et deux sacs explosés, le matériel est embarqué en un temps record. Je sens un peu de fatigue, mais impossible de faire comme les autres et gagner un peu de repos. Je me rue sur le

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pont, le vent glacial me rougit les joues, les mouettes nous accompagnent. J'explore le bateau, pour finir par trouver un coin tranquille et confortable. J'ai à peine fermé les yeux qu'une sirène annonce notre prochain débarquement. Le bateau ne pouvant accoster, c'est un zodiac qui nous amènera sur la berge, les kayaks attachés à la queue leu-leu derrière. Cette fois , les sacs sont chargés avec minutie et attention. Pierre m'appelle avec Katell et Mélanie pour faire le premier aller-retour, pas la peine de le dire deux fois. Je bondis. La trentaine de touristes sur le bateau nous salue pendant que le zodiac s'éloigne... Ça y est! Après avoir sauté dans l'eau mes pieds équipés de bottes de jardin achetées 12 euros à Bricorama foulent enfin la toundra! Pas le temps de jouir du moment; il faut décharger, monter les affaires, tirer les kayaks, réceptionner le restant du groupe...ouf!

L'aventure peut commencer. Première exploration dans la toundra, histoire de se familiariser avec notre nouvel environnement. Oli' déniche une dent de morse, l'ivoire est poli par le temps. Chacun essaye son « pétard », une espèce de stylo que l'on devra porter en permanence sur terre comme sur l'eau et destiné à repousser l'ours en cas de nécessité. Il faut tirer entre sa position et la notre, ça fait beaucoup de bruit, quelques étincelles et un peu de fumée. Normalement cela doit suffire à l'effrayer. Cet essai ne semble pas avoir perturbé un groupe de trois rennes qui broutent consciencieusement à une centaine de mètres de notre position. Je suis déjà fasciné par les petites fleurs locales, les fesses en l'air et le nez dans la toundra. De retour aux kayaks, nous tombons nez à nez avec notre premier renard polaire, peu farouche et qui ne décide de s'éloigner qu'au moment où chacun se précipite sur son appareil photo.

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Il faut maintenant découvrir nos kayaks, se familiariser avec les pédales à l'intérieur qui sont reliés à un gouvernail extérieur, ce qui facilite les manoeuvres, surtout ici avec les courants et les vents changeants. J'avais déjà fait l'expérience de ce genre de kayak dans le détroit de Magellan en face de la Terre de Feu, au cours d'une sortie gravée dans ma mémoire. Cette fois là j'avais déniché à l'époque le seul guide kayak du coin à Puntas Arenas, Coti, descendant métissé des premiers indiens, l'oeil bleu et la crinière noire. Un Amoureux de la Nature, un vrai. Les conditions météo n'étaient pas bonnes, et les autorités maritimes qu'il venait d'appeler lui avait donné l'ordre de ne pas s'aventurer dans le détroit ce jour là. Que ce soit plus bas vers le Cap Horn ou dans le détroit, se rencontrent les eaux des deux grands océans, le Pacifique et l'Atlantique, et cette rencontre est...explosive. Tous les marins respectent et craignent cet endroit. J'étais effondré, mais il était hors de question que je renonce à ce projet: je venais de descendre en solo tout le continent sud-américain, affronté quelques belles galères, j'y étais, et c'était la dernière journée avant le retour, donc maintenant ou jamais. Mes « arguments » finirent par avoir raison de Coti qui gardait le silence en observant l'horizon pendant que je vitupérais. Il se tourna lentement vers moi quand j'eus fini de parler, puis me dit calmement: « Tu es aussi fou que moi, alors ok on y va... ». Ces yeux brillaient. La suite fut mémorable. A peine familiarisé avec le jeu de pédales, je découvris les joies des vents « catabatiques », dont je parlerai après, et de courants complètement insensés, m'emmenant valdinguer dans tous les sens. Entre les courants, les vents et le mauvais temps qui creusait l'eau, Coti et moi étions heureux comme deux gamins. Je pris vite confiance, avec Coti serein qui me parlait de son amour et de son profond respect pour la Nature. En face, j'apercevais la Terre de Feu. Coti m'expliqua qu'aucun kayak n'avait jamais réussi à rejoindre le continent sud-américain depuis la Patagonie jusqu'en Terre de Feu en traversant le Détroit de Magellan (depuis notre rencontre en 2002, le défi a fini par être relevé avec succès, zut). Lui avait déjà fait deux tentatives en solitaire, mais à chaque fois les conditions météo extrêmement changeantes le firent renoncer après plusieurs heures d'effort. Il fallait de l'argent aussi, et Coti n'en avait pas. J'étais en train de le convaincre de tenter l'expérience avec moi au cours d'un prochain séjour, commençant déjà à m'enflammer, à imaginer cette aventure, quand survint La Vague. Je ne sais toujours pas d'où elle venait. Une espèce de masse énorme arrivant droit sur nous, noire, très vite. Coti me hurla quelque chose que je n'entendis jamais, l'instant d'après la vague le recouvrait, et moi avec. J'eus juste le temps de prendre une goulée d'air, avant de me retourner. L'eau glaciale s'engouffra partout dans ma combinaison, je suffoquais. Je ne sais pas comment je m'y pris, ne sachant pas esquimauter, mais je mis un énorme coup de rein la tête à l'envers et l'instant d'après je refaisais surface, dégoulinant, transi jusqu'à la moelle. Coti venait de faire la même chose. Nous devions avoir l'air tous deux bien pitoyables. « C'était quoi ça !?!? » hurlais-je. Nous nous regardâmes, et l'instant d'après nous partîmes tous les deux d'un grand éclat de rire, tout heureux de s'en tirer à si bon compte. Je suis certain avec le temps qu'il y a une force supérieure qui protège les fous. J'en ai trop fait l'expérience. Et nous poursuivîmes la balade, pagayant vigoureusement pour se réchauffer. Je repensais à cela en essayant les pédales, le sourire aux lèvres. Chacun reçoit la responsabilité d'une partie du matériel et de la bouffe. Chaque centimètre cube des compartiments étanches est utilisé. On met nos combinaisons, Karen sera ma coéquipière, chacun s'enduit les pouces de vaseline, et l'on pousse les kayaks à l'eau. Rhhaaâ ils sont horriblement lourds! Nous sommes harnachés comme des bourriques. On fixe nos jupes, les doigts un peu goures, et c'est parti! Cinq kayaks bi-place et le mono de Pierre se lancent sur les eaux glacées. De suite je me sens très à l'aise. Contrairement à ce que j'avais imaginé ils sont assez rapides, grosse inertie, mais relativement maniables malgré la taille. J'ai tendance à pagayer comme avec un mono, en force, mais Pierre l'oeil expert me montre un autre geste, plus économique et plus souple. C'est lui qui a imaginé et dessiné ses kayaks, les Belougas. Ils sont stables et je suis encore abasourdi de la quantité de choses que l'on vient d'y mettre.

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On traverse un fjord, puis notre premier glacier, qui doit faire près de deux kilomètres de long. D'énormes détonations claquent dans l'air, c'est le glacier qui avance sur sa morène. Admiration. Humilité. A son approche, la température descend aussitôt. Avec les efforts fournis en pagayant, je ne ressens pas la morsure du froid. On a dû pagayer environ cinq heures pour la première étape. Pierre s'arrête ou poursuit en fonction des conditions météo, mais la condition sine qua non pour monter le campement est toujours la même: un ruisseau qui court à proximité, qui nous fournit directement eau potable et permet de cuire les aliments. J'apprend que les Inuits viennent du Japon. Ils sont arrivés en Alaska et au Groenland durant la fin de la dernière période glaciaire il y a environ 10 000 ans, mais ils ne poussèrent pas jusqu'au Spitzberg resté vierge de toute humanité pendant des millénaires. Il faudra plus de trois heures d'efforts pour la première fois entre l'accostage et le campement monté et organisé. Ces gestes nous deviendront vite familiers par la suite. On commence par tirer les kayaks hors de l'eau, puis on prend une grosse respiration et on enlève la combinaison étanche, avant de se précipiter vers nos affaires sèches et chaudes préalablement sortis du kayak qu'on enfile prestement. C'est un moment désagréable, lorsque vous êtes inondés de transpiration, le corps fumant, qu'il faut tout enlever avec les doigts raides qui bafouillent, et que bien sûr les vents espiègles en profitent pour vous caresser l'échine jusqu'aux orteils pendant que vous pestez et insultez tous les saints du calendrier en essayant d'enfiler votre pantalon! Pendant ce temps, Pierre plus rapide en profite pour faire un tour de la zone armé de son calibre 44, le flingue de Clint Eastwood dans l'inspecteur Harry. La plupart des autres guides possèdent un fusil, au moins du 12mm. Ils dorment avec. Après avoir enfilé des fringues sèches, on décharge les kayaks, par petits tas fonctionnels, puis il faut monter la tente Mess, une sorte de tipi qu'il faut tendre au maximum avec de grosses pierres, de très grosses pierres. Après, ce sont nos propres tentes tunnels bi-place qu'il faut monter. Je me retrouve avec JC le marseillais, grand supporter de l'OM dont le caractère me plaît de plus en plus. A son retour il deviendra papa, d'autres aventures en perspective. Une fois les tentes installées, il faut aller chercher aux alentours des bois. Il n'y a pas d'arbres au Spitzberg, le climat est trop rude. On en trouve sur la plage ramenés par la mer, qui viennent parfois de très loin en Russie, des troncs qui descendent les fleuves sur plusieurs milliers de kilomètres et qui nous serviront de sièges et de meubles dans la tente Mess. En dehors de Pierre, les deux plus « costauds » du groupe sont Oli' et moi, Thierry étant diminué par son épaule. Aussi mettons nous un point d'honneur à rapporter au campement les pierres et troncs les plus lourds. Nous apercevons tous les deux à environ deux cent mètres les

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restes d'un camp abandonné et décidons d'aller y chercher les grosses pièces de notre futur mobilier. On s'éloigne. Je pressentais la suite, Oli' aussi. Un cri de Pierre au loin nous arrête net. Nous n'avons pas respecté la règle absolue n°1 qui est de rester toujours groupé, et l'on se prépare en se regardant à prendre un savon légitime. Pierre arrivé à notre hauteur avec le reste du groupe nous réprimande comme prévu, mais sans trop nous pourrir. Les filles sourient pendant que nous laissons passer l'orage en regardant nos pieds. Il y a dans cet ancien campement de belles pièces de bois et même de quoi improviser une table de cuisine.

Les sacs plastiques contenant la nourriture sont mis ensemble à bonne distance des tentes, au moins trente mètres. L'ours polaire a un flair incroyable, capable de faire la différence du contenant entre deux boites de conserve fermées...Il peut flairer notre présence à plus de deux kilomètres et s'approcher du camp attiré par l'odeur. Depuis l'entrée de la tente Mess, le guetteur doit pouvoir apercevoir toutes les tentes, les kayaks et les réserves de nourritures. Il faut ensuite aller chercher de l'eau au ruisseau dans des poches plastiques, tous ensemble, il n'y a qu'une arme. Aucun traitement, pas la moindre désinfection nécessaire, on la boit directement. Ensuite, affamés comme des loups, tout le monde s'installe dans la tente Mess et chacun fixe, la bave aux lèvres, chaque mouvement de Pierre qui attaque la cuisine et prendra dès le lendemain le surnom de Maïté. Depuis le matin, nous n'avons dans le ventre que des barres céréales ou chocolatées. Le rhum Bologne ramené de Guadeloupe accompagné de ses citrons verts et du sucre de canne remporte un franc succès. Les recherches pour retrouver le cubi de vin s'avèrent par contre infructueuses. Bizarre. Il faudra gérer notre stock, soit une poche de 4,5 litres de whisky-cognac et un cubi de rhum qui a déjà pris une claque! Nous dégustons nos premières soupes chinoises, épicées et pimentées, excellentes, avant un énorme plat de pâtes qui disparaît en quelques minutes. Il est minuit passé. Puis viennent les explications pour les tours de garde. A tour de rôle, chacun se retrouvera seul(e) une heure à veiller sur le camp. En cas d'alerte, il faut réveiller Pierre et si besoin utiliser nos stylos-pétards, voire le pistolet d'alarme. J'imagine déjà ces moments d'intimité seul avec soi-même face à cette Nature sauvage toute puissante...J'ai aperçu tout à l'heure sur le kayak mon premier phoque. L'ambiance est bonne, tout le monde rit beaucoup, mais la perspective de se faire réveiller au milieu de la « nuit » nous fait tous regagner nos tentes. Celui qui commence le premier tour de garde est aussi de corvée pour faire la vaisselle, ce qui est bien la moindre des choses, sachant qu'ensuite il pourra dormir du sommeil du bien heureux jusqu'au lendemain matin! Mardi 13 août. 06H00. Je suis blotti bien au chaud dans mon duvet lorsque Dominique vient doucement me réveiller pour mon premier tour de garde arctique.

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Je suis excité comme une puce et me rue hors de la tente, sans réveiller bien sûr mon collègue JC qui peut encore dormir une heure. Le spectacle qui m'attend est féérique. Les rayons du soleil jouent sur la neige et la glace, tout est calme, pas le moindre souffle de vent. Dominique semble partager mon émerveillement: ses yeux sont pleins d'étoiles, et elle me raconte tous les oiseaux qu'elle a vus pendant son tour. Me voilà enfin seul face à cette immensité, seul gardien de la sécurité du groupe, l'esprit et le corps fonctionnant à plein régime. Après mes salutations au soleil, les yeux grands ouverts, je relance le réchaud pour faire de l'eau chaude. Cela fait moins de cinq minutes que je suis dans la tente Mess quand j'entend le vent qui se lève. Quelques instants plus tard, il se met à souffler et une neige fine se met à tomber. Je retourne dans la tente. J'écris, le pistolet d'alarme sur mes genoux, quand j'entend le vent qui se calme subitement. Je retrouve dehors un silence absolu, les nuages ont déjà disparu, et seule la neige sur le sol et les tentes me permet de dire que je n'ai pas rêvé. Incroyable ces changements climatiques en quelques minutes à peine! Impossible dans ce moment alors de ne pas penser à elle. Elle aurait dû être là. Je ravale ma douleur. Il est sept heures quand je réveille JC, presque à contre cœur. Je lui prépare un bon café pendant qu'il s'habille, et c'est à nouveau la tempête qui me souhaite une bonne fin de nuit quand je regagne la tente. Nous avons découvert l'usage de la pelle embarquée sur un kayak. Elle ne sert pas à fabriquer un igloo, même si elle en est certainement capable, ce n'est pas la saison, mais nous permet de limiter l'impact de notre groupe sur le fragile milieu naturel...En clair, c'est « la pelle à caca ». Nous l'utilisons pour jeter nos excréments à la mer. En effet les conditions climatiques sont telles (le sol est gelé plus de dix mois dans l'année) qu'il n'y a quasiment pas de micro-organismes capables de dégrader la matière organique dans le sol. Il faut près de vingt ans pour dégrader une crotte de renne à titre d'exemple. Donc on n'enterre pas. Si l'on ajoute à cela qu'il n'y a qu'une seule pelle et qu'il ne faut pas comme vous l'avez maintenant compris se séparer du groupe, cela donne lieu à des moments d' « intimité » remarquables!...On s'y fera vite, de toute façon quand le vent souffle et que vous êtes transi vous expédiez la commission à très grande vitesse! Allongé en position sarcophage dans mon duvet, je songe à Virginie qui voudrait revenir ici pendant le mois d'avril, au

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sortir de l'hiver. L'idée me plaît déjà. Malgré le froid, pour le moment mes mains nues écrivent et pagayent sans problème. Pourvu que cela dure! Un moment plus tard, je suis réveillé par la tête de Pierre rentrant dans notre tente. Il faut qu'on sorte tout de suite. JC écrase à coté du sommeil du bienheureux. Gnniiii. Qu'est ce qui se passe? C'est déjà le départ? Je sors le premier. « Oh putain!!! » Les rafales de vent ont cassé l'arceau principal de notre tente, et celle-ci malgré les grosses pierres posées autour était en train de s'écrouler sur nous! J'apprend avec Pierre à bricoler avec ingéniosité l'arceau, comme neuf en quelques minutes. La réparation effectuée, les pierres enfoncées dans des trous pour les soustraire au vent, JC retourne se coucher pendant que j'accompagne Pierre jusqu'au ruisseau pour y aménager une réserve d'eau avec une planche et quelques cailloux. Je m'éclate comme un enfant. Le vent tourne sans arrêt. Les tours de garde sont terminés, mais le vent souffle toujours. Impossible dans l'immédiat de prendre la mer. Pierre laisse tout le monde dormir ou se reposer. Dans la tente Mess, à deux, il entreprend de m'expliquer les moeurs norvégiennes. Notre culture latine est mise à mal ici! Mieux vaut ne pas être trop jaloux, les norvégiennes sont volages et leurs petits copains doivent endurer cela avec stoїcisme. Mais, de toute façon m'explique-t'il une nouvelle fois, elles reviennent toujours! Ah bon alors. Il déborde d'anecdotes savoureuses. Je me rend vite compte comme me l'avait laissé entendre Virginie que nous avons beaucoup de points communs. Derrière l'aventurier se cache un homme sensible et secret. Il entreprend ensuite sous mon regard attentif de réparer à force de colle résineuse et d'ingéniosité l'ouverture d'un compartiment étanche de kayak. La fermeture éclaire de la tente Mess qui se bloque, et hop intervention immédiate. Notre réchaud à essence semble encrassé, et hop démontage de la tuyauterie. Pierre ne laisse aucun problème s'installer, aussi minime soit-il. Expérience... J'apprend les oiseaux. J'écoute le glacier qui avance et les détonations induites audibles à plusieurs kilomètres. Il est 14 heures quand le groupe se lève enfin. Beaucoup ont connu de grosses difficultés pour s'endormir, ou se rendormir après leur tour de garde. Après un petit déjeuner copieux, Pierre nous emmène non loin de notre camp sur une hauteur pour observer à la jumelle les vagues dans le prochain Fjord. L'examen est sans appel: on ne bouge pas pour le moment. Chacun enfile donc ses bottes pour une excursion aux alentours. Les miennes achetées en catastrophe à la dernière minute dans un Bricorama en Guadeloupe au rayon jardinage ne m'inspirent pas confiance. Premiers pas dans la toundra. Pierre marche d'un bon pas. Nous tombons nez à nez avec les restes d'un renne mort pendant le dernier hiver. Autour de la dépouille les poils de son pelage hivernal couvrent la toundra d'une blancheur immaculée. On en compte environ 10 000 sur l'archipel.

On traverse une ancienne morène où les eaux arctiques s'avancent à marée haute, en clair une immense étendue boueuse où l'on s'enfonce avec délectation. Revenus sur la terre ferme, nous suivons un « chemin » de pierres remontées depuis peu à la surface, et formant des cercles. Ici le sol « respire » entre les périodes de gel et de dégel. Nous apercevons soudain à une centaine de mètres sur une crête un petit troupeau de six rennes. Eux-aussi nous observent. Les plus gros peuvent peser au sortir de l'été jusqu'à 90 kilos. Nous nous couchons pour mieux les détailler. Il est bien agréable de s'allonger sur un tapis odorant et

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moelleux à souhait. Les rennes l'été jouent une course contre la montre. Le poids d'un renne adulte à la fin de l'hiver varie entre 40 et 50 kilos. En l'espace de deux mois à peine, il doit prendre plus de 30 kilos pour espérer passer l'hiver où il ne trouve plus aucune nourriture! Résultat: quand il n'est pas en train de nous observer avec curiosité, il a la tête dans la toundra occupé à dévorer avec application lichens, sphaignes, mousses et autres plantes adaptées. Pour l'ours, c'est exactement le contraire: il se nourrit davantage l'hiver en chassant sur la banquise, et vit principalement sur ses couches de graisses durant l'été. Nous arrivons enfin à la cabane en bois. Du dehors en s'approchant, on distingue nettement des traces de griffes sur les planches extérieures, parfois situées bien au-dessus de ma tête. Les toilettes extérieures permettent de jouir d'un paysage sublime qui embrasse toute la baie. Cette cabane sert visiblement de temps en temps à des chasseurs ou à des fêtards qui traversent la baie depuis la cité russe de Barentsburg pour venir y passer quelques jours. Je suis émerveillé par les couleurs de la toundra. Des dizaines de fleurs odorantes et minuscules tapissent le sol spongieux. Nous faisons connaissance avec le seul arbre du Svalbard, un saule nain qui ne dépasse pas les 4-5 centimètres de hauteur!

L'Automne arrive, ses feuilles sont déjà en train de jaunir. Environ un kilomètre avant de rejoindre le campement, nous tombons sur nos premières traces d'ours. Les marques laissées par les grosses pattes sont bien nettes dans le sol boueux. Sont-elles fraîches? Difficile à dire. Virginie m'initie à la dégustation des feuilles d'une petite plante herbacée qu'elle a joliment baptisée la « salade de Pierre ». C'est délicieux, un bon complément alimentaire au régime hypercalorique et sans fibres qui nous attend. Sur l'une des dernières crêtes, j'aperçois à mes pieds des cailloux jaunâtres qui ressemblent étrangement à des coraux. C'en est bien d'après Pierre. La question est plutôt: comment sont-ils arrivés là?! Ces coraux grandissent en effet à plusieurs douzaines de mètres sous la surface des eaux et servent de nourriture en particulier aux morses qui en avalent de grosse quantités. Seule hypothèse alors acceptable: une colonie de morses a vécu dans ce coin à une époque où le glacier arrivait jusqu'au pied de la colline: ils profitaient du soleil paresseusement étalés sur le sol en régurgitant de temps en temps les coraux. Enfin après cinq heures de marche, nous rentrons au campement fourbus, ivres de vent, de pluie et de lumière. Le vent souffle toujours. Les tentes ont tenu. Nous les renforçons avec de nouvelles pierres disposées tout autour de manière à ne lui laisser aucune prise. Tout le monde se réfugie sous la tente mess où Pierre-Maïté a commencé à faire chauffer les fourneaux.

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Le cubi de rhum prend à nouveau une méchante claque à l'apéritif. Malgré nos efforts, impossible de remettre la main sur le cubi de vin rouge acheté une fortune par Oli'. Celui-ci a dû rester à Longyearbyen et faire le bonheur d'un autre groupe...Katell qui n'aime pas les alcools forts est ravie: au choix rhum ou cognac, soit neuf litres au départ! Le dîner dans la foulée est dévoré en quelques minutes. Je découvre les fameuses biscottes suédoises WASA. Chacun nettoie scrupuleusement sa gamelle. Une lampée de cognac pour noyer le tout et je sens alors une douce quiétude m'envahir. Notre tente est passée « trois » cette nuit avec la tournante, la plus mauvaise place pour les tours de garde, car située au beau milieu de la « nuit ». Ça va être dur! Je rejoins vers une heure du mat' JC qui dort paisiblement. Le vent continue à chanter. La température a baissé. Je rêve que je cherche à rejoindre mon ex-petite amie. J'évolue dans des décors sombres au milieu de la campagne belge, croisant un moment une mère hagard aux longs cheveux noirs qui vient de perdre son enfant. Plusieurs fois je suis sur le point de la rattraper, mais à chaque fois je la reperd, et finis par renoncer, agacé. J'ouvre les yeux, alerte, comme si je venais de vivre effectivement ces moments. Il me faut quelques instants pour me rendre compte que je ne suis pas sur une route de campagne en Belgique. Dominique vint me « réveiller » quelques instants plus tard. Cette fois c'est une petite pluie fine et froide qui m'accueille. J'ai la chance un moment après, en m'approchant silencieusement, de voir le décollage sur la mer d'un groupe de guillemots, un oiseau noir profilé capable après un piquet d'attaque aérien de nager sous l'eau tel une torpille pour attraper les petits poissons dont il est friand. La tisane me réchauffe les mains. Le vent est tombé. Si les conditions se maintiennent, nous pourrons sûrement repartir. Mercredi 13 août. Dominique a du me réveiller vers huit heures. Depuis, impossible de me rendormir. J'aime ces solitudes vigilantes, le pétard autour du cou, le carnet et le crayon dans une main, les jumelles dans l'autre. J'écoute. Je regarde. Je sens. Je touche. Je ré-apprend à utiliser mes sens atrophiés. Ces retrouvailles avec la Nature toute puissante et avec moi-même, cette intimité, n'ont pas de prix. Il n'y a pas le moindre souffle de vent, et hormis les grondements par intermittence du glacier, le

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silence est absolu. Je pourrai presque entendre les battements de mon cœur. Les feuilles minuscules des saules nains continuent de jaunir, signe que l'été qui était pourtant arrivé en retard cette année est déjà en train d'abandonner la place, laissant la place à un automne précoce qui ne fait pas les affaires des rennes qui jouent une course contre la montre pour survivre. Les saules confient au vent leurs précieuses et minuscules graines recouvertes d'un léger duvet. Mélanie sort de la tente, carnet à la main. Elle s'isole et dessine. Les paysages qu'elle capte et que j'observe à la dérobée sur la feuille sont magnifiques.

Je la laisse et m'éloigne sur la petite plage face au glacier. J'aime flâner en ramassant des cailloux aux formes étranges. Sous l'un d'eux, je remarque deux petites « araignées rouges ». La plus grosse ne doit pas dépasser 2mm de long. J'en ai déjà vu des semblables en France, mais probablement pas de la même espèce. Comment cet animal fait-il pour survivre dans un tel endroit?! Le sol est gelé près de onze mois dans l'année: dans ces moments il devrait lui-même geler, et certainement il ne peut ni se déplacer, ni manger. Je fronce les sourcils. Pierre m'expliquera que j'ai mis le doigts sur un des grands mystères de la région. Une scientifique est venue il y a quelque temps au Spitzberg spécialement pour étudier ces petites bêtes étranges. Il semble que celle-ci soit capable de produire son propre liquide anti-froid, ce qui lui permet de se faire prendre par la glace durant le long long hiver sans dommage apparent...Elle se retrouverait alors dans un état de pseudo-hibernation où ses besoins vitaux sont considérablement ralentis. Génial! La recherche scientifique commence à s'y intéresser et l'on comprend pourquoi.

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Je suis à quatre pattes dans les galets quand je perçois un bourdonnement beaucoup plus familier au guadeloupéen que je suis devenu. Mon premier moustique arctique tourne juste au dessus de mon nez. Il est énorme! Le moustique est l'une des rares bestioles créées par mère Nature que je déteste, et en voir ici, là où il n'aurait jamais dû apparaître, m'agace encore plus. Et même si ses congénères m'ont plutôt épargnés jusqu'à aujourd'hui, puisque j'ai la chance de n'avoir jamais contracté de paludisme ou de dengue malgré quatre ans en Guyane française et plus d'un an et demi en Côte d'Ivoire sans réelle protection, rien n'y fait je ne les aime pas! Dans un moment comme celui-ci, j'aimerais pouvoir attraper l'un de ces pseudo-scientifiques aux ordres des grands lobbies de ce monde, ceux qui réfutent à grands cris dans les médias le phénomène du changement climatique en soi, ou le minimisent (heureusement ils sont de moins en moins nombreux), avec cette suffisance qu'ils ont sans doute emprunté aux hommes politiques. Je le ferai venir ici, je le déshabillerai de force et le laisserai se faire dévorer la peau! Ces pensées « sanguinaires » me réjouissent. Au-dessus de moi pendant ce temps mon gros moustique entame son approche. Il ignore tout du pedigree de sa victime potentielle. Il est beaucoup trop lent, beaucoup trop maladroit, pas assez discret, mais je n'ai aucune pitié: je l'attrape d'une main et l'écrase entre mes doigts. En voilà un qui n'ennuiera plus la faune locale. Il est quatorze heures quand Pierre réveille enfin tout le monde. Je commence à me demander si les changements climatiques depuis la Guadeloupe n'auraient pas déclenché chez certains un phénomène d'hibernation!... Je me plais à imaginer nos hommes (et nos femmes!) politiques et tous les « grands » de ce monde vivre ce genre d'expérience, loin de leurs grandes maisons, de leurs valets et de leur pouvoir. Quel grand bien cela leur ferait, et peut-être que le monde se porterait un peu mieux. Je préfère ma « naїveté » pleine de couleurs à un cynisme gris. Le déjeuner est gargantuesque, et Pierre nous encourage à en reprendre un maximum. Je m'attend donc à une grosse journée à pagayer. Nous parlons de Dubaï aux Emirats Arabes Unis, ville gigantesque au développement fou où Virginie se rend régulièrement pour mettre en service une monstrueuse station d'épuration. Nous parlons du sultanat d'Oman tout près où Pierre organise pendant l'hiver d'autres expéditions en kayak, loin de tout, dans des lieux encore préservés de la folie humaine jusque dans le détroit d'Ormuz face à l'Iran. Il est dix sept heures quand nous mettons les kayaks à l'eau, sans savoir que ce sera la plus longue et la plus difficile étape de l'aventure. Au programme n'étaient pourtant prévues que six heures de kayak. Nous pagayons sur une mer d'huile, traversant les fjords, passant d'un glacier à un autre, quatre dans la « matinée ». Nous sommes désormais décalés d'une douzaine d'heures, dormant le « jour », pagayant et vivant la nuit, ce qui a bien peu d'importance en réalité, sauf lorsque nous croiserons d'autres êtres humains qui ne sont pas sur le même « fuseau horaire ». Dès le départ, engoncé dans ma combinaison, j'ai senti qu'il y avait un problème. Ma salopette me remonte méchamment dans l'entre-jambes, et bien que me tortillant dans tous les sens pour trouver une meilleure position, je commence après une heure de pagaie à m'inquiéter sur le devenir de mes attributs masculins. Nous « déjeunons » sur le kayak, nous nourrissant de barres énergétiques, de cacahuètes et pistaches, arrosées de thé ou café chaud embarqués dans les thermos. De nombreux oiseaux viennent nous saluer, pétrels, eiders, mouettes, bernaches. De temps en temps la tête d'un phoque barbu sort de l'eau et nous observe avec curiosité. Je profite d'un arrêt technique près d'un vieux bateau en bois pour tenter de desserrer mes bretelles de salopette, en vain. J'ai adopté en conséquence une position cambrée sur le siège dur en plastique rigide qui génère progressivement un engourdissement général de mes fesses. Cela fait plus de sept heures que nous pagayons. Je peux sentir je crois chaque muscle de mes bras et de mes épaules. Sur les autres kayaks, on serre les dents, de plus en plus fort. Nous progressons à six ou sept kilomètres à l'heure. L'objectif est de rallier sur cette étape le site d'une ancienne mine de charbon exploitée vers 1880.

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La rencontre: Soudain, juste après avoir longé un glacier, Olivier aperçoit au loin une tâche blanche dont la couleur tranche avec le sol brun-grisâtre autour. Silence. Les kayaks s'immobilisent. La tâche bouge! J'écarquille les yeux, attrape mes jumelles, et pousse un rugissement de plaisir qui me fait oublier toutes mes douleurs, rugissement repris en coeur par les autres kayaks! Devant nous, à 400 mètres sur la berge, notre premier ours blanc! Pierre a bien du mal à calmer notre enthousiasme. Avec Oli', nous fonçons droit sur lui en pagayant comme des forcenés. La vue d'un ours blanc vaut la nôtre, mais son odorat est bien plus développé: même un chien ne pourrait rivaliser. En tout cas il vient lui aussi de nous capter: il était assis sur les fesses, dodelinant de la tête, à la manière d'un enfant, quant tout à coup il se redresse, de toute sa hauteur, et braque sa tête droit sur les kayaks qui foncent sur lui. Rrhhooô !!! je sens les poils de mes bras qui se hérissent.

Nous ralentissons tous aussitôt instinctivement l'allure. Il ne lui faudrait pas longtemps pour être à notre hauteur si d'aventure il décidait de se jeter à l'eau. Pierre nous précisera après qu'il devait peser environ 300 kilos. Et à cette époque de l'année, sans la banquise, il doit avoir drôlement faim. Mais je suis émerveillé, les yeux et la bouche grands ouverts, même pas le réflexe de saisir mon appareil photo. Il retombe sur ses quatre pattes. Nous nous sommes immobilisés à une centaine de mètres, pendant que le gros pépère que notre présence dérange commence à longer la berge en prenant la direction du glacier. Je l'observe aux jumelles, avant de reprendre les pagaies pour le suivre à distance encore un peu, et avec difficulté car il avance vite. Ses mouvements sont à la fois souples et gracieux. Je ne perd pas une miette du spectacle, le temps s'est arrêté. Moment rare. Arrivé au pied du glacier, il plonge dans l'eau, la tête seule restant à la surface. Il s'éloigne, très vite pour un animal de cette taille. Je suis silencieux, heureux comme un enfant. Je pense à mon fils

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Ignacio, avec qui j'aurais aimé partager cette rencontre. Il aurait adoré. Bien sûr je lui raconterai! Je suis conscient de la chance que j'ai, je suis un témoin. Je me dois de faire partager ces émotions à celles et ceux qui n'ont pas ma chance. Pendant un long moment, je ne ressens plus la fatigue. Puis elle revient. Douleurs lancinantes. Cela fait déjà neuf heures que nous pagayons, moins les pauses techniques express. Il faut jouer avec les conditions climatiques aujourd'hui presque idéales, et profiter de cette période pour faire le maximum de distance et ainsi pouvoir mieux gérer les jours suivants. Pour l'heure, on souffre. Certains même agonisent: Jérôme pagaye les yeux fermés! Il a un masque de souffrance sur le visage, les traits tirés. Il ne dit rien, il tient, les dents serrées. Les pauses pour s'étirer sont de plus en plus longues. Katell semble beaucoup souffrir du dos. Pour ma part toujours le même problème depuis le début: les « bijoux de famille » sont écrasés depuis une dizaine d'heures et je ne sens plus mes fesses. Karen agonise. Je suis sur la réserve, je pagaye au mental. Pierre ne se retourne pas, il a raison, et nous le suivons, mécaniquement, ivres de fatigue. Dix heures de kayak...Enfin, au détour d'un virage j'aperçois le site. Rrrhaaâh!!! Il est trois heures du mat' quand le premier kayak s'immobilise enfin. Encore répéter ces gestes, s'extirper du kayak, réapprendre à marcher, vérifier en sautillant que tout va bien à l'étage inférieur, et le plus dur...retirer sa combinaison noyée de sueur, affronter les vents glacials, pour enfiler nos vêtements secs. Puis décharger les kayaks, monter les affaires, porter les kayaks, installer le campement...Nous sommes sur « pilotage automatique ».

Le site est superbe. Silence qui appelle à l'humilité. Il est sept heures du matin quand je finis ces lignes, abruti de fatigue, après avoir avalé un énorme plat de pâtes et la traditionnelle soupe chinoise. Nous aurons parcouru près de cinquante kilomètres sur cette étape. Je me lave avec des lingettes, puis me masse un peu avec une crème censée apaiser les douleurs musculaires. J'ai pas assez de crème je crois! Je ressens le besoin de prendre soin de mon corps. Je prendrai le troisième quart, le pire. Jeudi 14 août. Il est neuf heures quand Virginie vient me chatouiller les orteils pour me réveiller. J'ai du dormir à peine plus d'une heure. Durant son quart, elle a eu la visite d'un renard polaire tout blanc (il a déjà son pelage d'hiver)! Celui-ci s'est emparé de son carnet, a joué avec, avant de s'attaquer aux cordes de notre tente! Rien entendu. Drôlement familier l'animal! Malgré la fatigue, je tourne autour du camp le pistolet d'alarme à la main, silencieux. J'aperçois des trous qui doivent correspondre à des entrées ou sorties de son terrier. Celui-ci peut être très étendu sous la terre, truffé de galeries et de chambres. J'adore ces moments. Je me remplis de sérénité, et sens bien que je touche alors quelque chose d'important, de fondamental. Ce quelque chose qui fait de plus en

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plus défaut dans nos sociétés occidentales. J'écoute le silence. Mes yeux se ferment presque. Hâte de retrouver mon duvet au chaud et le pays des rêves. Tout à coup, j'entend un léger bruit dehors. J'ouvre tout doucement la porte de la tente Mess, pour me retrouver presque nez à nez avec un autre renard polaire occupé à mordiller les cordes de la tente. Mais quel culot! Rhhoo trop mignon l'animal! Il déguerpit immédiatement, pour se mettre à une distance plus respectable et m'observer avec attention. Je fais exactement la même chose. Le temps passe, nous nous regardons. Le temps passe vite dans ce cas, et arrive l'heure de réveiller JC. Je me dirige doucement vers la tente, et vlan un deuxième apparaît juste derrière, cette fois tout blanc, la queue en panache, peut-être le même que Virginie. Magnifique!

J'ai la banane en réveillant mon compagnon. Je vais bien dormir!... Il est 17heures quand je ré-ouvre les yeux. Je suis l'un des premiers réveillés. Mes courbatures ont disparu. Mon « stylo-pétard » aussi, et mes recherches pour le retrouver resteront vaines. La lumière rasante donne à ce lieu loin de tout un côté magique. J'exécute mes salutations au soleil comme tous les matins en me levant. Dominique n'est pas en reste et réalise quelques exercices de Taï-Shi. Je lui demande de me montrer. Nous sommes vite rejoints par Karen, Katell et Mélanie. La scène depuis la tente Mess face à l'océan arctique,

j'imagine, doit prendre des airs surréalistes; de voir ces silhouettes exécutant des gestes séculaires de façon synchronisée, dans un silence serein à peine troublé par un frémissement de vent.

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Mes voyages aux quatre coins de la planète m'ont plus appris sur moi-même et sur le monde qu'aucun livre n'aurait pu le faire. J'ai appris à ne pas juger l'autre, ce qui n'est pas toujours facile. J'ai ré-appris à utiliser mes sens, j'ai désappris la peur. Ils m'ont permis aussi de comprendre que tout est lié, que le monde forme un tout incroyablement complexe, et que les blessures que l'homme inflige à la Nature en un lieu donné peuvent avoir des conséquences encore plus dramatiques à plusieurs milliers de kilomètres de là. Pierre est un témoin du réchauffement climatique: depuis dix ans il voit reculer les glaciers, de plus en plus vite. Il voit s'amenuiser d'année en année la banquise, terrain de chasse privilégié des ours. Ainsi les activités humaines ont des conséquences jusque dans le cercle arctique à plusieurs milliers de kilomètres de là en menaçant cette espèce et donc toute la biodiversité associée. La fonte des glaces induite par nos activités a elle-même une autre conséquence. Ce sont des quantités colossales d'eau douce qui se déversent ainsi dans l'océan, modifiant progressivement la salinité de l'eau dans le cercle polaire. Le célèbre courant marin du Gulf Stream qui prend naissance dans le Golfe du Mexique et vient réchauffer les côtes nord-américaines et européennes via le cercle polaire fonctionne comme un gigantesque tapis roulant. Cette desalinisation est en train de faire ralentir ce tapis roulant, et pourrait fort bien l'arrêter au cours des prochaines années. Nous en voyons peut-être déjà les premières conséquences aujourd'hui avec des hivers de plus en plus froids. Ce courant s'est déjà arrêté il y a plusieurs milliers d'année avec des conséquences dramatiques pour la plupart des espèces vivantes qui vivaient alors sur la planète. Beaucoup disparurent à jamais, les autres migrèrent ou s'adaptèrent. Après le petit déjeuner, nous nous rendons sur le site de la vieille mine de charbon abandonnée il y a bien longtemps. Restent encore debout une maison en bois et un calvaire au pied duquel est enterré depuis plus d'un siècle un homme dont on aperçoit encore le crâne entre les rochers.

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En pénétrant dans la maison, je fais un bond dans le temps d'un siècle environ. Hormis la poussière, on a l'impression que le dernier mineur a quitté la maison il y a seulement un instant. Aux murs, des feuilles de journaux, gravures et dessins représentant soit de jolies jeunes femmes correctement vêtues mais néanmoins coquines pour l'époque, soit des images pieuses, christ, vierge marie. J'essaye d'imaginer le quotidien de ces hommes coupés de tout plusieurs mois durant l'année, endurant une nuit absolue, luttant contre le froid et la peur des ours. La simplicité et la dureté de leur vie.

Un auteur danois que j'adore, Jorn Riel, a décrit mieux que personne et avec un humour féroce le quotidien de ces hommes. Nous marchons dans les ruines. La tête d'un puits. Le mobilier en bois intact. Il est bien agréable de s'allonger dans la toundra humide et odorante que réchauffe le soleil. Je ramasse des plantes pour mon herbier.

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Le groupe est détendu et profite du moment. La toundra est recouverte d'une fleur ressemblant au pissenlit des campagnes françaises et qui s'appelle ici Linaigrette. On souffle de même dessus pour en faire s'envoler les graines.

Retour au camp. De toute évidence de nombreux renards habitent dans le secteur. Les femelles peuvent avoir jusqu'à dix petits sur une seule portée. Lorsqu'il y a trop de renards, la nourriture (oiseaux, oeufs, cadavres) ne suffit plus pour tous et ceux qui sont trop faibles meurent; Les populations d'oiseaux remontent alors et ainsi de suite. Mais l'homme a déjà commencé à modifier cet équilibre. Il est 23heures quand nous embarquons pour une étape qui doit cette fois durer sept heures. Chacun a en tête les souffrances de la veille et appréhende celles d'aujourd'hui. Les mouvements sont économes, appliqués. Nous devons rallier l'un des plus grands glaciers de la baie d'Isfjord, le glacier Svéa. La nuit refuse toujours de tomber, mais le soleil descend néanmoins plus

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qu'il y a un mois, ce qui donne naissance à des tableaux féeriques.

Deux heures ont passé. Nous venons de remonter dans nos kayaks après une pause technique quand une masse énorme apparaît devant le kayak de tête pour replonger aussitôt. Chacun se fige dans son mouvement ou sa phrase. Pierre hurle: « Tous à terre, c'est un morse! », ce qui déclenche un mouvement de panique général assez comique. Le pagaies se mettent à taper l'eau dans tous les sens, les kayaks tournent sur eux-mêmes, chacun y va de son ordre à son partenaire, le tout dans l'anarchie la plus complète. Pierre est le premier à terre. Je le suis de près avec Olivier. Le morse qui s'est sans doute approché par curiosité a dû être effrayé par notre remue-ménage et commence à s'éloigner en longeant la berge. Nous nous précipitons sur nos appareils photos cette fois et courons avec nos combinaisons de cosmonautes, une prouesse, derrière le gros pépère qui s'éloigne. On se regarde, haletants. Ouaouh! encore une bonne poussée d'adrénalyne! Celui-ci faisait dixit Pierre environ une tonne cinq pour un bon trois mètres de longueur, un gros donc.

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Le morse est le seul animal qui peut rivaliser avec l'ours blanc, voire lui infliger des blessures mortelles avec ses défenses. Il se nourrit en broutant le fond des mers, algues, coraux, petits coquillages. Quand il a assez mangé, il passe le reste de son temps à roupiller sur la banquise ou sur la plage. Sa couche de graisse le protège du froid et des griffes des prédateurs. Il n'a pas vraiment d'ennemis naturels, à part peut-être l'orque de temps en temps. Le simple coup de queue d'une bestiole de 1500 kilos, même amical, pourrait faire chavirer sans nul doute nos embarcations. Nous poursuivons la traversée. Pierre l'oeil acéré s'arrête tout à coup au milieu de nulle part, accoste puis disparaît un instant de notre champ visuel pour reparaître l'instant d'après le sourire aux lèvres avec dans la main une plante que Virginie appelle « l'herbe à Pierre ». Aussi surprenant que cela soit, elle a exactement le goût d'une huître! Délicieux! Celle qu'il a ramassée a conservé des racines. Je décide de la conserver. L'espoir fou de la faire repartir en Guadeloupe, peut-être dans le freezer! Nous nous rapprochons maintenant du glacier Svéa, et la température chute rapidement. Très vite apparaissent les premiers icebergs, d'un bleu irréel. Il faut slalomer entre eux, écouter les grondements, les craquements, surveiller les mouvements, l'un d'entre eux pouvant soudain se retourner et nous envoyer valdinguer dans l'eau glacée.

Nous jouons à cache cache entre les gros glaçons dont certains atteignent largement la taille d'un

immeuble de deux étages. La glace chante. Les formes sont troublantes, les couleurs varient en fonction de l'orientation au soleil.

Je redécouvre les « joies » des vents

catabatiques déjà rencontrés dans le détroit de Magellan de l'autre côté de la planète. Le phénomène est simple: le soleil en frappant la surface de l'eau réchauffe l'atmosphère au-dessus.

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Cet air chaud monte, et laisse la place à l'air froid qui descend par gravité du glacier voisin. Ce mouvement engendre des vents qui sont très violents: ils peuvent dépasser les 140 kilomètres/heure ici, et atteindre les 300 kilomètres/heure en Antarctique... Vendredi 15 août. Il est six heures du matin quand nous débarquons fourbus après un dernier sprint jusqu'à la plage non loin du glacier.

Mélanie qui a pris les devants pour satisfaire un besoin naturel impérieux se fait assaillir, les fesses à l'air, par une armée de sternes arctiques courroucées et décidées à chasser l'intruse! Elles attaquent en piquée cherchant à planter leurs becs sur son crâne pendant que la pauvre s'enfuit en criant sous l'oeil de son compagnon de pagaie JC bien planqué au fond du kayak. La scène est croquignolesque!

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Se déshabiller. Se rhabiller. Décharger les kayaks. Monter le campement. Deux autres groupes dorment non loin de nous, aussi encadrés par l'agence Svalbard de Pierre : on essaye d'être discrets, pas facile après l'arrivée tonitruante de Mélanie sur la plage. A la recherche de grosses pierres, je me suis légèrement éloigné du campement, pour tomber sur un petit lac dans lequel se reflètent tel un miroir parfait toutes les montagnes et les nuages du ciel. Pour une fois le vent nous laisse tranquille et ne vient pas troubler ce spectacle magnifique. Après l'apéro à coups de ti-punchs savoureux, les citrons verts disparaissent comme neige au soleil. Même Jérôme commence à apprécier. Pierre nous prépare avec amour une paella, engloutie en quelques instants. Nos petites gamelles en plastique servent à tout: on y verse l'apéro, puis la soupe chinoise, puis le plat de résistance, puis le dessert, puis le digestif pour les plus motivés. JC et moi effectuons cette fois le 1er quart, le plus tranquille. Jérôme a hérité de Thierry dans la tente. J'ignore comment il tient. Il doit avoir des boules quies de première catégorie, mais je remarque aussi qu'il tire un bon coup sur le rhum ou le cognac avant de se précipiter dans la tente pour y dormir, pendant que Thierry fume sa dernière clope...Je me couche vers 11heures du matin. Pierre nous réveille vers 19heures. Au programme de la journée, une belle randonnée en perspective sur les crêtes. L'agence encadre un camp de l'UCPA à deux kilomètres de notre position. Notre groupe le rejoint à pied accompagné de Pierre, pendant qu'avec Virginie nous faisons la même distance à deux sur un kayak. Celui-ci servira au retour à embarquer de nouvelles provisions. Heureusement que Pierre nous avait séparés: à deux le kayak vole sur l'eau, notre synchronisation est parfaite. Elle n'est pas ma « jumelle » pour rien! Un bateau arrive aujourd'hui depuis Longyearbyen pour récupérer le groupe actuel et débarquer le nouveau. Les rotations se font toutes les semaines. Nous en profitons pour charger notre kayak de provisions qu'ils n'ont pas utilisées. Pierre a compris que nous sommes des ventres à pattes. Notre arrivée met un peu d'animation dans leur campement! Ils possèdent deux chiens de l'espèce « groenlandais », des frères, et Pierre pour nous faire plaisir a décidé de les emmener faire la balade avec nous! Ils ont participé à une expédition avec Jean-Louis Etienne il y a quelques temps, et ils sont capables de mettre en fuite un ours polaire. Le chien de la race « Husky » plus connu fait pale figure à coté! Virginie et moi nous précipitons sur les deux grosses bêtes à poils qui en redemandent, toutes excitées à l'idée d'aller promener.

Il est 21heures quand Pierre donne le signal du départ. C'est parti pour

six heures de randonnée. Pierre marche d'un bon pas. Les deux toutous sont de vrais tracteurs à pattes. Ils tirent celles et ceux qui les tiennent sans aucun effort. Je piaffe d'impatience pour avoir le mien. Le pli de ma botte en caoutchouc commence à forcer sur l'articulation de la cheville, ce qui s'avère assez rapidement désagréable. Après moins d'une heure je commence à boiter. Une intervention s'impose rapidement ou cette balade va se transformer en calvaire. Je défais ma

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botte et enroule mon écharpe autour de la cheville en serrant bien fort, avant de remettre la botte tant bien que mal. Ouf cela va tout de suite mieux. Nous commençons à monter, suivant peu à peu la ligne de crête qui longe le glacier. Le vent souffle de plus en plus fort. Après une pause déjeuner composé de pâté, de gâteau au chocolat et de fruits secs, les fesses dans la toundra, on attaque la grimpette. Le froid se fait plus vif. Les deux tracteurs à pattes appuient comme des fous et tirent les membres du groupe les uns après les autres sans effort apparent. Et pourtant ça grimpe! L'un domine l'autre, et ne peut s'empêcher d'accélérer dès qu'il se fait rattraper par le second. Je ronge mon frein en attendant mon tour, qui arrive enfin. Pierre nous arrête quelques instants et donne les deux toutous à Virginie et à moi. Nous passerons devant. Bizarre ce « cadeau », je fronce les sourcils, il doit y a voir anguille sous roche. Autour de nous le décor est pourtant féérique. Puis je commence à comprendre...Le chemin se rétrécit de plus en plus, suivant la ligne de crête qui sépare le glacier Svéa d'une autre vallée glaciaire. Un vent latéral à décorner les boeufs s'est mis à souffler, et les molosses tirent comme des dingues sur un chemin de plus en plus étroit. Les cailloux roulent sous mes pieds, et la pente est bien raide des deux côtés. Je ne fais pas le malin et dois exercer toute mon autorité sur mon compagnon pour calmer son enthousiasme. Soudain à une vingtaine de mètres nous apercevons un couple de lagopèdes cheminant cahin-caha sur une plaque de neige, l'unique oiseau qui réside toute l'année dans ces contrées sauvages. Son camouflage naturel est remarquable, difficile de le discerner à quelques mètres seulement une fois qu'il a regagné le massif de pierres. Mon molosse aussi les a vus et je dois à nouveau m'employer comme un furieux pour l'empêcher de se jeter sur les malheureux volatiles. Ceux-ci ne s'envolent pas et s'éloignent en dodelinant du croupion. Le vent nous fouette le visage. On finit par sortir du passage dangereux et je me sens soulagé.

Au retour nous passons sur l'autre versant. Je confie mon tracteur à pattes à Oli'. Se dévoilent soudain à nos pieds de longues plaques de neige poudreuse dans la pente, sans doute épargnées par un été trop bref. Je me retourne, je regarde Pierre. Il sourit. La seconde suivante je me rue dessus en poussant un hurlement barbare et entame une longue glissade sur les fesses, imité

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aussitôt par Virginie et Dominique. J'entend derrière moi les gémissements des deux toutous qui voudraient bien nous suivre! Après d'autres glissades de ce genre, harassés, fourbus, ivres de vent, nous rejoignons enfin le campement de l'UCPA. Il est trois heures du matin. Les deux toutous ne semblent même pas fatigués. C'est un drame de les rattacher: ils pleurent, hurlent à la mort quand nous nous retournons. J'en suis tout retourné. Jamais vu des chiens aussi affectueux, aussi forts, et aussi fous. Leur rapport à leur « maître » est fusionnel. A l'intérieur du campement, les nouveaux arrivants au Svalbard (ils sont arrivés il y a seulement quelques heures) dorment paisiblement. Le campement de l'UCPA fait figure d'hôtel quatre étoiles à côté de notre tente Mess. Une pièce pour la cuisine, une autre pour la salle de bains, et sauna extérieur à disposition s'il vous plaît. C'est Pierre qui a aussi dessiné les plans du camp. A notre arrivée, la nana de garde m'a pris pour le guide du groupe, sous l'oeil amusé de Pierre qui se trouvait juste à coté. Nous nous servons un petit café sous l'oeil étonné voire halluciné de Salomé qui a le tour de garde suivant. En provenance directe de Paris, elle se réveille au pied d'un glacier près du pôle nord pour prendre un tour de garde en prévision de la venue d'ours polaire et contemple à quatre heures du matin une horde vaguement humaine sentant le fauve aux visages rougis par le vent qui parle fort en buvant force cafés et thés!.. Là-haut sur les crêtes j'avais une nouvelle fois conscience de toucher quelque chose d'important. Je crois que je suis en train de tomber amoureux de ce désert de pierres et de glaces.

Pierre nous explique comment il recrute et forme les guides qu'il emploie ensuite. En plus bien sûr des qualités naturelles évidentes à ce genre de responsabilités comme le sang froid, l'endurance, être bien dans sa peau, de caractère agréable, il faut aussi pouvoir résister à la pression du groupe; un guide doit donc s'efforcer de rester neutre et indépendant quelque soit les circonstances. Le bagage technique et l'apprentissage de l'arme à feu viennent ensuite dans la formation. Parmi les petites épreuves imposées au futur guide, je retiens tout particulièrement celle consistant à se

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faire balancer dans l'eau glacée....mmmhh! Cohérent. Mieux vaut avoir déjà connu cette expérience avant de l'éprouver dans le réel où il n'y aura pas droit à l'erreur. J'ai passé pas mal de temps à me bagarrer avec les chiens ou Virginie et à me rouler dans la neige au cours de la balade, et je commence à en sentir les premiers effets. Je suis trempé comme une soupe, et la neige fondue commence à se refroidir. Vivement que je change de fringues, car là je me pèle! Nous laissons le kayak et faisons à pied les deux derniers kilomètres le long de la berge qui nous ramène à notre campement plus spartiate. Nous le retrouvons avec plaisir. Il doit être huit heures du matin quand nous nous couchons enfin, ivres de fatigue, et après avoir aussi bien profité de l'apéro! Pour le dîner, Pierre-Maïté avait cette fois improvisé en dessert deux tartes crémeuses succulentes à base de raisins secs.

Dimanche 17 août. Il est environ 15h quand Dominique vient me chatouiller les pieds pour me signaler qu'il est déjà l'heure de prendre mon quart. Les craquements du glacier sont omniprésents. Le vent est tombé un peu. Une tisane chaude et mes salutations au soleil face au glacier achèvent de me réveiller. Au loin, j'aperçois trois silhouettes qui s'approchent. Se présente Tito, carabine en bandoulière, qui encadre seul un couple avec un enfant qui ne se rend sans doute pas encore compte de la chance qu'il a. Tito a une voix douce, toute son attitude respire la sérénité et la douceur. Il a de longs cheveux noirs qui lui descendent jusqu'au bas du dos. J'apprendrai par la suite qu'il est bolivien. Dans une autre vie il était musicien professionnel et jouait dans un groupe célèbre. Peut-être même l'ai-je connu lorsque je vivais à La Paz il y a de cela une bonne dizaine d'années? Je ne le saurai jamais. Aujourd'hui c'est l'un des guides de l'agence que dirige Pierre. Il venait le voir, mais celui-ci dort encore. Je salue le couple derrière lui, des « VIP » visiblement. Le mec ne répond pas et me regarde froidement. Je le salue de nouveau, plus fort, le sourire aux lèvres et en plantant mes yeux

dans les siens. Il finit par émettre une espèce de bonjour inarticulé en maugréant avant de tourner les talons. Bah...Tito me sourit à son tour. Il repassera plus tard. Je profite de ce moment solitaire pour me prendre en photo une nouvelle fois avec l'ogre que m'a offert mon fils Ignacio la dernière fois que nous nous sommes vus au moment de nous séparer, lui regagnant le Chili et moi mon île. J'avais de la peine et du haut de ses neuf ans il voulait me consoler. Je lui promis que cet ogre me suivrait partout et ferait le tour du monde avec moi. Depuis, il a ainsi visité la Chine, la Corée du Nord, aujourd'hui le Spitzberg, et bientôt le Sahara.

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La veille je me suis frotté l'oeil droit où s'était nichée une poussière, et depuis il gonfle. Quel négligence: je n'ai pas de collyre, tant pis. « J'oublie » de réveiller mon compagnon JC. Je venais de retourner dans la tente Mess y chercher mon carnet de notes quand un nouveau visage amical apparaît à l'entrée. C'est cette fois Abel, le jeune guide du groupe de l'UCPA qui emmène promener ses nouveaux arrivants après leur première nuit arctique, accompagnés des deux chiens groenlandais! Les retrouvailles entre les deux grosses bêtes et moi-même sont...chaleureuses. Abel kiné de formation a vécu en Guadeloupe où il a de la famille. Je leur offre de bon cœur le reste de rhum et de sucre de canne accompagné d'un gros citron vert. Ils le dégusteront plus tard dans la journée au cours de leur première sortie en kayak au pied du glacier. Pierre finit par émerger de sa tente. Il me raconte en déjeunant une partie de son périple en Alaska. J'écoute, les yeux brillants, en engloutissant de mon coté deux bols d'une espèce de « porridge » extrêmement consistant. Au retour, je m'amuserai à compter le nombre de calories que nous avalions tous les jours, en gros deux fois plus qu'en Guadeloupe, et j'ai pourtant un solide appétit de nature...Une fois les autres membres du groupe réveillés et chacun ayant englouti son déjeuner, je rejoins Dominique pour une nouvelle séance de Taï-Shi, vite rejoints à notre tour par Karen et Virginie. Il est 21h...le décalage est total! J'ai gardé ma montre dans le seul but de pouvoir donner une chronologie à peu près correcte à ce que j'écris. Pour le reste, elle est bien inutile! Nous partons ensuite en direction du camp de l'UCPA récupérer le kayak chargé la veille de provisions, dont un confit de canard à tomber à la renverse! Sur le chemin, nous découvrons les restes d'une grosse patte d'ours, mes lunettes posées à coté semblent ridiculement petites. Probablement un renard qui a emmené ce morceau de la carcasse à l'intérieur des terres pour le déguster plus tranquillement.

Arrivés au campement, nous retrouvons le groupe d'Abel. Parmi les nouveaux arrivants figure une jeune médecin qui s'approche de moi bien décidée à inciser au scalpel mon pauvre oeil. Après palabres, nous parvenons à un compromis: une serviette mouillée avec de l'eau chaude à appliquer plusieurs fois par jour sur l'oeil gonflé, et j'évite ainsi le scalpel. Ouf! Virginie et moi enfilons ensuite nos combinaisons de cosmonautes pour ramener le kayak à

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notre campement. Il file sur l'eau. Je sens dans mon dos et dans mes bras pousser des muscles dont j'ignorais encore il y a peu l'existence. Une fois rangées nos nouvelles provisions, nous partons nous promener le long des berges jusqu'au pied du glacier. Les algues ici sont impressionnantes. D'énormes icebergs s'éloignent doucement vers la haute mer. Un groupe de bernaches que notre arrivée dérange se jette à l'eau à quelques mètres. D'énormes glaçons en provenance du glacier se sont échoués sur les berges et commencent à fondre. Aucun artiste au monde ne peut rivaliser avec ces sculptures exécutées par Dame Nature. Chacun de ces morceaux forme une œuvre unique.

Arrivés au pied du glacier, nous nous asseyons quelques instants pour profiter de la magie du lieu. Le glacier Svéa a reculé de plus de 600m au cours des quatre dernières années, mais il reste majestueux, et nous ridiculement petits en comparaison. Il est plus de minuit quand nous attaquons de retour au camp le confit de canard. Au-dehors, le ciel et les nuages se mêlent et composent un

tableau magnifique dans les couleurs du bleu, du jaune et du violet. La pluie arrive. Il doit faire un peu plus de zéro degré. Après une petite lampée de cognac, je regagne avec plaisir mon duvet.

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Lundi 18 août. Le rêve: Cette « nuit » là, je fis un rêve incroyable. Je me trouvais au milieu d'une immense plaine. C'était l'aube. Autour de moi, des centaines de milliers d'hommes en armes s'agitaient, se préparant pour la bataille. Mes cheveux noirs de jais étaient nattés. J'étais archer, et j'appartenais à la plus grande armée de tous les temps jamais rassemblée à cette époque. En face de nous se tenait une autre armée, bien plus faible en nombre d'hommes, et je savais pourtant avant la bataille que nous allions perdre. Mon rôle était de désorganiser avec mes flèches les lignes adverses avant l'impact avec nos fantassins. Je pouvais voir chaque détail de l'immense scène, chaque détail de mon équipement. J'étais un mercenaire de l'armée perse, et devant nous venait un jeune conquérant dont je connaissais déjà le nom: il s'appelait Alexandre. Mon maître était Darius le grand, le roi des rois, qui dirigeait le plus grand empire connu et dont l'armée immense n'avait jamais connu la moindre défaite. Mais en ce jour c'est le jeune homme qui lui faisait face qui allait rentrer dans la légende et dans l'Histoire. Je n'étais pas perse, et je défendais ce jour une terre qui n'était pas la mienne. La bataille dura des heures. Autour de moi les morts se comptaient par centaines. J'entendais très distinctement les hurlements des soldats frappés à mort, les cris d'agonie, le claquement des épées. Les hommes et les chevaux soulevaient des nuages de poussière, et l'immense scène était écrasée par un soleil de plomb. La bataille faisait rage. Je pouvais sentir l'odeur du sang. Etrangement et sans que je ne puisse me l'expliquer, je savais avant l'affrontement que nous serions défaits, et je n'avais pas l'intention de mourir ainsi! Un fleuve coulait non loin du champ de bataille. Je ramassai une flèche ennemie, la cassai et la fixai entre mon bras et mon torse, puis je m'effondrai dans l'eau et fis la planche. Le courant m'entraîna rapidement loin des hurlements du champ de bataille. Car je savais aussi que ce jour Alexandre et ses hommes égorgeraient les « morts », par sécurité. Je fus l'un des rares survivants de l'immense armée perse en ce jour sanglant. Mon projet était de rejoindre ma famille qui habitait bien loin de ces événements. Je ne sus jamais si je parvins à retrouver les miens, car le bruit d'une conversation me « réveilla ». J'écoutais, puis ouvris les yeux, pour constater que je n'étais plus dans une steppe d'Asie centrale. Il me fallut quelques instants pour me remettre l'esprit à l'endroit!...J'étais très troublé. J'avais le sentiment d'avoir réellement vécu cette vie il y a plus de 2 300 ans. A mon retour, j'ouvrirais un livre d'Histoire et constaterais que cette bataille dont je ne pouvais connaître autant les détails, même inconsciemment au fil de mes lectures, avait bel et bien eu lieu...On l'appela la bataille de « Gaugamèles » du nom d'un village proche et elle eut lieu en Irak en octobre 331 av JC, il y a donc 2339 ans. Le fleuve qui traversait l'immense plaine du champ de bataille était le Tigre... Cette bataille marqua de façon définitive la fin de l'empire perse. Quelques jours plus tard, Alexandre le Grand et ses troupes entreraient dans Babylone.

Je m'habillai puis sortis de la tente et rejoignis Virginie et Mélanie en grande conversation dans la tente Mess. Mélanie partie dormir, j'entrepris de raconter mon rêve à ma « jumelle », qui n'en fut

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pas troublée. Elle aussi avait déjà fait ce genre de rêve ultra-réaliste. La conversation se prolongea ensuite sur le projet « Antarctique ». Nos relations respectives pouvaient peut-être nous permettre de le réaliser au cours des prochaines années. Nous rêvions tout haut une fois de plus. Et comme le disait si bien l'immense Paul-Emile Victor: « un aventurier est simplement quelqu'un qui prend ses rêves au sérieux. » Sans avoir cette prétention, nous avions déjà tous deux eu l'occasion de constater qu'un peu de courage et de volonté peuvent vite transformer des rêves apparemment inaccessibles en réalité à part entière. J'ai souvent l'impression que les enfants d'aujourd'hui rêvent moins que nous à leur âge. J'avais passé une partie de mon enfance à dévorer la bibliothèque familiale, me nourrissant de contes, d'histoires fantastiques, de héros et de pays fabuleux. Malgré la distance qui nous sépare aujourd'hui, j'espère voir mon fils grandir en s'abreuvant lui-aussi de ces lectures. Il aura bien le temps après de découvrir toute la grisaille qui fait partie de la vie des adultes. Qu'il grandisse en s'émerveillant, que son imagination, sa curiosité et ses émotions ne lui laissent pas de répit. Ainsi, lorsqu'il sera grand et devra prendre sa place dans la grande ronde cosmique, et s'il n'a pas oublié d'ici là les valeurs de courage, d'honnêteté et de générosité que ses parents se sont efforcés de lui donner durant son enfance, alors il possédera en lui le « bien » le plus précieux qui soit, le vrai et l'unique, celui qui redonne des couleurs au monde, qui transforme l'obscurité et la tristesse en lumière et espérance. S'il possède cela, alors peut m'importe qu'il soit pêcheur ou astronaute, car je sais que partout où ses pas le mèneront il pourra être heureux et trouver sa place. Lorsque son quart fut achevé, Virginie décida de laisser dormir Dominique. Une nouvelle heure passa agrémentée de rondes, de thés chauds et de longues conversations. Vint ensuite mon tour de garde, puis celui de mon compagnon de tente JC, et ainsi que Virginie je décidai de ne pas le réveiller et de prolonger mon tour. Les heures passèrent. Virginie est retournée se coucher. Je soigne mon oeil avec une serviette chaude, avant d'empoigner la pelle à caca pour satisfaire sur la berge face au glacier un besoin naturel. Je suis en train d'effectuer la commission, face à la mer, profitant du spectacle pendant qu'un soleil timide me caresse le visage, quand juste devant moi se retourne un gros iceberg (ils fondent plus rapidement par en-dessous), et me fait faire un grand bond en arrière malgré ma position peu glorieuse! J'ai cru que c'était un ours ou un morse sortant

de l'eau et avais déjà attrapé les fesses à l'air la pelle dans une main et le pistolet d'alarme dans l'autre! Rrrhhaa cette poussée d'adrénaline! Je ris de ma

situation. Heureusement le ridicule ne tue pas, sinon je serais déjà mort depuis longtemps!

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De nombreuses sternes qui pour une fois nous ont à peu près laissé dormir tranquilles piaillent au dessus de ma tête et semblent se moquer de moi. J'adore cet oiseau fascinant. La sterne arctique est le seul oiseau au monde qui traverse dans sa migration le globe du Nord au Sud, de l'Arctique à l'Antarctique, puis du Sud au Nord dans l'autre sens. En l'espace d'une année, ce petit oiseau braillard fait ainsi le tour de la terre, soit deux fois 20 000 kilomètres! Dans quelques jours, celles qui se moquent de moi au dessus de mon crâne entameront ainsi leur longue migration hivernale qui durera environ trois mois et les conduira jusqu'au Pôle

Sud... Voilà de quoi émerveiller un fils et son père! Pour l'heure elles se gavent de crustacés et de petits poissons afin de faire le plein de « carburant ». Entre autres caractéristiques fascinantes, cet oiseau vit très longtemps, plus de trente ans, ce qui lui laisse le temps d'apprendre et d'acquérir une longue expérience, tel le corbeau par chez nous. Il est aussi incroyablement courageux, allant jusqu'à s'attaquer aux grosses bêtes comme l'ours polaire ou le renard pour défendre sa progéniture. Alors vous pensez un être humain, cela ne lui fait pas peur! Je sais que la migration « prouvée » n'a jamais été réellement réalisée. Il faudrait pouvoir retrouver de l'autre côté du globe un oiseau bagué ici préalablement. Voilà une porte d'entrée au « projet Antarctique ». Mon corps s'adapte rapidement au froid. Seul face à ces immensités glacées, à toute cette beauté que me prodigue la Nature, je ré-apprend à regarder, écouter, sentir. Je ré-apprend à déchiffrer mes sentiments et mes instincts. Je ré-apprend à vivre. Je redeviens Homo Sapiens et oublie que j'étais encore il y a peu Homo Crétinus. En ce sens, je partage le point de vue d'un certain Kim Hafez qui écrivait dans son premier livre Unghalak, livre qui retrace sa première aventure en canoë en solitaire dans le grand nord canadien, qu'après quelques temps de cette aventure, il avait modifié radicalement sa manière de tout planifier, de tout organiser du début. Il avait appris au contact de la Nature que la façon profondément occidentale que nous avons de tout prévoir, justifier ou expliquer est excessive, et « traduit notre peur et notre appréhension de l'inconnu et de l'avenir ». Il faut ré-apprendre à profiter sans calcul, laisser couler librement sa vie sans chercher à se mettre des oeillères, pour mieux en percevoir la richesse infinie. La plupart des tribus indiennes d'Amérique du Nord savent le faire depuis des temps immémoriaux: chaque année ils interrompaient à un moment leurs activités du moment pour se retirer quelques jours dans un endroit isolé où ils prenaient ainsi le temps du recul et méditaient ainsi sur leur conduite passée et à venir. Je suis encore bien loin de cela, je me vois d'ailleurs mal pour le moment sauter un repas, mais je ressens déjà bien mieux qu'à mon arrivée ici l'espace et la Nature autour de moi. J'effleure du bout des doigts une certaine plénitude et un bonheur teinté d'humilité. Je contemple les sternes au vol vif et gracieux et au caractère de cochon. Elles semblent avoir un vocabulaire particulièrement étoffé, et assurément pour ce qui est des insultes et propos orduriers qu'elles distillent à l'encontre de leurs congénères et de ces humains qui viennent troubler leur tranquillité. Je les adore! Il est dix heures du matin. Pierre émerge de la tente, puis réveille le reste du groupe. Katell toujours aussi zen ressemble à une lionne des montagnes ce matin. Thierry allume sa première clope en profitant du spectacle, pendant que Jérôme griffonne quelques mots dans son carnet. Je m'attend à une longue étape aujourd'hui. Il nous reste en effet encore plus de 150km à parcourir pour rallier Longyearbyen et seulement cinq jours pour y parvenir. Après le petit-déjeuner, les préparatifs du départ terminés, nous jetons un dernier regard sur ce lieu enchanteur, avant de mettre les kayaks à l'eau. Enfin! Il est 14h. Au menu du jour nous attendent deux longues traversées de fjords, pour environ 6h30 de kayak. Une pluie fine et glacée nous accompagne au cours de cette traversée à la fois longue et monotone. Mon corps se transforme progressivement; il accepte mieux la douleur de l'effort et je laisse volontiers ma coéquipière Karen allonger ses

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pauses, d'autant qu'elle prend des photos magnifiques des merveilles qui nous entourent. Mon dos et mes épaules deviennent d'acier. Parfois un phoque barbu (les plus nombreux parmi les cinq espèces présentes au Svalbard avec le phoque annelé) s'approche des bateaux à quelques mètres, intrigué, curieux, avant de plonger dès que nous faisons mine de saisir nos appareils photos à l'abri dans nos combinaisons.

Un peu plus loin, nous apercevons deux baraquements en bois équipés montés sur remorque! Ces deux formes grises et laides fabriquées par l'homme détonnent dans l'univers où nous nous trouvons. Ils ont du être amenés ici par de monstrueux engins à chenille il y a maintenant plus de 50 ans, pour être utilisés par des expéditions scientifiques. A leur départ, les hommes les ont laissés là. Au moins peut-on encore s'y abriter en cas de besoin. Le sujet du moment sur les kayaks est le choix du prénom du bébé de JC. Chacun y va de son idée, ça part dans tous les sens,

mais rien n'y fait le futur papa reste de marbre devant tous ces prénoms que nous lui proposons. Trois mois plus tard, je recevrai un faire part de naissance en provenance de Marseille: l'OM venait de se trouver un tout nouveau supporter qui ferait le bonheur de ses parents, Roméo! Le déjeuner est une nouvelle fois pris sur le kayak, quelques minutes d'arrêt, pas plus, car le courant est assez fort, mais la forme de nos « Bélougas » fait merveille dans les vagues, même lorsqu'elles arrivent latéralement, un modèle de stabilité et d'équilibre. Nous passons devant la cabane d'un trappeur. Celui-ci est drôlement bien installé! Deux éoliennes, trois motoneiges, et une antenne parabolique. J'aperçois des peaux qui sèchent, renards probablement. La cheminée fume, mais personne ne sort. Pierre nous engage à ne pas s'approcher: l'homme qui habite ici n'apprécie pas spécialement la compagnie. Olivier s'efforce depuis deux jours de retrouver dans sa mémoire un très beau poème de Baudelaire. Il rame en récitant des brides à mes oreilles entre deux coups de pagaie. Il le partagera avec moi ce soir après avoir réussi à le coucher sur le papier, appris par cœur en souvenir d'une autre rupture sentimentale dont il fut à l'époque la victime. Le poème est noir, mais il est très beau, et lu à haute voix dans un tel lieu, il se pare de couleurs fantastiques. Vous êtes un beau ciel d’automne, clair et rose Mais la tristesse monte en moi comme la mer Et laisse en refluant sur ma lèvre morose Le souvenir cuisant de son limon amer Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme Ce qu’elle cherche, amie, est un lien saccagé Par la griffe et la dent féroce de la femme Ne cherchez plus mon cœur, les bêtes l’ont mangé Mon cœur est un palais flétri par la cohue On s’y saoule, on s’y pend, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux Un parfum nage autour de votre gorge nue Ô Beauté divine, dur fléau des âmes, Tu le veux ?Avec tes yeux de feu jouant comme des fêtes, Calcinent ces lambeaux qu’ont épargnés les bêtes.

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Plusieurs membres du groupe qui espéraient en finir avec cette journée d'effort placée sous le signe du froid et de la pluie en campant à coté de la maison en sont pour leurs frais. Il faut poursuivre, malgré le courant en sens inverse. Nous longeons la plage pour réduire son effet, mais rien n'y fait. Karen est épuisée et est réduite à « faire tremper » sa pagaie pendant que je jette silencieusement mes dernières forces dans la bataille, serrant les dents. Une nouvelle fois Pierre a pris les devants sans se retourner. Je guette au loin une traînée blanche dans le relief, signe d'un cours d'eau et donc signe d'arrêt. Mais le relief monotone oscillant entre les tons gris et marrons est désespérément homogène. Les voix se taisent. Enfin bien au loin au sortir d'un léger virage apparaît un ruban argenté cette fois synonyme d'arrêt. Olivier qui scrutait de même la cote découpée l'aperçoit en même temps que moi et s'exclame, redonnant du courage au restant du groupe. Mais qu'elle est encore loin cette maudite rivière! Un quart d'heure plus tard, nous nous arrêtons enfin. Pierre a déjà fait un tour de reconnaissance. Ce n'est pas la première fois qu'il s'arrête dans les parages. Je suis rincé. Le camp est cependant monté en un temps record. Avec Olivier, les muscles encore bouillants des efforts sur l'eau, nous rivalisons une fois de plus sur l'exercice de portage de grosses pierres, au risque de nous exploser le dos. Nos regards se croisent, aucun doute l'Homo Cretinus est loin! Chacun renvoie à l'autre l'image d'un animal sauvage. Le vent et les embruns nous fouettent le visage. Sensation difficile à décrire. Je me verrai bien par exemple dans l'instant égorger à mains nues un animal et le dévorer cru! Tous nos instincts sauvages que notre civilisation occidentale étouffe sont de retour. Pierre qui sent que je pète le feu me donne une grosse scie et des clous de 10cm de long, à charge de construire une table pour le repas du soir dans des rondins épais comme ma cuisse. J'attaque l'entreprise avec force jurons. Après un quart d'heure, j'ai les bras et les épaules en feu: ces damnés rondins sont dans un bois aussi dur que la pierre, mais je refuse d'abdiquer. Virginie me rejoint après avoir monté sa tente histoire de me donner un coup de main. Avec ses conseils, je finis par venir à bout de l'ouvrage et le dépose fièrement au milieu de la tente Mess, sous les félicitations du groupe. Certes cette table se verrait mal dans un mobilier Louis XV, mais ici elle a belle allure et pourra peut-être je l'espère servir à d'autres groupes de passage. C'est à ce moment je crois que j'ai fini par « lâcher prise ». Soudain je fus en paix, mes souvenirs

douloureux cessèrent de me tourmenter. J'étais guéri. L'Arctique m'avait guéri. Au dîner ce soir là Pierre nous fit l'une de ses spécialités, l'Estafinade aveyronnaise, engloutie en quelques minutes. Il fallait bien cela pour remonter le moral des troupes. Les visages étaient marqués par la fatigue. Après un petit cognac, chacun tituba jusqu'à sa tente pour s'y endormir aussi sec.

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Mardi 19 août. Il est 6h du matin quand Dominique me réveille. J'ai mal dormi. Je me réveille avec la tête encastrée dans la toile de la tente, bref mes cheveux sont mouillés et le corps bien humide. Aglagla! Enlever ses vêtements, en remettre des secs, sans réveiller JC qui s'étale comme un bien heureux au centre de la tente, ce qui expliquerait peut-être d'ailleurs mon état! Je sors, cueilli par un vent froid qui annonce la fin de l'été. Lui emboîtant le pas volent dans son sillage des escadrilles d'oiseaux migrateurs qui remontent le long des cotes donnant le signal de la migration hivernale, en vous frôlant la tête si vous avez pris la peine de vous coucher dans la toundra humide... J'en profite aussi pour me passer une serviette chaude sur l'oeil qui commence à dégonfler. Encore une heure merveilleuse qui passe si vite. J'étais en train de m'exercer avec le pistolet d'alarme quand celui-ci se bloque avec le cran de sûreté ouvert. Le genre de gag stupide qui n'arrive qu'aux autres. « Merdeuh! » Après moultes manipulations j'en arrive à la conclusion qu'il me faut appuyer sur la détente pour débloquer le cran, ce qui occasionnera si je n'arrive pas à le freiner ensuite un joli feu d'artifice dans le voisinage, suivi d'un sacré branle-bas de combat...Je tourne en rond devant la tente mess, en souhaitant voir venir un ours polaire, ça me ferait une excuse idéale pour appuyer sur la détente! Mais rien ne vient. Je suis en train de glisser une serviette entre le cran et l'arme quand le bruit d'une fermeture éclair me fait lever les yeux. Miracle c'est Olivier qui vient de sortir de sa tente pour se soulager, et comme il a fait un peu de tir dans sa jeunesse, il est après Pierre celui qui maîtrise le mieux ce putain de pistolet. Je me précipite vers lui l'arme à la main, mon sauveur! Effectivement il appuie sur la détente, un doigt retenant le cran de sûreté, ce que je n'avais pas osé faire, et l'instant d'après l'arme est à nouveau en position de repos. Je regarde bêtement l'arme, légèrement agacé pendant qu'Oli prend ce petit sourire narquois qui m'agace d'autant plus. Après lui avoir fait promettre de ne rien dire, et sachant pertinemment qu'il n'en fera rien, je retourne me coucher après avoir préparé un bon café chaud pour mon pote JC. Je me rendors bercé par le bruit des vagues qui roulent les cailloux à quelques mètres de là. Lorsque je rouvre les yeux, c'est le début de l'après midi. J'écoute silencieux les yeux fermés les bruits du dehors: le vent, les oiseaux, les vagues....mieux qu'un réveil matin. Beaucoup dorment encore ou se reposent. Nous aurons jusqu'à la pointe le vent dans la figure, aussi Pierre attend la marée basse avant de lancer les kayaks sur l'eau. J'observe les oiseaux qui remontent la cote. Certains pour se nourrir n'hésitent pas à parcourir ainsi plus de 200km d'une traite, telles les mouettes. Les heures passent. Bien que nous soyons perdus au milieu de nul part, c'est vraiment le cas de le dire, j'éprouve clairement à ce moment des « certitudes » sur moi et la place que j'occupe dans ce monde: ici tout est plus clair. Je suis encore fatigué des efforts des derniers jours, mais les courbatures ont déjà disparu. Après un bon plat de pâtes et une sieste pour certain(e)s, nous levons enfin le camp vers 20h30. J'abandonne la table que Pierre m'aide à poser sur le coté pour qu'elle ne donne pas de prise au vent. Ainsi peut-être la retrouvera-t'il la prochaine fois qu'il passera par ici. Nous avons préparé un taboulet avec pois chiches et échalotes pour le repas du soir qui sera pris sur le kayak. Le vent pour une fois se calme peu après le départ, et nous pagayons ainsi sur une mer assez tranquille pendant près de 5h30. Je sens bien que mon corps change, qu'il est plus fort, plus aguerri. Le soleil nous a oublié depuis deux jours, mais la Nature qui nous entoure n'en est pas moins belle. Il est 2h du matin quand nous mettons enfin pied à terre, une nouvelle fois fourbus et affamés.

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Mercredi 20 août. Le campement est cette fois monté en moins d'une demi-heure. Le site est enchanteur. Après avoir sorti l'équipement, nous nous retrouvons face à l'immensité de la toundra, avec l'autorisation exceptionnelle donnée par Pierre de planter nos tentes dans l'épais tapis de mousses odorantes. Pendant que chacun profite du moment avant le repas, naît en moi une irrésistible envie de faire le con. Quelques instants plus tard je suis en train d'enlever mes fringues, avant d'entamer nu comme un ver une longue cavalcade dans la toundra, sous les rires et les encouragements du reste du groupe. Ah, y a pas à dire ce genre de petite folie furieuse de temps en temps ça fait du bien!!!

Après de nouvelles prouesses gastronomiques de Pierre (poivrons, fines herbes, jambon en sauce), chacun se précipite dans son duvet. Il est six heures du matin...Quel confort! De mémoire je ne me souviens pas avoir déjà dormi sur un matelas plus agréable que celui de cette « nuit »-là. Deux heures plus tard malheureusement, je dois m'arracher à mon nid douillet pour le sempiternelle tour de garde. Il fait froid, mais j'ai décidé de profiter du moment pour me laver de la tête aux pieds. Je ne me sens pas spécialement sale, mais j'ai envie de prendre soin de mon corps. Ce qui semble tellement simple lorsqu'on dispose d'une douche ou d'une baignoire avec l'eau chaude l'est beaucoup moins dans ma situation. D'abord je dois surveiller le camp, donc je vais devoir sortir régulièrement en tenue légère pour inspecter les alentours avant de me ruer à l'intérieur en poursuivant ma toilette où je l'ai laissée. Ensuite je dois chauffer de l'eau dans une bouilloire, le minimum, afin d'en laisser pour le déjeuner aux autres. Au début mon corps proteste, je le force, me frotte et me frictionne vigoureusement, en jetant un coup d'oeil dehors de temps en temps. La sensation de froid disparaît rapidement. Je m'essuie. Nu comme le premier homme, je fume de la racine des cheveux aux doigts de pied. J'éprouve alors une sorte d'ivresse ou d'allégresse. Une douce chaleur m'envahit. Je me rhabille, passe la tête au dehors. Puis je sors. Je n'ai pas froid, je sens mon coeur battre puissamment contre ma poitrine. Je ferme les yeux. Et c'est déjà l'heure de réveiller JC. Lui-aussi est très touché par cette expérience. Allongé dans la mousse, chacun éprouve le plaisir simple de ces moments. De longues escadrilles d'oies sauvages en V semblent descendre vers le Sud, migrant vers le Nord de l'Europe pour y passer l'hiver. Leur vol est puissant et majestueux. Après avoir partagé une cigarette, je retourne dans mon lit douillet et m'endors aussitôt comme un bien heureux. 16h. C'est un bruit inhabituel qui nous réveille. Pierre a compris plus vite, et nous dit de plier immédiatement les tentes avant l'arrivée des autorités. Il est en effet interdit de camper dans la toundra. Le branle-bas de combat qui s'ensuit est mémorable, mais les tentes sont pliées en un temps record juste avant l'arrivée rugissante de l'hélico qui s'éloigne après un passage rapide. Fini la grasse matinée. Nous savons qu'aujourd'hui nous attend

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une étape particulièrement longue, un bon 50km à vue de nez en examinant les cartes, avec deux traversées de fjord, de quoi faire peur. Le camp plié et le rituel de la vaseline sur nos petites mains effectué (cela évite les frottements), nous nous mettons à l'eau avec un peu d'appréhension, malgré le soleil qui fait un retour fracassant et le vent qui pour une fois s'est couché. Il est 18h30. Nous avançons rapidement sur une mer d'huile en croisant les doigts pour que ça dure. Les lumières rasantes sont fantastiques. Un grand voilier battant pavillon hollandais remonte un fjord au moteur. La mer est si calme que j'ai l'impression de glisser sur un miroir. Chacun s'émerveille devant tant de beauté.

Après environ deux heures et demi d'effort, le premier fjord est franchi sans encombre. Parfois, des oiseaux curieux s'approchent en rasant les flots et en slalomant entre nos bateaux. Nous approchons d'un îlot où ont élu domicile une grande colonie de macareux moines. Ces oiseaux sont aussi appelés « clowns des mers ».

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Sauf lorsqu'ils se reproduisent (le couple n'aura qu'un oeuf, objet de toutes les attentions), ils passent le plus clair de leur temps en mer. Je me souviens avec un peu d'émotion en avoir vu quelques spécimens dans mon enfance sur les cotes françaises le long de la façade atlantique. On en comptait environ 10 000 en France il y a seulement soixante ans, mais ils ont presque disparu aujourd'hui de nos cotes (moins de 300 couples), victimes des pollutions humaines et de la surpêche. Sur le petit îlot dont nous nous approchons, il y en a donc plus que sur tout le territoire français. Ici il est relativement tranquille, les renards ne nagent pas, et en dehors des gros goélands qui sont capables de dévorer un petit de temps en temps, ils sont tranquilles. Assurément le macareux est bien plus doué pour nager que pour voler. Ces toutes petites ailes l'obligent à en battre frénétiquement lorsqu'il s'élance de la falaise, au risque de s'écraser quelques mètres plus bas! Dans ces conditions, les atterrissages sur de minuscules plate-formes sont tout aussi périlleuses, de vraies prouesses acrobatiques! Sous le kayak les eaux bleues laissent voir de petites méduses rosées (jusqu'à 30cm) en grand nombre. Nous dînons sur les kayaks en profitant des décollages et des atterrissages. La colonie est impressionnante. Au moment de repartir je ne peux m'empêcher de pousser un cri, ce qui a pour effet de déclencher le décollage en masse de presque toute la colonie! Autour de nous, des centaines de macareux tournent et tournent dans le sens contraire des aiguilles d'une montre autour des kayaks, comme pour un dernier adieu. Le moment est magique, difficilement racontable avec des mots. Sur ces entrefaites et encore sous le charme, nous attaquons le deuxième fjord, le plus long. Cette deuxième traversée nous permettra de rejoindre la cote en face de la petite ville de Longyearbyen. Les conditions météo restent inchangées, quelle chance! Face à tant de beauté, nous oublions tous nos douleurs musculaires pour s'enthousiasmer une nouvelle fois sur le décor féerique qui nous entoure. La lune est pleine. Les deux astres sont hauts dans le ciel et donnent à l'ensemble une touche fantastique. Des aquarellistes se damneraient pour être à ma place à ce moment précis: sur ma droite les montages, la mer et le ciel se confondent pour me proposer toutes les nuances du bleu, et sur ma gauche c'est toute la palette du rose qui se révèle à nos yeux éblouis. Hormis le léger clapotis créé bien malgré nous par le mouvement des pagaies, le silence est absolu. Difficile d'imaginer moment plus merveilleux. Nous nous rapprochons peu à peu de hautes falaises recouvertes de guanos (fiente des oiseaux). A leur pied, le sol est vert, signe de fertilisation naturelle. Nous sommes le premier bateau de l'autre côté, et donc les premiers à voir un petit renard s'enfuir à notre arrivée. Il est facile de le suivre depuis la mer à la jumelle. Je ne le quitte pas des yeux. Son pelage a commencé à s'éclaircir et tire déjà vers le blanc. Quelle agilité entre les rochers! Depuis hier, les pauses pipi sont plus « tendues », avec la disparition progressive du papier toilette. Celles et ceux qui en ont gardé encore un peu l'économisent au maximum, pendant que les autres les supplient de leur en laisser quelques feuilles. Depuis la dernière pause, j'ai compris en voyant Karen s'éloigner l'oeil farouche avec deux pierres plates dans les mains qu'elle venait de basculer de l'autre coté!...Karen est une guerrière. Il lui en faut plus pour se démonter. Nous décidons d'un commun accord d'aborder avec le kayak sur la cote, elle pour satisfaire un besoin naturel, moi pour essayer de m'approcher du renard. La visibilité est bonne, aucun ours à l'horizon, et les autres kayaks se rapprochent déjà derrière nous. Je saute le premier hors de l'embarcation. Je n'ai pas fait cent mètres le long de la berge lorsque j'entend derrière moi la voix de Karen hurlant « Franck!!! ». Je me retourne, pour apercevoir notre kayak qui commence à s'éloigner tranquillement du bord! « Putain Karen!? ». Je me précipite, pour tomber nez à nez avec Mademoiselle, accroupie le galet dans la main, le visage digne malgré sa situation! La scène est gravée à jamais dans ma mémoire. Je manque éclater de rire, mais la situation ne m'en laisse pas le temps, le kayak s'éloigne déjà du bord et il est clair que Karen ne peut pas m'aider dans l'immédiat. Pas le choix, je me sacrifie et avance dans l'eau glaciale, d'abord avec de l'eau jusqu'aux genoux, puis la taille, puis je prend conscience d'un oubli. Au moment où Karen m'a appelé au-secours, j'étais en train de faire pipi...et dans la précipitation je n'ai pas refermé complètement la braguette. Il est trop tard pour pleurer, je pousse un petit cri plaintif avant de faire les deux derniers mètres qui me séparent encore du

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kayak, pendant qu'une eau glaciale (trois degrés) s'engouffre par l'ouverture de la fermeture éclair de ma braguette. « Rrrhhaaââ c'est horrible!!! ». A mon tour en ramenant l'embarcation sur la rive j'essaye de rester digne, sous le regard amusé de Karen qui mériterait pourtant une bonne engueulade pour ne pas avoir tiré le kayak hors d'atteinte lorsqu'elle pouvait le faire. Les autres nous rejoignent. Il est plus de minuit. Cette fois j'ai bien étudié la carte avant le départ, je sais en regardant autour de moi où nous devons nous arrêter. Je donne tout ce qu'il me reste, et ça m'évite de penser que je suis en train de me geler les fesses et tout le reste dans ma combinaison. Une heure trente plus tard, on arrive enfin, il est 2h du matin. Jeudi 21 août. Les gestes du débarquement et du montage du camp sont devenus mécaniques. Chacun est soulagé d'avoir passé cette étape particulièrement longue sans accroc. Pendant toute la traversée, on aurait pu se croire sur un lac tant les eaux étaient calmes, la chance est avec nous. Je ne prend conscience des merveilles qui m'entourent qu'après avoir enfilé des affaires sèches. Et le spectacle est encore une fois extraordinaire. Le soleil matinal se découvre encore d'avantage, ses

rayons transpercent les nuages et viennent embraser et illuminer les sommets enneigés des montagnes, puis se réfléchissent dans la neige pour finir par se jeter dans une mer étonnamment calme. Les conversations se sont progressivement tues au fur et a mesure que chacun prenait conscience de la majesté du site, et chacun profite silencieux et respectueux de la douceur et de la quiétude des lieux. J'enlève mon maillot. Torse nu, les yeux fermés par les rayons du soleil, je respire à pleins poumons cet air pur. Mon corps s'est aguerri. Malgré les efforts de la traversée, je sens des forces nouvelles courir et grandir en moi. Soudain, deux labbes noirs à longue queue viennent troubler le silence. Je n'ai pas encore parlé de cet

oiseau, car il incarne à mes yeux certaines « valeurs » que je croyais purement humaines: lâcheté, paresse, parasitisme. Cette fois les deux oiseaux ont repéré une mouette qui remontait le fjord dans notre direction. Celle-ci a compris le danger et change de trajectoire pour les éviter. La stratégie des labbes est simple: trop fainéants pour se nourrir par eux-mêmes, ils s'en prennent

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aux autres oiseaux qui transportent poissons et crustacés dans leur gosier ou leur estomac pour les agresser et leur voler leur pitance chèrement gagnée. Je ne le sais pas encore mais je m'apprête à assister au plus grand ballet aérien de ma vie. Car la mouette, qui a peut-être parcouru des dizaines et des dizaines de kilomètres pour se nourrir et qui revient le gosier plein, peut-être aussi a-t'elle des petits à nourrir, a bien l'intention de défendre chèrement sa peau! Les deux labbes l'ont prise en chasse. Celle-ci fonce droit sur l'endroit où nous nous trouvons. A quelques mètres seulement de ma tête, au moment où les deux labbes vont la rattraper, elle pile sur les freins, fait un écart, et laisse passer les deux parasites qui manquent de s'écraser par terre, poussant des cris furieux. Je suis bouche bée. Mais les deux labbes dont les prouesses aériennes n'ont rien à envier à la mouette ont déjà fait demi-tour. La suite est une succession de crochets, d'accélérations, de coups de becs en plein vol, d'esquives, de virages à angle droit. Nous sommes tellement subjugués par ce « spectacle » pour la vie, la mouette défendant son bien durement gagné, qu'aucun d'entre nous ne pense à prendre son appareil ou sa caméra. Pendant près de dix minutes, les trois oiseaux ne vont pas se quitter, réalisant des prouesses acrobatiques qu'un pilote de chasse n'oserait même pas imaginer. La lutte est violente, tragique. Pressée par les deux labbes, frappée, griffée, la mouette finit par recracher une partie de son butin que les deux pirates attrapent en plein vol avant de revenir à l'assaut une nouvelle fois. Je suis scandalisé, attrape une pierre et la lance en direction des deux parasites, peine perdue. La mouette désespérée prend de l'altitude puis recrache une nouvelle fois un morceau de poisson. Elle profite alors du court moment, où les deux labbes l'abandonnent et rattrapent après un piquet vertigineux le morceau juste avant qu'il ne touche l'eau, pour virer de bord et dans un dernier effort finir par distancer définitivement ses poursuivants déjà revenus à la charge. Fin du combat. Je la regarde s'éloigner en reprenant mon souffle. Elle pousse un cri plaintif, mais j'ai eu le temps de voir avant qu'elle ne disparaisse qu'il lui en restait encore un peu dans le gosier! Ouaouh! Quel spectacle! Quelle chance!

Les insultes que je prodigue alors aux deux pirates des airs font rire Pierre. Nous savons que c'est l'avant dernière nuit en tente avant le grand retour à Longyearbyen. Si certain(e)s dans le groupe commencent à avoir des idées fixes du genre « prendre une douche chaude », d'autres comme moi se désespèrent à l'idée de retrouver prochainement la « civilisation ». Il n'est plus nécessaire d'être aussi prudent sur l'apéro désormais. Après un dîner une nouvelle fois gargantuesque, nous prolongeons avec Virginie, Olivier et Thierry la

discussion jusque tard dans la nuit, profitant du paysage majestueux et du soleil qui nous caresse doucement le visage. Il est six heures du mat' lorsque je regagne mon duvet, légèrement titubant.

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Une dizaine d'heures plus tard, je suis réveillé une fois n'est pas coutume par la chaleur devenue insupportable dans la tente. Le soleil continue à cogner à l'extérieur. Je sors, remplissant mes poumons de cet air pur et vivifiant. Après le petit déjeuner, nous partons à pied récupérer quelques litres d'essence laissés par Pierre lors d'un précédent voyage où il avait plus ou moins sauvé la vie à un jeune couple inexpérimenté parti à l'aventure sans connaissance aucune des lieux ni matériel adéquat. En remerciement, ceux-ci lui avaient laissé leur essence, bien utile dans ces contrées isolées. Elle est rangée dans un petit local en bois que l'on aperçoit sur la ligne d'horizon. Nous marchons. Devant nous apparaît bientôt un groupe de sternes vitupérantes et particulièrement sur la défensive par rapport à notre groupe qui se rapproche. Je comprends vite la raison: sur le sol un bébé sterne qui a encore son duvet est l'objet de toutes les attentions de la famille, et nous avançons droit sur lui. Thierry et Mélanie à la recherche de sensations fortes s'approchent plus que de raison, et aussitôt l'escadrille ailée fond sur les envahisseurs, le bec en avant. Nos deux compagnons tentent bien de se protéger en brassant l'air au-dessus de leurs têtes, mais les sternes sont bien plus vives. Les coups de bec pleuvent sur les crânes, pendant que nous profitons hilares du spectacle. Après quelques instants à encaisser la tornade à plumes qui ne fait que défendre le petit vulnérable à terre, Thierry et Mélanie s'enfuient en courant les mains au-dessus de leurs têtes. Pierre profite du moment pour nous montrer comment procéder pour s'accrocher sans risque de ces oiseaux exceptionnels: il ramasse une planche, la dresse au-dessus de sa tête, et s'avance alors tranquillement avec ce nouveau couvre-chef vers la tornade à plumes qui l'attend en poussant des cris féroces. Et effectivement la planche tenue verticalement prouve aussitôt son efficacité. Décontenancées par ce nouvel intrus au long cou, les sternes s'en prennent au sommet de la planche pendant que Pierre progresse sans risques vers l'oisillon. Je ne rie plus. Je viens seulement de comprendre le drame qui se joue sous mes yeux. Pour protéger la jeune sterne, ses parents ont le soutien de toute la colonie, et les adultes comme nous l'avons déjà constaté n'hésitent pas à prendre tous les risques, voir à offrir leur propre vie pour défendre et protéger un membre du clan. Dans quelques jours ses parents modèles vont devoir quitter le Svalbard pour

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entamer leur migration hivernale vers le sud. Le temps leur est compté. Et leur rejeton n'est pas prêt: il n'a pas encore assez de plumes, il n'est pas capable de voler. Malgré tous leurs efforts pour le protéger des prédateurs, malgré tous leurs encouragements, ils vont devoir bientôt l'abandonner là, tout seul à la merci des renards et des goélands. Je regarde le petit qui se dandine encore plein d'ardeur sur la toundra.... Mon coeur se serre. Le vent se lève sur le chemin du retour, d'abord doucement, puis il monte rapidement en puissance. La mer se creuse aussitôt: de grosses vagues viennent taper sur le rivage à l'endroit où nous avons prévu de mettre les kayaks à l'eau. Le départ risque d'être périlleux...Nous procéderons en lançant les kayaks un par un, les coéquipiers se plaçant sur les côtés pour obliger l'embarcation à rester face aux vagues au moment du départ. Mais aucun chavirement ne viendra troubler la dernière étape. Une fois le dernier kayak mis à l'eau sans dommage, nous prenons la direction de Longyearbyen. Karen finit sa dernière barre au chocolat pendant que je pagaye vigoureusement. Nous avons presque fini les provisions du séjour. Je pense sans exagérer que nous avons pour la plupart consommé allégrement plus de 4 000 calories par jour, soit le double de ce que nous consommons habituellement. Pour ma part, je suis curieux de voir la transformation physique induite par cette semaine de kayak et dans ces conditions climatiques. Je sens bien depuis quelques jours qu'il me pousse dans le dos des trucs inhabituels. Une chose est sûre dès maintenant sans avoir à le vérifier devant une glace, je n'ai pas pris un millimètre de gras! Lors d'un arrêt pipi dans le froid et la grisaille, sous les encouragements de Pierre j'assouvis enfin ma curiosité en croquant à pleine dents les algues que je foulais aux pieds. C'est très bon! On sent très nettement que ces algues sont très chargées en sels minéraux et en oligo-éléments. Mais Karen semble vouloir en faire un autre usage!...Le froid s'est installé dans cette journée. Il nous faudra cette dernière fois un peu moins de quatre heures pour rejoindre notre dernière étape, située exactement en face de Longyearbyen. La Nature nous aura bien gâté, entre les phoques, tous ces oiseaux, les renards, et bien sûr ces deux rencontres impressionnantes avec les Seigneurs de cette région: l'ours polaire et le morse. D'autres groupes auront eu moins de chance. Je regrette quand même de ne pas avoir aperçu pendant notre aventure de bélougas. Eux aussi sont victimes de la dégradation de leur environnement. Cela fera une raison de plus pour revenir par ici! A l'approche du retour à la civilisation, je sens une douce mélancolie m'envahir. Je ne cherche pas à résister, la laissant me submerger. Pour une fois je reste silencieux au moment du dîner vers trois heures du matin. Il est cette fois composé de pâtes et de viande rouge hachée lyophilisés: une espèce de plat scandinave très bourratif. Chaque soir c'est une expérience culinaire nouvelle à laquelle Pierre-Maïté nous invite. Mais ce soir chacun se laisse un peu plus aller, et le whisky qui restait prend la claque de sa vie. Il ne s'en relèvera pas. J'aime bien aménager la tente à l'extérieur, et j'en profite au passage pour chambrer avec mon compagnon de chambrée nos voisines Karen et Mélanie chez qui règne un joyeux bordel. Avec JC nous avons formé une bonne équipe pendant ce séjour, un compagnon agréable, patient, avec une grande capacité d'écoute et un sens de l'humour terrible. Il fera sans aucun doute un grand papa. Pour l'heure, allongée dans mon duvet, je ne cesse de m'extasier tout seul sur la sterne arctique. J'adore cet oiseau: généreux, courageux voire téméraire, solidaire du groupe, râleur, et par dessus tout Libre. Et que dire de son énergie vitale!? Exceptionnelle! Si je pouvais choisir de me réincarner, et que je puisse choisir un animal, ce serait en sterne arctique!

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Vendredi 22 août. Le retour à la civilisation. Il est à peine huit heures du matin et je suis déjà réveillé, frais comme un gardon. Les courbatures de la journée d'hier sont déjà oubliées. Un corps bien entraîné récupère vite. J'entame mon avant-dernier tour de garde de cette aventure. Après les traditionnelles salutations au soleil, auxquelles j'ajoute désormais un exercice de Taï-Shi enseigné par Dominique, je relance le réchaud pour remplir tous les thermos. Dehors installé sur une hauteur, le pistolet sur les genoux, je lis et relis une histoire de Jorn Riel qui me fait rire aux larmes. Aucun auteur n'a su mieux que ce danois dépeindre avec cet humour rare la vie des gens qui habitent dans ces régions sauvages, les animaux, leur quotidien, toute cette atmosphère magique. Un régal. Une fois le plein de rires effectué, j'en profite pour terminer les quelques cartes que j'enverrai à ma famille et à quelques amis. Comme il est difficile de dépeindre une telle expérience en quelques lignes! J'en ai écrit une pour mon ex-petite amie. Je crois que c'était une belle lettre. Je suis guéri c'est sûr. Le Spitzberg m'a attrapé, lavé, rincé, essoré, puis m'a remis debout d'un grand coup de pied aux fesses! Je n'ai pas envie de retourner me coucher, alors je laisse dormir Karen et Mélanie. Le long du rivage, je m'amuse à soulever quelques pierres, pour retrouver cette étrange petite araignée rouge, sans doute l'un des très rares invertébrés sur cette planète capable de survivre à l'hiver arctique. Au lieu de gaspiller des milliards pour aller sur la lune ou sur Mars, les hommes feraient bien de s'intéresser un peu plus à ce qui les entoure; les fonds marins, toute cette biodiversité presque encore inconnue présente partout aux quatre coins de la planète et qui disparaît victime de l'inconséquence de celui que j'appelle Homo Crétinus. Je grignote quelques algues fraîches échouées sur le rivage, pleines d'iode. J'y prend goût! Errant autour du camp, je jouis une nouvelle fois de ces moments inracontables « seul » avec cette Nature sauvage.

Il est 10h30 quand Pierre émerge de sa tente, le flingue de Clint Eastwood à la main. Il n'a jamais eu à s'en servir sur un ours, et touche du bois pour que cela dure. Une fois pendant son sommeil, l'un d'eux s'était approché de sa tente jusqu'à ce qu'il ouvre les yeux au moment où le museau du gros pépère appuyait sur la toile, à quelques centimètres de sa propre tête! Il n'avait pas perdu son

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sang froid malgré la situation, avait tiré un coup à travers la tente au dessus de l'animal qui s'était alors enfui sans se retourner. Pour l'heure, je passe d'une tente à l'autre pour réveiller tout le monde. Une fois le groupe debout, c'est le grand ménage dans le campement. Toutes les tentes sont lavées à grandes eaux; on astique et on frotte comme des furieux, moins Olivier qui semble être peu enclin aux tâches ménagères, avant le petit déjeuner où seront sacrifiés les derniers saucissons et soupes chinoises en guise d'apéritifs, car dans la foulée Pierre nous initie à une bouffe américaine lyophilisée souvent utilisée par les explorateurs du grand Nord. J'y ajoute trop d'eau, tant pis ça me fera une soupe! Nous partons ensuite pour une randonnée d'environ quatre heures dans la toundra. La plupart des membres du groupe sont bien fatigués. J'éprouve encore le besoin de m'isoler pendant la marche. Nous avançons sur un petit plateau qui surplombe une rivière glaciaire en nous enfonçant dans un épais tapis de mousse. Moins d'une heure après le départ, nous tombons « nez à nez » avec un groupe de six rennes peu farouches qui broutent avec application la toundra humide. Allongés sur celle-ci, nous les observons longuement à une cinquantaine de mètres à peine, avant de reprendre la balade. Pierre avait prévu de remonter plus haut vers le glacier mais la fatigue quasi généralisée l'oblige à renoncer et à donner le signal du retour. Je suis agacé, d'humeur maussade. Je sais bien que je fais partie d'un groupe et dois donc me plier à ses exigences, mais je suis encore pour ma part plein d'énergie et sens bien que mon temps ici file comme du sable entre les doigts. Nous cheminons péniblement au retour le long de la rivière glaciaire lorsque celle-ci dans un méandre plus large oblige le groupe à remonter pour ne pas avoir à faire trempette dans une eau qui ne dépasse probablement pas les un ou deux degrés... Pour ma part, c'est exactement la motivation inverse qui m'habite lorsque après un regard jeté en arrière vers Pierre qui me répond d'un sourire complice (feu vert!) je m'avance d'un pas résolu droit vers l'eau glaciale, suivi comme mon ombre par ma jumelle Virginie. Dans ces moments là, je sais que je suis presque impossible à arrêter. Je fonce tête en avant, répondant à l'appel d'une voix sourde venue de très loin à l'intérieur de moi, quelque chose de sauvage et d'impérieux qui balaye la raison. Je m'avance, mes pieds nus font connaissance avec l'eau glaciale, et je ne peux m'empêcher de pousser un juron. C'est encore pire que ce que je pouvais imaginer! Je sens mon sang qui reflue en masse des orteils pour venir se réfugier plus haut. Le courant est fort et l'eau monte jusqu'au niveau des genoux. Je sais que si je glisse, la rivière va me traîner comme un fétus de paille et l'idée terrifiante de tomber dans ce bouillon glacé m'oblige à peser chaque pas et à avancer à la vitesse d'un escargot. Mes pieds dérapent sur les pierres rondes. Je finis par rejoindre la rive opposée, radieux, rattrapée par Virginie exactement dans le même état. Je me retourne pour constater avec surprise que Mélanie et Thierry ont eux-aussi décidé de nous emboîter le pas et viennent de se lancer dans

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le cours d'eau tumultueux. Génial! On les encourage pendant que Pierre plus haut avec le reste du groupe moins téméraire nous surveille, l'oeil rieur et bienveillant. Je crois qu'il aurait bien aimé nous suivre!

Mélanie et Thierry finissent par nous rejoindre sans encombre, sous nos applaudissements. Thierry prend à l'évidence de plus en plus de plaisir depuis son arrivée au Spitzberg, et il s'enhardit chaque jour davantage. Quant à Mélanie, je ne peux m'empêcher de l'admirer pour ce qu'elle vient de faire. Et puis, il est tellement agréable de pouvoir partager à quatre plutôt que tout seul ce petit moment d'ivresse furieuse. Ma « mauvaise humeur » du moment s'est envolée pendant la traversée. Je ne sens plus mes orteils. Le sang doit hésiter à redescendre, anticipant la suite, car il va bien falloir retraverser à un moment ou à un autre cette charmante rivière estivale pour rejoindre le reste de la bande. Quelques centaines de mètres plus loin, après quelques slaloms et quelques sauts périlleux pour conserver encore un peu nos pieds au sec, le lit s'élargit, ce qui nous permet d'envisager plus sereinement la traversée dans l'autre sens. Et chacun s'élance alors dans le cours d'eau d'un pas hésitant, traçant son chemin nu-pieds jusqu'à Pierre. Le froid est tel que j'ai l'impression de traverser la rivière sur des échasses, tellement ils deviennent insensibles. Mais à peine de l'autre côté, (Rhhhaa quel bonheur!) je n'ai pas fini de remettre mes chaussettes que le sang se décide enfin à redescendre et à irriguer mes pauvres orteils: mmmhh de délicieux picotements et une douce sensation de chaleur nous parcourent la plante des pieds au moment où nous reprenons notre marche, due à la dilatation des vaisseaux sanguins favorisant le reflux du sang. C'est très agréable. Je remarque un peu plus loin en cherchant à contourner en vain (« sprotch! ») une zone humide pleine de sphaignes que Mélanie passe elle-aussi une partie de son temps le nez « dans le gazon » à observer, voire

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à ramasser de temps en temps, des petites fleurs et autres espèces végétales qui composent des mondes miniatures dignes des plus grands films de science fiction. Cela suffit pour que je me décide définitivement à lui proposer dès que possible de mélanger ses dessins à mon texte. Nous dévorons la tartiflette de Pierre au dîner, avant de mettre la main sur un fond de rhum miraculeusement préservé et descendu aussi sec en guise de digestif. Je n'ai plus rien de sec, ma dernière paire de chaussettes est accrochée à l'arceau extérieur de la tente et je me balade dans le campement en tongues guadeloupéennes imité par Mélanie dans le même cas de figure. Après la fraîche expérience de l'après midi, c'est de la rigolade! Le rhum terminé, chacun titube ensuite jusqu'à sa « chambre » en évitant en sortant de la tente de trop regarder du côté de Logyearbyen.

Samedi 23 août. Décidément l'air du Spitzberg est propice aux rêves délirants: me voilà cette fois au Mexique faisant l'acquisition d'une vieille caisse, pour me la faire aussitôt voler par des trafiquants mexicains qui l'utilisent ensuite pour faire passer une famille entière, enfants compris planqués dans le coffre, du côté des Etats-Unis, où, bien sûr, ils se font pincer pour trafic d'êtres humains. Et devinez le nom inscrit par les américains sur le mandat d'arrêt? C'est bibi qui est ensuite recherché par toutes les polices de la frontière. Heureusement j'ouvre les yeux juste avant que ne débute la course poursuite, peut-être réveillé par mon compère JC qui semble lui aussi avoir le sommeil agité. J'écoute les bruits au-dehors. Rien, hormis quelques ronflements lointains. Zut je n'ai plus sommeil. Après un quart d'heure, n'ayant pas très envie de passer le reste de la nuit à courir poursuivi par la police américaine, bien réveillé, je décide de me lever pour marcher un peu autour du camp en grillant une cigarette. Et manque de me faire tirer dessus par Mélanie en train de faire sa toilette dans la tente Mess pendant son tour de garde et à qui je viens de faire une grosse frayeur! Chacun se raconte un peu à l'autre autour d'une tisane. Un peu plus tard, c'est au tour de Pierre de se lever, avant de nous narrer deux de ses aventures: la fois où il s'est retrouvé perdu au milieu de nulle part sans GPS, la neige ayant recouvert ses traces...puis la fois où sa

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motoneige s'est plantée dans un ravin à des kilomètres et des kilomètres de la première habitation, avant qu'il ne parvienne à la remonter puis à la faire repartir...On se sent tout petit soudain. Il me raconte qu'il a une amie thaïlandaise qui vit à Longyearbyen et qui fait des massages. Je saute sur l'occasion, ne connaissant toujours rien des massages asiatiques malgré deux séjours en Corée, et quoi de plus exotique qu'un massage thaïlandais dans le cercle polaire après un bon trip en kayak!? Après avoir jeté un oeil vers Longyearbyen puis à sa montre, voyant que rien ne bouge dans les tentes, il décide d'aller se recoucher. Pour ma part, rien n'y fait, je suis désespérément éveillé. Les histoires de Pierre combinées à la fin prochaine de notre petite aventure constituent sans doute une raison suffisante. Je suis rejoint par Katell qui arbore ce matin une nouvelle fois une belle crinière de lionne et par Mélanie qui n'est pas parvenue à se rendormir. Il est six heures

du matin. Nous veillons tous les trois à coups de thés brûlants en dévorant encore et toujours Jorn Riel. Avec aussi peu de sommeil en réserve, j'appréhende un peu le programme de ce soir avec la fameuse boîte de nuit de Longyearbyen dont notre guide ne cesse de nous vanter les mérites. Mon corps a du plomb dans l'aile, mais l'esprit refuse encore de capituler. Il est dix heures du matin quand nous mettons enfin les kayaks à l'eau après un dernier regard en arrière. Dans la baie, nous trouvons une mer d'huile et avalons les derniers kilomètres à toute allure, avant un sprint final où chacun donne tout ce qui lui reste. Rrhhha suis mort!!! Mon corps fume. Un baleinier mouille à une centaine de mètres. Une fois le matériel sorti et rangé, les kayaks vidés, lavés, tirés et retournés, nous montons dans la camionnette de l'agence. Le ciel est gris et pluvieux; Le retour à la civilisation est rude.

Dans la rue, les gens nous regardent étrangement: entre les fringues sales, les barbes fournies des mecs et les crinières ébouriffées des nanas, tous les yeux hagards, j'imagine que nous devons dégager une image peu..civilisée! Oulah oui! Je viens d'entrevoir ma tronche dans une vitre, et me suis à peine reconnu! Mais j'aime bien ce nouveau look « primitif »! Après quelques péripéties dans le centre, Pierre ayant donné ses consignes aux autres guides de l'agence, nous remontons jusqu'à notre gîte du premier jour pour « finir » (doux euphémisme!) de ranger les affaires. Il faut encore trier les aliments restants, reconditionner ce qui peut l'être, laver les tentes, les étendre sur la tuyauterie aérienne...Certains ne résistent plus, l'appel de la douche chaude est trop fort, et ...la désillusion immense! J'entend hurler Katell à travers les murs accueillie par une eau glaciale. Trois heures après l'accostage, c'est enfin mon tour de me retrouver dans la salle de bains. Le gros de la troupe est déjà passé par là et n'a trouvé que de l'eau froide, mais la chance est avec moi, et ma patience pour retarder ce moment récompensée. Probable que lorsque tout le monde tire en même

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temps, l'eau n'a pas le temps de chauffer, mais je suis l'un des derniers: l'eau est chaude, je grogne de plaisir en étirant mes membres endoloris, avant d'observer avec satisfaction dans la glace le résultat de ces douze jours de kayak. Qu'il est bon ensuite de se glisser dans des vêtements propres et chauds. Dans la salle principale, la télé ronronne avec les JO en direct, pendant que chacun finit de ranger ses affaires. Pierre rasé de près nous propose ensuite l'option «derniers achats en ville » ou l'option « grosse sieste d'une heure». J'opte sans hésiter pour la seconde: je n'ai pas encore envie de reprendre davantage contact avec la civilisation, et il faut que je reprenne un peu du poil de la bête. Une heure plus tard, « légèrement » reposé, je rejoins les autres pour apprendre que la plupart des magasins étaient fermés. L'heure de mon massage est arrivé. Pierre me présente son amie, la cinquantaine toute menue. Elle a débarqué ici à Longyearbyen il y a quelques années comme quelques uns de ses compatriotes qui servent de « main d'oeuvre » aux norvégiens. Ils occupent ainsi comme nous avons pu le voir des emplois de cuisiniers ou de femmes de ménage. Ils gagnent suffisamment bien leurs vies pour pouvoir envoyer une partie de leurs salaires à leurs familles restées au pays, et parviennent même à rentrer chez eux de temps en temps ou à faire venir une partie de ces familles jusqu'à eux. Je me dis en la regardant que ce massage doit être un truc bien gentil. Pierre nous conduit jusqu'à

une chambre isolée avant de nous laisser, me faisant un clin d'oeil avant de refermer la porte. Torse nu et en pantalon de jogging, cela commence effectivement tout doux. Sur le ventre, elle me

masse doucement le dos après l'avoir enduit d'une huile aromatique. Je ronronne de plaisir en fermant les yeux. Puis soudain, les choses se gâtent. Ces doigts m'oublient un temps, avant de

replonger telles des serfs sur mon corps qui s'abandonnait. Je ne peux m'empêcher de pousser un cri au moment où ses doigts s'enfoncent dans mon dos, suivi des bras et de tout le poids de son

corps! La suite ressemble fort à la scène du film « Les Bronzés » où Gérard Jugnot se fait pétrir le corps par un grand black musclé en poussant des hurlements...en bien pire! Après m'avoir fait

asseoir, encore tremblant de l'assaut précédent, elle s'est mise en tête de m'arracher les bras un par un en tirant dessus avec la force d'un homme. Incroyable la force de ce petit bout de femme.

Après m'avoir fait remettre sur le ventre, mais cette fois directement sur le sol dur, elle entreprend de me retourner les jambes jusqu'à ce que mes orteils finissent par toucher le bas de mon postérieur, pendant que je commence à envisager sérieusement d'appeler à l'aide. Après un massage pour le moins énergique du cuir chevelu en guise de pause, à peine le temps de reprendre

mon souffle et de jeter un regard à ma montre pour constater avec terreur qu'il y en a encore pour au moins un quart d'heure, et la voilà repartie de plus belle: elle s'attaque maintenant à mes

abdominaux, les doigts tendus, avant de me faire asseoir, puis de s'asseoir sur moi jusqu'à ce que j'embrasse mes genoux.

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Je n'en peux plus, chacune de mes articulations y passe, ça craque de tous les cotés, je sais plus où j'habite. Me rappelle plus très bien la suite. Fin du match, suis KO, encore tout étonné d'être toujours en vie. Elle me tend sa petite main en me disant de sa petite voix: « you good body! » pendant que mon esprit reprend peu à peu le contrôle de mon corps. Fantastique. Plus aucune courbature après ce traitement de choc. Je me sens incroyablement détendu. Nous redescendons au rez de chaussée où les autres membres du groupe sont en train de préparer le dîner, du ragoût de rennes. Je leur en raconte le minimum, en insistant surtout sur les résultats. C'est fort et c'est goûtu à la fois le ragoût de rennes! Mais une fois ça suffit. Difficile de faire des comparaisons avec d'autres viandes plus connues. Nous nous regardons tous ensuite. Tout le monde est mort, la plupart veulent aller se coucher de suite, même notre Karen nationale, et il faut que Pierre, soutenu par Virginie, Mélanie et moi-même, déploie des trésors de persuasion pour finir par réussir à remotiver tout le groupe, moins Dominique qui jette définitivement l'éponge. Mon avion part à huit heures du matin, je m'attend donc à dormir encore une fois très peu. J'avais prévu à l'époque de rentrer 24h plus tôt en France avec ma future ex-petite copine, laissant le reste de la bande profiter d'une journée supplémentaire à Longyearbyen. Me voilà donc réduit à rentrer en solo dans quelques heures, laissant tout le monde derrière...ça risque d'être dur. Pour le moment je ne pense qu'à la boîte de nuit et à la description que Pierre nous en a faite: je ne serai pas surpris d'y voir des ours danser sur les tables! Jérôme pour l'occasion enfile sa plus belle chemise, et nous voilà partis. Dimanche 24 août Il est minuit environ lorsque nous pénétrons dans la boîte. On ne fume pas à l'intérieur, autant dire que les « pauses clopes » seront limitées à leur plus simple expression. Il n'y a pas encore grand monde. Le DJ envoie un maximum de tubes des années 80, pendant que quelques norvégien(ne) se trémoussent sur la piste. Rhhooôô!!! Y a presque que des colosses! Même les femmes ont l'air balaises! Sur les murs de nombreuses photos anciennes de mineurs, la gueule cassée, qui rendent bien compte de l'enfer de leurs conditions de vie. On est tout de suite dans l'ambiance. Pierre semble bien connu sur la place. De toute évidence, il ne doit pas y avoir beaucoup de professeur de danses dans les environs. Les gens dansent « simples »: on se dandine d'un pied sur l'autre, on bouge des bras en essayant de suivre la musique, et on s'amuse. Il y a des hommes qui portent leur métier sur eux: bûcherons! Un colosse qui me dépasse d'au moins deux têtes et qui est presque aussi large que haut, c'est à peine croyable, avec longue crinière noire, descend sous mes yeux presque d'un trait un pichet d'un litre de bière! Je me dis que s'il y a un « pogo » sur la piste on est morts! Après quelques bières, nous nous lançons sur la piste avec Virginie, vite rejoints par JC, Pierre, Mélanie et Oli. On se trémousse

comme des forcenés au milieu des ours. La boîte est maintenant pleine comme un oeuf. Les bretonnes épuisées finissent par nous abandonner, suivies par Thierry et Jérôme. Vers trois heures du matin, Abel renconté au début de ce voyage et qui rentre à l'instant même avec le groupe qu'il encadrait débarque à son tour dans la boîte, escorté par les plus valeureuses nanas de son groupe. C'est lui qui devra me conduire à

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l'aéroport vers six heures du matin. Toujours aussi cool et souriant. Nous sommes déchaînés. Il est plus de quatre heures du mat' quand la boîte ferme. Nous rentrons en titubant avec Mélanie, JC et Virginie. Les autres dorment déjà. Est arrivé le moment de se dire au-revoir. On se serre très fort, je ne sais pas quand je reverrai les marseillais. Emotions. JC m'enverra bientôt j'espère un faire part de naissance. Je vais essayer de dormir une petite heure. Vers six heures, après m'avoir secoué comme un prunier pendant plus d'un quart d'heure, Abel parvient enfin à me faire lever les paupières. Je branche le pilote automatique et retrouve devant la camionnette les filles croisées la première journée au camp de l'UCPA. Je me demande comment je tiens encore debout: j'ai dû dormir en cumulé sur les trois dernières nuits moins de cinq heures...Arrivé à l'aéroport, je serre vigoureusement la main à Abel, un mec bien, on se reverra sûrement. Je le charge de saluer Pierre qui doit dormir à cette heure comme un gros bébé. Derniers regards autour de moi.

Oslo. J'erre comme un zombi dans les couloirs de l'aéroport, complètement déphasé et déconnecté par tout ce qui m'entoure. Les heures passent. Je pause pour la postérité devant le plus grand saumon pêché au monde, 39 kilos! Le type qui l'a sorti il y a une cinquantaine d'années d'une rivière norvégienne avait bataillé pendant plus de trois heures avant d'apercevoir enfin le nez du monstre. Après trois cafés, je reprend peu à peu mes esprits. Je discute avec Salomé rencontré au camp de l'UCPA. Elle s'est un peu ennuyée avec son groupe et aurait préféré rejoindre le notre. On arrive enfin à

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Paris. Roissy fin août ressemble à un gigantesque champ de bataille. Je m'interroge sur la meilleure manière de valoriser cette expérience unique. Il n'y en a qu'une bien sûr. Il me faut écrire. Pour témoigner, pour alerter, pour faire partager à celles et ceux qui n'ont pas la chance de vivre de tels moments et de ressentir toute la beauté et toute la magie de la Nature. Au cours de ces jours, mon coeur s'est rempli de ces étendues sauvages. Je ferme les yeux et je peux presque sentir au milieu du brouhaha qui m'entoure en attendant mes bagages le vent du Nord me caresser la nuque comme pour me dire « à bientôt ».

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L’auteur : Franck Gourdin a 34 ans. Il est ingénieur et travaille sur des projets de développement dans les domaines de l’eau et de l’environnement. Il a vécu ou voyagé dans une soixantaine de pays à travers le monde dont l’Irak en 2002, l’Afghanistan en 2005 et la Corée du Nord à deux reprises en 2007 et 2008 pour lequel il prépare un nouveau carnet de voyage à partager. C’est un passionné de Nature et de défis sportifs en tout genre, fasciné par les relations humaines.

Contact : [email protected]

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