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Carnet Roger Godement 1921-2016 Roger Godement est décédé le 21 juillet 2016. Mathématicien exceptionnel, élève d’Henri Cartan, il a fait partie de Bourbaki. Roger Godement a été professeur à la Faculté des Sciences de Paris, puis a participé à la création du Département de mathématiques de Paris 7. Ses collègues et amis lui rendent hommage dans les textes qui suivent. © Konrad Jacobs. Source : Archives ofthe Mathematisches For- schungsinstitut Oberwolfach Roger Godement en 1984 Claude Bardos Dans mes années à l’Éns, Godement jouissait auprès des élèves d’un prestige immense tant pour ses contributions mathématiques que pour sa li- berté d’esprit et pour son militantisme contre la politique française en Algérie. Mais je n’ai pas eu immédiatement la chance de suivre ses cours ou le courage d’essayer d’interagir avec lui (j’étais trop impressionné). Mon premier contact a été de faire partie du groupe d’étudiants de l’unef volontaires pour monter la garde devant la porte de son appar- tement qui venait d’être détruit par une charge de plastic posée par l’oas. Et ce n’est qu’en 1963 avec la parution de son livre Cours d’Algèbre que j’ai commencé à entrevoir sa pensée mathématique. Ce livre a représenté pour ma génération – en particulier pour les étudiants en mathématiques non algébristes stricto sensu une véritable rupture avec le passé. À cette époque les étudiants consultaient presque uniquement les ouvrages écrits en français. Dans ce domaine il n’y avait pas d’ouvrage pour répondre à notre attente. Pas facile de s’y retrouver entre le livre, populaire chez les ex-taupins, de Lentin et Rivaud, les Élé- ments de Calcul Tensoriel de Lichnerowicz et les nombreuses pages de Bourbaki nécessaires pour accéder aux mêmes concepts. J’ai tout de suite réalisé que c’était le livre que j’attendais, en particulier pour me familiariser sans larmes avec ce dont j’aurais besoin dans la suite de ma carrière. Avec un nombre de pages raison- nables l’auteur réussissait à faire une synthèse du sujet, bien sûr jusqu’aux applications, et avec de nombreux exercices. Le tout était présenté dans un style simple et chaleureux avec des conseils de lectures, en particulier sur l’ouverture vers la lit- térature étrangère et, comme cela a été souvent évoqué, des commentaires politiques, en particulier sur les « événements d’Algérie » comme illustration des raisonnements inspirés par la logique intuitive. C’est à partir de ce moment que j’ai suivi avec le maximum d’attention les productions pédagogiques de Godement. Dans la suite de son engagement Godement passa l’année scolaire 63-64 à l’université d’Alger. Je lui ai succédé pour l’année 64-65 comme scienti- fique du contingent. Le service militaire existait tou- jours à cette époque et la coopération scientifique venait d’être créée par de Gaulle (pour en assurer le succès à Alger, il avait confié le poste d’attaché culturel dans la nouvelle ambassade de France à Stéphane Hessel). Avant de partir je suis allé consul- 68 SMF – GAZETTE – JANVIER 2017 – N o 151

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Roger Godement1921-2016

Roger Godement est décédé le 21 juillet 2016. Mathématicienexceptionnel, élève d’Henri Cartan, il a fait partie de Bourbaki.Roger Godement a été professeur à la Faculté des Sciences deParis, puis a participé à la création du Département demathématiques de Paris 7. Ses collègues et amis lui rendenthommage dans les textes qui suivent.

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Roger Godement en 1984

Claude Bardos

Dans mes années à l’Éns, Godement jouissaitauprès des élèves d’un prestige immense tant pourses contributions mathématiques que pour sa li-berté d’esprit et pour son militantisme contre lapolitique française en Algérie. Mais je n’ai pas euimmédiatement la chance de suivre ses cours ou lecourage d’essayer d’interagir avec lui (j’étais tropimpressionné). Mon premier contact a été de fairepartie du groupe d’étudiants de l’unef volontairespour monter la garde devant la porte de son appar-tement qui venait d’être détruit par une charge deplastic posée par l’oas.

Et ce n’est qu’en 1963 avec la parution de sonlivre Cours d’Algèbre que j’ai commencé à entrevoirsa pensée mathématique. Ce livre a représenté pourma génération – en particulier pour les étudiants

en mathématiques non algébristes stricto sensu –une véritable rupture avec le passé. À cette époqueles étudiants consultaient presque uniquement lesouvrages écrits en français. Dans ce domaine il n’yavait pas d’ouvrage pour répondre à notre attente.Pas facile de s’y retrouver entre le livre, populairechez les ex-taupins, de Lentin et Rivaud, les Élé-ments de Calcul Tensoriel de Lichnerowicz et lesnombreuses pages de Bourbaki nécessaires pouraccéder aux mêmes concepts.

J’ai tout de suite réalisé que c’était le livre quej’attendais, en particulier pour me familiariser sanslarmes avec ce dont j’aurais besoin dans la suitede ma carrière. Avec un nombre de pages raison-nables l’auteur réussissait à faire une synthèse dusujet, bien sûr jusqu’aux applications, et avec denombreux exercices. Le tout était présenté dansun style simple et chaleureux avec des conseils delectures, en particulier sur l’ouverture vers la lit-térature étrangère et, comme cela a été souventévoqué, des commentaires politiques, en particuliersur les « événements d’Algérie » comme illustrationdes raisonnements inspirés par la logique intuitive.C’est à partir de ce moment que j’ai suivi avec lemaximum d’attention les productions pédagogiquesde Godement.

Dans la suite de son engagement Godementpassa l’année scolaire 63-64 à l’université d’Alger.Je lui ai succédé pour l’année 64-65 comme scienti-fique du contingent. Le service militaire existait tou-jours à cette époque et la coopération scientifiquevenait d’être créée par de Gaulle (pour en assurerle succès à Alger, il avait confié le poste d’attachéculturel dans la nouvelle ambassade de France àStéphane Hessel). Avant de partir je suis allé consul-

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Roger Godement

ter Godement – probablement la première fois quej’ai eu une conversation privée avec lui. Il n’a pasété très loquace et pour l’essentiel m’a souhaitébon courage. Mais dès mon arrivée j’ai trouvé àla faculté d’Alger de substantielles traces de sonpassage. Comme l’ont écrit Martin Zerner et Amarel Kolli dans leur article sur les Mathématiques àl’université d’Alger 1

À la veille de l’indépendance, on netrouve, à la faculté des sciences d’Alger,aucun enseignant de mathématiquesalgérien. À la fin de l’année 1961-62,tous les professeurs et la plupart desautres enseignants sont partis. Un pe-tit nombre d’assistants et de maîtres-assistants sont restés. Trois agrégéssont recrutés à la Faculté, parmi les-quels Rachid Touri, qui sera bientôtnommé doyen. L’enseignement est as-suré, tant mal que bien, avec des assis-tants tout juste titulaires de la licence.

Ainsi Godement avait-il réalisé que la premièrechose à faire pour ce département serait de le doterd’un cours élémentaire d’analyse très solide. Celaservirait à la fois comme socle pour l’enseignementlocal, comme vitrine vis-à-vis du monde extérieur etcomme monnaie d’échange pour obtenir les publi-cations des grandes universités, ce qui, alors que leweb et arxiv.org n’existaient pas, s’avérait précieux.

Il s’était donc mis au travail tout seul et avaitréalisé (bien sûr sans micro et sans traitement detexte mais avec une machine ibm à boule – on chan-geait de boule pour taper des symboles mathéma-tiques) environ 400 stencils pour deux fasciculesd’un polycopié intitulé Introduction à l’Analyse Ma-thématique. L’ensemble a été publié par la sectionFaculté des sciences d’Alger de l’Union Nationaledes Étudiants Algériens avec en préambule des re-merciements chaleureux :

Nous avons eu à apprécier, de par sa pré-sence à notre université durant l’année1963-64, les hautes qualités humaines,la justesse des conseils fraternels et lavaleur de l’enseignement prodigués parRoger Godement à notre jeune univer-sité.

Noël Favrelière, rappelé (comme sous-officier)au moment de la guerre d’Algérie, avait désertéplutôt que de collaborer à l’exécution d’un prison-nier. Lors de son retour clandestin en France en

1962 il avait bénéficié de l’aide et de l’amitié deGodement. Avant ces événements Favrelière faisaitpartie de la communauté des peintres de Montpar-nasse. Ainsi Godement lui a-t-il demandé d’illustrerla couverture de ces fascicules. Favrelière a proposéune image très sobre : une branche de sinusoïdeséparant la couverture en deux régions, en dessoustoujours blanc, au-dessus colorié. Pour le premierfascicule la couleur du dessus est noire. La nuitcoloniale ! Le second est vert – couleur de l’Algé-rie indépendante. Pour le troisième cela aurait dûêtre rouge... le socialisme. Mais avec l’évolution deschoses le troisième tome n’a pas vu le jour souscette forme.

Ceci posé, compte tenu de la qualité de sescontributions, et de son prestige, son Cours d’Al-gèbre chez Hermann et son Introduction à l’AnalyseMathématique représentaient durant mon annéeà Alger les bases de l’enseignement, aussi bien enpremier cycle que pour le début du second cycle. Àmon retour du service militaire en janvier 65 j’ai ob-tenu un poste de chargé de recherche au cnrs pourfaire une thèse sous la direction de Jacques-LouisLions, mais pour garder un contact avec l’enseigne-ment j’ai accepté de faire du « monitorat » dans lecertificat de mathématiques 2 enseigné dans cequi était encore la faculté des sciences de Paris. Ils’agissait d’un gros certificat de maîtrise avec deuxsuper, mais de tous points de vue très différents,enseignants magistraux : Roger Godement et PaulMalliavin. Malliavin avait pris en charge la géomé-trie différentielle avec une introduction à la notionde variété et Godement l’analyse dans le style deses ouvrages ultérieurs. J’ai donc collaboré à sonenseignement et du coup aussi assisté enfin à unepartie de ses cours. Comme d’autres l’ont souligné,son enseignement n’était pas standard : en plusde faire des insertions politiques (bien motivées),il ne parlait pas très fort, déambulait le long dutableau en toussotant et enfin en donnant plutôtles motivations et les idées de base que la descrip-tion complète et linéaire des preuves. Mais ce quiest frappant c’est que cela marchait et que sa dé-marche en fin de compte contribuait beaucoup àfixer l’attention des étudiants, tout à fait épatés.Moi, dans ce boulot de moniteur, j’ai sûrement ap-pris beaucoup plus que ce que les étudiants ontretiré de mon encadrement.

En plus Godement fournissait aux étudiants etaux enseignants des notes de cours. Ces notesétaient dans la continuation du cours d’Alger et

1. Cahiers de recherche sur l’éducation et les savoirs 9 (2010).

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préfiguraient ce qui allait devenir son livre AnalyseMathématique publié entre 1998 et 2004, après sondépart à la retraite, en 4 volumes. J’ai donc suivi laréalisation de ce merveilleux ouvrage. Grand coursd’analyse, dans la tradition de ceux qu’ont laissésles enseignants de l’École polytechnique (depuisFourier et Cauchy) mais avec un point vue natu-rellement moderne et un style propre. Comme onl’observe, cela part de son cours d’Alger et cela setermine dans le volume 4 par un chapitre XII avecle titre évocateur Le jardin des Délices Modulairesou l’Opium des mathématiciens.

L’auteur y rappelle donc comment l’hypothèsesur les zéros de la fonction zeta de Riemann estéquivalente au comportement asymptotique de ladistribution des nombres premiers. Il insiste aussisur le fait que, comme pour le théorème de Fermat(maintenant démontré), la preuve de cette hypo-thèse devrait s’avérer prodigieusement plus inté-ressante que le résultat lui-même. Naturellementcette section contient de précieux développementshistoriques et des spéculations sur les outils quipermettraient de conclure. Évoquant l’utilisationde l’analyse harmonique non-commutative l’auteurécrit « Le mieux est de faire comme les anglais enpareil cas : wait and see. »

Mais pour en arriver à cet état de la question, il aoffert un merveilleux parcours dans l’ensemble destechniques de l’analyse, accompagné d’une foulede commentaires dont il a toujours souligné l’impor-tance.

Enfin il faut être reconnaissant à l’équipe deSpringer (d’ailleurs chaleureusement remerciée parGodement en conclusion) pour l’excellente mise enforme de cette publication, et aussi et surtout pourn’avoir censuré aucune des remarques historiqueset politiques qui parsèment l’ouvrage. En plus de larichesse des informations qu’elles apportent, ellestémoignent de la radicalisation de la pensée de Go-dement. Dans le Cours d’Algèbre les remarques dece type fustigeaient avant tout le colonialisme. En-suite l’auteur, d’ailleurs comme Grothendieck, s’estconsacré à la responsabilité du chercheur (avanttout du mathématicien) vis-à-vis du politique et es-sentiellement du militaire. Avec à la fois ses ca-pacités de travail, sa lucidité et sa volonté (seloncette expression de La Fontaine) de toujours choisirsans hésiter la liberté du loup plutôt que la soupedu chien. À ce sujet je voudrais ajouter deux re-marques.

– Pour fustiger les collaborations entre scienti-fiques industriels et militaires, qui remontent

comme il le reconnaît à Archimède, et qui ontimpliqué entre autres Euler, il évoque essen-tiellement l’attrait de la soupe du chien. Maisla fascination des scientifiques pour les appli-cations est un phénomène bien plus complexeet qui dans la suite de sa pensée mériteraitune analyse bien plus fine.

– Son point de vue radical ne l’a pas conduit àun dogmatisme qui aurait pu limiter ses ami-tiés. Je peux en témoigner : j’ai toujours aveclui fait état de mes collaborations avec J.-L.Lions, avec R. Dautray et avec les participantsdu projet Hermès (la tentative de navette spa-tiale européenne) et cela ne l’a pas empêchéde m’accorder sans réserve son amitié.

Dans l’enseignement de Godement, soit par voieorale soit par ses écrits, depuis son cours d’Algèbreet son polycopié d’Alger jusqu’aux derniers cha-pitres du quatrième volume du livre d’Analyse, onretrouve en permanence ces lignes de force. Le be-soin de découvrir et d’innover en toute liberté depensée, la joie de transmettre ses connaissancesdans l’affection avec le lecteur...

Jean-Pierre KahaneRoger Godement, une référence et un ami

Roger Godement a été pour moi une référenceet un ami. Nous ne nous voyions pas souvent, etla dernière fois, il y a quelque temps, je veux direquelques années, c’était à l’improviste au bas del’avenue des Gobelins, et nous avons repris au caféla conversation sur l’état du monde comme si nousnous étions quittés la veille. Or l’avant-dernière foisétait il y a près d’un demi-siècle.

En vérité, j’ai retrouvé Godement plus récem-ment, en lisant ou en découvrant des textes de lui,dans ses livres ou dans d’autres. Il écrit admirable-ment. Il peut être très simple et classique, je penseau cours qu’il a donné à Alger en 1964. Il nous laisseun monument avec les 900 pages de son « Analysemathématique ». À côté d’un exposé mathématiqueimpeccable il évoque l’École polytechnique commeun « pensionnat militaire grand standing », ou lesarmes thermonucléaires au détour d’une phrase,il se livre à des confidences émouvantes quand ilévoque Sonia, dont ma femme et moi avons connuet aimé la forte et séduisante personnalité, il hu-manise à la Leibniz l’écriture des distributions deSchwartz, il met en valeur Liouville contre Cauchy,les incidentes abondent. Et puis, la postface de 90pages sur « science, technologie, armement » est

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Roger Godement

aussi dans sa manière : sérieux, documenté, vigou-reux. C’est une référence solide pour la situation dumonde aujourd’hui.

Ma première rencontre avec Godement a étéla lecture de sa contribution au livre de FrançoisLe Lionnais sur « les grands courants de la pen-sée mathématique ». Le livre a paru en 1948, et jel’ai lu, mal lu, en 1949. Le Lionnais l’a articulé entrois parties : le temple mathématique, l’épopée ma-thématique, et les influences. L’épopée se divise en« passé », « présent », et « avenir ». Pour l’avenir, deuxcontributeurs seulement, André Weil et Roger Gode-ment ; vous voyez l’âge qu’avait Godement, il étaitdéjà reconnu comme un maître de l’analyse har-monique et une promesse pour son développement.Lisant mal, j’ai confondu les deux dans mon souve-nir, un fondateur et un jeune membre de Bourbaki,et je croyais qu’ils m’avaient éloigné de la mêmefaçon de la pensée de Bourbaki. Or, les relisant,ils sont très différents. Weil est éblouissant et par-fois insupportable ; c’est là qu’il utilise le terme de« caisse de résonnance » pour les mathématiciensqui ne sont pas des phares, il le veut péjoratif et j’aieu la fierté de m’y situer. Godement est sérieux ; il seconsacre aux théories modernes, qu‘il appelle aussi« multivalentes », face aux théories classiques, « uni-valentes », et il prolonge son propos en évoquantlonguement « le rôle croissant que jouent les nou-velles théories de la physique dans le développe-ment des mathématiques ». Ce n’est pas l’imagequ’on se fait parfois de Bourbaki. L’ensemble de sonexposé n’a pas une ride.

J’ai retrouvé André Weil et Godement commebourbakistes d’autre façon et bien plus tard, quandon célébrait le centenaire d’André Weil. J’avaisrendu visite à Henri Cartan pour donner chair àun exposé que je devais faire à New Delhi sur Weil, ilrépondait à mes questions avec la précision que jelui connaissais, je me lève au bout d’une heure pourprendre congé, et alors : « j’ai peut-être quelquechose pour vous ». Oui, le quelque chose, c’était ledépôt qu’il avait fait aux Archives de l’Académie dessciences du manuscrit que Weil lui avait adressé,de prison, en 1940, comme premier jet pour la Théo-rie de l’Intégration de Bourbaki. Weil n’avait pas demachine à écrire, c’est le seul manuscrit mathéma-tique qu’on lui connaisse, et il est impressionnantà tous égards. Rien à voir avec le livre publié parBourbaki. Rien à voir avec ses propres travaux. Unessai pour introduire l’intégration qui s’inspire, sanssuccès selon moi, de l’axiomatique de Kolmogoroffparue quelques années plus tôt, et qu’il considérait

comme l’acte de naissance des probabilités commepartie des mathématiques. Bourbaki n’a pas suivi.Les jeunes, Schwartz, Godement, ont imposé la défi-nition de la mesure comme forme linéaire. Contrai-rement à ce que j’avais toujours pensé, Bourbakisur l’intégration ne doit rien à Weil et ce n’est pasl’approche de Bourbaki qui a amené Schwartz à sadéfinition des distributions comme formes linéaires,c’est le contraire. Godement a connu les objectionsfaites à l’approche de Bourbaki, mais il y est tou-jours resté fidèle.

Voici un souvenir plus personnel. C’était en1969, en famille à la campagne, nous avions eubeaucoup en commun depuis 1961, et nous n’al-lions pas voter de la même façon au second tourdes élections présidentielles de l’époque. Le direc-teur littéraire de puf, Philippe Garcin, m’avait de-mandé de diriger la partie mathématique d’unecollection « sup » qu’il lançait : petit format, petitprix, niveau élevé, contenu intéressant sans préa-lable. Fort d’une mauvaise expérience avec un autreéditeur, qui avait abouti à la non-publication d’uneexcellente traduction, j’avais posé comme condi-tion qu’il lance la publication sans étude de mar-ché. Je n’avais pas encore de texte. Pour lancerla collection, je souhaitais un livre de Godement.J’en reviens donc à notre entretien à la campagne.Non, désolé, Godement n’est pas partant. Mais ilest intéressé et il me signale le cours de Serre àl’Éns, rédigé et quasi tout prêt. Je contacte Jean-Pierre Serre et en même temps Jean-Louis Krivine,le « cours d’arithmétique » et « la théorie axioma-tique des ensembles » me sont remis très vite, jeles porte à Philippe Garçin, et quelques semainesaprès ils sont tirés à 10 000 exemplaires chacun.C’était une autre époque qu’aujourd’hui, et aussid’excellents livres : les 10 000 exemplaires n’ontpas suffi, un nouveau tirage de 10 000 a été faitl’année suivante. Personne ne peut se douter que lesuccès de la collection a tenu à une conversationavec Roger Godement.

Cela est un infime détail dans la vie de Gode-ment, mais il ne m’étonnerait pas qu’il y ait un grandnombre de petits détails de cet ordre. L’influencede ses articles et de ses livres a été considérable,et sans doute aussi l’influence de sa personnalité,bourrue en apparence, fine et généreuse en vérité.Si l’on parlait de politique avec lui, et des mathéma-tiques en face de la politique, de la science et dela guerre, de l’inconscience ambiante autour desdangers, on pouvait avoir l’impression qu’il étaitfoncièrement pessimiste et qu’il se battait sans es-

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poir. Mais c’est une image incomplète et faussée. Ilfaut donner tout son poids à la phrase qui termineson Cours d’analyse, une bouffée de confiance etd’espoir au delà de la mise en garde : « Science isfor life, not death. »

Hervé JacquetLes travaux de Roger Godement

Je voudrais présenter quelques remarques per-sonnelles sur les travaux de Godement.

Motivé par la théorie des groupes abéliens loca-lement compacts qu’il avait contribué à créer, et lathéorie des groupes compacts, Godement a cherchéà développer une théorie générale des représenta-tions unitaires des groupes localement compacts.Cette théorie générale confortait l’idée que les re-présentations de dimension infinie étaient des ob-jets raisonnables. Elle est encore utile. Par exemple,j’ai eu l’occasion d’utiliser la décomposition abs-traite d’une représentation unitaire en somme dereprésentations irréductibles. Mais dans le cas desgroupes réductifs réels ou p-adiques, il convientd’introduire une notion de représentation plus algé-brique (modules d’Harish-Chandra ou représenta-tions admissibles), quitte à revenir in fine aux repré-sentations unitaires.

Godement s’est intéressé à la théorie desformes automorphes, comme en témoignent sesnombreux exposés au Séminaire Bourbaki. Très tôt,il a proposé d’adopter le point de vue des groupesadéliques et des représentations unitaires. Cela ap-paraît dans son article sur la théorie de la réduc-tion. De même, les résultats de son article AnalyseSpectrale des fonctions modulaires sont présentéscomme la décomposition de la représentation deSL(2,�) sur l’espace

L2(SL(2,�)/SL(2,�))

en une somme de représentations irréductibles.Dans le cas d’un groupe arbitraire, il a toujoursmaintenu que les théorèmes généraux de décom-position des représentations unitaires conduiraientnécessairement à une théorie des séries d’Eisen-stein. En tout cas, il a contribué directement àla théorie des séries d’Eisenstein. Je signale sonlemme sur la convergence des séries d’Eisensteinainsi que le prolongement analytique des sériesd’Eisenstein attachées à un sous-groupe de Boreld’un groupe déployé ; la méthode reposait sur lethéorème de Hartogs. Bien sûr, il a tout de suite

reconnu l’importance des travaux de Langlands surles séries d’Eisenstein et a donné dans le séminaireBourbaki une introduction (adélique) enthousiasteà ces travaux.

Godement s’est aussi intéressé aux travaux deWeil sur ce que nous appelons maintenant le théo-rème réciproque (Converse Theorem). Dans un ex-posé à Paris il avait proposé d’adopter un point devue adèlique. De plus, dans une lettre à Weil, il avaitindiqué que l’on pouvait utiliser la représentationintégrale des fonctions de Whittaker qui se trouvaitdans ma thèse pour obtenir des propriétés analy-tiques de leurs transformées de Mellin ; toutefois, iln’avait pas obtenu leur équation fonctionnelle. Enfin,après la publication du livre de Jacquet-Langlands,il a écrit des notes sur cette théorie.

Comme de nombreux mathématiciens, Gode-ment a beaucoup travaillé sur les fonctions zêtades algèbres simples. Dans ses exposés sur la ques-tion, Godement considérait des intégrales à valeursopérateurs de la forme

G (�)Ð(x) |det x|sâ(x)d×x ;

le groupe G est le groupe multiplicatif d’une al-gèbre simple H ; la fonction Ð est une fonction deSchwartz-Bruhat sur H(�) et det est le détermi-nant réduit. La représentation â est la représen-tation dans un espace de fonctions automorphesconvenable, par exemple, l’espace des fonctionscuspidales dans le cas du groupe G L(n). L’intégraleconverge lorsque la partie réelle de s est assezgrande et il s’agit de faire le prolongement analy-tique de cette intégrale. De même, dans la théorielocale, il considérait des intégrales à valeurs opéra-teurs.

Le point de vue adopté dans le livre Godement-Jacquet est un peu différent. On considère plutôtdes intégrales scalaires de la forme

G (�)Ð(x)|det x|s f (x)d×x ,

où f est un coefficient matriciel d’une représen-tation irréductible á qui apparaît dans l’espacedes formes cuspidales. Le prolongement analytiqued’une telle intégrale étant obtenu, on écrit cetteintégrale comme produit d’intégrales analogueslocales et on arrive enfin au prolongement analy-tique et à l’équation fonctionnelle d’une fonctionL(s,á), produit de facteurs locaux déterminés parles composants locaux de la représentation á. Dans

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Roger Godement

l’équation fonctionnelle

L(s,á) = ×(s,á)L(1− s, á̃) ,

le facteur × est produit de facteurs locaux déter-minés par les composantes locales de á. Le pointde vue adopté est évidemment celui de la thèse deTate ou du livre de Jacquet-Langlands.

Notons que pour étendre cette théorie à des re-présentations autres que cuspidales, il n’est pas né-cessaire de faire directement une nouvelle analysedes intégrales globales, comme le pensait Gode-ment. Par exemple, pour la représentation triviale,Godement étudiait en détail les propriétés analy-tiques d’une intégrale de la forme

G (�)Ð(x)|det x|sd×x .

Or la théorie locale montre directement que l’inté-grale est un multiple holomorphe d’un produit detranslatées de la fonction Ø du corps de base. Rap-pelons que les conjectures de Langlands prédisentque toutes les fonctions L−automorphes sont desproduits de fonctions L attachées à des représenta-tions automorphes cuspidales de G L(n).

En passant, je note aussi une élégante contri-bution de Godement à la théorie des groupes al-gébriques nilpotents. Soit N un tel groupe définisur �. On considère la représentation de N(�) surL2(N(�)\N(�)). Calvin Moore avait démontré quecette représentation se décompose sans multipli-cité en somme directe de représentations irréduc-tibles ; de plus, on peut décrire ces représentations

en termes de la théorie de Kirillov et Howe. Gode-ment avait une démonstration très simple de cefait utilisant la formule des traces et la formule dePoisson sur l’algèbre de Lie de N.

Godement n’était pas un directeur de thèse or-thodoxe. Après son séminaire à l’Éns sur les fonc-tions sphériques, lorsque je lui ai timidement de-mandé d’être mon patron de thèse pour le cnrs,il m’a répondu : « oui, mais je m’en fous ». Il m’ad’abord proposé d’étudier la théorie spectrale desformes automorphes en partant de la décompo-sition abstraite des représentations unitaires ensomme de représentations irréductibles. Plus tard,il m’a donné à lire les notes d’un cours qu’il avait faitsur les formes automorphes de G L(2), holomorphesou non. La série de Fourier d’une telle forme faitintervenir des fonctions de Whittaker (au sens clas-sique) dépendant d’un paramètre s avec une équa-tion fonctionnelle en s→−s. J’y ai vu une analogieavec l’équation fonctionnelle des fonctions sphé-riques et cela a été le point de départ de ma thèse.

Le traitement des séries d’Eisenstein pour G L(2),l’adoption systématique du point de vue adéliqueet les exposés de Godement sur les fonctions zêtam’ont beaucoup aidé dans mes travaux ultérieurs.

En conclusion, je suis certain que les autres étu-diants de Godement seront d’accord avec moi : l’in-fluence de Godement sur la théorie des représenta-tions unitaires et des représentations automorphesa été considérable ; elle s’est manifestée directe-ment, et à travers les travaux de ses étudiants.

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Roger Godement à Berkeley en 1970

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Jean-Christophe Yoccoz1957-2016

Jean-Christophe Yoccoz est décédé le 3 septembre 2016.Professeur au collège de France, académicien, récipiendairede la médaille Fields en 1994, il était une des grandes figuresdes mathématiques françaises. Avant un numéro spécial de laGazette qui lui sera entièrement consacré, deux de ses plusproches collègues et amis nous livrent quelques souvenirs.

Jacob PalisJean-Christophe Yoccoz and Brazil/impa

I met Jean-Christophe for the first time at theUniversity of Orsay, in 1980. I had an invitation toa Conference on Dynamical Systems in Warwick,organized by Christopher Zeeman, and I thoughtit was a good idea to stop at Paris to visit the ihés(Institut des Hautes Études Scientifiques), in Bures-sur-Yvette, and French colleagues.

At ihés, I heard from my French colleague AlbertFathi, that a brilliant young student of Michel Her-man was giving a lecture at Orsay. So, for the firsttime, I crossed the river Yvette to go from Bures toOrsay, to hear his talk.

Certainly I was very much impressed by his pre-sentation. The lecture was excellent, and after itwe had the chance to talk about the possibility ofhim visiting the Institute for Pure and Applied Math-ematics – impa, at Rio de Janeiro, for a number ofmonths. He reacted quite well to the idea and didmention the possibility of coming to Brazil throughthe French Military Service. At first, I reacted withsurprise, but then found it a very good idea.

I happily joined the group of French dynamicistsgoing to Warwick, and Jean-Christophe was one ofthem.

Since my first stay at impa, from 1981 to1983, I have come back many times, andalways with the greatest pleasure andscientific interest. [. . .] My collabora-tion with researchers from impa has beenvery fruitful, and the contact with numer-ous gifted young students, becomingfull-grown mathematicians, from all ofLatin America and even Europe, is very

stimulating. [. . .] I would like such aninstitute in Paris. Hoping to come backvery soon, and many more times.

These words were written by Jean-Christophe inimpa Visitors’ Album.

This story was inspired by impa’s Honorary Re-searcher, Étienne Ghys, a great friend, who, sometime ago, insisted that Jean-Christophe and I onlymet for the first time in Brazil.

impa, as a cnrs Unité Mixte Internationale, is nownamed, upon a proposal to cnrs by impa’s Director,Prof. Marcelo Viana, after Jean-Christophe Yoccoz.

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Jean-Christophe Yoccoz

Stefano MarmiSouvenirs de Jean-Christophe

Trieste 1988. J’ai rencontré pour la première foisJean-Christophe au mois de septembre 1988 àTrieste. Palis et Zeeman avaient organisé une écoled’été de systèmes dynamiques à l’ictp et j’y parti-cipais comme étudiant. Jean-Christophe venait dedémontrer qu’une condition diophantienne un peuspéciale, qu’on appelle condition de Brjuno, étaitnon seulement suffisante mais aussi nécessairepour la convergence de la linéarisation du poly-nôme quadratique. C’était un progrès fondamentalsur un problème qui avait occupé sans succès detrès grands mathématiciens.

Il est arrivé à Trieste pour la conférence et ila donné un exposé sur son travail dans une sallepleine. Le souvenir de Jean-Christophe lors de ceséminaire est encore très vivace dans ma mémoire,tout comme l’admiration du public qui l’écoutait. Ilexpliquait comment construire de façon rigoureuseune suite de renormalisations qui, sous la condi-tion de Brjuno, convergent à la transformation li-néarisante. Il s’agit d’une approche géométriquetrès fine qui, grâce à une étude quantitative pous-sée des propriétés de cette suite de renormalisa-tions, lui permet d’aboutir aussi à la construction decontre-exemples dès que la condition de Brjuno estviolée. D’autre part, je me souviens de n’avoir pasbien compris ce qu’il racontait, les techniques dela preuve me passaient complètement au-dessusde la tête... Mais j’avais travaillé sur quelque chosede très proche, l’estimation numérique du rayonde convergence de la linéarisation du polynômequadratique. J’avais calculé ce rayon pour dix millenombres de rotation et j’avais fait un graphique unpeu surprenant 1. Suivant le conseil de Palis je l’aimontré à Jean-Christophe : initialement il fut unpeu sceptique mais on a commencé à discuter en-semble.

Pendant des heures Jean-Christophe m’expli-quait son travail au cours de longues promenadesdans le parc du château de Maximilien d’Autriche àGrignano (Trieste). Je n’oublierai jamais la passionet l’enthousiasme qu’il manifestait, mais aussi sapatience et sa gentillesse (il a dû les pratiquer beau-coup avec moi, à cette occasion déjà mais surtoutdurant les vingt-huit années suivantes... Car je l’in-

terrompais toujours aussi souvent pour demanderdes explications).

C’était le début d’une collaboration et d’une ami-tié qui ont profondément changé ma vie.

Orsay, Florence, Paris, Cetraro, Udine :1990-2000. Après cette rencontre à Trieste,Pierre Moussa et moi avons commencé à travailleravec Jean-Christophe sur les propriétés de la fonc-tion de Brjuno. On voulait explorer le caractère« modulaire » codifié par l’équation fonctionnellequi la définit.

À partir de 1990 et pendant 9 ans, j’ai été maîtrede conférences à Florence et j’avais la chanced’avoir tout mon enseignement concentré sur un se-mestre. J’étais donc libre de passer à Paris plusieursmois par an. Jean-Christophe et Pierre sont euxaussi passés régulièrement par Florence et nousavons donc fini par nous retrouver souvent.

Faire des mathématiques avec Jean-Christopheétait très exigeant, très prenant, mais c’étaitaussi un grand plaisir : on commençait tôt lematin, Jean-Christophe et moi (tôt pour moi, à7h30-8 heures, mais Jean-Christophe était déjàactif depuis quelques heures. . . ) avec Pierre quinous rejoignait plus tard (merci Pierre, ceci me don-nait la chance d’écouter une deuxième fois Jean-Christophe expliquer au tableau ce qu’il avait fait àl’aube, et le temps de mieux réfléchir sur ce qu’on es-sayait de faire depuis deux-trois heures...). Pendantles moments de pause, les discussions étaient aussipassionnantes et passionnées que quand on faisaitdes mathématiques. Petit à petit, je suis arrivé àconnaître Jean-Christophe très bien, et à l’admira-tion du mathématicien s’est ajoutée l’affection pourun ami généreux, très vivant et plein d’intérêts : il ai-mait la musique, la littérature et l’art. Il aimait joueraux échecs, au poker mais aussi à la pétanque etil suivait assidûment l’actualité sportive (du rugbyqu’il avait pratiqué quand il était étudiant, au cur-ling...). Les discussions sur le dernier match de footentre l’Italie et la France pouvaient durer longtempset amener au sabotage de la démonstration d’uneproposition...

En 1998 nous avons organisé une écolecimeCIME à Cetraro sur les petits diviseurs : lescours étaient donnés par Jean-Christophe, Eliasson,Herman, Kuksin et Mather mais il y avait aussi unetrès belle plage... Jean-Christophe était à Cetraro

1. Le graphique suggérait que la fonction qui donne la condition de Brjuno interpolait le rayon de convergence de façon continue,une version faible d’une conjecture que Moussa, Yoccoz et moi avons énoncée dans un article en 1994. La continuité a été démontréedix ans plus tard par Xavier Buff et Arnaud Chéritat.

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Carnet

avec sa femme et son fils. Il y avait aussi ses étu-diants, son directeur de thèse, de belles mathéma-tiques à raconter et à écouter, la mer Tyrrhénienne,les dîners gourmands, la musique et la danse.

La même année, en automne, Jean-Christophea commencé aussi à nous parler de l’espace deTeichmüller et des transformations d’échange d’in-tervalles : il avait décidé de se lancer dans ce su-jet, qui l’avait passionné depuis qu’il était étudiantet qu’il avait suivi le fameux séminaire sur les tra-vaux de Thurston organisé à la fin des années1970 à Orsay par Fathi, Laudenbach et Poenaru.Giovanni Forni venait de montrer qu’on pouvait ré-soudre sous certaines conditions l’équation coho-mologique pour les flots linéaires sur les surfacesde translations et nous décidâmes de comprendreun peu mieux la nature du problème de petits divi-seurs associé, en cherchant notamment à rendreexplicites les conditions arithmétiques suffisantespour résoudre ce type d’équations. Après une annéedédiée à essayer de construire une généralisationde l’algorithme des fractions continues au moyende train tracks, nous découvrîmes (à Udine en 1999)le travail d’Anton Zorich qui nous indiqua la bonnefaçon d’attaquer le problème.

Loctudy, Collège de France, Pise, Sienne, Bonn,Stockholm : 2001-2012. Jean-Christophe et moisommes en vacances mathématiques en juillet2001 dans sa maison de famille à Loctudy : je dé-couvre la Bretagne, l’île de Sein, la Pointe du Raz, lapassion de Jean-Christophe pour les longues pro-menades, le kayak, le bateau, les crêpes et les ga-lettes (du même ordre de grandeur que la passionpour « la pizza » que j’ai toujours exploitée sans pu-deur pour l’attirer en Italie).

Jean-Christophe voyageait beaucoup quand iln’était pas occupé par son cours au Collège deFrance, où il avait été nommé professeur en 1996.Néanmoins, à partir de 2001 il a visité régulière-ment l’École normale supérieure à Pise où je suisprofesseur. Il venait souvent aussi à Sienne où j’ha-bite avec ma famille. Il est avec nous le jour dubaptême de mon fils aîné en 2001.

Au printemps 2004, il a donné un cours à l’Énsde Pise dans le cadre de la chaire De Giorgi-Venturide l’université franco-italienne : il a habité duranttrois mois à Pise dans un petit appartement du Col-lège Puteano sur la Piazza dei Cavalieri. Il a su main-tenir une étonnante frugalité tout au long de sacarrière.

Il rencontre à cette occasion Luca Marchese,qui obtiendra son doctorat en cotutelle entre l’ÉnsPise et Orsay sous la direction de Jean-Christopheet de moi-même. L’héritage de Jean-Christophe enmathématiques ne se limite pas à la profondeuret à l’originalité de ses contributions mais conti-nue grâce à ses nombreux élèves. Il a été un grandmaître : il dédiait temps, passion et énergie à sesétudiants avec une très grande générosité.

Jean-Christophe avait un grand respect pour lesgens et il était capable d’écouter et de se confron-ter avec les opinions des autres tout en restantferme dans ses convictions. Mais je me souviens del’avoir entendu plusieurs fois défendre le point devue que l’intelligence implique la capacité d’adap-ter les idées aux faits plutôt que le contraire : ilaimait maintenir une cohérence méthodologiqueplutôt qu’idéologique sur beaucoup de sujets (passeulement en mathématiques).

Notre travail sur les surfaces de translationset sur les transformations d’échange d’intervallesnon-linéaires a beaucoup progressé lors de longsséjours à Bonn et à Stockholm : Jean-Christophes’était lancé tout entier dans le domaine. Mais c’esten 2009 à Bonn que nous avons eu de très belles dis-cussions avec Don Zagier au bistrot en bas de l’Ins-titut Max Planck sur les formes modulaires quan-tiques et la (possible) relation avec la fonction deBrjuno : la vitesse et l’originalité des échanges ma-thématiques entre Don et Jean-Christophe étaientabsolument étonnantes et je suis très reconnais-sant à ma chance d’en avoir été témoin.

27 septembre 2012. Je reçois un courrier élec-tronique de Jean-Christophe :

Cher Stefano,J’ai de sérieux problèmes de santé (diag-nostiqués en début de semaine) qui vontm’amener à passer pas mal de temps àl’hôpital ces prochaines semaines (j’aiannulé mon voyage à Hong-Kong). Je nesais pas si tu as déjà pris ton billet pourla première semaine de novembre, maisen l’état, il ne me paraît pas raisonnablede maintenir ta visite (sauf évidemmentsi tu as d’autres choses à faire à Paris).Désolé de ce contretemps. Je te tiendraiau courant de l’évolution des choses.

Peu après nous nous parlons au téléphone. Ilm’explique ce qu’il a. Je pense à mon père qui a eula même maladie, à comment cela s’est mal passé...

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Jean-Christophe Yoccoz

mais c’était dans les années 1968-1972, et je merépète : « aujourd’hui ce n’est pas la même chose ».

2013-2016. Jean-Christophe a su maintenir unesérénité et un courage exemplaires durant toutesles quatre années de sa maladie. Il ne se plaignaitjamais. Son exemple est immense.

Il aimait les mathématiques et la vie comme trèspeu ont été en mesure de le faire. En 2014 dans uneinterview il a déclaré

pour moi, le plus important, c’est le plai-

sir que je prends à faire des mathéma-tiques. Un plaisir esthétique proche decelui ressenti par un artiste qui crée uneœuvre. Ce sentiment a toujours été lemoteur de mon travail et il ne m’a jamaisquitté.

Et ainsi restera-t-il dans la mémoire de tous ceuxqui ont eu le privilège de le connaître.

Je remercie Bassam Fayad et Sébastien Gouëzelpour leur relecture soigneuse de mon texte.

Panoramas et Synthèses - Nouveautés

Disponibles sur le site de la SMF (boutique en ligne) : http://smf.emath.fr*frais de port non compris

Vol. 49Autour des motifs (III)École d’été franco-asiatique de géométrie algébriqueet de théorie des nombres(Asian French Summer School on algebraic geometry and number theory)

T. Saito, L. Clozel and J. WildeShauS

ISBN 978-2-85629-846-62016 - 131 pages - Softcover. 17 x 24Public: 35 € - Members: 24 €

Ce volume contient la troisième partie des notes de cours de l’École d’été franco-asiatique de géométrie al-gébrique et de théorie des nombres, qui s’est tenue à l’Institut des Hautes Études Scientifiques (Bures-sur-Yvette) et à l’université Paris- Sud XI en juillet 2006. Cette école était consacrée à la théorie des motifs et à ses

récents développements, ainsi qu’à des sujets voisins, comme la théorie des variétés de Shimura et des représentations automorphes.

Vol. 50Topics on Compressible Navier-Stokes EquationsA. NovotNý, R. daNChiN and M. PerePelitSa, edited by D. BreSCh

ISBN 978-2-85629-847-32016 - 135 pages - Softcover. 17 x 24Public: 40 € - Members: 28 €

This volume present the major actual mathematical developments related to the well-posedness character pro-blem for the compressible Navier-Stokes equations to non-subject specialists. For the sake of unity, editors have decided to collect in this special issue contributions dedicated to the non-degenerate viscosities case, hoping by this way to present a self-contained contribution on the subject: global weak-solutions à la Leray, intermediate solutions à la Hoff and strong solutions in critical spaces à la Fujita-Kato.

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La théorie des motifs, introduite par A. Grothendieck dans les années soixante et demeurée longtemps conjec-turale, a connu depuis les années quatre-vingt- dix des développements spectaculaires. Ce texte a pour objectif de rendre ces avancées accessibles au non-spécialiste, tout en donnant, au cours de ses deux premières parties, une vision unitaire des fondements géométriques de la théorie (pure et mixte). La troisième partie, consacrée aux périodes des motifs, en propose une illustration concrète; on y traite en détail les exemples des valeurs de la fonction gamma aux points rationnels, et des nombres polyzêta.

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