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CHAPITRE 8 l'Clcquisition de 10 lecture: influence des methodes d'opprentissoge (1) ALAIN CONTENT JACQUELINE LEYBAERT (2) Universite Libre de Bruxelles Introduction Dans cette etude, no us avons tente d'etablir dans quelle mesure les caracteristiques des methodes d'enseignement de la lecture peuvent influencer la nature des mecanismes mis en oeuvre dans la reconnaissance des mots ecrits. La question que nous nous sommes posee est celie de la variabilite dans les pro- cessus d'acquisition. II s'agit de savoir s'il y a plusieurs chemins possibles pour apprendre a lire, et si Ie fait que des enfants apprennent avec des methodes differentes aura des effets a court ou moyen terme sur les mecanismes mis en oeuvre dans la lecture. Nous nous sommes interesses uniquement au traitement de mots isoles, et de maniere encore plus specifique, a I'acces a I'information phonologique, c' est-a-dire comment les sujets pro- noncent les mots ecrits, Notre etude ne peut donc fournir aucune information concernant I'influence eventuelle de la methode d'apprentissage sur les modes d'acces a I'information semantique, ni sur les processus d'integration et d'interaction de I'information au niveau de la phrase ou du discours, La recher- (1) l'etude n'auroit pu etre nlalisee sans Ie concours pnkieux et eflicace de Mireille Cluytens, Karin d'Hoore et Jacques Dedoyard ont egalement participe " I'experimentotion. Ces recherches ont blmeficie du support du Ministere beige de la Politique 5cientifique (Action de Recherche concertee • Processus cognitifs dans la lecture» et du Fonds de la Recherche scientifique fondamentale callective d'initiative ministerielle (Convention "Evoluation des elfets des methodes d'enseignement sur les mecanismes cognitifs de la lecture ef de lecrilure .). (2) Adresse, laborotoire de Psychologie Experimentale, Av. A. Buyl, 117, 8-1050 8ruxelles. Bel- gique.

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CHAPITRE 8l'Clcquisition de 10 lecture:

influence des methodes d'opprentissoge (1)

ALAIN CONTENTJACQUELINE LEYBAERT (2)

Universite Libre de Bruxelles

Introduction

Dans cette etude, no us avons tente d'etablir dans quellemesure les caracteristiques des methodes d'enseignement de lalecture peuvent influencer la nature des mecanismes mis enoeuvre dans la reconnaissance des mots ecrits. La question quenous nous sommes posee est celie de la variabilite dans les pro-cessus d'acquisition. II s'agit de savoir s'il y a plusieurs cheminspossibles pour apprendre a lire, et si Ie fait que des enfantsapprennent avec des methodes differentes aura des effets acourt ou moyen terme sur les mecanismes mis en oeuvre dans lalecture.Nous nous sommes interesses uniquement au traitement de

mots isoles, et de maniere encore plus specifique, a I'acces aI'information phonologique, c' est-a-dire comment les sujets pro-noncent les mots ecrits, Notre etude ne peut donc fourniraucune information concernant I'influence eventuelle de lamethode d'apprentissage sur les modes d'acces a I'informationsemantique, ni sur les processus d'integration et d'interaction deI'information au niveau de la phrase ou du discours, La recher-

(1) l'etude n'auroit pu etre nlalisee sans Ie concours pnkieux et eflicace de Mireille Cluytens,Karin d'Hoore et Jacques Dedoyard ont egalement participe " I'experimentotion. Cesrecherches ont blmeficie du support du Ministere beige de la Politique 5cientifique (Action deRecherche concertee • Processus cognitifs dans la lecture» et du Fonds de la Recherchescientifique fondamentale callective d'initiative ministerielle (Convention "Evoluation deselfets des methodes d'enseignement sur les mecanismes cognitifs de la lecture ef delecrilure .).

(2) Adresse, laborotoire de Psychologie Experimentale, Av. A. Buyl, 117, 8-1050 8ruxelles. Bel-gique.

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che comprenait egalement des epreuves portant sur I'ortho-graphe de mots, mais, pour des raisons d'espace, no us ne pre-senterons pas cette partie des resultats.Des I'abord, il est important de remarquer que Ie travail ne

vise pas a evaluer I'efficience de differentes methodes d'appren-tissage mais plut6t a examiner si, a efficience comparable, desstrategies ou des procedures differentes sont mises en oeuvre.Une serie de precautions, qui seraient indispensables dans Iecadre. d'une etude evaluative, n'ont pas ete prises ici. Ainsi,notamment, les enfants d'une seule classe par niveau et parmethode ont participe a I'experience, de sorte que les effetsobserves peuvent resulter des differences de methodes mais ega-lement des traits specifiques aux enseignants, ou de differencesgenerales entre ecoles.

1. La reconnaissance des mots ecrits

1.1. La reconnaissance des mots ecrits : etat stable

Etant donne la nature des relations entre la chaine ecrite et laparole, on peut concevoir deux manieres d'obtenir de I'informa-tion sur la prononciation d'un mot ecrit. L'une, souvent nommeeadressage, consiste a chercher un appariement entre une repre-sentation abstraite du stimulus presente, un mot, et une entreedans un repertoire orthographique mental, a laquelle les specifi-cations de prononciation s~nt associees. L'autre fonction, appe-lee assemblage, consiste a tirer parti des regularites presentesdans tout systeme d'ecriture phonographique entre les elementsde la chaine ecrite et de la chaine parlee, pour calculer une« prononciation ». Cette representation peut ensuite soit servirde support a une recherche lexicale phonologique, so it etreinterpretee.Si I'existence de deux modes d'obtention de la prononciation

n'est pas mise en doute, les debats actuels portent sur la naturedes procedures utilisees et leur degre d'interaction (cf Holender,1988 i Content, 1991). Un des problemes activement debattusactuellement est de determiner si les mecanismes de traitementcorrespondant a I'adressage et a I'assemblage sont distincts oupas, independants, separables et interactifs, et egalement s'ils sedeveloppent concurremment ou separement.Quoi qu'il en soit, il est generalement admis qu'on peut eva-

luer Ie degre d' efficience des deux processus en examinant lesperformances de lecture avec du materiel linguistique appro-

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prre: ainsi la lecture de mots irreguJiers, dont la prononciatloncorrecte ne peut pas etre obtenue par assemblage, atteste deI'existence de la fonction d'adressage.

1.2. La reconnaissance des mots eerits: deveJoppement

La question essentielle d'une theorie du developpement est decomprendre 10 dynamique des changements, a savoir de deter-miner ce qui provoque la modification des comportements etI'evolution des mecanismes sous-jacents. En ce qui concerne 10reconnaissance des mots ecrits, I'essentiel des travaux jusqu' aces dernieres annees se situe plutot dans une perspective des-criptive, I'objectif etant de caracteriser I'evolution des habiletes(cf Content, 1990, pour une presentation plus detaillee).Ainsi, dans Ie courant des annees 70, un certain nombre de

chercheurs ont essaye de decrire Ie developpement de 10 lecturesur la base des notions d'adressage et d'assemblage. Plusieursauteurs ont notamment tente de rendre compte du developpe-ment en termes de passage progressif d'une strategie a I'autre(Barron et Baron, 1977; Doctor et Coltheart, 1980; Snowling etFrith, 1981). La conclusion qu' on peut tirer de ces etudes est queIe recours aux processus d'assemblage, tres important au debutde I'acquisition, diminue progressivement. Neanmoins, il ne sem-ble pas possible de caracteriser Ie developpement simplementen termes d'un passage graduel d'une strategie a I'autre: trestot apres Ie debut de I'apprentissage, Ie comportement desenfants suggere I'existence des deux fonctions. Par ailleurs, cestravaux ne specifient pas les relations entre les differents sous-systemes au cours du developpement, et n'expliquent pas lesdeterminants des changements. Le probleme majeur de I'expli-cation de la dynamique du developpement reste donc non-resolu.Plus recemment, d'autres auteurs ont avance des schemes plus

complexes. Ainsi par exemple, Uta Frith (1985) a suggere I'exis-tence de trois stades principaux, caracterises par I'utilisationpredominante d'une strategie logographique, alphabetique ouorthographique. Selon Frith, la strategie logographique, mise enoeuvre au debut de I'acquisition, serait basee sur la reconnais-sance rapide de caracteristiques visuelles ou 9raphiques sail-lantes. Ulterieurement, I'enfant developperait une strategiea/phabetique consistant en un decodage sequentiel utilisant lesregularites grapho-phonologiques. Enfin, Ie developpement nor-mal aboutirait a I'utilisation d'une strategie orthographique quisemble, dans la description de Frith, correspondre a 10 combi-

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naison harmonieuse des fonctions d'assemblage et d'adressogedecrites precedemment.Selon Frith, les trois stades apparaitraient successivement, cha-

cun constituant une condition necessaire aux phases ulterieures.En outre, une originalite de ces propositions theoriques est deprendre en consideration simultanement Ie developpement de lalecture et de la production ecrite (orthographe), et de suggererI'existence d'interactions complexes dans lesquelles lecture etproduction se developperaient de fac;:on dephasee. II en resultedes predictions sur la nature des configurations de troubles d'ac-quisition possibles, et des hypotheses fortes sur la nature descontraintes cognitives sur Ie cours du developpement. D'unepart, la reconnaissance logographique sera it un prealable aI'acquisition du decodage, et d'autre part, la strategie alphabe-tique constituerait une condition necessaire au developpementd'un systeme de traitement orthographique sophistique.A nos yeux, I'interet principal de la contribution de Frith est

de mettre I'accent sur 10 problematique de la dynamique dudeveloppement. Malheureusement, la description des meca-nismes de traitement de I'information ecrite a chacun des stodesreste peu specifiee. Ainsi, par exemple, Frith n'indique pas clai-rement si les mecanismes de reconnaissance visuelle des mots austade logographique doivent etre distingues de ceux operant austade orthographique (cf. Morton, 1989), ni comment cette dis-tinction eventuelle pourrait etre operationalisee experimentale-ment. De ce fait, les suggestions de Frith ne permettent pas decomprendre comment les acquis d'un stade peuvent s'integrer etdeterminer les stades ulterieurs du developpement.D'autres auteurs ont avance des propositions plus precises. En

particulier Philip Seymour (Seymour et MacGregor, 1984; Sey-mour, 1986, 1987a, 1987b) a poursuivi I'elaboration d'un cadretheorique specifiant de maniere plus detaillee les mecanismes detraitement mis en oeuvre. Selon Seymour, un lexique logographi-que base sur des traits visuels saillants associes aux caracteristi-ques semantiques se met en place precocement, et se develop-pera progressivement pour donner lieu a un systeme lexicald'acces direct a 10 signification. Par ailleurs, I'apprentissage deslettres et des correspondances lettres-sons conduisant a laconstitution de la strategie alphabetique se poursuit parallele-ment pour constituer un lexique orthographique mettant en rela-tion d'une maniere structuree les lettres, groupes de lettres, mor-phemes et mots entiers et leur prononciation respective. Danscette perspective, Ie traitement des mots ecrits procede doncd'un systeme a trois composantes: un processus de reconnais-

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sance globale des mots ecrits et d'acces direct a 10 signification,base sur Ie lexique logographique i un processus d'assemblage,et un processus d'adressage permettant I'obtention directe de 10prononciation, a partir des connaissances stockees dans Ie lexi-que orthographique.Un des objets des travaux recents est d'identifier les con-

traintes de succession et les relations de dependance dans Iedeveloppement. Ainsi par exemple, Ehri (Ehri et Wilce, 1985) etStuart et Coltheart (1988) ont mis en question Ie statut de neces-site du stade logographique. Dans Ie meme ordre d'idees, Sey-mour (communication personnelle) a recemment montre que Iepassage par une phase de lecture logographique et les dissocia-tions entre strategies de lecture et d'orthographe ne sont pasaussi generales que Frith I'avait suppose: selon I'environnementet la nature des stimulations pedagogiques re<;:ues, les enfantsmontrent, pour des non-mots, un avantage de I'orthographe surla lecture ou Ie patron de performance inverse.Mis a part les travaux de Seymour et quelques autres cher-

cheurs, I'influence des facteurs d'environnement, parmi lesquelsles methodes d'enseignement constituent bien sur un elementcrucial, a ete largement negligee. Deux questions liees, doiventdonc etre considerees: d'une part, I'identification descontraintes determinant les etapes du developpement, et d'autrepart, I'effet de I'environnement sur Ie deroulement de I'acquisi-tion. Si la nature de I'apprentissage a realiser est telle qu'il necom porte pas de contraintes cognitives fortes, on pourrait s'at-tendre a observer des trajectoires de developpement tres diffe-renciees, dont I'environnement constituerait un determinantessentiel. Inversement, si les contraintes cognitives sont fortes, onpeut s'attendre a ce que les variations des stimulations externesn'aient pas beaucoup d'effet. En ce sens, un des interets de lacomparaison de methodes d'enseignement est qu'elle fournit unmoyen d'etudier de maniere naturelle certains aspects de 10dynamique du developpement.Un role determinant dans I'acquisition de la lecture habile a

souvent ete attriblJe au developpement de procedures analyti-ques de conversion grapho-phonologique. On peut rappeler ace propos les syntheses d' evaluations comparatives de pro-grammes d'instruction (Chall, 1967, 1979), dont une conclusionsemble etre que « les approches incluant une instruction phoni-que systematique conduisent a des habiletes de comprehensionau moins comparables, et a des performances d'identificationdes mots et d'orthographe significativement meilleures quecelles qui n'incluent pas une telle instruction» (Adams, 1990,

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p.49). Divers auteurs ont propose des elements d'explication dela nature de ce lien (cf. Liberman, Shankweiler, Liberman, Fow-ler et Fisher, 1977 i Jorm et Share, 1983 i Content, Morais, Ale-gria et Bertelson, 1986 i Stuart et Coltheart, 1988 i Content,1990). L'idee est a la base des travaux nombreux sur les rela-tions entre analyse segmentale de la parole et acquisition de 10lecture (cf. Liberman, Shankweiler, Fisher et Carter, 1974 i

Content, 1984 i Morais, Alegria et Content, 1987). L'hypothesed'un lien causal entre Ie dechiffrage elementaire - 10 strategiealphabetique - et la construction d'un systeme rapide et effi-cient d'identification des mots ecrits et d' obtention de leur pro-nonciation est egalement explicite dans les propositions theori-ques de Frith et Seymour, mais, curieusement, elle n'est pasetayee par des arguments empiriques directs. Nous pensons queI'examen de I'influence eventuelle des methodes d'enseignementsur les mecanismes de prononciation des mots ecrits est suscepti-ble d'apporter des elements a cette discussion.

2. L'eHet des methodes

2.1. La question des methodes

Nous avons considere deux types de methodes. Les methodesphoniques se caracterisent par Ie fait qu'on enseigne progressi-vement, des Ie debut de la premiere annee, des correspon-dances entre lettres et sons du langage. Dans les methodes glo-bales, Ie debut de I'apprentissage est base sur 10 memorisationde la forme ecrite de mots provenant de textes ou de phrasesproposes par les enfants. Le vocabulaire est donc peu selec-tionne. Les correspondances lettres-sons ne sont pas enseigneessystematiquement mais introduites lorsque I'occasion se pre-sente, et I'accent est mis sur la comprehension et la communi-cation.L'hypothese 10 plus simple en matiere de dynamique du deve-

loppement de la lecture est sans doute I'hypothese d'indepen-dance: chacune des deux composantes se developpe indepen-damment de I'autre, a son rythme propre. Si cette hypotheseetait correcte, on s'attendrait a ce que les methodes phoniquesfavorisent Ie developpement precoce de strategies basees surI'assemblage i en revanche, les methodes globales devraientfavoriser Ie developpement du lexique logographique et I'utilisa-tion de processus d'adressage. La question est donc de savoir si

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les mecanismes de traitement utilises par les enfants correspon-dent effectivement aux tendances accentuees par I'enseignement.Certains chercheurs (notamment Baron et Treiman, 1980 i

Bryant et Impey, 1986) ont avance I'idee selon laquelle il yaurait de grandes variations dans les modes de lecture: aniveau d'efficience egal, certains lecteurs utiliseraient principale-ment I'assemblage, et d'autres principalement I'adressage. Cestravaux n'ont generalement pas pris les methodes en considera-tion, et il est possible que cette variabilite soit, au moins partiel-lement, induite par I'enseignement. Si les deux fonctions se deve-loppent de fac;:on independante, on s'attendrait effectivement ace que les methodes globales fabriquent des lecteurs « chinois »(c'est-a-dire logographiques) et les methodes phoniques des lec-teurs « pheniciens)} (c'est-a-dire alphabetiques), pour reprendrela terminologie introduite par Baron (1979). Si on n'observe pasce resultat, cela implique que la dynamique des relations entreles deux fonctions est plus complexe.

2.2. Donnees existantes

Divers travaux, surtout bases sur I'analyse des erreurs de lec-ture, fournissent des informations sur I'effet de 10 methode toutau debut de l'apprentissage(Biemiller, 1970 i Barr, 1975 i Sey-mour et Elder, 1986). Dans I'ensemble, ces travaux indiquent uneffet clair de la methode: I'enseignement global conduit a deserreurs qui refletent plus souvent I'influence du contexte semanti-que et syntaxique, et les reponses s~nt souvent des mots visue lIe-ment similaires (longueur et lettres extremes) appartenant aurepertoire des mots etudies en classe. Par exemple, Seymour etElder ont suivi les enfants d'une classe globale pendant toute 10premiere annee. Leurs observations illustrent parfaitement cesstrategies, et viennent etayer 10 notion d'une strategie de traite-ment logographique. Inversement, lorsque I'accent porte sur lesassociations grapho-phonologiques, I'erreur caracteristique estla production de neologismes, refletant un assemblage parfait(Marsh, Friedman, Welch et Desberg, 1981).Par ailleurs, plusieurs etudes (Alegria, Pignot et Morais, 1982 i

Perfetti, Beck et Hughes, 1981) montrent une influence de 10methode sur les capacites de segmentation de la parole, qui sedeveloppent plus rapidement dans Ie contexte d'une methodephonique. Ainsi, par exemple, Alegria et 01., (1982) ont observeque des enfants de premiere an nee d'une classe globale avaientdes performances beaucoup plus faibles que ceux d'une classe

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phonique dans une epreuve consistant a inverser les phonemesdans des mots monosyllabiques (<< os» devient «seau ») presentesoralement, alors que les deux groupes etaient comparables lors-que 10 tache consistait a inverser des syllables (<< radis» devient«dira »).II existe donc des indications claires de differences liees aux

methodes au debut du cursus scolaire. En revanche, I'informa-tion manque totalement pour ce qui concerne 10 suite du deve-loppement. La seule recherche dont nous ayons connaissance estune etude longitudinale de Lesgold, Resnick et Hammond (1985),mais elle porte plus specifiquement sur les relations entre recon-naissance des mots et comprehension de textes, et nous ne ladecrirons donc pas ici.Une premiere approche de la question a ete realisee il y a

quelques annees par Jesus Alegria. L'experience consistait afaire lire a des enfants de 1re, 3e et 5e annee, issus d'ecoles utili-sant soit une methode globale so it une methode phonique, qua-tre listes, composees respectivement de mots et de pseudo-motsmonosyllabiques et plurisyllabiques. On mesurait Ie temps totalde lecture de chacune des quatre listes. Au cours du developpe-ment, apparait progressivement un avantage pour les mots, quisuggere un recours moins frequent a I'assemblage. Les resultatsne montraient pas de differences importantes selon 10 methode,a une exception pres: en 1re globale, un nombre important d' en-fants echouaient completement a lire les pseudo-mots. Ces resul-tats confirmaient donc I'influence de la methode sur Ie debut deI'apprentissage, et suggeraient en outre que ces effets disparais-saient rapidement.

3. Presentation generafe de fa recherche

Notre etude s'inscrit dans la ligne de celie qui precede: ellevisa it a etendre ces resultats en examinant les mecanismes delecture de maniere plus detaillee et plus analytique.Les sujets etaient les enfants des classes de 2e, 4e et 6e annee

dans une ecole utilisant une methode globale (respectivement14, 16 et 16 sujets) et une ecole utilisant une methode phonique(15, 14 et 12 sujets). Les deux etablissements etaient des ecolespubliques de I'agglomeration bruxelloise, recueillant une popu-lation de milieu socio-economique moyen.L'etude comportait une serie d'epreuves de lecture de mots, et

d'orthographe, ainsi qu'un test portant sur Ie traitement visuel etun test d'analyse segmentale de la parole. Nous ne presenterons

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ici qu'une partie des donnees concernant la reconnaissance desmots et la segmentation.Les epreuves de lecture de mots decrites ci-apres Maient

toutes basees sur une procedure commune: des mots, choisis enfonction de certaines de leurs proprietes linguistiques, Maientpresentes un a un sur un ecran d'ordinateur, face au sujet. Lesujet avait devant lui un micro, et devait prononcer chaque motqui lui Mait presente, aussi rapidement que possible. La reponsedu sujet Mait enregistree pour analyse uiterieure, et I'ordinateurenregistrait Ie temps ecoule entre I'apparition du mot a I'ecranet Ie debut de I'emission de la reponse. Chaque sujet etait testeindividuellement, au cours de trois seances d'une demi-heure atrois-quarts d'heure maximum. Les tests se deroulaient dans unlocal reserve, dans I'ecole meme. Les analyses ont porte sur lestemps de reponse, les taux de reponses correctes, et 10 typologiedes erreurs. Nous presentons ci-dessous une synthese des resul-tats importants, basee sur I'analyse des tendances moyennespour chaque c1asse.

3. Resultats

3.1. Comprehension de phrases

Pour disposer d'une mesure genera Ie de I'efficience de la lec-ture, nous avons utilise une epreuve qui necessitait la compre-hension du sens d'une serie de phrases. II s'agit d'une desepreuves de Lobrot (1973): elle est composee de 36 phrasesincompletes et la tache consiste a choisir parmi cinq alternativesIe mot qui complete adequatement la phrase. Ce test a Me pre-sente en c1asse, en passation collective, avec un temps de travaillimite a 5 minutes. Le score obtenu est Ie pourcentage dereponses correctes dans Ie temps imparti.Les resultats (figure 1) montrent que les progres les plus impor-

tants apparaissent entre la 2e et la 4e annee, et les progres sontmoins marques entre la 4e et 10 6e i en 2e annee, Ie groupe pho-nique est meilleur, tondis qu'a partir de la 4e, c'est Ie groupeglobal qui surpasse "autre. II faut remarquer que ce patronapparait egalement dans la plupart des epreuves de reconnais-sance de mots et d'orthographe.II semble donc que dons /'echantillon examine, des differences

apparaissent en ce qui concerne 10 rapidite de I'apprentissage.Le niveau de performance peu eleve en 2e globale peut s'expli-quer par Ie fait que ces enfants n'ont pas encore acquis une

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competence suffisante de decodage, et rencontrent danc desdifficultes importantes foce aux mots non-familiers. Quant aI'avantage des classes globales de 4e et 6e, il pourrait indiquerun effet favorable de la methode a long terme, mais, pour lesraisons evoquees plus haut, il pourrait egalement resulter d'au-tres facteurs non-contrOles, et la generalite du phenomene n'estpas garantie. Par ailleurs, on ne peut exclure une explicationalternative selon laquelle les methodes differeraient entre ellespour ce qui concerne les taux d'echecs. II n'est pas impossibleque Ie niveau plus eleve atteint par les groupes de 4e et 6e glo-bale so it do a un filtrage plus important au cours des premieresannees. Une etude analogue menee longitudinalement seraitnecessaire pour repondre a cette question.

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Fig. 1: Epreuve 1 - Taux moyens de reponses correctes au test de comprehension dephrases en fonction du niveau et de la methode d'enseignement.

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lE LECTEURNOVICE 191

II est interessont de noter que les classes de 4e globale et de6e phonique sont equivalentes en termes de leur niveau moyende lecture. La comparaison de ces deux groupe~ offre donc uneopportunite particulierement appropriee pour examiner si, sousI'influence de methodes d'apprentissage differentes, les enfantsatteignent un meme niveau de lecture en utilisant des processusou des strategies differentes.

3.2. Regularite

On appelle mot regulier un mot dont la prononciatlon cor-recte peut etre derivee de I'orthographe, sur 10 base d'uneconnaissance des correspondances les plus frequentes entre let-tres ou groupes de lettres et sons du langage (ex: FORCE,TALON, BATEAU). Inversement, les mots irreguliers sont ceuxdont la prononciation correcte ne peut etre obtenue de cettemaniere (ex.: FEMME, AIGUILLE, OIGNON, MONSIEUR). Lacomparaison des performances pour des mots reguliers et irre-guliers fournit donc un moyen d'examiner I'existence des fonc-tions d'assemblage et d'adressage. En effet, les mots regulierspeuvent etre Ius aussi bien par assemblage que par adressage,tandis que les mots irreguliers ne peuvent en principe etre Iuscorrectement par assemblage. L'application d'une procedured' assemblage devrait donner lieu dans ce cas a des erreurs deregularisation.Chez I'adulte, la prononciation des mots irreguliers est legere-

ment ralentie par rapport aux mots reguliers, porticulierementpour des mots peu frequents (Seidenberg, Waters, Barnes etTanenhaus, 1984 i Content, sous pressel. Ces resultats viennent aI'appui de modeles supposant que les deux processus se derou-lent simultanement, et que 10 reponse est determinee par Ie plusrapide des deux.La meme equipe a montre qu'au debut de I'apprentissage, les

enfants avaient des performances plus faibles pour les mots irre-guliers que pour les mots reguliers, et ce y compris pour desmots de haute frequence (Backman, Bruck, Hebert et Seiden-berg, 1984). Au cours du developpement, I'effet diminue, ce quiindique que les lecteurs recourent de plus en plus a I'informationorthographique stockee dans Ie lexique, et que 10 precision etI'efficience des procedures d'assemblage augmentent.En ce qui concerne I'effet de 10 methode, I'hypothese d'inde-

pendance, selon laquelle 10 methode globale favoriserait Iedeveloppement d'une strategie d'adressage et 10 methode pho-

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nique une strategie d'assemblage, conduit a attendre que I'effetde regularite soit plus limite avec 10 methode globale.Pour cette epreuve, 24 mots irreguliers et 24 mots reguliers qui

nous semblaient appartenir au vocabulaire oral courant d'en-fant de six ans ont ete selectionnes. Les mots irreguliers etaientsoit des exceptions aux regles usuelles de correspondance(ex. : OIGNON) soit des mots ambigus, dans lesquels une gra-phie peut avoir des prononciations differentes selon Ie mot danslequel elle est incluse (ex. : MILLEvs. FILLE).Les mots reguliers etirreguliers etaient apparies en nombre de lettres, nombre dephonemes et de syllabes, et, au moins approximativement, entermes de frequence d'usage selon les tables du Tresor de laLangue Fran<;aise (Imbs, 1971).Dans I'ensemble, on retrouve Ie patron de resultats observe

pour Ie test de comprehension en deuxieme an nee, la classephonique surpasse Ie groupe global, et I'inverse se produit en 4eet 6e• Si on considere les taux d'erreurs (figure 2) (3), I'effet deregularite diminue avec 1'6ge mais s'observe dans tous lesgroupes (environ 30 % en 2e, 15 % en 6e). Pour les exceptions, laproportion de regularisations augmente avec Ie niveau (respecti-vement 19 %, 32 % et 38 % pour les classes phoniques, 27 %,3G% et 33 % pour les classes globales). Pour les mots contenantdes graphies ambigues, la proportion d' erreurs consistant achoisir la prononciation alternative augmente en 4e annee, etrediminue ensuite (respectivement 30 %, 41 % et 33 % pour lesclasses phoniques, 15 %, 37 % et 20 % pour les classes globales).En deuxieme annee, on observe des taux d' erreurs moyens

pour les mots reguliers, et eleves pour les mots irreguliers. Pourles mots reguliers, Ie taux d'erreurs pour Ie groupe global sur-passe celui du groupe phonique d'environ 20 %, ce qui suggereque I'assemblage est generalement plus efficient chez les sujetsde ce dernier groupe. Contrairement a I'hypothese d'indepen-dance, la methode globale ne semble pas conduire en 2e anneea un developpement plus avance du lexique orthographique. Aucontra ire, Ie taux d'erreurs pour les mots irreguliers est legere-ment plus eleve dans Ie groupe global. Si I'effet de regulariteest legerement moins marque en 2e globale, c'est parce que laperformance aux mots reguliers, indice de I'assemblage, est

(3) Dans celie epreuve les temps montrent des patrons dilficilement interpretables. probable.-ment parce que les nambreuses erreurs detruisent I'oppariemenf entre les differenfes catego-ries de mots.

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Fig, 2: Epreuve 2 - Toux moyens d'erreurs pour les mots r4!guliers (REG) et irregu-liers (IRR)en fonction du niveou et de 10 methode d'enseignement.

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194 LE LECTEUR NOVICE

moins bonne que dans Ie groupe phonique, et non parce que laperformance aux mots irreguliers serait superieure.A partir de 10 quatrieme, les taux de reponses correctes sont

proches du maximum pour les mots reguliers, et les latencescontinuent a diminer. L'effet de regularite decroit plus rapide-ment en globale qu'en phonique, mais on peut voir qu'il n'y apas de difference sensible entre les performances des deuxgroupes equivalents pour I'efficience de 10 lecture, 10 4e globaleet la 6e phonique.Dans I'ensemble, Ie developpement peut donc etre caracterise

par une amelioration des mecanismes d'assemblage, qui s'ac-compagne d'une augmentation progressive du recours a I'adres-sage. La methode globale ne semble pas conduire a une utilisa-tion precoce de I'acces orthographique, mais pourrait accelererIe developpement ulterieur de cette strategie.

3.3. Complexite et lexica lite

Dans une seconde epreuve, nous avons compare des mots etdes pseudo-mots. Les items variaient en longueur entre 3 et 7lettres et les mots ont ete pris dans les classes de frequence lesplus elevees. En outre, une moitie des mots et pseudo-mots necontenaient que des graphemes simples (c'est-a-dire ceux pourlesquels une lettre correspond a un son, et la valeur phoniqueest nettement dominante independamment du contexte ortho-graphique: ex. de mot: DUR, de pseudo-mot: VURj, tandis queles autres contenaient au moins un grapheme complexe (c'est-a-dire les graphies composees de plusieurs lettres pour un seulphoneme (ex.: POUR, VOUR), et celles qui ont plusieurs corres-pondants phonologiques selon Ie contexte orthographique (ex. :GEL, GUL). Les mots simples et complexes (N = 24) etaientmelanges de fac;:on aleatoire et constituaient un premier bloc,les pseudo-mots constituaient un second bloc.L'analyse du facteur de complexite grapho-phonologique et

les predictions qu'il conduit a avancer sont un peu similaires acelles de la regularite. En effet, on observe a chaque fois unediscordance dans la maniere dont une lettre ou un groupe delettres se prononce. Dans Ie cas des mots irreguliers, il y a dis-cordance entre un ou quelques mots - exceptionnels - et lesautres; dans Ie cas des graphies complexes il y a discordanceou ambigu'ite locale entre deux ensembles de mots, cette discor-dance etant par ailleurs previsible et systematique, puisquedeterminee par Ie contexte orthographique.

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LE LECTEUR NOVICE 195

L'objet de cette epreuve eta it donc de mettre en evidence unecontribution lexicole dans la prononciation et ce, de deuxmanieres: d'une part, en comparant 10 performance pour desmots tres courants, donc a haute probabilite d' etre familiers, etdes pseudo-mots; d'autre part en examinant I'effet de la com-plexite grapho-phonologique sur les performances pour les motset les pseudo-mots. Si I'assemblage intervient moins pour lesmots que pour les pseudo-mots, I'effet de la complexite devraitetre plus limite pour les mots que les pseudo-mots, et une inter-action entre les deux facteurs devrait etre observee. En ce quiconcerne I'effet de la method_e, selon I'hypothese d'indepen-dance, on s'attendrait a observer un effet de lexicalite plusimportant et un effet de complexite moins marque pour les motsdans les classes globales.Les resultats essentiels sont les suivants (figure 3) (4). La perfor-

mance est meilleure pour les mots que pour les pseudo-mots, etmeilleure pour les stimuli simples que pour les stimuli complexes.L'effet de complexite pour les mots et pour les pseudo-mots

est present partout, il tend a diminuer avec Ie niveau et, commeattendu, il est generalement plus faible pour les mots que pourles pseudo-mots. L'interaction attendue est significative danstous les groupes, sauf la 2e globale. Dans cette classe, I'effet decomplexite n'apparait que pour les taux d'erreurs, et il ne dif-fere pas pour les mots et les pseudo-mots. Les resultats de cegroupe semblent donc a premiere vue contradictoires: d'unepart, I'effet de complexite ne semble pas varier entre mots etpseudo-mots, ce qui suggere que I'assemblage est utilise similai-rement pour les mots et les pseudo-mots; d'autre part un avan-tage pour les mots est observe pour les taux d'erreurs. Sur 10base des resultats de I'ensemble des epreuves, I'interpretationque nous preferons est que les enfants de 2e globale utilisenteffectivement principalement une procedure d'assemblage. Lacontradiction apparente peut s'expliquer si on considere queI'effet de lexicalite peut avoir differentes sources, et ne dependpas seulement du recours a I'adressage, mais aussi de 10 familia-rite de la reponse. Pour les mots un assemblage partiel peutorienter Ie sujet vers 10 reponse correcte, du fait de ses connais-sances des formes phonologiques des mots. D'autres resultatsdecrits plus loin appuient cette interpretation.

(4) Le lecfeur remarquero que. dans les figures 3, 4 ef 5. I'echelle de mesure des temps dereponse dans Ie graphique correspondont " la 2" onnee differe de celie utilisee pour lesautres niveaux. Pour les faux d'erreurs, les echelles sont les memes Oux trois niveoux.

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s c6eme annee

Fig. 3 : Epreuve 3 - Temps de reponse moyens et taux moyens d'erreurs pour lesmots et pseudo-mots simples (S) et complexes (C) en fonction du niveau et de lamethode d'enseignement.

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LE LECTEUR NOVICE 197

En 4e et en 6e, I'effet de complexite sur les mots est reduit,mais neanmoins significatif soit pour les taux d'erreurs (4P, 6G)soit pour les temps (4G). II apparait un peu plus marque dans lesclasses phoniques que dans les classes globales, ce qui est com-patible avec I'idee que la procedure orthographique se deve-lopperait plus rapidement avec la methode globale, mais cettetendance n'est pas significative.Enfin, I'effet de lexicalite est present dans tous les groupes. II

est interessant de remarquer qu'une difference apparait ici entrela 4e globale et la 6e phonique, groupes dont on se souviendraqu'ils obtenaient des performances equivalentes au test de com-prehension de phrases. L'effet de lexicalite sur les reponses estsignificativement plus marque en 4e globale qu'en 6e phonique.Cet element vient aussi a I'appui de I'idee que 10 methode glo-bale favoriserait Ie developpement du systeme lexical orthogra-phique.

3.4. Lexicalite, frt3quence et longueur

Dans une troisieme epreuve, no us avons compare les perfor-mances pour des mots de haute frequence, de basse frequenceet des pseudo-mots, de longueurs variees. Des series de motsfrequents et de mots plus rares de quatre, six ou huit lettres, etde pseudo-mots de quatre ou de huit lettres ont ete constituees,chaque serie incluant 16 elements. Tous les mots utilises pou-vaient etre consideres comme familiers dans Ie langage parlepour des enfants d'age scolaire.Malheureusement, les resultats concernant les enfants de 2e

annee phonique ont ete perdus a la suite d'une deficience tech-nique. Neanmoins, les resultats (cf. figure 4) font apparaitre despatrons de performances bien distincts entre la deuxieme anneeglobale et les autres groupes. Si on examine les temps dereponse, en 2e annee, I'effet de 10 longueur est present demaniere massive, oussi bien pour les mots frequents que pour lesmots rares et pour les pseudo-mots. L'augmentation des tempsde reponse est d'environ 200 a 250 millisecondes par lettre sup-plementaire. En ce qui concerne les taux d'erreurs un effet delongueur plus marque apparait pour les pseudo-mots que pourles mots. -En revanche, a partir de la 4e annee, une interaction nette est

obtenue entre la longueur et la lexicalite dans chaque groupe.Les temps de reponse aux pseudo-mots sont davantage affectespar 10 longueur que les temps pour les mots, et en ce quiconcerne les taux d'erreurs, I'effet n'apporait que pour les

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O'~:······· ..·········!4 6 86eme annee

Fig. 4 :Epreuve 4 - Temps de reponse moyens et taux moyens d' erreurs pour lesmots et pseudo-mots en fonction du niveau scolaire et de 10 methode d'ensei-gnement. l'abscisse indique 10 longueur en lettres. l'epreuve ne comportaitpas de pseudomots de longueur intermediaire (6 lettres).

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LE lECTEUR NOVICE 199

pseudo-mots. Ces resultats peuvent etre interpretes en conside-rant que la longueur affecterait a la fois la duree de I'assem-blage (d'ou les effets persistants pour les pseudo-mots) et Ietemps necessaire a la preparation ou a I'execution de lareponse. Le fait que I'effet de la longueur soit moins marquepour les mots suggere donc un role moins important de I'assem-blage pour ce type de stimuli, ce qui impliquerait I'existenced'une composante d'adressage.Si I'on examine maintenant les resultats du point de vue de la

frequence, en 2e annee globale, il n'y a pas de difference signifi-cative entre mots rares et frequents. L'effet de frequence appa-rait des la 4e, et n'evolue pas significativement. La differenceentre les mots et les pseudo-mots diminue, quant a elle, pour cequi est des temps, indiquant une acceleration des processus d'as-semblage. Aucune difference liee a la methode n'apparait en 4eou en 6e.Donc dans cette epreuve egalement, les resultats suggerent

que I'assemblage sera it plus utilise en 2e globale que chez lesenfants plus ages, puisque ce groupe est Ie seul dans lequel uneffet de la longueur de taille comparable est observe pour lesmots et les pseudo-mots. L'absence d'un effet de la frequenceest compatible avec cette interpretation. Neanmoins, commedans I'epreuve precedente, 10 presence d'effets de lexicalitesemble incompatible avec I'interpretation proposee. Unemaniere de resoudre cettecontradiction consiste a supposer queI'effet de lexicalite est partiellement do a des processus plus tar-difs: par exemple, il est concevable que les informations phono-logiques obtenues par assemblage soient parfois suffisantes pourdeterminer 10 selection d'un mot dans Ie lexique phonologique.L'epreuve suivante avait pour but de mettre en evidence plusdirectement des indices de ce type de strategie.

3.5. Lexicalite et homophonie

Une maniere d'examiner plus en detail I'origine des diffe-rences entre les performances pour les mots et les pseudo-motsconsiste a comparer differents types de pseudo-mots. Dans cetteepreuve, nous avons considere deux types de pseudo-mots: lesuns sont homophones de mots (ex.: ROBAUIROBOT, MEI-ZON/MAISON), les autres sont construits de maniere a etresimilaires du point de vue orthographique aux mots de base,sans cependant en etre homophones (ex. : ROBOU, MOlSON).

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200 LE LECTEURNOVICE

Cette manipulation permet des lors de dissocier deux effets delexicalite de nature differente: I'un, mesure en comparant laperformance pour les mots et les pseudo-mots homophones,indiquerait I'avantage provenant specifiquement de la recon-naissance de la forme orthographique du mot, puisque 10 pro-nonciation obtenue est la meme pour les deux types d'elements ;I'autre, mesure en comparant les performances aux pseudo-motshomophones et aux pseudo-mots non-homophones, indiqueI'avantage provenant de la familiarite de 10 forme phonologi-que obtenue par assemblage. Si I'interpretation proposee prece-demment pour rendre compte de I'effet de lexicalite en 2eannee est correcte, on devrait observer pour ces groupes desdifferences entre pseudo-mots homophones et non homophones,mais pas entre les mots et les pseudo-mots homophones. Ce der-nier effet, symptomatique du recours a I'adressage, devraitapparaitre plus tardivement dans Ie developpement, d'abordpour les mots frequents et plus tard pour les mots moinsfrequents.Le materiel etait compose de mots de cinq lettres. Dix-huit

mots de haute frequence et autant de frequence moins eleveeont ete selectionnes, selon des criteres de familiarite similaires aceux des epreuves precedentes. Pour chaque mot, un pseudo-mot homophone et un pseudo-mot non-homophone a eteconstruit soit en supprimant une lettre (ROBOT, ROBOj, soit enajoutant une lettre (FRERE,FRAIRE),soit en remplac;:ant une lettrepar une autre (ROUGE, ROUJE). Pour la moiM des triplets, Iemot apparaissait avant Ie pseudo-mot homophone. Pour rendremoins saillante 10 presence d'homophones, 48 mots frequents ontete ajoutes a titre de remplisseurs, et on a veille a ce que 10essais au moins separent la presentation d'elements homophones(voir Fig. 5).L'effet de 10 frequence n'apparait clairement ni pour les mots,

ni pour les pseudo-mots homophones, probablement parce queles autres contraintes de construction et de selection du materielont empeche de creer un contraste de frequence suffisant.Cependant il est interessant de noter (figure 5) que c'est en 4eque I'effet est quantitativement Ie plus visible. Ce patron pour-rait s'expliquer de la maniere suivante : dominance du recours aI'assembloge en 2e annee i developpement limite du lexiqueorthographique et de I'adressage en 4e annee, de sorte qu'unecertaine proportion des mots classes comme « rares » sont effec-tivement moins familiers et reconnus moins rapidement; elargis-sement du lexique orthographique en 6e, conduisant a un traite-

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Fig. 5 : Epreuve 5 - Temps de reponse moyens et taux moyens d' erreurs pour lesmots (M), les pseudo-mots homophones de mots (PH) et les pseudo-mots non-homophones (PN). Les mots ont ete classes selon leur frequence, et lespseudo-mots homophones, selon la frequence du mot correspondant.

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202 LE LECTEUR NOVICE

ment aussi efficient des mots « frequents» que des mots {(rares )},pour Ie materiel considere.En ce qui concerne les effets de la lexicalite, les resultats

confirment nos hypotheses et indiquent une apparition progres-sive des differences de performance pour les mots et les pseudo-mots homophones. En 2e annee, aucune difference n'apparaitentre mots et pseudo-mots homophones, ce qui etaye I'idee d'unrecours privilegie a I'assemblage. En 4e, la difference est signifi-cative pour les mots frequents dans les deux groupes et, pour lesmots rores, en globale uniquement. En 6e annee, les pseudo-mots homophones sont prononces plus lentement que les mots,qu'ils soient rares ou frequents. Enfin, la difference entre pseudo-mots homophones et nonhomophones est presente dans tous lesgraupes, et ce des la deuxieme annee.Ces resultats suggerent donc la conclusion suivante: des la 2e

annee, les enfants sont capables d'utiliser leurs connaissancesdes formes phonologiques des mots pour aider a la reconnais-sance des mots ecrits. Cette strategie peut rendre compte deseffets de lexica lite observes dans les deux epreuves precedentespour Ie groupe 2G. En revanche, la strategie de reconnaissanceorthographique directe, mise en evidence par un avantage desmots sur les pseudo-mots homophones, n'est pas apparente en2e annee.

3.6. Analyse segmentale de 10 parole

La tache consistait a produire ce qui reste d'un mot presenteauditivement apres suppression d'une partie specifiee oralementpar I'experimentateur. Les huit premiers essais consistaient asupprimer une syllabe. Ensuite 16 essais portaient sur la suppres-sion d'une consonne dans un contexte CV ou VC (ex.:« BAGUE» sans « B» i « FICHE» sans « CH »). Enfin, les 16 der-niers essais demandoient de supprimer une consonne faisantpartie d'un groupe consonantique (ex.: « TROU» sans « T)} ou« TROU » sans « R»).En ce qui concerne Ie niveau de reussite (figure 6), les resultats

reproduisent et etendent ceux obtenus par Alegria, Pignot etMorais en 1982 avec une tache differente.En 2e annee, les enfants de methode globale sont beaucoup

plus faibles pour la manipulation de consonnes, alors qu'ils diffe-rent a peine, et de maniere non significative pour la suppressionde syllabe. En 2e, la difference moyenne entre la classe phon i-que et la classe globale est de 6 % pour les syllabes, 14 et 30 %

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Fig. 6 : Epreuve 6 - Toux de reponses correctes pour 10 suppression de syllobe (SYLL)et 10 suppression de consonnes (CONS) en fonction du niveou scoloire et de10 methode d'enseignement.

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204 LE LECTEUR NOVICE

respectivement pour la suppression de consonnes (en contextede voyelles ou de groupe consonantique). De plus, dans lesgroupes plus ages, les classes globales restent legerement, maissignificativement inferieures pour la suppression de consonnes.Ce resultat, qui est d'autant plus remarquable que les groupesde 4e et 6e globale ont des performances meilleures que lesclasses phoniques dans to utes les autres epreuves, indique doncun effet a long terme de 10 methode d'apprentissage.Enfin, en ce qui concerne les correlations entre segmentation

et lecture de mots en 2e an nee, des differences nettes apparais-sent selon la classe. Pour Ie groupe de 2e globale, des correla-tions positives elevees sont obtenues entre la performance desuppression de consonnes et Ie taux de reussite pour la lecturede pseudo-mots, de mots reguliers et de mots irreguliers, et cestrois correlations ne different pas entre eUes (tableau 1). Ces

Tableau 1 - Deuxieme annee

METHODE

PHONIQUE GLOBALE

NIVEAU• Pseudomots .425 .667• Mots reguliers .398 .663• Mots imlguliers .091 .667

Correlations entre la performance de suppression de consonnes et les taux dereponses correctes pour des pseudo-mots (moyenne des scores aux pseudo-mots sim-ples et complexes, epreuve 3), des mots reguliers et des mots irreguliers.

correlations sont dues a 10 presence d'un sous-groupe d'enfantsqui ont des performances tres faibles pour la suppression deconsonnes (taux de reussite inferieur a 50 %). En effet, si on sup-prime ces sujets, les correlations disparaissent completement. Enrevanche, en 2e annee phonique, les correlations sont moins ele-vees, et n'apparaissent que pour les pseudo-mots et les motsreguliers.Comment expliquer ces differences? L,enseignement phonique

favorise I'attention a la structure segmentale de la parole, et aprobablement une influence directe sur Ie developpement descapacites d'analyse par les exercices qui sont mis en oeuvre.

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LE lECTEUR NOVICE 205

Pour la grande ma;orite des enfants, ces exercices sont suffisantspour acquerir les connaissances necessaires a I'apprentissage dela lecture, et les correlations sont faibles, parce que lorsque Ieseuil de connaissances segmentales necessaire est de passe, d'au-tres facteurs vont intervenir avec un poids plus grand. Enrevanche, I'enseignement global n'attache pas une importanceaussi grande a I'analyse de la parole, de sorte que Ie risque quecertains enfants ne developpent pas ces connaissances est plusgrand. Le fait que ces quelques sujets montrent des perfor-mances faibles aussi bien pour les pseudo-mots que pour lesmots reguliers et irreguliers conforte I'idee qu'un niveau minimalde connaissances analytiques est necessaire et prealable audeveloppement d'un systeme efficient de reconnaissance desmots.

Conclusion

Le but de cette etude etait d'examiner de maniere compara-tive Ie developpement des mecanismes qui sont a la base de laprononciation des mots ecrits, en fonction de la methode d' en-seignement utilisee au debut du cursus scola ire. Notre point dedepart a ete I'hypothese que deux mecanismes differents,denommes adressage et assemblage, interviennent dans Ie pro-cessus de prononciation.Dans ce cadre, les resultats suggerent que Ie developpement

peut etre caracterise de fa<;:onsimilaire dans les groupes ayantre<;:uun enseignement global et dans ceux qui ont re<;:uun ensei-gnement phonique, par une amelioration parallele de I'effi-cience et de la rapidite des mecanismes d'assemblage, et uneaugmentation progressive du recours a I'adressage.Les indices principaux que nous avons releves du developpe-

ment de I'assemblage sont les suivants : amelioration des perfor-mances pour des mots reguliers et augmentation de la propor-tion d'erreurs consistant en regularisations (epreuve 2), ame-lioration de la performance aux pseudo-mots (epreuve 3, 4 et 5)diminution de la taille des effets de la complexite grapho-phonologique (epreuve 3) et de la longueur (epreuve 4) sur lespseudo-mots. Les indications majeures d'une evolution _durecours a I'adressage sont I'amelioration de la performancepour des mots irreguliers (epreuve 2), I'apparition, dans lesgroupes de 4e annee, d'une difference entre les pseudo-mots etles mots pour I'effet de 10 complexite (epreuve 3), et pour I'effetde la longueur (epreuve 4), et I'apparition, au meme niveau sco-

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206 LE LECTEUR NOVICE

laire, de differences de performance entre des mots et despseudo-mots homophones (epreuve 5).Un element qui peut sembler en contradiction avec notre

interpretation est 10 presence de differences entre mots etpseudo-mots des la 2e annee. Jusqu'a present, I'effet de lexica-lite a ete generalement considere dans I'ensemble de la littera-ture comme un temoin de I'existence et de I'utilisation deI'adressage. Certains aspects des resultats suggerent que cetteinterpretation pourrait etre erronee. En effet, I'hypothese d'unrecours a I'adressage semble peu conciliable avec I'observation,en 2e annee, d'un effet de 10 longueur sur les latences, identiquepour les mots et les pseudo-mots, et avec I'absence de diffe-rences entre mots et pseudo-mots homophones. Nous avons sug-gere que les effets de lexicalite pouvaient s'expliquer dans Iecadre d'un processus d'assemblage, par la difference de familia-rite des formes phonologiques obtenues. L'observation de per-formances meilleures pour les pseudo-mots homophones (phono-logiquement familiers) que pour les pseudo-motsnonhomophones etaye cette hypothese. Sur un plan methodolo-gique, il nous semble donc important de noter que I'observationd'un effet de lexicalite ne constitue probablement pas un argu-ment pertinent en faveur de I'existence de processus d' adressage.L'objet principal de cette etude etait d'examiner, a la faveur

de 10 comparaison des methodes d'apprentissage, si la compo-sante d'adressage peut se developper independamment de I'as-semblage. Nous avons suppose que les methodes d'apprentis-sage dites globales, qui mettent I'accent sur la reconnaissancedirecte des mots ecrits, pourraient favoriser Ie developpementdes mecanismes d'odressage. En consequence, si les deux com-posantes se developpaient de maniere independante, des signesplus precoces de I'adressage devraient apparaitre dans Ie curri-culum global.Les resultats indiquent de maniere coherente qu'il n'en est

rien. Les performances des enfants de 2e annee globale ne four-nissent aucune indication d'une utilisation plus marquee deI'adressage. Au contra ire, certains elements suggerent que 1'0-dressage pourroit etre plus developpe chez les enfants de 2eannee phonique. En effet, Ie taux d'erreurs pour les mots irregu-liers est moins eleve dans ce dernier groupe et I'effet de 10 com-plexite grapho-phonologique y est moins marque pour les motsque pour les pseudo-mots. Par ailleurs, dans la mesure 00 lesperformances liees a I'assemblage sont plus faibles en moyennedans Ie groupe de 2e globale que dans Ie groupe de 2e phoni-

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lE lECTEUR NOVICE 207

que, on peut conclure que I'echantillon d'enfants de 2e anneeglobale constitue un groupe de lecteurs moins avances.Cette conclusion a plusieurs implications. La premiere

concerne Ie developpement des mecanismes d'assemblage. Si onadmet, sur 10 base de travaux anterieurs (Seymour et Elder,1986), que Ie debut de I'apprentissage dans un curriculum glo-bal porte essentiellement sur Ie developpement d'une strategielogographique, nos resultats suggerent que Ie developpementlogographique n'a pas une influence importante sur Ie develop-pement ulterieur de I'assemblage. Ce que les enfants de 2e glo-bale ont pu apprendre precedemment ne semble en effet pas lesaider dans la decouverte de I'assemblage, qui parait se deve-lopper, initialement au moins, independamment des connais-sances lexicales. Si on prend en outre en consideration Ie faitque les signes attribues a I'utilisation d'une strategie logographi-que ne sont pas toujours observes (Stuart et Coltheart, 1988), onest amene a proposer que Ie facteur determinant dans I'appari-tion d'une strategie alphabetique de dechiffrement est lie a lapression de I'enseignement.La seconde implication concerne Ie developpement de I'adres-

sage et du lexique orthographique. Les performances du groupede 2e globale suggerent que 10 strategie logographique ne faci-lite pas directement Ie developpement de I'adressage. Cetteconstatation illustre I'idee que I'acquisition de la lecture ne sederoule pas de fac;:on lineaire et continue (Frith, 1985). Elle pour-rait appuyer I'hypothese que les connaissances acquises austade logographique et au stade orthographique sont de naturedifferente, comme Seymour (1986) et Morton (1989) semblent Ieproposer. Mais il est egolement concevable que I'utilisation pre-dominante de I'assemblage soit liee a une phase du developpe-ment dans laquelle les ressources cognitives disponibles sontinsuffisantes pour mener de front differentes procedures et 10strategie privilegiee d'assemblage prendrait donc Ie pas sur lespossibilites alternatives.Quoi qu'il en soit, Ie comportement des enfants de 2e globale

va a I'encontre de I'hypothese d'independance, et suggere qu'iIexiste une contrainte forte sur la sequence du developpement : asavoir, que I'acquisition de connaissances analytiques des rela-tions grapho-phonologiques constitue un passage oblige dans laconstruction du lexique orthographique qui caracterise Ie lecteurhabile.Dans la suite du developpement, en 4e et en 6e annee, quel-

ques signes tenus suggerent qu'a long terme, la methode glo-bale pourrait favoriser I'utilisation d'une strategie orthographi-

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que: I'effet de regularite est moins important que dans lesclasses phoniques i les effets de lexicalite sont generalement plusmarques i la difference entre mots rares et pseudo-mots homo-phones apparait de maniere significative en 6e annee globale.Mais jl faut remarquer que la plupart de ces tendances dispa-raissent si on compare des groupes de niveau similaire d'effi-cience en lecture (4G vs 6Pj. II n'y a donc pas d'elements suffi-sants pour conclure, a niveau equivalent de developpement, aunediversite des strategies de reconnaissance des mots quiserait induite par la methode d' enseignement.Les differences observees pourraient indiquer qu'a long terme,

la methode globale est susceptible de favoriser une meilleureintegration entre I'assemblage et I'acces orthographique. " estpossible que les methodes aient un effet direct sur Ie niveaud'efficience atteint en lecture, la methode globale favorisant, along terme, un developpement plus rap ide. En particulier, il estimaginable que I'etablissement du lexique orthographique bene-ficie indirectement des connaissances logographiques acquisesprecocement. Cette question importante n'a pas Me suffisam-ment explore jusqu'a present. Mais les progres plus rapidesobserves dans I'ecole globale pourraient etre dus a des facteursnon-specifiques a la lecture, qu'ils soient sociaux, culturels, fami-liaux ou pedagogiques. Les signes d'un comportement plusproche de celui du lecteur habile dans Ie groupe de 6e globalepourraient donc etre un effet de progres generaux plus rapides,et non un effet des differences de methodes en tant que telles.II est interessant de noter qu' en de pit de performances de lec-

ture generalement meilleures, les groupes de 4e et 6e globaleobtiennent des resultats significativement moins eleves pour latache de suppression de consonnes. Ce resultat suggere que larelation entre la connaissance de la structure segmentale de laparole et I'acquisition de la lecture n'est pas simplementlineaire. On peut supposer qu'un certain niveau d'attention auxsons du langage, qui serait a caracteriser de maniere plus pre-cise, est necessaire et suffisant pour promouvoir Ie developpe-ment de I'assemblage.Par ailleurs, Ie fait que les enfants de classes superieures de

globale atteignent des performances aussi elevees, voire meil-leure, pour ce qui est de I'assemblage, suggere qu'un enseigne-ment systematique des regles de correspondance ne sera it gene-ralement pas necessaire. Pour 10 plupart des enfants, il suffitprobablement d'attirer incidemment I'attention sur les relationsentre les lettres et les sons pour qu'un travail d'exploration etd'exploitation de ces regularites se mette en route.

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Dans \'ensemble, jl faut remarquer que les effets a long termeque nous observons sont extremement limites. II ne semble doncpas que la methode d'apprentissage de la lecture determine desdifferences importantes dans les strategies de lecture utiliseeschez Ie lecteur habile, ni dans Ie chemin que I'enfant parcourtpour parvenir a la maitrise de cette competence.

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