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116 Français 1 re – Livre du professeur CHAPITRE 2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVII e siècle à nos jours Repères littéraires p. 146 (ES/S et Techno) p. 148 (L/ES/S) Les pages « Repères littéraires » présentent le genre théâtral dans une perspective diachronique et s’at- tachent à expliquer l’évolution des formes. La lecture de ces pages peut être effectuée avant l’étude des textes des quatre séquences qui suivent, mais on peut également l’envisager au fur et à mesure de la décou- verte des textes, afin de les situer dans leur époque et mieux comprendre leur originalité. L’évolution du genre est ainsi mise en relation avec l’histoire littéraire. PISTES D’EXPLOITATION • L’huile sur toile intitulé Farceurs français et italiens (p. 147 ES/S et Techno / p. 149 L/ES/S) peut être l’occasion de repérer certains personnages typiques pour réfléchir à la façon dont ils ont évolué dans le genre de la comédie. On pourra ensuite étudier comment d’un personnage de farce, stéréotypé comme le valet, on passe à des personnages beau- coup plus « humains », qui ont des rapports particu- liers avec leurs maîtres, en étudiant la séquence 2 (p. 169 ES/S et Techno / p. 171 L/ES/S). On invitera les élèves à réfléchir aux constantes du texte théâtral, et à réfléchir aux constantes et aux évolutions des problématiques de représentation. • Des extraits de scène lus par des comédiens sont disponibles dans le manuel enrichi : SÉQUENCE 1 – Le « théâtre dans le théâtre » du XVII e siècle à nos jours • Pierre Corneille, L’Illusion comique (p. 150 ES/S et Techno / p. 152 L/ES/S) SÉQUENCE 2 – Maîtres et valets dans la comé- die du XVIII e siècle • Alain-René Lesage, Turcaret (p. 170 ES/S et Techno / p. 172 L/ES/S) • Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard (p. 172 ES/S et Techno / p. 174 L/ES/S) • Victor Hugo, Ruy Blas (p. 182 ES/S et Techno / p. 184 L/ES/S) SÉQUENCE 3 – L’aveu sur scène du XVII e au XX e siècle • Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (p. 190 ES/S et Techno / p. 192 L/ES/S) • Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour (p. 194 ES/S et Techno / p. 196 L/ES/S) Une vidéo permet de réfléchir à la mise en scène de Rhinocéros d’Eugène Ionesco (p. 203 ES/S et Techno / p. 205 L/ES/S) • Il pourra être utile, lors de la lecture de ces pages, de relever les termes propres au genre théâtral (« représentation », « tragédie », « comédie », « chœur », …) et d’en vérifier systématiquement la définition, dans les fiches « Outils d’analyse » (p. 434- 554 ES/S et Techno / p. 437-557 L/ES/S). Les élèves pourront se reporter aux photographies de mises en scène des œuvres citées dans les « Repères littéraires » et consulter les dossiers « Mise en scène ». En confrontant ces éléments avec les documents proposés par les pages « Repères », ils pourront s’interroger sur l’évolution des représenta- tions théâtrales (choix des costumes, décors, acces- soires).

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Français 1re – Livre du professeur

CHAPITRE 2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours

Repères littérairesp. 146 (ES/S et Techno) p. 148 (L/ES/S)

Les pages « Repères littéraires » présentent le genre théâtral dans une perspective diachronique et s’at-tachent à expliquer l’évolution des formes. La lecture de ces pages peut être effectuée avant l’étude des textes des quatre séquences qui suivent, mais on peut également l’envisager au fur et à mesure de la décou-verte des textes, afin de les situer dans leur époque et mieux comprendre leur originalité. L’évolution du genre est ainsi mise en relation avec l’histoire littéraire.

PISTES D’EXPLOITATION

• L’huile sur toile intitulé Farceurs français et italiens (p.  147 ES/S et Techno / p.  149 L/ES/S) peut être l’occasion de repérer certains personnages typiques pour réfléchir à la façon dont ils ont évolué dans le genre de la comédie. On pourra ensuite étudier comment d’un personnage de farce, stéréotypé comme le valet, on passe à des personnages beau-coup plus « humains », qui ont des rapports particu-liers avec leurs maîtres, en étudiant la séquence 2 (p. 169 ES/S et Techno / p. 171 L/ES/S). On invitera les élèves à réfléchir aux constantes du texte théâtral, et à réfléchir aux constantes et aux évolutions des problématiques de représentation.• Des extraits de scène lus par des comédiens sont disponibles dans le manuel enrichi :

SÉQUENCE 1 – Le « théâtre dans le théâtre » du XVIIe siècle à nos jours• Pierre Corneille, L’Illusion comique (p.  150 ES/S et Techno / p. 152 L/ES/S)SÉQUENCE 2 – Maîtres et valets dans la comé-die du XVIIIe siècle• Alain-René Lesage, Turcaret (p.  170 ES/S et Techno / p. 172 L/ES/S)• Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard (p. 172 ES/S et Techno / p. 174 L/ES/S)• Victor Hugo, Ruy Blas (p.  182 ES/S et Techno / p. 184 L/ES/S)SÉQUENCE 3 – L’aveu sur scène du XVIIe au XXe siècle• Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (p. 190 ES/S et Techno / p. 192 L/ES/S) • Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour (p. 194 ES/S et Techno / p. 196 L/ES/S)Une vidéo permet de réfléchir à la mise en scène de Rhinocéros d’Eugène Ionesco (p. 203 ES/S et Techno / p. 205 L/ES/S)

• Il pourra être utile, lors de la lecture de ces pages, de relever les termes propres au genre théâtral (« représentation », « tragédie », « comédie », « chœur », …) et d’en vérifier systématiquement la définition, dans les fiches « Outils d’analyse » (p. 434-554 ES/S et Techno / p. 437-557 L/ES/S).Les élèves pourront se reporter aux photographies de mises en scène des œuvres citées dans les « Repères littéraires » et consulter les dossiers « Mise en scène ». En confrontant ces éléments avec les documents proposés par les pages « Repères », ils pourront s’interroger sur l’évolution des représenta-tions théâtrales (choix des costumes, décors, acces-soires).

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours –

Paragraphes des Repères littéraires

Textes et entrées dans le chapitre « Le texte théâtral et sa représentation,

du XVIIe à nos jours »

Textes et entrées dans les autres chapitres du manuel

L’Antiquité : la naissance du théâtre

SÉQUENCE 3 – L’aveu sur scène du XVIIe au XXe siècle• Sophocle, Œdipe Roi (p. 200 ES/S et Techno / p. 202 L/ES/S)

CHAPITRE 4SÉQUENCE 3 – La question de la femme au XVIIIe siècle• Aristophane, L’Assemblée des femmes (p. 363 ES/S et Techno / p. 365 L/ES/S)

Série LCHAPITRE 6 SÉQUENCE 1 – Le dénouement dans Médée• Euripide, Médée (p. 465 L/ES/S)• Sénèque, Médée (p. 468 L/ES/S)

Le XVIIe siècle : l’âge d’or du théâtre

SÉQUENCE 1 – Le « théâtre dans le théâtre », du XVIIe à nos jours• Pierre Corneille, L’Illusion comique (p. 150 ES/S et Techno / p. 152 L/ES/S)• Molière, L’Impromptu de Versailles (p. 154 ES/S et Techno / p. 156 L/ES/S)SÉQUENCE 3 – L’aveu sur scène du XVIIe au XXe siècle• Jean Racine, Phèdre (p. 188 ES/S et Techno / p. 190 L/ES/S)• Pistes de lecture – William Shakespeare, Hamlet (p. 221 ES/S et Techno / p. 223 L/ES/S)

CHAPITRE 1 SÉQUENCE 5 – Visages de la folie dans les romans du XVIIIe au XXe siècle• William Shakespeare, Hamlet (p. 136 ES/S et Techno / p. 138 L/ES/S)

Série LCHAPITRE 6SÉQUENCE 1 – Le dénouement dans Médée• Pierre Corneille, Médée (p. 470 L/ES/S)SÉQUENCE 2 – La fin de Don Juan• Tirso de Molina, Le Trompeur de Séville et l’invité de pierre (p. 482 L/ES/S)• Molière, Dom Juan ou le Festin de Pierre (p. 484 L/ES/S)SÉQUENCE 3 – Le mythe de Pro-gné et Philomèle• William Shakespeare, Titus Andronicus (p. 511 L/ES/S)

Le XVIIIe siècle : une apparente légèreté

SÉQUENCE 1 – Le « théâtre dans le théâtre », du XVIIe à nos jours• Denis Diderot, Paradoxes sur le comédien (p. 164 ES/S et Techno / p. 166 L/ES/S)SÉQUENCE 2 – Maîtres et valets dans la comédie du XVIIIe siècleSÉQUENCE 3 – L’aveu sur scène du XVIIe au XXe siècle• Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (p. 190 ES/S et Techno / p. 192 L/ES/S)• Pistes de lecture – Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard (p. 221 ES/S et Techno / p. 223 L/ES/S)

Série LCHAPITRE 6SÉQUENCE 2 – La fin de Don Juan• Lorenzo Da Ponte, Don Gio-vanni (p. 486 L/ES/S)

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Français 1re – Livre du professeur

Le XIXe : rupture et renouveau

SÉQUENCE 2 – Maîtres et valets dans la comédie du XVIIIe siècle• Victor Hugo, Ruy Blas (p. 182 ES/S et Techno / p. 184 L/ES/S)SÉQUENCE 3 – L’aveu sur scène du XVIIe au XXe siècle• Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour (p. 194 ES/S et Techno / p. 196 L/ES/S)• Corpus bac (Séries générales) – Victor Hugo, Ruy Blas (p. 222 ES/S / p. 224 L/ES/S)• Corpus bac (Séries technologiques) – – Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne (p. 222 Techno)– E. Labiche et A. Lefranc, Embrassons-nous, Folleville ! (p. 223 Techno)– Alfred Jarry, Ubu Roi (p. 224 Techno)

Série LCHAPITRE 6SÉQUENCE 2 – La fin de Don Juan• Lenau, Don Juan (p. 492 L/ES/S)

Les XXe et XXIe siècles : modernités

SÉQUENCE 1 – Le « théâtre dans le théâtre », du XVIIe à nos jours• Jean Giraudoux, L’Impromptu de Paris (p. 156 ES/S et Techno / p. 158 L/ES/S)• Jean Anouilh, La Répétition ou l’amour puni (p. 158 ES/S et Techno / p. 160 L/ES/S)• Jean-Luc Lagarce, Nous, les héros (p. 160 ES/S et Techno / p. 162 L/ES/S)• Olivier Py, Les Illusions comiques (p. 162 ES/S et Techno / p. 164 L/ES/S)• Bertold Brecht, Petit Organon pour le théâtre (p. 166 ES/S et Techno / p. 168 L/ES/S)SÉQUENCE 2 – Maîtres et valets dans la comédie du XVIIIe siècle• Jean Genet, Les Bonnes (p. 184 ES/S et Techno / p. 186 L/ES/S)SÉQUENCE 3 – L’aveu sur scène du XVIIe au XXe siècle• Jean Anouilh, Antigone (p. 196 ES/S et Techno / p. 198 L/ES/S)• Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco (p. 198 ES/S et Techno / p. 200 L/ES/S)SÉQUENCE 4 – Eugène Ionesco, Rhinocéros• Eugène Ionesco, Notes et contre-notes (p. 216 ES/S et Techno / p. 218 L/ES/S)• Samuel Beckett, Fin de partie (p. 218 ES/S et Techno / p. 220 L/ES/S)• Pistes de lecture – Jean Genet, Les Bonnes (p. 221 ES/S et Techno / p. 223 L/ES/S)• Corpus bac (Séries générales) – – Albert Camus, Caligula (p. 223 ES/S / p. 225 L/ES/S)– Eugène Ionesco, Le Roi se meurt (p. 224 ES/S / p. 226 L/ES/S)

CHAPITRE 4SÉQUENCE 4 – Les passions et l’aspiration au bonheur• Jean-Paul Sartre, Les Mouches (p. 384 ES/S et Techno / p. 386 L/ES/S)

Série LCHAPITRE 6 SÉQUENCE 1 – Le dénouement dans Médée• Jean Anouilh, Médée (p. 474 L/ES/S)• Max Rouquette, Médée (p. 476 L/ES/S)• Laurent Gaudé, Médée Kali (p. 478 L/ES/S)SÉQUENCE 2 – La fin de Don Juan• Henry de Montherlant, La Mort qui fait le trottoir (p. 488 L/ES/S)– Eric-Emmanuel Schmitt, La Nuit de Valognes (p. 490 L/ES/S)SÉQUENCE 3 – Le mythe de Pro-gné et Philomèle• Philippe Minyana, La Petite dans la forêt profonde (p. 510 L/ES/S)

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours –

QUESTIONS

1. Quelles passions sont particulièrement représen-tées sur scène dans les tragédies ? S’agit-il seule-ment de la passion amoureuse ? Aidez-vous de la séquence sur « Les passions et l’aspiration au bon-heur » pour comprendre ce terme.2. Combien de pièces participaient aux concours de tragédies et de comédies dans l’Antiquité ? Com-ment se déroulaient-ils ?3. Trouvez des exemples de réécritures de pièces antiques. Le chœur a-t-il été conservé ? Aidez-vous du manuel.4. Indiquez les noms des personnages de la com-media dell’arte. Quels rôles leur sont dévolus ? Quels costumes portent-ils ? Cherchez des représenta-tions de ces personnages.5. Décrivez le tableau (p. 147 ES/S et Techno / p. 149 L/ES/S) : qu’est-ce qui prouve qu’il représente une scène de théâtre ? Quels personnages reconnais-sez-vous ? A quels genres de théâtre appartiennent-ils ?6. Retrouvez les noms des dramaturges et des comédiens qui se sont représentés au théâtre du Marais, à l’Hôtel de Bourgogne et au Théâtre-Fran-çais.7. Expliquez en quoi a consisté la « querelle du Cid ».8. Quelles fonctions particulières le théâtre a-t-il pu remplir au XVIIIe siècle ?9. Que s’est-il passé lors de la première représenta-tion d’Hernani de Victor Hugo ?10. Quels bouleversements dans le genre théâtral les XXe et XXIe siècles traversent-ils ?

EXPOSÉS

Le drame romantiqueLes caractéristiques principales du drame roman-tique sont la rupture avec les trois unités classiques (temps, lieu, action), ainsi que le mélange des genres et des registres  : il prend souvent, notamment, un caractère épique. Victor Hugo définit ce genre dans la Préface de Cromwell en 1827 : selon lui, le théâtre doit mêler l’épopée et la poésie pour montrer « la nature et la vérité ». Le drame romantique, en parti-culier, selon sa formule, accueille « le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie » afin de « peindre la vie ». On trouve, dans le manuel, différents extraits de drames roman-tiques  : Victor Hugo, Ruy Blas (p.  182 ES/S et Techno / p.  184 L/ES/S)  ; Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour (p.  194 ES/S et Techno / p. 196 L/ES/S) ; Corpus bac (Séries géné-rales) : Victor Hugo, Ruy Blas (p. 224 ES/S / p. 226 L/ES/S) ; Corpus bac (Séries technologiques) : Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne (p.  222 Techno). D’autres auteurs de drames romantiques : Alexandre Dumas (Antony)  ; Gérard de Nerval (Léo Burckart)  ; Alfred de Vigny (Chatterton). Ce genre appelle une réflexion importante autour de la mise en scène, qui a conduit Victor Hugo, par exemple, à travailler avec des peintres, des décorateurs (on a conservé les dessins proposés par l’auteur pour ses mises en scène) ou à utiliser des machines.

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 1

Le « théâtre dans le théâtre », du XVIIe siècle à nos jours p. 149 (ES/S et Techno)p. 151 (L/ES/S)

Problématique : Qu’est-ce que l’illusion théâtrale ? Quels sont les rapports entre illusion et réalité au théâtre ? Quels sont les rôles de l’auteur, du metteur en scène et des comédiens dans la création de cette illusion ?

Éclairage : Il s’agira de définir ce qu’est une représentation théâtrale, et ainsi de préciser la place de l’illu-sion et celle de la réalité. Il conviendra aussi de distinguer le personnage du comédien et d’en saisir toutes les conséquences. Enfin, nous pourrons définir le genre de l’« impromptu » et en dégager les enjeux.

Texte 1 – Pierre Corneille, L’Illusion comique (1636)

p. 150 (ES/S et Techno) p. 152 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Définir les conditions de la représentation théâtrale.

– Montrer en quoi consiste l’illusion théâtrale.

– Dégager les enjeux de ce procédé qu’on appelle

« le théâtre dans le théâtre, et ses rapports avec le

baroque.

LECTURE ANALYTIQUE

Dans l’Examen (1660) de la pièce, Corneille écrit :

« Le cinquième (acte) est une tragédie assez courte

pour n’avoir pas la juste grandeur que demande

Aristote et que j’ai tâché d’expliquer. Clindor et Isa-

belle, étant devenus comédiens sans qu’on le sache,

y représentent une histoire qui a un rapport avec la

leur et semble en être la suite. Quelques-unes ont

attribué cette conformité à un manque d’imagina-

tion, mais c’est un trait d’art pour mieux abuser par

une fausse mort le père de Clindor qui les regarde, et

rendre son retour de la douleur à la joie plus surpre-

nant et plus agréable ». Le « trait d’art » consiste donc

à créer l’illusion pour mieux la dissiper en suscitant

une émotion fondée sur la surprise et le plaisir. La

formule classique qui mêle l’instruction et le divertis-

sement est donc déjà bien présente dans cette pièce

éminemment baroque de Corneille.

La magie du théâtreOn remarquera d’abord que le rideau se « relève »

(l.  1) au moment où l’illusion va se dissiper ! On

attendrait plutôt l’inverse : l’illusion se dissipe quand

le rideau se baisse et que la représentation théâtrale

cesse ! N’y aurait-il pas là, par un retournement qui

caractérise le baroque, l’idée que le théâtre, fondé

sur l’illusion, est le genre qui la dissipe le mieux ;

mais si le rêve est la réalité, la réalité peut se révéler

un songe, tout aussi bien ! L’étonnement (au sens du

XVIIe siècle, c’est-à-dire comme frappé par le ton-

nerre) de Pridamant est d’abord marqué par la ques-

tion initiale : « Que vois-je ? » (v. 3). Cette interroga-

tion partielle est immédiatement suivie par sa

réponse, elle-même sous forme de question : « Chez

les morts compte-t-on de l’argent ? ». L’étonnement

est traduit par ce fort contraste entre deux « mondes »

opposés : celui des morts, et celui des vivants méto-

nymiquement représenté par l’argent. La seconde

réplique du père le souligne encore plus : trois excla-

mations se succèdent dans un même alexandrin :

« Je vois Clindor ! ah Dieux ! quelle étrange surprise ! »

(v. 5). La remarque ironique d’Alcandre devrait rame-

ner Pridamant à la réalité (v. 4) puisqu’elle marque

une rupture de registre et souligne la réalité quasi

sordide du comptage de la recette. Mais Pridamant

est si étonné que cette illusion ne se dissipera vrai-

ment qu’au vers 21, marqué lui aussi encore par

l’exclamation et un alexandrin réduit à l’hémistiche :

« Mon fils comédien ! ». Pridamant parle de «charme»

au vers 7 (voir le sens de ce mot au XVIIe siècle dans

«Vocabulaire»). Comment se traduit ce sortilège ?

D’abord, on voit des morts qui se livrent à des tâches

de vivants. Leurs « discords » (v.  7) sont effacés

en « un moment », comme par magie. D’où cette

« étrange surprise » (v. 6), étrange au XVIIe siècle ayant

un sens plus fort qu’aujourd’hui et signifiant : hors

des conditions où l’on vit habituellement, extraordi-

naire. Tout cela est impossible dans la réalité, alors

que c’est justement la réalité (parce que l’illusion a

été prise pour la réalité avant). Ainsi si on se laisse

prendre par l’illusion théâtrale, on se retrouve inca-

pable de reconnaître la réalité, la réalité devient

« étrange », après. Serait-ce une mise en garde ?

(Mise en garde d’ailleurs démentie ensuite dans le

discours d’Alcandre, le faux magicien dont l’ironie

mordante ramène les choses à leur juste propor-

tion). Le quiproquo cesse quand Pridamant com-

prend que son fils est comédien (v. 21), autrement

dit quand le père comprend qu’il faut dissocier le

comédien du personnage : le comédien n’est pas le

personnage, il le joue (cette distinction conduira aux

réflexions de Diderot (p. 164 ES/S et Techno / p.166

L/ES/S) et Brecht (p. 166 ES/S et Techno / p.168

L/ES/S) sur l’art du comédien. Alcandre s’acharne à

détruire l’illusion, la magie (voir le vers 10, où

« poème », dans le premier hémistiche, entre en

résonance avec « pratique », dans le second). Jouer

sur le théâtre est d’abord un moyen de gagner sa

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

enfin le « roi », « notre grand Roi » (v. 50). C’est-à-dire

selon les mots de La Bruyère : la Ville (Paris), le pays

(les provinces) et la Cour (les princes), le tout résumé

plus socialement par une image des trois ordres : le

peuple (qui travaille), les grands (qui « combattent »)

et le roi (qui est le sommet de la pyramide et qui gou-

verne). Autrement toute la société est concernée par

le théâtre. Ce succès est récent, c’est l’affaire d’une

génération : avant, « de votre temps » dit Alcandre à

Pridamant, on considérait le théâtre « avec mépris »

(v. 40) ; maintenant le théâtre « est en un point si haut

que chacun l’idolâtre » (v.  39). Le verbe «idolâtrer»

marque sans doute une certaine raillerie d’Alcandre :

passer du mépris à l’idolâtrie est excessif et rappelle

que l’art dépend aussi de la mode et que la roue de

la fortune peut encore tourner (image baroque

encore). Pour quelles raisons ce changement de

réception ? Alcandre balaie les dernières réticences

(v. 34-37) de Pridamant. Le théâtre est apprécié par

« ceux dont la sagesse profonde » (v. 46) nous pro-

tège. Même les gens importants et sérieux vont au

théâtre ! Et ils y vont pour se divertir (v. 43) : le mot

« divertissement » est décliné en « souhait » (v. 42), en

« délices », en « plaisir » (v.  44), et « passe-temps »

(v.  45). « Les douceurs d’un spectacle si beau »

« délasse(ent) » du « si pesant fardeau » de la vie

(v. 49). Le théâtre, en alliant douceur et beauté, est

une récréation, il s’agit de plaire, de séduire. Dans le

passage coupé, Alcandre souligne que « les plus

rares esprits lui consacrent leurs veilles » et qu’il en

sort de « doctes travaux ». Ainsi plaire est bien asso-

cié à instruire. Mais plaire, distraire est bien le pre-

mier rôle du théâtre. La pièce enchâssée est termi-

née ; et la pièce-cadre prend le relais pour achever la

pièce : l’illusion dissipée, la pièce-cadre prend le

relief de la réalité, mais c’est encore du théâtre !

« Le théâtre dans le théâtre » : un thème baroqueNous avons donc deux niveaux de spectacles

concomitants : d’abord les comédiens dans la

grotte, qui sont vus par Pridamant, spectateur de la

pièce enchâssée ; mais nous, dans la salle, voyons

Pridamant à la fois pour ce qu’il est, un acteur de la

pièce-cadre, et aussi comme spectateur de la pièce

enchâssée.

Une pièce est donc jouée à l’intérieur d’une autre

pièce, ce qui donne une forte impression de réalité à

ce qu’on appelle la pièce-cadre. Mais cette réalité

est un leurre ; et quand Pridamant dit qu’il a pris la

mort (de son fils) « pour vraie et que ce n’était que

feinte » (v. 34), c’est un acteur qui joue un person-

nage qui nous le dit. Cette mise en abyme de la réa-

lité est un thème récurrent du baroque, qui rend le

monde incertain, changeant, « flottant ». Ainsi, ce

que nous prenons pour la réalité n’est qu’une autre

illusion (Cf. p. 23 ES/S et Techno / p. 25 L/ES/S).

Corneille nous donne une première leçon de théâtre.

Ne perdons pas de vue que tout cela est illusion, et

qu’il s’agit d’un art fait pour distraire et, de surplus,

rapporter de quoi bien vivre à ses acteurs (v. 30-34).

vie. On observera aussi le vers 13 : « Leurs vers font

leurs combats, leur mort suit leurs paroles » où dans

un chiasme, Corneille encadre l’illusion (combats et

mort) parce qu’ils sont vraiment, en réalité : « Paroles,

paroles» … dit la chanson ! Corneille se montre éga-

lement proche de Diderot ou de Brecht dans le vers

14 : « Et sans prendre intérêt en pas un de leurs

rôles ». Le comédien n’est pas son personnage et le

seul « intérêt » qu’il prend, c’est celui de l’argent tou-

ché en fin de représentation. Il y a là une démystifi-

cation du métier de comédien, et un dévoilement

assez cynique de ce qu’est le théâtre. On peut peut-

être conduire une réflexion avec les élèves sur la

presse people de nos jours et la façon dont elle parle

des acteurs et actrices ou autre célébrités du show-

biz. Alcandre développe sa pensée dans les deux

vers suivants (15 et 16), détruisant ainsi le « charme »

que Pridamant avait cru voir dans cette soudaineté

de la réconciliation. Enfin Alcandre enfonce le clou à

la fin de sa première tirade : le théâtre est un pis-

aller : « Ils ont pris le théâtre en cette extrémité »

(v. 20), un pis-aller pour échapper à « un père » et un

« prévôt » (v.  18), et à la « nécessité » (v.  19). Cette

démystification débouche néanmoins sur un éloge

du théâtre.

Un plaidoyer pour le théâtreL’illusion détruite, il semble qu’Alcandre puisse serei-

nement parler de ce qu’est en réalité le théâtre à un

Pridamant dont les yeux se sont dessillés. Nous

pouvons relever, dans la deuxième tirade d’Alcandre,

que c’est un art « difficile » (v.  21). Comme nous

l’avons vu, cet alexandrin est partagé entre Prida-

mant et Alcandre, associant ainsi « comédien » à « art

difficile ». Il ne s’agit donc plus des conditions maté-

rielles de l’exercice de cet art (révélation qui a permis

au père de retrouver la réalité), mais de l’art lui-

même. Autrement dit le théâtre est un art, et en tant

que tel n’est pas à confondre avec la réalité, qui peut

elle-même se révéler bien hasardeuse. Enfin si l’ « art

est difficile », le métier de comédien est « noble »

(v. 28). Cet art ravit (v. 29), c’est-à-dire nous trans-

porte de joie, d’admiration. C’est « la pièce tragique »

(v.  26) qui a « une triste fin », qui ravit : la tragédie

donc transporte de joie et d’admiration. On ne peut

mieux montrer que c’est bien l’illusion théâtrale qui

est source de délectation, à condition de ne jamais

perdre de vue qu’il s’agit d’une illusion (Anne Ubers-

feld parle de « dénégation » au théâtre : on est ravi au

théâtre, on croit à ce que l’on voit, mais on ne perd

jamais de vue que nous sommes au théâtre). Le

théâtre a du succès : il ravit « à Paris, un peuple tout

entier » (v. 29) : cette hyperbole montre bien l’enthou-

siasme que suscite à l’époque, cet art dans une

société qui se transforme peu à peu en société du

spectacle, telle que Louis XIV la portera à son apo-

gée dans les années futures. Vers 42, 43, 44, Alcandre

reprend et explicite ce qu’il entend par « peuple

entier » : c’est d’abord « Paris, puis la « province »,

puis les « princes », le « peuple » et les « grands » ;

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Français 1re – Livre du professeur

spectateurs, qui sont eux-mêmes des personnages.

La grotte est clairement dessinée dans la mise en

scène de Jouvet (photo 1) et de Bierry (photo 4).

Mais à la différence de Jouvet, dont la grotte s’ouvre

sur le décor de l’illusion, c’est-à-dire celui de la

pièce enchâssée, celle de Bierry s’ouvre sur le ciel,

symbole de l’abstraction et donc d’une illusion plus

suggérée : au théâtre, on a la tête dans les nuages !

Chez Jouvet, l’illusion est montrée par un décor

tronqué et stylisé : la maison est réduite à deux pans

par exemple. La grotte est également plus suggérée

que montrée chez Wilson (photo 2) ; en effet, le met-

teur en scène et son décorateur jouent sur les pro-

portions : les personnages sont plus grands que les

orifices de la grotte, et le tout se détache sur un fond

noir (qui était la marque du TNP de Jean Vilar). De

plus, elle ressemble un peu à un crâne d’animal qui

aurait été abandonné dans le désert.

Chez Villégier (photo 3), c’est le plateau tout entier

qui est la grotte, renvoyant ainsi le décor de la pièce-

cadre à la salle de spectacle elle-même. Comme

chez Jouvet, il suggère, par une simple et basse

estrade, que les spectateurs-personnages de la

pièce sont avec nous, public, qu’ils font partie de

notre monde. L’illusion, toujours chez Villégier, est

montrée par la neige qui parsème le plateau, du côté

de la pièce enchâssée : un tabouret et un vase sont

abandonnés là, objets qui deviennent oniriques par

l’étrangeté de leur présence. Mais la neige s’étend

aussi de notre côté, en bas du court escalier, mar-

quant ainsi la porosité entre les deux mondes, celui

de l’illusion et celui du public, sur lequel il déborde.

De la même manière, deux personnages, derrière

une grille, se donnent la main à travers les barreaux,

mais de notre côté ! Cette grille qui sépare les deux

mondes n’empêche pas qu’on la traverse aisément.

Chez Jouvet, on retrouve aussi cette grille, et on

s’aperçoit qu’elle ne ferme pas le plateau : elle est

discontinue, côté cour et côté jardin. Le décor de

Wilson semble flotter dans le noir de la nuit, qui est

aussi celle qui règne dans la salle, côté spectateurs.

Chez Bierry, un groupe de personnages, à droite, se

dissimule derrière la paroi de la grotte : ils écoutent

le dialogue des amoureux, comme nous specta-

teurs ; ils sont à notre image. Bref ces quatre décors,

dans des styles différents, relient le monde de l’illu-

sion théâtrale à celui des spectateurs : nous sommes

bien au théâtre ! Chez Jouvet, une scène ouvre sur la

scène, comme chez Villégier : la mise en abyme est

clairement montrée. Elle est inversée chez Bierry, en

ce sens où elle ouvre, non pas sur la nuit des spec-

tateurs, mais le jour et le ciel qu’on pourrait voir hors

de la salle (idem chez Villégier avec le jour simulé

derrière la grille) ; mais il s’agit bien d’une mise en

abyme. Toutefois, chez Jouvet, le spectateur est

hors de la grotte et il en voit le fond ; chez Bierry, il

est au fond de la grotte et il en voit l’ouverture qui

donne sur le ciel, comme chez Villégier. Le mythe

platonicien de la caverne vient immédiatement à

l’esprit. Chez Bierry et Villégier, le théâtre nous per-

SynthèseIl faudrait développer cette idée baroque du theatrum

mundi. Notre monde est un théâtre sur lequel nous

jouons notre partie (Cf. Les Caractères de La Bruyère

ou La Vie est un songe, de Calderon), sans savoir si

nous rêvons ou si nous sommes éveillés. C’est à ce

jeu que Pridamant se laisse prendre d’autant plus

qu’il est lui-même un personnage de la pièce, sans le

savoir, que nous, spectateurs, regardons. Ces mises

en abyme successives sont typiques de l’esthétique

baroque et montrent l’instabilité de notre monde que

nous pensons réel. Ainsi, à la fin de la pièce, quand

nous croyons l’illusion dissipée et la réalité retrouvée

pour les personnages, le spectacle, en fait, se conti-

nue : on ne peut mieux suggérer que notre monde est

un théâtre sur lequel, à l’infini, des personnages

jouent plus ou moins bien leur rôle.

VOCABULAIRE

Au XVIIe siècle, le charme est un artifice magique, un

sortilège. Le mot vient du latin carmen qui signifie :

formule d’incantation magique pour guérir une bles-

sure et, par extension, l’effet devenant la cause,

philtre magique. Par extension également, le charme

est une influence mystérieuse et puissante, dont la

vertu suspend l’effet des lois naturelles (Dictionnaire

de Furetière, 1690). Au sens figuré, le mot a le sens

d’attrait, d’appât qui plaît extrêmement, qui touche

sensiblement (Dictionnaire de l’Académie Française,

1694). Des attraits charmants sont des attraits

ensorceleurs.

LECTURE D’IMAGE

Un arbre en fleurs dans un monde enneigé souligne

l’illusion : au théâtre, tout est possible et relève de

l’imaginaire. Le drap tendu sur une corde marque la

limite fragile entre la salle et la scène. Ici, Jean-Marie

Villégier a brouillé cette frontière en tendant le drap

entre l’arbre en fleurs et la neige : où donc est la réa-

lité, puisque l’illusion contamine les deux versants

de notre perception. Matamore sort de son sac ;

l’auteur, le metteur en scène, ont plus d’un tour dans

leur sac pour nous faire prendre des vessies pour

des lanternes ! Le metteur en scène prend au pied

de la lettre cette expression familière.

Dossier Mise en scène – Le « théâtre dans le théâtre »

p. 152 (ES/S et Techno) p. 154 (L/ES/S)

QuestionsDans les quatre mises en scène, le metteur en scène

et son décorateur ont voulu montrer la porosité entre

l’univers de la grotte où se déroule la pièce enchâs-

sée, et l’univers de la pièce-cadre qui abrite des

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123

2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

suite après, au roi. Que sera cette petite pièce ? Les

comédiens ne le savent pas, pas plus que Molière

semble-t-il.  Cette pièce est un épisode dans la

guerre qui oppose Molière et l’Hôtel de Bourgogne.

Dans L’Impromptu de Versailles, Molière unit les

vues du comédien, du metteur en scène, de l’auteur,

mais aussi du camarade, du chef, du créateur, etc.

C’est un moment, dans la carrière de Molière, où les

personnages de la farce vont disparaître : des per-

sonnages nouveaux, pris dans la réalité contempo-

raine apparaissent. La Critique de l’École des

femmes et L’Impromptu montrent que Molière a étu-

dié son public et ses comédiens. Cette pièce est

aussi une réponse à une comédie d’un dénommé

Boursault, que joue l’Hôtel de Bourgogne et qui est

ordurière sur la personne de Molière. Le dramaturge

ne peut rien contre la calomnie, mais il peut la

dénoncer, ce qu’il fait dans cette pièce qui sera peu

jouée par la suite.

Le théâtre dans le théâtreD’abord montrer aux élèves la distribution : les noms

des personnages joués sont les noms réels des

comédiens de la troupe de Molière, à qui il est attri-

bué une qualité ; ainsi Brécourt est « un homme de

qualité », et Molière lui-même, « un marquis ridicule ».

Ce n’est pas le cas d’ordinaire où le nom du comé-

dien suit celui du personnage qu’il incarne. On voit

Brécourt jouer faux, puisque Molière lui dit : « vous

ai-je pas dit que vous faites un rôle où l’on doit parler

naturellement ? » (l. 3-4). Donc nous assistons à une

répétition, ce que le spectateur ne voit jamais. On

observe que le metteur en scène qui donne les ins-

tructions à ses comédiens, lignes 3-4 et 39-40, est

également comédien puisqu’il donne la réplique à

Brécourt et parle même de lui-même, Molière,

comme s’il était absent (l.  31-32). Molière occupe

trois positions à la fois : il est l’auteur de la pièce, il

en est le metteur en scène et il joue la comédie. Le

metteur en scène interrompt la répétition (« Bon.

Voilà l’autre qui […], l. 3 ; « Attendez, il faut marquer

davantage cet endroit », l. 39) et il explique comment

jouer (« parler naturellement », l. 4 ; « Écoutez-le moi

dire », l. 39). Bref, nous voyons ce qui est d’habitude

caché au spectateur, le travail du metteur en scène

avec ses comédiens. Ce qu’on nous montre égale-

ment très clairement, c’est que personnage et

comédien sont différents et qu’un comédien tra-

vaille, s’exerce, répète pour devenir le personnage

et fabriquer une comédie. Quel est l’effet produit ?

La répétition à laquelle nous assistons, comme si

nous étions passé de l’autre côté du rideau, conduit

à donner de la réalité aux comédiens : la pièce-cadre

paraît le reflet de la réalité, tandis que la pièce

enchâssée, avec les reprises des comédiens, sou-

ligne l’artifice de la représentation théâtrale. Le

comédien paraît réel mais est-ce pourtant que

Molière est Molière ? Si l’on joue la pièce aujourd’hui,

que se passe-t-il ? Molière n’est plus Molière mais

un comédien qui joue le rôle de Molière qui lui-même

met de contempler le soleil, c’est-à-dire le monde

des idées. Chez Jouvet et Wilson, nous sommes du

côté des Idées et nous contemplons les ombres des

hommes au fond de la grotte. Dans les quatre

exemples, le message est clair : le théâtre nous

aidera à comprendre et à contempler le monde

éblouissant des Idées, idées qui sont déjà les nôtres

ou que la pièce nous révélera (idées que l’on n’est

pas obligé de comprendre tout de suite, comme

nous le dira Giraudoux, dans L’Impromptu de Paris).

Chez Wilson et Villégier, l’évocation du mythe plato-

nicien se passe de la représentation « réaliste » de la

caverne : l’univers onirique (Villégier) ou le monde du

cauchemar à la Bosch (Wilson) suffisent à l’évoquer.

Quant aux costumes, chez les quatre, l’esprit du

XVIIe siècle semble respecté (chez Wilson, ils sont

peut-être un peu plus intemporels). Ainsi est accen-

tué, par le décalage temporel, le coté illusoire de ce

que nous avons sous les yeux, nous spectateurs (et

nous sommes en cela différents des spectateurs-

personnages qui appartiennent au XVIIe siècle de

Pierre Corneille).

SynthèseQuelle est la plus efficace ? C’est une affaire de goût,

selon que nous préférions être du côté des Idées

(Jouvet, Wilson) ou contempler ce monde des Idées

(Villégier et Bierry). La leçon de la pièce est sans

doute plus explicitement montrée chez Bierry, par ce

procédé de l’inversion : du fond de notre grotte-salle

de spectacle, nous contemplons sur scène le monde

des nuages ! La première, celle de Jouvet, paraît

plus fidèle au texte et elle le laisse opérer pour révé-

ler l’illusion, avec l’aide du décor stylisé et tronqué.

Celle de Villégier, plus poétique, est plus étrange,

troublante.

Texte 2 – Molière, L’Impromptu de Versailles (1663)

p. 154 (ES/S et Techno) p. 156 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Déduire de cet extrait la définition de l’Impromptu.

– Précisez la question de l’illusion théâtrale.

– Montrer que le genre théâtral de l’impromptu est

d’abord et avant tout une école du spectateur.

LECTURE ANALYTIQUE

Cette pièce est présentée au roi Louis XIV à Ver-

sailles, le 19 octobre 1663, et au public ensuite le

4 novembre de la même année, au Théâtre du Palais

Royal par la troupe de Monsieur, frère unique du roi.

La scène est à Versailles, dans la salle de la comédie.

Les comédiens sont convoqués par Molière, le chef

de la troupe, et ils répètent pour la première fois une

comédie improvisée qu’ils vont représenter tout de

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124

Français 1re – Livre du professeur

brossant des caractères. Le spectateur qui ne com-

prend pas cela s’en tient à une identification du per-

sonnage avec une personne particulière et passe

complètement à côté de ce qu’est le théâtre. Et

Molière d’insister sur ce propos puisqu’il demande

de « marquer davantage tout cet endroit » (l. 39). Un

personnage est donc plus large qu’une personne : il

englobe une quantité de personnes (l.  26), et il

empêche en somme l’identification : le spectateur

ne doit pas (s’)identifier (avec) un personnage. Le

spectateur, dont le regard est déconditionné par le

dispositif scénique, est invité à se contraindre à un

autre parcours et à la critique de ce parcours. Cela

dit, le corps du comédien est à la fois médium et

obstacle à l’abstraction du personnage voulue par

Molière : la représentation théâtrale s’inscrit dans ce

paradoxe qui ne peut être résolu (sauf par les ava-

tars numériques !)

Synthèse

Ses ennemis reprochent à Molière de « vampiriser »

en somme les hommes de son temps, en mettant

sur le théâtre des personnes réelles qu’il caricature-

rait pour s’en moquer. Ce que Molière dément vigou-

reusement par l’intermédiaire de Brécourt. La géné-

ralisation des caractères passe par la fantaisie,

c’est-à-dire l’imagination et l’art. Le « castigat

ridendo mores », devise de la comédie imaginée par

le poète Santeul (1630-1697) et donnée à l’Arlequin

Dominique pour qu’il la mette sur la toile de son

théâtre, n’est efficace que si le personnage n’est pas

une personne en particulier. Et si le spectateur est

suffisamment intelligent pour ne pas tomber dans le

piège de l’identification, ce que le dispositif de l’im-

promptu souligne parfaitement : dans la pièce-cadre,

ce sont les comédiens qui figurent eux-mêmes la

réalité.

GRAMMAIRE

Les interrogations négatives des lignes 3 et 34 sont :

« Vous ai-je pas dit que vous faites un rôle ? » et

« Crois-tu pas que ton Molière est épuisé maintenant

[…] ? » L’interrogation porte sur la phrase entière, et

on attend une réponse par oui ou par non : dans le

cas de l’interro-négative, qui combine les modalités

de l’interrogation et de la négation, on attend plutôt

une réponse par «si» ou par «non». C’est donc une

interrogation totale. Dans les interrogations néga-

tives, on constate fréquemment au XVIIe siècle, l’ab-

sence de «ne» : c’était une élégance, disent Brunot

et Bruneau dans leur Précis de grammaire histo-

rique. De nos jours nous dirions : «Ne vous ai-je pas

dit», et «Ne crois-tu pas».

joue le rôle d’un metteur en scène et d’un comé-

dien… Vertige ! La pièce serait oubliée si elle ne

disait pas bien autre chose. Si Molière est joué par

un comédien, le caractère réel de la pièce-cadre

s’estompe un peu. Nous pouvons maintenant com-

mencer à définir l’impromptu : il se développe sur

deux plans entre lesquels s’instaure un va-et-vient

porteur d’une réflexion sur le théâtre. D’abord le plan

de la représentation, avec le point de vue des

personnages, et l’autre plan des conditions de la

représentation, où l’on a le point de vue de l’auteur-

metteur en scène face à ses comédiens, et des

comédiens face à leur personnage. Cette technique

ressortit à celle du théâtre dans le théâtre. S’établit

un va-et-vient entre ce refus de l’illusion sur le plan

de l’enchâssement, et l’oubli complet des condi-

tions de la représentation sur le plan de la pièce-

cadre. Il se produit un report de la dénégation, de la

pièce-cadre vers la pièce enchâssée, la pièce-cadre

n’en paraissant que plus vraie. Ce procédé pourrait

être senti comme artificiel s’il n’était prétexte à une

réflexion sur ce que doit comprendre le spectateur

au théâtre.

L’illusion au théâtre : la fabrique d’une comédieC’est la pièce enchâssée qui nous donne une sorte

de définition du spectateur, tel que le voit Molière

par l’intermédiaire de Brécourt. Le spectateur est

donc dessiné par un personnage joué par un comé-

dien qui est le porte-parole de l’auteur (l. 14 et 28

par exemple) : Molière donne ici une leçon de double

énonciation plutôt lumineuse : le personnage est le

porte-parole (au sens strict) de l’auteur par l’inter-

médiaire du corps et de la voix d’un comédien. Quel

est le propos ? Le personnage n’est pas une per-

sonne qui existe dans la réalité : « il disait que rien ne

lui donnait du déplaisir comme d’être accusé de

regarder quelqu’un dans les portraits qu’il fait »

(l. 15-16). Il ajoute que « son dessein est de peindre

les mœurs sans vouloir toucher aux personnes »

(l. 16-17). En effet, peindre les mœurs, c’est déga-

ger des « caractères » (l.  28), et « cent personnes »

(l.  26) peuvent s’y reconnaître. Le personnage de

théâtre vise à l’universel, « au général » (l. 26) et non

au particulier Autrement dit reconnaître quelqu’un

de particulier dans un personnage, c’est forcer la

signification, dans le but de nuire à l’auteur (l. 20-23).

Le personnage n’a pas de ressemblance avec une

personne, comme nous avons pu le voir avec l’ex-

périence de Pridamant dans le Texte 1, sous peine

de ne rien voir et surtout de ne pas « se réjouir »

(l.  18). Et c’est Brécourt, rapportant la pensée de

Molière, qui nous donne la belle définition du per-

sonnage de théâtre : « tous les personnages qu’il

représente sont des personnages en l’air, et des

fantômes proprement, qu’il habille à sa fantaisie,

pour réjouir les spectateurs » (l.  17-18). Le théâtre

est un art, fondé sur l’artifice, qui doit d’abord dis-

traire, puis corriger « tous les défauts des hommes »

(l. 27), non pas en attaquant ad hominem, mais en

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

Jouvet accueille Madeleine Ozeray et Raymone, à la

fin de la scène (passage coupé) d’un : « Ah ! te voilà

enfin, femme Narsès ». Donc les comédiens jouent

des personnages qui sont eux-mêmes, et dialoguent

avec un vrai personnage, le député Robineau. Ces

comédiens disent un texte de Jean Giraudoux. Ainsi

pièce-cadre et pièce enchâssée sont inextricable-

ment emmêlées, et cette même pièce, jouée par des

comédiens contemporains perdrait ses caractéris-

tiques d’impromptu. Il resterait une pièce de Girau-

doux écrite sur une troupe d’acteurs tentant d’obte-

nir une subvention de l’État. L’impromptu est donc

d’abord une œuvre de circonstance. On remarquera

également que, puisque la pièce enchâssée se fond

dans la pièce-cadre jusqu’à n’être qu’à peine per-

ceptible, ce que nous avions repéré avec Molière, à

savoir l’impression plus forte de réalité de la pièce-

cadre, s’efface un peu ici : Giraudoux tient à ce que

nous pensions que nous sommes au théâtre, tout en

entendant des comédiens définir leur art, sur un

texte d’un auteur qui a gardé sa place habituelle :

hors-scène. Giraudoux conserve le brouillage des

frontières mais les déplace.

Une définition du théâtreQu’est-ce qu’un comédien ? C’est celui qui donne vie

à la parole écrite de l’auteur. Boverio dit qu’il doit être

« la statue à peine animée de la parole » (l. 7). Autre-

ment dit, c’est un passeur de mots, un canal par quoi

peut être émise la parole de l’auteur (double énoncia-

tion). Le bonheur de l’acteur est d’aspirer et expirer

selon le rythme de Racine (l. 8) : il met son corps au

service de l’écriture, il incarne le verbe de l’auteur

(cette idée d’incarnation se retrouvera chez Olivier Py,

Texte 6). Quelle parole ? « La langue et le style » (l. 1)

répond Boverio. Ce qui signifie que le texte théâtral ne

doit pas reproduire la réalité quotidienne avec ses

« mots les plus stupides et les plus gros » (l. 3). Ce que

dit Boverio, c’est que le comédien joue quand le texte

est mauvais : il fait des « mimiques », il tousse, il bégaie

(l.  4-5) pour « cach(er) l’indigence d’un texte » (l.  5).

Quand le texte est bon, il est une « statue à peine ani-

mée », il n’est plus que « poumons » (l. 8) pour dire le

texte. On notera que Boverio ne parle pas du person-

nage, mais exclusivement du texte à dire ; le person-

nage de théâtre, pour Giraudoux, est un être de parole,

un point c’est tout. Le comédien est aussi celui qui

traduit la pensée du metteur en scène, donc celle de

l’auteur qui lui donne texte. En effet, Bogar dit : « Ce

que Jouvet veut dire, Monsieur, c’est que le théâtre

n’est pas un théorème, mais un spectacle » (l. 30-31).

Le comédien traduit pour le public, représenté par

Robineau, ce que le texte seul, non proféré, aurait

d’irréductible à « l’imagination » (l.  32). Le comédien

est donc un passeur entre les mots écrits et l’imagina-

tion, les sens du spectateur. Et justement, c’est « ce

talent de l’écriture (qui) qui renvoie sur l’âme des

spectateurs mille reflets, mille irisations […] » (l. 33-34).

Quel est le spectateur idéal ? Curieux comme Girau-

doux, qui nous dit que le théâtre est d’abord spec-

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Pour aider les élèves, il sera utile de leur rappeler

que la présence du verbe « se disputent » suppose

que l’on produise un texte-cadre argumentatif. Il

faudra que les deux comédiens-acteurs produisent

des arguments pour défendre leur façon de jouer en

s’appuyant sur le texte de la pièce jouée.

Texte 3 – Jean Giraudoux, L’Impromptu de Paris (1937)

p. 156 (ES/S et Techno) p. 158 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Continuer notre définition de l’impromptu, et

préciser son intérêt.

– Dégager les finalités du théâtre selon Jouvet et sa

troupe.

– Préciser la question de l’illusion au théâtre.

LECTURE ANALYTIQUE

Créée en première partie d’une reprise de La Guerre

de Troie n’aura pas lieu, et sur le modèle de L’Im-

promptu de Versailles de Molière, cette courte pièce

va exposer les idées de Giraudoux sur le théâtre.

Robineau, un député qui doit décider d’une subven-

tion de cent millions demande à Jouvet de lui expli-

quer le théâtre en un quart d’heure. Le metteur en

scène raconte alors un de ses rêves : des critiques se

cotisaient pour éponger les déficits du théâtre ! Mais

surtout, c’est l’auteur Giraudoux qui répond par la

voix de son metteur en scène, aux quolibets de ceux

qui lui reprochent de faire un théâtre trop « littéraire ».

À la fin Robineau, élevé dans les airs au moyen d’une

« gloire » par les machinistes, est sommé de recon-

naître l’utilité du théâtre : « Un peuple n’a une vie

réelle grande que s’il a une vie irréelle puissante ».

Giraudoux s’interroge donc sur la place de cette

forme d’art dans la société contemporaine.

Quand le théâtre parle du théâtreComparer avec Molière. Giraudoux, l’auteur n’est

pas sur scène, comme Molière l’était. En regardant

la distribution des personnages, on s’apercevra que

ce sont, comme chez Molière, le nom des comé-

diens de la troupe de Louis Jouvet. Seul Robineau,

le député, est joué par Bouquet. La pièce enchâssée

n’apparaît pas clairement ; seul le personnage du

député nous la signale. Mais surtout, la troupe ne

répète pas, comme dans l’Impromptu de Versailles,

elle discute derrière le rideau avec un personnage

extérieur au théâtre : le député. Nous assistons donc

à une conversation, que nous ne devrions pas

entendre, conversation qui se déroule avant une

répétition d’Electre (du même Giraudoux) puisque

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Français 1re – Livre du professeur

SynthèseLe théâtre selon Jean GiraudouxLe mot «comprendre» n’existe pas au théâtre : on

ressent devant un spectacle, grâce à des comé-

diens qui sont le truchement de la parole de l’auteur.

Le texte est tout, la langue et le style, nobles, sont

ce qui le façonne. Et surtout, le théâtre agit, sans le

biais de la raison, sur le spectateur qui s’en trouve

alourdi, si le texte est mauvais, ou allégé, joyeux, si

le texte est bon. Le théâtre qui n’est pas à com-

prendre, permet en revanche de tout comprendre du

monde réel, qui est hors de lui.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

« Ceux qui veulent comprendre au théâtre sont ceux

qui ne comprennent pas le théâtre » dit Pierre Renoir,

dans la pièce. Pensée paradoxale sous forme

d’aphorisme. C’est le débat entre l’émotion (qui

engendrera éventuellement la catharsis) et la

réflexion qui sous-entend qu’on regarde d’un œil

froid et avec recul l’intrigue qui nous est exposée.

Assurément, au théâtre, tout se conjugue pour créer

l’émotion : le cérémonial d’entrée dans la salle, la

mise en scène, les costumes, les jeux de lumière, les

voix, les effets spéciaux ; tout cela agit sur nos sens.

Mais quel est l’intérêt du spectacle si nous ne le

comprenons pas ?

Nous risquons le contresens. Sans comprendre, on

ne sort guère de son petit moi, alors que le rôle du

spectacle théâtral, comme de l’art en général, est

tout de même de dépasser les limites étroites de

son moi : sur scène on voit les autres et des situa-

tions inconnues de nous. Sans comprendre, on en

reste à la distraction, au divertissement dont Pascal

a montré les limites et les dangers. Si catharsis, il y

a, elle a besoin de discerner la terreur et la pitié pour

être efficace. Donc il faut comprendre ce qui se

déroule sur scène. Si elle agit moins de nos jours,

n’est-ce pas que les spectacles violents jouent sur

l’émotion, à l’écran, sans laisser le temps de com-

prendre à cause d’un montage très serré : la réflexion

n’a pas le temps de sourdre.

Texte 4 – Jean Anouilh, La Répétition ou l’amour

puni (1951)

p. 158 (ES/S et Techno) p. 160 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX

– Affiner le rôle du dispositif du théâtre dans le

théâtre et de l’impromptu.

– Que nous dit Anouilh sur le comédien ?

– Que nous dit-il sur le spectateur ?

tacle et surtout pas « une leçon » (l. 31) nous en donne

une au final, une leçon de théâtre. En effet, il nous

explique comment le spectateur doit recevoir le texte

théâtral (nous retrouvons une des caractéristiques de

l’impromptu tel qu’il apparaît chez Molière). C’est le

metteur en scène lui-même qui va se charger de cette

leçon. « Le mot comprendre n’existe pas au théâtre »,

dit-il. Et d’embrayer sans transition sur les amygdales

de Raymone, sur la voix donc. Le spectateur n’a pas

à comprendre, mais à voir (« spectacle », l.  31) et à

sentir : c’est son imagination, ses sens, qui sont solli-

cités, pas son esprit (l. 32). L’idée de compréhension

est ridiculisée par Renoir, qui critique ironiquement le

réalisme au théâtre (Cf. le décor de l’Illusion comique

montée par Jouvet, p. 152 ES/S et Techno / p.154 L/

ES/S) : si  « douze carabiniers tirent à l’escopette sur

[l’amant de la Tosca], vous avez toutes les chances de

comprendre qu’on le fusille » (l.  18-19). Il ridiculise

aussi la morale, la leçon qu’on pourrait tirer d’un texte

théâtral : « vous comprendrez que la veille de vos

noces il y a intérêt à ne pas enterrer votre vie de gar-

çon entre des bras mercenaires » (l.  20-21). On

remarque que la troupe, en fait, parle d’une seule voix,

sauf Castel, qui se fait l’avocat du diable, c’est-à-dire

des critiques critiqués. Vouloir comprendre au théâtre,

comme le demandent les critiques honnis, a « gâté le

public » (l.  17) dit Renoir. « Ceux qui veulent com-

prendre au théâtre sont ceux qui ne comprennent pas

le théâtre » (l. 23-24), ajoute-t-il dans une formule défi-

nitive sous forme d’aphorisme. « Et dans la vie aussi »,

renchérit Raymone, ce qui montre que le théâtre aide

à vivre, non pas en expliquant, mais en montrant, en

incarnant un beau texte. Le théâtre est un « filtre »

(l. 31), un reflet (Cf. la comparaison avec la tache de

soleil renvoyée par la glace, l. 35) : le texte est le soleil,

la glace représente le théâtre. Un texte, un spectacle,

rien d’autre. On comprend pourquoi Giraudoux s’est

débarrassé de la pièce enchâssée qui met en garde

contre l’illusion théâtrale. Ici, la réalité (la troupe de

Jouvet) est revendiquée comme illusion par le biais

d’une représentation qui digère, pour l’effacer, le dis-

positif théâtre dans le théâtre. La théâtralité se refugie

dans la parole, et l’identification avec les comédiens

est impossible puisqu’ils ne sont pas des person-

nages. Que demande Giraudoux au spectateur : d’être

là ! Ce que Jouvet décrit lignes 36 à 40. Le spectateur

« congestionné » par sa recherche de la significa-

tion,  « n’(a) qu’à attendre » : il le saura demain ! ou

jamais. Le filtre qu’est le théâtre laisse passer les sen-

sations, mais stoppe la raison raisonnante. Ces sen-

sations ensuite éclairent le monde et Jouvet remet en

selle, dans la dernière réplique de l’extrait, la catharsis

aristotélicienne. Le théâtre est illusion, mais cette illu-

sion enchante le monde réel : la frontière est poreuse

entre ces deux mondes. Ce que nous avons vu jusqu’à

présent, par le biais de nos trois auteurs, c’est que le

spectateur comprend souvent de travers, et qu’il a

besoin d’une leçon que l’auteur lui procure : le théâtre

dans le théâtre et le genre de l’impromptu en particu-

lier, permettent de le faire.

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

Le travail du comédienCe que nous dit le comte qui est le metteur en scène et le porte-parole de l’auteur de la pièce cadre (double énonciation), c’est que les comédiens sont un obstacle à l’émergence du personnage. Pour-quoi ? D’abord parce qu’ils sont narcissiques : « Dès qu’ils ont ouvert la bouche, le son de leur propre voix les enchante comme la flûte d’un charmeur de serpents » (l.  35-37) ; le verbe «enchanter», le nom «charmeur», disent la force de cette limite : le comé-dien a du mal à sortir de lui-même, il s’aime trop pour sortir de lui-même et créer un personnage. Il est paralysé par son moi et surtout est terriblement cabotin : « ils croient dur comme fer que nous parta-geons leur extase » (l. 37-38). Le comédien ne doit pas « retrouver le ton de la vie » (l. 40), contrairement à ce que pense justement la comtesse à propos de M.  Damiens qui « a l’habitude du public ». « Aux assises, il a toujours arraché des larmes à qui il vou-lait », ajoute-t-elle ; donc il est un bon comédien. Or, M. Damiens donne les raisons pour lesquelles cette remarque est fausse. D’abord la coquetterie (« J’étais bien jeune, madame, à l’époque », l. 22), puis l’ex-cuse de la jeunesse impudique (« j’avais le trémolo moins honteux », l.  22-23), ces deux raisons n’en étant pas, comme s’il réfléchissait en même temps qu’il parle afin de trouver les bonnes. Elles suivent : « j’avais de grandes manches » (l.  23), ce qui sou-ligne l’importance du costume pour entrer dans un personnage. Mais c’est la dernière, dans cette gra-dation ascendante de la pertinence, qui est la plus intéressante : « et le texte était de mon cru » ! On est soi-même avec son propre texte, mais dire le texte d’un autre, d’un auteur, est une autre affaire : la fougue et l’impudicité n’y suffisent pas ! Mélangeant comédien et personnage, l’acteur se révèle donc fort susceptible : la remarque du metteur en scène qui est adressée au comédien pour qu’il fasse émer-ger le personnage, est prise par lui comme une cri-tique de lui-même en tant que personne, comme nous le montre Hortensia avec la didascalie « se pique soudain » : « si vous pensez que je ne peux tenir le rôle […] » (l.  32). Ceci traduit l’idée que le comédien en paraissant sur scène, est d’emblée le personnage. Hortensia nie la valeur du travail néces-saire à l’émergence du personnage (leçon d’Anouilh pour les apprentis-comédiens qui se pensent géniaux rien qu’en se regardant dans la glace). Enfin le comédien est celui qui fait passer « le naturel, le vrai, celui du théâtre » qui est « la chose la moins naturelle du monde » (l. 38-39). Le théâtre ne reflète pas la réalité, il est artifice, et sur la scène, parado-xalement, il est naturel.  Nous sommes dans le monde de l’illusion théâtrale qui a ses lois, un monde inversé en somme. Dans la réalité on balbutie, on hoquette, on hésite (l. 43-44) ; sur la scène on pro-nonce « le mot juste » (l.  42). Le comédien ne doit donc pas reproduire la vie réelle.

LECTURE ANALYTIQUE

Le théâtre dans le théâtreIci, le dispositif de l’impromptu est clairement

exposé. La pièce enchâssée est de Marivaux, et la

pièce-cadre met en scène des comédiens amateurs

préparant un spectacle. Mais il y a deux grandes dif-

férences avec Molière et Giraudoux : l’auteur de la

pièce enchâssée ne risque pas d’apparaître sur

scène. Et si l’on regarde la distribution, nous nous

apercevons, dans la pièce-cadre, que ce sont des

personnages cette fois qui sont joués par des comé-

diens. Le comte, dit Tigre, met en scène, pour une

fête au château de Ferbroques (qu’il a reçu en héri-

tage d’une vieille tante à condition d’y élever douze

orphelins et qui a confié cette tâche à Lucile dont les

vingt ans l’attirent) la Double inconstance de Mari-

vaux. Cet extrait est d’abord une répétition qui

tourne court et qui se mue en discussion sur la répé-

tition elle-même. Anouilh, par la voix de son person-

nage du comte nous donne sa conception de l’ac-

teur et du spectateur. Là encore comme chez

Molière, la pièce enchâssée permet de donner l’illu-

sion de la réalité aux personnages de la pièce-cadre :

l’illusion déclarée (la pièce enchâssée) renforce la

réalité des personnages sur scène, pourtant eux-

mêmes en représentation. Le but en est de donner

plus de poids aux propos des personnages qui

redeviennent en somme des comédiens, et seule-

ment des comédiens qui parlent de leur art. Ce dis-

positif est cependant brouillé chez Anouilh puisque

nous avons vu se mettre en place, depuis le début

de la pièce, une intrigue-cadre dont les personnages

sont le comte, Hortensia, etc. Ce n’est donc qu’au

moment de la répétition que le dispositif de l’im-

promptu est repérable. Comme toujours l’impromptu

met le spectateur en position de voyeur : nous assis-

tons, non pas au spectacle, mais à sa préparation,

moment qui nous est ordinairement caché. Le spec-

tateur est en somme invité à violer un interdit, celui

de passer derrière le rideau, avant l’heure de la

représentation. Nous assistons au mystère de l’in-

carnation du personnage grâce au comédien :

« M. Damiens dit qu’il est encore incertain » (l. 17-18),

dit le comte ; « soyez charmante » (l.  30) et « je ne

vous recommande qu’une nuance » (l.  34-35),

ajoute-t-il à l’adresse d’Hortensia. Et cette incarna-

tion n’est pas sans risque comme on le voit au début

de l’extrait quand le comte, toujours lui, interrompt

Lucile pour lui dire qu’elle lui a menti (l. 3), passant

brutalement de la pièce-enchâssée à la pièce-cadre.

Lecture d’imageDans la mise en scène de Jean-Louis Barrault (Paris

1950), le dispositif du théâtre dans le théâtre est

suggéré par l’estrade sur scène, sur laquelle les per-

sonnages de la pièce enchâssée jouent. A droite des

acteurs assis, qui font partie de la pièce-cadre,

représentent les spectateurs.

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Français 1re – Livre du professeur

scinde pas son discours, si on ne l’ordonne pas, si

on met tout sur le même plan dans la phrase comme

dans la pensée, on ne trouvera jamais plus le mot

juste. L’appauvrissement de la langue conduit à

l’appauvrissement de la pensée qui a besoin des

nuances de la ponctuation pour se déployer.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

« Le naturel, le vrai, celui du théâtre, est la chose la

moins naturelle du monde ». Le comte, metteur en

scène amateur de La Double inconstance de Mari-

vaux explique à Hortensia qu’elle doit jouer faux,

pour faire vrai. Peut-on néanmoins assimiler le vrai-

semblable théâtral, avec son cortège d’artifices, au

vrai d’une réalité montrée telle quelle sur scène ?

1. Une représentation théâtrale peut paraître représenter le vrai parce qu’elle copie la réalité.Elle met en scène des sentiments que tout un cha-

cun éprouve comme l’amour, qui est d’ailleurs le

sujet de La Double inconstance de Marivaux. Deux

enfants qui s’aiment malgré la haine de leurs familles

respectives, sont des victimes que l’on retrouve

dans les pages faits divers des journaux (Romeo et

Juliette). Marguerite Duras, dans L’Amante anglaise,

s’est penchée sur le crime passionnel.  L’amour, la

haine, la jalousie, la vengeance sont représentés sur

scène par les dramaturges. Le théâtre peut mettre

en scène des problèmes qui agitent nos sociétés,

hier ou aujourd’hui : pensons à Brecht et sa pièce,

Grand’peur et misère du IIIe Reich, ou Ariane

Mnouchkine avec son Dernier Caravansérail qui

traite de l’immigration. L’acteur lui-même prête son

corps au personnage, il s’inspire de la vie, de ce qu’il

observe, de sa vie comme le recommandaient Sta-

nislavski ou Strasberg. Un comédien, même réduit à

une voix, comme parfois dans le théâtre de Duras,

ne peut faire abstraction de son poids de chair, il

incarne forcément et, par là même, amène le vrai de

son être sur scène. Le décor peut aussi reproduire le

vrai du quotidien : Antoine (et son théâtre naturaliste)

disait qu’on entrait, sur la scène, dans un espace

privé dont on avait abattu le quatrième mur du côté

salle pour que les spectateurs voient. Pourtant, si le

théâtre s’inspire de la vie en la copiant, il ne la repro-

duit pas au point qu’on ne ferait plus la distinction

entre les deux.

2. Ce qui est vraisemblable au théâtre n’est pas vraiment le vrai.La mise en scène est fondée sur des artifices. D’abord

les décors (Cf. ceux de la mise en scène de Jouvet

pour L’Illusion comique, p. 152 ES/S et Techno / p.

154 L/ES/S). Ces décors doivent aussi s’adapter à la

configuration de la scène ! Des productions jouées

dans la Cour d’honneur du Palais des Papes à Avi-

gnon, seront obligées de restreindre leur espace

quand elles seront jouées à Paris, la rentrée suivante

(Vitez et son Soulier de satin par exemple). Les cos-

tumes (Cf. le dossier Mise en scène consacré aux

costumes de Suzanne p. 192 ES/S et Techno / p.194

La question du spectateurLe spectateur doit savoir que le théâtre a des réper-

cussions dans la vie réelle : nous l’avons vu avec nos

trois précédents textes. C’est en entendant Lucile

jouer Marivaux (« ne vous mêlez pas de deviner »,

l.  2) que le comte comprend soudain ce que lui

cachait, croit-il, la jeune fille : « Vous m’avez menti,

vous aimez quelqu’un ». Ce monde du théâtre, natu-

rel « vrai », qui est « la chose la moins naturelle du

monde » éclaire crûment celui de la réalité. La langue

de Marivaux entre en résonance avec le monde

contemporain. Anouilh demande au spectateur

d’être exigeant. Là aussi nous retrouvons « la langue

et le style » dont parlait Giraudoux : « le point-virgule

a déserté notre monde quotidien qui n’est  fait que

de « phrases inachevées, avec trois petits points

sous-entendus » (l. 42) ; le théâtre sera son domaine.

Surtout le spectateur ne doit pas chercher à s’iden-

tifier, à se reconnaître dans ce qui est représenté sur

scène (l. 48). C’est la facilité (« ils adorent cela, je le

sais » dit Tigre, l. 47-48), mais le spectateur ne doit

pas s’en contenter, avec l’aide de l’auteur et du

comédien : nous devons « écrire et jouer la comédie

mieux qu’eux » (l.  49), dit-il.  Le théâtre a un rôle

pédagogique donc, il élève le spectateur au-dessus

des simples plaisirs engourdissants de l’identifica-

tion au personnage. Enfin, grâce à l’art théâtral et

« tous (s)es artifices possibles », le vrai devient « plus

vrai que le vrai » et la vie prend forme (l. 50-53). Sans

l’art on n’appréhende pas le monde réel. Le théâtre

dans le théâtre et le genre de l’impromptu reposent

sur un paradoxe : c’est l’artifice qui mène au vrai et

qui l’éclaire.

SynthèsePour Anouilh qui nous parle par la voix du comte,

une bonne pièce est d’abord un texte, un texte litté-

raire, joué par des acteurs qui n’imitent pas le réel,

c’est-à-dire qu’ils pratiquent un jeu de qualité, diffé-

rent de celui dont on use dans le monde. Mais sur-

tout, une bonne pièce donne une forme, c’est-à-dire

un sens, à la vie dans laquelle nous sommes plon-

gés. Le théâtre permet de comprendre, de se retrou-

ver dans le désordre apparemment sans queue ni

tête de nos existences quotidiennes. Les artifices du

théâtre permettent d’appréhender un monde qui,

sans eux, serait fuyant.

GRAMMAIRE

Le point-virgule partage avec la virgule la propriété

de ne pas clore la phrase : il n’est jamais suivi d’une

majuscule, comme le point. Mais il partage avec le

point la propriété d’interdire des relations d’interdé-

pendances syntaxiques entre les éléments des pro-

positions qu’il sépare. « Nous vivons dans un monde

qui a perdu l’usage du point-virgule, nous parlons

tous par phrases inachevées, avec trois petits points

sous-entendus, parce que nous ne trouvons jamais

le mot juste », dit le comte. Autrement dit, si l’on ne

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

présent, mais des acteurs joués par des acteurs (on

présentera la distribution : ainsi à la création à

La Rochelle en 1997, Joséphine était interprétée par

Elisabeth Mazev, et Madame Tschissik, par Irina

Dalle). Le dispositif est sensiblement le même que

chez Anouilh (Texte 4), à la différence que les per-

sonnages de La Répétition n’étaient que des comé-

diens amateurs, eux-mêmes inscrits dans une

intrigue-cadre. Chez Lagarce, nous avons affaire à

des comédiens professionnels qui, comme chez

Giraudoux (Texte 3) discutent du théâtre, le rideau

tiré. Là aussi, nous assistons à quelque chose que

nous ne devrions pas voir, le « débriefing » après la

représentation. Les masques des personnages

tombent et l’acteur refait surface. La pièce enchâs-

sée n’est pas représentée mais évoquée par

Madame Tschissik (l. 8-9 et 11) : « Je m’apprêtais à

mourir et je les entendais pouffer […] ». Elle ajoute :

« je suis à l’avant-scène, je m’apprête à mourir »

(l.  14). Une scène finale vraisemblablement, la fin

d’une pièce dramatique. En revanche, une bribe, un

reflet de la pièce enchâssée est bien représenté sur

scène avec la comédienne Joséphine. « Celle-là les

fait rire dans mon dos », dit Mme Tschissik (l.  13).

Voir également la didascalie terminale de l’ex-

trait :  « Ils la regardent tous (c’est-à-dire les comé-

diens sur scène et nous spectateurs) et en effet,

involontairement, il faut bien l’admettre, elle est

risible ». Joséphine redevient le personnage qu’elle a

été dans la pièce qui vient d’être jouée, son person-

nage fait irruption parmi les comédiens qui eux ont

abandonné leurs personnages. Mais son person-

nage est elle-même, elle ne peut pas être autre

chose qu’elle-même (Cf. la distinction entre comique

et risible que nous verrons dans l’axe suivant) : il y a

confusion entre actrice et personnage et du coup,

l’illusion théâtrale est pulvérisée : l’irruption de l’ac-

teur au sein des personnages décrédibilise la repré-

sentation théâtrale : les spectateurs rient (l. 8, 9, 11,

13, 15, 20, 21) alors qu’ils devraient pleurer à la mort

du personnage incarné par Mme Tschissik. Le natu-

rel tue l’illusion au théâtre, et l’être de l’acteur doit

disparaître sous le paraître du personnage, sinon

l’illusion théâtrale se détraque : le spectateur rit

quand il faudrait pleurer ! La dénégation est alors

amputée de son deuxième aspect, l’illusion, et la

magie du théâtre n’opère plus. Il serait intéressant

de développer cette idée avec des élèves jouant

dans un groupe de théâtre, afin qu’ils prennent bien

conscience, qu’être acteur ne consiste pas simple-

ment à se montrer sur scène.

Réalité et illusion du vraiLe corps de l’acteurAuteur et metteur en scène sont absents sur scène :

seul Monsieur Tschissik évoque-t-il le rôle du met-

teur en scène lignes 46-47 : pour faire oublier la

« présence » du corps de l’acteur, « la placer dans un

autre coin, peut-être ». La mise en scène permet

donc à l’acteur de se transformer en personnage ;

L/ES/S) montrent que le naturel tient plus de la

convention d’une époque que de la transcription réa-

liste. Et les costumes réalistes, le sont-ils tant que

cela sous les projecteurs (Cf. Fin de partie de Beckett

p. 219 ES/S et Techno / p. 221 L/ES/S). Sur scène le

comédien doit parler haut sous peine d’être inau-

dible ! Sa gestuelle participe également de la conven-

tion des époques (Cf. les deux photos de Phèdre

interprétée respectivement par Sarah Bernhardt et

Dominique Blanc, p. 165 ES/S et Techno / p. 167 L/

ES/S). D’autre part si le comédien reste lui-même sur

scène, il est alors à contretemps (Cf. Joséphine dans

la pièce de Lagarce). Dans L’Esquive, le réalisateur

Abdellatif Kechiche montre bien que l’acteur amateur

qui reste naturel est celui qui joue le plus faux et qui

doit être changé ; ce qui indique, a contrario, qu’il

faille jouer faux pour atteindre le vrai, comme le dit Py

(p. 162 ES/S et Techno / p. 164 L/ES/S). Diderot

ajoute :  « Portez au théâtre votre ton familier, votre

expression simple, votre maintien domestique, votre

geste naturel, et vous verrez combien vous serez

pauvre et faible » (Paradoxe sur le comédien). L’in-

trigue également n’est pas le reflet de la réalité : l’in-

trigue théâtrale concentre sous peine d’une disper-

sion incompréhensible (Cf. la règle des trois unités

chère aux classiques). Et comme le dit le comte,

« c’est très joli la vie, mais ça n’a pas de forme. L’art a

pour objet de lui en donner une précisément, et par

tous les artifices possibles ». D’où la distanciation

brechtienne qui irréalise aussi pour mieux faire réflé-

chir le spectateur. Le problème de la langue est éga-

lement à soulever : voyez comment parlent les per-

sonnages de Marivaux. Même quand le texte paraît le

plus se rapprocher du parler quotidien, le lyrisme

n’est jamais bien loin (Cf. la période de Madame

Tschissik dans Nous, les Héros). Longtemps, le

théâtre a fait parler en vers les personnages ! Le natu-

rel au théâtre est donc bien artificiel. Il est le fruit d’un

travail qui est bien loin de la spontanéité.

Texte 5 – Jean-Luc Lagarce, Nous les héros (1997)

p. 160 (ES/S et Techno) p. 162 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer que nous sommes encore dans le

dispositif de l’impromptu.

– Dégager la réflexion sur le comédien que nous

propose Lagarce.

– Mettre en relief le spectateur tel que le voit l’auteur.

LECTURE ANALYTIQUE

Le théâtre dans le théâtreAprès la représentation, les acteurs échangent leurs

impressions et règlent leurs comptes. Pas d’auteur

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Français 1re – Livre du professeur

« animaux » (l.  41, 42, 43), des animaux forcément

« sans esprit » (l. 41), distraits par l’irruption de la réa-

lité (Joséphine), réalité dont ils n’arrivent pas à se

soustraire pour accéder aux beautés de l’art théâ-

tral.  Chez eux la dénégation est déséquilibrée au

profit seulement de la négation de l’illusion : ils sont

au théâtre et, jamais, ils ne se laissent emporter, dis-

traits qu’ils sont par le « risible involontaire de l’hu-

manité » (l.  44). On devine a contrario, ce que

madame souhaiterait chez son spectateur. Est-elle

le porte-parole de l’auteur Lagarce ? On peut raison-

nablement le croire. Le théâtre doit faire des

« masses », des spectateurs distingués, capables

d’user d’une dénégation équilibrée. Le spectateur

idéal est amateur de littérature et de beauté, il a de

l’esprit, du goût et de l’amour pour l’art. Bref, il est

intelligent. Le théâtre élève donc le spectateur.

Lagarce donc se sert discrètement du procédé de

l’impromptu pour conduire une réflexion sur l’art du

comédien (voir Diderot et Brecht) et sur la faculté du

spectateur de jouer le jeu du théâtre.

SynthèseEssentiellement, il faudrait insister sur le fait que le

personnage n’est pas l’acteur ; l’acteur doit travailler

son rôle et il ne doit pas se contenter d’être lui-

même sur scène, sous peine d’être ridicule, risible, à

contretemps. Pour atteinte le naturel, il doit en pas-

ser par l’artifice.

GRAMMAIRE

La valeur du présent dans la phrase de madame

Tschissik : « ils rient lorsque je parle » (l. 8). En réalité,

nous devrions avoir « ils riaient lorsque je parlais »

puisque l’action est révolue, elle a eu lieu avant le

tomber de rideau, avant la discussion à laquelle

nous assistons. Mais madame Tschissik est si

furieuse, elle a été si choquée par la réaction des

spectateurs, qu’elle utilise le présent qui réactualise

le procès, comme si elle revivait cet instant doulou-

reux. Tout présent, qui contient de toute manière

une frange de passé (et de futur) peut ainsi, aidé par

le contexte, traduire un passé récent.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Cf. la lecture analytique.

LECTURE D’IMAGE

Pierrot est un personnage de la Commedia dell’arte

(Pedrolino en italien), du Théâtre de la Foire, puis

des pantomimes au XIXe siècle (Cf. le film de Marcel

Carné, Les Enfants du paradis). Il joue le personnage

d’un rêveur lunaire et pathétique. Il est habillé de

blanc et a le visage enfariné. Pierrot, appelé jadis

Gilles, de Watteau est l’amuseur triste. Certains his-

toriens d’art prétendent qu’il s’agit d’un autoportrait

dépersonnalisé du peintre lui-même. Ici, ses vête-

sans elle l’acteur est nu sur scène, on ne voit que lui

et non le personnage. L’acteur travaille pour devenir

personnage ; « le comique est affaire de volonté, de

volonté et de décision » (l.  30) ; l’acteur décide et

veut devenir un personnage, ce n’est pas une

démarche naturelle. Madame Tschissik ajoute que

« c’est un métier » (l.  31) et « ce n’est pas du tout

comparable à ce que fait » Joséphine, renchérit

Monsieur Tschissik qui, lui, est un acteur comique.

Du côté du « métier », le comique ; du côté du « natu-

rel », le « risible » ! Le comique est volontaire (l. 23), le

risible est involontaire. Le comique est « une manière

comme une autre, je suis prête à l’admettre, une

manière comme une autre d’exercer notre art »

(l. 31-32) : on cherche à faire rire avec des procédés,

et dans ce cas, l’acteur entre dans un personnage

par le biais du comique. On n’y est pour rien, dit

Madame Tschissik si l’on est risible (« sans volonté,

sans énergie », l. 33-34) ; « elle est involontairement

hilarante et ridicule » (l.  35-36), ajoute-t-elle. Si on

est soi-même sur scène et qu’on fait rire, on est

donc ridicule : être ridicule, c’est ne pas être à sa

place. Un acteur comique n’est jamais ridicule,

sous-entendent monsieur et madame Tschissik, il

peut jouer le ridicule, mais c’est alors voulu, et cela

s’inscrit dans la pièce que l’on joue. Donc un acteur

qui n’entre pas dans son personnage, outre qu’il

n’est pas un bon acteur, est surtout ridicule. Ainsi

donc, si le comique est volontaire, maîtrisé, le risible,

l’hilarant (l. 36), eux, sont involontaires, ils sont l’ir-

ruption de la vraie vie, de la réalité du monde sur un

plateau de théâtre. Autrement dit le théâtre se fait au

risque du corps de l’acteur qui peut toujours appa-

raître dans son naturel et dynamiter l’illusion.

L’impromptu ou l’école du spectateurLa diatribe de madame Tschissik contre les specta-

teurs est particulièrement virulente. L’insulte

suprême semble être qu’ils sont des « provinciaux »

(l. 6), et « prussiens » de surcroît (ici nous avons l’ir-

ruption de la pièce-cadre : ils viennent de jouer « au

centre de l’Europe » comme nous le dit la didascalie

initiale). Ils sont incapables de résister à l’irruption

du réel dans l’illusion théâtrale, ils sont incapables

de se concentrer sur l’avant-scène où se déroule

l’action, et ils rient à mauvais escient : autrement dit,

le public est mauvais (mais c’est aussi que l’actrice

Joséphine l’est aussi !). Dans la deuxième tirade de

madame Tschissik, le public devient, dans une gra-

dation ascendante, « des masses » toujours « provin-

ciales, prussiennes » et maintenant « imbéciles »

(l. 39-40) ; et dans un effet d’accumulation marqué

par la présence de la conjonction de coordination

«et», et la longueur de la période (l. 35 à 44), et qui

traduit la colère de l’actrice, « sans goût et sans

amour pour l’art » (l. 40) , « sans désir de littérature et

de beauté » (l. 42) : goût, art, littérature, beauté nous

rappellent les propos de Jouvet (Texte 3) et du comte

(Texte 4) sur ce que doivent être « la langue et le

style » de l’œuvre théâtrale. Les spectateurs sont

insensibles aux beautés de l’art, ils sont donc des

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

scène, devient un personnage, joué par le comédien

Fau qui interprète les rôles, en même temps, de

Tante Geneviève et de professeur de théâtre. En

endossant le rôle de professeur de théâtre, il

explique à Tante Geneviève (lui-même) comment

aborder et jouer un personnage : somme toute il

tient le rôle de Molière dans l’Impromptu de Ver-

sailles, ou du comte dans la Répétition ou l’amour

puni. Et comme chez Jouvet, il est sur scène en tant

que Michel Fau, comédien de la troupe d’Olivier Py.

Dans cette scène, l’auteur et metteur en scène (moi-

même) est présent, mais n’intervient pas : Monsieur

Fau est donc son relais, il parle en son nom de met-

teur en scène. Et l’auteur sur scène devient en même

temps spectateur de sa propre création (le dispositif

est visible pour le spectateur). Le phénomène de

l’illusion est montré drastiquement, et du coup

dénoncé, puisque le même acteur fait les deux per-

sonnages (dans la représentation théâtrale, Mon-

sieur Fau est vêtu en femme, en tailleur rose, et joue

donc le professeur de théâtre en travesti : l’inverse

eût été plus banal, et faire jouer le metteur en scène

par un comédien, souligne bien mieux ce que l’illu-

sion a de conventionnel). Le principe de la dénéga-

tion est mis à mal, puisqu’il est bien difficile de croire

aux personnages de Tante Geneviève et du profes-

seur :  « nous ne sommes que des personnages de

fiction », dit Monsieur Fau (l. 13), autrement dit des

personnages avec « des identités de papier » (l. 32).

La première réplique de Monsieur Fau montre d’un

côté, la pièce cadre, où l’auteur  « parle avec Dieu

des mystères de l’incarnation » (l. 1-2) et de l’autre la

scène enchâssée où il va donner « un cours de

théâtre à Tante Geneviève » (l. 2). Et la scène enchâs-

sée dénonce l’illusion, met en garde contre l’illusion

en indiquant clairement que le comédien « fai(t) le

professeur et Tante Geneviève » (l. 3). Cette identifi-

cation du spectateur contre laquelle nos cinq auteurs

précédents mettaient en garde, est ici plus drasti-

quement empêchée. Le personnage de Tante Gene-

viève se rebellera bien un peu : « Mais, moi, moi, je

suis Tante Geneviève » (l. 14), mais elle conclura vite

par un « Je n’existe pas. Je n’existe plus ! » (l. 28). Le

procédé de l’impromptu souligne que le théâtre

n’est pas la réalité, et qu’il doit « dénouer le songe

bourgeois » (l. 8) qui en disant que le monde est « lui-

même un théâtre » (l. 7) justifie l’identification au per-

sonnage et entraîne la dénégation du côté de l’illu-

sion prise pour la réalité. Entre Stanislavski et Brecht,

Monsieur Fau montre qu’il (et l’auteur avec lui)

penche vers le second.

La question de l’acteur« Le théâtre ne commence que quand un person-

nage joue un personnage » (l. 53), dit Fau, et « nous

devons trouver le personnage non pas qu’ils sont

mais qu’ils jouent » (l.  52). Il faut donc montrer au

spectateur le masque, les masques (l. 29-30). Deux

possibilités : la tragédie. Si l’on fait tomber les

masques, « c’est la stupeur, la fureur, l’hébétude »

ments sont trop grands, et son pantalon est trop

court ; il semble embarrassé de ses bras et de ses

mains, ce qui est mis en relief par la légère contre-

plongée. Il a l’air comme absent (le visage n’est pas

enfariné) et il peut susciter en nous, spectateurs,

des impressions contradictoires : on peut le trouver

ridicule comme l’est Joséphine, et dans ce cas, il fait

naître le rire comme semblent nous y inviter les per-

sonnages cachés derrière lui : à gauche le Docteur

et son âne dont l’œil rond nous fixe étrangement,

jusqu’au malaise, les deux amoureux, Isabelle et

Léandre, et le Capitaine qui nous tourne à demi le

dos, tous personnages de la commedia dell’arte.

Mais son expression, quand notre regard monte

vers son visage après s’être arraché à la scène peu-

plée du bas, peut aussi nous émouvoir profondé-

ment : hébété, Pierrot semble refléter toute la misère

du monde, dans une douleur si sobrement exprimée

qu’on se demande s’il en est seulement conscient.

La vie est derrière lui ; lui, devant, ne la voit pas et n’y

participe pas.

Texte 6 – Olivier Py, Les Illusions comiques (2006)

p. 162 (ES/S et Techno) p. 164 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comment Olivier Py renouvelle le genre

de l’impromptu.

– Qu’est-ce qu’un personnage ?

– Que doit voir et comprendre le spectateur ?

LECTURE ANALYTIQUE

« Il est temps, écrit Olivier Py, que je rende (à mes

comédiens) ce que je leur dois et leur offre la possi-

bilité d’être absolument ridicules en jouant leurs

propres personnages. Ainsi le public saura que nous

fomentions autre chose qu’un produit culturel. Toute

cette pensée bouillonnante qui jouait dans les cou-

lisses comme un enfant d’artistes a grandi et parle

aujourd’hui en riant et en tutoyant notre impuis-

sance ». (Quatrième de couverture de l’édition Actes-

Sud Papiers). La pièce est jouée par cinq acteurs :

Moi-Même (Olivier Py), Mademoiselle Mazev, Mon-

sieur Balazuc, Monsieur Girard, Monsieur Fau, qui

interprètent une multitude de personnages (36 très

exactement) dont Dieu, Brecht, le Président de la

République, le Pape et une mère de quatre enfants,

ainsi que le chien Concept. Py interroge la notion de

personnage au théâtre et interpelle le spectateur,

tout en renouvelant le genre de l’impromptu.

Un impromptuPy use du procédé de l’impromptu : Michel Fau

porte le nom de Monsieur Fau, comme les autres

acteurs portent leurs noms quand ils interprètent

des personnages. Monsieur Fau, du fait qu’il est sur

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Français 1re – Livre du professeur

SynthèseL’impromptu est donc bien une école du spectateur

à qui auteur et/ou metteur en scène apprennent, par

l’intermédiaire de leurs comédiens, à dissiper le

songe de l’illusion pour mieux en jouir. Py ajoute un

peu plus loin dans le texte qu’il faut « montrer le jeu

en tant que tel et non le jeu de la vie, pour créer la

joie, le théâtre de la joie », au risque de voir appa-

raître l’homme. Le théâtre apprend au spectateur à

déjouer le jeu, à le repérer partout, et hors du théâtre

aussi, mais non pas seulement pour le constater,

mais pour opérer une rédemption par la parole. Ce

que l’impromptu dit (repérer l’illusion de la réalité au

théâtre, comme le fait Molière au moyen de la pièce-

cadre qui, en paraissant le reflet de la réalité, sou-

ligne a contrario l’irréalité de la pièce enchâssée), Py

l’étend à l’existence même. Le théâtre retrouve alors

ses origines religieuses.

S’ENTRAÎNER À L’ÉPREUVE ORALE

Il faudrait dire qu’en montrant sur le théâtre le jeu de

l’acteur (un personnage qui joue un personnage), en

montrant l’illusion théâtrale, cet art envahit notre

monde réel sans effort. Rien ne sert d’en faire

plus pour justifier sa nécessité !

LECTURE D’IMAGE

Observer les demi-sourires des deux acteurs et rele-

ver les attitudes attendues de l’homosexuel effé-

miné (joué par Michel Serrault) : les yeux au ciel, le

poignet cassé etc. Commenter aussi les costumes

portés par les deux comédiens (couleurs, motifs,

étoffes). S’intéresser aussi au décor surchargé et

d’un goût discutable.

Perspective – Denis Diderot, Paradoxe sur le

comédien (1773)

p. 164 (ES/S et Techno) p. 166 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Faire la distinction entre le comédien qui « joue

d’âme » et le comédien de réflexion.

– Distinguer le comédien du personnage.

QUESTIONS ET PROLONGEMENTS

Le comédien qui « joue d’âme »D’abord, il fonde son jeu sur la sensibilité  (l. 5), mais

le danger est qu’il ne peut pas « jouer deux fois de

suite un même rôle avec la même chaleur » (l. 12).

Autrement dit, si on éprouve les sensations comme

le recommande Stanislavski, si on interprète un per-

sonnage à partir de ses sensations présumées, on

risque d’être inégal.  Stanislavski (La Formation de

(l. 34). La tragédie détruit radicalement l’illusion, l’in-

terprétation, les personnages, il n’y a plus sur scène

qu’une incarnation (« l’incarnation seule est mystère

digne d’intérêt », l.  12) : on n’interprète pas au

théâtre, on montre l’Homme (comme Dieu s’est

montré à nous dans le mystère de l’Incarnation de

son Fils). Mais la première leçon du professeur de

théâtre ne va pas d’emblée à l’essentiel, mais en

passe d’abord par le théâtre de boulevard (fondé

d’ailleurs sur « le songe bourgeois » dénoncé plus

haut). « Le masque est là, mais il doit bâiller, l’acteur

de boulevard est une Tante Geneviève qui sait

qu’elle en est une et qui fait bâiller son masque »

(l.  37-38). Le bon acteur de boulevard fait donc

entrevoir l’homme derrière le personnage « inepte »

qu’il incarne. Et pour incarner un personnage et fait

apparaître l’homme, il faut jouer « faux » (l. 45, 48). Le

théâtre doit être perçu comme une école de la désil-

lusion, qui amène le spectateur à voir l’homme

incarné sur scène : l’incarnation révèle le jeu, le jeu

qui déborde de la scène pour envahir aussi le monde

réel.

Une définition du théâtreD’abord Monsieur Fau rejette Stanislavski qui « a été

inventé pour jouer le théâtre bourgeois. C’est-à-dire

pour interpréter un monde qui est lui-même un

théâtre » (l.  6-7) Nous retrouvons là la conception

baroque du monde, théâtre sur lequel nous jouons.

Donc, un acteur ne joue pas un personnage. Mais si

l’acteur ne joue pas un personnage, il « joue un per-

sonnage qui joue un personnage » (l. 11). De ce fait

Py/Fau en déduit que « l’interprétation est impos-

sible » (l. 12). Qu’est-ce à dire ? Si l’acteur joue un

personnage qui joue un personnage, il « met fin à la

dictature de l’authenticité » (l. 13), puisque lorsqu’on

interprète un personnage, on essaie de le rendre

vrai. Mais si ce personnage vrai n’est en fait qu’un

autre personnage, par une double négation, il rede-

vient acteur sur scène, qui incarne un personnage :

il ne joue pas à faire vrai, il est tout simplement (un

peu comme la Joséphine de Lagarce que

Mme Tschissit déteste tant). Ce que Monsieur Fau

dit, c’est que la Tante Geneviève représentée sur

scène, n’est pas un personnage singulier, mais « la

Tante Geneviève de tous » (l.  15), c’est-à-dire que

lorsque l’on se croit unique, on n’est en fait que l’ad-

dition d’attitudes prises à d’autres : Michèle Morgan

au cinéma ou une femme qui aime les géraniums et

déteste l’art contemporain : autrement dit, quand on

se croit authentique, on « joue faux » (l.  20). Et en

montrant cela sur scène, on montre le jeu de l’acteur

que nous sommes tous. Et Monsieur Fau peut jouer

Tante Geneviève dans son intimité même « quand

elle fait pipi entre deux voitures » (l. 26), ou sa « vieille

voisine (qui) a perdu ses clefs » (l. 46) et qui crie. Et

le footballeur qui se fait une image de la victoire

(l. 49).

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

velles qu’il aura recueillies » (l. 17-18). Le comédien

de réflexion bâtit un personnage : « tout a été mesuré,

combiné, appris, ordonné dans sa tête » (l.  28) ; à

partir des pièces d’un puzzle d’observations, le

comédien va étudier, imiter, imaginer (l.  25-27).

Madame Tschissit, dans Lagarce, oppose le comé-

dien de réflexion (elle-même, son mari) à Joséphine

qui joue d’âme sans le savoir ! Alcandre montre à

Pridamant cette distinction : le père croit voir son fils

et prend donc son jeu pour l’expression de la vérité,

alors qu’il joue « de réflexion » des personnages qu’il

congédie à la fin de la représentation pour compter

la recette. Le danger est énoncé ligne 19 : « s’il est lui

quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui ? S’il

veut cesser d’être lui, comment saisira-t-il le point

auquel il faut qu’il se place et s’arrête ? » : ce point

indiscernable est bien montrée chez Anouilh : ces

comédiens amateurs jouent d’âme et la confusion

qui en résultera, dans la pièce-cadre, sera drama-

tique. Pour Giraudoux, le comédien doit être « la sta-

tue à peine animée de la parole » : voilà qui, drasti-

quement, évacue les sensations et les émotions du

comédien au service de celles du spectateur ! Nos

six auteurs, qui usent de l’impromptu pour mettre en

lumière le principe de l’illusion théâtrale, n’ont que

faire de la vérité qu’on pense à tort, dit Py, être celle

de notre monde : le comédien travaille sous la hou-

lette de l’auteur et/ou du metteur en scène, et ce

travail, même s’il n’est pas sans danger pour des

amateurs (Anouilh) est une construction patiente

dont Diderot nous détaille les étapes. Ils expliquent

au spectateur naïf que le jeu d’âme est un leurre,

une tromperie, et que le plaisir que nous prenons au

théâtre n’existerait pas sans la perception que l’on

garde d’être au théâtre.

LECTURES D’IMAGES

La théâtralité est privilégiée sur la photo de Sarah

Bernhardt : le geste, large, est grandiloquent, et il est

souligné par le costume. En revanche, Dominique

Blanc montre la proximité avec le personnage : l’ex-

pression du visage et le geste sont contenus. Sarah

Bernhardt joue un personnage désespéré, elle accu-

mule les poncifs (les bras écartés, mais le visage au

final inexpressif). Dominique Blanc, elle, joue un per-

sonnage désespéré qui joue un personnage déses-

péré (observation rigoureuse des mimiques, du

geste esquissé qui sont ceux du désespoir dans la

vie) et, de ce fait, comme le dit Olivier Py à propos

de la tragédie, le masque tombe : « et c’est la stu-

peur, la fureur, l’hébétude ». Pour nous, spectateurs

du XXIe siècle, Sarah Bernhardt joue un personnage

qui ne nous parle plus, parce que le masque ne

tombe pas : on en reste à la façon dont on montrait

conventionnellement le désespoir sur le théâtre en

cette fin du xixe siècle. En cela, elle est proche de la

statue à peine animée de la parole de Giraudoux.

Chéreau, lui, montre une Phèdre qui, de réflexion,

joue un personnage hors du temps, simplement

l’acteur, La Construction du personnage) s’était ins-

piré des travaux de Freud pour reconnaître l’impor-

tance des émotions et du subconscient ; il ne cher-

chait pas à dominer ou à contrôler le subconscient.

Il s’opposait donc à l’imitation mécanique que

recommande Diderot. Son obsession était de « jouer

vrai » à une époque où le jeu était particulièrement

ampoulé. Lee Strasberg, dans les années 5O repren-

dra ces idées et créera l’Actor’s studio qui répandra

dans le monde la méthode Stanislavski. Le jeu de

Marlon Brando, par exemple, est le fruit de cette

école qui convient parfaitement pour le cinéma où

on ne joue pas cent fois en continu la même pièce.

Sensibilité, au risque d’être inégal, donc. Le comé-

dien qui « joue d’âme » est lui sur scène, il est lui,

habité par les sensations et les émotions présumées

du personnage qu’il interprète. Son jeu est donc

fondé sur la sincérité, et il est une sorte de cobaye

exposé sur scène et à qui on fait ressentir telle ou

telle sensation. Il prête son corps aux émotions du

personnage. Il est un médium, habité momentané-

ment par un personnage, perçu comme vrai et

capable d’éprouver des sensations. Le comédien

d’âme puise dans « sa propre richesse » (l.  36), au

risque de la vite épuiser ! Le bon comédien est donc

forcément un homme habité par toutes les sensa-

tions possibles, et capable d’éprouver toutes les

émotions du monde, ce qui en fait une sorte de

monstre (sacré). Ce comédien ne peut pas tout jouer

comme Monsieur Fau, il est choisi, comme Molière

le fait, parce qu’il a quelque chose, déjà, du person-

nage que le metteur en scène veut montrer. Le per-

sonnage qui joue d’âme n’incarne pas un person-

nage, comme le souhaite Olivier Py, mais il éprouve

le personnage : le masque ne tombe donc pas, et

même ne bâille pas du tout. En somme la Joséphine

de Lagarce joue d’âme sans le savoir, et à son corps

défendant. Elle s’incarne sur scène et du coup

détraque la mécanique du théâtre, elle en montre

l’artifice. Le danger de jouer d’âme est d’être risible,

ridicule, et de dynamiter le dispositif théâtral. (Nous

avons bien vu que l’impromptu montre l’illusion

théâtrale pour la repousser dans la pièce-cadre, et

donc ne la détruit pas). Prendre conscience n’est

pas éliminer !

Le comédien de « réflexion »Il n’a « nulle sensibilité », il n’est que  l’  « imitateur

attentif et disciple réfléchi de la nature » (l. 14), c’est

un « copiste rigoureux de lui-même  ou de ses

études », c’est « un observateur continu de nos sen-

sations » (l.  14-15) : s’il s’observe (c’est tout de

même à travers son corps qu’il va jouer le person-

nage), il observe surtout les autres, c’est une sorte

de vampire qui se nourrit de ce qu’il voit et, de ce

fait, il peut quasiment tout jouer : Auguste, Cinna ou

Mahomet (l. 15-16) et son jeu reste égal : « il sera un,

le même à toutes les représentations, toujours éga-

lement parfait » (l. 27). Mieux, il ne peut que s’amé-

liorer car son jeu « se fortifiera des réflexions nou-

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Français 1re – Livre du professeur

gel, p. 167 ES/S et Techno / p. 169 L/ES/S), il en fait

trop ou pas assez, mais en tout cas, il n’est pas

juste. Ce décalage permet au spectateur de ne pas

s’identifier aux personnages, et ainsi il peut garder

sa liberté de jugement (l. 18-20). Tous nos auteurs

ont dénoncé ce danger de l’identification réductrice

qui est la mort du théâtre, du spectacle théâtral. Et

c’est en montrant l’illusion que le danger de l’identi-

fication est le plus écarté. Sur scène, pour obtenir ce

décalage, Brecht ne cache pas le comédien derrière

le personnage : sur scène il y a Charles Laughton

«et» Galilée, l’un n’efface pas l’autre et vice-versa.

Cette dénonciation de l’illusion est radicale chez le

dramaturge allemand. C’est une entreprise de désa-

cralisation (Cf. le champ lexical de la religion : les

deux espèces, l.  21), c’est-à-dire qu’en jouant, le

comédien montre comment il joue, comment il a

conçu le personnage (l. 26) – et l’on retrouve ici le

procédé de l’impromptu généralisé à toute produc-

tion théâtrale ! Le public doit donc voir à la fois, en

même temps, « les opinions et les sentiments » du

comédien «et» ceux de son personnage ; les opi-

nions et les sentiments du comédien ne doivent pas

passer intégralement dans le personnage et effacer

le corps de l’acteur : on sait le risque encouru avec

Pridamant dans L’Illusion comique. Et cette fusion,

dit Brecht, est un appauvrissement, puisqu’alors le

spectateur se laisse imposer une vision, et une

seule, du personnage. Avec le décalage, en laissant

« bâiller le masque », comme dit Py, on autorise de

multiples interprétations : autrement dit, le spectacle

se déroule dans la tête du spectateur, et le spectacle

stimule cette réflexion. Pour le coup, le public doit

comprendre, et nous avons là la distinction entre un

théâtre plus littéraire et esthétique prôné par Girau-

doux, par exemple, et un théâtre engagé, celui de

Berthold Brecht (voir le titre de ses pièces :

Grand’peur et misère du IIIe Reich, La Résistible

ascension d’Arturo Ui, Maître Puntilla et son valet

Matti). Être sur scène est un art (l. 33), comme le fai-

sait remarquer Madame Tschissik, et l’on n’est pas

comédien en montant simplement sur un plateau.

L’effet de distanciation, traduction de l’allemand

Verfremdungeffekt, pourrait être traduit par « Etran-

géisation », dit Philippe Ivernel dans le Dictionnaire

du théâtre (Larousse). Le terme s’oppose à l’identifi-

cation du public avec le comédien, et du comédien

avec son personnage (ce que prônait Stanislavki

avec cette idée de faire « revivre » à l’acteur la situa-

tion représentée sur scène). Cette identification

bloque la relation dialectique entre le théâtre et la

réalité (la dénégation) nécessaire à la liberté d’inter-

prétation du spectateur. « La distanciation rend inso-

lite ce qui paraît familier, c’est-à-dire naturel ou éter-

nel » (Ivernel toujours). D’où l’étonnement du spec-

tateur : l’art corrige par ses artifices montrés et assu-

més, les automatismes de la vision ordinaire. Et

surtout, comme ajoute Ivernel, « étrangéiser une

réalité altérée par la société d’exploitation, c’est

commencer à la désaliéner ». Cet effet montre donc

femme au désespoir retenu qui nous stupéfie, non pas parce que cela semble plus vrai à nous specta-teurs contemporains, mais parce que le jeu de l’ac-trice incarne «la» femme désespérée en imitant minutieusement toutes les mimiques possibles. Deux conceptions du théâtre donc : l’une fondée sur la convention de gestes stéréotypés qui dessinent rapidement un personnage ; l’autre, plus exigeante qui cherche, par un long travail, à débusquer l’homme à travers tous les personnages que le comédien joue habituellement.

Perspective – Berthold Brecht, Petit Organon

pour le théâtre (1948)

p. 166 (ES/S et Techno) p. 168 (L/ES/S)

LECTURE ANALYTIQUE

Ce que ne doit pas faire le comédienPour Brecht, le comédien doit d’abord se débarras-ser de tout ce qu’il a « appris », autrement dit tout ce qui « provoque l’identification du public avec les per-sonnages » qu’il joue (l.  2-3). Se débarrasser des gestes, des attitudes, des intonations convention-nelles, donc. C’est un comédien vierge de tout a priori qui arrive entre les mains du metteur en scène. En éprouvant physiquement les émotions (Cf. l’exemple des muscles du cou crispés, l.  6), il va « affaiblir » l’émotion du spectateur à propos de ce geste. Il doit rester « détendu » pour ne pas « affaiblir  toute spéculation » (l. 7) : si l’on montre l’expression de l’émotion au spectateur d’une façon trop réaliste, toute réflexion de sa part est court-circuitée ; il ressent au lieu de penser. Il ne doit pas « psalmo-dier » et bercer le spectateur avec une diction ryth-mée : le spectateur ne doit pas être envoûté par la parole (comme le réclamait Giraudoux). Il entend alors le chant de la parole et en perd « le sens » (l. 9). Il ne doit pas être son personnage (l. 13-14), sinon la frontière s’efface entre l’acteur et son personnage ; et si cette frontière s’estompe, les spectateurs ne peuvent pas déceler ce qui caractérise le person-nage : l’émotion, encore une fois, l’emporte sur la réflexion (l. 11-12). Le théâtre aide à voir, à discerner quand un comédien joue un personnage et que le spectateur se rend compte de ce jeu : la dénégation est à l’œuvre (Cf. Py). Montrer n’est pas vivre uni-quement un personnage, dit Brecht (l. 15-16).La différence avec Diderot, est que Brecht ne prône pas la froideur, aussi péremptoirement que le fait le philosophe. Là intervient ce que Brecht appelle la distanciation : les « sentiments propres » du comé-dien « ne devraient pas être par principe ceux de son personnage » (l. 17-18) : il y a donc décalage entre le naturel (il est le roi Lear !) et le jeu sur scène ; le comédien joue faux par rapport à l’image que l’on a des réactions attendues (Cf. la photo d’Hélène Wei-

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 1

l’illusion théâtrale en ce qu’elle a de factice, pour dénouer les contradictions de notre monde dit réel. Les adversaires de cette pratique parlent d’in-tellectualisation desséchante, mais la distanciation « élève l’émotion – par un rejet souvent cruel de son élan premier – à un degré de qualité seconde où elle ne peut plus faire l’économie de la pensée, c’est-à-dire de l’action à prévoir, en un temps de catas-trophes à répétition baptisé « modernité » (id.).

LECTURE D’IMAGE

Le décalage naît ici de l’excessif qui peut frôler le ridicule : ainsi, l’émotion première, éradiquée avant même de naître, peut faire place à la pensée. Le risque, pour le spectateur, est de rester tellement extérieur à cette douleur, que l’indifférence prend le pas sur la réflexion.

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 2

Maîtres et valets dans la comédie du XVIIIe siècle p. 169 (ES/S et Techno)p. 171 (L/ES/S)

Problématique : Quelles représentations la comédie du XVIIIe siècle donne-t-elle des maîtres et des valets et de leur relation ?

Éclairage : L’ambition de cette séquence est de montrer que la comédie du XVIIIe siècle représente la confusion des sentiments et des conditions.

Texte 1 – Alain-René Lesage, Turcaret (1708)

p. 170 (ES/S et Techno) p. 172 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer que cette scène de comédie est aussi un

témoignage des mutations sociales de l’époque.

– S’interroger sur un renouveau du comique.

LECTURE ANALYTIQUE

De nouvelles ambitionsCelles-ci sont mises en évidence par les champs lexicaux de l’argent (« pistoles », l. 3 ;  « gagnerai », l.  3-4 ; « serre-les », l. 4 ; « amasser du bien », l.  13-14 ; « riche », l. 15 ;  « m’enrichir », l. 16) et de l’ascension (« commence », l. 1 ; « premiers fonde-ments », l. 4 ; « des idées de grandeur », l. 13 ; « réus-sir », l. 19 ; « deviendrai », l. 23 ; « ambitieuse », l. 10), eux-mêmes renforcés par les oppositions lignes 12 et 13 (« modestie »/ « grandeur »), et l. 9 à 23 (« être soubrette »/ « [devenir] femme de qualité »).Ils appa-raissent ici liés, l’un permettant l’autre. On remarque de plus qu’ils sont associés à un troisième champ lexical : celui du temps (« promptement », l. 6 ; « le peu de temps », l. 12 ; « hâte-toi », l. 13 ; « le temps », l. 16 ; « trois ans », l. 17 ; « au train », l. 22) qui marque à la fois le désir de Lisette de changer d’état mais souligne aussi la faisabilité de cette ascension. Le temps semble le seul obstacle à la satisfaction des nouvelles ambitions des valets, montrant ainsi le désordre social : le cloisonnement des catégories sociales n’est plus, il est devenu étanche. Cette rapidité et cette ambition sont incarnées par l’évolu-tion du personnage de Lisette : le champ lexical du temps met en évidence l’impatience de Lisette et également son changement d’état d’esprit comme en témoignent l’exclamation et l’interrogation de Frontin ligne  10. Les maîtres jouent également un rôle dans cette évolution. Ils sont à la fois le moteur et le moyen involontaires de leur ambition. La méta-phore de l’air employée par Lisette (l. 11-12) montre la contagion de l’aspiration à l’ascension sociale ; l’emploi de l’article indéfini pour déterminer le nom « financier » (l.  12), généralise ce processus : les valets fréquentant des maîtres ambitieux le deviennent à leur tour, les maîtres sont donc les

modèles des valets. Cependant ils le sont à leur

détriment puisqu’ils sont l’instrument de la satisfac-

tion de cette ambition. En effet, les valets vont s’en-

richir aux dépens des maîtres ; Le futur de l’indicatif

employé par Frontin (l.  3-4) ainsi que l’adverbe

« bien » (l. 4), soulignent la certitude de Frontin quant

à sa réussite ; De même le mariage envisagé par Tur-

caret avec la Baronne devient un exemple à suivre.

C’est ce que laisse entendre Lisette à Frontin

(l.  14-15). L’emploi de l’expression « riche faquin »

témoigne de l’intérêt purement matériel et pécu-

niaire d’un tel engagement. Ainsi, à nouveau, le

désordre social est mis en évidence mais il s’agit ici

d’en souligner les causes : l’exemplarité des maîtres

est ici immorale.

De nouveaux valetsL’évolution des valets apparaît également dans la

façon dont ils se considèrent l’un l’autre, soit déjà

comme des maîtres. Quoiqu’ils n’en aient pas

encore le statut, ils en ont les manières. En effet,

nous sommes loin des valets paysans de l’école des

femmes de Molière. Autre instrument de l’ascension

sociale, Frontin et Lisette maîtrisent la langue. Ainsi,

ils usent de métaphores (celle de l’air par Lisette,

l. 11), les filent (« les premiers fondements de notre

communauté », l. 4 ; « il faut promptement bâtir sur

ces fondements-là », l. 6). Lisette manie l’ironie, qua-

lifiant de « réflexions morales » (l. 7), « [l’]ennui[e]

d’être soubrette » (l. 9) ; ou encore l’humour lors-

qu’elle associe implicitement le fait de « [s’]enrichir »

(l. 16) à la qualité d’« homme d’esprit » de Frontin

(l. 17). Elle rappelle alors que leur future fortune

repose sur les ruses de son complice. Frontin, quant

à lui, joue sur la polysémie du verbe « épargner »

(l. 19) employé à la fois dans le sens d’« économiser

de l’argent », l’expression montre alors sa générosité

envers Lisette ; et dans le sens de « traiter avec

indulgence » ce qui témoigne alors de sa pugnacité.

La façon dont les personnages se désignent l’un

l’autre est aussi révélatrice de leur maîtrise du lan-

gage et de leur ambition. Lisette fait montre d’une

forme d’autoritarisme envers Frontin, elle « [l’]

averti[t] »(l. 7), l’appelle « mon enfant » (l. 11) et lui

fixe des limites : « je te donne trois ans ». Ce n’est

qu’une fois seule, qu’elle avoue sa faiblesse c’est-à-

dire ses sentiments envers lui. Mais là encore, la

dénomination employée, que ce soit envers Frontin

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

ou envers elle-même, témoigne de l’instabilité de

leur statut social ; l’emploi du démonstratif et du

terme « garçon », « ce Frontin » (l. 21), « ce garçon-là »

(l. 23), rappellent son statut de valet, tandis que les

termes « chevalier » (l.  21) et « femme de qualité »

évoquent leur projet d’ascension. Frontin anticipe

même cette ascension dans sa dernière réplique,

jouant sur le changement de personne : « je ne te

demande… » / « pour vous mériter » ; ainsi qu’avec la

dénomination « princesse ». Enfin, le traitement des

sentiments participe aussi au témoignage de l’évo-

lution des valets. L’amour des deux valets apparaît

peu dans cette première scène : « ma princesse »

(l. 18) peut sembler affectueux mais « mon enfant »

(l. 11) est ici dénué de cette connotation. De plus,

Lisette utilise les sentiments de Frontin comme

moyen de pression, émettant l’hypothèse d’un pos-

sible concurrent : l’emploi de l’adjectif indéfini

« quelque » dans l’expression « quelque engage-

ment » (l. 14), dépersonnalise le lien qui l’attache à

Frontin tandis que l’adjectif numéral « premier » sou-

ligne la force de la pression, la tournure de la phrase

s’appuyant sur l’expression commune « le premier

venu ». La conjonction « mais » (l.  16), marqueur

d’opposition, est le signe de l’efficacité de ce strata-

gème : Frontin y est sensible et le refuse. Et on peut

ainsi comprendre la référence à l’amour courtois

lignes 18-19 (« ma princesse […] vous mériter. »), au-

delà de son apparence humoristique, comme la réi-

tération du lien qu’ils ont noué. On remarquera que

la sécheresse calculatrice de Lisette est tempérée

par la scène suivante : la tournure restrictive et la

surenchère possessive de la ligne  21 mettent en

valeur ses sentiments. Néanmoins, ce traitement

des sentiments souligne encore l’ambition des

valets dans la mesure où les deux sont corrélés. En

témoignent les termes de droit relevés lignes 4-5

« notre communauté » et lignes  13-14 « engage-

ment », ainsi que la construction de ces mêmes

lignes où l’adverbe « autrement » rappelle que l’ar-

gent est la condition de l’amour, idée que l’on

retrouve lignes 22-23 où Frontin (« avec ce garçon-

là ») devient le moyen de parvenir de Lisette.

Une scène de comédieCette scène met en place un comique de situation

dans l’action principale de la comédie. Elle s’appuie

sur la situation proverbiale du « Tel est pris qui croyait

prendre. ». En effet, le maître, Turcaret, s’enrichit de

façon malhonnête en exploitant les faiblesses du

système social et cherche à intégrer les rangs de la

noblesse. Or Frontin use d’une stratégie semblable

mais cette fois aux dépens de son maître. Ainsi celui

qui croyait parvenir, le maître, en utilisant son valet,

va se retrouver doubler par ce même valet. À noter

que cette situation et ce procédé vont être répétés

par la Baronne que veut séduire Turcaret, et par son

amant, le Chevalier. Ainsi, l’action principale repose

sur une multiplication d’impostures imbriquées les

unes dans les autres, touchant toutes les strates

sociales. Le procédé comique de l’action principale

permet donc de dénoncer, une fois de plus, le dérè-

glement social.  Le comique de la scène apparaît

aussi à travers les personnages. On retrouve bien

dans le personnage de Frontin, son ancêtre Scapin

auquel il doit sûrement la terminaison de son nom.

Tous deux cherchent à tromper leur maître par leurs

ruses. Les fourberies de Frontin sont mises en évi-

dence lignes 3-4 « je les gagnerai bien sur l’équi-

page » ainsi que par sa finesse d’« homme d’esprit »

(l.  17) qui demande non pas le temps de réfléchir

mais de s’« enrichir » (l. 16) ; le comique est plus sub-

til, joue sur les mots et non plus sur les procédés de

la farce et des coups de bâton. Toutefois, si Scapin

se vengeait d’un maître trop autoritaire, il n’en va

pas de même pour Frontin qui prend ici une revanche

sociale : Frontin l’effronté, ne rougit pas, n’a pas

honte, n’a donc pas de morale. Sa seule allégeance

est celle qu’il a envers Lisette comme le rappelle la

référence à l’amour courtois (l. 18-19), encore est-

elle atténuée par l’humour, et pour laquelle il « ne [va]

rien épargner » : tous les moyens sont donc valables

et la morale n’entre plus en jeu. Le jeu de mots sur le

verbe « épargner » montre à nouveau la subtilité du

comique ainsi que son renouveau ; à travers le per-

sonnage de Frontin, ce sont l’audace et l’habileté

qui sont célébrées, car Frontin comme Scapin fait

rire au dépend de son maître, mais aussi l’intelli-

gence, traits que l’on retrouvera un peu plus tard

dans le personnage de Figaro.

Lisette quant à elle, reprend les traits de la servante

autoritaire et sachant manœuvrer. Ici, le personnage

est renouvelé dans la mesure où les manœuvres s’ef-

fectuent à différentes échelles : au niveau des maîtres

et au niveau de ses pairs (cf. le chantage mis en place

lignes 13 à 15). D’autre part la servante n’agit plus

seulement pour le compte d’une jeune maîtresse

mais aussi pour elle-même. Le personnage est égale-

ment enrichi et affiné : Lisette sait aussi faire preuve

d’esprit (cf. la métaphore lignes 11 à 13). Ainsi le

mélange de franc-parler autoritaire à un langage plus

recherché crée un nouveau personnage comique. Par

exemple lignes 6-7, on retrouve l’autoritarisme de

Lisette « il faut promptement… » ; « je t’en avertis » ;

ainsi qu’un langage qui se veut plus recherché, d’un

autre milieu, à la fois social et linguistique, « fonde-

ments », « réflexions morales ». Cette dernière locution

apparaît d’ailleurs employée mal à propos puisqu’il

ne s’agit aucunement d’une considération morale

mais plutôt d’une réflexion liée à son moral puisqu’elle

s’« ennuie d’être soubrette » (l.  9) ; A noter que ces

jeux de mots soulignent l’ironie de Lesage et invitent

à réfléchir sur le langage : ainsi l’expression « femme

de qualité » (l.  23) prononcée par Lisette et à son

adresse, introduit une réflexion sur l’aristocratie.

Synthèse Voir les questions 3-5-8 traitées dans les axes de

lecture 2 et 3.

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Français 1re – Livre du professeur

VOCABULAIRE 

Frontin joue sur la polysémie du verbe « épargner »

(l. 19) employé à la fois dans le sens d’« économiser

de l’argent », l’expression montre alors sa générosité

envers Lisette ; et dans le sens de « traiter avec

indulgence » ce qui témoigne alors de sa pugnacité.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On reprendra le troisième axe de la lecture analy-

tique en insistant sur l’amusement qu’éprouvent les

personnages à jouer avec la situation et le langage.

Texte 2 – Marivaux, Le Jeu de l’amour et du

hasard (1730)

p. 172 (ES/S et Techno) p. 174 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer l’évolution des mentalités  : les valets

peuvent envisager raisonnablement s’élever au-

dessus de leur condition par le mariage.

– Montrer l’évolution du rôle des valets dans la

comédie : leurs sentiments ne sont pas une source

de ridicule.

LECTURE ANALYTIQUE

Une scène vivante et inscrite dans l’actionUne construction dynamique participe à la vivacité

de cette scène qui met en évidence la double révé-

lation d’une double supercherie : elle est donc

construite de manière symétrique. Des lignes 1 à 25,

c’est Arlequin qui, avec de multiples détours, lève le

voile sur sa véritable condition. Cette divulgation

entraîne une vive réaction de Lisette aux lignes 26 à

28, puis c’est à son tour de jeter bas son masque,

lignes 39 à 42, et à Arlequin de réagir, lignes 43 à 46.

La symétrie est marquée par des reprises d’expres-

sions similaires : « C’est lui qui est mon capitaine

(l. 25) ; « C’est mon capitaine, ou l’équivalent » (l. 42) ;

« Mais voyez ce magot » (l. 24) ; « Mais voyez cette

margotte » (l. 45) ; « Il y a une heure que je lui demande

grâce et que je m’épuise en humilités pour cet ani-

mal-là » (l. 30) ; « …avec qui, depuis une heure, j’entre

en confusion de ma misère. » (l. 45). Enfin les deux

personnages se réconcilient et demeurent com-

plices (l. 48 à 61). Cette scène est également ryth-

mée par des parties de plus en plus courtes, mon-

trant ainsi que le rythme s’accélère. En effet, Arle-

quin hésite bien plus que Lisette. Il cherche à ména-

ger sa Dame et les sentiments qu’elle lui porte. Aussi

procède-t-il de manière implicite et par images,

métaphores qu’il file : « une fameuse connaissance »

(l. 2-3), « le fond du sac » (l. 4), « où gît le lièvre » (l. 7),

« un mauvais gîte » (l.  13), « je vais le loger petite-

ment » (l. 13), « fausse monnaie… un louis d’or faux »

(l. 15-16), « la qualité de soldat » (l. 21), « un soldat d’antichambre » (l. 23), « c’est lui qui est mon capi-taine » (l.  25). La révélation s’étend donc sur 25 lignes et tarde à venir malgré les questions réitérées de Lisette (l. 5-6, 13, 17, 18, 20, 22, 24). À l’inverse, Lisette fait ses aveux en 2 lignes (l. 39-40) : le choix du parallélisme et le verbe « valoir » soulignent l’équité des deux personnages, annoncée déjà par l’expression familière « Touche-là », propre à leur condition. Les didascalies mettent également en évidence la vivacité de la scène. Elles soulignent le double jeu des personnages. On trouve en effet de nombreux apartés, suivis de la mention « haut » qui signalent les doutes de Lisette quant à l’identité d’Arlequin (l.  5) ; les hésitations d’Arlequin à livrer trop brutalement cette identité (l. 11 et 18) et enfin, le désappointement comique de ce dernier (l. 27). Elles témoignent enfin de la nature des personnages et de la scène : lignes 34 et 60, les deux personnages rient, révélant leur nature simple et humaine : la supercherie n’est pas vécue comme une tromperie, les personnages s’en amusent. Ces apartés jouent également sur la double énonciation. Les specta-teurs sont donc les confidents des doutes, des hési-tations et désappointement des personnages. Or le public n’ignore rien de la supercherie, il est donc en position de supériorité et prend d’autant plus de plaisir à cet échange car il est curieux de la manière dont il va se dérouler. De plus les spectateurs com-prennent bien avant Lisette les sous-entendus d’Ar-lequin et ils sont aussi complices du rire de Lisette (l. 34) dont Arlequin ne peut saisir la véritable cause. Enfin, le public est le témoin et complice de la nou-velle supercherie conclue à la fin de la scène (l. 54 à 61). Cette dernière réplique relance alors l’action et l’attention des spectateurs.

Un éloge de la simplicitéCet éloge se fait par le biais de la comparaison des deux personnages. Arlequin est caractérisé ici par son embarras, rendu sensible par la ponctuation employée : exclamations, interjections (l. 2, 9, 18, 21) ainsi que les nombreuses interrogations (l.  11 à 13 ; l.  15-16, l. 21) ; ou encore les points de suspension (l. 11 et 15) et sa phrase interrompue. Il est perçu éga-lement par la multiplicité des images qu’il utilise qui sont autant de périphrases qui révèlent peu à peu la simplicité de sa condition. L’expression proverbiale « Et voilà où gît le lièvre » (l. 7) confirme le problème d’identité annoncé par la métaphore du « fond du sac » (l. 4). La personnification de l’amour (l. 11 à 13) interroge la solidité des sentiments de Lisette mais souligne aussi l’infériorité de la condition d’Arlequin. La comparaison au faux louis d’or (l. 15-16) annonce l’imposture et enfin, la référence au soldat (l. 21) confirme une condition inférieure et par métaphore (l. 23) révèle le statut de valet. À l’embarras d’Arlequin répond la simplicité de Lisette : ses aveux sont faits en 2 lignes (l. 39-40) et les répliques suivantes sont tout aussi brèves et directes (l. 44 et 48). Ainsi, avec la ligne 53, c’est en 4 phrases que Lisette a réglé la

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139

2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

situation. De même la situation des valets à l’égard des maîtres est aussi rapidement résolue : la succes-sion des impératifs, la brièveté des propositions, leur juxtaposition, soulignent l’efficacité du personnage. Ainsi, si la situation de Lisette était plus simple parce qu’Arlequin avait fait le premier pas vers la révélation, il demeure que Lisette apparaît beaucoup plus spon-tanée. Cette spontanéité se retrouve dans ses réac-tions : exclamations et injures fusent (l. 26, 28 et 31) lors de l’aveu d’Arlequin. Mais elles sont aussitôt sui-vies par le rire et par le jeu, ligne 34 à 47, puis ligne 57 à 61. Lisette est « de bonne composition » et l’auteur semble ainsi souligner la simplicité et la bonhomie de ce personnage mais aussi des relations entre les deux valets. Ainsi, la symétrie des réactions d’Arlequin avec celles de Lisette, n’est pas qu’un simple artifice théâ-tral, elle met aussi en évidence la complicité des per-sonnages qui jouent l’un avec l’autre. C’est d’ailleurs sur ce sentiment que se clôt la scène avec le jeu de mots sur « valet » et « servante » : l’expression « être le valet, la servante de quelqu’un » signifiant par méta-phore se mettre au service de quelqu’un, sans rapport avec la condition domestique de valet ou de servante. Or ici les deux personnages utilisent l’expression au sens strict comme au sens figuré.

Synthèse Les qualités humaines des valets mises en évidence ici sont la sincérité des sentiments, qui l’emporte sur les apparences sociales (cf. la personnification de l’amour, l. 11 à 13 ; la comparaison de l’amour et de la gloire, l. 32-33, et le pacte de fidélité, l. 49 à 52), la simplicité et la spontanéité de Lisette (cf. IIe partie, qui entraîne celle d’Arlequin, l. 49) et enfin la compli-cité (cf. les remarques sur la symétrie et le jeu, fin de la IIe partie).

VOCABULAIRE 

L’expression « être le valet, la servante de quelqu’un » signifie par métaphore se mettre au service de quelqu’un, sans rapport avec la condition domes-tique de valet ou de servante. Or ici les deux person-nages utilisent l’expression au sens strict comme au sens figuré.

Dossier Mise en scène – Un texte et ses représentations

p. 174 (ES/S et Techno) p. 176 (L/ES/S)

PISTES DE TRAVAIL

• Distinguer les mises en scènes qui s’attachent à rendre l’atmosphère du XVIIIe siècle (documents I et IV), celle qui actualise la pièce (document III) et celle qui évoque l’univers théâtral et son histoire (document II : costume d’Arlequin – masques rappe-lant la commedia dell’arte).

• Mettre en évidence l’évolution du travail de mise

en scène et donc l’évolution de la notion même de

mise en scène entre fidélité et interprétation notam-

ment quant à la représentation d’une époque : mar-

quée (documents I et III), mêlée (document IV) et

hors temps (document II).

• Indiquer que chaque mise en scène est une relec-

ture, une interprétation de la pièce : relativement

neutre et classique quant à celle de la comédie fran-

çaise ; accentuant les rapports de domination par la

posture des corps (documents III et IV)  ou mettant

en valeur la notion de jeu (document II).

• Préciser que le choix du masque de singe dans la

mise en scène d’Alfredo Arias est une contrainte

imposée à tous les personnages tout au long de la

pièce. Ce choix correspond néanmoins au texte 2

puisque le magot est un singe (mais la margotte, une

pie) et qu’Arlequin insulte Lisette de « masque ».

• Observer que la notion de jeu est bien plus pré-

sente dans les trois dernières images : ainsi la repré-

sentation la plus fidèle n’est peut-être pas celle

qu’on croit !

Texte 3 – Marivaux, Les Fausses confidences (1737)

p. 176 (ES/S et Techno) p. 178 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – S’interroger sur la nouveauté du personnage de

Dorante.

– Montrer que le registre pathétique envahit la

comédie.

LECTURE ANALYTIQUE

Un jeu de cache-cacheTout au long de la scène les personnages montrent

et cachent, tour à tour, leurs sentiments. La première

partie de l’extrait (l. 1 à 10), semble n’être qu’une

conversation ordinaire entre un maître et son domes-

tique. Mais ces propos prosaïques dans leur fond,

trahissent par leur forme, les sentiments des per-

sonnages. En effet, les propos sont très répétitifs

alors que le sujet est simple (l. 1, 2, 3 et l. 5-6 ; l. 6-7),

les exclamations d’Araminte ne sont pas justifiées

(l.  2 et 6) et les nombreux points de suspension

montrent que les deux personnages ne sont pas à

ce qu’ils disent (l. 2, 3, 6, 8). Les didascalies,

« ému » / « émue », confirment ce décalage entre ce

qui est dit et ce qui est éprouvé et l’aparté d’Ara-

minte (l. 9) le confirme. Il constitue aussi une prise

de conscience du personnage et donc une articula-

tion entre deux moments de la scène. Par la suite

Araminte refrène ses sentiments, la didascalie dis-

paraît. Dans la deuxième partie du texte (l. 11 à 27),

les personnages abordent le sujet qui les préoc-

cupe : le départ de Dorante. Araminte semble s’y

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Français 1re – Livre du professeur

résoudre : après une question oratoire (l. 11), son ton

devient plus autoritaire, négation totale, terme

d’obligation (l. 14) ; exclamation et impératif (l. 17) ;

opposition et dévalorisation (l. 22). Dorante s’en

plaint mais s’y soumet : registre pathétique, question

oratoire (l.  27). En échange, il réclame le portrait

d’Araminte, portrait qui entraîne l’aveu d’Araminte et

la troisième partie. Au cours de cette partie, les revi-

rements s’enchaînent : à celui d’Araminte succède

en effet celui de Dorante : « je ne vous mérite pas »

(l. 32) qui annonce un nouveau revirement d’Ara-

minte : « Vous allez me l’ôter » (l. 32). Mais cette pré-

vision ne sera pas vérifiée : Araminte pardonne et

réitère l’aveu de ses sentiments par la litote (l. 58).

Ce jeu de cache-cache des personnages induit un

autre jeu de cache-cache entre l’auteur et les spec-

tateurs qui restent dans l’incertitude quant au

dénouement de la scène.

La force des sentimentsMarivaux propose dans cette scène toute une palette

de sentiments, fine analyse du cœur humain.

Le rappel de son proche départ conduit Dorante à

laisser éclater ses sentiments. Cette déclaration se

fait sur le mode pathétique, la douleur étant à la

mesure de son amour. On remarque de nombreuses

hyperboles : « De tout le temps de ma vie… » (l. 12), la

restriction (l. 13), « J’ai tout perdu ! » (l. 18), ligne 20, à

nouveau l’évocation de la durée. On observe encore

de nombreuses exclamations et interjections  (l. 16,

18, 21, 23 et 27) exprimant la souffrance. On peut

également noter les variations de ces sentiments de

la plainte (didascalie l. 12 et 16) à la douleur (l. 18 à

24) voire l’amertume (l. 27). De même l’aveu d’Ara-

minte provoque chez Dorante un sentiment tout

aussi intense comme le montre la métaphore hyper-

bolique « Je me meurs ! » (l. 29) et le mouvement indi-

qué par la didascalie. Cette phase intense est suivie

d’un comportement plus modéré, plus conforme à

l’aveu qui va suivre comme le montre la didascalie

« tendrement » (l. 31). Enfin les deux dernières excla-

matives (l. 59) marqueront l’étonnement et la joie du

pardon accordé. L’émoi d’Araminte, contrairement à

celui de Dorante, est associé au trouble de l’igno-

rance, exprimé à deux reprises (l. 9 et 30), mais éga-

lement par ses différents revirements (voir axe de

lecture 1) ; Cependant, on peut supposer que le

calme retrouvé par Dorante (didascalie, l. 31), sa

longue explication puis le temps de réflexion qu’Ara-

minte s’accorde (didascalie, l. 49-50), l’éclairent sur

ses sentiments véritables et justifient la déclaration

raisonnée qui suit . L’avant-dernière réplique d’Ara-

minte est en effet construite sur différents raisonne-

ments : hypothèse infirmée (l. 50 à 53) ; raisonnement

causal (l. 56-57) justifié par une vérité générale

(l. 57-58). La confusion des sentiments fait donc

place à la limpidité de ces mêmes sentiments. Enfin,

la révélation de Dorante et les raisonnements d’Ara-

minte soulignent les valeurs communes qui unissent

ces deux personnages au-delà des conventions et

des conditions : la sincérité (l. 54 ; l. 33 à 35) ; l’honnê-

teté (l. 46 à 48 ; l. 55-56) ; et le respect (l. 42 et 58). On

peut alors parler de correspondances des cœurs et

des âmes au-delà des apparences sociales.

SynthèseL’expression hyperbolique des sentiments de

Dorante (l. 12 à 29) pourrait être interprétée comme

un signe d’hypocrisie, l’expression pouvant paraître

trop excessive pour être honnête ; impression qui

peut être corroborée par le calme soudain de

Dorante (l.  31) : il a enfin obtenu ce qu’il espérait :

l’aveu d’Araminte. Toutefois cette lecture que pour-

rait proposer un metteur en scène de ce siècle paraît

s’opposer aux intentions et aux valeurs défendues

par Marivaux.

GRAMMAIRE

Les phrases exclamatives expriment un sentiment

que le locuteur porte sur le contenu de son énoncé.

Cet énoncé se caractérisera essentiellement à l’écrit

par le point d’exclamation qui se traduira par une

intonation particulière. Les structures exclamatives

sont variées comme le montre ce dialogue :

– des phrases complètes : l. 18, 20-21, 29, 59.

– des phrases incomplètes : l. 2, 6, 27.

– l’infinitif exclamatif : l. 25.

– des mots exclamatifs : l. 6, 16, 27, 34, 59.

– des interjections : l. 6, 16, 17, 23, 34.

Il appartient aux interprètes d’exprimer les senti-

ments variés que traduisent ce point d’exclamation

et la structure de la phrase : étonnement, trouble,

inquiétude, plainte, joie.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Dans une première partie, on pourra justifier la thèse

d’Albert Thibaudet en démontrant dans un premier

temps que le but des comédies de Molière est

« de représenter en général tous les défauts des

hommes » (l.  26-27 de L’Impromptu de Versailles,

p. 154 du manuel ES/S et Techno et p. 156 du

manuel L/ES/S) et en s’appuyant sur différents per-

sonnages des pièces de Molière connues des

élèves : l’Avare, le Bourgeois gentilhomme, etc. chez

lesquels les défauts sont tournés en ridicule. On

pourra également ajouter qu’il s’agit, pour Molière,

de s’appuyer sur des personnages-types : « son

dessein est de peindre les mœurs sans vouloir tou-

cher aux personnes, et que tous les personnages

sont des personnages en l’air […] qu’il habille à sa

fantaisie pour réjouir les spectateurs » (ibidem, l. 16

à 19). Le but est donc bien de rire de ce que sont les

personnages, de rire contre eux. À l’inverse, Mari-

vaux propose une complicité plus grande entre les

personnages et spectateurs. C’est ce qui apparaît

du Jeu de l’amour et du hasard, où les nombreux

apartés font des spectateurs les confidents et les

complices des personnages. De plus Marivaux crée

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

des personnages qui s’amusent entre eux et offrent

aux spectateurs de partager ce jeu (cf. ibidem où

Arlequin joue avec les spectateurs sur les mots qui

riment avec son nom, ou encoure le jeu de mots sur

« valet » et « servante », jeu dont sont exclus les per-

sonnages des maîtres mais auquel participent per-

sonnages-valets et spectateurs.) Dans une deu-

xième partie, on pourra mettre en évidence les

limites de cette thèse. D’abord en rappelant que

Marivaux s’appuie aussi sur des personnages-types

tels qu’Arlequin notamment dans la première scène

de l’île des esclaves où il apparaît frondeur et

buveur ; puis que dans cette même pièce, il s’agit

bien de rire des maîtres et donc contre eux. Ensuite

on envisagera de montrer qu’a contrario, Molière

recourt aux mêmes procédés que Marivaux pour

créer une complicité entre les personnages et les

spectateurs. Par exemple dans Tartuffe (IV, 5) où le

spectateur est le complice et le soutien d’Elmire lors

de sa confrontation avec Tartuffe qu’elle cherche à

démasquer à son mari Orgon dissimulé sous une

table. On pourra enfin arguer que le sujet même des

comédies, qu’elles soient de Molière ou de Mari-

vaux, conditionne un certain type de personnages

ainsi que ses relations avec le spectateur.

Texte écho – Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (1782-1789)

p. 178 (ES/S et Techno) p. 180 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer que l’autobiographie de Rousseau, tout

comme les textes théâtraux précédents, reflète les

mutations sociales.

LECTURE ANALYTIQUE

Une revancheIl s’agira de montrer que la sensibilité même de

Rousseau aux charmes de Melle de Breil, est le

signe de ces mutations sociales : Rousseau envi-

sage une possible liaison avec la maîtresse de la

maison. La construction du texte met en évidence

les progrès de Rousseau et les brèches qui enta-

ment la barrière sociale qui sépare les deux person-

nages. Ainsi, des lignes 2 et 3 à la ligne 21, en pas-

sant par la ligne 5, Rousseau prend peu à peu

consistance aux yeux de Melle de Breil : on note les

liens d’opposition et de gradation entre ces lignes :

« nul » → « y fit attention » → « air de satisfaction » ;

« ne s’apercevait même pas » → « jeta les yeux sur

moi » → « me jeta un second regard ». On pourra

aussi souligner que cette étanchéité sociale se fait

sur fond de revanche comme en témoigne la der-

nière phrase où Rousseau oppose « l’ordre naturel »

à « la fortune » laissant ainsi entendre que « le mérité »

est bien lié à la nature de l’être humain mais qu’il est

tributaire des hasards de l’existence. Il ne s’agit

donc plus d’attribuer le mérite en fonction de la

classe sociale : ainsi Rousseau vaut bien ses maîtres

(l. 14-15). Enfin, le texte permet de définir le « mérite »

tel qu’il apparaît au XVIIIe siècle. Il s’agit ici de faire

preuve d’esprit « une réponse si fine et si bien tour-

née » (l. 5), où la finesse d’esprit est mise en valeur

par l’intensif, ainsi que d’être dépositaire d’une maî-

trise du langage (les deux étant d’ailleurs liés), qui

apparaît dans l’opposition aux Piémontais « qui ne

sont pas pour l’ordinaire consommés [soit accom-

plis] dans la langue française » ainsi que la référence

à l’étymologie du terme « fiert » (l.  16 à 18). On

retrouve donc ici certaines valeurs des Lumières.

Dorante et RousseauLe personnage et l’écrivain présentent en effet des

similitudes : tous deux aimeraient séduire une per-

sonne plus élevée qu’eux socialement. Dorante

cherche dans Les Fausses confidences à « [se] faire

valoir » (l.  41) et Jean-Jacques, dans Les Confes-

sions ne manque de « profit[er] » de « l’occasion [qui]

se présent[e] » (l.  7). Tous deux sont également

caractérisés par la même sensibilité, on retrouve le

recours aux mêmes exclamations hyperboliques

aux lignes 16 et 29 pour Dorante et aux lignes 1 et 2

pour Jean-Jacques.

Néanmoins, leurs situations diffèrent en ce que

Dorante est dans un mouvement social descendant

tandis que Rousseau s’inscrit plutôt dans une

ascension sociale. D’autre part, il n’est pas question

de revanche sociale chez Dorante qui charme Ara-

minte grâce aux valeurs de sincérité, de respect et

d’honnêteté. Or il n’apparaît pas certain que la

« dédaigneuse » Melle de Breil, sensible à l’esprit

brillant de Rousseau, le soit à ces valeurs. De même

Dorante la séduirait davantage par ses talents de

peintre que par ses vertus. Enfin, on peut penser

qu’il faudrait davantage que de l’esprit à Rousseau

pour séduire Araminte. Cela contribue à montrer que

si les frontières sociales sont plus étanches, elles ne

sont pas complètement perméables.

De Marivaux à RousseauLa confrontation des deux textes conduit à prouver

que la situation fictive est très proche de la situation

réelle et tend à montrer qu’une œuvre, quel que soit

son genre, s’inscrit dans une époque. Néanmoins, la

divergence des parcours de Dorante et de Rous-

seau, souligne aussi l’aspect conventionnel du

théâtre de Marivaux qui, s’il cherche à montrer que

la fortune ne fait pas la valeur de l’homme, ne cher-

chera pas cependant, à remettre en cause les

classes sociales établies ; tandis que la revanche

sociale est présente chez Rousseau. Aussi, si le

texte de Rousseau pouvait devenir le sujet d’une

comédie, peut-être faudrait-il attendre quelques

années. Ce texte annonce plutôt la séduction de

Mathilde de La Mole par Julien Sorel dans Le Rouge

et le Noir de Stendhal.

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Français 1re – Livre du professeur

SynthèseVoir l’axe de lecture 3, ainsi que les mises en

contexte p. 178 (ES/S et Techno) et p. 180 (L/ES/S).

Mise en évidence de l’évolution des domestiques

qui par leur statut de nobles déchus ou de bourgeois

ruinés (Dorante), par leur culture et leur éducation

(Rousseau) peuvent prétendre à la reconnaissance

d’une égalité de mérite avant que de prétendre à

une égalité sociale.

VOCABULAIRE

– Fiert vient du latin ferit < ferio, ire qui signifie « frap-

per ».

– « A battre faut l’amour » : « faut » est ici la troisième

personne de l’indicatif du verbe « faillir », et ce pro-

verbe, tiré du latin, injuria solvit amorem, signifie que

les mauvais traitements font cesser l’amour.

– « il y a remède à tout fors la mort » : fors < foris :

« dehors », « hormis ».

– « Oignez le vilain, il vous poindra. Poignez le vilain,

il vous oindra » : vilain < villanus : habitant de la cam-

pagne.

Texte 4 – Beaumarchais, Le Barbier de Séville (1775)

p. 180 (ES/S et Techno) p. 182 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Démontrer qu’à travers le dénouement heureux et

quelque peu convenu de cette scène, perce une

dimension critique.

Le triomphe de l’amourIl apparaît essentiellement dans le personnage de

Rosine prêt à sacrifier une vie confortable pour

suivre l’homme qu’elle aime et qu’elle pense sans

fortune. On peut s’appuyer sur un champ lexical

(l. 6, l. 11-12, l. 19, l. 20) qui le souligne. La sincérité

et la valeur du personnage apparaissent à la fois

dans la situation dans laquelle elle se trouve et

qu’elle a voulue : la construction de la phrase (l. 8-9)

souligne la nécessaire continuité des sentiments au

mariage tandis que la phrase suivante (l. 9-10) pré-

cise que les sentiments (« la nécessité ») sont au-

dessus des convenances (« ce que cette entrevue a

d’irrégulier »). De même, ligne 13, par son exclama-

tion et sa métaphore, Rosine dévalorise les appa-

rences sociales pour valoriser encore les sentiments

évoqués dans la périphrase de la ligne  14 (« vos

intentions sont pures »). Enfin, ce sont encore ces

valeurs, cette foi en la supériorité de l’amour, qui

l’ont conduite à tendre un piège à Lindor qu’elle

croyait mal intentionné : plusieurs expressions pré-

sentes dans sa réplique lignes 16 à 23 en témoignent :

« malheureux, dangereux, misérable, lâche abus,

indignité » ; la prépondérance des sentiments sur les

apparences sociales apparaît également chez le Comte qui « cherch[ait] une femme qui [l’]aimât pour [lui]-même » (l. 29-30) et qui a donc mis en place le stratagème de la fausse identité pour être aimé de Rosine non pour son statut de Grand d’Espagne mais pour sa personnalité propre. Cela explique qu’il laisse éclater sa joie à l’aveu de Rosine (l. 15) : excla-mation, hyperbole, didascalie. Néanmoins, ce triomphe convenu de l’amour est pimenté par la dimension critique de la scène.

Une scène critiqueCritique de la comédie classiqueLa scène convenue du triomphe de l’amour est tout d’abord différée par la méprise de Rosine qui témoigne simultanément de son amour pour le Comte et de sa haine pour Lindor comme le montrent les changements de pronoms personnels (l. 16-17) ; le lien qu’elle établit entre les verbes « adorer » et « détester » (l. 17) ; et enfin l’emploi de l’imparfait lors de sa déclaration d’amour (l. 19-20) ainsi que la didascalie « en pleurant ». Il est ensuite menacé par le piège tendu par Rosine elle-même (l. 53 à 56) : le parallélisme entre les verbes « avouer » et « trahir » et l’emploi du futur proche qui accentue la menace. Menace corroborée par les interventions de Figaro (l. 50-51, puis l. 57-58), qui détaillent les étapes par lesquelles le piège se referme. La scène d’amour convenue est donc pimentée par des rebondisse-ments qui mettent aussi en évidence le regard cri-tique de Beaumarchais sur le théâtre classique.

Critique de l’aristocratieSi le Comte cherche à être aimé pour lui-même, il n’en est pas moins fier de sa condition de Grand d’Espagne. La juxtaposition de la réplique de Figaro (l. 29-30) et de la réaction du Comte (didascalie l. 32) est d’ailleurs ambiguë et laisse supposer que le Comte veut aussi être aimé pour sa condition de Grand d’Espagne et cherche à impressionner Rosine. L’objectif est parfaitement atteint comme le montre la didascalie située ligne 36. On perçoit donc ici l’ironie de Beaumarchais envers ce Comte « m’as-tu-vu ».L’ironie réapparaît dans le contraste entre les réac-tions du Comte et celles de Figaro. À deux reprises, le Comte paraît effrayé (didascalie l.  3 et exclamation l. 52), tandis que son valet observe les événements avec plus de sagesse et de retenue. Figaro semble bien mieux connaître les femmes, vérité générale (l. 39) et c’est avec détachement (absence d’excla-mation) qu’il constate que le danger approche. On peut supposer que c’est la « frayeur » de Rosine (l. 60) qui conduit le Comte à se comporter enfin « avec fer-meté » (l. 61), comme sa condition l’exige.

SynthèseUn metteur en scène pourra axer sa représentation soit sur la célébration de l’amour ou proposer un regard critique et amusé sur le personnage du Comte voire aussi sur celui de Rosine, qui, empêtrée dans ses valeurs, a risqué de compromettre son mariage.

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

GRAMMAIRE

« vinssiez » et  « choisissiez » : le subjonctif marque

que l’action n’est pas envisagée dans sa complète

actualisation. Les temps sont d’abord l’imparfait,

ensuite le présent en concordance avec le système

des temps de chaque réplique. La didascalie sug-

gère que Rosine « compose » sa langue avec « Mon-

sieur » et peut-être avec l’imparfait du subjonctif.

Perspective – Victor Hugo, Ruy Blas (1838)

p. 182 (ES/S et Techno) p. 184 (L/ES/S)

Piste 1 : montrer que le valet est élevé au rang de héros tragique :– dignité, sobriété des mouvements et des répliques

de Ruy Blas qui contrastent avec les gestes vifs et

les exclamations de la Reine ;

– idée d’un destin auquel se soumet le personnage

(v. 22-23), voire dimension christique ;

– emploi de l’alexandrin, propre aux tragédies, mais

ici disloqué : plus de naturel, de spontanéité, plus

proche de la prose : modernisation de la forme qu’on

peut rapprocher aussi de la modernisation du traite-

ment du personnage du valet.

Piste 2 : Montrer le triomphe de l’amour par-delà les conditions sociales par le rapprochement progressif des personnages :– rapprochement physique ;

– jeu des noms et des pronoms ;

– gradation du refus au pardon puis à la déclaration.

Perspective – Jean Genet, Les Bonnes (1947)

p. 184 (ES/S et Techno) p. 186 (L/ES/S)

Piste 1Les didascalies pour le lecteur, les attitudes et les

mouvements des personnages pour le spectateur,

mais aussi les impératifs ainsi que la parole inégale-

ment répartie, la violence verbale montrent que les

personnages entretiennent des rapports d’autorité

et de soumission. La domination de Claire s’exprime

par les ordres qu’elle donne, les remarques mépri-

santes et humiliantes qu’elle adresse à Solange, sa

posture. On pense au sadisme de Claire. La soumis-

sion de Solange est soulignée par l’ignorance du

mépris qu’elle subit, les marques de respect, son

obéissance et ses postures. On pense au maso-

chisme de Solange.

Piste 2La situation, les attitudes, le thème de la bonne

séduite, les soupçons de la maîtresse suggèrent

une caricature de la maîtresse et de la domestique.

Cette domination et cette soumission stéréotypées

montrent qu’il s’agit de rôles que les deux person-

nages se sont distribués : une mise en abyme.

Piste 3Pour saisir l’enjeu de ce théâtre dans le théâtre, il faut avoir à l’esprit le projet des deux sœurs. S’agit-il à travers ce jeu d’alimenter leur haine pour trouver la force de tuer leur maîtresse ? S’agit-il au contraire d’une catharsis qui leur permettra de se purifier de leur passion meurtrière ?Piste 4Les souliers vernis qui sont aussi un miroir, la glace devant laquelle s’arrange Claire évoquent deux contes : Cendrillon et Blanche-Neige. Ces références implicites soulignent le caractère archaïque et cruel de la relation d’autorité.

PROLONGEMENTS

En écrivant Hilda à la toute fin du XXe siècle, Marie N’Diaye s’inscrit dans une longue tradition littéraire qui s’attache à représenter les relations des maîtres et des valets, des patrons et des domestiques, des employeurs et des employés. Cette œuvre entière-ment dialoguée qui, lors de sa publication n’était située dans aucun des genres littéraires, est aujourd’hui considérée comme une œuvre drama-tique. La situation, l’évolution de l’action, en glissant vers l’invraisemblable, apparentent cependant cette œuvre à une fable.Les personnages de l’œuvre :– Mme Lemarchand, une femme d’un milieu aisé, mariée, et qui insiste pour se présenter comme une femme « de gauche » ;– Franck, le mari d’Hilda et père de leurs enfants. Homme qui vit de petits travaux ;– Corinne, la sœur d’Hilda ;– Hilda, femme de Franck et « femme de peine ».L’une des originalités de l’œuvre est de faire du per-sonnage éponyme et au centre de l’action, un per-sonnage qui, symboliquement, n’apparaît jamais et qui finit d’ailleurs par disparaître à sa famille et à elle-même. Sans être manichéenne ou caricaturale, la pièce met cependant en évidence la permanence de l’aliénation constitutive de la domesticité. Cette ana-lyse est toutefois renouvelée par le choix de Mme Lemarchand mal à l’aise dans son rôle et dans sa vie, chantre des valeurs de gauche, humaniste, voire humanitariste. Ce choix permet à Marie N’Diaye de souligner que cette incapacité à assumer son rôle de patronne s’avère destructeur pour l’employée mais il lui permet aussi d’analyser la vacuité et les névroses d’une femme cependant éduquée et culti-vée, représentative de la « bourgeoise » de gauche.

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144

Français 1re – Livre du professeur

Vocabulaire – Définir et employer le vocabulaire

du théâtre

p. 185 (ES/S et Techno) p. 187 (L/ES/S)

1. ÉTYMOLOGIE

Le substantif « théâtre » a d’abord désigné l’enceinte

destinée aux spectateurs. Ce premier sens démontre

que ce que nous appelons aujourd’hui théâtre  ou

genre théâtral fut conçu et pensé à comme représen-

tation et non comme texte destiné à être lu. Si le texte

existe bien cependant, il sera un des outils qui per-

mettent au spectacle de s’élaborer, nécessaire mais

non pas suffisant. Ajoutons qu’à l’époque de Molière

le texte existe à l’état de copie et qu’il n’est imprimé

que lorsque le succès de la pièce est épuisé.

Une pièce développe le plus souvent une action

exposée dans les premières scènes, nouée et finale-

ment dénouée.

2. CHAMP SÉMANTIQUE

a. 1. bâtiments, disposition de la partie réservée aux

spectateurs et particularités du plateau. – 2. zone où

se déroulent les combats. – 3. l’œuvre théâtrale. –

4.  événement inattendu infléchissant le cours de

l’action.

b. 1. pathétique. – 2. auteurs de pièces de théâtre,

mauvais auteurs. – 3. désastreux. – 4. pièce de

théâtre en vers.

c. Péripéties. Nous avons pu suivre toutes les péri-péties de l’affaire. La dernière péripétie amène au

dénouement de la tragédie.

Coulisses. Les coulisses de la politique sont peu

connues. Les coulisses sont interdites au public.

Brigadier. Le brigadier a fière allure. Le régisseur a

égaré le brigadier dans les coulisses.

Servante. Sa servante faisait la cuisine et le

ménage. La servante vient de s’éteindre sur le pla-

teau.

Allemande. L’assistante allemande nous fait pro-

gresser. L’allemande rassure le metteur en scène.

3. CHAMP LEXICAUX

a. Après la lecture de la scène d’exposition des

Caprices de Marianne, nous pouvons deviner quelle

sera l’action, etc.

b. Les répliques et les stichomythies alternent

dans ce long dialogue avec les tirades. Ce procédé

permet de varier le rythme de la scène. – L’aparté et

le monologue sont des conventions théâtrales qui

sont revisitées dans le théâtre de Yasmina Reza. –

Le texte didascalique englobe tout ce qui n’est pas

la parole des personnages. Les indications scé-niques informent d’un décor, d’un mouvement ou

d’une interprétation. – Au théâtre le récit permet de

relater des événements qu’on ne peut représenter

sur la scène.

c. Représentation théâtrale : mise en scène du

texte théâtral. – Langage verbal : la parole des per-

sonnages. – Langage paraverbal : les conditions de

l’énonciation de la parole des personnages par les

acteurs : déclamation, rires, cris, gémissements, etc.

– Langage non verbal : le physique des acteurs, les

décors, les costumes, la lumière, etc.

d. Texte : personnage, dramaturgie, scène, jeu,

auteur, imitation, rôle, lieu, durée.

Représentation : personnage, acteur, dramaturgie,

scène, plateau, déclamation, jeu, comédien, imita-

tion, rôle, jouer, décor, descendre, répétition, espace,

interprète.

4. SYNONYMES

Claudel est un authentique dramaturge. Gérard

Philippe fut un immense comédien. Cette œuvre dramatique nous déconcerte tant elle s’écarte des

codes du genre.

5. CULTURE GÉNÉRALE

a. Commedia dell’arte : comédie faite par

les « hommes de l’art ». – Comédie classique : comé-

die selon les règles du théâtre classique. – Comédie héroïque : la comédie héroïque met aux prises des

personnages de haut rang dans une action amou-

reuse au dénouement heureux. – Comédie lar-moyante : genre théâtral du XVIIIe siècle qui a pour but

d’attendrir et d’émouvoir. – Comédie romantique :

comédie selon la conception du théâtre romantique

représentée notamment par Musset. – Farce : elle a

comme but de faire rire et qui a souvent des caracté-

ristiques grossières. – Vaudeville : comédie légère,

divertissante et populaire, riche en rebondissements.

– Comédie-ballet : La comédie-ballet est un genre de

spectacle qui allie la représentation théâtrale et la

danse. – Comédie de caractère : elle vise à dénon-

cer les travers d’un personnage ayant un défaut parti-

culier. – Comédie de mœurs : elle vise à dénoncer les

travers d’une époque, d’un groupe ou d’une classe

sociale, ou les institutions et les valeurs en vigueur à

une époque donnée. – Comédie d’intrigue : comédie

qui a pour but d’intéresser et d’amuser par l’abon-

dance et la diversité des actions et rebondissements.

b. Le comique de situation : le comique réside dans

la situation incongrue ou paradoxale. Il repose sur des

quiproquos, des malentendus, ou des conjonctions

d’événements. – Le comique de caractère ou de personnage : le comique réside dans la personnalité,

les manières, le phrasé, les défauts et les manies des

personnages. – Le comique de mots ou de lan-gage : le comique réside dans les jeux de mots, les

défauts d’élocution ou de prononciation. – Le comique de gestes : le comique réside dans les

apparences, postures et mouvements, les coups, les

chutes, les grimaces, les mimiques. – Le comique de l’absurde : comique lié au théâtre de l’absurde qui

repose sur le non-sens.

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 2

6. RAPPEL CLASSIQUE !

a. Nicolas Boileau, Art Poétique (1 674)b. Respecter les unités de lieu, de temps et d’action pour intéresser les spectateurs.

EXPRESSION ÉCRITE

Sujet 1L’originalité de la représentation théâtrale du Jeu de l’amour et du hasard mis en scène par Alfredo Arias repose essentiellement sur un langage non verbal : les masques de singes portés par les acteurs imposent à la comédie un sens inattendu et expri-ment implicitement un pont de vue sur la relation entre les maîtres et les valets.

Sujet 2On peut par exemple s’appuyer sur la composition de l’extrait de Ruy Blas en changeant l’époque et les personnages :

Monsieur, troublé et tremblant, s’avance vers Madame, insensible et hautaine.

MADAME

Qu’espérez-vous ?MONSIEUR

Que vous cessiez de me haïr madame !MADAME

Vous haïr ? (à part) mais je l’aime.MONSIEUR, suppliant.Saurais-je les raisons de votre indifférence ?MADAME

Mon indifférence ?MONSIEUR

Depuis des mois… (à part) que je souffre ! Depuis des semaines je…MADAME, émue.Paul ! etc.

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Français 1re – Livre du professeur

n’ira pas plus loin puisque Phèdre, au vers 8 inter-rompt l’échange (« Je t’en ai dit assez. Épargne-moi le reste »). Elle refuse de faire « un aveu si funeste » (v. 9). Le dialogue, fondé sur une méprise, devrait donc s’interrompre là, mais il continue. Pourquoi et com-ment ? La stratégie d’Œnone : où on va observer une manipulatrice, manipulée au final.  D’abord, elle se livre au chantage de la mort (« Mon âme chez les morts descendra la première », v.  13). Elle use du passé comme le fera Phèdre plus bas : elle rappelle son rôle de nourrice, en sous entendant ainsi l’amour maternel qu’elle lui porte (« Songez qu’en naissant mes bras vous ont reçue », v. 17). Elle souligne son dévouement (« Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté », v. 18). Elle met ainsi en relief l’ingratitude de Phèdre en opposant sa fidélité à la suspicion de sa maîtresse, dans une tonalité pathétique (v.  23). Elle oppose la cruauté de Phèdre à sa foi sans faille (v. 16).Ce chantage ne marchant pas, elle va se rabattre sur la prière, une prière solennelle : « au nom des pleurs que pour vous j’ai versés, / Par vos faibles genoux que je tiens embrassés » (v.  26-27), « Délivrez mon esprit » (v.  28) ajoute-t-elle. Cette stratégie est payante, puisque Phèdre va parler : « Tu le veux. Lève-toi. » Mais alors, comme nous allons le voir plus bas, c’est Phèdre qui prend en somme le pou-voir et va se servir d’Œnone pour l’aider à accou-cher du nom fatal et funeste. L’interrogatoire que la nourrice va être conduite à mener est orchestré par la stratégie du contournement adoptée par Phèdre, comme nous allons le voir. Si l’ironie n’est pas absente des premières réactions qu’elle oppose aux propos de Phèdre (« Oublions-les, Madame », v. 34), elle fait vite place à l’horreur dès qu’Œnone com-prend que si l’amour n’est pas condamnable, c’est l’objet de l’amour qui l’est (« Pour qui ? », v. 43).

L’objet de l’aveuPhèdre ne peut pas dire, elle ne peut pas proférer un nom, le nom. Quand elle donnera l’impression de s’y résoudre, elle demandera à Œnone de se relever (v. 29), conférant à l’instant une solennité indiscutable. La tension de ce moment est également soulignée par le partage de l’alexandrin par les deux femmes (cha-cune un hémistiche), brisant le rythme du vers. Phèdre connaît son amour pour son beau-fils, elle ne le découvre pas en même temps qu’elle le dit, mais c’est

Texte 1 – Jean Racine, Phèdre (1677)

p. 188 (ES/S et Techno) p. 190 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer que la distinction entre dialogue et

monologue n’est pas toujours pertinente. Les deux

femmes dialoguent-elles vraiment ?

– Montrer quel est le statut de la parole dans la

stratégie de l’aveu.

– Dégager comment le dialogue qui va mener

Phèdre à assumer son amour pour Hippolyte est

conduit par Œnone.

LECTURE ANALYTIQUE

La place de l’aveuImportance de la situation de la scène dans la pièce :

nous sommes au tout début. Faire lire avant l’expli-

cation ce qui précède et faire remarquer que le

spectateur n’est pas en « surplomb » de l’action,

mais qu’il n’en sait pas plus que les autres person-

nages, Phèdre exceptée naturellement.

La forme de l’aveuIl faut s’attarder sur l’objet de la méprise entre les

deux femmes : elles ne parlent d’abord pas de la

même chose. Œnone pense qu’il s’agit d’un crime de

sang dont le remords poursuit sa maîtresse (v. 1 et 2).

Si Phèdre dément, elle n’en donne pas moins un pre-

mier indice : si ses mains sont innocentes, le cœur ne

l’est pas (v. 5). Remarquons le jeu des synecdoques

qui fragmentent le corps de Phèdre (indices de sa

névrose ?) : Phèdre ne peut plus se concevoir dans la

totalité de son être, la synecdoque marquant une

sorte de guerre civile se déroulant dans son être.

Dans un bouclage parfait (selon la terminologie de

Michel Vinaver – voir Texte 5), Phèdre reprend le mot

« mains » lancé par Œnone. Au vers suivant, elle parle

de « cœur », mot qu’Œnone reprend à son tour, tou-

jours dans un bouclage parfait, mais en lui donnant

un sens différent en jouant sur la polysémie du mot

au XVIIe siècle : il s’agit pour elle du courage, ce que le

mot « projet » au vers précédent permet de déduire.

Phèdre se garde bien de la détromper. Cette méprise

Séquence 3

L’aveu sur scène, du XVIe au xxe siècle p. 187 (ES/S et Techno)p. 189 (L/ES/S)

Problématique : Quelles formes prend l’aveu au théâtre ? Quels en sont les fonctions et les enjeux dans l’intrigue et dans la représentation ?

Éclairage : Il s’agit de montrer la forme que prend l’aveu sur scène, c’est-à-dire interroger les caractéris-tiques du dialogue qui se déroule sous nos yeux ; est-ce un vrai dialogue, ou un monologue déguisé ? On s’attachera aussi à montrer l’importance de ce type de scène selon la place qu’elle occupe dans la pièce.

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

quelque chose que l’on tient secret. Le révéler met

donc fin à ce secret. Il est douloureux d’avouer. On

n’avoue pas facilement, on se dérobe jusqu’à ce

qu’on ne puisse plus cacher, car l’aveu a besoin

d’un interlocuteur qui questionne et qui pousse dans

les derniers retranchements pour pouvoir sourdre.

VOCABULAIRE

Le cœur est le siège symbolique des sentiments, de

l’amour en particulier. Mais au XVIIe siècle il pouvait

aussi avoir le sens de courage : « Rodrigue as-tu du

cœur », demande Don Diègue à son fils. Le cœur est

une « fierté, une manière d’âme généreuse, et inca-

pable de faiblesse et de lâcheté » dit le dictionnaire

de Richelet (1680). Il peut signifier aussi pensée (dic-

tionnaire de l’Académie Française, 1694). Mme de

Sévigné écrit à sa fille : « Vous connaissant comme je

fais, il me tomba au cœur que vous ne voudriez point

quitter M. de Grignan. » (12/11/1676).

Texte 2 – Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (1784)

p. 190 (ES/S et Techno) p. 192 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comme un aveu peut être implicite.

– S’intéresser au rôle de l’accessoire dans la

conduite d’une intrigue.

LECTURE ANALYTIQUE

Intrigue secondaire dans Le Mariage de Figaro,

l’aveu d’amour du page Chérubin à la Comtesse est

un contrepoint délicieux à la violence de celui du

Comte à Suzanne. Suzanne et sa maîtresse mettent

au point un plan, à l’insu de Figaro, pour confondre

le maître. L’accessoire, le ruban, est la pièce centrale

du dispositif scénique.

Le rôle de l’accessoireLe ruban est découvert par hasard par la Comtesse :

« Qu’est-ce qu’il a donc au bras ? Un ruban ! » (l. 7).

Mais c’est Suzanne qui en permet immédiatement

l’identification (« et un ruban à vous », l.  8) et qui

sous-entend que le jeune homme y tient beaucoup

(« j’aurais bien repris le ruban car je suis presque

aussi forte que lui », l. 9-10). Hasard ou/et Suzanne,

le secret n’aurait pas pu être gardé longtemps.

Suzanne s’empare en somme de l’accessoire pour

confondre le jeune homme. D’ailleurs, elle insiste

lourdement sur le fait que le ruban a été volé (l. 14),

et non trouvé. Suzanne se sert de l’accessoire pour

mettre dans l’embarras Chérubin. À la scène VII, le

jeu des regards qu’imposent les didascalies, permet

de comprendre le trouble de la Comtesse : elle fixe le

ruban pour éviter de croiser le regard de Chérubin

le dire à haute voix qui est impossible. On le voit à la

stratégie du contournement à laquelle elle va se livrer :

d’abord en évoquant le passé sous forme de deux

interjections exclamatives : « Ô haine de Vénus ! Ô

fatale colère ! » (v.  32) qui rappellent le crime de sa

mère et la punition (le Minotaure) qui s’en suivit. Ainsi

le mot « crime » (v. 24) est explicité : il s’agit de crime

d’amour, d’un amour criminel, comme celui de sa

mère Pasiphaé avec le taureau. L’amour dont il est

question est donc de nature monstrueuse. Tout est

dit, en fait, mais Œnone ne peut pas comprendre de

quelles amours monstrueuses, contre nature il s’agit,

tant que le nom n’a pas été prononcé. L’emploi de ces

deux exclamatives (v. 32) nous fait douter de la réalité

de l’échange avec la nourrice : Phèdre se parle à elle-

même, elle condamne son « crime » avant de le révéler.

Second indice : elle s’adresse à sa sœur, Ariane, aban-

donnée par Thésée sur l’île de Naxos. Cet amour

monstrueux est un amour impossible (blessée rime

avec laissée). Phèdre se présente en victime (« le sort

qui m’accable », v. 24) qui ne peut que mourir (« Je

n’en mourrai pas moins », dit-elle au vers 25, comme

sa sœur Ariane est morte dans son île au vers 37). Le

destin (« Vénus à sa proie attachée ») a condamné par

avance les deux sœurs et la mère (registre tragique).

Ce dialogue d’outre-tombe semble exclure Œnone de

l’échange. Les vers 40 et 41 reprennent les deux

thèmes abordés : les amours monstrueuses et mal-

heureuses. Œnone comprend alors et l’échange peut

enfin avoir lieu ; il déstructure le vers sur toute la fin du

passage, et on observe qu’Œnone, des trois syllabes

de « Aimez-vous ? », passe à deux : « Pour qui ? », et

enfin à une : « Qui ? » : trois questions, de plus en plus

brèves, pour souligner la tension, mais aussi la peur

de la nourrice d’entendre maintenant ce qu’elle avait

tant réclamé. Sa voix semble s’éteindre dans un

souffle. Avant de prononcer le nom, Phèdre se déres-

ponsabilise : « Puisque Vénus le veut » (v. 40) ; elle est

victime aussi de l’hérédité (« de ce sang déplorable »).

Reste à avouer le nom. La stratégie de Phèdre est

alors de le faire prononcer par Œnone : ultime contour-

nement ! Par le biais de la périphrase (« ce fils de

l’Amazone », v. 45), c’est un aveu qui est, en somme,

proférer par l’autre. On fera remarquer, qu’une fois le

nom proféré, Phèdre parlera librement, comme déli-

vrée (Cf. la tirade qui suit l’extrait). En définitive, il

s’agit d’un interrogatoire dans lequel celle qui pose les

questions est amené à proférer l’aveu. Cette page de

Racine nous montre qu’un aveu a besoin d’une tierce

personne pour être proféré, mais ici Phèdre fausse les

règles du dialogue, elle se sert des sentiments de

l’autre pour amener sa pensée sur ses lèvres, elle

esquive les questions pour faire dire ce qu’elle ne peut

pas dire.

SynthèseAprès la lecture de cet extrait, nous pouvons poser

les bases d’une définition de l’aveu : d’abord et avant

tout, il n’y a aveu que s’il y a profération à quelqu’un.

Phèdre avoue à Œnone. La teneur de l’aveu est

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Français 1re – Livre du professeur

médicale (« on n’a jamais mis un ruban… », l.  14). Elle tente d’en rester sur le terrain de la propriétaire de l’objet, contrariée qu’elle était par la perte du ruban (scène VII). Puis elle semble entrer dans le jeu de Chérubin, comme on le ferait avec un enfant (« prends le ruban d’un autre bonnet » dit-elle à Suzanne, scène 8). Enfin, elle fait taire le garçon en l’interrompant par deux fois, la première fois en substituant « étrangère » à l’ « aimée » attendue, et le seconde fois plus clairement encore en lui ordon-nant de se taire (l. 42), cantonnant le soupirant sur le terrain de l’enfantillage : « Le vilain Figaro » (l. 39) et « il n’y a pas un brin de raison dans ce que vous dites » (l. 43). L’intervention du Comte va mettre fin à ce dialogue et vient opportunément à la rescousse de la Comtesse dans son refus d’entendre l’aveu formulé clairement. Ce qui confirme l’idée que l’aveu est bien l’expression de la vérité, et d’une vérité qui dérange. La volonté de la Comtesse de ramener le Chérubin viril vers l’enfant qu’il est encore montre que cet aveu (ridiculisé par Suzanne qui féminise, elle, le jeune homme) est voué à n’être pas formulé à cause de la différence d’âge que la Comtesse se plaît à souligner pour se défendre du trouble qu’elle éprouve (on s’interrogera sur les raisons qui veulent que Chérubin soit joué par une jeune fille, ce qui a tendance à édulcorer l’exhibition de la sexualité débordante d’un jeune adolescent).

SynthèseIl faudrait insister sur le fait que Chérubin ne recule pas, qu’il revient plusieurs fois à l’assaut, mais qu’il est toujours interrompu par la Comtesse, qui ne se fâche pas, qui n’éconduit pas sèchement et définiti-vement le jeune soupirant : elle biaise et se réfugie dans l’univers de l’enfantillage pour ne pas avoir à dire non, ce qui montre la complexité de ses senti-ments.

GRAMMAIRE

« Je lui avais dit que je le dirais ». Au discours indi-rect, le conditionnel apparaît dans la complétive dépendant d’un verbe de parole, ce verbe principal étant au passé. Ce conditionnel a alors une valeur de futur dans le passé. Au présent et au discours direct, on retrouverait le futur de l’indicatif : Je lui dis que je le dirai. / Je le dirai, lui dis-je.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Divers types de situation sont envisageables: depuis la déclaration amoureuse jusqu’à l’aveu d’une faute. On pourra conseiller aux élèves de jouer sur les champs sémantiques, ce qui permettra à un person-nage de ne pas comprendre un mot dans le même sens que celui qui le prononce. Pour leur faire com-prendre quel profit on peut tirer de ces équivoques, on les invitera à relire la fameuse scène de dispute

qui, lui, puisque tout a été implicitement dit par Suzanne, ne se gêne pas pour la dévorer des yeux. À la scène 8, le ruban, lui encore, permet à la Com-tesse de renvoyer Suzanne et de se retrouver seule avec le jeune homme, ce que visiblement elle ne craint pas encore. Dans la scène  9, Chérubin use d’une stratégie de contournement grâce à l’acces-soire. Il invente (voir les nombreux points de suspen-sion qui marquent ses hésitations) une vertu à l’ob-jet : « Quand un ruban… a serré la tête… ou touché la peau d’une personne… » (l.  31-32) (remarquons la progression de la tête à la peau). On n’attend plus que le mot « aimée » qu’il ne prononcera pas puisque la Comtesse qui a compris, empêche l’aveu d’être formulé. Il abandonne cette stratégie aux lignes 40 et 41 pour aborder de front, avec la précaution du conditionnel « oserait », l’aveu que la Comtesse va encore empêcher. Ainsi chacun des personnages s’empare de l’accessoire, Suzanne pour taquiner le page, la Comtesse pour empêcher Chérubin de par-ler, et le jeune homme lui-même qui exploite le « hasard » de la découverte pour essayer de dire enfin à la Comtesse son amour.

La mise en scène d’un aveu indirectIl faut remarquer que cet aveu est formulé indirecte-ment dans un contexte ambigu. Chérubin est déguisé en fille pour les besoins du stratagème que les deux femmes vont mettre en place pour piéger le Comte. Cette mise en scène permet à la Comtesse d’approcher et de toucher le jeune homme : elle retrousse l’« amadis » (l. 6) et « Elle détache le ruban » (l.  11), après avoir fait arranger son collet par Suzanne (l. 2). Autrement dit, c’est quand Chérubin prend l’apparence d’une fille que la Comtesse l’ap-proche. Elle se rend compte de l’ambiguïté de la situation quand, à la fin de la scène  6, elle refuse « d’un ton glacé » (l. 19) de continuer le jeu des com-paraisons instauré par Suzanne : la Comtesse est trop troublée par cette exhibition de beaux bras, troublée aussi, sans doute, par l’insistance de sa servante :  «Regardez donc, Madame » (l.  17). Cette ambiguïté sur l’identité sexuelle de Chérubin est bien montrée lignes 12 et 13 : « Ce matin, comptant partir, j’arrangeais la gourmette de mon cheval ; il a donné de la tête, et la bossette m’a effleuré le bras » : il emploie un vocabulaire technique et viril alors qu’il est déguisé en fille. La Comtesse met fin à ce jeu trouble qu’encourage Suzanne, comme nous l’avons vu (l. 19 à 21). Il n’empêche que l’aveu va pouvoir implicitement se faire, grâce à cette situation qu’en-tretient Suzanne : elle moque le vocabulaire du gar-çon : « la bossette… la courbette… la cornette du cheval » (l. 15-16) et ramène la conversation sur le terrain de travestissement (l.  16-17). Cet aveu est indirectement formulé et surtout il est empêché d’être formulé par la Comtesse qui prend peu à peu conscience de la signification de ce vol de ruban. Elle est d’abord étonnée (« qu’est-ce qu’il a donc au bras », l. 7). Elle s’en tient au bon sens et à la logique

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

représentation. Dans le cas contraire, les costumes

peuvent surprendre et ainsi éclairer un aspect de

l’œuvre que l’on ne connaît pas, que l’on n’a pas

supposé s’y trouver : ils expliquent à défaut de sug-

gérer. Mais le costume n’est pas tout : des habits du

XVIIIe siècle et une mise en scène novatrice, un jeu

des acteurs moderne, décalé, peuvent créer cette

surprise qui enrichit la perception que l’on a de

l’œuvre, ou réduira le texte à un prétexte !

Texte 3 – Alfred de Musset, On ne badine pas

avec l’amour (1834)

p. 194 (ES/S et Techno) p.196 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Aborder la complexité du dialogue théâtral (la

double énonciation et le témoin caché).

– Montrer que l’aveu n’est pas seulement une

délivrance pour celui qui le profère, mais qu’il a un

impact sur les autres.

LECTURE ANALYTIQUE

Nous avons ici le dénouement de la pièce. Autre-

ment dit, l’aveu intervient dans la dernière scène de

l’œuvre et conclut l’intrigue. En revanche, nous

avons vu que pour Phèdre, l’aveu enclenche l’in-

trigue. La pièce de Musset raconte le long chemine-

ment de cet aveu d’amour, tandis que Racine montre

les conséquences de cet aveu.

La profération de l’aveuLes élèves doivent être amenés à se demander si

nous avons vraiment affaire à un dialogue. Nous

assistons ici à l’émergence de l’aveu de Camille

(« Que se passe-t-il donc en moi » disait-elle dans la

réplique précédant la première de notre extrait), à sa

profération : « Oui, nous nous aimons » (l. 30), jusqu’à

ce qu’il soit radicalement remis en question à la

fin : « Adieu » (l. 60). On soulignera ici l’aspect perfor-

matif du langage théâtral. On fera remarquer aussi

que le refus du dialogue (fin de la scène VII) est une

forme de dialogue : Camille refuse de répondre à

Perdican en le lui disant. Elle se détourne du jeune

homme pour parler à Dieu (l.  5). Mais à qui parle

Camille ? Dans la scène 7, elle s’adresse à sa gou-

vernante, Dame Pluche, qui est absente sur scène et

ne se manifeste pas (hors extrait), puis elle s’adresse

à elle-même (« Mais qu’est-ce donc que tout cela ?

Je n’en puis plus, mes pieds refusent de me soute-

nir » hors extrait). Elle s’adresse ensuite à Perdican

(l. 1 à 5), et enfin à Dieu (l. 5 à 10), avant de nouveau

d’en revenir à elle-même (« Pourquoi suis-je si

faible ? Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier »

(l. 10). Il faudrait s’attarder à montrer la part monolo-

gique de cette prise de parole de Camille, part

monologique soulignée par son refus de dialoguer

entre Martine et Sganarelle dans Le Médecin malgré

lui de Molière. On leur demandera aussi d’être atten-

tifs à ce que les mouvements, les gestes soient

compatibles avec le ton et la situation.

Dossier Mise en scène – Le costume de théâtre p. 192 (ES/S et Techno) p.194 (L/ES/S)

Les metteurs en scène ont souvent pris des libertés

avec les indications précises de Beaumarchais lui-

même. Dans la mise en scène 1 (Jean-Pierre Vin-

cent, 1987), Suzanne est vêtue d’une robe qui peut

suggérer le XVIIIe siècle, comme le costume de

Figaro, à ses côtés. Elle porte un petit collier de

perles et des boucles d’oreille qui pourraient donner

d’elle l’image d’une dame. Dans la mise en scène 2

(Antoine Vitez, 1989), même respect de l’époque.

Simplement, la robe de Suzanne paraît plus simple

que celle de sa maîtresse (à gauche) et légèrement

plus courte. Dans ces deux mises en scène, la grâce

de Suzanne et la proximité qu’elle entretient avec sa

maîtresse, la comtesse, sont ainsi soulignées par

des costumes somme toute assez proches. Dans la

mise en scène 3 (Christoph Marthaler, 2006),

Suzanne porte un costume dont sont vêtues les

soubrettes dans les grandes maisons ou les grands

hôtels. C’est un costume contemporain, en harmo-

nie avec celui des autres chanteurs, qui souligne

cette fois la condition de domestique de la jeune

femme. Ce n’est pas le cas dans la mise en scène 4

(Christian Rauck, 2007), où les époques sont mélan-

gées : Chérubin pourrait rappeler un XVIIIe siècle de

fantaisie ; la Comtesse porte une robe longue,

simple, intemporelle (disons XIXe/XXe siècles). Quant

à Suzanne, elle est vêtue d’une courte robe rouge

(improbable au XVIIIe siècle !). Elle porte le costume

que pourrait porter une jeune femme de notre temps.

Cheveux courts, jambes et bras nus, son énergie est

mise en relief. Rauck mélange les époques donc, et

fait de Suzanne notre contemporaine. Les mises en

scène 1 et 2 ancrent les personnages dans leur

temps, celui de la création de la pièce où le specta-

teur est projeté. La mise en scène 3 actualise la

pièce, et montre ainsi que le propos est toujours

contemporain. Quant à la mise en scène 4, elle

insiste sur le propos intemporel et universel de

Beaumarchais. Le costume aura une influence sur le

sens que les spectateurs donneront au propos de la

pièce. D’emblée, la lecture qui en a été faite par le

metteur en scène et ses assistants sera visible dès

le lever de rideau. Mais ne pas oublier non plus l’im-

portance du décor, du jeu des acteurs.

SynthèseOn peut penser que des costumes respectant

l’époque de la création de la pièce, laissent plus de

liberté d’interprétation au spectateur qui ne se voit

pas imposer une façon de contextualiser le sens de

l’intrigue. Ce texte sera davantage au centre de la

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Français 1re – Livre du professeur

son amour pour Perdican), elle se détourne de Dieu.

Mais Dieu parlera, par le truchement du cri de

Rosette et mettra ainsi fin au dialogue qui s’est ins-

tauré entre les deux amants. Musset montre ainsi

l’incompatibilité qu’il y a entre amour divin et amour

humain. L’un exclut l’autre et vice versa.

Un portrait de PerdicanPerdican interpelle l’orgueil (« Orgueil, le plus fatal

des conseillers humains, qu’es-tu venu faire entre

cette fille et moi ? », l.  11) : ce procédé allégorique

prend le visage de Camille, mais aussi le sien (« nous

étions nés l’un pour l’autre », l. 14), Perdican parlant

bien de « nos lèvres » (l.  15). Il dénonce l’orgueil

comme responsable du malheur des hommes (Cf. le

héros romantique). Ce monologue est prononcé

pour être entendu de Camille. On remarquera la

stratégie de Perdican : le passé du conditionnel (« elle

aurait pu m’aimer », l.  14), qui marque l’irréel du

passé, se transforme instantanément, dès que le

dialogue, même sous forme de tirade s’instaure, en

présent de l’indicatif (« Nous nous aimons », l.  17).

L’aveu a besoin du dialogue pour être proféré : sans

dialogue, pas d’aveu ! Et Perdican, dans une tenta-

tive de réconciliation très romantique, tente de rap-

procher l’amour humain et l’amour divin : Dieu a

donné le bonheur aux hommes (l. 21-22) et « sans la

vanité, le bavardage et la colère », défauts trop

humains, nous aurions, dit-il suivi « cette route

céleste qui nous aurait conduits à toi dans un bai-

ser » (l. 27). Le dialogue qui mène à l’aveu s’instaure

donc sur un malentendu : l’acquiescement divin

donné comme certain ! (On fera remarquer aussi ici,

la double énonciation : Musset par l’intermédiaire de

son personnage, nous donne sa vision de la vie

humaine, dans un registre lyrique.) Ambiguïté aussi

du personnage de Rosette : elle pousse le cri que le

spectateur pourrait laisser échapper : enfin, ils disent

qu’ils s’aiment ! Mais en même temps, elle est la voix

de Dieu, celle de la morale, qui se doit de condam-

ner cette façon d’avoir instrumentalisé l’amour naïf

de la jeune paysanne. Ce que semble bien com-

prendre le jeune homme quand il refuse de suivre

Camille dans la galerie (Cf. le champ lexical du

meurtre qu’il emploie  : « mains couvertes de sang,

froid mortel, meurtrier »). Sa dernière prière à Dieu, à

qui il demande pathétiquement d’effacer ce qui vient

irrémédiablement de se produire, fait de lui un enfant

peureux qui n’ose pas affronter la réalité. Camile se

montre plus forte en brisant net le dialogue qui avait

commencé à s’instaurer et qui avait conduit à l’aveu

(l. 60-61). Ce que nous dit Musset, c’est que l’aveu

ne concerne pas simplement celui, celle, ou ceux

qui le profèrent : les absents sont là qui s’acharnent

à en réprimer l’émergence dérangeante qui se résout

en drame : Phèdre, Antigone, Zucco mourront, Ché-

rubin sera envoyé aux armées, Perdican et Camille

ne se verront plus et Œdipe se crèvera les yeux et

partira en exil.

avec la seule personne présente sur scène à ses

côtés : Perdican. Scène 8, elle s’adresse à Dieu

devant l’autel, elle interroge Dieu (Cf. la fréquence

des interrogatives qui soulignent a contrario le

silence divin), mais cette prière est écoutée par Per-

dican (et vraisemblablement par Rosette) : au théâtre

tout monologue est écouté, fût-ce simplement par le

spectateur. Quant à Perdican, il monologue aussi,

mais pour être entendu de Camille (« Qui m’a suivie ?

Qui parle sous cette voûte ? », l. 16) dit-elle, et il est

également entendu par Rosette, à son corps défen-

dant ! Il invoque l’orgueil, et s’adresse à lui-même,

discours qu’il adresse en réalité à Camille : on a là un

bon exemple pour expliquer la double énonciation

au théâtre. De plus le témoin caché peut tout aussi

bien être une projection du spectateur dans la salle

qui écoute l’échange entre les deux personnages.

Faire comprendre aux élèves donc que ces monolo-

gues sont donc entendus par Dieu (l’auteur et le

metteur en scène du destin humain : « il veut bien

que je t’aime », l.  31, dit Camille), par les person-

nages entre eux (Camille et Perdican), et par une

spectatrice qui nous représente, un personnage

caché : Rosette. Les quatre protagonistes de la

représentation théâtrale sont ainsi montrés, à la fin

de la pièce, dans ce dispositif scénique particulière-

ment efficace mis en place par Musset, et image de

la représentation théâtrale elle-même. Dans la

seconde partie de la scène 8, le dialogue va enfin

rapprocher les deux amants (« Oui, nous nous

aimons », l. 30 ; « Chère créature, tu es à moi », l. 33),

mais c’est justement ce dialogue qui va les éloigner

à jamais l’un de l’autre, comme si le spectateur, in

extremis, rétablissait la morale et illustrait le pro-

verbe qui veut qu’« on ne badine pas avec l’amour ».

Ce dernier dialogue mène au silence, qui en est la

négation. Donc quand les personnages dialoguent,

ils monologuent aussi, et quand ils monologuent, ils

dialoguent en réalité : quand cessera cette confu-

sion, l’aveu pourra sourdre. Ce qui grippe la logique

du dialogue, ce sont les absents, qui tirent les

ficelles. Ainsi Dieu semble autoriser Camille à aimer

Perdican (l. 31-32), mais il y a Rosette cachée. Et s’il

y a Rosette cachée, Dieu s’oppose en réalité à cet

amour : cette figure du chiasme fait passer de l’aveu

à sa rétractation et à l’extinction du dialogue.

D’abord repérer le silence assourdissant de Dieu.

Comme nous l’avons vu, Camille appelle Dame

Pluche, sa gouvernante (une métonymie de Dieu ?)

qui ne répond pas. Camille constate qu’elle est

abandonnée de Dieu et fait porter la responsabilité

de son échec sur Dieu lui-même (« Pourquoi faites-

vous mentir la vérité elle-même ? », l. 9). Elle fait por-

ter cet échec sur l’absence de dialogue juste-

ment :  « J’ai cru parler sincèrement devant vous et

ma conscience » (l. 8) – si l’on parle devant, on ne

parle pas avec quelqu’un ! Elle constate la prière

impossible (l.  10) : la prière n’est pas un dialogue,

mais un monologue qu’on adresse à Dieu. Donc,

pour résoudre son conflit intérieur (comment avouer

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

garde de « rayer ». Qu’avoue-t-elle, à la fois au garde

qui écrit sous sa dictée, et au destinataire absent de

cette lettre ? D’abord, elle souligne l’amour qu’elle

éprouve pour Hémon, le fils de Créon, en s’adres-

sant à lui par ces mots affectueux, intimes : « Mon

chéri » (l. 10). Deux propositions coordonnées par et

suivent, deux actions se succèdent ainsi : la pre-

mière est la mort d’Antigone, et le seconde est la

crainte qu’Hémon ne l’aime plus ; ce et a valeur de

conséquence. Le second et qui introduit l’idée sui-

vante :  « Créon avait raison » (l.  15), marque plutôt

l’opposition. Autrement dit, cet emploi du et qui relie

toutes les propositions dictées par Antigone marque

un lien logique lâche, ce qui traduit le désarroi de la

jeune fille et l’urgence de la situation. Antigone

avoue que Créon avait raison et, en conséquence,

elle ne sait plus pourquoi elle meurt (l. 16) : cette fois,

un lien logique lâche n’est même plus formulé

(construction en parataxe l.  15 et 16). Elle avoue

donc à Hémon, le destinataire absent, que sa

conviction de remplir son devoir en donnant à son

frère mort les honneurs funèbres n’a plus de sens

pour elle : « (elle) ne sai(t) plus pourquoi (elle) meur(t )»

(l. 16). De cet effondrement du sens de son action,

naît la peur (construction en parataxe encore une

fois qui fait se heurter plus violemment l’action vaine

et sa conséquence). Et la conséquence ultime est

ensuite proférée, liée à des mots d’affection encore

lignes 18-19), et elle s’oppose radicalement à la

situation actuelle : elle va mourir et elle comprend

« seulement maintenant  combien c’était simple de

vivre ». D’un côté la mort accompagnée de la peur,

et son absence de sens ; de l’autre la compréhension

attachée à la simplicité de vivre (l.  19). Elle répète

une seconde fois l’aveu (l. 24 et 27). Et c’est cette

réitération forcée (par la lenteur à écrire du garde)

qui conduit à la réfutation. Un aveu ne se profère

qu’une fois, et ici celui qui l’entend n’en est pas le

destinataire. Peut-on même avouer quelque chose à

quelqu’un ? (Cf. Phèdre qui fait prononcer le nom

par la nourrice). La seconde lettre (l. 27 à 34) déplace

le propos de l’aveu. Tout ce qui précède est résumé

en un seul mot : « pardon » (l. 29). Antigone s’efface,

elle ne parle plus d’elle, elle n’envoie à Hémon qu’un

message d’amour, et un message qui ne prend en

compte que les autres : « Sans la petite Antigone,

vous auriez été tous bien tranquilles». De la réflexion

initiale, de son apitoiement sur elle-même, il ne reste

plus trace que dans l’adjectif qualificatif « petite »

(l. 31). Il y a donc deux lettres, l’un dans laquelle elle

avoue (mais à qui au final ?) la négation de son

action, lettre rayée, et l’autre qui devrait parvenir à

son destinataire (mais voir la fin de la scène et la

dernière réplique du garde : Antigone ne pourra pas

répondre à cette question) dans laquelle elle ne

retient que l’amour et la prise en compte des consé-

quences sur les autres de son action (ce à quoi elle

s’était jusqu’à présent refusée). Un même aveu,

donc, mais dont elle supprime l’origine. Il est inté-

ressant de remarquer également qu’Antigone passe

Texte et représentationPerdican parle sur scène en présence de Camille et

elle ne l’entend pas. Il faut parvenir à montrer ces

deux personnes qui évoluent côte à côte dans des

plans quasi parallèles. Par ailleurs, le monologue de

Perdican est une convenance théâtrale, artificielle

(on rappelera aux élèves la notion de double énon-

ciation). Il faudra être particulièrement attentif au ton

adopté pour cette apostrophe à l’orgueil. 

Lecture d’imageCette prairie verte, d’une certaine façon absence de

décor, laisse toute sa place à la parole, aux paroles

des personnages. A rapprocher de la conception du

« théâtre dans un fauteuil » : blessé par l’échec de La

Nuit vénitienne, Musset décida alors que les pièces

qu’il écrirait seraient désormais destinées non pas à

la représentation, mais –  fait original et presque

unique dans la littérature française –, exclusivement

à la lecture. Cette prairie verte peut évoquer aussi

« le vert paradis des amours enfantines » (Baudelaire

« Moesta et errabunda » in Les Fleurs du Mal), le jar-

din d’Eden et renvoyer au péché originel : Camille et

Perdican sont punis de s’aimer.

SynthèseLa présence/absence de Dieu est un obstacle plus

important à surmonter pour Camille que le simple

orgueil humain qui a dicté la conduite de Perdican

(et de Camille aussi). Elle a donc un double obstacle

à contourner. Mais une fois l’aveu formulé, elle en

assume toute la responsabilité, ne se réfugie pas

dans les plaintes et les regrets, comme le jeune

homme.

VOCABULAIRE

«Oratoire», emprunté au latin ecclésiastique orato-

rium, de orare, signifiant «prier». L’oratoire est un lieu

destiné à la prière, une petite chapelle. Ici, c’est la

chapelle du château.

Texte 4 – Jean Anouilh, Antigone (1944)

p. 196 (ES/S et Techno) p.198 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comment Anouilh, dans cette page,

mélange les registres.

– Continuer notre réflexion sur le dialogue : à qui

avoue-t-on en définitive ?

LECTURE ANALYTIQUE

La profération de l’aveu Antigone dicte deux lettres au garde : lignes 1 à 24,

elle dicte un premier texte qu’elle demandera au

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152

Français 1re – Livre du professeur

cas d’une lettre. Ce dialogue qui pourrait s’instaurer

avec Hémon serait de toute manière différé, et nous

savons que la réponse arriverait de toute manière

trop tard, après la mort imminente d’Antigone. Elle

transfère l’écriture de la lettre au garde, il n’est que

la main qui trace les lettres. Antigone est seule, en

réalité (on le voit dans l’échange ligne 25 à 27) : elle

n’entend pas la réflexion banale du garde (« On ne

sait jamais pourquoi on meurt », l.  24-25). Elle ne

dialogue pas avec le garde. En revanche, ce qu’elle

entend, c’est sa propre voix : et c’est l’aveu proféré

qui va la faire renier ce qu’elle vient de dire, parce

que le garde n’est pas à la hauteur du dialogue.

Autrement dit, sans le garde, avec lequel elle ne dia-

logue pas, elle n’aurait pas proféré l’aveu ; mais avec

le garde, l’aveu ne peut pas tenu, être confirmé.

Pour être proféré, l’aveu a besoin d’une présence, si

niée soit-elle, mis cela ne suffit pas. Ce faux dia-

logue avec le garde devient en réalité une sorte de

monologue délibératif, avec le passage d’une Anti-

gone adolescente égoïste, à une femme soucieuse

des autres. Comme dans la tragédie, le garde fait

office de « confident », et aide par sa présence à la

profération de l’aveu, mais il n’a pas le talent et

l’obstination d’Œnone : il n’est pas concerné ; l’aveu

n’ira donc pas jusqu’à son terme.

SynthèseCet aveu est l’expression du désespoir puisque la

raison qu’Antigone avait de mourir vient de s’éva-

nouir. Solitude également car le dialogue avec le

garde n’est guère possible. La preuve : la rétractation

de l’aveu. On a besoin du dialogue (ou de l’interro-

gatoire) pour avouer et surtout s’y tenir. L’aveu a

besoin des autres pour être proféré, mais il est l’ex-

pression de quelque chose d’intime qui demande à

rester secret. Ce paradoxe est douloureux.

GRAMMAIRE

Les expressions de l’hypothèse : lignes 1, 2 et 7, le

garde dit : « si on me fouille », « si vous voulez », « si

vous ne voulez pas ». Ces propositions hypothé-

tiques dont le verbe est au présent sont suivies

d’une principale dont le verbe est également au pré-

sent (langage familier) : dans une langue plus tenue,

on attendrait dans la principale un futur. Nous

sommes dans le potentiel, cette hypothèse est pos-

sible. Le garde ne peut guère envisager autre chose

que ce qui pourrait réellement lui arriver. En revanche,

pour Antigone, l’expression de l’hypothèse, plus

complexe, appartient à l’irréel : irréel du présent dans

la construction « c’est comme s’ils devaient (impar-

fait) me voir nue », et irréel du passé avec le condi-

tionnel passé : « sans la petite Antigone, vous auriez

tous été bien tranquilles ». Anouilh souligne ainsi la

différence fondamentale qui se fait jour entre le

garde et Antigone, par le biais du maniement de

l’hypothèse.

de la crainte de ne plus être aimée (l.  12), amour

centré sur elle-même à un amour dirigé vers l’autre

et les autres, avec oubli de soi (l.  31-32). C’est

comme si Antigone avait soudain grandi en l’espace

de quelques minutes, qu’elle était passé de l’adoles-

cente autocentrée, à l’adulte capable d’empathie.

Ainsi les deux lettres opposent leur ordre dans la

figure du chiasme : l’amour encadre la prise de

conscience de l’inanité et les conséquences de son

action

Le dialogue en questionDe la confrontation physique entre la jeune fille et le

garde, naît le pathétique. Antigone la pure, la

farouche, est obligée d’en passer par le truchement

d’un homme vulgaire (voir les niveaux de langue : le

garde use de tournure familières comme à la ligne

38, il abuse du présentatif «c’est». Il suce la mine de

son crayon, comme l’homme du peuple qu’il est.

Cette confrontation douloureuse, Antigone l’ex-

prime dès le début de l’extrait : « Ton écriture… »

(l. 5) dont la didascalie qui suit souligne le dégoût

qu’elle éprouve (« Elle a un petit frisson », l.  6). Le

garde devient la métonymie du monde : « C’est trop

laid, tout cela, tout est trop laid » (l. 6). Enfin le pathé-

tique atteint son acmé quand la confrontation

devient trop évidente. Antigone s’est découverte

devant cet homme en avouant sa peur et elle com-

pare cette exhibition de ses sentiments intimes à

une exhibition de son corps nu (l. 28-29). Et si elle

parle alors des autres, on ne peut s’empêcher de

penser qu’elle pense aussi au garde. Mais cette

scène est aussi drôle mais d’un comique aux cou-

leurs sombres. Le garde est montré comme

quelqu’un d’intéressé (voir le jeu avec la bague ligne

2 qu’il regarde encore), qui ne semble pas vraiment

prendre conscience de la gravité de la situation, tout

entier fermé dans son petit moi (Cf. le début de la

scène que l’on pourrait lire aux élèves). Mais c’est

surtout la dictée laborieuse qui peut engendre à la

représentation le comique. Il y a d’abord le contraste

entre la délicatesse des propos d’Antigone et « la

grosse voix » (l. 13) du garde « qui peine sur sa dic-

tée » (l. 17). Il y a aussi sa gestuelle : il suce la mine

de son crayon avant d’écrire (l.  11). Le « Mon

chéri…» (l. 10) pathétique d’Antigone, passant par

la voix du garde peut engendrer le comique (on

pense au sketch d’Yves Montand avec la voix de

Simone Signoret en télégraphiste, racontant la dic-

tée d’un télégramme d’amour à une employée pri-

vant les mots de toute connotation sentimentale).

Ce dialogue est-il un véritable échange ? D’abord, y

a-t-il dialogue entre les deux personnages sur

scène ? Quand Antigone dicte ces mots « à côté de

cet homme » (l.  15), le garde ne relève pas, et il

semble qu’il ne se rende pas compte que ce propos

le concerne. A la question qu’il pose à la jeune fille :

« C’est pour votre bon ami ? » (l. 11), elle ne répond

pas. En fait, son propos est adressé à Hémon, le

destinataire absent comme il est de rigueur dans le

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153

2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

romans de Chrétien de Troyes : Le Chevalier de la

charrette ou Le Conte du Graal). Comment s’opère

cette révélation ? D’abord, Zucco cherche à cacher

son nom sous un autre nom (« Appelle-moi comme

tu veux », l. 4). Il se construit peu à peu un person-

nage, et cette construction se fait contre la norma-

lité : « Je ne fais pas ce que fait tout le monde » (l. 12),

et par petites touches logiques : il voyage, il parcourt

le monde (l’agent secret), il a des armes (l’agent

secret et Zucco lui-même qui affleure ici). Les condi-

tions d’émergence de l’’aveu commencent ici par un

mensonge : il n’a pas des armes, mais une seule

arme. Mais nous sommes loin encore de l’aveu du

nom. Donc chacun interroge l’autre comme

lorsqu’on cherche à faire connaissance sur un mode

puéril, ce que renforce le « et toi ? » (l. 4) et surtout la

deuxième question de la gamine sur l’identité de

l’homme : « comment tu t’appelles ? » (l.  36), sur le

mode familier des enfants, sans inversion du pro-

nom personnel «TU». Celle que Koltès nomme la

gamine est bien une gamine. Les réponses de Zucco

renvoient aussi à ce monde enchanté de l’enfance : il

se prétend « agent secret » (l.  14), et la phrase « il

voyage, il parcourt le monde, il a des armes »

(l. 16-17) est une énumération faussée par le coq à

l’âne de l’enfance qui révèle ses intérêts. Zucco

apparaît comme un petit garçon mythomane face à

la gamine. La même chose avec l’Afrique (l. 30 à 35).

La première phrase est du domaine du réel : il y a

bien en Afrique « des montagnes tellement hautes

qu’il y neige tout le temps » (l. 30-31 – les neiges du

Kilimandjaro sont célèbres !) La deuxième phrase

emprunte à l’hyperbole : « personne ne sait » (l. 31) ; et

la troisième phrase est une image inversée du conti-

nent, comme un cliché qui ne serait pas à sa place :

quand on évoque l’Afrique, on ne pense guère à la

neige et au gel, mais bien plutôt à la chaleur écra-

sante. On est là dans le domaine de la surenchère

enfantine, l’emploi du moi, le pronom personnel

marquant l’emphase en tête de phrase le confirme.

Il semble à ce moment-là, où les deux ont fait assaut

d’imagination (la gamine voudrait « faire du patin à

glace sur les lacs gelés », l. 34, et Zucco voit « des

rhinocéros blancs qui traversent le lac sous la

neige », l. 35), comme dans un échange entre deux

enfants, qu’un des interlocuteurs se rende compte

que les bornes du vraisemblable ont été dépassées

puisque la gamine change abruptement de sujet et

en revient à sa question initiale. On remarquera

qu’elle est passée du « comment t’appelles-tu ? »

(l. 3) à « comment tu t’appelles ? Dis-moi ton nom »

(l.  36), qui trahit une certaine impatience. Autre

affleurement de cette puérilité : « si tu ne me le dis

pas, je crie et mon frère, qui est très en colère, te

tuera » (l.  63-64). Un retournement s’opère après

cette menace de la gamine puisque Zucco prend

l’initiative de la question, question d’adulte qui

s’adresse à un enfant pour s’assurer de la compré-

hension d’un mot (« Est-ce que tu le sais vraiment ? »,

l. 66). La réponse de la gamine montre l’écart entre

HISTOIRE DES ARTS

Les costumes sont contemporains de la création de

la pièce, 1944. On remarque que le garde porte une

sorte d’imperméable qui peut faire penser à celui

des membres de la Gestapo. L’effet recherché est

de souligner combien le mythe d’Antigone, qui

montre le conflit entre la justice privée, religieuse et

celle de l’Etat, publique, était alors d’actualité. Sartre

et Giraudoux s’empareront aussi des mythes grecs

pour parler de notre temps. L’écriture d’Anouilh est

contemporaine et use du registre familier pour

accentuer cette actualité du mythe.

Texte 5 – Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco (1990)

p. 198 (ES/S et Techno) p. 200 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le fonctionnement de ce dialogue.

– S’interroger sur la nature de l’aveu : dire son nom.

LECTURE ANALYTIQUE

Un dialogue pour forcer l’aveuLa gamine semble conduire le dialogue : l’impératif

présent et l’interrogative (« Enlève tes chaussures.

Comment t’appelles-tu ?, l.  3) ouvrent la scène.

« Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » (l. 7), et « dis-

moi ce que tu fais » (l. 13) réitèrent cette alternance.

Mais on observe vite que les interrogatives sont

également réparties dans l’échange : Zucco

demande à la gamine si elle sait ce qu’est un agent

secret (l. 14), si elle connaît l’Afrique (l. 28) ; il n’use

de l’impératif qu’à la fin de l’extrait : « contente-toi de

cela » (l. 62). Zucco reste prisonnier du questionne-

ment que la gamine avait mis en place dès le début ;

l’étude des bouclages (Vinaver) peut nous le mon-

trer. Rappel : on parle de bouclage parfait quand les

contenus sémantiques d’une réplique renvoient à

tous ceux de la réplique précédente : «appelles»

répond à «appelle» et «toi» à «moi» (l. 3 à 5). Quand

une réplique reprend non seulement les mots mais le

rythme et la tournure syntaxique de la précédente,

on dit que le bouclage est serré (« dans la vie » répété

trois fois de la ligne 8 à 10). Enfin, si la réplique bou-

clante est séparée de celle à laquelle elle renvoie, on

dit qu’il s’agit d’un bouclage à retardement : en

reprenant l’initiative du dialogue (l. 65), Zucco cède

à la question initiale posée par la gamine, il répond

(l. 69) à la question posée (l. 3 et 36). Si Zucco se

met à la portée de la gamine, c’est néanmoins bien

elle qui mène le dialogue qui ressemble fort à un

interrogatoire. On retrouve ici la thématique médié-

vale de la révélation du nom : le nom fait l’homme, et

son dévoilement est lourd de conséquence (Cf. les

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Français 1re – Livre du professeur

permettra de l’arrêter. Le plus fort n’est donc pas

celui qu’on croit, et l’aveu arraché est ici une marque

de faiblesse.

SynthèseComme l’aveu, ainsi que nous l’avons vu, a besoin

du dialogue et de la présence de l’autre pour être

formulé, la forme théâtrale convient particulièrement

bien. Elle montre les efforts d’un personnage pour

faire accoucher la vérité que dissimule un autre per-

sonnage, avec les stratégies de l’interrogatoire qui

sont mises en œuvre (supplication, menace, désta-

bilisation). Le dialogue théâtral montre peu à peu,

grâce à son aspect performatif, les rapports de force

qui se jouent entre les personnages.

GRAMMAIRE

Sous forme simple, l’impératif (le mode de l’ordre et

de la défense) indique l’action à accomplir dans le

futur (ici, un futur proche). Ainsi le trouve-t-on en

proposition indépendante aux lignes 3, 20, 23, 36,

56, et 71. Avec le même sens, l’impératif en princi-

pale est suivi d’une complétive aux lignes 4 et 13.

Lignes 53 et 58, l’impératif présent dans la princi-

pale est précédé d’une proposition hypothétique

dont le verbe est au présent de l’indicatif, introduite

par «si». C’est une variante plus expressive de la

construction : «si» + présent de l’indicatif = futur de

l’indicatif. L’ordre donné est donc porteur d’une cer-

titude : la gamine est sûre de son fait en corrigeant

l’incertitude de l’ordre par l’expression d’un futur

implicite qu’elle masque par un présent qui ne laisse

place à aucun doute. On notera que l’expression de

l’ordre (l. 46) est suivi de «ou» qui ne marque pas une

alternative mais une conséquence hypothétique.

Perspective – Sophocle, Œdipe-Roi (Ve  siècle

av. J.-C.)

p. 200 (ES/S et Techno) p. 202 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer que celui qui est forcé d’avouer n’est pas

celui qu’on croit.

– Dresser un portrait d’Œdipe.

– Observer les stratégies pour obtenir l’aveu.

LECTURE ANALYTIQUE

Nous sommes au tout début de la pièce. Après le

Prologue, où on a vu le peuple de Thèbes supplier

Œdipe, et Créon rentrant de Delphes annoncer que

pour que la peste soit éradiquée, il faut que le cou-

pable de la mort du roi Laïos soit châtié, le Chœur

entre en scène (Parodos). Puis commence le pre-

mier épisode : Œdipe s’adresse au Chœur, puis Tiré-

sias entre en scène, guidé par un enfant. Nous allons

l’adulte et l’enfant : elle reprend le mot « sais » (l. 66)

en bouclage parfait, mais en ne l’ajustant pas à la

nouvelle construction syntaxique (l.  67). En atten-

dant, Zucco l’assassin, Zucco le violeur de la gamine

a cédé, semble-t-il, sous la menace d’une enfant qui

va le dire à son frère qui est très en colère !

Zucco, une personnalité complexePour comprendre Zucco, il faut comprendre pour-

quoi il va finir par révéler son nom ? Avec l’Afrique,

Zucco n’a plus besoin du dialogue pour peaufiner

son personnage : la réplique de la gamine (« Très

bien », l. 29), fortement comique, ne l’atteint pas. La

réplique de la gamine (l. 33-34) n’est d’ailleurs plus

qu’un commentaire de ce qu’évoque l’assassin, et

ne fait plus partie de l’interrogatoire. Prisonnier de

son système de création (un personnage qui se crée

contre) et qu’il imagine à l’instant de la représenta-

tion (aspect performatif du langage théâtral), il

invente une Afrique improbable (champ lexical du

froid et du blanc). Quand la gamine reprend abrupte-

ment son questionnement, selon une technique poli-

cière classique de déstabilisation, Zucco est toujours

prisonnier de son personnage (Cf. la reprise du mot

« secret », l. 39). Son système de défense va alors se

dégrader : d’abord « jamais, je ne dirai (futur de l’in-

dicatif) mon nom » (l. 37), réplique dans un registre

épique, héroïque en accord avec son personnage

d’agent secret. Puis : « je l’ai oublié » (l. 41). Les pré-

noms qu’il propose commencent par la lettre A

(ordre alphabétique) comme s’il s’essayait à se

mettre un nom en suivant une liste (la gamine qui

n’est pas idiote comprend qu’il se joue d’elle). Les

répliques suivantes sont ambiguës ; en effet est-ce

l’agent secret qui parle et qui craint pour sa vie, ou

bien Zucco lui-même, dont on saura qu’il a violé la

gamine ? En tous cas, il passe du présent de certi-

tude (« je ne peux pas te le dire », l. 52), à l’expres-

sion de l’hypothèse (« si je te le disais, je mourrais »,

l.  57), qui marque son fléchissement. L’interroga-

toire serré de la gamine dissipe le rêve (et la com-

munion) du début de l’échange. La gamine force

Zucco à redevenir lui-même par une technique sub-

tile et perverse : laisser rêver pour que le mensonge

prenne le pas et que l’adversaire se détende, puis

attaquer au moment où l’autre s’y attend le moins.

Zucco est rappelé à la réalité par ce dialogue qui

est, on l’aura compris un interrogatoire, d’où l’im-

portance de celui qui questionne dans la révélation

de l’aveu. La tentation monologique est mensonge ;

seul l’échange permet l’émergence de la vérité. La

victoire de la gamine est symboliquement montrée

par les didascalies : elle sort de sous la table au

début de la scène, et force Zucco à s’y cacher à la

fin. On ne manquera pas de remarquer que la

gamine, elle, n’a pas de nom et que Zucco se

contente de son explication au début (l. 5 à 7). Ce

rapport de force entre la gamine et Zucco préfigure

le destin de l’assassin. En lui révélant son nom, il lui

donne prise sur lui, et la gamine, grâce à ce secret,

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 3

La stratégie de TirésiasTirésias parsème son discours d’indices qui

devraient éclairer Œdipe. Dès le début de l’extrait,

Tirésias dit qu’il sait : « Il est terrible de savoir quand

le savoir ne sert de rien à celui qui le possède ! » (l. 1).

Et il ajoute : « Je ne fusse pas venu sans cela ». Ce

qui devrait mettre Œdipe sur la voie : c’est le roi lui-

même qui est concerné (repérer le bouclage parfait

avec la reprise du verbe venir, qui montre qu’Œdipe

est encore réceptif au propos. Lignes 5 et 6, Tirésias

met en lumière les enjeux : « mon sort » dit-il (le sort

de celui qui sait) est lié à celui d’Œdipe (« porter moi

mon sort, toi le tien »). Pourquoi ? Tous les deux sont

porteurs du même secret. Œdipe, qui fait référence

au devoir patriotique, n’entend pas. Tirésias va alors

plus loin : « Je te vois toi-même ne pas dire ici ce qu’il

faut » (l.  9). Autrement dit le devin invite Œdipe à

tenir un autre discours, ce dont se révèle incapable

le roi. Ligne14, il est plus précis encore : « n’attends

pas de moi que je révèle mon malheur », le malheur

d’être seul à savoir, d’être celui qui sait et qui ne veut

pas dénoncer, qui ne veut pas mettre au jour la

monstruosité des actes d’Œdipe. Il ajoute, en usant

de la prétérition : « pour ne pas dire, le tien ». Tout au

long de cette page, Tirésias associe son sort à celui

d’Œdipe : « je ne veux affliger ni toi ni moi » (l.  17),

dit-il. Il ne veut pas dénoncer, ce qu’il finira par faire

un peu plus loin, incapable qu’il est de rester calme

devant l’accusation, se trouvant lui-aussi submergé

par l’hybris. C’est l’accusation injuste qui ici

déclenche l’aveu, le devin ne peut plus se taire en

étant accusé faussement. Mais il ne veut pas dénon-

cer et Œdipe ne peut pas encore dire. Autrement dit,

c’est un aveu sans valeur car le coupable doit lui-

même dire la vérité : la vérité prononcée par d’autres

n’est pas entendue. Le devin et le roi sont donc por-

teurs de la vérité : mais quel usage en faire ? Ce que

nous montre la pièce et l’extrait, c’est que seul le

coupable peut se dénoncer, que la délation, la

dénonciation sont sans valeur aux yeux du roi, c’est-

à-dire de la justice. Ce que la fin du passage montre

bien. « Qui t’a appris le vrai », demande Œdipe.

« C’est toi, répond Tirésias, puisque tu m’as poussé

à parler malgré moi ». Autrement dit, l’aveu est tou-

jours porteur du vrai, et il est arraché contre son gré

en quelque sorte, ce que nous avons pu vérifier

dans tous les textes de la séquence. Mais, pour qu’il

soit accepté, il doit être l’émanation de la personne

concernée directement.

HISTOIRE DES ARTS

Il s’agit de l’épisode de la rencontre d’Œdipe avec le

Sphinx (on dit aussi la Sphynge) : arrivant près de la

ville de Thèbes, le jeune homme se trouve face à

cette créature au corps de lion et au buste de femme.

Celle-ci pose une énigme à tous les voyageurs et

dévore impitoyablement ceux qui échouent. Elle

demande à Œdipe : « Quel est l’être qui marche sur

quatre pattes au matin, sur deux à midi et sur trois le

assister à un retournement de situation ; en effet,

c’est l’innocent qui est contraint à l’aveu, alors que le

coupable se mue en accusateur et mène l’interroga-

toire. On remarquera également que le fin mot de

l’énigme est révélé dès le début de la pièce. Ce qui a

visiblement intéressé Sophocle, c’est de montrer

comment Œdipe va finir par proférer l’aveu et se

reconnaître coupable de la mort de Laïos. C’est ce

lent processus pendant lequel l’accusateur va se

changer en accusé qui est à l’œuvre pendant toute la

durée de la pièce.

Œdipe dans le déni. Sa stratégie.Œdipe veut faire avouer à Tirésias le nom du cou-

pable. Comment s’y prend-il ? D’abord, il s’en réfère

au devoir qu’on doit à la patrie, la ville de Thèbes,

qualifiée de « mère » (l. 7-8). Il est là dans son rôle de

« tyrannus », de roi, garant de l’ordre public. Ensuite, il

supplie Tirésias, en un retournement de situation,

puisqu’au Prologue, c’est Thèbes qui suppliait Œdipe

(l. 12). La supplication n’ayant pas d’effet sur le devin,

Œdipe en revient à la notion de devoir envers la

patrie : ne pas dire, c’est trahir et perdre son pays

(puisque la peste continuera ses ravages) (l.  16).

Œdipe manque visiblement d’arguments, d’où le

recours, naturel chez lui, à la colère : « Tu mettrais en

fureur un roc » (l. 19), dit-il, avec une traduction qui

propose un futur à valeur de présent ! Colère qu’il jus-

tifie avec l’argument précédent, le recours au devoir

que l’on doit à sa ville (l.  24-25). La précaution du

futur est balayée par un présent pleinement assumé :

« la fureur où je suis » (l. 31), dit-il, fureur qui montre

ses limites dans l’accusation où l’excessif se mêle

aux approximations : en effet, il « entrevoi(t) », ce qui

est fort différent de « savoir », et il va même jusqu’au

ridicule en disant : « Si tu avais des yeux, je dirais que

même cela (le crime), c’est toi, c’est toi seul qui l’as

fait » (l. 33-34). Œdipe ne se contrôle plus, victime de

l’hybris, de cet orgueil condamné par les Grecs, et qui

est peut-être la seule marque de la culpabilité d’un

Oedipe victime d’un oracle cruel.  Cette stratégie

(mais peut-on alors parler de stratégie consciente ?)

de la colère réussit, puisqu’accusé, Tirésias se défend

en révélant le nom du coupable qui n’est autre

qu’Œdipe lui-même. Mais la colère du roi peut encore

monter d’un cran puisqu’il n’entend pas, littérale-

ment, ce que dit le devin aveugle : « Mais comment

crois-tu donc te dérober ensuite ? » (l. 41). L’aveu de

Tirésias est perçu comme un mensonge. Tout aveu se

fait au risque du mensonge. De plus pour Œdipe, si

Tirésias cache le nom du coupable, c’est que le cou-

pable n’est autre que Tirésias lui-même, raisonne-

ment très révélateur de ce qui va ensuite se passer,

puis qu’Œdipe cache en lui le nom du coupable qui

est… lui-même ! Œdipe fait avouer l’autre, il est dans

le déni de la culpabilité qu’il reporte sur l’autre : on

comprend la fascination de Freud pour cette pièce !

Ainsi l’aveugle n’est pas celui qu’on croit, et se vérifie

l’expression populaire qui dit que la colère aveugle.

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Français 1re – Livre du professeur

soir ? » Œdipe résout l’énigme et le Sphinx, de dépit, se jette dans le précipice. La représentation antique insiste sur la réflexion : Œdipe est représenté dans une attitude de penseur. Le sphinx est perché sur une colonne, dans une attitude de dominateur, de prédateur. Les rôles sont distribués sans équivoque. La peinture de Moreau est beaucoup plus équi-voque, une certaine sensualité se dégage de l’af-frontement des deux êtres, même si des détails macabres comme le pied au premier plan évoquent la mort. Ce tableau symboliserait-il la victoire de cer-taines passions destructrices ? Ce peut être la lutte entre le bien et le mal ; Pierre-Louis Mathieu, spécia-liste de Gustave Moreau commente ainsi son œuvre : «Le peintre suppose l’homme arrive à l’heure grave et sévère de la vie, se trouvant en présence de l’énigme éternelle. Elle le presse et l’étreint sous sa griffe terrible. Mais le voyageur, fier et tranquille dans sa force morale, la regarde sans trembler. C’est la chimère terrestre, vile comme la matière et attractive comme elle, représentée par cette tête charmante de femme avec ses ailes prometteuses de l’idéal, mais le corps du monstre, du carnassier qui déchire et anéantit.» Gustave Moreau est symboliste : s’ap-puyant sur la tradition du passée, il s’efforce de tra-duire les «éclairs intérieurs» qui sont en lui et consa-crer le rôle prééminent de l’imagination. Son génie, dit André Breton, a été de revivifier les mythes antiques et bibliques. Par une accumulation auda-cieuse de détails et un usage sans précédent du trait et de la couleur, Moreau cherche, avant tout, à pré-server le mystère de sa création. Les surréalistes se revendiquèrent comme ses héritiers.

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

Texte 1 – Acte I (début)p. 204 (ES/S et Techno) p. 206 (L/ES/S)

LECTURE ANALYTIQUE

Nous sommes au tout début de la pièce. La didasca-lie initiale a brossé le décor où va se dérouler ce pre-mier acte : une petite ville de province, sur une place publique. Il fait très chaud et l’arbre qui ombrage chichement est poussiéreux. Nous sommes dans une ville du sud. À gauche, une épicerie, à droite une terrasse de café où vont venir s’asseoir les deux amis : Bérenger et Jean (dont les didascalies nous décrivent le costume). Les cloches carillonnent. Le décor et les situations se veulent réalistes.On observera que l’espace va se réduire peu à peu, à mesure de l’ampleur des métamorphoses : la place publique à l’acte I ; l’acte II se déroule successive-ment dans le bureau d’une administration, puis dans la chambre de Jean ; enfin dans l’acte III, nous ne sortons pas du huis clos de la chambre de Bérenger. Peu à peu le dialogue s’éteint également puisque la pièce se termine sur le long monologue de Bérenger, après une série d’échanges marquant l’incompré-hension des personnages entre eux.

Une scène d’exposition, deux portraitsComme nous l’avons vu, nous sommes sur une place publique et deux amis se retrouvent à la ter-rasse d’un café où une serveuse va venir prendre leur commande. La situation initiale ne peut pas être plus banale. Le langage est également banal, c’est celui du quotidien : « Bonjour, Messieurs, que dési-rez-vous boire ? » (l. 35), dit la serveuse. Notre extrait montre combien Jean et Bérenger sont différents. Ils sont apparus deux pages plus avant : « Jean est très soigneusement vêtu : costume marron, cravate rouge, faux col amidonné, chapeau marron. Il est un peu rougeaud de figure. Il a des souliers jaunes, bien cirés ; Bérenger n’est pas rasé, il est tête nue, les cheveux mal peignés, les vêtements chiffonnés ; tout chez lui exprime la négligence, il a l’air fatigué, somnolent ; de temps en temps à autre, il bâille. » (Éditions Gallimard, coll. « Folio Théâtre », p. 14). Qui

est Jean ? On remarque d’emblée l’emploi de l’im-pératif : « Tournez-vous » (l. 1) répété deux fois celui des phrases exclamatives : « c’est lamentable, lamentable ! » (l. 7), « on le serait à moins ! » (l. 9), « de la volonté, que diable ! » (l. 14-15), etc. ; et celui des interrogatives (l. 5 20, 27, 29, 34, 49). Dans ce couple d’amis, le dominant est apparemment Jean qui n’hésite pas à poser des questions indiscrètes : « Où donc ont eu lieu vos libations cette nuit ? » (l. 27), et à porter des jugements sur son ami : « c’est lamen-table » (l.  7), « je vaux mieux que vous » (l.  22-23). Mais surtout Jean est présenté comme un parangon de la normalité et du conformisme (ce qui a son importance, puisque sa transformation occupera le deuxième tableau de l’acte II). Et il est fier de cette normalité : « Mon cher, tout le monde travaille et moi aussi, moi aussi comme tout le monde » (l. 14-15). Pour lui, « l’homme supérieur est celui qui remplit son devoir » (l.  23), et cet aphorisme montre bien combien il est discipliné, combien il est un bon citoyen. Son devoir consiste à être un bon employé (l. 25), et aussi à être sage et à refuser les invitations à s’encanailler : « y suis-je allé, moi ? » chez Auguste, dit-il, ce à quoi Bérenger répond ironiquement que « c’est peut-être parce qu’(il) n’(a) pas été invité » (l. 35). L’explication qu’il s’apprête à donner quant au refus qu’il aurait opposé à l’invitation, est oppor-tunément interrompue par le bruit du rhinocéros (l. 45). Il est donc fier d’être un homme normal, et il a la volonté de l’être (l. 16-17). Il impose en quelque sorte une dictature de la médiocrité : « tout le monde doit s’y faire » (l. 20), Bérenger comme les autres et lui-même. Rien ne doit dépasser donc. Cette médiocre normalité fait de lui, pense-t-il, un homme supérieur. Il répond à sa question (« seriez-vous une nature supérieure ? », l.  20) par une démonstration en trois points qui trahit l’homme orgueilleux, jaloux ou envieux peut-être de la liberté que s’accorde Bérenger, et surtout agressif : d’abord il se hisse au niveau de son ami : « je vous vaux bien »  ; puis il commence son dépassement : « et même, sans fausse modestie, je vaux mieux que vous » ; et enfin, il laisse loin derrière lui son ami avec son aphorisme sur l’homme supérieur dont le portrait est le sien (l. 22-23). Il n’y a pas de tolérance chez Jean qui a

Séquence 4

Eugène Ionesco, Rhinocéros (1959) p. 203 (ES/S et Techno)p. 205 (L/ES/S)

Problématique : Quels sont les enjeux de la pièce du point de vue politique et moral ? Quelles questions pose-t-elle au niveau de la représentation théâtrale ?

Éclairage : Il s’agit d’observer comment Ionesco montre, dans un milieu banalement individualiste, l’émer-gence d’un phénomène de masse dont les conséquences (la métamorphose des hommes en rhinocéros) ne sont, au départ, perçues par personne. Nous nous intéresserons aussi au personnage de Bérenger, homme ordinaire qui sera, à la fin de la pièce, le dernier homme. Enfin, nous verrons aussi comment on peut représenter ces métamorphoses sur le théâtre.

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Français 1re – Livre du professeur

« honte » d’être l’ami de Bérenger (l. 7). Encore la tra-

hison d’une agressivité latente. Enfin, il a sans doute

une réputation de bonnet de nuit, puisqu’il n’a pas

été invité à la fête d’Auguste (l. 29). Et son emploi du

mot « libation » (l. 27) trahit le pédant satisfait, qui, en

choisissant ce mot du langage soutenu, marque son

mépris pour les amusements de Bérenger. Jean est

bien le porte-parole des « gens » ordinaires, ceux qui

imposent un conformisme aliénant, et qui s’expri-

ment dans un langage creux où foisonnent les lieux

communs. Son élégance par trop voyante traduit

sans doute l’homme orgueilleux, frustré. La muta-

tion du deuxième acte est ainsi préparée dès le

début de la pièce. Qui est Bérenger ? A la dureté de

Jean, répond la mollesse de Bérenger (« Bérenger

étend mollement sa main vers Jean », l. 2 ; « toujours

mollement », l.  3, disent les didascalies). Il a une

tenue et un air négligés comme on l’a vu au début de

la pièce. Jean a sorti de ses poches successivement

une cravate, un peigne, une petite glace, et c’est

donc tout naturellement que Bérenger attend une

brosse (l. 2-3) : rien ne peut l’étonner ou le choquer.

Bérenger a un problème avec l’alcool, comme on

peut le voir à différents moments de la pièce. Jean

fait allusion aux libations qui doivent être habituelle-

ment sévères puisque Bérenger ne se souvient de

rien (l.  6 et 27). A l’acte II, Botard fait signe que

Bérenger boit et Daisy, à l’acte III est obligée de lui

mesurer le cognac. Ce goût pour l’alcool va de pair

avec son indolence (qui sera extrême à la fin du pas-

sage). Et son absence d’énergie est une consé-

quence de son inadaptation à la vie normale : il

« s’ennuie dans cette ville », et il n’est « pas fait pour

le travail qu’(il a) » (l. 10-11). L’ennui appelle les dis-

tractions (l. 10) dont l’alcool est le centre. Bérenger

aime les distractions et les vacances (« je n’ai que

vingt-et-un jours de congé par an », l. 16, regrette-t-

il). Cependant, des qualités humaines sont égale-

ment perceptibles : il est modeste (« je ne prétends

pas », l. 21). Il est aussi attentif aux autres (« je n’ai

pas pu refuser. Cela n’aurait pas été gentil […] »,

l. 33). Et il ne manque pas d’ironie (l. 26 et 35). Bref,

Bérenger est mou et paraît traverser la vie comme

un somnambule. Il a l’air sans cesse fatigué et sa

mise est négligée. Il a un côté marginal qui annonce

aussi qu’il sera rétif aux transformations de masse.

L’irruption du rhinocéros (texte et représentation)On remarquera d’abord que le bruit d’abord « très

éloigné, mais se rapprochant très vite » (l. 31) n’inter-

rompt pas le dialogue entre Jean et Béranger. Ce

bruit devrait faire peur puisqu’il s’agit « d’un souffle

de fauve et de sa course précipitée » (l. 32). La pré-

sence d’un fauve en liberté devrait susciter des

réactions ! Il est précisé plus bas (l. 47) que ce sont

des « bruits du galop d’un animal puissant et lourd »,

et qu’on entend « un halètement » (l. 49). Les bruits

se superposent au dialogue sans interférer (« des

bruits qu’il ne perçoit pas consciemment » précise la

didascalie ligne 40) : la seule réaction repérable est

que Jean force la voix pour répondre à Béranger

(« criant presque pour se faire entendre », l. 38). Tout

à son explication du fait qu’il aurait de toute manière

refusé l’invitation d’Auguste, Jean ne sort pas de lui-

même et de son dépit probable. Au sens propre, les

deux hommes n’entendent pas le monde autour

d’eux : Bérenger, en effet, « sans avoir l’air d’en-

tendre quoi que ce soir » (l. 52) répond à Jean comme

si de rien n’était. C’est toutefois Jean qui réagit le

premier (peut-être n’a-t-il pas très envie de dévelop-

per les raisons pour lesquelles il ne serait pas venu

et, de ce fait, redevient conscient de son environne-

ment…), parce que « les bruits sont devenus

énormes » (l. 45). La réaction de Jean est très stéréo-

typée : « Que se passe-t-il ? » (l.  46) demande-t-il

dans une formule du langage soutenu. Cette ques-

tion est réitérée sous une forme plus familière : « Mais

qu’est-ce que c’est ? » (l. 49-50), trahissant la peur

qui fait se fissurer son personnage d’ « homme supé-

rieur ». La gestuelle de la peur mêlée d’étonnement

est ensuite suivie scrupuleusement : il « se lève d’un

bond, fait tomber sa chaise en se levant » (l. 56-57),

et il regarde enfin dans la direction du bruit (l. 58), en

« montrant du doigt », au comble de la surprise : « Oh !

Un rhinocéros ! » (l.  61), formule qui sera reprise

comme une litanie par tous les protagonistes de la

scène. La prise de conscience du phénomène est

lente (la serveuse n’est pas plus réactive que Jean),

et même nulle pour Bérenger, « toujours un peu

vaseux » (l. 60), qui semble ne rien entendre du tout,

même au paroxysme du bruit, comme s’il était,

d’emblée, radicalement étranger au monde des rhi-

nocéros. Tout cela traduit une perception très tron-

quée du monde extérieur, et une absence de curio-

sité hors de l’égoïsme familier.

SynthèseCet extrait peut-être qualifié de scène d’exposition

en ce sens où l’on voit l’irruption de l’irrationnel dans

un contexte banal, ce qui va constituer l’intrigue de

la pièce, et où se dessinent le portrait des deux pro-

tagonistes, deux amis que tout sépare, chacun

représentatif des deux façons de réagir à cet événe-

ment extraordinaire. Et ces traits de caractère de

ces deux personnages annoncent l’évolution qu’ils

vont suivre : s’opposent deux destinées, celle de

l’homme discipliné (Jean) et celle du réfractaire mar-

ginal (Bérenger).

VOCABULAIRE

Le mot « libation » est emprunté à la langue reli-

gieuse. Il est formé à partir du latin libare qui signifie

« répandre un liquide » (lait, vin, eau, etc.) en l’hon-

neur d’un dieu. Au pluriel, il prend, depuis le

XVIIIe siècle, une connotation plus négative et s’em-

ploie au sens d’absorber de l’alcool de façon abon-

dante et répétée.

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On pourrait suivre le plan suivant :

I. Une situation normale et l’irruption de l’étrange

II. Le personnage de Jean

III. Le personnage opposé de Bérenger

Texte 2 – Acte I (fin)

p. 206 (ES/S et Techno) p. 208 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer la construction polyphonique de cette

scène et en analyser les effets.

– Déterminer ce que cette scène a d’inquiétant.

– Préciser les portraits de Bérenger et Jean.

LECTURE ANALYTIQUE

L’apparition du rhinocéros frappe davantage Jean

que Bérenger, et ce sera l’objet d’une première que-

relle entre eux : Bérenger attache peu d’importance

à cet animal et se contente de constater que « ça fait

de la poussière ». Daisy (désir) dont Bérenger est

l’amoureux timide, apparaît ; mais il ne se sent pas

de taille à rivaliser avec son collègue de bureau

Dudard (tout un programme !). Le portrait de Béren-

ger se complète : il ne se sent pas à l’aise dans l’exis-

tence et Jean se moque de lui, lui donne une leçon

de morale et de volonté et prétend lui conseiller des

recettes pour se cultiver. A une table voisine, un

vieux Monsieur se fait expliquer le syllogisme par un

Logicien. Le rhinocéros semble bien oublié quand

soudain, les bruits se font de nouveau entendre. Les

personnages se mettent à parler plus fort jusqu’à ce

qu’ils aperçoivent l’animal. La Ménagère apparaît en

larmes, son chat mort, écrasé par la bête, dans les

bras. Suit une conversation complètement décalée

sur ce qui vient de se passer.

Une dispute décaléeLes deux enjeux de cette scène pour les person-

nages sont, d’une part, de faire boire une ménagère

parce qu’elle a perdu son chat, l’alcool fort étant

réputé soulager les grandes peines. Les person-

nages répondent par un cliché à la douleur vraisem-

blablement sincère de la dame. Mais ce qui est

étrange, c’est que ces braves gens se préoccupent

de la conséquence (le rhinocéros a écrasé la pauvre

bête) et non de la cause : pourquoi ce rhinocéros

traîne-t-il dans les parages ? Autre étrangeté : la dis-

pute entre Bérenger et Jean. Elle porte sur l’identité

du rhinocéros (Asie ou Afrique ?) et non pas sur la

raison pour laquelle il fonce dans les rues de la petite

ville. Les personnages ne traitent pas de l’essentiel

et voient l’événement par le petit bout de la lor-

gnette : celui du fait divers et de la querelle

d’ « experts ». Quelle est l’argumentation de Béren-

ger pour contester le nombre de cornes vues par

Jean, et donc le nombre de rhinocéros apparus ?

C’est une argumentation rationnelle qui s’appuie sur

l’observation : d’abord « le fauve est passé à une

telle vitesse, à peine avons-nous pu l’apercevoir »

(l.  10-11). Constat appuyé par le vieux Monsieur

(l. 13), et suivi d’une déduction. Comme il allait trop

vite, « vous n’avez pas eu le temps de compter ses

cornes » (l. 15). Le raisonnement tenu par Bérenger

est encore déductif et l’argument n’est pas différent

du précédent. Ligne 17, il en revient à l’observation

et au constat : « En plus, il était enveloppé d’un

nuage de poussière ». Le « en plus » a une connota-

tion enfantine assez prononcée. Ligne 28, il continue

sur le mode de l’observation et du constat : « il fon-

çait tête baissée » (l.  28). Bérenger n’a qu’un seul

argument à opposer à la mauvaise foi de Jean que

nous verrons plus bas : il remonte à la cause, lui,

pour en déduire qu’il était impossible de voir quoi

que ce soit. Mais cette recherche de cause est déri-

soire, parce que les deux hommes se focalisent sur

un détail : le nombre de cornes ! Puisqu’il n’a qu’un

argument, Bérenger en est réduit à l’insulte : il traite

les propos de Jean de « sottises » (l. 32, 37), puis la

personne même de Jean dans une attaque ad homi-

nem : à l’aide d’une gradation ascendante toujours

plus virulente, Jean est qualifié de « sot », de « pré-

tentieux », et de « pédant » (l.  41, 42, 44). Mais il a

dans sa manche un dernier argument : puisque les

vertus de l’observation ne sont pas reconnues, reste

la connaissance. Ce retournement ironique de situa-

tion ne manque pas de sel : Jean a reproché à

Bérenger de ne pas être cultivé ; or c’est Bérenger

qui a raison : le rhinocéros d’Asie est bien unicorne

(comme sur la gravure de Dürer) et c’est celui

d’Afrique qui possède deux cornes. Cet argument

d’autorité (mais qui ne peut fournir sur place sa

source) sera contesté par Jean dans la suite de la

scène qui prendra la même posture. Quels sont les

arguments qu’oppose Jean ? « Moi, je ne suis pas

dans le brouillard », dit-il d’abord (l. 25) faisant réfé-

rence à l’état « vaseux » de Bérenger au début de la

pièce. D’où l’argument déductif qui suit : « Je calcule

vite, j’ai l’esprit clair » (l.  25). Le constat établi par

Béranger, pourtant corroboré par le vieux Monsieur,

est donc contesté. Son deuxième argument est

fondé sur la mauvaise foi. Au « il fonçait tête bais-

sée » de Bérenger, il oppose un « Justement, on

voyait mieux » (l. 30). Qu’il ait la tête droite ou bais-

sée ne change rien au fait que dans la poussière, il

est difficile d’apercevoir quoi que ce soit. Il quitte

vite le domaine de l’argumentation pour le prendre

de haut : « vous osez prétendre que je dis des sot-

tises ? » (l. 34), et ajouter : « je ne dis jamais de sot-

tises, moi » (l. 39), sous-entendant par là que Béren-

ger est coutumier du fait. La colère balaie toute

argumentation rationnelle et c’est à ce moment, où

ils basculent dans l’irrationnel de la querelle et de

l’insulte que « les autres personnages délaissent la

Ménagère et vont entourer Jean et Bérenger qui dis-

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Français 1re – Livre du professeur

cutent très fort » (l. 47-48) et, comme dit l’Épicière un

peu plus loin attendent plus ou moins qu’ils se

battent (ces personnages sont des badauds). Le rhi-

nocéros est oublié tout à fait dans cette querelle des

cornes (dont Jean affublera Bérenger un peu plus

loin. Ainsi, les gens sont intéressés par deux faits

divers : la mort du chat et la dispute entre les deux

hommes, et non par l’essentiel. Ce passage précise

le portrait des deux protagonistes. Bérenger se

révèle pugnace, ce qui contraste avec la mollesse

du début. Il prend vite la mouche, la didascalie nous

indique il est « soudain énervé » (l. 9). Son mode de

penser est également remarquable ; il observe, il

déduit, et il a des connaissances précises. Jean,

fidèle à lui-même, est hautain, méprisant, de mau-

vaise foi. Il se transformera en rhinocéros, Bérenger

non. Ce passage à la polyphonie comique, entrela-

çant un thème principal (la querelle) et un thème

secondaire, comme en mineur (réconforter la vieille

dame de la mort de son chat) est au final déran-

geant : le spectateur observe ces personnages inca-

pables de considérer le grave événement de l’appa-

rition des rhinocéros, et se noyant dans des détails

insignifiants.

Une composition complexe Les personnages ne parlent pas ensemble mais par

petits groupes que nous pouvons définir ainsi :

– ligne 1 à 5 : Daisy, le Patron et Jean : ce rhinocéros

est-il le même que le premier ?

– ligne 7 et 8 : le vieux Monsieur et la Ménagère à qui

il présente du cognac pour la remettre de ses émo-

tions.

– ligne 9 à 11 : Bérenger parle à Jean, continue son

adresse (l. 15 et 17), et son ami ne lui répondra qu’à

la ligne 25.

Entre-temps, Daisy parle à la Ménagère (l. 12 et 18),

comme le Patron (l.  14), et le vieux Monsieur

(l.  19-20) ; l’Épicière parle à la serveuse (l.  16). Et

quand la Ménagère a enfin bu son cognac, la Ser-

veuse, l’Épicière et Daisy constatent le fait de

« Voilà ! » qui se succèdent en cascade. Le vieux

Monsieur s’immisce un court instant dans le dia-

logue Bérenger/Jean (l. 13). À partir de la ligne 25,

les échanges sont plus entrelacés encore, en ce

sens où il n’y a plus amorce de dialogue, mais répar-

ties isolées par celles d’autres conversations. Les

deux conversations, celle qui concerne le rhinocéros

et l’autre la Ménagère et son chat se mêlent inextri-

cablement si bien qu’on a l’impression de non-sens

comique dans le propos. On peut distinguer deux

ensembles : d’abord de la ligne 25 à 31 où l’on repère

le dialogue Bérenger/Jean qui est fragmenté par une

série de contrepoints qui en deviennent ambigus :

ainsi quand le vieux Monsieur dit « ça va mieux »

(l. 27), en s’adressant à la ménagère, il semble néan-

moins commenter la réplique de Jean qui précède

juste : « je ne suis pas dans le brouillard. Je calcule

vite, j’ai l’esprit clair » (l. 25-26). Quand Bérenger dit

à Jean : « Il fonçait tête baissée, voyons ! » (l. 28), le

Patron semble commenter : « n’est-ce pas qu’il est

bon » (l.  29), comme si la rime en « on » de « bon »

répondait à « voyons » par contamination, alors qu’on

attendrait presque : n’est-ce pas qu’il est bien ? Mais

c’est à partir de la ligne 32 que le sens de ce dia-

logue polyphonique apparaît clairement, quand

Bérenger s’exclame : « Sottises ! Sottises ! ». Obser-

vons : le dialogue prend une forme qui n’est pas la

sienne, puisqu’aucun des personnages ne parle au

suivant, mais « Sottises » (l. 37), est suivi de « raison »

(l. 38), lui-même suivi de « sottises » (l. 39), puis de

« philosophe » (l. 40). À ce mot peut répondre « pré-

tentieux » (l. 41) et « pédant » (l. 42). Sans se parler,

les personnages dressent le portait du philosophe et

de sa raison : si l’un est prétentieux et pédant, l’autre

n’est que sottises. Ainsi les valeurs de l’Humanisme

sont-elles ridiculisées par cette conversation chorale

qui n’a ni queue ni tête, mais surtout ne s’intéresse

qu’à des détails, le fait divers du chat écrasé et le

nombre de cornes du rhinocéros, et non à l’essen-

tiel : quelle est la cause de l’apparition du rhinocéros

dans cette petite ville paisible du sud ?

SynthèseBérenger est le personnage central, présent tout au

long de la pièce. Avec sa gaucherie, son allure

minable, Bérenger s’apparente à une lignée de per-

sonnages de la littérature contemporaine qui ne sont

ni des héros, ni des antihéros, mais des hommes

moyens qui, malgré eux, assument la fonction de

protester contre ce qui abaisse ou nie l’humain

(Meursault, Roquentin, K.). Cet individu moyen,

confronté à une situation extraordinaire, se caracté-

rise aussi par les traits qui le distinguent des autres

personnages, ce qui explique qu’il finisse par assu-

mer ce destin.

1. Bérenger, un personnage médiocreSes faiblessesLes pages citées ci-après renvoient à la Rhino-céros, pièce publiée aux éditions Gallimard dans la collection « Folio Théâtre ».– Dès sa première apparition, il nous est montré

comme un personnage qui néglige son apparence

physique :

– p.  14 : il n’est pas rasé, ses cheveux sont en

désordre ;

– p.  19 : ses vêtements chiffonnés sont plein de

poussière : tout chez lui exprime la négligence.

– Son goût pour l’alcool est un trait important du

personnage signalé à plusieurs reprises :

– acte I (p. 16-17) : les reproches de Jean ;

– acte II (p. 103), Botard fait le signe qu’il boit ;

– acte III (p. 170), il ne résiste pas à boire du cognac ;

– acte III (p. 223), Daisy est obligée de lui mesurer le

cognac.

– Ce goût pour l’alcool va de pair avec une indolence,

une absence d’énergie qui se manifestent au premier

acte par son absence de réaction devant les pre-

mières apparitions de rhinocéros. Il ne s’étonne pas :

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

– page 25 : « il me semble, oui, c’était un rhinocéros !

ça en fait de la poussière. »

– Il refuse même de s’y intéresser :

– page 30 : « Allons, qu’en dites-vous ? – Ben… rien…

ça fait de la poussière. »

– page 40 : « Parlons d’autre chose… »

– Cette absence d’énergie se retrouve dans son

manque d’enthousiasme au travail.  Bérenger est

présenté comme un employé paresseux qui arrive en

retard et à qui le travail pèse :

– page 20 : « je ne suis pas fait pour le travail que

j’ai… »

– Et dans son manque d’intérêt, son absence de

culture (Cf. les conseils de Jean pour améliorer sa

culture p. 57 et 59) :

– page 48 : « Moi, je n’ai pas d’avenir, pas fait

d’études, je n’ai aucune chance. »

– Cette absence d’énergie se transforme en panique,

voire en lâcheté lorsque la situation devient critique.

A l’acte III, il se barricade chez lui pour échapper aux

rhinocéros (p. 171), et ne sait qu’exprimer sa peur

(p. 177 : « j’ai peur de la contagion »).

– Bérenger se caractérise également par son incapa-

cité à vivre avec les autres, à s’insérer dans la

société :

– page 42 : « je me sens mal à l’aise dans l’existence

parmi les gens ».

– La pièce le montre dans une succession de rup-

tures avec les autres : la rupture avec Jean s’accom-

plit à l’acte I : d’abord passif face aux remontrances

et aux conseils de Jean, Bérenger finit par se montrer

agressif (p. 69 et sv), pour finalement regretter son

absence de conciliation. Cette attitude contradictoire

montre le caractère indécis du personnage. Rupture

avec Daisy aussi, avec qui s’ébauchait une idylle.

L’acte III nous montre en raccourci l’histoire d’un

amour qui se brise. Dans ce processus, on retrouve

le même mouvement que précédemment : Bérenger

place tout son espoir dans Daisy, il l’abreuve de

paroles d’amour, mais devant son impuissance à la

convaincre de résister, il se laisse emporter et la gifle

pour aussitôt le regretter. Cette maladresse du com-

portement chez Bérenger vient du fait qu’il a du mal

à s’imposer aux autres, qu’il s’exprime mal et qu’il

n’arrive pas à convaincre (Cf. p. 198 : face à Dudard,

il s’embrouille dans sa démonstration). Ses interlocu-

teurs lui coupent souvent la parole (Jean/Dudard) ou

bien lui présentent une image négative de lui-même

et de ses facultés intellectuelles :

– acte I (Jean) : « Vous ne réfléchissez jamais à rien »

(p. 40) et « Des élucubrations » (p. 43). 

– acte II (Botard) : « Il a tellement d’imagination »

(p. 103).

– acte III (Dudard) : « Vous manquez d’humour »

(p. 183) ; « Que vous êtes intolérant ! » (p. 194), et

« Vous mélangez tout dans votre tête » (p. 196).

– acte III (Daisy) : « C’est parce que tu n’as pas d’ar-

gument » (p. 240).

– Ce médiocre apparaît aussi comme un inadapté

social qui n’arrive pas à s’imposer.

Ses qualités– Il éprouve le désir naïf de s’instruire. Il a du cœur et

du bon sens. Il se reproche de s’être laissé emporter

avec Jean et Daisy. Il croit aux vertus de l’amitié et

de l’amour.

2. Bérenger, un marginal qui devient un hérosAlors que tous les autres personnages s’identifient à

leurs personnages sociaux ou tiennent des discours

toujours marqués au coin de la certitude, Bérenger

présente la particularité d’être taraudé par une

inquiétude métaphysique, un malaise existentiel :

« Non, je ne m’y fais pas à la vie » (p. 20).

Ce malaise qui fait de lui un personnage désespéré,

lui permet d’échapper aux comportements et aux

discours collectifs, et de défendre jusqu’au bout

(sauf au moment du doute dans le monologue final),

des idées humanistes. Son évolution se remarque

surtout à l’acte III avec son refus (« non ») et les

questions qu’il se pose. Face à Jean, il a dit : « Vous

vous rendez bien compte que nous avons une philo-

sophie… un système de valeurs » (p. 160). Bérenger

maintient envers et contre tous l’absurdité de deve-

nir rhinocéros, il se sent solidaire de l’humanité :

– page 195 : « un homme qui devient rhinocéros,

c’est indiscutablement anormal. »

– page 211 : « comment peut-on être rhinocéros ?

c’est impensable, impensable. »

Et il essaie de défendre un certain nombre de prin-

cipes idéalistes :

– page 187 : « je crois à la solidarité internationale. »

– page 236 : « A nous deux, nous pourrons régénérer

l’humanité. ».

Il est scandalisé par le peu de résistance. Paradoxa-

lement, c’est ce malaise, cette inadaptation qui lui

permet de résister et de découvrir ses facultés d’in-

dignation à partir de l’acte III :

– page 185 : « je ne pense pas m’y habituer. »

– page 186 : « je ne veux pas accepter cette situa-

tion. »

– page 202 : « c’est une honte ! une honte votre mas-

carade. »

– page 211 : « Ah ! non, moi, je ne peux pas m’y

faire. »

Ce faible montre néanmoins de la compréhension

pour les autres et tente dans la mesure de ses

moyens de les sauver d’eux-mêmes :

– acte II, à propos de Jean : « Je ne peux tout de

même pas le laisser comme cela, c’est un ami. Je

vais appeler le médecin, c’est indispensable, indis-

pensable » (p. 163).

– acte III, il essaie de retenir Dudard (p. 217).

Bérenger s’achemine donc tout au long de la pièce

en partant d’une attitude passive et de retrait, vers

une attitude d’affirmation de soi (« c’est nous qui

avons raison, Daisy, je t’assure », p. 238). Cepen-

dant jusqu’à la fin, sa décision demeure incertaine.

La peur de la solitude le saisit, et il n’assume sa

condition d’homme que devant l’impossibilité de

devenir rhinocéros.

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Français 1re – Livre du professeur

VOCABULAIRE

Un homme prétentieux est désireux d’attirer l’admi-

ration, de se mettre en valeur pour des qualités qu’il

n’a pas. On peut dire aussi présomptueux. Jean pré-

tend en effet ne jamais dire de sottises, calculer vite

et avoir l’esprit clair... Bérenger sous entend que

Jean n’est pas lucide du tout face à la situation.

Un pédant fait étalage de son savoir de manière pré-

tentieuse. On peut dire aussi cuistre. Bérenger fait

référence à ce que Jean prétend savoir des rhinocé-

ros d’Afrique et d’Asie.

LECTURE D’IMAGE

Ce rhinocéros gravé par Dürer, comme recouvert

d’une cuirasse, est proprement effrayant. Sa massi-

vité donne l’impression d’une force qu’on ne peut

arrêter. Quant à la tête de l’animal, elle n’exprime ni

l’intelligence ni la légèreté. Chez Ionesco, au Mino-

taure, au Sphinx, au monstre qui sort de l’eau et tue

Hippolyte dans Phèdre, succède la figure de la

bêtise qui rappelle au spectateur de la pièce que

l’obéissance de nos jours est obéissance à une

force brutale, aveugle, inhumaine, une obéissance

consentie. On remarquera que dans le titre choisi

par l’auteur, il n’y a pas d’article, défini ou indéfini, et

que le mot rhinocéros garde la même orthographe

au singulier et au pluriel. Cette force animale n’est

pas définissable.

Texte 3 – Acte II, Tableau 2

p. 208 (ES/S et Techno) p. 210 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser l’étrangeté inquiétante de la métamor-

phose de Jean.

– Montrer la faillite du discours humaniste.

– Observer comment Ionesco s’y prend pour rendre

possible la transformation sur scène.

LECTURE ANALYTIQUE

Bérenger est venu rendre visite à Jean pour s’excu-

ser de leur dispute de la veille. Il trouve son ami cou-

ché, de mauvaise humeur, et en apparence malade.

Progressivement, Jean présentera des symptômes

physiques de sa métamorphose : altération de la

voix, bosse qui va grandissant, mal de tête, teint

devenant verdâtre, respiration difficile, et des symp-

tômes psychiques et intellectuels : refus de voir le

médecin mais le vétérinaire, misanthropie, désir de

quitter ses vêtements.

Bérenger cherche d’abord à expliquer rationnelle-

ment ces altérations de la personnalité de Jean :

maladie, crise morale. Le passage se situe au

moment où la métamorphose de Jean est déjà bien

avancée, mais Bérenger n’en a pas encore compris

la nature. Il vient d’annoncer la transformation de

Bœuf que Jean, à la surprise de Bérenger, trouve

naturelle. Jean est le personnage qui, dans l’acte I,

se présente comme l’homme du devoir, réglant sa

vie sur des principes rigides, et nous le voyons

renoncer brutalement et sans transition aux valeurs

sociales et morales.

La transformation de JeanAu cours de cette conversation, deux systèmes de

valeurs vont s’opposer : celui de Bérenger défen-

dant la cause de l’homme, celui de Jean devenu un

tenant des rhinocéros. Le discours de Jean est

rendu inquiétant d’abord par les modifications phy-

siques et le comportement du personnage : sa voix

est devenue méconnaissable (l. 4) ; son presque bar-

rissement (l.  42) ; le langage commence à laisser

place à des onomatopées (Brrr…, l.  42 et 45) qui

marqueront la difficulté croissante à formuler des

idées. Par ailleurs, ses allées et venues entre la

chambre et la salle de bains sont celles d’un fauve

en cage. Son discours prend un caractère totalitaire

et devient de plus en plus violent. Il multiplie les for-

mules péremptoires sous forme d’assertions pri-

maires et impérieuses : « il faut dépasser la morale »

(l. 23), « il faut reconstituer les fondements de notre

vie » (l. 31), « il faut retourner à l’intégrité primordiale »

(l.  32). Il fait appel à la destruction comme mot

d’ordre, qui exige que l’on fasse table rase des

valeurs sociales : « démolissons tout cela » (l.  38).

Son revirement n’est pas présenté comme l’aboutis-

sement d’une pensée ; son refus de la morale s’ex-

prime à travers des formules exclamatives toutes

faites qui ne justifient rien : « La morale ! Parlons-en

de la morale, j’en ai assez de la morale, elle est belle

la morale ! » (l. 21-22). Ce qui est dénoncé ici, ce sont

les thèses antirationalistes qui exaltent les énergies

vitales et la préférence donnée à la nature contre la

culture. L’absurdité de son raisonnement le conduit

à mettre sur le même plan l’homme et l’animal : « ce

sont des créatures comme nous, qui ont droit à la

vie au même titre que nous » (l. 14) ; la seule justifica-

tion à cette égalité proférée est donc que nous

avons la vie en commun avec eux. Plus grave, il y a

un glissement progressif qui conduit de la justifica-

tion du droit à la vie des rhinocéros à la négation du

droit à l’existence de l’homme : « L’homme… Ne

prononcez plus ce mot ! » (l.  50-51). Ce raisonne-

ment pervers fait perdre de vue les questions de la

métamorphose de l’homme en rhinocéros. D’abord

Jean minimise : « il n’y a rien d’extraordinaire à cela »

(l.  8) et « je vous dis que ce n’est pas si mal que

ça ! Après tout…» (l.  13). Cette métamorphose est

présentée comme un retour à la nature première de

l’homme, sa vraie nature en somme : « Il faut recons-

tituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à

l’intégrité primordiale » (l. 31-32) ; cette redondance

joue avec le champ lexical du retour à l’origine avec

les verbes reconstituer et retourner, les noms fonde-

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

ments et intégrité, l’intégrité étant ainsi associée par

contamination avec l’idée d’un retour au primor-

dial. Ces termes positifs masquent la réalité, c’est-à-

dire le retour à l’animalité et s’opposent à l’huma-

nisme qui est jugé « périmé » (l.  54), comme si ici

était proposé un ordre nouveau, des valeurs d’avenir

alors qu’il s’agit d’un sévère retour en arrière. Le dis-

cours de Jean se situe désormais dans un autre

espace de raisonnement où Bérenger ne peut le

rejoindre pour le convaincre (« Il m’est difficile de dire

pourquoi. Ça se comprend », l.  12). En témoigne

aussi le passage du sens figuré au sens propre dans

l’échange des lignes 27-29 ; Bérenger parle de la loi

de la jungle, et Jean répond qu’il y vivrait : c’est l’ani-

mal qui parle maintenant en lui.

Une réflexion sur le totalitarismeFace à cette fin de non-recevoir, face à ce refus

d’entendre raison, le discours de Bérenger se carac-

térise d’abord par une absence de fermeté (ce que

nous avons repéré depuis le début de la pièce). Il est

d’abord en position d’interrogateur (alors que Jean

s’exclame) : « Que dites-vous là, mon ami ? Com-

ment pouvez-vous penser… » (l. 6), « Vous rendez-

vous compte de la différence de mentalité ? »

(l. 15-16), « Que mettriez-vous à la place » (l. 23), « la

nature ? » (l. 25). Son discours est ponctué par des

modalisateurs, des formules atténuées ou concilia-

trices : « tout de même, je vous en prie » (l. 1), « évi-

demment […] pourtant » (l. 9), « cela se dit » (l. 30), « si

je comprends » (l. 27), « je veux dire […] » (l. 52) où il

capitule en changeant le mot « homme » que Jean

récuse par « être humain ». Bérenger cherche à

convaincre par le discours, en faisant appel à la rai-

son : « Réfléchissez, voyons » (l. 35). Il ponctue son

discours d’adverbes qui montrent qu’il se tient sur le

terrain de l’objection raisonnable : « évidemment »,

« pourtant » (l.  9), « à condition » (l.  15), « tout de

même » (l. 19). Il emploie la conjonction de coordina-

tion car (l.  48) avec son sens causal.  Il fait appel

aussi au bon sens : « mais dans le fond personne

[…] » (l. 30), « vous vous rendez bien compte » (l. 35),

« vous le savez aussi bien que moi » (l. 49) : mais rien

n’y fait. Son incrédulité le pousse à réduire les

paroles de Jean à une plaisanterie car il ne mesure

pas la gravité de la situation. Il manque de rapidité

d’esprit parce que la nouveauté du discours de Jean

le prend de court : « je vous connais trop bien pour

croire […] » (l. 47). Et il refuse d’entendre le sens lit-

téral des mots : « vous plaisantez, vous faites de la

poésie » (l. 40). Enfin il se laisse interrompre à plu-

sieurs reprises (l.  6, 30, 49, 53). Quelles sont les

grandes valeurs auxquelles il se réfère ? D’abord la

morale (l. 19), puis la philosophie (l. 36), « un système

de valeurs » (l.  36), et « des siècles de civilisation

humaine » (l. 37). Tout cela est trop vague pour avoir

la chance d’influencer Jean qui, lui, se réfère au

« plaisir » (l. 7), à la « nature » , et à la destruction de la

morale qui est « antinaturelle » (l. 26). Face à la puis-

sance verbale du tenant de la Nature, celui qui en

tient pour la civilisation paraît bien peu combattif,

même s’il dit tout de même : « je ne suis pas du tout

d’accord avec vous » (l. 33), propos démentis ensuite

par son refus de prendre au sérieux ceux de Jean

(comme nous l’avons vu plus haut). Il sera intéres-

sant de faire remarquer, dans ce passage, comment

la métamorphose est rendue possible par le va-et-

vient de Jean entre la chambre et la salle de bains,

dont le spectateur ne voit pas l’intérieur : ainsi peut

s’opérer rapidement les évolutions du maquillage

(Cf. le dossier mise en scène). Le passage nous

montre donc un renversement complet des posi-

tions éthiques des deux personnages (et comporte-

mentales également puisque Jean reproche à

Bérenger d’être têtu, l. 2 !). Le discours de Jean qui,

au premier acte, prônait les valeurs traditionnelles,

s’avère un pseudo-discours humaniste qui est

balayé par le retour à l’instinct, alors que Bérenger,

en dépit de ses tendances à la déréliction, retrouve

spontanément les valeurs de cet humanisme. Mais

son opposition est sans effet parce qu’il n’a que les

ressources des lieux communs de cette pensée

humaniste.

SynthèseIonesco dénonce le mal avec, entre autres, le per-

sonnage de Jean : sa brutalité, le fait qu’il soit imper-

méable à tous les arguments de la raison et du bon

sens, et son éloge du plaisir opposé à la morale, en

font la figure effrayante d’une sauvagerie retrouvée.

Mais Bérenger n’oppose rien de précis à cette figure

du mal (dont on entend le discours et dont on voit

les effets sur le corps même de Jean) et du totalita-

risme (le troupeau des rhinocéros écrase tout sur

son passage). Il n’utilise que des concepts vagues

reflétant une pensée humaniste plutôt convenue,

reposant sur de creux lieux communs. À force de

tolérance (Bérenger dit comprendre Jean), cet

humanisme finit par tout justifier et donc tout accep-

ter (« c’est de la poésie » dit Bérenger !). Et à force de

comprendre (voir le personnage de Dudard), on

devient un sympathisant des rhinocéros. Bérenger

n’est pas d’accord avec cette transformation, il

comprend intuitivement qu’elle ne se fait pas par

plaisir, mais nous ne savons pas au nom de quoi,

précisément, il n’est pas d’accord (et lui non plus !).

Le monologue final nous mettra un peu sur la voie.

VOCABULAIRE

L’adjectif « primordial » est emprunté au latin primor-

dialis, de primordium, formé sur le radical ordiri qui

signifie « commencer ». Ce radical a aussi donné en

français le verbe « ourdir » (ourdir un complot).

« Primordial » signifie qui est le plus ancien et qui sert

d’origine : c’est le sens du texte dans l’expression

employée par Jean « l’intégrité primordiale »  ; il

exprime par là que l’homme est bon à l’origine et

que la civilisation, défendue par Bérenger, l’a cor-

rompu. Le mythe de la pureté de l’origine est un

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Français 1re – Livre du professeur

mythe que certains philosophes ont développé avec

les risques que l’on connaît dans le nazisme. Par

extension, le mot signifie aussi de première impor-

tance : l’expression importance primordiale s’em-

ploie dans la langue technique ou commerciale. On

peut parler aussi d’une information primordiale pour

une information de première importance.

Texte 4 – Début de l’acte III

p. 210 (ES/S et Techno) p. 212 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser le discours de Dudard et ses

conséquences.

– Poursuivre le portrait de Jean.

LECTURE ANALYTIQUE

Le dénouement approche. Bérenger, terrorisé par la

tournure que prennent les événements après la

métamorphose de Jean, craint d’être atteint à son

tour : « J’ai peur de devenir un autre », dit-il (p. 174,

Éditions Gallimard, coll.  « Folio Théâtre »). Il s’est

retranché dans sa chambre. Il a le front bandé et on

entend des rhinocéros dans la rue. Il tousse aussi, il

s’inquiète, mais se calme et s’exhorte à avoir de la

volonté. Entre Dudard.

Après avoir tenté de rassurer Bérenger qui craint la

contamination, son collègue de bureau, essaie d’ex-

pliquer le phénomène et en vient à justifier une atti-

tude de tolérance à l’égard des rhinocéros. Béren-

ger, lui, est bouleversé par le « revirement » de Jean.

Lui, si apathique d’habitude, n’en revient pas. Les

deux personnages, malgré leurs divergences, sym-

bolisent l’un et l’autre la défaite de l’individu.

Deux attitudes différentes : une conscience endormieCe discours semble à première vue mesuré et rai-

sonnable : il cherche à dédramatiser l’événement.

Le ton de ses paroles est apaisant : il veut prouver

par l’expérience que les rhinocéros ne sont pas dan-

gereux. Remarquer d’abord qu’ils ne sont jamais

nommés mais qu’il utilise sans cesse le pronom per-

sonnel « ils » : ces animaux forment masse et sont

anonymes. Sauf à la ligne 31 où il prononce le mot

rhinocéros au moment où on les entend de nouveau.

Il utilise des tournures négatives : « ils ne vous

attaquent pas » (l.  1), « ils ne sont pas méchants »

(l. 2), ou positives : « ils vous ignorent » (l. 1). Il montre

une tolérance bienveillante : « Vous voyez, je suis

sain et sauf, je n’ai eu aucun ennui » (l. 4-5). Ce dis-

cours rassurant s’en remet au bon vouloir des rhino-

céros et reporte l’éventuelle agressivité sur les

hommes : « si on les laisse tranquilles, ils vous

ignorent » (l. 1). Ceci rappelle l’attitude des Parisiens

face à l’occupant nazi en 1940. Cette attitude indul-

gente transparaît aussi dans des tournures réduc-

trices comme « dans le fond » (l. 2), « il y a même »

(l. 2), « d’ailleurs » (l. 3), et cela le conduit à ôter aux

rhinocéros leur caractère monstrueux : Dudard parle

d’une « certaine innocence naturelle » et de « can-

deur » (l. 2-3). Ils sont ainsi lavés de toute responsa-

bilité. Dudard plaide pour une attitude distanciée et

reproche à Bérenger son erreur d’appréciation ; en

effet, il ne lui donne raison que pour le contredire :

« jusqu’à un certain point, vous avez raison d’être

impressionné », mais il ajoute : « vous l’êtes trop

cependant » (l. 9-10). Il déplace ainsi l’objet du débat

en mettant Bérenger en accusation, et on retrouve

ici sous d’autres termes l’attitude condescendante

que Jean avait eu pour Bérenger : « vous manquez

d’humour, c’est votre défaut » (l. 10), « ne jugez pas

les autres, si vous ne voulez pas être jugé » (l. 14).

Sous couvert d’une largesse d’esprit, Dudard refuse

de prendre parti (ne pas être jugé), ce qui est une

manière de se protéger. Dudard plaide le retrait, le

non-engagement, l’indifférence, et oscille entre un

scepticisme aimable (il faut, dit-il, « prendre les

choses à la légère, avec détachement » (l.  11) et

l’égoïsme le plus affirmé : « si on se faisait du souci

pour tout ce qui se passe, on ne pourrait plus vivre »

(l.  14-15). Il prêche donc une morale à la Ponce-

Pilate qui cherche à garantir la tranquillité, conforte

l’égoïsme et conduit à l’acceptation. On notera le

subtil emploi qu’il fait des temps de l’indicatif à la

ligne 26 : d’abord il dit : « j’ai été surpris » et ce passé

composé renvoie à un événement qui a encore sa

résonance dans le présent du locuteur. Mais il cor-

rige ce temps compromettant par un imparfait, qui

renvoie la surprise dans un passé révolu. Et tout

naturellement, il termine par le présent : « je com-

mence déjà à m’habituer ». Ainsi l’habitude a effacé

la surprise de l’esprit de Dudard – ce qui a conduit

pendant l’Occupation à une collaboration passive,

dénoncée par Ionesco. Il manie également la

concession, pour bien marquer son ouverture d’es-

prit, mais sa phrase est heureusement (et ironique-

ment) interrompue par les bruits de rhinocéros : « je

ne dis certainement pas que c’est un bien. Et ne

croyez pas que je prenne parti à fond pour les rhino-

céros… » (l. 30-31). Le « mais » qu’on tend se perd

dans le vacarme.

Deux attitudes différentes : le refus de se résignerBérenger n’écoute pas toujours le discours de

Dudard, ses répliques ne répondent pas parfois à

celles de son interlocuteur (l. 5 et 6). Il est totalement

sous l’emprise de l’émotion qu’il ne peut pas maîtri-

ser et à peine nommer : « c’est nerveux » (l. 6). Son

discours est envahi par des pronoms démonstratifs

indéfinis : « ça me bouleverse », « ça ne me met pas

en colère » (l. 6), « cela me fait quelque chose », « cela

me serre le cœur » (l.  8), « si cela s’était passé ail-

leurs », « qu’on eût appris cela » (l. 16), « cela m’em-

pêche de dormir » (l. 36). À la ligne 17, il parle de « la

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

chose ». Il cherche à cerner son impression et non

les causes qui l’ont produite. On repère le champ

lexical de l’émotivité (« bouleverse, me serre le

cœur »), émotivité qui se retrouve aussi dans la

structure syntaxique : « rien qu’à les voir, moi, ça me

bouleverse » (l. 6) ; la première personne du singulier

est toujours en position d’objet et non en celle de

sujet acteur, sauf quand il dit « je m’en préserve »

(l. 7) où le sujet ne s’expose pas mais se protège.

C’est une émotion qui le rend impuissant car elle ne

génère pas la révolte : « cela ne me met pas en

colère, non, on ne doit pas se mettre en colère, ça

peut mener loin la colère » (l. 7). Bérenger fait montre

d’une personnalité faible qui répugne à la violence.

L’attitude de Bérenger est celle de l’intellectuel qui

se veut concerné par la situation (le « je » réapparaît) :

« je me sens solidaire » (l. 12), « je prends part, je ne

peux rester indifférent » (l.  13). Mais il est démuni

pour faire face et pour agir. La longue tirade (l. 16 à

25) de Bérenger est une caricature du discours intel-

lectuel qui ne peut analyser une situation que si elle

ne concerne pas directement. La première partie est

au conditionnel (« eût appris », «pourrait », «organise-

rait », » ferait venir », «serait intéressant ») et les sujets

sont le pronom indéfini « on » : on ne peut mieux

irréaliser le procès. On repère aussi tous les méca-

nismes de la discussion abstraite : « discuter paisi-

blement » (l.  17), « étudier la question sous toutes

ses faces » (l. 18), « tirer objectivement des conclu-

sions » (l.  18), « on organiserait des débats acadé-

miques » (l. 19). Et Bérenger s’en remet à des avis

autorisés pour pouvoir penser : « savants, écrivains,

hommes de loi, femmes savantes, artistes »

(l. 19-20), énumération d’où l’ironie (celle de Ionesco

ou du personnage ?) n’est pas absente. Sont oppo-

sés, comme s’ils n’avaient pas de rapport au vécu,

« l’événement » et « la réalité brutale des faits » (l. 21

et 22). Bérenger représente l’homme moyen qui

dans une situation d’exception perd toutes ses

facultés d’analyse parce qu’il est pris de court : « on

est trop violemment surpris pour garder tout son

sang-froid » (l. 23-24). Par ailleurs, son impuissance

se nourrit de son propre étonnement : trois fois, il

réitère « je suis surpris » (l. 24). L’éthique de la modé-

ration posément exposée par Dudard est en réalité

un alibi, celui du conformisme prêt à toutes les abdi-

cations. Il ne réussit pas à convaincre Bérenger, pro-

tégé en quelque sorte par la violence de ses émo-

tions ; mais en retour celles-ci lui interdisent d’accé-

der à une conscience claire de ce qu’il faudrait pen-

ser et faire.

SynthèseÀ ce stade de la pièce que pouvons-nous dire des

raisons pour lesquelles Bérenger s’oppose à la « rhi-

nocérite » ? Remarquons d’abord qu’il a plutôt fait de

la résistance passive dans les deux premiers actes.

Inadapté, solitaire, non intégré, il résiste naturelle-

ment à la pensée collective et aux mouvements de

foule. Les rhinocéros font beaucoup de poussière !

Le troisième commence par un « Non, (Pause.) Les

cornes, gare aux cornes. » (p. 169, Éditions Galli-

mard, coll. « Folio Théâtre »). La résistance va deve-

nir active. Cette résistance repose d’abord sur la

peur d’être atteint par la contagion. Cette crainte le

conduit à se poser des questions, souvent oiseuses,

mais parfois pertinentes. Puis il déplace le problème

sur le plan moral : il parle du « devoir » de s’ « oppo-

ser à eux, lucidement, fermement » (p. 217, Éditions

Gallimard, coll. « Folio Théâtre ») à Dudard. Bérenger,

en fait, s’est rendu compte de la gravité des trans-

formations qui s’opèrent sous ses yeux. Il est humain

et il voit que cette humanité peut aisément se méta-

morphoser en animalité brutale et univoque.

VOCABULAIRE

À propos des débats qu’on pourrait organiser sur la

question, Bérenger dit que « ce serait intéressant,

passionnant, instructif » (l.  20-21). Nous pouvons

parler d’une gradation ascendante ; en effet intéres-

sant signifie digne d’attention, qui retient l’attention.

C’est le point de départ pour se focaliser sur l’objet

des débats. Ensuite l’intérêt se mue en passion,

c’est-à-dire qu’à force d’en parler, les intervenants

et les auditeurs éprouveront une vive inclination

pour ces débats. Et de cette inclination naîtra ce qui

enrichit et forme l’esprit, c’est-à-dire que ce sera

instructif. Pour résumer, ce qui est intéressant

devient passionnant, et la conséquence en est l’ins-

truction des participants.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Cf. la lecture analytique.

Texte 5 – Fin de l’acte III

p. 212 (ES/S et Techno) p. 214 (L/ES/S)

OBJECTIFS ET ENJEUX – S’interroger sur le rôle de ce monologue.

– Parfaire le portrait de Bérenger entre personnage

comique et tragique.

– Analyser le sens de la décision finale de Bérenger.

LECTURE ANALYTIQUE

À la fin de sa conversation avec Dudard, Bérenger

lance aux rhinocéros en leur montrant le poing :

« Non, je ne vous suivrai pas ». Entre alors Daisy qui

ne comprend pas l’agitation de son ami, et qui lui

apprend tranquillement la transformation de Botard.

Comme beaucoup d’autres, il a dit : « il faut suivre

son temps »… Daisy a apporté le déjeuner et ce n’est

pas facile de trouver des provisions : « ils dévorent

tout », référence encore au temps de l’Occupation.

Daisy et Bérenger retiennent Dudard mais celui-ci

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Français 1re – Livre du professeur

est irrésistiblement attiré par ce qui se passe dehors

et dit-il : « son devoir est de suivre ses chefs et ses

camarades ». Les deux amoureux restent seuls mais

bientôt rien ne peut plus empêcher Daisy de rejoindre

les animaux qu’elle trouve « beaux comme des

dieux ». Elle finit par s’en aller, elle aussi. La transfor-

mation des hommes en rhinocéros est achevée.

Seul reste Bérenger qui a échappé à l’épidémie. Ce

dernier monologue nous fait assister à une transfor-

mation du personnage que l’on n’attendait pas :

Bérenger devient un héros, un résistant. Mais il

hésite jusqu’au bout devant son destin, il reste

jusqu’au bout un personnage dérisoire et ambigu. A

la différence de la tragédie classique où le héros

prend sa décision plus tôt, ici elle est prise in extre-

mis.

Une ultime prise de conscienceDès le début, l’expression de la lutte est tout de

même présente : « on ne m’aura pas, moi » (l. 2). On

remarquera qu’il reprend la proposition en en chan-

geant le sujet : «on » devient « vous », Bérenger n’a

plus peur de les nommer, de s’adresser à eux direc-

tement. Certes il est objet de cette action (« me »),

mais ce « me » (pronom personnel de forme atone)

est repris sous la forme tonique « moi ». Et le « je »,

sujet, finit par l’emporter : « je ne vous suivrais pas, je

ne vous comprends pas » (l. 4) : le « vous » est passé

en position d’objet. Et il disparaît dans la suite immé-

diate : « Je suis ce que je suis. Je suis un être

humain » (l.  4-5). Victoire (toute rhétorique pour le

moment) du « je » de l’homme contre le « on » et le

« vous » des rhinocéros. Cette lutte va conduire

Bérenger à se poser enfin la bonne question : « les

mutations sont-elles réversibles ? » (l. 13). Éclair de

lucidité sans lendemain, puisque Bérenger retombe

dans ses questions oiseuses. La lutte sera enfin effi-

cace quand Bérenger tournera le dos à la glace

(l. 49) et qu’il prendra conscience et qu’il admettra

sa laideur (« Comme je suis laid ! », l. 49) qu’il maudit

une dernière fois. Le renversement héroïque peut

avoir lieu car Bérenger prend alors conscience de sa

propre puissance : « contre tout le monde, je me

défendrai » (l. 52-53). Nous avons là le vocabulaire

de l’héroïsme : seul contre tous ! Les verbes au futur

de l’indicatif (les conditionnels ont été balayés)

montre une position ferme : « défendrai » (l. 50 et 54)

et « resterai » (l. 54), indiquent moins l’attaque que la

résistance, et une résistance qui n’est plus seule-

ment passive comme elle l’a été tout au long de la

pièce (l. 45-46). « Je ne capitule pas !», derniers mots

de la pièce, corroborent cette idée de résistance,

ainsi que « jusqu’au bout ». La proposition nominale :

« ma carabine, ma carabine » (l. 51) montre la déter-

mination. Résistance active donc mais pas attaque :

il ne s’agit pas de vaincre mais de ne pas capituler.

Cette prise de conscience de sa puissance se mani-

feste d’une façon orgueilleuse ;  «je suis le dernier

homme, je le resterai jusqu’au bout » (l. 54). La fasci-

nation pour l’animalité est repoussée in fine. Certes

l’animal est beau, et l’homme est laid, mais leur

puissance se vaut, parce que l’homme est différent.

Il se caractérise par sa force de résistance à une

séduction générale (voir le texte suivant extrait de

Notes et contre notes). La mauvaise conscience

qu’il éprouvait à propos de Daisy, si elle s’inscrivait

comme on l’a vu dans un registre pathétique, était

aussi une trace d’humanité qui va permettre à

l’homme Bérenger de l’emporter sur les rhinocéros

tentateurs. Grandeur paradoxale de Bérenger !

Après avoir donné jusqu’au ridicule l’image de la fai-

blesse humaine abattue par la force aveugle, il

atteint brusquement à l’héroïsme, un héroïsme qui

ne s’appuie sur aucune idéologie, mais seulement

sur la conscience d’être un homme. On a beaucoup

reproché à Ionesco de ne pas en dire plus.

Du comique au tragiqueCe monologue se caractérise par le mélange des

registres, ce qui correspond à cette ambiguïté de la

transformation du personnage en héros à laquelle

nous assistons. Mais il épouse aussi la forme délibé-

rative du monologue de la tragédie classique. Il est

d’abord comique. Pour ne plus entendre les rhino-

céros, Bérenger « se met du coton dans les oreilles »

(l.  11), rempart dérisoire au vacarme ambiant (on

fera remarquer qu’on ne voit pas les animaux dans

la pièce, mais qu’on les entend : métonymiquement,

l’animal est suggéré par le bruit qu’il fait, d’où l’im-

portance du bruitage dans la mise en scène).

Ensuite, il se dit que pour les convaincre (et de quoi

d’ailleurs ?), il doit apprendre leur langue ou eux la

sienne (l. 15). Autre moment comique celui où il sort

les tableaux du placard et qu’il clame : « c’est moi,

c’est moi » (l.  26) alors que le spectateur voit « un

vieillard, une grosse femme, un autre homme » (l. 29).

Les onomatopées qu’il pousse peuvent aussi rendre

un effet comique (l. 42, 43, 44). Mais surtout ce qui

peut engendrer le comique est le renversement qui

s’opère dans la perception de Bérenger : certes il

commence par remarquer qu’ « un homme n’est pas

laid » (l. 21) ; mais très vite il en arrive à ce constat : « je

ne suis pas beau, je ne suis pas beau » (l.  31). Il

oppose son « front plat » (l.  34), ses « traits tom-

bants » (l. 34), ses mains « moites » (l. 36), sa « peau

flasque » (l.  38), son « corps trop blanc et poilu »

(l. 38), à la rugosité et la dureté désirées de la peau

des rhinocéros (l. 37 et 39) et la « magnifique couleur

vert sombre » (l. 39) de leur carapace. Leur « nudité

est décente, sans poils ». Il ne parle plus de barrisse-

ments mais de « chants » qui « ont du charme » (l. 41).

Moi, Bérenger, « je suis un monstre » (l. 46), ce qui

suggère que les rhinocéros n’en sont pas ! Cette

inversion des valeurs esthétiques peut engendrer le

comique si le metteur en scène souligne, par le jeu

de l’acteur, cet aspect. Mais c’est aussi un discours

pathétique, proche du mélodramatique, fondé sur la

déploration. Bérenger a honte d’être lui-même et

éprouve un sentiment d’impuissance ce que nous

pouvons repérer dans la reprise d’expressions ou de

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

mots, comme s’il souhaitait s’en convaincre en le

disant : « un être humain. Un être humain » (l. 5), « le

pire, le pire » (l. 7), « personne […] personne […] per-

sonne » (l.  8-9), « les convaincre, les convaincre »

(l.  12), (réversibles […] réversibles » (l.  13), « est-ce

que je me comprends, est-ce que je me comprends »

(l. 19), etc. Bérenger a du mal à penser, il se reprend,

il se répète. On le voit particulièrement dans la ten-

tative de raisonnement déductif qu’il conduit (l. 14 à

19) : d’abord la chaîne déductive est conforme : pour

convaincre, il faut leur parler ; pour leur parler, il faut

apprendre leur langue ou eux la mienne. Mais là, la

chaîne se brise et la question suivante est absurde :

« Mais quelle langue est-ce que je parle ? », ainsi que

« quelle est ma langue ? ». Et Bérenger finit par

renoncer : « qu’est-ce que je dis ? Est-ce que je me

comprends ? ». Effectivement une langue que l’on ne

parle plus que tout seul est-elle encore une langue ?

On observe encore là la propension de Bérenger de

quitter le terrain de la réalité pour se perdre dans des

spéculations intellectuelles vagues qui le rendent

inefficace (voir le texte 4). Le jeu des exclamatives et

des interrogatives, tout au long de ce monologue

montre aussi son désarroi. Ce jeu est parfois doublé

par l’interjection : « hélas » (l.  33, 46), et l’adverbe

« jamais » (l. 47) pour en accentuer l’effet pathétique.

Bérenger s’apitoie sur lui-même : « je suis tout à fait

seul maintenant » (l. 1) et sur Daisy : « pauvre enfant

abandonnée dans cet univers de monstres » (l.  8).

Son impuissance se marque à la ligne 8 : « personne

ne peut m’aider à la retrouver […] car il n’y a plus

personne ». Convaincre les rhinocéros (mais de

quoi ?) « serait un travail d’Hercule, au-dessus de

mes forces » (l.  14). « J’ai eu tort, dit-il, comme je

voudrais être comme eux », ce qui signale son côté

velléitaire, qu’il souligne encore lignes 45-46 :

« comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les

suivre à temps. Trop tard maintenant ». Toujours un

temps de retard ! Enfin ce sentiment d’impuissance

se révèle à la fin du monologue juste avant le sur-

saut : « je voudrais bien, je voudrais tellement, mais

je ne peux pas […] j’ai trop honte » (l. 48-49). Ainsi

Bérenger se plaint jusqu’au dernier moment, avant

le bref retournement final.

SynthèseLe rôle et la fonction des didascalies dans la pièce.

Le mot didascalie signifie en grec « enseignement » :

les didascalies sont donc des indications de l’auteur

pour la représentation théâtrale, c’est-à-dire en

direction du metteur en scène et des lecteurs-

spectateurs (nous voyons ici, littéralement, la double

énonciation à l’œuvre). Nous parlerons des didasca-

lies externes et non des indications de jeu qui sont

suggérées par les répliques elles-mêmes. Dans

cette pièce elles sont très nombreuses (comme chez

Beckett) et donc participe pleinement au texte théâ-

tral. On peut les dire indispensables au sens même

de ce texte. Toutes ces indications permettent au

lecteur et au futur metteur en scène de visualiser la

pièce à l’aide du texte lui-même. On pourra distin-

guer les didascalies en début d’acte ou de tableau,

qui brossent le décor, et les autres. Elles sont relati-

vement brèves et elles accompagnent le nom du

personnage indiquant sa gestuelle, les jeux de

regard, l’adresse de la parole, les mimiques, le son

de la voix (la métamorphose s’observe par le chan-

gement de la voix qui devient rauque) tout cela au

service du jeu de l’acteur. Elles peuvent de la même

manière s’immiscer à l’intérieur d’une réplique (Cf.

p. 108 ou 143, Éditions Gallimard, coll.  « Folio

Théâtre »). Enfin, elles prennent la forme d’un dis-

cours narratif entre les répliques. (Cf. p. 111, Édi-

tions Gallimard, coll. « Folio Théâtre »). On remarque

qu’elles sont particulièrement nécessaires dans les

passages où le dialogue devient polyphonique

(Texte 2) : elles indiquent qui parle à qui. Les plus

longues portent sur la bande-son, essentielle,

puisque c’est par elle que Ionesco souhaite que l’on

imagine les rhinocéros : c’est une indication essen-

tielle puisqu’il s’agit pour le metteur en scène de

suggérer et non de montrer directement. Les rhino-

céros sont associés au vacarme. Le décor est évi-

demment important. La didascalie initiale insiste sur

l’idée que le plateau doit être occupé par un décor

dans ses grandes lignes réalistes (p. 13, Éditions

Gallimard, coll.  « Folio Théâtre ») : Ionesco recom-

pose minutieusement une place de petite ville. Ces

indications ne sont pas toujours suivies par les met-

teurs en scène (Cf. Le dossier mise en scène de

cette séquence et le travail d’E. Demarcy-Motta).

Certains éléments du décor paraissent incontour-

nables comme l’escalier dans l’acte II ou la salle de

bains de Jean, espace hors-scène, qui permet la

transformation. Ionesco, donc, impose une mise en

scène, et même parfois la manière dont les acteurs

doivent jouer : voir page 64 (Éditions Gallimard,

coll. « Folio Théâtre ») où il est dit que les répliques

doivent s’enchaîner très vite, et page 92 (début de

l’acte II, Éditions Gallimard, coll. « Folio Théâtre ») où

il est demandé que les personnages restent immo-

biles pendant quelques secondes après que Botard

a dit : « Des histoires, des histoires à dormir debout »

(p.  93, Éditions Gallimard, coll.  « Folio Théâtre »).

Mais l’importance des didascalies est aussi liée à la

crise du langage qu’on retrouve dans le théâtre de

l’absurde : les auteurs suggèrent que les échanges

tournent à vide, qu’ils reposent sur des stéréotypes

de la pensée et que les mots ne signifient plus rien :

à ce langage usé, les auteurs substituent celui du

corps, de la gestuelle, du décor (Cf. Beckett). Rhino-

céros repose sur le visuel mais aussi sur le son,

comme on l’a vu, et toutes ces indications sont

contraignantes, à coup sûr.

VOCABULAIRE

Hercule est l’un des plus célèbres héros de l’Anti-

quité grecque et romaine (Héracklès en grec). Selon

le mythe, Hercule, né à Thèbes, est le fils de Jupiter

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Français 1re – Livre du professeur

et d’Alcmène, femme d’Amphitryon. Junon, irritée,

envoie deux serpents le dévorer dans son berceau ;

mais l’enfant, déjà robuste, les étouffe entre ses

mains. Hercule se distingue bientôt par sa taille et sa

force extraordinaire : ayant dans un accès de folie

tué sa femme Mégare et ses enfants, il est condamné

par l’oracle de Delphes à obéir à Eurysthée qui lui

commande d’exécuter douze œuvres périlleuses

que l’on connaît sous le nom des douze travaux

d’Hercule :

– il étouffa le lion de Némée ;

– il tua l’hydre de Lerne ;

– il apporta vivant à Eurysthée le sanglier d’Éry-

manthe ;

– il poursuivit pendant un an la biche aux pieds d’ai-

rain et l’amena également captive ;

– il perça de ses flèches les oiseaux du lac Stym-

phale ;

– il vainquit les Amazones, soit en Asie sur les rives

du Thermodon, soit dans l’Attique, que ces guer-

rières avaient envahie, fit Hippolyte, leur reine, pri-

sonnière, et la donna pour épouse à son compagnon

Thésée ;

– il nettoya les écuries d’Augias, roi d’Élide, en y fai-

sant passer l’Alphée, qu’il détourna ;

– il délivra les plaines de Marathon du Minotaure,

qu’il avait amené de Crète à Eurysthée, et que ce

prince avait laissé échapper ;

– il tua Diomède, roi de Thrace, qui nourrissait ses

chevaux de chair humaine, et leur donna à dévorer

le cadavre de leur maître ;

– il tue Géryon et emmena ses bœufs ;

– il délivra Thésée des Enfers, et amena le chien Cer-

bère à la lumière du jour ;

– il enleva les pommes d’or du jardin des Hespé-

rides.

Bérenger, seul contre tous, peut très bien être asso-

cié à Hercule et à ses travaux périlleux. Il lui faudra

une force qu’il juge surhumaine pour résister à la rhi-

nocérite.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Pour Ionesco, Rhinocéros est une farce tragique,

« une farce terrible, une fable fantastique ». Rhinocé-

ros est une fable racontée sous forme de farce.

Jean-Louis Barrault insistait beaucoup sur cet

aspect dans sa mise en scène de 1960. Pourquoi ?

La pièce est comique à cause de la forme absurde

du langage qu’on voit bien dans les scènes poly-

phoniques de l’acte I. Autre exemple : les démons-

trations du Logicien, les répétitions mécaniques de

paroles (interjections souvent) et de gestes, les ana-

chronismes également avec les Classiques méta-

morphosés eux aussi en rhinocéros. Comique de

situation également avec le duo des épiciers, le

décalage constant entre les réactions de Bérenger

et la situation, le départ de Mme Bœuf sur le dos de

son mari à l’acte II. Comique de geste, enfin : les

personnages se comportent comme des pantins et

on retrouve des situations du théâtre de Guignol que Ionesco affectionnait particulièrement. C’est donc une fable qui raconte une histoire improbable (la métamorphose d’hommes en rhinocéros), une fable qui use du registre comique. Mais c’est aussi une fable « terrible », tragique. Karl-Heinz Stroux, dans sa mise en scène en 1959 à Düsseldorf, avait vêtu ses comédiens d’habits à dominante verte qui pouvaient rappeler l’uniforme nazi. À la fin de la pièce, il faisait entendre une marche militaire qu’aimait Hitler. Pour Ionesco, la mise en scène allemande devenait « une tragédie nue, sans concessions, à peine teintée d’une ironie mortelle » (in Notes et contre-notes). Il ajoutait que pour lui la pièce « n’est pas drôle » (tou-jours dans le même article : « À propos de Rhinocé-ros aux États-Unis »). La progression de la rhinocé-rite est implacable, rien ne peut l’arrêter (et sans doute pas la carabine dérisoire de Bérenger à la fin de la pièce) parce qu’elle est fondée sur la séduction et un phénomène de masse, de foule. C’est l’image moderne du destin en marche qui écrase tout sur son passage, mais sans violence : c’est volontaire-ment que les hommes acceptent la métamorphose ; ils y courent même ! Le décor de la pièce montre un enfermement progressif : de la place ensoleillée où l’on boit un verre à la terrasse d’un café, à la chambre de Bérenger dont le mur du fond est recouvert inex-plicablement, de têtes de rhinocéros : le tragique se mêle ici au fantastique. Enfin si les hommes ne sont pas contraints à la métamorphose, on voit que le processus lui-même est empreint de violence (la transformation de Jean à l’acte II). Cette apparition de l’agressivité semble assurer le passage vers l’ani-mal. Peut-on séparer les deux registres (trois avec le fantastique) ? Autrement dit y a-t-il alternance, suc-cessions de scènes comiques puis tragiques, puis fantastiques ? Pour Ionesco, le comique est l’intui-tion de l’absurde, et de fait est plus désespérant que le tragique. On voit bien qu’on ne peut pas les dis-joindre et si les passages polyphoniques font rire, c’est un rire qui ne peut faire fi de l’angoisse qu’on peut avoir devant ces gens inconscients du danger qui les menace. Montrer que la pièce est à l’image du monologue final de Bérenger où comique, tra-gique, héroïque se suivent et se mêlent, à l’image de la métamorphose elle-même à la fois comique par le ridicule de la bête, et tragique par la signification de cette transformation. En conclusion, il n’y a pas chez Ionesco mélange des genres, au sens où pouvaient l’entendre Shakespeare ou Hugo, c’est-à-dire alter-nance de scènes comiques et de scènes tragiques. Pour Ionesco et les auteurs du théâtre de l’absurde, les deux registres sont inextricablement mêlés.

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

Dossier Mise en scène – La transformation au théâtre

p. 214 (ES/S et Techno) p. 216 (L/ES/S)

SynthèseLa représentation des rhinocéros pose problème au

metteur en scène, mais a aussi posé problème à

Ionesco quand il est passé de la nouvelle à la pièce

de théâtre. Ainsi dans sa nouvelle, Ionesco écrit :

« presque simultanément nous vîmes apparaître, puis

disparaître, le temps d’un éclair, sur le trottoir opposé,

un rhinocéros soufflant bruyamment et fonçant, à

toute allure, droit devant lui ». Comment montrer les

rhinocéros sur scène et comment montrer la méta-

morphose de Jean dans le deuxième tableau de

l’acte II. Le fait d’amener sur scène un troupeau de

rhinocéros étant a priori exclu, il faut trouver le moyen

de les suggérer. Dans les didascalies, Ionesco montre

que les spectateurs ne voient pas les rhinocéros :

métonymiquement, ils sont présents grâce à la

bande-son (galops et barrissements), et à la pous-

sière qu’ils soulèvent. Mais c’est surtout la mimique

des personnages, qui eux voient les animaux, qui

permet au spectateur d’imaginer que les rhinocéros

sont parmi nous. Tout, en grande partie, repose sur le

jeu de l’acteur qui crée l’illusion théâtrale et invite à la

dénégation : les animaux sont là et ne sont pas là ; ils

sont suggérés et présents. Ainsi dans le premier

tableau de l’acte II, les employés du bureau voient

Monsieur Bœuf dans l’escalier ; le spectateur lui n’en-

tendra que ce même escalier s’effondrer et les barris-

sements du pauvre homme. A l’acte III (p. 214, Édi-

tions Gallimard, coll.  « Folio Théâtre »), Ionesco

indique qu’on voit un « homme avec une grande

corne au-dessus du nez puis une femme ayant toute

la tête d’un rhinocéros ». Page 238 (Éditions Galli-

mard, coll. « Folio Théâtre »), les têtes de rhinocéros

sont nombreuses au mur de la chambre de Bérenger,

et elles apparaissent à la porte du palier, sur le bord

de la rampe. Ainsi le dramaturge propose que le met-

teur en scène s’en tienne à la tête de l’animal sans

poursuivre plus avant la métonymie. Mais c’est sur-

tout la métamorphose de Jean qui est un défi pour le

metteur en scène, même aidé par Ionesco lui-même

qui a prévu un dispositif simple : la salle de bains de

Jean est hors-scène et Jean s’y réfugie alternative-

ment pour se « rafraîchir » (photos 1, 2, 3, 4, 5). En

quelques secondes, il peut modifier son apparence.

William Sabatier qui jouait le rôle de Jean dans la

mise en scène de Jean-Louis Barrault (photos 1, 2, 3)

parlait ainsi de son jeu d’acteur : « En très peu de

temps, en coulisses, il fallait que je me barbouille de

vert, la carapace était mise au début sous le pyjama

[…] Je dévoilais de plus en plus de carapace verte

(photo 1) et de maquillage tout en parlant. J’avais un

mégaphone à la main pour faire des rugissements »

(p. 299, Éditions Gallimard, coll. « Folio Théâtre »). On

voit que la métamorphose repose sur des éléments

significatifs de costume et sur le maquillage (la cou-

leur verte et la corne). La transformation est en cours,

on n’en verra pas l’aboutissement, évidemment, mais

l’acteur se transforme, avec un code réaliste, en rhi-

nocéros. Au contraire, photo 6, on voit que le parti-

pris du metteur en scène est de s’en tenir au symbo-

lique : le front du personnage est ceint d’un bandeau

blanc et la corne est rendue par un tuyau d’acier. La

voix et la gestuelle sont importantes pour parfaire

l’illusion ; Sabatier dit encore : « Au début, je me tenais

comme un homme normal [...], puis après je com-

mençais à avoir du plomb dans les jambes, et puis je

marchais comme cela jusqu’au bout » (p. 299, Édi-

tions Gallimard, coll.  « Folio Théâtre »). La métamor-

phose de Jean est donc montrée physiquement dans

la mise en scène de Barrault et celle de Karl-Heinz

Stroux (photo 4). À la fin de l’acte III, la foule des rhi-

nocéros est suggérée par des têtes accrochées au

mur (entre réalisme et stylisation encore). Demarcy-

Motta ne montre pas de rhinocéros mais des figures

floues, portant un masque informe sur le visage,

créant ainsi une atmosphère de « cauchemar obsé-

dant ». Les photos 1, 2, 3, 4, et 5 montrent le décor de

la chambre de Jean : décor réaliste pour Barrault

(1960), et plus stylisé (fond noir) pour la mise en scène

de 1978. Chez Demarcy-Motta, le décor est forte-

ment stylisé : c’est un décor métallique (symbole de

notre monde moderne déshumanisé), suspendu et

mobile : deux passerelles se soulèvent à leur extré-

mité. Le surgissement du rhinocéros dans l’escalier

(Monsieur Bœuf) fait s’effondrer le décor en son

centre et les personnages s’accrochent tant bien que

mal aux éléments de ce décor pour ne pas dégringo-

ler dans le monde d’en bas, celui des rhinocéros (jeux

de lumière et bande-son accentuent cette impression

de véritable séisme). Le metteur en scène ne suit pas

à la lettre les didascalies de Ionesco (ce que le dra-

maturge n’aurait peut-être pas apprécié, lui qui vitu-

pérait contre une mise en scène aux États-Unis qui

faisait faire aux personnages des actions qu’il n’avait

pas écrites). On voit bien que plus une pièce s’éloigne

de sa date de création, plus les metteurs en scène

sont tentés d’en montrer clairement la modernité,

l’actualité : si le nazisme s’éloigne de nous, la menace

du totalitarisme est toujours d’actualité : c’est le mes-

sage de Demarcy-Motta.

Perspective – Eugène Ionesco, Notes et contre-

notes (1966)

p. 216 (ES/S et Techno) p. 218 (L/ES/S)

Dans cette préface, Ionesco s’appuie sur le témoi-

gnage de Denis de Rougemont (écrivain essayiste

suisse de langue française, 1906-1985, qui a analysé

les composantes de la civilisation occidentale dans

L’Amour et l’Occident, 1939). Il était dans les rues de

Nuremberg en 1938 et a ainsi vécu ce phénomène

d’hystérie collective qui, dit Ionesco, est « peut-être le

point de départ de Rhinocéros » (l. 18).

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Français 1re – Livre du professeur

LECTURE ANALYTIQUE

L’analyse de Rougement, reprise par IonescoQuelles sont les conditions d’apparition de ce phéno-

mène d’hystérie collective ? Il faut d’abord une foule

« compacte » (l.  3) et impatiente (l.  4). Sans foule

importante et sans désir collectif d’un événement,

pas d’hystérie collective. Il faut également une mise

en scène : ici une longue avenue qui va permettre de

prendre conscience du phénomène de progression :

du tout-petit des silhouettes au tout près : l’impa-

tience se nourrit de l’attente (l.  5 à 8). Il y a deux

phases dans l’apparition de l’hystérie : de loin, le

témoin reste objectif et froid (« il est d’abord étonné

par ce délire », l.  8). Il peut décrire sous forme de

comparaison ce qu’il voit : « l’hystérie s’avançait

comme une marée » (l.  7). Il peut observer qu’on

acclame « frénétiquement l’homme sinistre » (l. 6). De

près, c’est-à-dire quand l’objet de l’hystérie est tout

près, le phénomène s’empare de vous comme une

maladie : Rougemont et Ionesco parlent de contami-

nation (l. 9), d’ « épidémie » (l. 27), de « maladies col-

lectives » (l. 29). Cette progression est rendue par les

trois mots qu’emploie Ionesco pour qualifier cette

hystérie : « rage » (l.  10), « délire » (l.  10) et « magie »

(l.  11) qui font une gradation ascendante vers plus

d’irrationnel : la rage peut avoir un objet, le délire est

plus de l’ordre de la maladie et donc plus irrationnel ;

enfin la magie renvoie le phénomène hors de la

sphère de la pensée rationnelle. Double conséquence

possible : on s’abandonne à cette magie (on est

« envahi », « électrisé », et on « succombe » (l. 10-11) ;

on résiste à « cet orage collectif » (l. 12).

Quelle est cette résistance qui s’empare de Rougemont ?Elle n’est pas de l’ordre de la pensée, « ce n’était pas

des arguments qui lui venaient à l’esprit » (l.  16),

comme pour Bérenger à la fin de la pièce. Elle naît

d’un état d’esprit : Rougemont se sent mal à l’aise »

(l. 13), sans doute parce qu’il ne s’incorpore pas à la

foule, qu’il résiste au phénomène de masse (il se

sent « affreusement seul, dans la foule », l.  13). La

résistance vient de cette hésitation qu’il reconnaît en

lui (l. 14), et tout le monologue de Bérenger, à la fin

de l’acte III montre cette hésitation à l’œuvre. Cette

résistance vient « des profondeurs de son être »

(l. 12), « c’est tout son être, toute sa personnalité qui

se rebiffait » (l. 17), autrement dit, c’est l’individu qui

refuse de s’agréger à la masse dont émane « l’Hor-

reur Sacrée » (l. 15), sacrée dans le sens où l’étymo-

logie sacer « désigne celui ou ce qui ne peut être

touché sans être souillé, ou sans souiller » (in Le

Robert, qui cite également Durkheim : « Il y a de

l’horreur dans le respect religieux, surtout quand il

est très intense, et la crainte qu’inspirent les puis-

sances malignes n’est généralement pas sans avoir

quelque caractère révérenciel […] Entre ces deux

formes opposées, il n’y a pas de solution de conti-

nuité, mais un même objet peut passer de l’une à

l’autre sans changer de nature. C’est dans la possi-

bilité de ces transmutations que consiste l’ambi-

guïté du sacré. »). Cette résistance est « naturelle,

intérieure » (l.  22) et c’est « la réponse d’une âme »

(l.  22), l’âme individuelle qui s’oppose à la masse

corporelle de la foule. La réponse est donc indivi-

duelle. Cette réaction intime permet de se désolida-

riser de la foule et d’établir, de nouveau froidement,

un constat, comme Bérenger prenant conscience de

la laideur de l’homme, mais l’opposant à égale puis-

sance à la beauté des rhinocéros : « on s’aperçoit

que l’histoire déraisonne, que les mensonges des

propagandes sont là pour masquer les contradic-

tions qui existent entre les faits et les idéologies qui

les appuient » (l.  30-31). Ce constat naît d’  « un

regard lucide » et cette lucidité « suffit pour nous

empêcher de succomber aux raisons irrationnelles,

et pour échapper à tous les vertiges » (l. 32-33). Pas

de contre-idéologies donc. On le voit bien, quelque

chose empêche Rougemont de se laisser gagner

par l’hystérie collective, comme quelque chose

empêche Bérenger de devenir rhinocéros : je n’y

arrive pas, dit-il ! Et ce quelque chose est la lucidité.

C’est par bêtise, par paresse ou par lâcheté que les

hommes deviennent rhinocéros ; il est plus facile de

se laisser guider par ses instincts et barrir tous

ensemble, que d’être humain. Dans la pièce les

hommes renoncent, et ils y renoncent volontaire-

ment, à ce qu’il y a de plus élevé en eux : la langue

et la pensée.

Une critique des totalitarismes (l. 34 à la fin)Ionesco en démonte le principe : d’abord on

enflamme les foules, puis on les abrutit, et enfin on

les réduits en esclavage (l. 35-36). Le salut est donc

dans l’individu. Et on les abrutit comment ? Par le

langage répond Ionesco, langage qui n’est plus

que  l’expression de « formules clefs », de « slogans

des dogmes divers » (l.  37). Rhinocéros démystifie

(l. 39) le langage par l’absurde en montrant combien

ce langage est stéréotypé, et donc porteur d’un

danger.

LECTURE D’IMAGE

Tous les regards sont dirigés vers Hitler, tous les

bras sont tendus vers lui, et tous les visages sont

souriants. Cette uniformisation des comportements

qui convergent vers un seul homme a quelque chose

de l’Horreur Sacrée dont parlent Rougemont et

Ionesco : d’un côté les masses souriantes, et en face

les puissances malfaisantes qui jouent de ce phéno-

mène de masse qu’est l’hystérie collective.

PROLONGEMENT

La démonstration de Ionesco est plus convaincante

avec un Bérenger qui n’a pas conscience de sa

résistance et qui est plutôt simple, parce qu’ainsi est

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

démontré que l’opposition aux totalitarismes, à la rhinocérite, est une chose à la portée de tout un chacun pourvu qu’il ne perde jamais l’idée qu’il est un être humain : certes, ce n’est pas facile, il faut résister aux conforts de la grégarité, mais on n’est pas forcé d’être armé de concepts et des raisonne-ments d’une contre-idéologie pour jeter un « regard lucide » sur son temps. Le message est, somme toute, assez optimiste.

Perspective – Samuel Beckett, Fin de partie (1957)

p. 218 (ES/S et Techno) p. 220 (L/ES/S)

LECTURE ANALYTIQUE

Un monde clownesqueL’humanité représentée sur scène semble réduite à suivre des comportements clownesques. Ainsi Clov se livre-t-il encore (il le fait plusieurs fois dans la pièce) à ce va-et-vient avec son escabeau et sa lunette d’approche. Il se dirige d’abord vers la fenêtre à gauche, avant de réaliser qu’il a oublié l’es-cabeau. Il fait demi-tour pour l’aller chercher. Une fois remonté, il braque sa lunette, sursaute, baisse sa lunette et l’examine (didascalie initiale). C’est un comique de geste traditionnel tel que pourrait le pro-poser l’Auguste sur une piste de cirque, ou un acteur dans un film burlesque du début du XXe siècle qui mettaient en scène des personnages aux comporte-ments clownesques : Charlot, Laurel et Hardy, etc. Cette petite saynète comique est muette comme il se doit. Autre procédé comique que nous pourrions retrouver sur la piste d’un cirque : Clov se tourne vers Hamm pour lui dire qu’il fait gris (l. 29) ; il force le ton, puis crie plus fort qu’il fait gris (l. 30). Sans réaction de Hamm ! Il descend donc de son esca-beau et « lui parle à l’oreille » (l. 31). Alors seulement Hamm entend, il « sursaut(e) » (l. 32). Il n’entend pas quand on crie, mais il entend le murmure (que le spectateur n’entend pas) : « Gris ! Tu as dit gris ? » (l. 32). On inverse la réaction attendue pour susciter le rire. Un autre procédé, celui de la répétition : celle du mot « mouettes » (l. 14 et 15). Clov répond sur le même ton (« de même » dit la didascalie), comme pourrait le faire l’Auguste singeant le clown blanc, ou un enfant taquin. Quant à « mouettes/mouettes », le spectateur peut entendre un écho du fameux « poët/poët » ! Enfin, la peur puérile de Hamm de sentit Cloc derrière lui (« tu me fais peur », l. 34). Il y a un fort contraste entre ce dialogue de cirque et les propos tenus qui peignent un monde de mort.

Un monde cauchemardesqueD’abord ce monde est en train de se détruire, de disparaître : « le fanal est dans le canal » (l. 7) dit Clov. Peu avant, « Il en restait un bout » ; « et maintenant ? »

demande Hamm, « plus rien », répond Clov (l. 7 à 13).

La destruction est achevée puisque la « base » a

maintenant disparue. Pour Hamm, la surprise de

Clov est traduite par trois mots : « une voile », synec-

doque pour un bateau, ce qui signifierait qu’il y a

dehors d’autres hommes ; « une nageoire », synec-

doque encore pour le poisson qui révélerait que la

vie animale existe encore ; et enfin une fumée, méto-

nymie pour beaucoup de choses : la trace d’une vie

humaine, la trace d’une autre destruction en cours.

Pour Hamm, qui est aveugle rappelons-le, la sur-

prise de Clov ne peut avoir pour objet que la réappa-

rition de la vie sous une forme ou sous une autre,

même si c’est la marque d’une destruction, et cela

l’inquiète (l. 6). Il est « soulagé » (l. 8) quand il pense

que rien n’a changé, que la vie n’a pas réapparue,

que la destruction continue. L’horizon est vide : mais

que veux-tu qu’il y ait à l’horizon ? dit Clov, « exas-

péré ». Les mouettes ont disparu, la vie a disparu

(l. 14 à 18). Les flots sont « du plomb », signifiant une

mer qui se bouge plus, figée, vitrifiée. Le plomb sug-

gère la couleur grise, déjà. Quant au soleil, il a dis-

paru : « néant », dit Clov. Si le soleil a disparu, le

temps s’est effacé ; « il devrait être en train de se

coucher pourtant », dit Hamm (l. 24), « Je t’en fous »,

répond Clov. Le temps a bien disparu puisque l’ab-

sence de soleil ne veut pas dire qu’il fasse nuit

(l. 26-27). « Alors quoi ? », demande Hamm. Ni jour, ni

nuit, « il fait gris », la variante étant « noir clair », oxy-

more qui lie les deux contraires (l.  33). Ainsi ces

deux-là sont-ils dans un monde déserté par le

temps, un monde cauchemardesque où toute vie a

disparu.

Quelle humanité est représentée sur scène ?Nous avons un aveugle paralysé dans son fauteuil

roulant, et un homme plus jeune, son fils adoptif

peut-être, qui a du mal à marcher et qui ne peut plus

s’asseoir. De quoi parlent-ils ? De ce qu’ils voient

autour d’eux, ou par les deux fenêtres, trop haut

perchées puisqu’il faut un escabeau pour voir à tra-

vers. Rétrécissent-ils au point qu’ils soient trop

petits pour les atteindre ? Sont-ils dans une sorte de

bunker ? d’abri ? Dans l’échange verbal, peu de

phrases complètes (l. 10 à 16 par exemple), ou bien

des propositions indépendantes : « le fanal est dans

le canal » (l. 7). Beaucoup d’interrogations et d’ex-

clamations. Une interrogation répond à une interro-

gation (l. 16 à 18). Quand l’interrogative partielle est

sous la forme d’une proposition complète, Clov

répond par un mot (l. 20-21). Le langage est réduit à

sa plus simple expression. La communication est

réduite au minimum, jusqu’à parfois être inexistante

quand Clov se contente de répéter le dernier mot

proféré par Hamm (l. 14-15). Entre comique et tra-

gique (le destin est scellé pour ces hommes qui

attendent la mort, pour Hamm, un départ hypothé-

tique, pour Clov), un dialogue insignifiant, et ponc-

tué de silences (« un temps » l. 19, 30, 34) maintient

vaguement en vie les deux hommes. Et cette insigni-

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Français 1re – Livre du professeur

fiance tragique déborde sur l’univers tout entier

comme le dit Clov, l. 33). La remarque de Hamm « tu

vas fort », n’est pas suivie d’effet puisqu’il en revient

à son tout petit entourage et sa crainte de sentir

Clov derrière lui. Ils sont enfermés dans leurs corps

malades, dans la grisaille ; le temps et la vie ont

déserté ce monde finissant.

LECTURE D’IMAGE

Ce qui est frappant dans ce décor effectivement

gris, alliant le noir clair des murs au blanc du sol,

c’est que la fenêtre n’existe pas, elle est seulement

dessinée sur un mur, côté cour, accentuant ainsi la

sensation d’enfermement que l’on éprouve. Les

parents Nagg et Nell sont dans des poubelles (à

gauche certainement) et les quatre personnages

sont enfermés dans un cube noir clair qui ne s’ouvre

pas sur l’extérieur, un extérieur qui sort seulement

de l’imagination de Clov. Le metteur en scène a levé

l’ambiguïté qui ressort du texte et des didascalies de

Beckett. Ce décor traduit bien la misère de la condi-

tion humaine : on est enfermés et on n’y voit rien, on

ne peut sortir de notre enfermement : pas d’échap-

pées possibles ! Nous sommes prisonniers de nous-

mêmes et nous ne voyons rien de l’extérieur qui,

finalement pour nous, n’existe pas. L’infini est trop

terrifiant, dirait Pascal.

PROLONGEMENT

On renverra les élèves à la page 36 (ES/S et Techno)/

p. 38 (L/ES/S) du manuel consacrée à la Littérature engagée et l’Absurde.

On a appelé théâtre nouveau ou théâtre de l’absurde

ou encore théâtre d’avant-garde, le théâtre apparu

dans les années cinquante en France. Il s’oppose au

théâtre traditionnel, on l’a souvent appelé « anti-

théâtre ». Pas de construction, intrigues inexistantes

ou sans cohérence, refus du réalisme du théâtre

bourgeois, telles sont les caractéristiques de ce

théâtre. Mais Roger Blin disait que « ce sont les cri-

tiques qui ont établi une connivence entre des

auteurs qui étaient totalement seuls, une conver-

gence qui n’existait pas ». Les personnages repré-

sentent un individu dégagé des contingences histo-

riques, sociales, apte à montrer la vérité universelle

de notre condition humaine, absurde.

On pourra compléter ce prolongement en se réfé-

rant aux ouvrages suivants :

•  ARTHUR ADAMOV (1908-1970), La Parodie (1949),

L’Invasion (1950)

• SAMUEL BECKETT (1901-1989) : Oh les beaux jours

(1961), En Attendant Godot (1953).

•  JEAN GENET (1910-1986) : Les Bonnes (1947), Le

Balcon (1957)

•  HAROLD PINTER (1930-) : The Room (La Chambre,

1957)

• EDWARD ALBEE (1928-) : Zoo Story (1958).

Jean-Pierre Sarrazac écrit qu’on peut penser que

Huis Clos (1944) de Jean-Paul Sartre préside à la

naissance du théâtre de l’Absurde. Ce théâtre philo-

sophique, illustré à partir de la Seconde Guerre

mondiale par Sartre (1905-1980) et Camus (1913-

1957) ne remet pas en cause, comme le théâtre de

l’Absurde, la construction traditionnelle des pièces,

ni leur écriture : elles sont finalement classiques.

Rhinocéros se rapprocherait plus de ce théâtre.

Néanmoins, les œuvres exploitent la notion existen-

tialiste d’absurde. On pourra conseiller d’autres lec-

tures aux élèves :

• JEAN-PAUL SARTRE, Huis clos (1944), Les Mouches

(1943), Le Diable et le Bon Dieu (1951).

• ALBERT CAMUS, Le Malentendu (1944), Les Justes

(1949).

Pistes de lecturep. 221 (ES/S et Techno) p. 223 (L/ES/S)

Ces axes proposés peuvent permettre de conduire

une réflexion sur l’identité du personnage au théâtre,

et le trouble qui résulte pour le spectateur de voir un

personnage jouer un autre personnage sur scène

grâce au procédé du théâtre dans le théâtre. Encore

une fois, on pourra s’interroger sur l’intérêt d’une

telle démarche et en mesurer les conséquences sur

l’art théâtral, mais aussi sur nos vies.

LECTURES CROISÉES

William Shakespeare, Hamlet (1601) ; Marivaux, Le

Jeu de l’amour et du hasard (1730) ; Jean Genet, Les

Bonnes (1947)

Axe d’étude 1Chez Shakespeare, comme chez Marivaux, le spec-

tateur connaît l’identité des personnages et ce qu’ils

vont cacher aux autres personnages : Hamlet va

jouer la folie et Silvia et Lisette vont échanger leur

identité, la maîtresse devenant servante et vice-

versa. Mais le promis a l’idée du même stratagème

et échange lui aussi son identité avec son serviteur,

ce que le spectateur sait aussi. Pour Les Bonnes de

Genet, les choses sont moins simples : l’identité des

deux personnages apparaît assez tardivement au

spectateur ; le personnage désigné comme étant

Claire emploie ce même prénom pour s’adresser à

son interlocutrice censée être Solange (ce dont se

rend compte le lecteur plus tôt que le spectateur !).

L’identité se révèle enfin quand Solange utilise son

vrai prénom au lieu de Claire et qu’on s’aperçoit qu’il

s’agit d’un jeu de rôle où Claire est Madame, et

Solange Claire. Nous retrouvons dans ces trois

pièces le principe du théâtre dans le théâtre ; mais le

spectateur est confortablement au courant du stra-

tagème dans les deux premières pièces, et laissé

dans le flou, et troublé donc, au début de la troi-

sième. Cela traduit l’évolution de la place du specta-

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

teur dans la représentation : le théâtre contemporain

le déloge de sa position de voyeur pour le déstabili-

ser ; mais aussi la place de l’homme dans le monde

de la réalité où nos identités sont dissoutes dans

une modernité déshumanisante : qui est qui, au

final ?

Axe d’étude 2Dans Hamlet, nous sommes à la Cour de Danemark :

rois, reines, princes, hauts personnages de l’État se

succèdent sur scène. Chez Marivaux nous sommes

dans le milieu de la petite aristocratie aisée, dans un

univers domestique. Chez Genet enfin, les person-

nages principaux sont deux domestiques au service

de « Madame ». L’évolution du théâtre conduit à ce

que les personnages se rapprochent de Monsieur

Tout le monde. De la salle du trône, on passe dans la

cuisine. Les élèves pourront chercher des exemples,

qui ne manquent pas.

Axe d’étude 3Les effets de la passion amoureuse de la passion du

pouvoir également) sont toujours dévastateurs.

Chez Shakespeare comme chez Genet, elle peut

conduire au meurtre (du roi), au suicide (Ophélie), à

la mort de tous les protagonistes à la fin ; et si la folie

est d’abord feinte, cette simulation n’est pas sans

danger aussi bien pour le prince Hamlet que pour

les deux bonnes. Chez Genet, cette passion amou-

reuse est plus trouble : qui aime qui, au final, qui est

jaloux de qui ? Les codes et les frontières sont

brouillés. Les élèves pourront s’intéresser au fait

divers qui est à l’origine de la pièce (les sœurs Papin)

et au travail de création effectué par Genet à partir

de ces faits bruts. Chez Marivaux, les effets de la

passion amoureuse sont également dévastateurs,

ou du moins pourraient l’être. Ce sont les classes

sociales qui risquent d’être brouillées et leurs fron-

tières devenir poreuses au risque du désordre. Mais

les deux stratagèmes parallèles s’annulent et, à la

fin de la pièce, tout rentre dans l’ordre. Plus large-

ment, ces textes (et ceux proposés dans d’autres

lectures) montrent qu’on ne joue pas impunément

un autre rôle que le sien. Le jeu enclenche toute une

série de quiproquos plus ou moins tragiques, plus

ou moins comiques, mais l’ordre du monde en est

changé au bout du compte. Le théâtre, spectacle

vivant, montre ainsi qu’on ne s’assoit pas dans la

caverne obscure de la salle impunément et qu’on en

ressort forcément transformé par le jeu complexe de

l’illusion et de la réalité.

Corpus BAC (séries générales)

p. 222 (ES/S) p. 224 (L/ES/S)

Victor Hugo, Ruy Blas (1838)  ; Albert Camus, Cali-

gula (1944) ; Eugène Ionesco, Le Roi se meurt (1962)

LA QUESTION SUR LE CORPUS

Après avoir justifié le rapprochement de ces trois textes, vous expliquerez ce qui les différencie. Ce qui les rapproche : nous sommes là au moment

qui précède la mort des héros. Les registres en sont

tragique et pathétique. Ce qui les différencie : cette

mort intervient à la fin de la pièce pour Ruy Blas et

Caligula. En revanche dans Le Roi se meurt, nous

sommes à peu près au milieu de l’ouvrage.

L’attitude du héros devant la mort qui vient n’est pas

la même :

– Ruy Blas meurt en héros avec courage et dignité

dans les bras de celle qu’il aime, la reine ;

– Caligula est seul, seul devant son miroir, et il a

peur ;

– Bérenger Ier est entouré de ses familiers, il a peur

et il appelle à l’aide le peuple.

Mais surtout l’origine de la mort n’est pas la même :

– le suicide par le poison pour Ruy Blas ;

– l’assassinat à l’arme blanche par des conjurés

pour Caligula ;

– la maladie pour Bérenger.

Caligula et le Roi n’acceptent pas la mort qui vient,

ils appellent à l’aide (Hélicon, le peuple) comme on

l’a vu. En revanche Ruy Blas accepte cette mort qu’il

a voulue (suicide).

Les registres ne sont pas les mêmes non plus  :

certes la mort est tragique, par essence et on

retrouve cet aspect dans les trois textes. Mais si elle

est essentiellement tragique pour Ruy Blas (sa mort

est inéluctable et surtout injuste), et secondaire-

ment pathétique avec la réaction de la reine (et celle

du spectateur), elle est aussi pathétique pour Cali-

gula (il met en scène sa souffrance et l’auteur

cherche à provoquer chez le spectateur une émo-

tion vive, la compassion, malgré le monstre qu’il

est). Elle est aussi accompagnée de comique chez

Ionesco : des répliques (« ce n’est plus un roi, c’est

un porc qu’on égorge », « il s’imagine qu’il est le pre-

mier à mourir ») créent un écart entre le propos (la

peur tragique du roi) et la froideur ironique des

autres personnages.

COMMENTAIRE

Vous ferez le commentaire du texte d’Albert Camus extrait de Caligula (Texte B).

I. Le personnage face à lui-mêmeSeul sur scène, Caligula s’adresse à son reflet dans

le miroir. De nombreuses didascalies indiquent ce

jeu du personnage avec lui-même  : « va vers le

miroir », « revient vers le miroir », « tend les mains vers

le miroir », « approche du miroir en soufflant. Il s’ob-

serve ». Ce jeu scénique symbolise le dédoublement

du personnage qui dialogue avec lui-même : alter-

nance du «je» et du «tu» (« je sais pourtant et tu le

sais aussi»). Dans un premier temps, conscient de

ce qui se prépare, le personnage s’apitoie sur lui-

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174

Français 1re – Livre du professeur

DISSERTATION

La représentation de la mort au théâtre doit-elle nécessairement avoir une dimension pathé-tique ? Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les textes du corpus, les œuvres que vous avez étudiées en classe et vos lectures personnelles.Rappel pour l’introduction• Phrase introductrice présentant le thème de la dis-sertation (ici la représentation de la mort au théâtre).• Enoncé du sujet (problématique)  : la mort au théâtre doit-elle nécessairement être montrée dans un registre pathétique ?• Annonce du plan.

I. La représentation de la mort a longtemps été bannie de la scène (partie rédigée)Dans la tragédie classique, conformément à la règle de la bienséance, la mort doit se dérouler en cou-lisses afin de ne pas choquer les spectateurs. On trouve l’origine de ce principe dans la Poétique d’Aristote (que reprendra Boileau dans son Art Poé-tique). Ainsi, dans Œdipe-Roi de Sophocle (Ve siècle avant J.-C.), le suicide de Jocaste n’est pas montré mais raconté par le messager ; de même le meurtre de Clytemnestre et d’Egisthe, dans Electre, a lieu à l’intérieur du palais, dans un espace que les specta-teurs ne voient pas. Cette règle est réaffirmée avec force par la tragédie classique comme le prouve par exemple la mort d’Hippolyte dans Phèdre, racontée par Théramène qui en a été témoin. Au XXe siècle, certains dramaturges, s’inspirant de l’Antiquité, suivent le modèle des Anciens. C’est ce que fait Giraudoux dans Electre, lorsque le mendiant raconte les meurtres accomplis par Oreste au moment même où ils se déroulent. Comment expliquer cette volonté de « reculer des yeux » le spectacle de la mort ? En inspirant terreur et pitié sans frapper la vue, les auteurs font un choix esthétique qui monte que le récit peut se révéler plus suggestif que la représenta-tion de la mort « en direct ». Ainsi la tirade du Men-diant dans Electre de Giraudoux, par sa précision réaliste voire brutale, permet au spectateur d’imagi-ner les meurtres dans toute leur atrocité. Mais si la représentation de la mort sur scène est refusée, c’est aussi parce que l’essentiel réside ailleurs  : non pas dans la mort elle-même mais dans ses effets sur les autres personnages et sur les spectateurs. Cette forme théâtrale utilise la mort comme ressort drama-tique, non comme une fin en soi. Elle s’intéresse à ses conséquences psychologiques. La mort d’Hip-polyte dans Phèdre conduit Thésée, son père, à pro-téger Aricie qu’il avait jusqu’alors tenue à l’écart. Il a compris trop tard qu’il avait fait une erreur et il tente de se racheter. Ne pas représenter la mort sur scène semble donc être la marque d’une exigence, notam-ment esthétique, qui refuse une facilité dont les romantiques useront à partir de 1830, la facilité d’im-pressionner par un spectacle plus ou moins sanglant, et qui s’en remet plutôt à l’imagination du spectateur.

même, témoigne de sa faiblesse : « Que ne suis-je à

leur place ! J’ai peur. Quel dégoût, après avoir

méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté

dans l’âme ». Il sombre dans le pathétique (Cf. les

didascalies  : « s’agenouillant et pleurant », « il tend

les mains vers le miroir en pleurant »). Il rejoint l’hu-

manité ordinaire, formule un désir d’altérité (« j’ai

tendu mes mains, je tends mes mains »), resté sans

réponse. Face à lui, il ne trouve que lui qu’il finit par

rejeter violemment : « c’est toi que je rencontre, tou-

jours toi en face de moi, et je suis pour toi plein de

haine ». La répétition du pronom personnel de la

deuxième personne souligne l’impossibilité d’échap-

per à soi-même.

II. Le retour sur soiCette confrontation conduit le personnage à faire

retour sur sa quête d’absolu : « L’impossible ! Je l’ai

cherché aux limites du monde, aux confins de moi-

même ». Ses tentatives sont connotées par le voca-

bulaire de l’extrême, qui correspond à la démesure,

à l’hybris du personnage : « Rien dans ce monde, ni

dans l’autre, qui soit à ma mesure ». Caligula est

obligé de reconnaître l’échec de sa quête : l’expres-

sion de l’irréel (« Si j’avais eu la lune, si l’amour suffi-

sait, tout serait changé ») d’abord entachée de

regret, débouche sur une aporie  : « il suffirait que

l’impossible soit ». La prise de conscience de l’ab-

surdité de sa quête le mène au bilan de ses erreurs :

« Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à

rien. Ma liberté n’est pas la bonne |…] Rien ! Rien

encore ». La multiplication des négations signe sa

défaite qu’il est obligé d’accepter : « Oh ! Cette nuit

est lourde ! |…] nous serons coupables à jamais !

Cette nuit est lourde comme la douleur humaine ».

Le retour sur soi se clôt sur un lamento qui confère

au personnage une dimension pathétique et le rap-

proche de l’humanité souffrante.

III. La dramatisation de la scèneCe dénouement est marqué par une violence extrême

qui tient d’abord à la démence du personnage. Les

didascalies insistent sur le caractère de folie de Cali-

gula : il est « hagard », il hurle, il fait face aux conjurés

« avec un rire fou », enfin il rit et râle, il hurle une der-

nière fois. On observe un crescendo dans la violence

des gestes et les manifestations vocales du person-

nage. Le point extrême de cette violence fait se ren-

contrer le bris du miroir (mort symbolique) et l’assas-

sinat (mort physique) de Caligula, particulièrement

sauvage : « le vieux patricien le frappe dans le dos,

Chéréa en pleine figure. Tous frappent ». L’irruption

des conjurés, annoncée par Hélicon, le meurtre per-

pétré sur scène, sont à la mesure de la démesure du

personnage. Qui aura pourtant le dernier mot ? Les

deux dernières répliques (« A l’histoire, Caligula, à

l’histoire », « je suis encore vivant ») inscrivent le per-

sonnage dans une autre dimension, celle d’une

immortalité historique et de la négation de la mort au

moment de la mort même.

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

ner une mise en scène réaliste (éléments du décor et

accessoires respectueux des didascalies hugo-

liennes, bref une mise en scène datée). Le metteur

en scène aura cherché à émouvoir le spectateur et

aura fait donc jouer la scène dans des registres tra-

gique et pathétique, en insistant sur le pathos. Un

spectateur A approuverait ces choix, a priori respec-

tueux de l’esprit et de la lettre de la pièce. En

revanche un spectateur B soulignera combien les

répliques de la scène recèlent en elles un potentiel

parodique qu’il n’a pas pu s’empêcher de voir. Ainsi,

dira-t-il, comment ne pas rire quand Ruy Blas qui

allait mourir, se réveille soudain (comme le dit Hugo

dans sa didascalie) et dit « merci ». Il a été plus sen-

sible au ridicule de ces répliques qu’à leur charge

pathétique. Il développera l’idée qu’au théâtre, il faut

créer une distance et qu’un jeu qui veut copier la

réalité court paradoxalement à l’invraisemblance et

au ridicule. D’autre part, il pourra aussi critiquer le

décor réaliste qui distrait de l’action, la noie dans

une profusion de détails inutiles, et les effets par

trop appuyés qui doivent théoriquement aider à

l’émergence de l’émotion chez le spectateur  : une

lumière blafarde et une musique lancinante qui lui a

fait plus penser à un feuilleton mélodramatique

américain. Bref, il a beaucoup ri, et à mauvais

escient, sur le dos du metteur en scène.

Corpus BAC (séries technologiques)

p. 222

Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne (1833) ;

E. Labiche et A. Lefranc, Embrassons-nous, Folle-

ville ! (1850) ; Alfred Jarry, Ubu Roi (1888)

LES QUESTIONS SUR LE CORPUS

1. Décrivez les principaux procédés utilisés par les auteurs pour commencer leur pièce dans ces trois scènes 1 et dites quels sont ceux qui vous semblent les plus efficaces pour intéresser le lecteur ou le spectateur. Justifiez votre choix. La question 1 invite les candidats à examiner atten-

tivement l’écriture dramaturgique propre à chacun

des auteurs. L’organisation de la réponse peut tenir

des raisonnements déductif ou inductif. Dans le pre-

mier cas, le candidat affirmera son choix et le justi-

fiera en s’appuyant sur l’analyse des procédés de

l’exposition, selon lui, la plus efficace. On attendra

que la réponse procède par analogie ou par conces-

sion. Dans le second cas, la réponse pourra s’orga-

niser comme on le propose ici (a et b pouvant être

traités simultanément). On distinguera les textes A

et C du texte B. Musset et Jarry ont choisi d’ouvrir

leur pièce par un dialogue alors que Labiche a choisi

le monologue.

II. Tragique et pathétique sont liés dans la représentation de la mort (partie rédigée)Même si elle a lieu en coulisses, le récit de la mort

par un témoin a une dimension pathétique liée à la

disparition inéluctable, et à la proximité du narrateur

avec la victime (Théramène et Hippolyte, Burrhus et

Britannicus). Représentée sur scène, elle est souf-

france, et si cette mort est injuste, elle crée de la

compassion chez les témoins de cette mort et chez

les spectateurs (Ruy Blas et la reine). Même si cette

mort est juste, le spectacle de la souffrance et du

désarroi devant le moment fatal engendre le pathé-

tique (Caligula, le roi Lear). La rédemption du per-

sonnage par la mort entraîne le pathétique. Le

moment de la mort peut être le prétexte à un bilan

qui engendre de la compassion chez le spectateur,

qui peut y voir un reflet de lui-même (Alexandre ago-

nisant dans Le Tigre bleu de l’Euphrate de Laurent

Gaudé). Mais la représentation de la mort, tragique

et pathétique, peut être modifiée par des registres

adjacents. Un personnage comique peut neutraliser

le pathétique (Sganarelle et Don Juan : « mes gages !

mes gages ! »  ; Marguerite et Bérenger Ier dans la

scène du corpus). Dans Le Malade imaginaire de

Molière, la mort feinte est prétexte à une parodie du

pathétique. Le metteur en scène peut choisir de faire

jouer ces scènes tragiques et pathétiques d’une

façon parodique (Antoine Vitez dans sa mise en

scène de Lucrèce Borgia). Au XIXe siècle, les drames

romantiques étaient parodiés parfois par les auteurs

eux-mêmes (Alexandre Dumas avec Charles VI et

ses vassaux et la Cour du roi Pétaud). Enfin l’horreur

de la représentation de la mort sur scène peut éradi-

quer toute dimension pathétique. Le spectateur

devant ce spectacle « gore » n’éprouve pas de com-

passion mais rejette violemment ce qu’il voit (dans

Anéantis de Sarah Kane, par exemple).

Conclusion (partie rédigée)Le spectacle de la mort au théâtre, phénomène rela-

tivement récent qui date du Romantisme, corres-

pond au moment où l’on se met à cacher la mort

dans la réalité (par exemple, le spectacle des exécu-

tions capitales, très couru, est peu à peu retiré de la

scène publique). C’est un moment dérangeant, qui

suscite la terreur et la pitié, qui s’exprime sur un

mode tragique et pathétique, mais qui peut être neu-

tralisé par les propos et le jeu des personnages qui

entourent le mourant.

ÉCRITURE D’INVENTION

Imaginez le dialogue entre deux spectateurs ayant assisté à une de ces scènes. Ils ne sont d’accord ni sur le jeu des acteurs, ni sur la mise en scène.

Pistes pour traiter ce sujetLa scène qui se prête le mieux à l’exercice est sans

doute celle extraite de Ruy Blas. L’élève peut imagi-

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Français 1re – Livre du professeur

– suggestion d’enjeux tragiques : malheur de Coelio, déshonneur de Claudio et mort envisagée d’un des personnages.• Texte BLabiche, en dépit du choix plus rare du monologue pour ouvrir une œuvre dramatique, prend soin de plaire :– la longue didascalie révèle le souci de donner à voir un décor, sinon spectaculaire, du moins attrayant et riche d’accessoires ;– le risque de la monotonie du monologue est sur-monté par son caractère haché et ses phrases incomplètes et sa relative brièveté ;– variété des registres dans le discours du person-nage : délibératif, lyrique, informatif ;– variété des comiques dans la scène : comique de situation, comique de caractère de Folleville mais aussi de Manicamp ;– mobilité envisageable dans l’interprétation du monologue suggérée par la didascalie (descendant la scène) ;– présence de la chanson (Air de La Colonne).L’intrigue peut certes mettre en jeu le bonheur des personnages mais jamais le texte n’envisage cet enjeu comme tragique d’autant que la dernière réplique informe que Folleville est déjà engagé auprès d’Aloïse et rien ne dit qu’il l’est auprès de Berthe. Le public peut cependant être curieux de voir comment Folleville parviendra à se débarrasser des insistances de Manicamp.• Texte CLe spectateur et le lecteur ne peuvent rester indiffé-rents à la première réplique de la pièce et ce premier procédé souligne que l’intention de Jarry est mani-festement de susciter une réaction :– le registre de langue peut amuser, intriguer ou cho-quer : « Merdre », « cul », « Bougre de merdre » ;– la variété des comiques  : comique de mots (voir les expressions cocasses des personnages), comique de caractère ;– la variété des types de phrases : phrases déclara-tives, exclamatives, interrogatives qui invitent à varier le jeu ;– répliques majoritairement brèves qui impriment un rythme assez alerte au dialogue ;– début in medias res ;– violence des échanges qui peut se manifester par un affrontement physique dans la mise en scène.L’action à venir est explicite et suscite le désir de connaître sa progression :• Annonce de l’action à venir et de ses enjeux.• Attente d’un conflit entre 2 forces puissantes.Le candidat se déterminera dans cette dernière par-tie de la réponse. On sera sensible à l’affirmation et la défense de son choix.

• Texte A : 2 brefs dialogues qui se succèdent :

– dialogue 1 entre Coelio, personnage principal et

Ciuta, personnage secondaire. Ce dialogue permet

de connaître le caractère et la situation d’un person-

nage absent (héroïne féminine – voir titre) ainsi que

les sentiments et intentions de Coelio qui suggèrent

une intrigue et un conflit à venir ;

– dialogue 2 entre Claudio, personnage principal et

mari de Marianne, et Tibia, personnage secondaire.

Ce dialogue brosse le caractère du personnage

absent, cette fois nommé, ainsi que les sentiments

et intentions de Claudio qui suggèrent une intrigue

et un conflit liés à ceux évoqués dans le dialogue 1.

• Texte C  : un dialogue entre les protagonistes si

l’on compare le titre et le nom des personnages. Ce

dialogue permet de connaître le caractère, les rela-

tions et les intentions des personnages qui sug-

gèrent une intrigue et un conflit à venir.

• Texte B : un monologue du personnage éponyme

dans lequel s’intercale une chanson – qui n’est pas

d’ailleurs immédiatement un monologue puisque

Manicamp commence par s’adresser à un destina-

taire indéterminé (à la cantonade). Ce monologue

permet de connaître Folleville mais aussi de person-

nages absents, leur situation et leurs intentions qui

suggèrent un conflit a priori aisé à surmonter.

Dans ces trois scènes, les auteurs manifestent leur

souci de plaire – ou de toucher – et de s’attacher

l’intérêt du public par des procédés différents.

• Texte ALe souci de plaire se manifeste par le caractère mou-

vementé de la scène et par sa variété rhétorique :

– 2 couples de personnages se succèdent dans un

temps très court (voir didascalies). (On rappellera

que les premières répliques de cette même scène

font brièvement dialoguer Marianne et Ciuta.

Marianne refusant la proposition de l’entremet-

teuse) ;

– présence envisagée d’autres personnages sur la

scène (« voilà du monde…nous entendre ») ;

– 2 atmosphères différentes d’un dialogue à l’autre

mais cependant empreintes de mystère ;

– des registres variés : lyrique, tragique dans le dia-

logue 1  ; tragique, comique et lyrique dans le dia-

logue 2 ;

– une ambiguïté de l’interprétation des registres  :

distance ironique ou parodique possible dans toute

la scène ;

– des types de phrases variés : phrases déclaratives,

exclamatives, injonctives et interrogatives qui

invitent les comédiens à varier leur interprétation ;

– variété du rythme du dialogue par l’alternance ou

l’enchaînement de répliques brèves ou plus longues.

Musset s’est également attaché à éveiller l’intérêt du

public :

– amorce de deux intrigues manifestement liées  :

Coelio veut conquérir Marianne et Claudio l’en

empêcher ;

– annonce explicite d’un stratagème «épouvantable »

et dont l’issue peut être mortelle ;

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

• Texte C : la dernière réplique de la scène révèle le

but de Mère Ubu : devenir reine de Pologne. L’action

principale sera donc pour Père Ubu de renverser le

roi de Pologne pour prendre sa place.

Informer implicitement sur le genre de l’œuvre• Texte A : le dialogue peut laisser le lecteur indécis.

La langue est soutenue et certaines répliques sont

d’un registre sérieux. La menace finale de Claudio

peut inquiéter. Le mélange des registres sérieux et

comique, le triangle amoureux de la comédie atté-

nuent cette gravité et nous invitent à penser que

l’œuvre est une comédie. Une comédie particulière

et nouvelle : la comédie romantique. La distance de

l’auteur, sensible dans une possible caricature des

personnages et de la situation, souligne la singula-

rité de l’œuvre.

• Texte B  : la situation, le caractère des person-

nages, l’agitation, les apartés, le registre dominant,

les noms et prénoms, le titre et la chanson font son-

ger à la comédie et plus précisément au vaudeville.

• Texte C : la langue, le caractère des personnages

et leur aspect outré voire caricatural mais aussi le

statut élevé et la gravité de l’enjeu nous amènent à

conclure à une farce et à une parodie.

COMMENTAIRE

Vous commenterez le texte d’Eugène Labiche et d’Auguste Lefranc (texte B) en vous aidant du parcours de lecture suivant :1. Vous montrerez que la scène 1 et le début de la scène 2 remplissent leur fonction informative.2. Étudiez les procédés qui visent à rendre plai-sant le début de cette pièce.

Les fonctions de la scène d’exposition  : informer.

L’enjeu de la scène d’exposition pour Labiche est

d’informer le public par les procédés de son choix.

En même temps que les répliques permettent aux

personnages de s’adresser à eux-mêmes ou aux

autres personnages, elles permettent à l’auteur de

donner au public quelques informations éclairantes

sur :

– le cadre spatio-temporel, l’identité et le carac-tère des personnagesImportance de la didascalie initiale qui souligne la

volonté de l’auteur de situer l’action dans un univers

bourgeois : le salon, le mobilier, les objets décora-

tifs, etc. Ce décor induit une époque identifiable à

celle de l’auteur. Cette époque est confirmée par la

situation et ses conventions évoquées. Répétition

des noms des personnages présents et absents

dans l’adresse à un domestique, le monologue et la

scène 2. Qui soulignent la volonté de transmettre au

public ces informations : la double-énonciation. Le

caractère des personnages est suggéré par l’embar-

ras de Folleville ; celui de Manicamp, par le rappel

de l’attitude de Manicamp selon Folleville et par son

illustration dès son apparition à la scène 2.

2. Montrez que ces scènes ont pour principale fonction d’informer le lecteur ou le spectateur de l’action principale de l’œuvre. Cette question 2 réclame une organisation synthétique.

Sans être didactiques, les auteurs ont veillé à don-

ner de nombreuses informations dans ces courtes

scènes :

Informer sur le cadre spatio-temporel• Texte A : c’est par les didascalies et éventuelle-

ment le décor que le lieu est précisé ou suggéré.

On pourra ajouter que l’allusion aux sérénades, le

nom des personnages, la jalousie violente de

Claudio évoquent les pays méditerranéens. Une

indécision cependant avec le prénom de l’héroïne :

le souci de la couleur locale n’est pas clairement

affirmé. L’époque n’est pas précisée dans cette

exposition.

• Texte B  : la didascalie initiale et le décor situent

l’action dans un salon sans indications suffisantes

pour en déterminer l’époque qu’on imagine contem-

poraine à celle de l’écriture comme souvent dans la

comédie.

• Texte C : le cadre spatio-temporel n’est pas pré-

cisé mais la langue, le statut des personnages, la

situation, l’enjeu et l’évocation du roi de Pologne

situent l’action dans une époque reculée et proba-

blement en Pologne.

Informer sur les personnages et leur relation• Texte A  : le statut des personnages est suggéré

par la langue qu’ils emploient et un aspect du carac-

tère de chacun d’entre eux est présenté (la vertu de

Marianne). Le dialogue nous informe des sentiments

de Coelio pour Marianne, du lien entre Marianne et

Claudio et de la douleur éprouvée par Coelio et

Claudio.

• Texte B  : le début du monologue prend soin de

nous informer du statut et des noms des person-

nages. Folleville révèle aussi son caractère ainsi que

celui de Manicamp. Il nous révèle aussi les sentiments

de Folleville et sa préférence pour Aloïse ainsi que son

engagement et l’accord des familles pour ce mariage.

• Texte C : le dialogue permet de connaître les noms

des personnages. Par leurs noms, les protagonistes

forment un couple aux relations tendues et triviales.

Leur statut est indirectement précisé (Roi d’Aragon)

L’ambition de Mère Ubu est sans ambiguïté et la

couardise de Père Ubu manifeste.

Informer sur l’action de la pièce• Texte A  : Coelio demande conseil à Ciuta pour

séduire Marianne : ce sera l’action principale de la

pièce. Le dialogue nous apprend aussi que Claudio

mettra tout en œuvre pour contrecarrer ses projets

ou ceux des amants puisque Claudio ne paraît pas

connaître cet amant particulier qu’est Coelio.

• Texte B : le monologue nous apprend que l’action

de la pièce – qui paraît bien limitée – tiendra dans la

détermination de Folleville à se dégager de la volonté

de Manicamp à en faire son gendre.

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Français 1re – Livre du professeur

n’empêche ni le mouvement ni le rythme. L’agitation

de Folleville invite le comédien à en jouer, Folleville

fait entendre sa voix mais aussi celle de Manicamp

(« son bon Folleville »). Les portes suggèrent les

nombreuses entrées et sorties à venir. La scène 2

commence « dans la coulisse ». La rencontre et les

embrassades des protagonistes doivent être source

de mouvements et de comique. Les didascalies de

la scène 2 invitent à jouer des sentiments opposés

et à varier les tons.

– faisant entendre l’air de La ColonnePour un public moderne, la présence de la chanson

provoque un effet de surprise. Cette voix chantée

rompt avec la voix parlée et offre une variété propre

au vaudeville. La chanson suppose aussi une

musique instrumentale. Le texte même de la chan-

son est comique  : Aloïse ne cesserait de grandir !

Analogie entre la croissance d’Aloïse et de l’amour.

On peut s’interroger sur l’effet produit aujourd’hui

par le vaudeville et sur les choix de mise en scène.

DISSERTATION

Au théâtre, les personnages ne disposent-ils que des mots pour exprimer leurs sentiments? Vous justifierez votre réponse dans un développement composé en vous appuyant sur les textes du cor-pus, sur vos lectures personnelles, ainsi que sur les œuvres étudiées en classe.Le sujet invite à réfléchir à l’importance que certains

auteurs accordent à la représentation et à l’interpré-

tation de leurs textes dans leur écriture même. Il

invite aussi à s’interroger sur les langages qu’ex-

ploite le théâtre quant à l’expression des sentiments

des personnages  : la parole des personnages, le

texte didascalique et sa traduction en langages

paraverbal et non-verbal lors de la représentation.

I. Les limites des motsA. Une limite prise en compte dans l’écriture mêmeLes indications scéniques suggèrent que les auteurs

envisagent la limite des mots qu’ils font prononcer

aux personnages pour exprimer leurs sentiments et

qu’ils invitent les acteurs à exploiter le langage para-

verbal (rire, pleurs, gémissements, etc.) pour expri-

mer leurs sentiments.

Ex. : Embrassons-nous, Folleville (p. 223) : « Folleville,

à part, mécontent » ou « Manicamp, avec attendrisse-

ment » ; Fin de partie (p. 218) : « Hamm, inquiet » ou

« Hamm, soulagé »  ; Antigone (p. 196) « Antigone, a

les yeux fermés, elle murmure avec un pauvre rictus ».

B. L’acteur au service du personnageLe physique de l’acteur, son costume, sa gestuelle

infléchissent l’expression des sentiments. Les

expressions du visage, les maquillages permettent

aux acteurs de traduire différemment les sentiments

des personnages.

– l’action et la relation entre les personnages, les enjeux de l’œuvreExposition progressive des intentions du protago-

niste  : « en finir aujourd’hui », « ferme résolution de

rompre », « notre mariage est arrêté ». Préférence

pour Aloïse  : « « une cousine de cinq pieds quatre

pouces ! » Exposition des obstacles  : la volonté et

l’obstination de Manicamp qui sont illustrées dans la

scène 2 « appelez-moi beau-père » « je vous écoute...

mon gendre ». Les personnages ne sont pas en

conflit. Ils s’apprécient au contraire. L’insistance de

Manicamp embarrasse cependant Folleville. Un

enjeu dérisoire : Folleville n’est pas engagé auprès

de Berthe, il l’est auprès d’Aloïse. Le seul enjeu de la

pièce est de parvenir à faire accepter cette situation

à Manicamp sans le froisser, à lui faire entendre et

comprendre la situation qui rend impossible le

maraige avec Berthe.

– le genre et l’ambition de l’œuvreLa situation et le personnel dramatique sont ceux de

la comédie. Les registres de caractère et de situa-

tion dominent : l’embarras et l’incapacité de s’affir-

mer de Folleville font sourire de même que son

enthousiasme pour les femmes grandes. L’entête-

ment bonhomme de Manicamp est aussi source de

comique. La situation qui montre l’impuissance de

Folleville amuse. L’air de La Colonne apporte une

gaieté à la scène.

L’œuvre se veut divertissante mais a aussi l’ambition

de proposer une satire d’un milieu et de ses conven-

tions et de certains caractères représentant cette

société.

Une exposition plaisante. Le second enjeu pour

Labiche est de plaire au public ou de commencer à

lui plaire et l’intéresser en :

– exposant avec naturel et vraisemblanceCertes, l’œuvre s’ouvre par la convention la plus

remarquable du théâtre mais on peut remarquer que

Labiche l’exploite en faisant oublier cette invraisem-

blance pour donner de nombreuses informations.

Tout d’abord, le tout début échappe au monologue

et le rappel des noms est ici justifié. Le caractère

délibératif de ce monologue lui permet de faire reve-

nir le personnage sur son passé, de lui permettre

d’exprimer ses hésitations et le nom des protago-

nistes. L’expression lyrique de l’attirance de Folle-

ville pour les grandes femmes se justifie par la force

de son sentiment qui ne peut être contenu et son

bonheur l’invite à chanter sa préférence. Les apar-

tés, autre convention, se justifient par l’agacement

de Folleville. Les conventions perdent en partie ce

caractère de convention.

– amusant et en proposant un spectacleSi l’exposition est plaisante c’est grâce au registre

comique des 2 scènes  : comiques de caractère et

de situation dominants dans la scène 1 et comique

de situation dans la scène 2. La didascalie souligne

l’importance que Labiche accorde au spectacle et

cherche à donner l’illusion du réel.  Le monologue

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2 – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours – Séquence 4

Ex.  : les théâtres classique et romantique (p. 150-151, 188, 194-195), le théâtre de l’Absurde (Ionesco, p. 204-213), le théâtre contemporain (Lagarce, p.160-161, Minyana, p. 510, L/ES/S).B. La perfection du texte« Brecht disait avec raison de Shakespeare : « Dom-mage qu’il soit beau, même à la lecture : c’est son seul défaut, mais il est grave. ». Il avait raison. Une œuvre théâtrale valable, paradoxalement, devrait ne pas plaire à la lecture et ne révéler sa valeur qu’à la réalisation scénique. » (Dario Fo, Le Gai savoir de l’acteur, 1987). Cette citation de Brecht et le com-mentaire de Dario Fo suggèrent – même si c’est pour le regretter – que le seul texte peut s’imposer à l’acteur.Ex. : l’acteur, en respectant la scansion et la ponc-tuation, peut exprimer les sentiments de Phèdre (p. 188-189). Dans le film Molière (1978) d’Ariane Mnouchkine, on voit une représentation d’une tragé-die par la troupe de Molière et les acteurs, très sta-tiques, se contentent de scander les vers.

C. Spectacle dans un fauteuilSi l’on a rappelé la présence du texte didascalique dans de nombreuses œuvres dramatiques, on peut aussi constater son absence dans certaines œuvres. Cette absence suggère un relatif désintérêt pour les langages plus propres à la représentation. L’on rap-pelle l’ambition suffisamment explicite du titre de Spectacle dans un fauteuil (1832) de Musset.Ex.  : la seule lecture des mots de Phèdre (p. 188) comme ceux de Camille et Perdican (p. 194-195) suffit à émouvoir et il faudra beaucoup de talent aux acteurs pour rivaliser avec l’émotion éprouvée à la seule lecture.

ÉCRITURE D’INVENTION

Écrivez la suite de la scène 2 du texte d’Eugène Labiche et d’Auguste Lefranc (texte B).On veillera à ce que les élèves respectent les contraintes de l’exercice (respect de la situation d’énonciation du texte de départ, etc.). On pourra renvoyer les élèves au propre texte des auteurs.

Ex. : Le « J’aime » du personnage de Phèdre (p. 189) n’aura ni le même sens ni la même portée joué par la fragile Dominique Blanc ou la plus imposante Sarah Bernhardt (p. 165).Ce sentiment ne sera pas exprimé de la même façon. L’embarras amoureux de Lisette et d’Arlequin sera probablement traduit, servi et perçu différemment selon que les acteurs jouent dans la mise en scène d’Arias ou dans celle de Gille Bouillon (p. 174-175).C. Une heureuse trahisonUn metteur en scène et des acteurs peuvent tenter d’exprimer des sentiments apparemment contraires à ceux suggérés par les mots choisis par l’auteur.Ex. : Dans un documentaire de Jeanne Labrune de 1993 consacré à une mise en scène de Dom Juan, le metteur en scène dit aux acteurs interprétant la scène 4 de l’acte II (Don Juan, Sganarelle, Charlotte, Mathu-rine) : « Le texte dit une chose et vous en jouez une autre. Et c’est… » sous-entendant que cette appa-rente trahison exprime tout l’implicite de la scène  : les acteurs s’entrelacent durant toute la scène alors que le texte exprime la jalousie ou la rivalité.

TransitionAinsi, certains auteurs envisagent d’autres langages que celui des mots pour servir l’expression des sen-timents des personnages. Ces autres langages sont alors pris en charge essentiellement par les acteurs et le metteur en scène. Cette limite des mots ne signifie cependant pas que les auteurs minore leur importance.

II. Le parti pris des motsA. Un théâtre de motsOn peut souligner combien les auteurs font beau-coup parler leurs personnages et accordent ainsi la primauté aux mots dans l’expression des sentiments et combien, au contraire, la tradition de la commedia dell’arte est rare aujourd’hui. Le théâtre contempo-rain exploite les ressources du récit et l’on parle d’une « romanisation du théâtre ». Artaud dira – et c’est un reproche –, à propos du théâtre en Occi-dent, dans Théâtre et son double (1938)  : « Pour nous, au théâtre, la Parole est tout… »

LISTE DES RESSOURCES NUMÉRIQUES DU CHAPITRE 4

p. 150 (ES/S et Techno) / p. 152 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Pierre Corneille, L’Illusion comiquep. 170 (ES/S et Techno) / p. 172 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Alain-René Lesage, Turcaretp. 172 (ES/S et Techno) / p. 174 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasardp. 182 (ES/S et Techno) / p. 184 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Victor Hugo, Ruy Blasp. 185 (ES/S et Techno) / p. 187 (L/ES/S) ➨ Exercices à copier-coller ➨ Vocabulaire « Définir et employer

le vocabulaire du théâtre »p. 190 (ES/S et Techno) / p. 192 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Beaumarchais, Le Mariage de Figarop. 194 (ES/S et Techno) / p. 196 (L/ES/S) ➨ Lecture de texte ➨ Alfred de Musset, On ne badine pas avec

l’amourp. 203 (ES/S et Techno) / p. 205 (L/ES/S) ➨ Vidéo ➨ La mise en scène de Rhinocéros d’Eugène Ionesco,

1984p. 203 (ES/S et Techno) / p. 205 (L/ES/S) ➨ Fiche vidéo ➨ La mise en scène de Rhinocéros d’Eugène

Ionesco, 1984

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