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«Carol»: Todd Haynes et le grain de l'amour 13 JANVIER 2016 | PAR EMMANUEL BURDEAU La passion de deux femmes à New York, au début des années 1950. Dix- huit ans après avoir raconté David Bowie, Todd Haynes filme la magie de la rencontre et l’amour comme un grain, un virus, une maladie de peau. Todd Haynes a réalisé en 1998 un biopic de David Bowie, renommé Brian Slade pour l’occasion. L’accueil fut tiède. Velvet Goldmine renferme pourtant une idée précieuse, que la coïncidence de la sortie de Carol avec la mort du chanteur remet dûment en mémoire. À mesure que le récit avance, il apparaît que le timide journaliste chargé d’enquêter sur la star n’est pas qu’un témoin. Arthur Stuart a suivi avec ferveur l’ascension de Slade. Il l’a vu se transformer en Maxwell Demon (i.e. : Ziggy Stardust). Il a croisé sa route, il lui a même dérobé quelques signes : une façon de se tenir, une couleur de cheveux, un bijou… Le journaliste accède ainsi au statut de star. Par contagion, fugacement et comme à son insu. Curt Wild lui-même (i.e. : Iggy Pop) restera transfiguré par leur brève idylle : telle est l’ultime révélation du film. Telle est aussi une des convictions les plus chères au cœur de Todd Haynes. L’identité n’existe pas. Chacun est plusieurs. Bowie a eu cent masques, sept acteurs incarnent Bob Dylan dans I’m Not There, dont une femme et un enfant. Chacun, en outre et plus essentiellement, possède la capacité de passer dans les autres afin de les réenfanter, de les faire à leur tour différents de ce qu’ils étaient d’abord. Les stars à l’évidence plus que quiconque. Mais justement, il y a des stars pour que tout le monde puisse l’être, au moins

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«Carol»: Todd Haynes et le grain de l'amour 13 JANVIER 2016 | PAR EMMANUEL BURDEAU La passion de deux femmes à New York, au début des années 1950. Dix-huit ans après avoir raconté David Bowie, Todd Haynes filme la magie de la rencontre et l’amour comme un grain, un virus, une maladie de peau.

ToddHaynesaréaliséen1998unbiopicdeDavidBowie,renomméBrianSladepourl’occasion.L’accueilfuttiède.VelvetGoldminerenfermepourtantuneidéeprécieuse,quelacoïncidencedelasortiedeCarolaveclamortduchanteurremetdûmentenmémoire.Àmesurequelerécitavance,ilapparaîtqueletimidejournalistechargéd’enquêtersurlastarn’estpasqu’untémoin.ArthurStuartasuiviavecferveurl’ascensiondeSlade.Ill’avusetransformerenMaxwellDemon(i.e.:ZiggyStardust).Ilacroisésaroute,illuiamêmedérobéquelquessignes:unefaçondesetenir,unecouleurdecheveux,unbijou…Lejournalisteaccèdeainsiaustatutdestar.Parcontagion,fugacementetcommeàsoninsu.CurtWildlui-même(i.e.:IggyPop)resteratransfiguréparleurbrèveidylle:telleestl’ultimerévélationdufilm.

TelleestaussiunedesconvictionslespluschèresaucœurdeToddHaynes.L’identitén’existepas.Chacunestplusieurs.Bowieaeucentmasques,septacteursincarnentBobDylandansI’mNotThere,dontunefemmeetunenfant.Chacun,enoutreetplusessentiellement,possèdelacapacitédepasserdanslesautresafindelesréenfanter,delesfaireàleurtourdifférentsdecequ’ilsétaientd’abord.Lesstarsàl’évidenceplusquequiconque.Maisjustement,ilyadesstarspourquetoutlemondepuissel’être,aumoins

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unefoisdanssavie.N’est-cepaslaréflexionquelesadmirateursdeBowien’ontpumanquerdesefairecesjours-ci?Silamortdel’inspirateurestdésormaissûre,cettecertitudedemeuremoindrequecelledelasurviedesoninspiration.Bowiecontinuera.Longtemps,sinontoujours.Ensallecemercredi13janvier,Carolparledecela.Onn’ycroiseaucunchanteur,onn’yentendpasdepopmusique.ToddHaynescontinuecependantdetraiterducharmequecertainsêtresfontmagiquementtombersurnous.Commeunefatalitéetcommeunegrâcequi,toutenémanantd’eux,lesdépassentetseprolongentaprèsleurpassage.Carolnarrelarencontreentreunepetitevendeusededepartmentstoreetunegrandedamedessuburbs,àNewYork,audébutdesannées1950.ToddHaynesmontrelaréservedelapremièreetl’assurancedelaseconde.Ilaccompagneétapeparétapel’amourquiéclotentreelles.Ilsuitleurvoyageversl’Ouestetsurtoutl’évolutiondeleursrapports.Peuàpeu,Theresecessed’êtrelaproieimpressionnéepuisconsentantedeCarol.Letémoinfinitànouveauparsechangerenstar.Cettemueestsiprofondémentlavéritédecebeaufilmquec’estpourcetteraison,voudrait-oncroire,quelejurydufestivaldeCannesadécernésonprixd’interprétationàlaseuleRooneyMara,interprètedeTherese,audétrimentdel’interprètedeCarol,CateBlanchett.Commententre-t-ondanslavieetdansleregarddequelqu’un,commentcetteentréealieuaurisqued’unrenversementdeperspective:ToddHaynesafilmécevertigedansVelvetGoldmineautourdeBowie,IggyPop,LouReed,MarcBolan…Carolyrevient.Peut-êtrelecinéasteaméricainn’a-t-ilaufondpoursujetquelarencontre,cemomentquichangetoutetqui,sibrefsoit-il,necessejamaisd’avoirlieu.Bienqueladifférencedeclassesoitflagranteentrelavendeuseetlalady,lerenversementdeperspectiveentreellesconcernerapeuleurrapportdepouvoir.Caroln’aguèred’attraitpourlaviolence,oualorstrèsfeutrée.Aussipréférera-t-onparlerdepassagederelais,voiredebouleversementastral.CarolaimeàdécrireTheresecommeunecréaturetombéeduciel.Haynesnemetpasenscènedespersonnesmaisdesapparitionsqui,loindeseheurter,setournentautouràlamanièredesatellites.Sesfilmssontmoinsdesmélodramesquedescontes.DireleprocessusparquoiCarolfaitnaîtreunenouvellefemmechezTheresen’estpaschoseaisée.Toutlefilmyconcourt,maisCarolestmoinsuntoutqu’uneconstellationdedétails.Onrelèveraquandmêmedeuxaspectsd’importance.Lepremierestuneconstructionenflash-backdontlepointdedépart–undînerauRitz,unemainsurl’épaule,Carols’enallantsoudain…–verrasasignifications’inverser.Lesecondestunemodificationmajeureparrapportauromanpubliéen1952parPatriciaHighsmith,sousletitredeThePriceofSaltetlepseudonymedeClaireMorgan.Dansleroman,TheresedésirequittersonemploichezFrankenbergpourfabriquerdesdécorsdethéâtre.Danslefilm,Thereseestapprentiephotographe.Muniedesonappareil,ThereserestelongtempscellequivoitCarol.Guèreplus.ToddHaynesnecherchenullementàdissimulerlamédiationdesonregard.Aucontraire,ilfilmeCarolàtraversunemultitudedefenêtresembuéesourenduesflouespardesreflets,des

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gouttesd’eau,destachesdelumière…Lamoitiédesplans,aubasmot,estconçuedelasorte.L’annéecommenceàpeineetdéjàilsemblequelechampionensoittrouvé:infimeseneffetsontleschancesqu’unautrefilmàsortiren2016fasseunusagedesvitrescomparableàcelui-ci.Sansdoutefaut-ilêtre,commeToddHaynes,lentementpasséducinémaexpérimentalau«commercial»pourarriveràsurprendreenconstruisantunfilmsurlarépétitiond’unmotifaussiéculé.Haynesestaidédansl’entrepriseparlegrandchefopérateurEdLachman,etparlesrecherchesqu’ilsontfaitesautourdephotographesaméricains,SaulLeiterentête.Cecin’expliquepourtantqu’unepartiedelaréussite.PatriciaHighsmithévoqueaudébutdesonlivreces«visagesaperçusàlavitred’unautobus,quisemblentvousdirequelquechosemaisqui,eux,disparaissentàjamais».ToddHaynesvoitleschosesd’unautreœil,bienquesonfilms’ouvreégalementsurunefaçond’aurevoir.Lesvitresneconstituentpasunobstacle,dansCarol.Ellesnesontmêmepascequipermetdemieuxvoirenencadrant.Ellesrendentsensibleladistancequiexisteentredeuxêtres.Leursscintillementsetleursrefletssontunprolongementducorpsdesdeuxhéroïnes,ilspossèdentunedimensionprofondémentérotique.Cequidevraitséparerrapproche:dèslegénérique,unegrillesaisieàlaverticales’avèreunebouched’égoutsurlaquellechacunmarchelibrement.LoinduParadisétaiten2003unerelecturemodernistedugrandmélodramehollywoodienemblématiséparDouglasSirk.CommeCarolsedérouleàlamêmeépoqueetdansunmilieusimilaire,onimaginequeToddHaynesvademêmes’employeràdégagerlestraumasetlespassionsquicouventsouslevernisdesannées1950.Lesvitresnousdétrompentpourtant:silaromancerencontrerabiendesinimitiés,àcommencerparlesmanœuvresdumarideCarolpourluiinterdirel’accèsàsafille,ToddHaynesveilletôtànimberlesdeuxfemmesd’unécrinàlafoisouvragéet,àdessein,trouble.Rienn’estsousl’image,toutparaîtàlasurface:buées,flocons,gouttes,commeautrefoislespétalesdePoisonetlespaillettesdeVelvetGoldmine.Danscedernierfilm,unecitationsurcartonroseaffirmequelasignificationnelogepasdansleschoses,maisentreelles.Carolœuvreencesens.C’estl’airquefilmeToddHaynes,laneigeetlapluie,l’atmosphère.Letempsquipassemaisaussiletempsqu’ilfait.L’intériorité,autrementdit,nel’intéressequedanslamesureoùelleatteintl’extérieur:sapsychologieadoptevolontiersl’allured’unemétéorologie.Chacun,voyantetressentantlemonde,sefaitnécessairementunmondeàsonimage.Nosaffectssontdesévénementsclimatiques,desprécipitations.Onpeutformulerainsiuneautreconvictionducinéaste.Safe,lefilmquien1995révélaHaynesaupublic,racontecommentuneautreCarol,richefemmeaufoyercalifornienne,tombemalade–fièvre,vomissements…–sanspourtantsouffrird’aucuntroublediagnosticable.Dansl’avant-proposquiaccompagnelaréédition,PatriciaHighsmithexpliquequele«germedulivre»luifut«inoculé»parunerencontreaulendemaindelaquelleelleeutinexplicablementlavaricelle.CesphrasesontdûfrapperHaynes,pourquil’amouretlecinématiennentbeletbien,depuistoujours,delamaladiedepeau.Danscetteperspective,lespersonnagesprincipauxdeCarolnesontpasCaroletTherese.Ce

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sontleschuchotementsdelagrandedameetlesrougeurssubitesdelavendeuse.CesontlesbouclesetlespommettesdeCateBlanchett,lesyeuxinterrogateursetleslèvresàpeineourléesdeRooneyMara.C’estledésirquipointetcirculedesunsauxautres.Quandarriveenfinlascèned’amourphysique,lespectateurn’adoncpasl’impressionqu’onluioffrecequiluiatroplongtempsétérefusé.L’étreinten’opèreaucunbasculement:ellepréciseseulementunpeumieuxcequin’acesséd’êtrelà.

L’amour,l’échangedesfantaisiesetlecontactdesépidermesn’empêchentpasqu’ilyaitdefortesdifférencesentrelesdeuxpersonnages,commeentrelesdeuxactrices.Manifestementéprisedesagrandeur,CateBlanchettestsivaporeuse,nonseulementsesbouclesetsespommettes,maissonfardetsesmanières,sonparfummêmelaprotègentsibienquependantuntempslespectateurn’estpassûrdelavoirpourdebon.Nonsansagacementparfois,ilaimeraitparveniràlafixer,notammentausensphotographiquedel’expression.RooneyMaraestquantàellesimenueetsifinementdessinéequ’elleévoquelespoupéesetlesjouets,lestrainsélectriquesaumilieudesquelsonladécouvre.Carolmetenscèneunecertainerencontreduvagueetduprécis,lapossibilitédetrouverentreeuxunmoyenterme.GrandeintelligencedeToddHaynes,quiasuprendreBlanchettpourlavoluteoulavapeurqu’elleestdevenuedepuisquelquesfilms.Iln’estpasneutreàcetégardqu’unepremièremodificationdurapportentrelesdeuxfemmesaitlieudanslesparagesd’unplanoùCarol,sortantdeladouche,apparaîttoutàcoupsansgaz,débarrasséedesonvoile,etl’actriceméconnaissable,c’est-à-direenfindiscernableànouveau.Lorsd’unescènedécisive,Carolprotestequeluttercontresonattirancepourlesfemmesn’auraitaucunsens:celareviendraitàprétendreallercontresanature.Cequ’elleditsonneunpeudifféremmentenversionoriginale.Carolavancequ’ellerefused’aller«contresongrain»,etcemotpourraitêtreleplusimportantdufilm.Legrain,àlafoismatièred’image,secondepeauetpentequ’ilseraitabsurdedenepasdévaler,esteneffetlecorpsmêmed’unfilmquesonchefopérateuratenumordicusàtourneravecunepelliculesuper-16

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millimètres.Onpourralireiciquelquesexplicationsd’EdLachmanconcernantsonrefusdel’hyper-nettetépropreaunumériqueauquell’écrasantemajoritédescinéastesaaujourd’huirecours.Assisterait-onàunretourdelapellicule?QuentinTarantinoasortiilyaunesemaineunfilmtournéen70millimètres.Danslesraressallesadéquatementéquipées,descartonsprécédantlaprojectiondesHuitSalopardsvantentlaprouessetechniqueetl’«incomparabledouceurdel’image»ainsiobtenue,aurisqued’impatienterlahordedesspectateursmâlespressésqu’onenvienneaufait.Tarantinon’ajamaisvouludunumérique,ilestmêmealléjusqu’àlancer:«Ididn’tsignupforthisshit.»LedouxToddHaynesn’apascedogmatisme.QuiconquereverraSafeserafrappéd’ytrouverunepremièreversiondecetteprécisioncliniquecontemporainedontLachmanetluin’ontenl’occurrencepasvoulu.Safeanticipelecinémadesannées2000autantqueCarolressusciteceluidesannées1950.Àcontre-temps,d’unanachronismel’autre,ainsiaimeàcheminerlecinéaste.Ilyapeud’affinitésentreLesHuitSalopardsetCarol,etpourtanttousdeuxassocientlapelliculeàlaneigeetàlapeau,ausangquimonteauxjouesouquigicleàlaface,àlavolontédefairevaloirunpeudeflouvisueletmoralcontrelatyranniedupiqué.Lestechniquessontdeséthiques,onlesait.Onnecraindrapasalorsdeliredanslaproximitédecesdeuxfilmslerappelquelecinémanesertpasseulementàrendrevisible.Ilpeutaussiinterrogeretcompliquer,sinonobscurcir,lesconditionsdelavisibilité.