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À nouveau l’expérimentation, à l’aveugle, sans proto- cole ou presque. Si peu nous a été transmis ; c’en pourrait être une chance. À nouveau l’action directe, la destruction sans phrase, l’affrontement brut, refus de toute médiation : ceux qui ne veulent pas comprendre n’obtiendront de nous aucune explication. À nouveau le désir, le plan de consistance de tout ce qui avait été refoulé par plusieurs décennies de contre- révolution. À nouveau tout cela, l’autonomie, le punk, l’orgie, l’émeute, mais sous un jour inédit, mûri, pensé, débarrassé des chicanes du nouveau. À force d’arrogance, d’opérations de “police interna- tionale”, de communiqués de victoire permanente, un monde qui se présentait comme le seul possible, comme le couronnement de la civilisation, a su se rendre violemment détestable. Un monde qui croyait avoir fait le vide autour de soi découvre le mal dans ses entrailles, parmi ses enfants. Un monde qui a célébré un vulgaire changement d’an- née comme un changement de millénaire commence à craindre pour son millenium. Un monde qui s’est durablement placé sous le signe de la catastrophe réalise à contre-coeur que l’effondrement du “bloc socialiste” n’augurait pas de son triomphe, mais de l’inéluctabilité de son propre effondrement. Un monde qui s’est empiffré aux sons de la fin de l’Histoire, du siècle américain et de l’échec du communisme va devoir payer sa légèreté. D ans cette conjoncture paradoxale, ce monde, c’est-à- dire, au fond, sa police, se recompose un ennemi à sa mesure, folklorique. Il parle de Black Bloc, de «cirque anarchiste itinérant», d’une vaste conspiration contre la civilisation. Il fait songer à l’Allemagne que décrit Von Salomon dans Les Réprouvés, hantée par le fantasme d’une organisation secrète, l’O.C., «qui se répand comme un nuage chargé de gaz» et à qui l’on attribue tous les éblouissements d’une réalité livrée à la guerre civile. «Une conscience coupable cherche à conjurer la force qui la menace. Elle se crée un épouvantail contre lequel elle peut pester à son aise et elle croit ainsi assurer sa sécurité», n’est-ce pas? E n dehors des élucubrations convenues de la police impériale, il n’y a pas de lisi- bilité stratégique des événements en cours. Il n’y a pas de lisibilité stratégique des événements en cours parce que cela supposerait la constitution d’un commun, d’un commun minimal entre nous. Et ça, un commun, ça effraie tout le monde, ça fait reculer le Bloom, ça provoque sueur et stupeur parce que ça ramène de l’univo- cité jusqu’au coeur de nos vies suspendues. En tout, nous avons pris l’habitude des contrats. Nous avons fui tout ce qui ressemblait à un pacte, parce qu’un pacte, ça ne se résilie pas ; ça se respecte ou ça se trahit. Et c’est ça, au fond, qui est le plus dur à comprendre : que c’est de la positivité d’un commun que dépend l’impact d’une néga- tion, que c’est notre façon de dire “je” qui détermine la force de notre façon de dire “non”. On s’étonne, souvent, de la rupture de toute transmission historique, du fait que depuis bien cinquante ans aucun “parent” ne soit plus capable de raconter sa vie à “ses” enfants, d’en faire un récit qui ne soit pas un discontinuum perlé d’anecdotes dérisoires. Ce qui s’est perdu, en fait, c’est la capacité d’établir un rapport communi- cable entre notre histoire et l’Histoire. Au fond de tout cela, il y a la croyance qu’en renonçant à toute existence singulière, en abdiquant tout destin, on gagnerait un peu de paix. Les Bloom ont cru qu’il suffisait de déserter le champ de bataille pour que la guerre cesse. Mais il n’en a rien été. La guerre n’a pas cessé et ceux qui refusaient de l’assumer se trouvent seulement un peu plus désarmés, un peu plus défigurés, à présent, que les autres. Tout l’énorme magma de ressentiment qui bouillonne aujourd’hui dans les entrailles des Bloom, et qui jaillit en un désir à jamais inassouvi de voir les têtes tomber, de trouver des coupables, d’obtenir une espèce de repentance généralisée pour toute l’histoire passée, sourd de là. Nous avons besoin d’une redéfinition de la conflic- tualité historique, non intellectuellement : vitalement. J e dis redéfinition parce qu’une définition de la conflictualité historique nous pré- cède, à laquelle se rapportait tout destin dans la période pré-impériale : la lutte des classes. Cette définition n’opère plus. Elle condamne à la perclusion, à la mauvaise foi et au bavardage. Nulle guerre ne peut plus être livrée, aucune vie vécue dans ce corset d’un autre âge. Pour poursuivre la lutte, aujourd’hui, il faut bazarder la notion de classe et avec elle tout son cortège d’origines certifiées, de sociologismes rassurants, de prothèses d’identité. La notion de classe, à présent, n’est plus bonne qu’à ménager le petit bain de névrose, de séparation et de procès continuel dont on se délecte si morbidement, en France, dans tous les milieux et depuis si longtemps. La conflictua- lité historique n’oppose plus deux gros tas molaires, deux classes, les exploités et les exploiteurs, les dominants et les dominés, les dirigeants et les exécutants, entre les- quels, dans chaque cas individuel, il serait possible de trancher. La ligne de front qui ne passe plus au beau milieu de la société passe désormais au beau milieu de chacun, entre ce qui fait de lui un citoyen, ses prédicats, et le reste. Aussi bien, c’est dans chaque milieu que se livre la guerre entre la socialisation impériale et ce qui d’ores et déjà lui échappe. Un processus révolutionnaire peut être enclenché à partir de n’importe quel point du tissu biopolitique, à partir de n’importe quelle situation singulière, en accusant jusqu’à la rupture la ligne de fuite qui la traverse. Dans la mesure où de tels processus, de telles ruptures surviennent, il y a un plan de consistance qui leur est commun, celui de la subversion antiimpériale. «Ce qui fait la généralité de la lutte, c’est le système même du pouvoir, toutes les formes d’exercice et d’application du pouvoir». Ce plan de consistance nous l’avons appelé le Parti Imaginaire, pour que dans son nom même soit exposé l’artifice de sa représentation nominale et a fortiori politique. Comme tout plan de consistance, le Parti Imaginaire est à la fois déjà là et à construire. Construire le Parti, désormais, ne veut plus dire construire l’organisation totale au sein de laquelle toutes les différences éthiques pourraient être mises entre parenthèses, en vue de la lutte ; construire le Parti, désormais, veut dire établir les formes-de-vie dans leur différence, intensifier, complexifier les rapports entre elles, élaborer le plus finement possible la guerre civile parmi nous. Parce que la plus redoutable ruse de l’Empire est d’amalgamer en un grand repoussoir – celui de la “barbarie”, des “sectes”, du “terrorisme” voire des “extrémismes opposés” – tout ce qui s’oppose à lui, lutter contre lui passe centralement par le fait de ne jamais laisser confondre les fractions conservatrices du Parti Imaginaire – miliciens libertariens, anarchistes de droite, fasci- stes insurrectionnels, néo-maurassiens divers, partisans de la civilisation paysanne – avec ses fractions révolutionnaires-expérimentales. Construire le Parti ne se pose plus, donc, en termes d’organisation, mais en termes de circulation. C’est-à-dire que s’il y a encore un “problème de l’organisation”, c’est celui d’organiser la circulation au sein du Parti. Car seules l’intensification et l’élaboration des rencontres entre nous peuvent contribuer au processus de polarisation éthique, à la construction du Parti. I l est certain que la passion de l’Histoire est en général le partage de corps inca- pables de vivre le présent. Pour autant, je ne juge pas hors de propos de revenir sur les apories du cycle de lutte initié au début des années 60, maintenant qu’un autre s’ouvre. Dans les pages qui suivent, de nombreuses références seront faites à l’Italie des années 70 ; le choix n’est pas arbitraire. Si je ne craignais de devenir un peu long, je montrerais sans peine comment ce qui était là en jeu sous la forme la plus nue et la plus brutale le demeure en grande partie pour nous, quoique sous des latitudes pour l’heure moins extrêmes. Guattari écrivait en 1978 : «Plutôt que de considérer l’Italie comme un cas à part, attachant mais tout compte fait aberrant, ne devrions-nous pas, en effet, chercher à éclairer les autres situations sociales, politiques et économiques, plus stables en apparence, procédant d’un pouvoir étatique mieux assuré, à travers la lecture des tensions qui travaillent aujourd’hui ce pays?» L’Italie des années 70 est encore, dans tous ses aspects, le moment insurrectionnel le plus proche de nous. C’est de là que nous devons partir, non pour faire l’histoire d’un mouvement passé, mais pour affûter les armes de la guerre en cours. TIQQUN REDÉFINIR LA CONFLICTUALITÉ HISTORIQUE ! Je ne crois pas que les simples gens pensent qu’existe, à brève échéance, le risque d’une dissociation rapide et violente de l’État, et d’une guerre civile ouverte. Ce qui fait plutôt son chemin, c’est l’idée d’une guerre civile latente pour employer une formule journalistique, d’une guerre civile de position qui ôterait toute légitimité à l’État. Terrorisme et démocratie ouvrage collectif, Éditions sociales, 1978 Ceci n’est pas un programme

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fILOSOFIA POLÍTICA

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  • nouveau lexprimentation, laveugle, sans proto-cole ou presque. Si peu nous a t transmis ; cen pourrait tre une chance. nouveau laction directe, la destruction sans phrase, laffrontement brut, refus de toute mdiation : ceux qui ne veulent pas comprendre nobtiendront de nous aucune explication. nouveau le dsir, le plan de consistance de tout ce qui avait t refoul par plusieurs dcennies de contre- rvolution. nouveau tout cela, lautonomie, le punk, lorgie, lmeute, mais sous un jour indit, mri, pens, dbarrass des chicanes du nouveau.

    force darrogance, doprations de police interna-tionale, de communiqus de victoire permanente, un monde qui se prsentait comme le seul possible, comme le couronnement de la civilisation, a su se rendre violemment dtestable. Un monde qui croyait avoir fait le vide autour de soi dcouvre le mal dans ses entrailles, parmi ses enfants. Un monde qui a clbr un vulgaire changement dan-

    ne comme un changement de millnaire commence craindre pour son millenium. Un monde qui sest durablement plac sous le signe de la catastrophe ralise contre-coeur que leffondrement du bloc socialiste naugurait pas de son triomphe, mais de linluctabilit de son propre effondrement. Un monde qui sest empiffr aux sons de la fin de lHistoire, du sicle amricain et de lchec du communisme va devoir payer sa lgret.

    Dans cette conjoncture paradoxale, ce monde, cest--dire, au fond, sa police, se recompose un ennemi sa mesure, folklorique. Il parle de Black Bloc, de cirque anarchiste itinrant, dune vaste conspiration contre la civilisation. Il fait songer lAllemagne que dcrit Von Salomon dans Les Rprouvs, hante par le fantasme dune organisation secrte, lO.C., qui se rpand comme un nuage charg de gaz et qui lon attribue tous les blouissements dune ralit livre la guerre civile. Une conscience coupable cherche conjurer la force qui la menace. Elle se cre un pouvantail contre lequel elle peut pester son aise et elle croit ainsi assurer sa scurit, nest-ce pas?

    En dehors des lucubrations convenues de la police impriale, il ny a pas de lisi-bilit stratgique des vnements en cours. Il ny a pas de lisibilit stratgique des vnements en cours parce que cela supposerait la constitution dun commun, dun commun minimal entre nous. Et a, un commun, a effraie tout le monde, a fait reculer le Bloom, a provoque sueur et stupeur parce que a ramne de lunivo-cit jusquau coeur de nos vies suspendues. En tout, nous avons pris lhabitude des contrats. Nous avons fui tout ce qui ressemblait un pacte, parce quun pacte, a ne se rsilie pas ; a se respecte ou a se trahit. Et cest a, au fond, qui est le plus dur comprendre : que cest de la positivit dun commun que dpend limpact dune nga-tion, que cest notre faon de dire je qui dtermine la force de notre faon de dire non. On stonne, souvent, de la rupture de toute transmission historique, du fait que depuis bien cinquante ans aucun parent ne soit plus capable de raconter sa vie ses enfants, den faire un rcit qui ne soit pas un discontinuum perl danecdotes drisoires. Ce qui sest perdu, en fait, cest la capacit dtablir un rapport communi-cable entre notre histoire et lHistoire. Au fond de tout cela, il y a la croyance quen renonant toute existence singulire, en abdiquant tout destin, on gagnerait un peu de paix. Les Bloom ont cru quil suffisait de dserter le champ de bataille pour que la guerre cesse. Mais il nen a rien t. La guerre na pas cess et ceux qui refusaient de lassumer se trouvent seulement un peu plus dsarms, un peu plus dfigurs, prsent, que les autres. Tout lnorme magma de ressentiment qui bouillonne aujourdhui dans les entrailles des Bloom, et qui jaillit en un dsir jamais inassouvi de voir les ttes tomber, de trouver des coupables, dobtenir une espce de repentance gnralise pour toute lhistoire passe, sourd de l. Nous avons besoin dune redfinition de la conflic-tualit historique, non intellectuellement : vitalement.

    J e dis redfinition parce quune dfinition de la conflictualit historique nous pr-cde, laquelle se rapportait tout destin dans la priode pr-impriale : la lutte des classes. Cette dfinition nopre plus. Elle condamne la perclusion, la mauvaise foi et au bavardage. Nulle guerre ne peut plus tre livre, aucune vie vcue dans ce corset dun autre ge. Pour poursuivre la lutte, aujourdhui, il faut bazarder la notion de classe et avec elle tout son cortge dorigines certifies, de sociologismes rassurants, de prothses didentit. La notion de classe, prsent, nest plus bonne qu mnager le petit bain de nvrose, de sparation et de procs continuel dont on se dlecte si morbidement, en France, dans tous les milieux et depuis si longtemps. La conflictua-lit historique noppose plus deux gros tas molaires, deux classes, les exploits et les exploiteurs, les dominants et les domins, les dirigeants et les excutants, entre les-quels, dans chaque cas individuel, il serait possible de trancher. La ligne de front qui ne passe plus au beau milieu de la socit passe dsormais au beau milieu de chacun, entre ce qui fait de lui un citoyen, ses prdicats, et le reste. Aussi bien, cest dans chaque milieu que se livre la guerre entre la socialisation impriale et ce qui dores et dj

    lui chappe. Un processus rvolutionnaire peut tre enclench partir de nimporte quel point du tissu biopolitique, partir de nimporte quelle situation singulire, en accusant jusqu la rupture la ligne de fuite qui la traverse. Dans la mesure o de tels processus, de telles ruptures surviennent, il y a un plan de consistance qui leur est commun, celui de la subversion antiimpriale. Ce qui fait la gnralit de la lutte, cest le systme mme du pouvoir, toutes les formes dexercice et dapplication du pouvoir. Ce plan de consistance nous lavons appel le Parti Imaginaire, pour que dans son nom mme soit expos lartifice de sa reprsentation nominale et a fortiori politique. Comme tout plan de consistance, le Parti Imaginaire est la fois dj l et construire. Construire le Parti, dsormais, ne veut plus dire construire lorganisation totale au sein de laquelle toutes les diffrences thiques pourraient tre mises entre parenthses, en vue de la lutte ; construire le Parti, dsormais, veut dire tablir les formes-de-vie dans leur diffrence, intensifier, complexifier les rapports entre elles, laborer le plus finement possible la guerre civile parmi nous. Parce que la plus redoutable ruse de lEmpire est damalgamer en un grand repoussoir celui de la barbarie, des sectes, du terrorisme voire des extrmismes opposs tout ce qui soppose lui, lutter contre lui passe centralement par le fait de ne jamais laisser confondre les fractions conservatrices du Parti Imaginaire miliciens libertariens, anarchistes de droite, fasci- stes insurrectionnels, no-maurassiens divers, partisans de la civilisation paysanne avec ses fractions rvolutionnaires-exprimentales. Construire le Parti ne se pose plus, donc, en termes dorganisation, mais en termes de circulation. Cest--dire que sil y a encore un problme de lorganisation, cest celui dorganiser la circulation au sein du Parti. Car seules lintensification et llaboration des rencontres entre nous peuvent contribuer au processus de polarisation thique, la construction du Parti.

    Il est certain que la passion de lHistoire est en gnral le partage de corps inca-pables de vivre le prsent. Pour autant, je ne juge pas hors de propos de revenir sur les apories du cycle de lutte initi au dbut des annes 60, maintenant quun autre souvre. Dans les pages qui suivent, de nombreuses rfrences seront faites lItalie des annes 70 ; le choix nest pas arbitraire. Si je ne craignais de devenir un peu long, je montrerais sans peine comment ce qui tait l en jeu sous la forme la plus nue et la plus brutale le demeure en grande partie pour nous, quoique sous des latitudes pour lheure moins extrmes. Guattari crivait en 1978 : Plutt que de considrer lItalie comme un cas part, attachant mais tout compte fait aberrant, ne devrions-nous pas, en effet, chercher clairer les autres situations sociales, politiques et conomiques, plus stables en apparence, procdant dun pouvoir tatique mieux assur, travers la lecture des tensions qui travaillent aujourdhui ce pays? LItalie des annes 70 est encore, dans tous ses aspects, le moment insurrectionnel le plus proche de nous. Cest de l que nous devons partir, non pour faire lhistoire dun mouvement pass, mais pour affter les armes de la guerre en cours.

    TIQQUN

    REDFINIR LA CONFLICTUALIT HISTORIQUE !

    Je ne crois pas que les simples gens pensent quexiste, brve chance, le risque dune dissociation rapide et violente de l tat, et dune guerre civile ouverte. Ce qui fait plutt son chemin, cest l ide dune guerre civile latente pour employer une formule journalistique, dune guerre civile de position qui terait toute lgitimit l tat.

    Terrorisme et dmocratieouvrage collectif, ditions sociales, 1978

    Ceci nest pas un programme

  • SEXTRAIRE DE LA MACRATION FRANAISE !

    Dix ans plus tard, alors que lon en tait dj clbrer la mmoire de lvnement printanier et que ses lments les plus dter-mins staient gentiment intgrs aux institutions rpublicaines, de nouveaux chos parvinrent dItalie. Ctait plus confus, la fois parce que les cervelles franaises pacifies ne comprenaient dj plus grandchose la guerre dans laquelle elles taient pourtant engages, et aussi parce que des rumeurs contradictoires parlaient tantt de pri-sonniers en rvolte, tantt de contre-culture arme, tantt de Brigades Rouges (BR), et dautres choses un peu trop physiques pour quon ait en France coutume de les comprendre. On tendit un peu loreille, par curiosit, puis on sen retourna ses menues insignifiances en se disant que dcidment, ils taient bien nafs ces Italiens qui continuaient se rvolter quand nous en tions dj aux commmorations. On se rassit donc dans la dnonciation du goulag, des crimes du communisme et autres dlices de la nouvelle philosophie. On svita ainsi de voir que lon se rvoltait alors en Italie contre ce que Mai 68 tait, par exemple, devenu en France saisir que le mouvement italien mettait en cause les profs qui se glorifiaient dun pass soixante-huitard parce quils taient en ralit les plus froces champions de la normalisation sociale- dmocrate (Tutto Citt 77) et certes procur aux Franais un dsa-grable sentiment dhistoire immdiate. Lhonneur sauf, on confirma donc la certitude du mai rampant grce quoi lon remisa parmi les articles dune autre saison ce mouvement de 77 dont tout est venir.

    Kojve, qui navait pas son pareil pour saisir le vif, enterra le Mai franais dune jolie formule. Quelques jours avant de succomber une crise cardiaque dans une runion de lOCDE, il avait dclar au su-jet des vnements : Il ny a pas eu de mort. Il ne sest rien pass. Il en fallut un peu plus, naturellement, pour enterrer le mai rampant italien. Un autre hglien surgit alors, qui stait acquis un crdit non moindre que le premier, mais par dautres moyens. Il dit : coutez, coutez, il ne sest rien pass en Italie. Juste quelques dsesprs manipuls par ltat qui, pour terroriser la population, ont enlev des hommes poli-tiques et tu quelques magistrats. Rien de notable, vous le voyez bien. Ainsi, grce lintervention avise de Guy Debord, ne sut-on jamais de ce ct-ci des Alpes quil stait pass quelque chose en Italie dans les annes 70. Toutes les lumires franaises ce sujet se rduirent donc jusqu aujourdhui des spculations platoniques sur la manipulation des BR par tel ou tel service de ltat et le massacre de Piazza Fontana. Si Debord fut un passeur excrable pour ce que la situation italienne contenait dexplosif, il introduisit en revanche en France le sport favori du journalisme italien : la rtrologie. Par rtrologie discipline dont laxiome primordial pourrait tre la vrit est ailleurs , les Italiens dsignent ce jeu de miroirs paranoaque auquel sadonne celui qui ne peut plus croire en aucun vnement, en aucun phnomne vital et qui doit constamment, de ce fait, cest--dire du fait de sa maladie, suppo-ser quelquun derrire ce qui arrive la loge P2, la CIA, le Mossad ou lui-mme. Le gagnant sera celui qui aura fourni ses petits camarades les plus solides raisons de douter de la ralit. On comprend mieux en vertu de quoi les Franais parlent, pour lItalie, dun mai rampant. Cest queux ils ont le Mai fier, public, dtat.

    Mai 68, Paris, a pu rester comme le symbole de lantagonisme politique mondial des annes 60-70, dans la mesure exacte o la ralit de celui-ci tait ailleurs.

    Aucun effort, cependant, ne fut mnag pour transmettre aux Franais un peu de linsurrection italienne ; il y eut Milleplateaux et La rvolution molculaire, il y eut lAutonomie et le mouvement des squatts, mais rien qui ft assez puissamment arm pour percer la muraille de mensonges de lesprit franais. Rien que lON ne puisse feindre de ne pas avoir vu. la place, on prfrera bavarder de La Rpublique, de Lcole et de La Scurit Sociale, de La Culture, de La Modernit et du Lien Social, du Malaise-des-banlieues, de La Philo-sophie et du Service Public. Et cest encore de cela que lON

    Nous qui provisoirement oprons en France, navons pas la vie facile. Il serait absurde de nier que les conditions dans lesquelles nous menons notre affaire sont dtermines, et mme salement dtermines. Outre le fanatisme de la sparation qua imprim aux corps une duca-tion dtat souveraine et qui fait de lcole linavouable utopie plante dans tous les crnes franais, il y a cette mfiance, cette poisseuse m-fiance lgard de la vie, lgard de tout ce qui existe sans sen excuser. Et le retrait du monde dans lart, la philosophie, la bonne chre, le chez-soi, la spiritualit ou la critique comme ligne de fuite exclusive et impraticable dont se nourrit lpaississement des flux de macration locale. Retrait ombilical qui appelle lomniprsence de ltat franais, ce matre despotique qui semble gouverner ici jusqu sa contestation dornavant citoyenne. Ainsi va la grande sarabande des cervelles fran-aises, frileuses, percluses et tordues, qui nen finissent plus de tourner au-dedans delles-mmes, chaque seconde plus menaces quelles sont que quelque chose vienne les sortir de leur malheur complaisant.

    Presque partout dans le monde, les corps dbilits ont quelquicne historique du ressentiment quoi se raccrocher, quelque fier mouvement fascistode qui aura repeint en grand style le blason de la raction. Rien de tel en France. Le conservatisme franais na jamais eu de style. Il nen a jamais eu parce que cest un conservatisme bourgeois, un conservatisme de l estomac. Quil se soit lev, force, au rang de rflexivit maladive ny change rien. Ce nest pas lamour dun monde en voie de liquidation qui lanime mais la terreur de lexprimentation, de la vie, de lexprimentation-vie. Ce conservatisme-l, en tant que substrat thique des corps spcifiquement franais, prime toute espce de position politique, toute espce de discours. Cest lui qui tablit la continuit existentielle, secrte autant quvidente, qui scelle lappartenance de Bov, du bourgeois du XVIIe arrondissement, du scribouillard de lEncyclopdie des Nuisances et du notable de province au mme parti. Il importe peu, ensuite, que les corps en question trouvent ou non mettre des rserves quant lordre existant ; on voit bien que cest la mme passion des racines, des arbres, de la soue et des villages qui se prononce aujourdhui contre la spculation financire mondiale, et qui rprimera demain le moindre mouvement de dterritorialisation

    rvolutionnaire. Cest partout la mme odeur de merde quexhalent des bouches qui ne savent parler quau nom de lestomac.

    Certainement que la France ne serait pas la patrie du citoyennisme mondial il est craindre que dans un avenir proche Le Monde diplo-matique ne soit traduit en plus de langues que Le Capital , lpicentre ridicule dune contestation phobique qui prtend dfier le March au nom de l tat, si lon ny tait parvenu se rendre ce point imper-mable tout ce dont nous sommes politiquement contemporains, et notamment lItalie des annes 70. De Paris Porto Alegre, cest de cette lubie bloomesque de quitter le monde historique que tmoigne, pays par pays, lexpansion dsormais mondiale dATTAC.

    La nouvelle dune situation insurrectionnelle en Italie, situation qui dura plus de dix ans et laquelle on ne put mettre un terme quen arrtant en une nuit plus de 4 000 personnes, menaa plusieurs reprises de parvenir jusquen France dans les annes 70. Il y eut dabord les grves sauvages de lAutomne Chaud (1969) que lEmpire vainquit par le mas-sacre la bombe de Piazza Fontana. Les Franais, chez qui la classe ouvrire (ne) saisit des mains fragiles des tudiants le drapeau rouge de la rvolution proltarienne que pour signer les accords de Grenelle, ne purent alors croire quun mouvement parti des universits ait pu mrir jusqu atteindre les usines. Avec toute lamertume de leur rapport abstrait la classe ouvrire, ils se sentaient piqus au vif ; leur Mai en aurait terni. Aussi donnrent-ils la situation italienne le nom de mai rampant.

    MAI RAMPANT CONTRE MAI TRIOMPHANT !

    77 na pas t comme 68. 68 a t contestataire, 77 a t radicalement alternatif. Pour cette raison, la version officielle prsente 68 comme le bon et 77 comme le mchant ; en fait, 68 a t rcupr alors que 77 a t ananti. Pour cette raison, 77 ne pourra jamais, la diffrence de 68, tre un objet de clbration facile.

    Nanni Balestrini, Primo MoroniLorda doro

  • Dans son dernier livre, Mario Tronti constate que le mouvement ouvrier na pas t vaincu par le capitalisme ; le mouvement ouvrier a t vaincu par la dmocratie. Mais la dmocratie na pas vaincu le mouvement ouvrier comme une crature trangre lui : elle la vaincu comme sa limite interne. La classe ouvrire na t que passagrement le sige privilgi du proltariat, du proltariat en tant que classe de la socit civile qui nest pas une classe de la socit civile, en tant quordre qui est la dissolution de tous les ordres (Marx). Ds lEntre-deux- guerres, le proltariat commence dborder franchement la classe ouvrire, au point que les fractions les plus avances du Parti Imaginaire commencent reconnatre en elle, dans son travaillisme

    fondamental, dans ses supposes valeurs, dans sa satisfaction classiste de soi, bref: dans son tre-de-classe homologue celui de la bourgeoisie, son plus redoutable ennemi, et le plus puissant vecteur dintgration la socit du Capital. Le Parti Imaginaire sera ds lors la forme dapparition du proltariat.

    Dans tous les pays occidentaux, 68 marque la rencontre et le heurt entre le vieux mouvement ouvrier, fondamentalement socialiste et snescent, et les premires fractions constitues du Parti Imaginaire. Lorsque deux corps se heurtent, la direction rsultant de leur rencontre dpend de linertie et de la masse de chacun deux. Il en alla de mme alors, dans chaque pays. L o le mouvement ouvrier tait encore puissant, comme en Italie et en France, les minces dtachements du Parti Imaginaire se coulrent dans ses formes mites, en singrent aussi bien le langage que les m-thodes. On assista ainsi la renaissance de pratiques militantes du type Troisime Internationale ; ce fut lhystrie groupusculaire et la neutralisation dans labstraction politique. Ce fut donc le bref triomphe du maosme et du trotskysme en France (GP, PC-mlF, UJC-ml, JCR, Parti des Travailleurs, etc.), des partitini (Lotta continua, Avanguardia Operaia, MLS, Potere Operaio, Manifesto) et autres groupes extra-parlementaires en Italie. L o le mouvement ouvrier avait depuis longtemps t liquid, comme aux tats-Unis ou en Allemagne, il y eut un passage immdiat de la rvolte tudiante la lutte arme, passage o lassomption de pratiques et de tac-tiques propres au Parti Imaginaire fut souvent masque par un vernis de rthorique socialiste voire tiers-mondiste. Ce fut, en Allemagne, le mouvement du 2 juin, la Rote Armee Fraktion (RAF) ou les Rote Zellen, et aux tats-Unis, le Black Panther Party, les Weathermen, les Diggers ou la Manson Family, emblme dun prodigieux mouvement de dsertion intrieure.

    Le propre de lItalie, dans ce contexte, cest que le Parti Imaginaire, ayant massive-ment conflu dans les structures caractre socialiste des partitini, trouva encore la force de les faire exploser. Quatre ans aprs que 68 eut manifest la crise dhgmonie du mouvement ouvrier (R. Rossanda), la balle qui jusque-l avait fait long feu, finit par partir, vers 1973, pour donner naissance au premier soulvement denvergure du Parti Imaginaire dans une zone-clef de lEmpire : le mouvement de 77.

    Le mouvement ouvrier a t vaincu par la dmocratie, cest--dire que rien de ce qui est issu de cette tradition nest en mesure daffronter la nouvelle configuration des hostilits. Au contraire. Quand lhostis nest plus une portion de la socit la bourgeoisie , mais la socit en tant que telle, en tant que pouvoir, et que donc nous nous trouvons lutter non contre des tyrannies classiques, mais contre des dmocraties biopolitiques, nous savons que toutes les armes comme toutes les stratgies sont rinventer. Lhostis sappelle lEmpire, et pour lui nous sommes le Parti Imaginaire.

    PARTI IMAGINAIRE ET MOUVEMENT OUVRIER.Ce qui tait en train de se passer ce moment tait clair : le syndicat et le PCI te tombaient dessus comme la police, comme les fascistes. ce moment il tait clair quil y avait une rupture irrmdiable entre eux et nous. Il tait clair partir de cet instant que le PCI naurait plus droit la parole dans le mouvement.

    Un tmoin des affrontements du 17 fvrier 1977 devant

    lUniversit de Rome, cit in Lorda doro

    bavarde lheure o les services impriaux ressuscitent en Italie la stratgie de la tension. Dcidment, il manque un lphant dans cette verrerie. Quelquun qui pose un peu grossirement et une bonne fois pour toutes les vidences sur lesquelles tout le monde est assis ; au risque de fracasser quelque peu cet chafaudage idal.

    Je veux parler ici, entre autres, aux camarades, ceux dont je sais partager le parti. Jen ai un peu marre de la confortable arriration thorique de lultra-gauche franaise. Jen ai marre dentendre depuis des dcennies les mmes faux dbats dun sousmarxisme rhtorique : spontanit ou organisation, communisme ou anarchisme, communaut humaine ou individualit rebelle. Il y a encore des bordiguistes, des maostes et des conseillistes en France. Sans mentionner les priodiques revivals trotskystes et le folklore situationniste.

    CRASER LE SOCIALISME !

    Vous ntes pas du Chteau ;vous ntes pas du village ;vous ntes rien.

    Franz Kafka,Le Chteau

    Llment rvolutionnaire est le proltariat, la plbe. Le proltariat nest pas une classe. Comme le savaient encore les Allemands du sicle dernier, es gibt Pbel in allen Stnden, il y a de la plbe dans toutes les classes. La pauvret en elle-mme ne fait appartenir personne la plbe ; celle-ci nest dtermine en tant que telle que par la mentalit qui se rattache la pauvret, par la rvolte intrieure contre les riches, contre la socit, le gouvernement, etc. quoi se rattache encore le fait que lhomme assign la contingence devient la fois lger et rebelle au travail, comme le sont, par exemple, les Lazzaroni Naples. (Hegel, Principes de la philosophie du Droit, additif au 24) Chaque fois quil a tent de se dfinir comme classe, le prol-tariat sest vid de lui-mme, il a pris modle sur la classe domiante, la bourgeoisie.

    En tant que non-classe, le proltariat ne soppose pas la bourgeoisie, mais la petite-bourgeoisie. Tandis que le petit-bourgeois croit pouvoir tirer son pingle du jeu social, est persuad quil finira bien par sen sor-tir individuellement, le proltaire sait que son propre destin est suspendu sa coopration avec les siens, quil a besoin deux pour persister dans ltre, bref : que son existence individuelle est demble collective. En dautres termes : le proltaire est celui qui sprouve comme forme-de-vie. Il est communiste, ou nest rien.

    Dans chaque poque se redfinit la forme dapparition du proltariat, en fonction de la configuration gnrale des hostilits. La plus regrettable confusion ce sujet concerne la classe ouvrire. En tant que telle, la classe ouvrire a toujours t hostile au mouvement rvolutionnaire, au communisme. Elle ne fut pas socialiste par hasard, elle le fut par essence. Si lon en excepte les lments plbiens, cest--dire prcisment ce quil ne pouvait

    pas reconnatre comme ouvrier, le mouvement ouvrier concida tout au long de son existence avec la fraction progressiste du capitalisme. De fvrier 1848 jusquaux utopies autogestionnaires des annes 70 en passant par la Commune, il na jamais revendiqu, pour ses lments les plus radicaux, que le droit des proltaires grer eux-mmes le Capital. Dans les faits, il na jamais travaill qu llargissement et lapprofondissement de la base humaine du Capital. Les rgimes dits socialistes ralisrent bel et bien son programme : lintgration de tous au rapport capitaliste de production et linsertion de chacun dans le processus de valorisation. Leur effondrement, en retour, naura fait quattester limpossibilit du programme capitaliste total. Cest donc par les luttes sociales et non contre elles que le Capital sest install au coeur de lhumanit, que celle-ci se lest effectivement rappropri jusqu devenir proprement parler le peuple du Capital. Le mouvement ouvrier fut donc essentiellement un mouvement social, et cest comme tel quil se survit.

    En mai 2001, un petit-chef des Tute bianche italiennes venait expliquer aux jeunes abrutis de Socialisme par en bas comment devenir un interlocuteur crdible du pouvoir, comment rentrer par la fentre dans le sale jeu de la politique classique. Il expliquait ainsi la dmarche des Tute bianche : Pour nous, les Tute bianche symbolisent tous les sujets absents de la politique institutionnelle, tous ceux qui ny sont pas reprsents : les sans-papiers, les jeunes, les travailleurs prcaires, les drogus, les chmeurs, les exclus. Ce que nous voulons, cest donner une reprsentation ces gens qui nen ont pas. Le mouvement social daujourdhui, avec ses no-syndicalistes, ses militants informels, ses porte-paroles spectaculaires, son stalinisme nbuleux et ses micro-politiciens, est en cela lhritier du mouvement ouvrier : il marchande avec les organes conservateurs du Capital lintgration des proltaires au processus de valorisation rform. En change dune reconnaissance institutionnelle incertaine incertaine en vertu de limpossibilit

  • logique de reprsenter le non-reprsentable, le proltariat , le mouvement ouvrier puis social sest engag garantir au Capital la paix sociale. Quand une de ses gries dsertiques, Susan George, dnonce aprs Gteborg ces casseurs dont les mthodes sont aussi antidmocratiques que les institutions quils prtendent contester, quand Gnes les Tute bianche livrent aux flics des lments supposs des introuvables Black Bloc quils diffament paradoxalement comme tant infiltrs par la mme police , les reprsentants du mouvement social ne manquent jamais de me rappeler la raction du parti ouvrier italien confront au mouvement de 77. Les masses populaires lit-on dans le rapport prsent par Paolo Bufalini le 18 avril 1978 au Comit central du PCI , tous les citoyens aux sentiments dmocratiques et civiques poursuivront leurs efforts pour apporter une prcieuse contribution aux forces de lordre, aux agents et aux militaires engags dans la lutte contre le terrorisme. Leur contribution la plus importante, cest lisolement politique et moral des brigatisti rouges, de leurs sympathisants et de leurs supporters, pour leur retirer tout alibi, toute collaboration extrieure, tout point dappui. Envers eux, il sagit de faire le vide, de les laisser comme des poissons sans eau. Ce nest pas un petit travail, si lon songe combien les participants aux entreprises criminelles doivent tre nombreux. Parce que nul na plus intrt que lui au maintien de lordre, le mouvement social fut, est et sera lavant-garde de la guerre livre au proltariat. Dsormais, au Parti Imaginaire.

    Comment le mouvement ouvrier fut toujours porteur de lUtopie-Capital, celle de la communaut du travail, o nexistent plus que des producteurs, sans oisifs ni chmeurs, et qui grerait sans crises et sans ingalit le capital, ainsi devenu La Socit (Philippe Riviale, La ballade du temps pass), rien ne le dmontre mieux que lhistoire du mai rampant. Contrairement ce que lexpression suggre, le mai ram-pant ne fut nullement un processus continu tal sur dix annes, ce fut au contraire un choeur souvent cacophonique de processus rvolutionnaires locaux, se mouvant eux-mmes, ville par ville, selon un rythme propre fait de suspensions et de reprises, de stases et dacclrations, et se rpondant les unes aux autres. Une rupture dcisive survint cependant, de lavis gnral, avec ladoption par le PCI, en 1973, de la ligne du compromis historique. La priode prcdente, de 1968 1973, avait t marque par la lutte entre le PCI et les groupes extra-parlementaires pour lhgmonie de la reprsentation du nouvel antagonisme social. Ailleurs avait t lphmre succs de

    la deuxime ou nouvelle gauche. Lenjeu de cette priode, cest ce que lON appelait alors le dbouch politique, cest--dire la traduction des luttes concrtes en une gestion alternative, largie de ltat capitaliste. Luttes que le PCI regarda dabord dun bon oeil, et mme encouragea et l, puisque cela contribuait majorer son pouvoir contractuel. Mais partir de 1972, le nouveau cycle de lutte commence sessouffler lchelle mondiale. Il devient urgent pour le PCI de monnayer au plus vite une capacit sociale de nuisance en chute libre. En outre, la leon chilienne un parti socialiste dont laccession au pouvoir se solde bref dlai par un putsch im-prial tlcommand tend le dissuader datteindre seul lhgmonie politique. Cest alors que le PCI labore la ligne du compromis historique. Avec le ralliement du parti ouvrier au parti de lordre et la clture subsquente de la sphre de la repr-sentation, toute mdiation politique se drobe. Le Mouvement se retrouve seul avec lui-mme, contraint dlaborer sa propre position au-del dun point de vue de classe ; les groupes extra-parlementaires et leur phrasologie sont brutalement dserts ; sous leffet paradoxal du mot dordre de des/agregazione le Parti Imaginaire commence se former en plan de consistance. Face lui, chaque nouvelle tape du processus rvolutionnaire, cest logiquement le PCI quil rencontrera comme le plus rsolu de ses adversaires. Les affrontements les plus durs du mouvement de 77, que ce soient ceux de Bologne ou ceux de luniversit de Rome entre les autonomes et les Indiens Mtropolitains dun ct, et le service dordre de Luciano Lama, le leader de la CGIL, et la police de lautre, mettront le Parti Imaginaire aux prises avec le parti ouvrier ; et plus tard, ce seront naturellement des magistrats rouges qui lanceront loffensive judiciaire anti-terroriste de 1979-1980 et sa suite de rafles. Lorigine du discours citoyen qui prore actuellement en France, cest l quil faut la chercher et sa fonction stratgique offensive, cest dans ce contexte quil faut lapprcier. Il est tout fait clair crivent alors des membres du PCI que les terroristes et les militants de la subversion se proposent de contrecarrer la marche progressive des travailleurs vers la direction politique du pays, de porter atteinte la stratgie fonde sur lextension de la dmocratie et sur la participation des masses populaires, de remettre en cause les choix de la classe ouvrire, pour pouvoir lentraner dans une confrontation directe, dans une lacration tragique du tissu dmocratique. [] Si une grande mobilisation populaire se cre dans le pays, si les forces dmocratiques accentuent leur action uni-taire, si le gouvernement sait donner de fermes directives aux appareils de ltat rfor-ms dune manire adquate et devenus plus efficaces, le terrorisme et la subversion seront isols et battus et la dmocratie pourra spanouir dans un tat profondment rnov. (Terrorisme et dmocratie) Linjonction dnoncer tel ou tel comme terroriste est alors linjonction se distinguer de soi-mme en tant que capable de violence, projeter loin de soi sa propre latence guerrire, introduire en soi la scission cono-mique qui fera de nous un sujet politique, un citoyen. Cest donc en des termes tout fait actuels que Giorgio Amendola, alors cadre dirigeant du PCI, attaquait en son temps le mouvement de 77 : Seuls ceux qui visent la destruction de ltat rpublicain ont intrt semer la panique et prcher la dsertion. Cest cela mme.

    ARMER LE PARTI IMAGINAIRE !

    Les points, les noeuds, les foyers de rsistance sont dissmins avec plus ou moins de densit dans le temps et l espace, dressant parfois des groupes ou desindividus de manire dfinitive, allumant certains points du corps, certains moments de la vie, certains types de comportement. Des grandes ruptures radicales, des partages binaires et massifs? Parfois. Mais on a affaire le plus souvent des points de rsistance mobiles et transitoires, introduisant dans une socit des clivages qui se dplacent, brisant des units et suscitant des regroupements, sillonnant les individus eux-mmes, les dcoupant et les remodelant, traant en eux, dans leur corps et dans leur me, des rgions irrductibles. Tout comme le rseau des relations de pouvoir finit par former un pais tissu qui traverse les appareils et les institutions, sans se localiser exactement en eux, de mme l essaimage des points de rsistance traverse les stratifications sociales et les units individuelles. Et, cest sans doute le codage stratgique de ces points de rsistance qui rend possible une rvolution.

    Michel Foucault,

    La volont de savoir

    LEmpire est cette sorte de domination qui ne se reconnat pas de Dehors, qui est alle jusqu se sacrifier en tant que Mme pour ne plus avoir dAutre. LEmpire nexclut rien, substantiellement, il exclut seulement que quoi que ce soit se prsente lui comme autre, se drobe lquivalence gnrale. Le Parti Imaginaire nest donc rien, spcifiquement, il est tout ce qui fait obstacle, mine, ruine, dment lquiva-lence. Quil parle dans la bouche de Poutine, de Bush ou de Jiang Zemin, lEmpire qualifiera donc toujours son hostis de criminel, de terroriste, de monstre. la limite, il organisera lui-mme en sous-main les actions terroristes et monstrueuses quil prtera en-suite lhostis se souvient-on des envoles difiantes de Boris Eltsine aprs les attentats perptrs Moscou par ses propres services spciaux? de cette adresse au peuple russe, notamment, o notre bouffon en appe-lait la lutte contre le terrorisme tchtchne, contre un ennemi intrieur qui na ni conscience, ni piti, ni honneur, qui na pas de visage, de nationalit ou de religion. linverse, ses propres oprations militaires lEmpire ne les reconnatra jamais comme des actes de guerre, mais seulement comme des oprations de maintien de la paix, des affaires de police interna-tionale.

    Avant que la dialectique, la dialectique en tant que pense de la rintgration finale, ne revienne crner la faveur de 68, Marcuse avait tent de penser cette curieuse configuration des hostilits.

    Dans une intervention datant de 1966 intitule Sur le concept de ngation dans la dialectique, Marcuse sen prend au rflexe hglo-marxiste qui fait intervenir la ngation l intrieur dune totalit antagonique, que ce soit entre deux classes, entre le camp socialiste et le camp capitaliste ou entre le Capital et le travail. cela il oppose une contradiction, une ngation qui vient du dehors. Il discerne que la mise en scne dun antagonisme social au sein dune totalit, qui avait t le propre du mouvement ouvrier, nest quun dispositif par quoi on gle lvnement, prvenant la survenue par l extrieur de la ngation vritable. Lextrieur dont je viens de parler, crit-il, ne doit pas tre conu dune manire mcanique, en termes despace, mais comme la diffrence qualitative qui dpasse les oppositions prsentes lintrieur de touts partiels antagoniques et nest pas rductible ces oppositions [] La force de la ngation, nous le savons, ne se concentre aujourdhui en aucune classe. Elle constitue une opposition encore chaotique et anarchique ; elle est politique et morale, rationnelle et instinctive ; elle est refus de jouer le jeu, dgot de toute prosprit, obligation de protester. Cest une opposition faible, une opposition inorganique, mais qui, mon sens, repose sur des ressorts et vise des fins qui se trouvent en contradiction irrconciliable avec la totalit existante.

    Ds lentre-deux-guerres, la nouvelle configuration des hostilits stait fait jour. Dun ct, il y avait ladhsion de lURSS la SDN, le pacte Staline-Laval,

  • la stratgie dchec du Komintern, le ralliement des masses au nazisme, au fascisme et au franquisme, bref : la trahison par les ouvriers de leur assignation la rvolution. De lautre, ctait le dbordement de la subversion sociale hors du mouvement ouvrier dans le surralisme, lanarchisme espagnol ou avec les hobos amricains. Dun coup, lidentification du mouvement rvolutionnaire et du mouvement ouvrier seffondrait mettant nu le Parti Imaginaire comme excs par rapport ce dernier. Le mot dordre classe contre classe, qui partir de 1926 devient hgmonique, ne livre son contenu latent que si lon observe quil domine prcisment le moment de la dsintgration de toutes les classes sous leffet de la crise. Classe contre classe veut en vrit dire classes contre non-classe, il trahit la dtermination rsorber, liquider ce reste toujours plus massif, cet lment flottant, inassignable socialement, qui menace demporter toute interprtation substantialiste de la socit, tant celle de la bourgeoisie que celle des marxistes. En fait, le stalinisme sinterprte dabord comme raidissement du mouvement ouvrier devant son dbordement effectif par le Parti Imaginaire.

    Un groupe, le Cercle Communiste Dmocratique, runi autour de Souvarine, avait alors, dans la France des annes 30, tent de redfinir la conflictualit historique. Il ny parvint qu moiti, ayant tout de mme identifi les deux principaux cueils du marxisme : lconomisme et leschatologie. Le dernier numro de sa revue, La critique sociale, faisait ce constat dchec : Ni la bourgeoisie librale, ni le proltariat inconscient ne se montrent capables dabsorber dans leurs organisations politiques les forces jeunes et les lments dclasss dont lintervention de plus en plus active acclre le cours des vnements. (La critique sociale, n11, mars 1934) Comme on ne sen tonnera gure dans un pays o la coutume est de tout dissoudre, en particulier le politique, dans la littrature, cest sous la plume de Bataille que lon trouvera, dans ce dernier numro, la premire esquisse dune thorie du Parti Imaginaire. Larticle sintitule Psychologie de masse du fascisme. Chez Bataille, le Parti Imaginaire soppose la socit homogne. La base de l homognit sociale est la production. La socit homogne est la socit productive, cest--dire la socit utile. Tout lment inutile est exclu, non de la socit totale, mais de sa partie homogne. Dans cette partie, chaque lment doit tre utile un autre sans que jamais lactivit homogne puisse atteindre la forme de lactivit valable en soi. Une activit utile a toujours une commune mesure avec une autre activit utile, mais non avec une activit pour soi. La commune mesure, fondement de lhomognit sociale et de lactivit qui en relve, est largent, cest--dire une quivalence chiffrable des diffrents produits de lactivit collective. Bataille saisit ici la constitution contemporaine du monde en tissu biopolitique continu, qui seule rend compte de la solidarit fondamentale entre les rgimes dmocratiques et les rgimes totalitaires, de leur infinie rversibilit les uns dans les autres. Le Parti Imaginaire, ds lors, est ce qui se manifeste comme htrogne la formation biopolitique. Le terme mme dhtrogne indique quil sagit dlments impossibles assimiler et cette impossibilit qui touche la base lassimilation sociale touche en mme

    temps lassimilation scientifique. [] La violence, la dmesure, le dlire, la folie caractrisent des degrs divers les lments htrognes : actifs, en tant que personnes ou en tant que foules, ils se produisent en brisant les lois de lhomognit sociale. [] En rsum, lexistence htrogne peut tre reprsente par rapport la vie courante (quotidienne) comme tout autre, comme incommensurable, en chargeant ces mots de la valeur positive quils ont dans lexprience vcue affective. [] Le proltariat ainsi envisag ne peut dailleurs pas se limiter lui-mme : il nest en fait quun point de concentration pour tout lment social dissoci et rejet dans lhtrognit. Lerreur de Bataille, et qui grvera par la suite toute lentreprise du Collge de Sociologie et dAcphale, cest dencore concevoir le Parti Imaginaire comme une partie de la socit, dencore reconnatre celle-ci comme un cosmos, comme une totalit reprsentable au-dessus de soi, et de senvisager depuis ce point de vue, i.e. depuis le point de vue de la reprsentation. Toute lambigut des positions de Bataille quant au fascisme tient son attachement aux vieilleries dialectiques, tout ce qui lempche de comprendre que, sous lEmpire, la ngation vient du dehors, quelle intervient non comme htrognit par rapport l homogne, mais comme htrognit en soi, comme htrognit entre elles des formes-de-vie jouant dans leur diffrence. En dautres termes, le Parti Imaginaire ne peut jamais tre individu comme un sujet, un corps, une chose ou une substance, ni mme comme un ensemble de sujets, de corps, de choses et de substances, mais seulement comme lvnement de tout cela. Le Parti Imaginaire nest pas substantiellement un reste de la totalit sociale, mais le fait de ce reste, le fait quil y ait un reste, que le reprsent excde toujours sa reprsentation, que ce sur quoi sexerce le pouvoir jamais lui chappe. Ci-gt la dialectique. Toutes nos condolances.

    Il ny a pas didentit rvolutionnaire. Sous lEmpire, cest au contraire la non-identit, le fait de trahir constamment les prdicats quON nous colle, qui est rvolutionnaire. Des sujets rvolutionnaires, il ny en a plus depuis longtemps que pour le pouvoir. Devenir quelconques, devenir imperceptibles, conspi-rer, cela veut dire distinguer entre notre prsence et ce que nous sommes pour la reprsentation, afin den jouer. Dans la mesure exacte o lEmpire sunifie, o la nouvelle configuration des hostilits acquiert un caractre objectif, il y a une ncessit stratgique de savoir ce que lon est pour lui, mais nous prendre pour cela, un Black Bloc, un Parti Imaginaire ou autre chose, serait notre perte. Pour l Empire, le Parti imagi-naire nest que la forme de la pure singularit. Du point de vue de la reprsentation, la singularit est comme telle labstraction acheve, lidentit vide du hic et nunc. De mme, du point de vue de lhomogne, le Parti Imaginaire sera simplement lhtrogne, le pur irreprsentable. Sous peine de mcher le travail la police, il faut donc nous garder de croire pouvoir faire autre chose quindiquer le Parti Imaginaire quand il survient, comme : le dcrire, lidentifier, le localiser sur le territoire ou le cerner comme un segment de la socit. Le Parti Imaginaire nest pas un des termes de la contradiction sociale, mais le fait quil y ait de la contradiction, lirrsorbable altrit du dtermin face luniversalit omnivore de lEmpire. Et cest seulement pour lEmpire, cest--dire pour la reprsentation, que le Parti Imaginaire existe comme tel, cest--dire en tant que ngatif. Faire porter ce qui lui est hostile les habits du ngatif , de la contestation ou du rebelle nest quune tactique dont use le systme de la reprsenta-tion pour amener sur son plan dinconsistance, ft-ce au prix de laffrontement, la positivit qui lui chappe. Lerreur cardinale de toute subversion se concentrera ds lors dans le ftichisme de la ngativit, dans le fait de sattacher sa puissance de ngation comme son attribut le plus propre quand celle-ci est prcisment ce dont elle est le plus tributaire de lEmpire, et de sa reconnaissance. Le militantisme comme le mili-tarisme trouvent ici leur seule issue dsirable : cesser dapprhender notre positivit, qui est toute notre force, qui est tout ce dont nous sommes porteurs, du point de vue de la reprsentation, cest--dire comme drisoire. Et certes, pour lEmpire, toute dtermination est une ngation.

    Foucault, lui aussi, livrera une contribution dter-minante la thorie du Parti Imaginaire : ses entretiens sur la plbe. Cest dans un Dbat avec les maos de 1972 au sujet de la justice populaire que Foucault voquera pour la premire fois le thme de la plbe. Critiquant la pratique maoste des tribu-naux populaires, il rappelle que toutes les rvoltes populaires depuis le Moyen Age ont t des rvoltes anti-judiciaires, que la constitution de tribunaux du peuple durant la Rvolution franaise correspond prcisment au moment de sa reprise en main par la bourgeoisie, et enfin que la forme-tribunal, en rin-troduisant une instance neutre entre le peuple et ses ennemis, rintroduit dans la lutte contre ltat le prin-cipe de celui-ci. Qui dit tribunal dit que la lutte entre les forces en prsence est, de gr ou de force, suspen-due. La fonction de la justice depuis le Moyen Age fut daprs Foucault de sparer la plbe proltarise, et donc intgre en tant que proltariat, incluse sur le mode de lexclusion, de la plbe non-proltarise, la plbe proprement parler. En isolant dans la masse des pauvres, les criminels, les violents, les fous, les vagabonds, les pervers, les voyous, la pgre, on ne retirait pas seulement au peuple sa fraction la plus dangereuse pour le pouvoir, celle qui tait tout instant prte laction sditieuse et arme, on soffrait aussi la possibilit de retourner contre le peuple ses lments les plus offensifs. Ce sera le chantage permanent du ou tu vas en prison, ou tu vas larme, ou tu vas en prison, ou tu pars aux colonies, ou tu vas en prison, ou tu entres dans la police, etc. Tout le travail du mouve-ment ouvrier pour distinguer les honntes travailleurs ventuellement en grve, des provocateurs, casseurs et autres incontrls prolonge cette faon doppo-ser la plbe au proltariat. Aujourdhui encore, cest selon la mme logique que les cailleras deviennent vigiles : pour neutraliser le Parti Imaginaire en jouant une de ses fractions contre les autres. La notion de plbe, Foucault lexplicitera quatre ans plus tard, dans un autre entretien. Il ne faut sans doute pas conce-voir la plbe comme le fond permanent de lhistoire, lobjectif final de tous les assujettissements, le foyer jamais tout fait teint de toutes les rvoltes. Il ny a sans doute pas de ralit sociologique de la plbe. Mais il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les indi-vidus eux-mmes qui chappe dune certaine faon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui est non point la matire premire plus ou moins docile ou rtive, mais qui est le mouvement centrifuge, lner-gie inverse, lchappe. La plbe nexiste sans doute pas, mais il y a de la plbe. Il y a de la plbe dans les corps, et dans les mes, il y en a dans les individus, dans le proltariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des nergies, des ir- rductibilits diverses. Cette part de plbe, cest moins lextrieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ; cest ce qui rpond toute avance du pouvoir par un mouve-ment pour sen dgager ; cest donc ce qui motive tout nouveau dveloppement des rseaux de pouvoir. [] Prendre ce point de vue de la plbe, qui est celui de lenvers et de la limite par rapport au pouvoir, est donc indispensable pour faire lanalyse de ses dispositifs.

    Mais ce nest ni un crivain ni un philosophe franais que lon doit la plus dcisive contri-bution la thorie du Parti Imaginaire : cest des militants des Brigades Rouges, Renato Curcio et Alberto Franceschini. En 1982 parat en suppl-ment de Corrispondenza internazionale, le petit volume intitul Gouttes de soleil dans la cit des spectres. Alors que le diffrend entre les Brigades Rouges de Moretti et ses chefs historiques emprisonns tourne la guerre ouverte, Franceschini et Curcio laborent le programme de lphmre Parti-gurilla qui fut le troisime rejeton de limplosion des BR, ct de la colonne Walter Alasia et des BR-Parti Communiste Combattant. Reconnaissant dans le sillon du mouve-ment de 77 combien ils furent parls par la rhtorique convenue, Troisime Internationale, de la rvolution, ils rompent avec le paradigme classique de la produc-tion, sortant celle-ci de lusine, ltendant lUsine Totale de la mtropole o domine la production smiotique, cest--dire un paradigme linguistique de

  • la production. Repense comme un systme totalisant (diffrenci en sous-systmes ou champs fonctionnels interdpendants et privs de capacit dcisionnelle auto-nome et dautorgulation), cest--dire comme un systme corporatif-modulaire, la mtropole informatise apparat comme un vaste bagne peine dguis, dans lequel chaque systme social comme chaque individu se meut dans des couloirs rigidement diffrencis et rguls par lensemble. Un bagne rendu transparent par les rseaux informatiques qui le surveillent incessamment. Dans ce modle, lespace-temps social mtropolitain se dcalque sur le schma dun univers prvisible en quilibre prcaire, sans inquitude sur sa tranquillit force, subdivis en compartiments modulaires lintrieur desquels chaque excutant oeuvre encapsul comme un poisson rouge dans son bocal lintrieur dun rle collectif prcis. Univers rgul par des dispo-sitifs de rtroaction slectifs et affects la neutralisation de chaque perturbation du systme de programmes dcid par lexcutif. [] Dans ce contexte de communica-tion absurde et insoutenable dans lequel chacun est fatalement pris comme dans le pige dune injonction paradoxale pour parler il doit renoncer communiquer, pour communiquer il doit renoncer parler ! , il nest pas tonnant que saffirment des stratgies de communication antagonistes qui refusent les langages autoriss du pouvoir ; il nest pas stupfiant que les significations produites par la domination se trouvent repousses et combattues en leur opposant de nouvelles productions dcen-tres. Productions non-autorises, illgitimes mais connexes organiquement la vie et qui par consquent constellent et composent le rseau clandestin underground de la rsistance et de lautodfense contre lagression informatique des idiomes dments de ltat. [] Ici se situe la principale barricade qui spare le camp de la rvolu-tion sociale de celui de ses ennemis : celle-ci accueille les rsistants isols et les flux schizo-mtropolitains dans un territoire communicatif antagoniste ce qui a gnr leur dvastation et leur rvolte. [] Pour lidologie du contrle, dividu risque est dj synonyme de fou terroriste potentiel, dclat de matire sociale haute proba-bilit dexplosion. Voici pourquoi il sagit de figures traques, espionnes, files, que le grand oeil et la grande oreille suivent avec la discrtion et la continuit infatigable du chasseur. F igures qui, pour cette mme raison, se trouvent places au centre dun intense bombardement smiotique et intimidatoire tendant prter main-forte aux lambeaux didologie officielle. [] Cest ainsi que la mtropole accomplit sa qualit spcifique dunivers concentrationnaire qui, pour dtourner delle lantagonisme social incessamment gnr, intgre et manoeuvre simultanment les artifices de la sduction et les fantasmes de la peur. Artifices et fantasmes qui assument la fonction centrale de systme nerveux de la culture dominante et reconfigurent la mtropole en un immense lager psychiatrique la plus totale des institutions totales labyrinthesque connexion de Quartiers de Haute Scurit, sections de contrle continu, cages fous, containers pour dtenus, rserves pour esclaves mtropolitains volontaires, zones bunkerises pour ftiches dments. [] Exercer la violence contre les ftiches ncrotropes du Capital est le plus grand acte conscient dhumanit possible dans la mtropole, parce que cest travers cette pratique sociale que le proltariat construit en sappropriant le processus productif vital son savoir et sa mmoire, cest--dire son pouvoir social. [] Produire dans la transgression rvolutionnaire la destruc-tion du vieux monde et faire jaillir de cette destruction les surprenantes et multiples constellations de nouveaux rapports sociaux sont des processus simultans qui toute-fois parlent des langues diffrentes. [] Les prposs la cration de limaginaire dlirent la vie relle, sempchant de la communiquer ; ils fabriquent des anges de sduction et de petits monstres de peur afin de les exhiber de misrables parterres travers les rseaux et les circuits qui transmettent lhallucination autorise. [] Se lever de lemplacement numrot, sortir sur la scne et dtruire la reprsentation ftiche, tel est le choix pratiqu depuis les origines par la gurilla mtropolitaine de la nouvelle communication. [] Dans la complexit du processus rvolutionnaire mtropolitain, le parti ne peut pas avoir une forme exclusivement ou minemment politique. [] Le parti ne peut pas revtir une forme exclusivement combattante. Le pouvoir des armes nvoque pas, comme le croient les militaristes, la puissance absolue, parce que la puissance absolue cest le savoir-pouvoir qui runifie les pra-tiques sociales. [] Parti gurilla veut dire : parti savoir-parti pouvoir. [] Le parti gurilla est lagent maximal de linvisibilit et de lextriorisation du savoir-pouvoir du proltariat. [] Cela signifie que plus le parti est invisible et se manifeste par rapport la contre-rvolution imprialiste globale, plus il est visible et devient interne au proltariat, cest--dire plus il communique avec le proltariat. [] En cela, le parti gurilla est le parti de la communication sociale transgressive.

    AUTONOMIE VAINCRA !

    Et cest cause de semblables propensions, bien plus qu cause de leur violence, que les jeunes de 77 se sont rendus indchiffrables pour la tradition du mouvement ouvrier.

    Paolo Virno,

    Do you remember counterrevolution?

    Gnes est ravage par des raas de corps masqus, un nouveau squatt souvre, les ouvriers de Cellatex menacent de faire sauter leur usine, une banlieue sembrase, sattaque aux commissariats et aux axes de commu-nication les plus proches, une fin de manif tourne la baston, un champ de mas transgnique est fauch nuitamment. Quel que soit le discours, marxiste-lniniste, revendicatif, islamiste, anarchiste, socialiste, cologiste ou btement critique dont ces actes sont couverts, ce sont des vnements du Parti Imaginaire. Peu importe que ces discours restent mouls, de la premire majuscule au point final, dans le quadrillage signifiant de la mta-physique occidentale : car ces actes parlent demble un autre langage.

    Lenjeu, pour nous, est bien sr de doubler lvnement dans lordre du geste de lvnement dans lordre du langage. Cest une telle conjonction quavait ralise lAutonomie italienne au cours des annes 70. LAutonomie ne fut jamais un mouvement, mme si on la dsignait lpoque comme le Mouvement. Laire de lAutonomie fut le plan de consistance o conflurent, se croisrent, sagrgrent et se ds/agrgrent, un grand nombre de devenirs singuliers. Lunification de ces devenirs sous le terme dAutonomie est un pur artifice signifiant, une convention trom-peuse. Le grand malentendu, ici, cest que lautonomie ntait pas lattribut revendiqu par des sujets quel ennui terne et dmocratique aurait t, sil stait agi de revendiquer son autonomie en tant que sujet , mais par des devenirs. LAutonomie possde ainsi dinnombrables dates de naissance, nest quune succession dactes de naissance comme autant dactes de scession.Cest donc lautonomie des ouvriers, lautonomie de la base par rapport aux syndicats, de la base qui ds 1962, Turin, saccage le sige dun syndi-cat modr Piazza Statuto. Mais cest aussi lautonomie des ouvriers par rapport leur rle douvrier : refus du travail, sabotage, grve sauvage, absen-tisme, tranget proclame par rapport aux conditions de leur exploitation, par rapport la totalit capitaliste. Cest lautonomie des femmes : refus du travail domestique, refus de reproduire en silence et dans la soumission la force de travail masculine, autoconscience, prise de parole, sabotage des commerces affectifs foireux ; autonomie, donc, des femmes par rapport leur rle de femme et par rapport la civilisation patriarcale. Cest lauto-nomie des jeunes, des chmeurs et des marginaux qui refusent leur rle dexclus, ne veulent plus se taire, sinvitent sur la scne politique, exigent le salaire social garanti, construisent un rapport de force militaire pour tre pays ne rien foutre. Mais cest aussi lautonomie des militants par rapport la figure du militant, par rapport aux partitini et la logique groupuscu-laire, par rapport une conception de laction qui est remise : plus tard de lexistence. Contrairement ce que laissera entendre la connerie sociologi-sante, toujours avide de rductions rentables, le fait marquant, ici, nest pas laffirmation comme nouveaux sujets, politiques, sociaux ou productifs, des jeunes, des femmes, des chmeurs ou des homosexuels, mais au contraire leur dsubjectivation violente, pratique, en acte, le rejet et la trahison du rle qui leur revient en tant que sujets. Ce que les diffrents devenirs de lAutonomie ont en commun, cest de revendiquer un mouvement de spara-tion par rapport la socit, par rapport la totalit. Cette scession nest pas affirmation dune diffrence statique, dune altrit essentielle, nouvelle case dans la grille des identits dont lEmpire assure la gestion, mais fuite, ligne de fuite. Sparation scrivait alors Separ/azione.

    Ce mouvement de dsertion intrieure, de soustraction brutale, de fuite sans cesse renouvele, cette irrductibilit chronique au monde de la domination, est tout ce que lEmpire redoute. La seule manire de construire notre culture et de vivre notre vie, pour ce que nous en savons, est dtre absents, annonait le fanzine mao-dadaste Zut dans son numro doctobre 76. Que nous devenions absents ses provocations, indiffrents ses valeurs, que nous laissions ses stimuli sans rponse, est le cauchemar permanent de la domination cyberntique ; ce quoi le pouvoir rpond par la criminalisation de tout comportement dtranget et de refus du capital. (Vogliamo tutto, n10, t 76) Autonomie veut donc dire : dsertion, dser-tion de la famille, dsertion du bureau, dsertion de lcole et de toutes les

  • tutelles, dsertion du rle dhomme, de femme et de citoyen, dsertion de tous les rapports de merde auxquels on nous croit tenus, dsertion sans fin. Lessen-tiel est, dans chaque nouvelle direction que nous donnons notre mouvement, daccrotre notre puissance, de toujours suivre la ligne daccroissement de puis-sance, afin de gagner en force de dterritorialisation, afin dtre sr quON ne nous arrtera pas de sitt. Dans cette voie, ce que nous avons le plus craindre, ce que nous avons le plus trahir, ce sont tous ceux qui nous guettent, nous tracent, nous suivent de loin, songeant dune faon ou dune autre capita-liser la dpense nergtique de notre fuite : tous les gestionnaires, tous les maniaques de la reterritorialisation. Il y en a du ct de lEmpire, bien sr, ce sont les faiseurs de mode sur le cadavre de nos inventions, les capitalistes bran-chs et autres sinistres crapules. Mais il y en a aussi de notre ct. Dans lItalie des annes 70, ce sont les oprastes, les grands unificateurs de lAutonomie Organise, qui russirent bureaucratiser le concept mme dautonomie (Neg/azione, 1976). Ceux-l tenteront toujours de faire de nos mouvements un mouvement, pour pouvoir ensuite parler en son nom, sadonner leur jeu favori : la ventriloquie politique. Dans les annes 60 et 70, tout le travail des oprastes fut ainsi de rapatrier dans les termes et dans les manires du mouvement ouvrier ce qui, de toutes parts, le dbordait. Partant de ltranget thique au travail qui se manifestait massivement parmi les ouvriers rcemment immigrs du sud de lItalie, ils thoris-rent ainsi contre les syndicats et les bureaucrates du mouvement ouvrier classique lautonomie ouvrire dont ils espraient devenir les mta-bureaucrates spontans ; et ce sans avoir eu grimper les che-lons hirarchiques dun syndicat classique : mta-syndicalisme. Do le traitement quils rservrent aux lments plbiens de la classe ouvrire, leur refus de laisser les ouvriers devenir autre chose que des ouvriers, leur surdit au fait que lautonomie qui saffirmait l ntait pas autonomie ouvrire, mais bien autonomie par rapport lidentit douvrier. Traitement quils firent par la suite subir aux femmes, aux chmeurs, aux jeunes, aux marginaux, bref : aux autonomes. Incapables daucune intimit avec eux-mmes comme avec aucun monde, ils cherchrent dsesprment faire dun plan de consis-tance, laire de lAutonomie, une organisation, si possible combattante, qui ferait deux les interlocuteurs de dernire chance dun pouvoir aux abois. Cest un thoricien opraste, Asor Rosa, que nous devons naturellement le plus remarquable et le plus populaire travestissement du mouvement de 77 : la thorie dite des deux socits. Selon Asor Rosa, on aurait assist alors laf-frontement de deux socits, celle des travailleurs garantis dune part, celle des non-garantis de lautre (jeunes, prcaires, chmeurs, marginaux, etc.). Mme si cette thorie a le mrite de rompre avec cela mme que tous les socialismes, et donc toutes les gauches, cherchent prserver coups de massacres sil le faut la fiction dune unit finale de la socit , elle occulte doublement : 1- que la premire socit nexiste plus, est entre dans un processus dim-plosion continue, 2- que ce qui se recompose comme tissu thique pardel cette implosion, le Parti Imaginaire, nest nullement un, en tout cas nullement unifiable en une nouvelle totalit isolable : la seconde socit. Cest aujourdhui trs exactement cette opration que Negri, ataviquement, reproduit en appe-lant multitude au singulier quelque chose dont lessence est, selon ses propres dires, dtre une multiplicit. Ce genre darnaques thoriques ne sera jamais aussi minable que la fin quelles visent : unifier spectaculairement en un sujet ce dont on pourra par la suite se prsenter comme lintellectuel organique.

    Pour les oprastes, autonomie fut donc dun bout lautre autonomie de classe, autonomie dun nouveau sujet social. Tout au long des vingt annes dactivit de loprasme, cet axiome put tre maintenu grce une notion opportune, celle de composition de classe. Au gr des circonstances et de calculs politiciens courte vue, on fera ainsi entrer dans la composition de classe telle ou telle nouvelle catgorie sociologique et lon se livrera, sous prtexte denqute ouvrire, un retournement de veste raisonn. Quand les ouvriers seront fatigus de lutter, on dcrtera la mort de louvrier-masse et son rem-placement dans le rle dinsurg global par louvrier social, cest--dire peu prs nimporte qui. la fin, on finira par trouver des vertus rvolutionnaires Benetton, aux petits entrepreneurs berlusconiens du Nord-Est italien (cf. Des entreprises pas comme les autres) et mme, quand il le faut, la Ligue du Nord.

    Tout au long du mai rampant, lautonomie ne fut que ce mouvement incoercible de fuite, ce staccato de ruptures, de ruptures notamment avec le mouvement ouvrier. Cela, mme Negri le reconnat : La polmique cin-glante qui souvre en 68 entre le mouvement rvolutionnaire et le mouve-ment ouvrier officiel tourne en 77 la rupture irrversible, crit-il dans Lorda doro. Loprasme, en tant que conscience retardataire parce quavantgardiste du Mouvement, naura eu de cesse de rsorber cette rupture, de linterpr-ter dans les termes du mouvement ouvrier. Ce qui se joue dans loprasme,

    comme dans la pratique des BR, cest moins une attaque contre le capitalisme quune concurrence envieuse avec la direction du plus puissant parti commu-niste occidental, le PCI ; concurrence dont lenjeu est bien le pouvoir sur les ouvriers. On ne pouvait parler politique quau travers du lninisme. Tant que ne se donnait pas une composition de classe diffrente, on se trouvait dans la situation o se sont trouvs beaucoup de novateurs : celle de devoir expliquer le nouveau avec un vieux langage, se plaint Negri dans une interview de 1980. Cest donc sous couvert de marxisme orthodoxe, lombre dune fidlit rhto-rique au mouvement ouvrier que grandit la fausse conscience du mouvement. Il y eut bien des voix, comme celle de Gatti Selvaggi qui slevrent contre cette entourloupe : Nous sommes contre le mythe de la classe ouvrire parce quil est nuisible, et dabord elle-mme. Loprasme et le populisme ne sont dicts que par le dessein millnaire dutiliser les masses comme pion dans de sales jeux de pouvoir. (n1, dcembre 1974) Mais la supercherie tait trop norme pour ne pas fonctionner. Et de fait, elle fonctionna.

    Vu le provincialisme foncier de la contestation franaise, le rappel de ce qui se passa il y a trente ans en Italie ne revt pas un caractre danecdote his-torique, au contraire : les pro-blmes qui se posrent alors aux autonomes italiens, nous ne nous les sommes mme pas encore poss. Dans ces conditions, le passage des luttes sur les lieux de travail aux luttes sur le territoire, la recomposition dun tissu thique sur la base de la scession, la question de la rappropriation des moyens de vivre, de lutter et de communiquer entre nous,

    forment un horizon inatteignable tant que ne sera pas admis le pralable exis-tentiel de la separ/azione. Separ/azione signifie : nous navons rien voir avec ce monde. Nous navons rien lui dire, ni rien lui faire comprendre. Nos actes de destruction, de sabotage, nous navons pas besoin de les faire suivre dune explication dment vise par la Raison humaine. Nous nagissons pas en vertu dun monde meilleur, alternatif, venir, mais en vertu de ce que nous expri-mentons dores et dj, en vertu de lirrconciliabilit radicale de lEmpire et de cette exprimentation, dont la guerre fait partie. Et lorsqu cette espce de critique massive, les gens raisonnables, les lgislateurs, les technocrates, les gouvernants demandent : Mais que voulez-vous donc?, notre rponse est : Nous ne sommes pas des citoyens. Nous nadopterons jamais votre point de vue de la totalit, votre point de vue de la gestion. Nous refusons de jouer le jeu, cest tout. Ce nest pas nous de vous dire quelle sauce nous voulons tre mangs. La principale source de notre paralysie, ce avec quoi nous devons rompre, cest lutopie de la communaut humaine, la perspective de la rconci-liation finale et universelle. Mme Negri, au temps de Domination et sabotage, avait fait ce pas, ce pas hors du socialisme : Je ne me reprsente pas lhistoire de la conscience de classe la faon de Lukcs comme le destin dune recom-position intgrale mais au contraire comme moment denracinement intensif dans ma propre sparation. Je suis autre, autre est le mouvement de praxis collective dans laquelle je minsre. Ce dont je participe, cest un autre mouve-ment ouvrier. Bien sr, je sais combien de critiques peut soulever ce discours du point de vue de la tradition marxiste. Jai limpression, en ce qui me concerne, de me tenir lextrme limite signifiante dun discours politique de classe. [] Je dois donc assumer la diffrence radicale comme condition mthodique de la dmarche subversive, du projet dautovalorisation proltarienne. Et mon rapport avec la totalit historique? Avec la totalit du systme? Nous en venons la seconde consquence de cette affirmation : mon rapport avec la totalit du dveloppement capitaliste, avec la totalit du dveloppement historique nest assure que par la force de destructuration que le mouvement dtermine, par le sabotage total de lhistoire du capital que le mouvement opre. [] Je me dfinis en me sparant de la totalit, et je dfinis la totalit comme autre de moi, comme rseau qui stend sur la continuit du sabotage historique que la classe opre. Naturellement, il ny a pas plus dautre mouvement ouvrier que de seconde socit. Ce quil y a, en revanche, ce sont les devenirs ciselants du Parti Imaginaire, et leur autonomie.

  • VIVRE-ET-LUTTER La premire campagne offensive contre lEmpire a chou. Lattaque de la RAF contre le systme imprialiste, celle des BR contre le SIM (Stato Imperialista delle Multinazionali) et tant dautres actions de gurilla ont t aisment repousses. Lchec ne fut pas celui de telle ou telle organisation com-battante, de tel ou tel sujet rvolutionnaire, mais lchec dune conception de la guerre ; dune conception de la guerre qui ne pouvait pas tre reprise au-del de ces organisations, parce quelle tait dj elle-mme une reprise. lexception de quelques textes de la RAF ou du mouvement du 2 juin, il est encore aujourdhui bien peu de documents issus de la lutte arme qui ne soient rdigs dans ce langage emprunt, ossifi, plaqu, qui ne donne dune faon ou dune autre dans le kitsch Troisime Internationale. Comme sil sagissait de dissuader quiconque de la rejoindre.

    Cest prsent, aprs vingt ans de contre-rvolution, le second acte de la lutte anti-impriale qui souvre. Entre-temps, leffondrement du bloc socialiste et la conversion sociale-dmocrate des derniers dbris du mouvement ouvrier a dfinitivement libr notre parti de tout ce quil pouvait encore contenir dinclinations socialistes. En fait, la premption de toutes les anciennes conceptions de la lutte sest dabord manifeste par une disparition de celle-ci. Puis, prsent, avec le mouvement anti- globalisation, par la parodie une chelle suprieure des anciennes pratiques militantes. Le retour de la guerre exige une nouvelle conception de celle-ci. Nous devons inventer une forme de guerre telle que la dfaite de l Empire ne sera plus de devoir nous tuer, mais de nous savoir vivants, de plus en plus VIVANTS.

    Fondamentalement, notre point de dpart nest pas trs diffrent de celui de la RAF quand elle constate: Le systme a accapar la totalit du temps libre de ltre humain. lexploitation physique en usine vient sajouter lexploitation de la pense et des sentiments, des aspirations et des utopies par les mdias et la consommation de masse. [] Le systme a russi, dans les mtropoles, plonger les masses si profon-dment dans sa propre merde, quelles ont apparemment perdu la perception dellesmmes en tant quex-ploites et opprimes ; de sorte que pour elles, lauto, une assurance-vie, un contrat pargne-logement, leur font accepter tous les crimes du systme et que, mis part lauto, les vacances, la salle-de-bains, elles ne peuvent rien se reprsenter ni esprer. Le propre de lEmpire est davoir tendu son front de colonisation sur la totalit de lexistence et de lexistant. Ce nest pas seulement que le Capital a largi sa base humaine, cest quil a aussi approfondi lancrage de ses ressorts. Mieux, sur la base de la dsintgration finale de la socit comme de ses sujets, lEmpire se propose prsent de recrer lui tout seul un tissu thique ; cest de cela que les branchs, avec leurs quartiers, leur presse, leurs codes, leur bouffe et leurs ides modulaires sont la fois les cobayes et lavant-garde. Et cest pourquoi, du East Village Oberkampf en passant par Prenzlauer Berg, le phnomne branch a demble eu une envergure mondiale.

    Les choses les plus souples, en ce monde,subjuguent les plus dures.

    Lao Tse,Tao Te King

    Cest sur ce terrain total, le terrain thique des formes-de-vie, que se joue actuel-lement la guerre contre lEmpire. Cette guerre est une guerre danantissement. LEmpire, contrairement ce que croyaient les BR pour qui lenjeu de lenlvement de Moro tait explicitement la reconnaissance par ltat du parti arm, nest pas len-nemi. LEmpire nest que le milieu hostile qui soppose pied pied nos menes. Nous sommes engags dans une lutte dont lenjeu est la recomposition dun tissu thique. Cela se lit sur le territoire, dans le processus de branchisation progressive des lieux anciennement scessionnistes, dans lextension ininterrompue des chanes de dispositifs. Ici, la conception classique, abstraite, dune guerre qui culminerait dans laffrontement total, o elle rejoindrait finalement son essence, est caduque. La guerre ne se laisse plus ranger comme un moment isolable de notre existence, celui de la confrontation dcisive ; dsormais, cest notre existence mme, dans tous ses aspects, qui est la guerre. Cela veut dire que le premier mouvement de cette guerre est rappropriation. Rappropriation des moyens de vivre-et-lutter. Rappropriation, donc, des lieux : squatt, occupation ou mise en commun de lieux privs. Rappropriation du commun : constitution de langages, de syntaxes, de moyens de communications, dune culture autonomes arracher la transmission de lexprience des mains de ltat. Rappropriation de la violence : communisation des techniques de combat, formation de forces dauto-dfense, armement. Enfin, rappropriation de la survie lmentaire : diffusion des savoirspouvoirs mdicaux, des techniques de vol et dex-propriation, organisation progressive dun rseau de ravitaillement autonome.

    LEmpire sest bien arm pour lutter contre les deux types de scession quil recon-nat : la scession par le haut des golden ghettos la scession par exemple de la finance mondiale par rapport lconomie relle ou de lhyperbourgeoisie impriale par rapport au reste du tissu biopolitique , et la scession par le bas des zones de non-droit celle des cits, des banlieues et des bidonvilles. Il lui suffit, chaque fois que lune ou lautre menace son quilibre mta-stable, de jouer lune contre lautre : la modernit civilise des branchs contre la barbarie rtrograde des pauvres, ou les exigences de la cohsion sociale et de lgalit contre lgosme indcrottable des riches. Il sagit de confrer une cohrence politique une entit sociale et spatiale afin dviter tout risque de scession par des territoires habits soit par des exclus des rseaux socio-conomiques soit par les gagnants de la dynamique conomique mon-diale. [] viter toute forme de scession signifie trouver les moyens de concilier les exigences de cette nouvelle classe sociale et celles des exclus des rseaux conomiques dont la concentration spatiale est telle quelle induit des comportements dviants thorisent dj les conseillers de lEmpire en loccurrence Cynthia Ghorra-Gobin dans Les tats-Unis entre local et mondial. Aussi bien, lexode, la scession que nous prparons, dans la mesure exacte o son territoire nest pas uniquement physique, mais total, lEmpire est impuissant lempcher. Le partage dune technique, la tour-nure dune expression, une certaine configuration de lespace suffisent activer notre plan de consistance. Toute notre force rside l : dans une scession qui ne peut tre enregistre sur les cartes de lEmpire car elle nest scession ni par le haut ni par le bas, mais scession par le milieu.

    Ce dont nous parlons ici, cest seulement de la constitution de machines de guerre. Par machine de guerre, il faut entendre une certaine concidence du vivre et du lutter, concidence qui ne se donne jamais sans exiger en mme temps dtre construite. Car chaque fois que lun de ces termes se trouve dune quelconque manire spar de lautre, la machine de guerre dgnre, draille. Si cest le moment du vivre qui

    est unilatralis, elle devient ghetto. Cest ce dont tmoignent les sinistres marcages de lalternatif , dont la vocation apparat sans ambigut comme de marchandiser le Mme sous lenveloppe du diffrent. Le plus grand nombre des centres sociaux occups dAllemagne, dItalie ou dEspagne, dmontrent sans peine comment lext-riorit simule lEmpire peut constituer un atout prcieux dans la valorisation capi-taliste. Le ghetto, lapologie de la diffrence, le privilge accord tous les aspects introspectifs et moraux, la tendance se constituer en socit spare renonant donner lassaut la machine capitaliste, lusine sociale, tout cela ne serait peut-tre pas un rsultat des thories approximatives et rhapsodiques de Valcarenghi [le directeur de la publication contre-culturelle Re Nudo] et consorts? Et nest-il pas trange quils nous taxent de sous-culture prcisment maintenant quest mise en crise toute la merde florale et non-violente qui les a accompagns?, crivaient dj les autonomes de Senza tregua en 1976. linverse, si cest le moment du lutter qui est hypostasi, la machine de guerre dgnre en arme. Toutes les formations mili-tantes, toutes les communauts terribles sont des machines de guerre qui ont survcu sous cette forme ptrifie leur propre extinction. Cest cet excs de la machine de guerre par rapport tous ses actes de guerre que pointait dj lintroduction du recueil de textes de lAutonomie paru en 1977 sous le titre Le droit la haine : faire ainsi la chronologie de ce sujet hybride et beaucoup daspects contradictoire qui sest matrialis dans laire de lAutonomie, je me retrouve exercer un processus de rduction du mouvement en une somme dvnements alors que la ralit de son devenir-machine de guerre saffirme seulement par la transformation que le sujet labore de manire concentrique autour de chaque moment daffrontement effectif.

    I l ny a de machine de guerre quen mouvement, mme entrav, mme imperceptible, en mouvement suivant sa pente daccroissement de puissance. Cest ce mouvement qui assure que les rapports de force qui la traversent ne se fixent jamais en rapports de pouvoir. Notre guerre peut tre victorieuse, cest--dire se poursuivre, accrotre notre puissance, condition de toujours subordonner laffron-tement notre positivit. Ne jamais frapper au-dessus de sa positivit, tel est le principe vital de toute machine de guerre. Chaque espace conquis sur lEmpire, sur le milieu hostile, doit correspondre notre capacit le remplir, le configurer, lhabiter. Rien nest pire quune victoire dont on ne sait que faire. Pour lessentiel, notre guerre sera donc sourde ; elle biaisera, fuira laffrontement direct, proclamera peu. Par l, elle imposera sa propre temporalit. peine commencerons- nous tre identifis que nous sonnerons la dispersion, ne laissant jamais la rpression nous rattraper, nous reformant dj en quelquendroit insouponn. Que nous importe telle ou telle localit du moment que toute attaque locale est dsormais et cest le seul enseignement valable de la farce zapatiste une attaque contre lEmpire? Limportant: ne jamais perdre linitiative, ne pas se laisser imposer la temporalit hostile. Et surtout : ne jamais oublier que notre force de frappe nest lie notre niveau darmement quen vertu de la positivit qui nous constitue.

  • LE MALHEUR DU GUERRIER

    CIVILIS

    Il est communment admis que le mouvement de 77 a t dfait pour avoir t incapable, lors des ren-contres de Bologne notamment, dtablir un rapport majeur sa puissance offensive, sa violence. Toute la stratgie impriale dans sa lutte contre la subversion consiste, et cela se vrifie chaque anne nouveau, isoler de la population ses lments les plus violents casseurs, incontrls, autonomes, terroristes, etc. Contre la vision policire du monde, il faut affirmer quil ny a pas de problme de la lutte arme : aucune lutte consquente ne fut jamais mene sans armes. Il ny a de problme de la lutte arme que pour celui qui veut conserver son propre monopole de larmement lgitime, ltat. Ce quil y a, en revanche, cest effec-tivement une question de lusage des armes. Lorsquen mars 77, 100 000 personnes manifestent Rome parmi lesquels 10 000 sont armes et qu lissue dune journe daffrontements aucun policier ne reste sur le carreau quand cela et t si facile de faire un mas-sacre, on peroit un peu mieux la diffrence quil y a entre larmement et lusage des armes. tre arm est un lment du rapport de force, le refus de demeu-rer abjectement la merci de la police, une faon de sarroger notre lgitime impunit. Cette affaire rgle, il reste une question du rapport la violence, rapport dont le dfaut dlaboration nuit partout aux progrs de la subversion anti-impriale.

    Toute machine de guerre est par nature une socit, une socit sans tat ; mais sous lEmpire, du fait de sa situation obsidionale, une dtermination sajoute cela. Ce sera une socit dun genre particulier : une socit guerriers. Si chaque existence en son sein est essentiellement une guerre et saura le moment venu prendre part laffrontement, une minorit dtres doivent y prendre la guerre pour objet exclusif de leur existence. Ils seront les guerriers. Dornavant, la machine de guerre devra se dfendre non seulement des attaques hostiles, mais aussi de la menace que sa minorit guerrire ne se spare delle, ne se consti-tue en caste, en classe dominante, quelle ne forme un embryon dtat et, retournant les moyens offen-sifs dont elle dispose en moyens doppression, quelle ny prenne le pouvoir. tablir un rapport majeur la violence veut seulement dire, pour nous, tablir un

    rapport majeur la minorit des guerriers. Curieusement, cest dans un texte de 1977, le dernier de Clastres, Le malheur du guerrier sauvage, que se trouve esquiss pour la premire fois un tel rapport. Peut-tre tait-il ncessaire que seffondre toute la propa-gande de la virilit classique pour quune telle entreprise ft mene bout.

    Contrairement ce que lon nous a dit, le guerrier nest pas une figure de la plnitude, et surtout pas de la plnitude virile. Le guerrier est une figure de lamputation. Le guerrier est cet tre qui naccde au sentiment dexister que dans le combat, dans laffrontement avec lAutre ; un tre qui ne parvient pas se procurer par lui-mme le sentiment

    dexister. Rien nest plus triste, au fond, que le spectacle de cette forme-de-vie qui, dans chaque situation, attendra du corps--corps le remde son absence soi. Mais rien nest plus mouvant, aussi bien ; parce que cette absence soi nest pas un simple manque, un dfaut dintimit avec soi-mme, mais au contraire une positivit. Le guerrier est bel et bien anim par un dsir, et mme par un dsir exclusif : celui de disparatre. Le guerrier veut ntre plus, mais que cette disparition ait un certain style. Il veut humaniser sa vocation la mort. Cest pourquoi il ne parvient jamais se mler vraiment au reste des humains, parce que ceux-ci se gardent spontanment de son mouvement vers le Nant. Dans ladmiration quils lui vouent, se mesure la distance quils mettent entre eux et lui. Le guerrier sest ainsi condamn la solitude. Une grande insatisfaction se rattache en lui cela, ce quil ne parvient ntre daucune communaut, sinon de la fausse communaut, de la communaut terrible des guerriers, qui nont en partage que leur solitude. Le prestige, la reconnaissance, la gloire sont moins lapanage du guerrier que la seule forme de rapport qui soit compatible avec cette solitude. Son salut et sa damnation y sont galement contenus.

    Le guerrier est une figure de linquitude et du ravage. force de ntre pas l, de ntre que pour-la-mort, son immanence est devenue misrable, et il le sait. Cest quil ne sest jamais fait au monde. Pour cette raison, il ny est pas attach ; il en attend la fin. Mais il y a aussi une tendresse, une dlicatesse mme du guerrier, et qui est ce silence, cette demi-prsence. Sil nest pas l, bien souvent, cest quil ne pourrait, en cas contraire, quentraner ceux qui lentourent dans sa course labme. Cest ainsi quaime le guerrier : en prservant les autres de la mort quil a au coeur. la compagnie des hommes, le guerrier prfrera donc souvent la solitude. Et cela par bienveillance plus que par dgot. Ou bien, il ira rejoindre la meute endeuille des guerriers, qui se regardent glisser un un vers la mort. Puisque tel est leur penchant.

    En un sens, sa propre socit ne peut que se mfier du guerrier. Elle ne lexclut pas, ni ne linclut vraiment ; elle lexclut sur le mode de son inclusion et linclut sur le mode de son exclusion. Le terrain de leur entente est celui de la reconnaissance. Cest par le prestige quelle lui reconnat que la socit tient le guerrier distance, cest par l quelle se lattache et cest par l quelle le condamne. Pour chaque fait darme accompli, crit Clastres, le guerrier et la socit noncent le mme jugement : cest bien, mais je peux faire plus, acqurir un surcrot de gloire, dit le guer-rier. Cest bien, mais tu dois faire plus, obtenir de nous la reconnaissance dun prestige suprieur, dit la socit. Autrement dit, tant par sa personnalit propre (la gloire avant tout) que par sa dpendance totale par rapport la tribu (qui dautre pourrait confrer la gloire?), le guerrier se trouve, volens nolens, prisonnier dune logique qui le pousse implacablement vouloir en faire toujours un peu plus. dfaut de quoi la socit perdrait vite la mmoire de ses exploits passs et de la gloire quils lui procurrent. Le guerrier nexiste que dans la guerre, il est vou comme tel lactivisme et donc, bref dlai, la mort. Si le guerrier est ainsi domin, alin la socit, lexistence, dans telle ou telle socit, dun groupe organis de guerriers professionnels tend transformer ltat de guerre permanent (situation gnrale de la socit primitive) en guerre effective permanente (situation particulire des socits guerriers). Or une telle transformation, pousse son terme, serait porteuse de consquences sociologiques considrables en ce que, tou-

    chant la structure mme de la socit, elle en altrerait ltre indivis. Le pouvoir de dcision quant la guerre et quant la paix (pouvoir absolument essentiel) nappartiendrait plus en effet la socit comme telle, mais bien la confrrie des guerriers, qui placerait son intrt priv avant lintrt collectif de la socit, qui ferait de son point de vue particu-lier le point de vue gnral de la tribu. [] Dabord groupe dacquisition de prestige, la communaut guerrire se trans-formerait ensuite en groupe de pression en vue de pousser la socit accepter lintensification de la guerre.

    La contre-socit subversive doit, nous devons recon-natre chaque guerrier, chaque organisation combattante le prestige li ses exploits. Nous devons admirer le courage de tel ou tel fait darme, la perfec-tion technique de telle ou telle prouesse, dun enl-vement, dun attentat, de toute action arme russie. Nous devons apprcier laudace de telle ou telle attaque de prison pour librer des camarades. Nous le devons, prcisment pour nous prmunir des guerriers, pour les vouer la mort. Tel est le mcanisme de dfense que la socit primitive met en place pour conjurer le risque dont est porteur, comme tel, le guerrier : la vie du corps social indivis, contre la mort du guerrier. Se prcise ici le texte de la loi tribale : la socit primitive est, en son tre, socit-pour-la-guerre ; elle est en mme temps, et pour les mmes raisons, socit contre le guerrier. Notre deuil, lui, sera sans quivoque.

    L e rapport du Mouvement italien sa minorit arme fut tout au long des annes 70 frapp de cette ambivalence. Le dtachement de celle-ci en puissance militaire autonomise ne cesse jamais dtre redout. Et cest prcisment cela que ltat, avec la stratgie de la tension, recherche. En levant arti-ficiellement le niveau militaire de laffrontement, en criminalisant la contestation politique, en forant les membres des organisations combattantes la clandestinit totale, il veut les couper du Mouvement, et ce faisant les faire har en son sein comme ltat y est ha. Il sagit de liquider le Mouvement en tant que machine de guerre, en le contraignant prendre la guerre avec ltat pour objet exclusif. Le mot dordre de Berlinguer, secrtaire gnral du PCI en 1978 : Ou avec ltat, ou avec les BR qui signifie dabord Ou avec ltat italien, ou avec ltat brigadiste , rsume le dispositif dans lequel lEmpire aura broy le Mouve-ment ; et quil exhume prsent pour contrer le retour de la lutte anti-capitaliste.

    Je mloigne de ceux qui attendent du hasard, du rve, dune meute la possibilit dchapper l insuffisance. Ils ressemblent trop ceux qui sen sont autrefois remis Dieu du souci de sauver leur existence manque.

    Georges Bataille

  • GUERRILLA DIFFUSE !

    Mais vous tes combien? Je veux dire nous, le groupe. On nen sait rien. Un jour on estdeux, un autre vingt. Et parfois on seretrouve cent mille.

    Cesare Battisti,Dernires cartouches

    Dans lItalie des annes 70, deux stratgies subversives coexistent : celle des organisations combattantes et celle de lAutonomie. Ce partage est schmatique. Il est par exemple vident que dans le seul cas des BR, il serait possible de distinguer entre les premires BR, celles de Curcio et Franceschini, qui sont invisibles pour le pouvoir, mais prsentes pour le mouvement, qui sont implantes dans les usines o elles font taire les petits chefs, jambisent les jaunes, brlent leurs voitures, enlvent les dirigeants, qui veulent seulement tre, selon leur formule, le point le plus haut du mouvement, et celles de Moretti, plus nettement staliniennes, qui ont plong dans une clandestinit totale, professionnelle, et qui, deve-nues invisibles pour le Mouvement autant que pour elles-mmes, livrent lattaque au coeur de ltat sur la scne abstraite de la politique classique, finissant par tre aussi coupes de toute ralit thique que celle-ci. Il serait ainsi possible de soutenir que la plus fameuse action des BR, lenlvement de Moro, sa dtention dans une prison du peuple o il tait jug par une justice proltarienne, mime trop parfaitement les procdures de ltat pour ntre pas dj le fait de BR dgnres, militarises, ne correspon-dant plus elles-mmes, aux premires BR. Si lon oublie ces possibles arguties, on verra quil y a un axiome stratgique commun aux BR, la RAF, aux NAP Prima Linea (PL), et en fait toutes les organisations combattantes : et cest de sopposer lEmpire en tant que sujet, collectif et rvolutionnaire. Cela implique non seulement de revendiquer les actes de guerre, mais surtout de rduire ses membres, terme, tous plonger dans la clandestinit et par l se retrancher du tissu thique du Mouvement, de sa vie en tant que machine de guerre. Un ancien de PL livre en 1980, au milieu dinacceptables appels la reddition, quelques observations dignes dintrt : Les BR, pendant le mouvement de 77, ne comprenaient rien ce quil se passait. Eux qui, depuis des annes, faisaient un travail de taupe, voyaient tout dun c