486
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Charles Andler "Nietzsche, sa vie et sa pensée" (Tomo 2)

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Segunda parte de la insuperable biografía sobre Friedrich Nietzsche en seis volúmenes.

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>OUQUESNE m\

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2010

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Lyrasis IVIembers

and Sloan Foundation

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LA JEUNESSE

DE NIETZSCHE

OUVRAGES DU MEME AUTEURChez F. Alcan et R. Lisbonne, diteurs La Philosophie de la Nature dans Kant. 1890. 130 pp. iii-8 Les Origines du Socialisme d'Etat en Allemagne. 1897. 2 d.xv-495 pp. in-S" Les Usages de la Guerre et la.

1 vol.

1913.1 vol.

Doctrine de l'Etat-Major allemand. 1915.Brochure.;

120 pp.

iii-12

Chez- Rieder (anciennement Cornly), diteurLe prince de Bismarck. 1898. 2 d. 1900. Le Manifeste communiste de Karl Marx402 pp. in-12et

1 vol.

de Frdric Engels. Introduction historique et commentaire. 1900. 200 pp. in-16

1 vol.

ALa La

l'Union pour la Vrit

Libert de l'Esprit selon Nietzsche. 1910. 48 pp. in-16

Brochure.:

Chez Marcel Rivire et Cie,Civilisation socialiste. 1912. 52 pp. in-16

diteurs

Brochure.diteur:

Chez Armand Colin,Pratique

et Doctrine allemandes de la Guerre. (En collaboration avec Ernest Lavisse.) 1915. 48 pp. in-80 Le Pangermanisme. Les plans d'expansion allemande dans le monde. 1915. 80 pp. in-8

BrochureBrochure.

Chez Larousse,Les Etudes germaniques. 36 pp.in-12. 1914

diteur

:

Brochure.diteur:

Chez Louis Conard,*:'

Collection"

de Documents sur le Pangermanisme avec des prfaces historiques:

I.

l

II.

Les Origines du Pangermanisme (1800-1888). 1915. lxxx-300 pp. in-S. Le Pangermanisme continental sous. Guillaume II. 1916. lxiiiii480 pp.in-8.. .."

1 vol.

"VIII.

* vol.

iV.

Le Pangermanisme colonial sous Guillaume II. i9i6.c-ZS6 f^. in-8. Le Pangermanisme philosophique {l80Q-l9U).i9ll. CLu-iOO p.m-80.

1vol. 1vol.

.'

Aux

ditions de

Foi

et

Vie

:

Ce qui. devra changer en Allemagne. 80

pp.- in-8''.

1917:

Brochure.

Aux>

ditions Bossard

Le Socialisme imprialiste dans l'Allemagne contemporaine. (Collection de VMtion Nationale.) 1" d. 1912. 2 d. augmente 1918. 260 pp.in-121 vol.

.La Dcomposition politique du Socialisme allemand (1914-1918). tion de l'Action Nationale.) viii-282 pp. Grand in-8''Nietzsche, sa Vie et sa Pense. 1920. 420 pp. in-80 I. Les Prcurseurs de Nietzsche. Bayreuth) II. La Jeunesse de Nietzsche (jusqu' la rupture avec

(Collec1 vol.

1 vol.

....

1 vol.

Sons presse"

'. :

III.

Nietzsche et"

le

IV. Nietzsche et le

Pessimisme esthtique. Transformisme intellectuel.:

V. VI.

En prparation ; Lu Maturit de Nietzsche (jusqu' sa mort). La dernire Philosophie de Nietzsche. Le renouvellemejit

de toutes les valeurs.

Copyright by ditiom Bossard, Paris, 1920.

Charles

ANDLER

Professeur la Facult des Lettres de l'Universit de Paris

NIETZSCHE, SA VIE ET SA PENSE

LA JEUNESSE DE NIETZSCHE oJUSQU'A LA

RUPTURE AVEC BAYREUTlfi^DEUXIME EDITION

r ^ss

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-^

o13DITIONS DOSSARD48,

H I

m

RUE MADAME, 40 PARIS1921

i!!B^^^^^^^^^^^^^^

os ^.:

J

.^ de faire couler et de recueillir en un mme fleuve, toutesl'accueil faitles sources ignores des civilisations nationales(').

Le sentiment degieuxselle

la vie tant tel chez ces

hommes

reli-

et savants, universels et

nuancs,

il

leur restait en

trouver l'expression la plus mouvante et la plus univer-

musique. De tous les grands centres musicaux de pays germaniques, la Thuringe saxonne est le plus ancien. Heinrich Schiitz, que Nietzsche a aim davantage mesure:

la

qu'il vieillissait, est le pre de toute musique allemande. Et n'est-ce pas Nietzsche qui a dit de Bach combien dans ses flots roulait de protestantisme approfondi, dgag de dogme (^)? N'est-ce pas lui qui, chez le Saxon Haendel,

remarquer r audace novatrice, vridique, puis (') ? Ceux-l donc aussi, quoique remplis d'motion spontane, sont encore prdicants leur musique tche nous convertir. Elle se faitfaisait

sante, tourne vers l'hrosme

:

didactique et savante. Bach, hritier de toutes les ressources du contre-point, est avant tout un matre impeccable. Schum^ann, travers de souffles

comme une harpe

()()

H

Krause, Der Erdrechlsbund (1809), Ed. G. MoUat, 1893, p. 124 sq. Menschliches, I, g 219 {W., II, 199). Menschliches, II, S 130 (F^., III, 274).

32

LA

FORMATION DE NIETZSCHE

olienne, ne peut se tenir d'analyser, et sa musique suitvolontierss'adapte.

l'motion littraire des potes auxquels il Richard Wagner rsume tous ces dons accumuls d'une longue culture. Agressif rformateur, c'est la nation et l'univers qu'il prtend renouveler jusque dans la vie profonde des mes. Il a des colres prophtiques comme Fichte. Il est servi par le plus orgueilleux savoir. Et quoi de plus vrai que les paroles de Nietzsche sur cette matrise qu'il a eue des choses toutes menues , sur ce don incomparahle chez Wagner de rendre lescouleurs de l'automne tardif, le bonheur indescriptiblenient

mouvant des(')

joies dernires,

suprmes

et infiniment

brves

?

aucun n'a t tranger Nietzsche. Cette culture de toute une rgion fut celle o ont plong ses anctres les plus directs. Comment croire qu'ils n'en aient rien retenu et ne lui en aient rien transmis? Ne nous a-t-il pas dit comment il lisait et coutait De mme que les Italiens s'approprient une musique, en l'attirant dans le sens de leur passion, o ils l'incorporent ainsi je lis les penseurs et je fredonne leur suite leurs mlodies Je sais que derrire les paroles froides s'meut le dsir d'une me que j'entends chanter. Car mon me aussi chante, quand elle est mue (^). :

De tous ces hommes,

'

:

II

LES AEUX ET LA PREMIRE ENFANCE.

ROECKEN

(1844-1850)

Si quelque disciple de Gustave Freytag venait

comil

plter les Bilder aus der deutschen Vergangenheit,

lui

(')

Frhliche Wissenschafl.,

;^,

87

(

W. V,

p. 120).

Nietzsche contra Wagner,

VIII, p. 185.(*)

Morgenrthe, posth.,

605

(IF. XI, 386).

LA SOUCHE ET L'ADOLESCENCEfaudrait,

33

pour des poques

diffrentes, retracer la vieet

du

presbytre protestant dans les campagnes

dans les

petites villes d'Allemagne. Goldsmith, auxvni sicle, avait

du presbytre La Louise de Voss grandit jusqu' la posie l'idylle rustique du pasteur allemand, et Gthe dit, dans Wahrheit und Dichtung, le charme tout homrique de cette royaut rurale des esprits que le luthranisme a confre ses plus humbles desserappelsur la

sentimentale

simplicit

anglais les sympathies europennes.

vants. Ce qu'il entre dans les couches populaires de cul-

ture suprieure par la

diffusion de la parole biblique

interprte par des

hommes

exercs, ce que reprsentent

aussi de force morale conservatrice et philistine cet ensei-

gnement et cette simple et confortable vie, serait l'objet de la plus ncessaire et de la plus difficile enqute. Il est sr avant tout que les familles pastorales ont t pour l'Allemagne une des plus fcondes ppinires d'hommes de talent. La famille de Nietzsche a t une famille de pasteurs, comme celle de Bach a t une famille de musiciens (*). Nul doute qu'il ne faille s'expliquer ainsi la srieuse proccupation qu'il a toujours eue du christianisme et de son action dans le monde. Dans la ligne authentiquement atteste, on ne peut remonter au del de la troisime gnration. Dj le bisaeul de Nietzsche, ce grand et beau cavalier, inspecqiii quatre-vingt-dix ans encore parcourait cheval les routes de son ressort d'inspection entre Bibra et Freyburg, s'efface dans le j^ass ('). A partir de lui, les physionomies des descendants se pr-

teur des contributions indirectes,

Tous les presbytres de ses anctres ecclsiastiques, si on les jux(*) taposait, formeraient eux seuls un joli village , a dit spirituellement Cari Albrecht Bernoulli, Franz Overbeck und Friedrich Nietzsche, 1908,'ays. Ritschl demandait avec anxit des

nouvelles de sales

femme

et

de sa

fille.

tlgraphes allemands taient absorbs par la mobili-

Dans ce conflit sanglant, Nietzsche devait-il prendre parti ? Il y aurait contre-sens s'en tonner. L'art wagnrien, si composite, et qui tait une fleur de culturesation.

(') {')

Crusius, p. 38.Cor;-., II.

140

TRAVAUX:

DE

PREPARATION

europenne, se targuait d'origines toutes germaniques. En cela ces Saxons de l'espce de Fichte et de Wagner ils ont le don de la haine et d'une n'ont pas changenvahissante morgue. Ce qui menaait de prir,q'tait

pour lui non la tion allemandeais digne

civilisationet

europenne, mais la civilisa:

;

Nietzsche clatait!

Ah

!

ce tigre fran-

de maldiction Il crut naturel d'accourir au service de l'Allemagne, quand cette guerre, qu'il avait prvue et souhaite, fut dclare ('). Son professorat de Ble l'ayant fait citoyen suisse, laConfdration lui interdisait le service arm. Nietzsche n'a pas vu, avec sa batterie, les batailles de Rezonville, de Sedan, de Laon. Le 12 aot, avec Lisbeth, sa sur, qu'ilreconduisait

mi-cheminfit

chez

sa

mre,

il

rejoignit

un sommaire apprentissage d'ambulancier. En moins de deux semaines, aprs avoir soign un tirailleur algrien et un fantassin prussien, il fut prt. On l'expdia pour les champs de bataille. Un jeuneErlangen, o on luifaire

peintre hambourgeois, Mosengel, fut son

compagnon de

route. Ils voyagrent dans les gurites des garde-frems

sur des fourgons de marchandises. Attachs aux servicessanitaires bavarois, ils suivaient le sillage de la IIP arme.Ils

passrent

Wissembourg

;

virent

1'

effroyable

champ

nier. Les villages

de bataille de Woerth, qui dgageait une odeur de charen ruines regorgeaient d'ambulances. A Gersdorff, Langensulzbach, Soulz-sous-fort, bourles lignes

gades alsaciennes situes surIl dit

allemandes ou en

arrire d'elles, Nietzsche recueillait et expdiait les blesss.

des paysans alsaciens qu'il observait

:

Un accs P. Deussek, Erinnerungen, p. 78, dit (') Corr., V, 188. de patriotisme, tout fait inintelligible pour moi chez un tel homme, le poussa. Il y a l un anachronisme. Nietzsche en i870 n'est pas encore le bon Europen qu'il sera plus tard.:'.

LALadlits

GUERRE DE 1870

141

population ennemie

choses. Rien d'tonnant: Elle est(').

semble s'habituer au nouvel tat de menace de mort pour les moindres

tlammes

on voyait une immense colonne de Strasbourg bombarde. Par Haguenau et Bischwiller, on expdia Nietzsche sur Lunville, sur Nancy et sur Metz. Il n'a pas fait la guerre mais il al'horizon, la nuit,:

A

c'tait

;

massacres qu'elle laisse. Le jour o, au dtour d'un village, il vit un rgiment de cavalerie passer comme une nue d'orage, suivie du roulement de ses batteries cheval, puis des rgiments d'infanterie martelant leur pas

connu

les

de course,

il

comprit que

le

vouloir-vivre n'est pas en son

fond un misrable instinct d'exister, mais une volont devaincre, de dominer, d'tre fort(').

En Nietzsche pourtantla victoire

cette griserie de l'action et de;

ne dura point et le cur bris de comretournait son ambulance. Il avait beau reprendre alors et mditer son manuscrit sur la tragdie. La pense de ces Grecs si virils, qui gurissaient la terreur et la piti par la contemplation enivrante de la mort et de la souffrance, n'endurcissait pas son cur moderne et tendre. La douleur morale le minait. Il dut ramener Carlsruhe, dans un fourgon bestiaux inond par une pluie ruisselante, dix blesss Il prit leurpassion, il:

diphtrie

et le

leur dysenterie.

En

vain,

son

camaradedefrre.

MosengelNietzscheles

soigna

avec

unil

dvouement

ne cessa point d'avoir dans oreilles, hallucinatoirement, le long cri dsespr quifaillit

mourir. Et

s'lve des

champs de carnage. Ded'tre

ne cessera plus

amre

et fidle, et

ce jour-l, la maladie pour Nietzsche une compagne quelquefois une Muse. Ce sera pour

(*)

Con-.,

I,

171;

III,

116; V, 191.p.

(")

E. FoERSTER,

Der junge Nietzsche,

268.

142lui le

TRAVAUX

DE

PREPARATIONfaits

plus clair et tragique bnfice des

de 1870.

Il n'en a pas tir consciemment toute la leon profonde. Ce qu'il a vu des plaines vallonnes de Lorraine ne

lui a

pasde

fait

connatre la France.il

fm octobre,nant,la

se froissa

Quand il revint Ble, du sentiment franais prdomi(').

lumire se

fit

haine instinctive de l'Allemagne lentement en lui.

La

Mes sympathies pour la guerre de conqute actuelle diminuent peu peu, crivait-il le 12 dcembre 1870. L'avenir de notre culture allemande me parat menac plus que jamais ().

Sa sur

et sa

mre,

trs loyalistes, lui avaientet

envoy

des bustes du roi de Prusse

du kronprinz.

Il

les garda,

que ces gloires sanglantes lui donnaient le cauchemar la longue (='). Si la culture allemande tait menace, c'tait par la faute de l'Allemagne. Il craignit que de nouveau, comme en 1815, la victoire ne ft paye de sacrifices intellectuels auxquels, pour sa part, il ne se rsignait pas (*). La Prusse, en particulier, livre au byzanmais rpondit

tinisme et la prtrise, lui rpugnait.Ce qui me dplut aprs la guerre, a-t-il crit dans des notes posthumes, c'est le luxe, le mpris des Franais, le nationalisme. Combien on tait ramen en arrire de Gthe Et quelle rpugnanteI

sensualit

()

I

sa force

Pour Nietzsche, l'Allemagne forte avait les devoirs de Puissance oblige. Des luttes comme on n'en:

avait pas encorenait pas la nature.

vu, taient prvoirIl

(*). Il

n'en devi-

pressentait seulement une surabon-

dance de deuil. Son attente anxieuse fut encore dpasse par l'tendue du dsastre. La Commune fut proclame

(')

Corr., III, 121; V, 194.I,

(*)

Ibid.,()

176.I,

Corr.,

Ibid., V, 198. (') (') Ibid., V, 196. Menschlichei, fragments postli.. S 368 (IF., XI, p. W), 179; 11,208.

{)

L

A

(;

[

E

li

K E

DE

18

7

143

deux mois dans des convulsions 1871, une rumeur errone se rpandit Ble le Louvre tait en flammes. Nietzsche fut suffoqu d'motion. Il courut chez Jacob Burckhardt, qui dj aussi le cherchait. Ils se rejoignirent enfin, et ne purent que se serrer la main, les yeux remplis de pleurs. Toute la vieille Europe et sa civilisation latine montrait sa fragilit. 11 suffisait d'un jour pour dtruire desParis. Elle se dfendit

sauvages.

Un jour de mai:

I

priodessantes

entires

de

l'art.

Et

Nietzsche

dsesprait.

Qu'tait-ce que la science et que la philosophie impuis-

empcher deil

telles

destructions

?

Avec plus

d'acharnement alors

s'enfonait dans ses convictions

pessimistes. L'art est fragile et la merci d'une meute.

Les foules n'ont pas encore la sensibilit qui se console par des formes belles. L'office de l'art est donc d'une autre nature, trs mtaphysique. 11 fallait se pntrer de cette mission. Mais Nietzsche ne rendit pas responsablesles multitudes gares, capables d'un tel crime.

passion l encore le conduisait. Et

il

La comprparait son curet

pour cette lutte concerte de la civilisation nouvelle germanique contre la dcadence latine.

1

CHAPITRE

II

AMITIES PROCHES ET LOINTAINES

POUR cette besogne de civilisation,deaussitt surgisrformateur. saient en Nietzsche des vellitsfallait:

Il

grouper des amis et commencer un aposTribschen tait un centre il fallait en assurer le tolat. rayonnement. Ble tait la ville de Burckhardt et de l'humanisme. Elle n'tait pas encore la ville de Wagner et de la suprme philosophie. Nietzsche alors sonna lerappel des amis lointains.Il

assignait tous des postes

de missionnaires. Sa solitude tait faite d'abord de sonimpatience se rpandre. Pourtant, si changeante que ft sa pense toujours en travail, il gardait la fidlit des amitis, et la vie intrieure se composait d'abord une sym-

phonie de tendresses.

Parmi ces accords du cur, ncessaires sa vie, il y en avait qui s'affaiblissaient par la distance. Son premier soin, une fois install Ble, tait de prter l'oreille quels taient ceux qui s'effaaient ou se prcisaient ? Un groupe d'amis est comme une projection de notre me au -dehors ('). La gamme de ses amitis lui faisait mieux connatre la tonalit de sa musique int:

rieure

;

et

il

jugeait de sa valeur propre par la valeurS'il

de ses amis.

est vrai,

comme

il

l'avait

appris

de

(';

P. Del'ssen,

Ei'hmeningen,

p. 67.

LESles

A M

I

T

I

E S

145

Fichte, que l'me se reconnat par le corps qui l'exprimo,affections

dontet

il

s'entourait faisaient Nieizsclie

une atmosphre o se refltait sa pense. C'est pourquoi il fut toujours, en amiti, si jaloux et si pur, ambitieux de dominer, jusqu' abuser de ceux qu'il aimait et son instabilit sensitive trouvait un contrepoids dans ces amitis choisies dont il faisait^le corps multiple de son me embrase. La vie pourtant parpillait constamment ce chur fraternel. Il avait beau imaginer des solennits, mnager savamment des entrevues. Son passage Leipzig, en octobre 1871, fut une de ces commmorations, o il avait su runir les plus vieux camarades de Naumburg,halo;

comme un

Krug et Pinder, Gersdorff et de Pforta et de Leipzig Z^^r Freimdschaft gehrt Gegenioart , crivaitRohde('). il Deussen (^). Un reclassement se faisait donc dans ses amitis. Il y eut les amis dont il ne garda que le souvenir et:

dont l'image plissait, et ceux qu'il eut cur de revoir,d'inviterfaisait

ou que

la vie rapprochait de

lui et

dont elle

des confidents et des collaborateurs.

I' ainsi

Le dcor de la vieille ville de Naumburg s'estompe dans la brume, avec toutes les silhouettes qui lui avaient t familires. Pinder et Krug, qu'il n'a pas manqu de revoir chacun de ses passages dans la cit de son enfance, et qu'il a revus fiancs et maris en 1873 et 1874, lui restent attachs et chers, mais leur souvenir est vide de cette chaleur que donne le contact quotidien. Echanger quelques lettres de flicitations pour un anniversaire, une fte ou un deuil, quand disparaissent e vieux parents, offrir une photographie, qu'est-ce que ceLn, si ce n'est raviver le sentiment de la distance et du renoii-

(*)(')

Corr.,Ibid.,

I,

192. 14i.

I,

AHDLER.

II.

10

146

TRAVAUX DE PREPARATIONlui,

cment? Que Knig envoie une composition decien

m-

ditation d'une noble pense et travail d'un excellent musi-

ou que Nietzsche lui adresse ses derniers livres, il ne saura jamais si ces pamphlets atteignent son ami dans la disposition d'me qui tait la sienne (*); et les sympathies wagnriennes communes, les rencontres Bayreuth ne suffisaient pas sceller une alliance pour cette lutte o Nietzsche s'engageait d'un cur un peu plus meurtri chaque jour, mais stoque.(');

I

PAUL DEUSSEN

Nietzsche crivait, ds 1869,

camaradeplus

si

intime de Pforta et de Bonn(').

Paul Deussen, son Je ne peux:

me

reprsenter ta personne

Pourtant,

il

con-

tinuait le semoncer, le surveiller

de loin jusque dans

ses frquentations; le louer de sa tendresse fidle,

l'encourager,

un peu de haut, dans

j la tche de l'enseigne- 1

ment secondaire auquel Deussenrant, Nietzsche tait

se vouait.

Au demeu-

1

heureux de sa conversion au schopenhaurisme o il voyait une victoire personnelle, et qu'il voulait seulement plus spontane, plus dicte par le cur et moins par l'intelligence. Puis quand il dcouvrit en Deussen la maturit nouvelle qu'il exigeait de tous ses amis, le dtachement, le got de la solitude et cette grande compassion qui pleure en silence sur la dtresse des hommes, il alla au-devant de lui dans une affection approfondie, un peu comme un vque, plus fier

()()(^)

Corr.,Ibid.,

I,I,

438. 241, 290.ji.

P. Deussen, Erinnerungen,

06.

LES AMITIESd'avoir

147ses

gagn tardivement un pcheur endurci que de

plus glorieuses et de ses premires conqutes.Il

te sera

difficile

de trouver unnouvelle

homme

qui ait autant que moi

l'exprience des conversions et qui ait autant aime dans les autres

l'enthousiasme de

la foi

(').

Illui arrivait alors de lui confier ses projets, inspirs de la grande rvlation de Tribschen. Il mit sa disposition toutes ses relations avec l'aristocratie russe pour lui trouver le prceptorat qui lui donna le loisir scienti-

permit ces tudes de sanscrit o Deussen s'est fait depuis un nom si honorable ('). Mais Deussen s'en alla, lui aussi. lia revu Nietzsche deux courtes heures, une nuit de septembre 1871 et quelques jours Ble en 1872. 11 l'a connu en pleine poque combative et a recueilli ses premires confidences sur les Prsocratiques et sur cette culture latine, reprsente par Gicron et au sujet de laquelle Nietzsche se fait, vers 1872, une opinion si nouvelle Sjournant Genve, Aix-la-Chapelle, en Russie, il disparut de l'intimit de Nietzsche, sinon de son horizon intellectuel. Nietzsche est redevable Deussen d'une part de son rudition indoue.lique, et lui

L'homme,Ameset

lui

avait crit

choses graves est si

une

mme

mesure lui-mme mesure (').

un jour Nietzsche, dans toutes les et une amiti, c'est deux;

Ce sera toujours l'honneur de cet homme distingu compt parmi ceux dont Nietzsche a pu croire que la mesure laquelle ils jugeaient la vie et le monde tait entre eux commune.d'avoir

p. Deusseh, Ennnerungen, p. 75. Le dtail de cette ngociation est relat dans Deussen, Berxoulli, Franz Overbeck, l, p. 110 sq. (') Corr., IL 68.i')(*)

p. 81 sq.

148

T

11

A V A U X

DEII

P

II

E P A

Pi

A

T

I

N

UEINRTCH

ROMUNDT

jeunes schopenhauriens du cnacle de Leipzig, il y avait, en 1868, im adolescent confus, capable d'tonnementnaf et philosophique, et vers lequel

Parmi

les

Erwin Rohde, avant Nietzsche, s'tait senti attir Romundt. U avait eu peine trouver sa voie et, trop fantaisiste, semblait peu fait pour devenir un bourgeois . a L'intelligence, le bon vouloir et l'impuissance se mlaient en lui sympathiquement. Il faisait, vrai:

;

dire,

de mauvaises tragdies.

dans notre ami, disait Niefzsctie, n'est pas pour tuer des bufs, mais suffisante pour abrutir un homme. Je l'ai pri instamment de mettre un terme cette dangeL'tincelle potiqueforte

assez

reuse pyrotechnie.

Mais il tenait Richard Wagner pour le plus grand pote de l'poque, et, tout compte fait, il fallait prendre intrt l'trange et mobile camarade ('). Sans le mettre leur propre niveau, Nietzsche et

Rohde

le

reurent

comme un

dans la subordination qui touchait. Il accueillit avec enthousiasme la leon inaugurale de Nietzsche. Il eut le courage de lire la Socit philologique de Leipzig l'essai de Nietzsche sur Socrate et la tragdie qui devait y soulever une modes leurs.Il

avait

une

fidlit

tion si durable.

Il

renseignait son ami sur les hostilits

qui se

prparaient

sournoisement.

Il

fut

non seule;

ment son alli dans cette crise de plusieurs annes mais il fut peut-tre son premier et principal disciple.La trajectoire de sa^')

vie le

ramena

Rle.

U

y avait

Corr.,

I,

145, 169; II, 50, 81, 109, 202, 213.

LESfait,

A

:^i

I

T

I

E S

149

pass trois jours agrables, en septembre 1871, et avait avec Nietzsche, la promenade de Grenzach, chre aux universitaires ('). Puis de loin, de Nice, de Rome, otranait l'ennui

il

de son prceptorat,

il

envoyait ses vues

phnomnisme schopenhaurien, tel que l'entendait Nietzsche, il prtendit, lui aussi, l'enseigner dans un livre sur Kantund Empedokles, dont il faudra retenir quelques propositions essentielles pour la thoriephilosophiques. Le

nietzschenne de la matire

(^).

Sitt affranchi,.

Romundt

accourut Ble pour s'y faire privat-docent Nul doute que Nietzsche ne lui ait prt obligeammeut l'aide de sonvoteles(');

et l'ayant install,

il

annonait son de trompe(*). Il

succs de l'orateur et du confrencier

accueil-

lera

Romundt dans

sa maison, en 1872, et en fera:

son

commensal, avec Overbeck heureux de son zle, de sa ])onne humeur, de tout ce qu'il y avait en lui de force joviale et un peu subalterne {"). Ce n'est pas la faute de Nietzsche si les opinions schopenhauriennes de RomundtTont priv de la chaire magistrale bloise, le jour o Euckea fut appel lna. Nietzsche s'employa de son mieux la lui obtenir, mais ne put vaincre la prvention

ou la timidit de ses collgues (*). Il n'y avait pas de projet de voyage entre amis, dont Romundt ne fut. Si l'on gardait peut-tre secrets devantlui

les

projets idologiques les plus hauts, cel'exclure,

n'tait

mais pour l'initier par degrs. Romundt a t un camarade dvou, qui a souvent prt sa plume Nietzsche malade. Pourtant il gardait unepasnature vasive, instableet

pour

jeune. Son

commerceil

n'a pas

manqu d'agrment pour

Nietzsche, mais

n'est

pas

(')

Con:,

I,

II,(>)

169, 329.

71;(*)

II,

26i; V, 214, 217.I,

H Ibid.,()

II,

34i, 354.I,

(')

Ibid.,

Ibid.,

219. 300, 347.

Ibid.,

219; V, 271.

Ibid., I, 261, 441.

150

TRAVAUX DE PRPARATIONL'avenir leur rservait touss'effat entre

rest sans orages.

deux eux le souvenir des litiges de jeunesse. Mais ce n'est pas cela que Nietzsche appelait de l'amiti.assez de douleurs

pour que

mCARL VON GERSDORFF

auquel le reliait l'amiti la plus anjeune baron Cari von Gersdorff, qu'il cienne fut ce tutoyait depuis Pforta. Nietzsche l'aimait, sans doute parce qu'aucun de ses amis ne compltait mieux sa propreCelui des amis nature. Les autres taient des savants et des penseurs.

Gersdorff fut unture,il

homme

d'action.

De haute

et forte sta-

tranchait

sur ces

leurs

veilles,

gardaient

hommes de cabinet qui, de comme une pleur. Il reprcul-

sentait letiv(').

hobereau de l'Allemagne du Nord, maisfit

Il

des tudes d'Universit

assez pousses,

d'abord Gttingen, comme il convient un jeune fodal, puis Leipzig o il avait retrouv Nietzsche. De

Potsdam o

il

faisait

son volontariat,

il

tait

versit de Berlin faire ses tudes de droit et de

venu l'Unigermale

nistique. Sa situation

de cadet de famille.

dsignaitfait confi-

pour

la carrire militaire

Pourtant Nietzsche le

dent, avant tout autre, de ses croyances nouvelles, deses projets de livres, de ses penses.Il

sera toujours re-

grettable que nous n'ayons pas ses rponses aux lettresaffectueuses, joviales ou mlancoliques de son ami. Ellesferaient ressortir

une image hroquement juvnile qu'on

()

-

LESAMITISNietzsche.

151

dgage, mais incomplte, des effusions reconnaissantes de

trs cher ami,

Je remarque bien, lui crit Nietzsche, qu'il y a dans ta nature, quelque chose d'hroque, qui voudrait se crer tout un monde de luttes et de peines (').

Ces hobereaux d'Ost-Elbie, rests au total une race vigoureuse et inculte, auront t rhabihts par de nobles chantillons d'humanit dej)uis Kleist. Gersdorffraliste, fut

un de

ces officiers cultivs et artistes. Nietzsche, sonil

ami, en quietIl

avait confiance, s'tant fait schopenhaurienil

wagnrien,

suivit Nietzsche avec

une loyaut fodale.

reconnaissait en lui le chef intellectuellement suprieur.

crate,

il fut pour Nietzsche le modle de l'aristoadmir pour l'aisance des manires, pour l'urbanit sans dfaut et pour la sret du cur. De la dlicatesse greffe sur de la force, voil comment Nietzsche, plus

Inversement,

tard, se reprsentera l'humanit noble venir. L'image

de son ami Gersdorff

flottera souvent dans sa mmoire quand il se demandera Was ist vornehm ? Leurschopenhaurisme quivalait pour eux une religion. Elle liait ensemble leurs mes par un sentiment commun de la vie. Quand un frre de Gersdorff mourait:

d'une blessure reue Sadowa, Nietzsche osaitsoler avec des penses prises Schopenhauer.Ils

le

con-

prou-

vaient ensemble que ces croyances n'aidaient pas seule-

ment

vivre,

mais mourir

(^).

Sur

les

champs deen jeune

bataille de 1870, qu'ils avaient vus, Gersdorff,

lieutenant de l'active, Nietzsche, en ambulancier triste,tandis queleurs

mes

se

cherchaient dans la grande

(')

Corr.,

1,

149.

II

C.-A. BernouUi en publie (^) Corr., I, 170, 173.

existe des lettres de Gersdorff Overbeck. dans sou Franz Overheck de savoureux fragments.

152

r

R Ades

VAUX DE

P

11

E P A

Pt

A

I

N

niixit

communications interrompues, cette consoutenait. Ils avaient senti qu'ils;

viction les

naient

l'un l'autre

ils

se rjouissaient(').

appartede cet accord

total sur les questions foncires

Dans

la

grandeil

soli-

tude dont Nietzsche eutattaqu, puis abandonn

le sentiment,

quand

se vit

comptait, Gersdorff fut de ceux dont

de plusieurs sur lesquels il il prouva l'attache-

ment inaltrable. Ach wiesein icahrer

sehr hraucht

man das

Betousst(*),

Freunde ! \\\i:

crivait Nietzsche

en 1870

et

encore en 1874

De bons amis sont

coup sr une inestimable invention, pourla

l'amour de laquelle nous glorifierons

destine

humaine

(').

Gersdorff quitta l'arme, songea la magistraturepuisil

;

dut acqurir, par des tudes l'Institut agronode Hohenheim, une comptence d'agriculteur devemique

nue ncessaire depuis que la mort de son frre an le chef de famille et propritaire de majort. Sa fidlit en amiti resta pareille.faisait

Quand

tout chancelait, le

tions les plus chres, la sant;

renom scientifique, les affecmme, l'amiti de quel-

ques-uns tait sre et Gersdorff a t toujours de ceuxLa mobilit imaginative, tour tour enivre et dsespre de Nietzsche reposait dans cette affection forte et placide. Le courage viril , cette gravit allemande ou plutt prussienne , que Gersdorff tenait de son pre le stocisme calme, que les vnements trouveront toujours rsolu et hardi , prt un conscient et grave effort cette robustesse dans tout ce qui tait neuf et difficile, mais o la simplicit se joignait la grandeur , voil sur quoi s'appuyait Nietzsche et voill.; ;;

(')

Corr.,

I,

138, 142.

(^)

Ibid.,

l,

301.

(^)

Ibid.,

I,

161, 209, 226, 227.

229, 312.

LES AMITIESpourquoiil

lo3

a os confier Gersdorff ses esprances les plus

orgueilleuses et ses craintes les plus chimriques.

Les projets de Nietzsche, qui, dans son commerce avec d'autres amis, apparaissent volontiers comme des projetsd'art,

rforme morale

de science ou de philosophie, prennent figure de et pratique ds qu'il parle Gersdorff.

C'est qu'ils s'entretiennent de choses vcues. Ces soubas-

sements d'pouvante sur lesquels repose l'existence, ils les avaient aperus la lueur d'vnements tragiques (*). Si,dans leurs entretiens, ils essayent de Justifier leurs propres yeux les raisons philosophiques et religieuses deleur etfort, Nietzsche, cependant, devant Gersdorff aimait

mieux en prciser

la direction vivante

que

le

sens abstrait.

Puisque toute vie, tout art et toute pense plongeaient dans une ralit d'effroi ('), quelle raison avait-on de vivre ? Austre question poser devant un tel ami. Ils tombrent d'accord pour penser qu'il faut vivre pour la mission de l'Allemagne dans le monde. Ce que la guerre de 1870 avait dmontr, c'est que la substance de la nation allemande tait dans son arme. La bravoure allemande, hroque et rflchie la fois,, tait d'une autreElle en diffrait mtajthysiquement. Tous les reproches adresss par Fichte aux peuples latins, leur agitation de surface, leur scheresse d'me encombre d'ides mortes, revenaient dans les mditations de ces jeunes teutomanes, que fanatisait l'enseignement wagnrien L'esprit franais tait une des formes les plus superficielles de l'esprit juif,qualit que l'lan franais.

franzosisch-judische

plus tard

Verflachung (^). Ce qu'il appellera dcadence n'apparaissait encore Nietzsche que sous la forme de cette civilisation lgante et qui vidait de leur contenu les mes et les peuples.

(')

Corr.,

I,

174.

(-)

Ibid.,

I,

228.

C) Ibid.,

I,

181.

154

TRAVAUX DEofficier,il

P

l

E P A

11

A T

I

XEtre

Avec ce jeune

redevenait militaire.,

guerrier, de quelque faon que ce soit

sera

un des pr-

ceptes de Zarathoustra. Pour Nietzsche,Gersdorff a toujourst l'exemplaire vivant de cette morale. Obtenir par slec-

une race vigoureuse de fauves blonds, la discipliner par une forte culture de l'esprit, voil o se rsumera, dans sa pense ultrieure, la destine de la civilisation. Gersdorff pour Nietzsche ralisait cet homme intgral, ein ganzer voiler Mensch ('), en qui l'audace des convictions philosophiques n'tait qu'un courage militaire intrioris. Il fut, dans ces premires douze annes qui sparent Pforta de Bayreuth, l'ami quitionetl'affinerIls se

accourut le plus souvent l'appel de Nietzsche solitaire. replongeaient alors dans ce qui pour eux signifiait la

culture contemporaine la plus haute, par le plerinage de

Tribschen ou bien ils passaient des semaines consolantes ensemble Gimmelwald prs de JMiirren, au-dessus du lac de Brienz, en septembre 1871. Bayreuth les a vus et runis en 1872, pour la pose de la premire pierre Munich, la mme anne, pour la premire reprsentation de Tristan. Gersdorf passera Ble tout un semessera le confident tre, avant son voyage d'Italie. Il des penses difficiles, mais aussi l'auxiliaire des besognes humbles, le copiste de la quatrime Unzeitgemasse. Il;;

savait consoler et aiderfut

(')

;

et,

quand

il

s'en alla, ce ne

pas seulement Nietzsche, mais tout son cnacle blois, qui ^e sentt appauvri. Devant d'autres, Nietzsche ne montrait que son intraitable orgueil. Devant Gersdorff, ilmontrait sa faiblesse:

fond

Ah ma

!

si

tu savais,

combien dcourage

et

mlancolique est au

pense, quand je songe

ma

facult cratrice. Je ne cherche

(')

Corr.

I,

243.

-

(*)

Ibid.,

1,

2i3, 2i9.

L E squ'un peu deje

A M

I

T

I

E s;

155je

libert,

un peu

d'air vivifiant vritable

me

dfends,

me

rvolte contre toute cette indicible quantit d'esclavage dont je(*).

porte les chanes...

Et

il

doutait encore en 1874, qu'il pt s'affranchiril

jamais. Dans cette longue lutte, quand

se sentait las,

comme l'phmre:

le soir ,

il

confiait Gersdorff sa

plainte

qu'il lui fallait taire.

Les tapes

communes de

leur vie

Pforta, Leipzig-, la guerre de 1870, Tribschen,

un commun apprentissage, une monte vers des positions de plus en plus leves d'o ils se promettaient une perspective dgage sur leur vieille culture (*). Ils en taient l encore lors du cataclysme moral de 1876. Puis la correspondance sera muette entre les deux amis et, dans la grande solitude o Nietzsche s'enfoncera, le fidle Gersdorff ne sera plus qu'une image et un idal j)lac son rang dans la hirarchie qui montefurent ainsi avant tout;

vers l'humanit nouvelle.

ERWIN ROHDE

Comment

se

fait-il

que de toutes

les

amitis

de

Nietzsche, celle pour Erwin Rohde, scelle dans la

cama-

raderie d'un court semestre d't, Leipzig, rayonne

d'un

clat

sans second? Seule, son amitiqui

Overbeckles lettres

lutte avec elle

en

pour Franz de gloire, depuis qu'on possde attestent la longue et inaltrable

tendresse.

groupes changeants o se droule la vie de iSictzsche, ce qui donne ces deux amitis leur relief et leur couleur, c'est le talent de ses partenaires, et

Parmi

les

(')(*)

Con:,Ibid.,

I, I,

269.

342.

150

TRAVAUX

DE

PREPARATION

nous sont mieux connus. Quelques-uns des plus grands et des plus chers parmi ceux que Nietzsche a aims nous apparaissent mal, travers les dires ou les illusions de l'ami, parce qu'ils n'ont pas parl euxc'est aussi qu'ils

mmes. Les lettres changes entre Nietzsche et Rohde forment un dveloppement o se peroivent avec nettet deux voix distinctes, mais o celle de Rohde est la plus mlodieusement triste. On a dit que, des deux amis, Erwin Rohde, quand ilsse sont connus, avait l'avantage

de la maturit

(*).

Il

faut

tout fait le contester.qu'il avait

Rohde convenait avec

sincrit

reu de Nietzsche

la direction

dans laquelle;

et V irriil continuerait rouler jusqu'au bout (*) tante force de paradoxe que possdait Nietzsche a souvent stimul Rohde ('). Or, dans un commerce aussi intime, c'est le partenaire le plus faible qui essaie de briller et de mriter sans cesse nouveau l'attachement de l'homme qu'il sent suprieur. N'tait-ce pas ce qui tait arriv Schiller crivant Gthe? Il est touchant de voir comme Schiller, surtout au dbut, se livre et se dpense en longues et loquentes lettres. Goethe rpond avec une rondeur

cordiale et par de brefs aperus.lettres sont loin d'galer celles

Mes 11 en fait l'aveu de Schiller parleur valeur intrinsque et propre. La correspondance de Nietzsche avec Rohde est ainsi un monument, surtout Rohde. Mais:

elle

nous instruit merveille sur cet isolement moral,Il

qui fut celui des meilleurs de leur temps.

nous tonne que de jeunes Allemands convaincus, comme d'autres, de la supriorit allemande, avant mme que la guerre vnt l'attester par des preuves brutales, se soient enferms dans cet isolement morose. Nietzsche, en

(')

HoFMiLLER, VersHche, 1909,p. 20.

p.

3o.

(-)

Corr.

II,

201.

(')

Crcsius,

Ernin Rohde,

LES AMITISloon wagnrien, esprait en la bravoure

157

allemande, et Rohde, plus bourgeoisement, en cette loyaut allemande , attache au roi par un idalisme invincible et dont tait incapable la pauvre nation voisine, livre aux convulsions. Il avait donc l'assurance, comme Nietzsche, que la destine vraie du peuple allemand tait de devenir r aristocratie des nations et, avec cette double con viction, retenue par besoin intime du cur dans une foi sincre ('), ils allaient de l'avant, dans un troupeau plus;:

nombreux

qu'ils n'ont pu croire trs Allemands encore en ceci qu'ils se faisaient un mrite personnel et rare dos croyances qu'ils partageaient avec la multitude.

Mais, s'ils ont particip l'ivresse de tous, ils se sont dgriss de meilleure heure. Tant que l'Allemagne n'avait pas achev l'uvre de son unit, ils s'taient passionns.

Puis l'humiliation l'emporte en eux de voir que cette uvre tait trop matrielle. La philosophie qui met au

cur des choses Vapptii de dominer^ est certes la rsonance dernire du temprament imprieux de Nietzsche. Mais cette nervosit imprieuse recevait la suggestion de tout le sentiment qui avait soulev l'Allemagne en 1870. Or, ce sentiment eut en Nietzsche et en Rohde une imptuosit dont Bahnsen ou Diihring ou Richard Wagner connurent seuls la souffrance au mme degr ils auraient voulu une Allemagne institutrice de culture suprieure, rayonnante de pense, triomphante par ses crations:

d'art.

que l'Allemagne de 1870 manqut de penOn ne peut pas dire dnu de pense et d'art le pays o vivaient Hermann Lotze, le thologien Ritschl et le physicien Helmholtz o Otto Ludwig et Hebbel, morts rcemment, venaient de crer les dramesIl

s'en faut

seurs et d'artistes.

;

(')

Corr.,

II,

239.

1S8les

TRAVAUX;

DE

PREPARATION

plus puissants que les Allemands aient eus depuis

o Theodor Storm, Theodor Fontane et Gottune gerbe lourde d'uvres gracieuses ou fortes. Mais tous ces hommes laient morts sans gloire ou vivaient obscurs. Quelques-uns se consumaient dans l'amertume, comme le peintre Anselm Feuerbach, qui savait bien que ses tableaux, dans cinquante ans seulement, auraient une parole et diraient ce qu'il avait fait et voulu . Or, ce que faisait dire Feuerbach son Iphignie, dont le regard si tristement cherche la Grce lointaine, ou sa Mde frissonnante au bord de la mer et si tragique dans son abandon, c'est la solitude d'une me endolorie de vivre sur des rivages barbares. Ce fut, en effet, l le sentiment d'une lite trs dlicate au milieu de ce peuple robuste, uniquement proccupKleistfried Keller liaient

de ralisations. Faut-il dire lite dcadente ? Nietzsche et Rohde ne le croyaient pas. Ils sentaient en eux:

la force

la dbiliter,

de leur peuple, et par la pense.

ils

croyaient l'accrotre, sans

Ces mes musiciennes,

qui

une existence intrieure d'une mlodie unie et puissante, avaient trouv de bonne heure la vie de leurs contemporains une consonance mdiocre et banale. Us hassaient la trivialit qui use et qui rouille ('). Ce n'est pas qu'ils fussent de composition difficile. La simvivaientplicit

de leurs gots atteste

qu'il

ne faut pas chercheret affi-

sous leurs paroles une affectation de ddaigneuse aristocratie.

Us ontl'cart

la susceptibilit

d'mes exigeantesIls

nes, au milieu de fanfarons buveurs de bire.

vivaient

donc

de

la

multitude enlise dans une existence

sans profondeur. Leur douleurpit, ce srieux avec lequel

mme

ils

et, ce qui tait leur prenaient la vie, passait

pour

frivolit.

Rohde,

alors, s'enfermait,

impntrable et

()

6'orr.. Il,

113 (1868); 174 (1869).

LES

A

M

[

T

I

S

150

rugueux; ou bien, sardoniquement, se refusait entretenir ses contemporains d'autre chose que de saucisses et de bire, de pluie et de beau temps (0. Mais il dressait en lui-mme un sanctuaire d'o tait bannie la canaille {aile Kter) et o seule la mlodie secrte de son metraversait le silence.

premiers temps de leur amiti, profondment. Voil j)ourquoi ses lettres sont si loquentes dans leur dtresseIl

est sr que,

dans

les

c'est

Rohde quiNietzsche,

est atteint le plus

lre.

mme quand

il

lutte, est jovial et

prend

possession de l'avenir. Rohde a au

cur un amour attard

de la grande poque littraire abolie, et dans son regret, il ne peut puiser que du dcouragement. Assurment, onconoit sa nostalgie.Il

pleure les temps de Goethe.

Il

pense avec chagrin que, parmi les romantiques, il y a eu des mes hautes, comme cet Alexandre de Marwitz, dont Rohde nous a conserv des lettres trs nobles, toutes dgages de prventions aristocratiques. Il veut dire que ce romantisme juvnile, intelligent et idaliste

d'hommes plus dignes d'intrt que le mercantilisme spculateur de notre temps. Et commentenfantait des types

ne pas lui donner raison ? Mais il se consumait dans ce tourment nostalgique, et sa susceptibilit, jointe une

pensetre

si

ambitieuse, se blessait maladivement. Vouloiret craindre le contact:

du monde insoLa faiblesse de Rohde est l. L'a-t-il su jamais? Il en a eu le sentiment plutt quo l'intelligence claire et, coup sr, c'est tre dbile que d'en vouloir la vie parce qu'elle n'offre pas mme assez d'amertume ('). Pour Rohde, tout est tnbres dsoles , captivit troite et froideur il se sent orphelin par le cur (').luble et paralysante contradiction.; ;

un librateur

i')

Con:,

II,

201.

-

(-)

IbUL,

II,

185 (1870).

(')

Ibid., II, 331.

160

TRAVAUX DE PREPARATIONvain,il

En

se

rend compte parfois qu'une

folle

hypoconr>.

drie l'obsde,

e'in

trichter Einsiedler-Qulgeist

lia

malade clotr ne le terrasseront plus (*). Ce sentiment de ramper dans la poussire le rejette dans le dcouragement, qui estbeau jurer queses penses misrables dela

tion dcadente

forme particulire de sa dpravation , sa dformaet c'est, en effet, dans l'ami le plus cher que Nietzsche a pu observer d'abord le dcadent suprieur, longtemps avant de s'apercevoir que les chantillons en foisonnent jusqu' compromettre la sant de la civilisation europenne. Erv^^in Rohde tait inadapt la vie. Sur le tard, il se plaignait encore de ne pouvoir se faire au commerce des hommes. Rude et tranchant, on n'osait pas l'approcher. Alors, de dpit, il se renfermait en lui-mme avec plus d'austrit et souffrait (-). Quelle consolation pour un homme ainsi fait? Il essayait de la rsignation, tentait de se faire un cur sans dsir et entretenait savamment la torpeur o nous met la banalit de la vie. Hambourg, o, au retour d'Italie, au printemps de 1870, il attendit de devenir privat-docent Kiel, ne l'a pas rveill. Il surveillait anxieusement la flamme de ses sentiments, de crainte qu'elle ne s'levt trop puissante. Cette somnolence, traverse de rves et de veUits d'agir constamment dues, lui paraissait la vie accoutume de presque tous les hommes (). Pour Rohde, le travail, qui:

stimule les naturestique.

robustes,trs

servait surtout de narco-

A

ce

labeur

assidu,

qui

tendait tous lesil

ressorts d'une intelligence trs ingnieuse,

que quelques heures d'une dcouverte. Les plongeonsfondeurs inconnues,

ne demandait celle de la qu'il faisait dans des profourmillantes de formes tranges.joie

courte

:

1')

Corr.,

II,

429, 433.

(-)

Ibid., II, 562.

()

Ibid.,

II,

263.

.

L E s

A M

I

T

I

E s

161

de romans grecs singuliers, de mythologies monstrueuses, n'taient pour lui qu'une faon nouvelle de fuir le bruit et

de s'enfouir dans une solitude plus opaque ('). Entre le travail, chose impersonnelle, et le bonheur, tout relatif aux individus, quel rapport ? Le travail ne peut que stupfier et verser l'oubli il est sans vertu consolatrice (^). Mais Rohde avait appris beaucoup de Schopenhauer.:

Il avait vrifi, par son voyage d'Italie, combien les belles apparences fascinent et apaisent. Maintenant, dans le pays des Cimmriens , sa pense se reportait vers les rgions de la lumire et des lignes nobles , et avait la nostalgie des madones sveltes et fines, perdues dans le rve qu'elles suivent dans un sourire (^). Gela indiquait son assagissement pessimiste. Autrefois, Rome, il avait promen son tourment parmi les formes silencieuses des

il

sculptures antiques, sans y trouver la srnit. A distance, se console par le souvenir :1a galerie de Dresde l'meut (*).

Mais la musiqueoubliait le

lui offrait

des lustrations de l'me plusil

compltes, des extases courtes et puissantes, o enfin

mal de vivre (^). Le fond de notre culte des gnies, c'tait, pour Rohde, ce besoin d'tre touch jusqu'au cur par tout ce que les uvres d'art rvlent de l'essence gnrale de l'univers. Voil pourquoi, deux, Erwin Rohde et Nietzsche, ils clbraient le fils des dieux nouvellement paru sur la terre, Richard Wagner. Nous savions que, ds 1868, Nietzsche avait projet avec Erwin Rohde une collaboration intime. Publierensemble des Contributions revue queralissl'histoire

de la littrature

grecque; inaugurer, cte cte, les Acta^ de Ritschl, ou la

mdite Richard Wagner autant de plans pour une moiti et qui, pour Nietzsche, devenaient:

(')

Corr.,

II,

221, 46b.

fbid., II, 185, 351.

(')

Ibid., II,

2'il.

(')

/bi,/.,

Il,

224.

()

Ibid., II, 218.

AHDLER.

II.

11

12le

TRAVAUX

DEjour

PREPARATIONmentale. Leur amiti devint

symbole de leur

affinit

fraternit militante, le

o Nietzsche se

vit

cern

d'attaques brutales et de' sournoises intrigues. Mais nous

n'avons appris que par la publication de Cogitata^ de

Rohde, combien

tait

profonde

l'identit

de leurs penses

avant tout change

{*).

Leur faiblesse originelle, tous deux, tait cette lchet de la pense schopenhaurienne qui se mfie des multitudes. La peur de diffuser la vrit, de dchaner par elle dans le peuple, le fauve la distinction maintenue aA^ec si pniblement dompt ;

La dochnne de Rohde.

tnacit entre les chefs et le

nombre

e

ternellement

aveugletout estfig

,

voil ce qui paralysa

penseurs.

Quand,

la

longtemps ces jeunes populace se mle de raisonner,

perdu

avait dit Voltaire.

Rohde

resta toujours

dans ce voltairianisme surann. Nietzsche seul a su s'en affranchir. Devant le spectacle d'une multitude uniquement affaire poursuivre son existence, il ne subsistait pour Rohde que deux possibilits d'une gale tris1** la protestation amre d'un pessimisme foncier, tesse qui va jusqu' nier la valeur du monde 2'' le pessimisme:;

individuel rsign, qui sait dnues de sens pour l'exis-

tence collective la distinction du mal et du bien, ou celle

de la misreforces

et

du bonheur,

et

qui laisse,

comme

des

naturelles, les instincts,

nourris d'illusions, tra-

mieux l'existence des foules. Pour Rohde, nous sommes dj presque des malades, quand le travail secret de notre vouloir s'lve jusqu'vailler assurer, de leurla conscience(').

(') Les Cogitata sont des aphorisme que Rohde notait au jour le jour sur des carnets iatiraes. Ils posent constamment la question des emprunts mutuels que se font Rohde et Nietzsche. On les trouvera la fin de la mono-

graphie de Rohde par Crusius.(*)

Rohde, f^ogitata, $ 14, 15, 65.

i

LES AMITIES

163

En ces temps o la Philosophie de V Inconscient d'Eduard von Hartmann tait rcente, les efforts des philosophes tendaient lucider les rapports de la pense inconsciente et de la pense consciente Avec passion, Rohde dont on et Nietzsche se donnaient ces recherches, esprait le renouvellement des sciences morales. Les.

grands

faits

sociaux, les religions, les littratures, allaient

s'clairer

dans les profondeurs.

Le

travail obscur

des

foules et l'inspirationgibles.

du gnie

allaient

devenir

intelli-

Tout naturellement, pour Rohde, les philosophies et rangent alors en deux classes. Il y a 1 celles qui ne mettent en question que riiomme conscient, les religions de l'humanit auxquelles prlude leles religions se:

judasme

;

les philosophies de

gore et de

Socraie

l'homme qui vont d'Auaxa2 les Hegel. Et en regard:

spculations ouvertes sur les rapports de l'un-tout et de

l'homme

:

les religions

de l'Univers dont le bouddhisme

fournit le cas-type et les p/zi/o50jo/ie5 mystiques, dont les

Prsocratiques ont donn les chantillons les plus parfaitsef

Schopenhauer

le dernier.

Ainsi Socrate,

si

l'on veut

transposer la dfinition donne de lui par les Anciens, a

ramenfaire

la philosophie de l'univers

l'homme

;

et

il l'a

pu

en s&crifiant l'intuition mystique et la connaissance de l'univers. Schopenhauer a voulu retourner de l'intelligence consciente l'inconscient; de la philosophie de

l'homme au mysticisme

universaliste. C'est

passage, car les intuitions profondes ne sont pastrables. Elles s'imposent

un impossible dmonseulement

au sentiment.

Il

tait

possible de construire sur des plans diffrents, celui del'intelligence

^ celui de linstinct, des philosophies d'une(*).4,fi,

vrit gale, bien qu'inconciliables

(')

Rohde, CotjilaUtf-^

6, 10, 11.

164

TRAVAUXIl

DE

P R E P A R A Tet

I

N

n'y avait pas de

pense o NietzscheIl;

Rohdecroyait

fussent plus compltement d'accord. Mais

Rohde

possible de vivre plusieurs philosophies.

mit plusieurs

et, en 1874, annes s'manciper de Schopenhauer il acheva de se dtacher de lui, ce fut pour deux quand 1 parce que la philosophie de Schopenhauer raisons:

nie la vie, et

que cette conclusion impossible n'est pas dans ses prmisses 2 parce qu'elle affirme l'unit invaet que dans une telle riable des mondes et de la vie il n'est plus possible ni de vivre ni d'agir ('). unit,;;

est ici

Pourtant peut-tre est-ce la psychologie de Rohde qui en dfaut. Il n'a peut-tre pas estim sa juste intenprodigieux sentiment de la vie qui anime ce pessiil

sit le

misme schopenhaurien, commejustement,

animait les Elates. La

thse essentielle des mystiques, crira-t-il en 1877 plusc'est que le monde aspire s'anantir pour que Dieu soit ('). C'est selon une logique pareille que Schopenhauer veut dtruire toute vie partielle, pour restituer la vie une et totale. Mais est-ce une logique ? Plus exactement, il faut voir l une affirmation du cur, une allgorie et un mythe, et pour tout dire une exprience religieuse . C'est ce que Rohde aperoit bien, quand il dit qu'au plus haut degr de la libert de l'esprit,

la religion

reprend sa place ('). Etait-ce une raison pour la confondre avec l'art, et une rforme d'art ralisait-elle d'emble une rforme religieuse ? Toute la destine du w^agnrisme tenait dans ce problme. Rohde s'est affranchi plus tard. En 1870, il a cru avec Nietzsche que la religion a de commun avec l'art sa pense tout instinctive, que ne peut formuler aucune parole. Dans les mystres grecs, les affabulations images, les 8pc'j;jiEva ont un contenu religieux qui ne peut

V)

RoiiDE, Cogilala, C S3.

{^)

Ibid., % 77.

{')

Ibid., i

.j7.

LES AMITIEStre saisi

165

que par l'intuition et que les mots ne suffisent pas communiquer. Quelle ouverture sur les abmes religieux o nait la tragdie, s'il tait sr qu'elle est l'origine un 8pa|jLvov, une reprsentation religieuse, o la scne reproduit le tableau vivant sacramentel, tandis quedansle

chur

subsiste

l'ancienne(')

communaut des

mystes, blouie et extatiquesentiers qui

?

Ainsi Rolide ctoie les

pour Nietzsche seront pleins de dcouvertes. Comment pouvait revivre cependant cette intuition religieuse en un sicle tout rationnel? L'homme n'avait pas cess d'tre la fois un individu et une partie d'un toul. Il adviendra toujours qu'une me d'lite soit saisie de la grande inspiration collective, la sente en lutte contre son souci de bonheur individuel, et, dans un renoncement dsespr, s'abme dans le devoir, c'est--dire dans le sentiment de la vie totale o il plonge. Hamlet^ la Jungfrau von Orlans et Penthsile sont de telles mes. Tous les arts nous remplissent aujourd'hui encore du sentiment de notre communion avec le tout. Mais il y a des artsde l'humanit et des arts qui disent l'univers.Ils

cons-

truisent sur des plans diffrents des vrits pareilles.

Notre musique est pour nous ce que fut pour les Grecsl'inspiration dionysiaque:

toutes les forces vierges de la

nature entrent par elle dans notre

me extasie.

Elle a cela

de

commun

avec

le

mythe

qu'elle

tend aux ides sans

s'puiser en elles et reste intelligible sans elles; Elle nedira pas la pense claire des individus, mais leur fond

obscur. Or, l'veil de l'nergie universelle dans les individus, c'est l ce qu'il faut appeler la vie hroque.

L'objet de l'art est donc d'largir et d'intensifier la vie

On imagine la pense d'un Ruysdal, d'un Claude Lorrain, d'un Titienintrieure.croit qu'il copie la nature.()

On

RoHDE, CofjUala, g 16, 17.

1G6

TRAVAUX DE PREPARATIONdes chambres noires o se projette une image du dehors. Mais les yeux du gnie ne

comme

fidle des ralits

comme la bourgeoisie. Une belle uvre d'art apprend voii' avec des yeux plus grands. Elle fait nous de nous des hommes suprieurs. L'enivrement cjui nousvoient pointil n'y a pas d'autre mysticisme. exprime la pense claire de l'humanit, sa conscience morale totale, comme le drame; qu'elle se consume en rveries sentimentales, comme cette posie lyrique moderne, qui, dans son parallle constant de la ou nature et du cur, cre une mythologie partielle qu'elle n'affleure jamais la conscience claire, comme la musique l'uvre d'art veille en nous la force latente de la juoductivit cratrice. A quelque degr, cette suggestion nous fait participer au gnie et nous fait entrer dans la vie divine ('). S'il a t possible de faire entendre dans Rokde ces sonorits profondes, qui faisaient de sa pense et de celle de Nietzsche une mlodie ternelle (^), on ne s'tonnera plus que les deux amis aient souffert de leur sparation comme d'une douleur physique. Ils accusaient les

vient d'elle est celui-l; et

Qu'elle

;,

:

fatalitstoi,

adverses et gmissaient

:

J'ai

la

nostalgie de

Rohde, toujours et toutes les heures ('). Dans l'empressement de Nietzsche appeler Rohde prs de lui, il y eut son habituelle obligeance, mais aussi l'ijapatience d'une affection qui veut la prsence de l'ami. L'occasion sembla s'of'rir en fvrier 1871, quand, Teichmtiller quittant Ble pour Dorpat, Nietzsche songea occuper la chaire de philosophie. 11 et cd Rohde sa chaire de grec l'Universit prfra comme philosophe Rudolf Eucken. Une chaire fut vacante, , Zurich en juincrit:

[')

lloDDE, Cogitata, S 30, 33, 88, 40.II,

(^)

Corr., II, p. 167.

\^)

1" aot

1871, Corr.,

253.

LESet

A M

I

T

I

t:

S

167

dj Nietzsche appelait la rescousse le vieux Ritschl

jiour aider son ami.

Ce furent deux dceptions (*). Ils changeaient ainsi les services et les conseils, mais remettaient des circonstances fortuites, des congrs savants, des sjours de vacances, le soin de les rapjDrocher. Leipzigoffrit

son Congrs de philologueset

en.

octobre.

A ces

agapes

qui, le 3 octobre 1871, runirent Nietzsche, Gersdorif,

Pinder

Krug, Rohde ne pouvait manquer. Le pdan-

tisme allemand ne perdait pas ses droits entre ces jenes savants sentimentaux.; et leiu'S plaisanteries prenaientvolontiers des formes crmonieuses. Nietzsche proposa

qu' dateils fissent

fixe,

pour

se sentir unis en dpit

de

la distance,

une libation aux

gnies

;

et c'est ainsi que,

22 octobre, Nietzsche et Overbeck Ble, en prsence Rohde Kiel et Gersdorif Berlin, de Burckhardt versrent par les fentres, ponr remercier les puissances dmoniaques, chacun la moiti d'un verre de vin rouge,le;

|^as

U

n'ignore

que nos renseignements sont d'poque basse au sujetla

de ce drame hiratique, ounphbe reprsentait le dieutueur du dragon, cueillait pour prix de sa victoire

branche de laurier sacr et entonnait le pan^ au milieu d'une danse triomphale du chur ('). Le sophisme consistait imaginer un mystre d'Apollon, sur le modle duquel il tait ais ensuite de construire le drame de Dionysos. Pour cela Otfried Millier envient soutenir que les huit annes de servitude expiatoire, que le Dieu passe garder les troupeaux du roi Admte, s'coulent dans une rgion de mystre. Admte serait un roi des enfers. Le dieu de lumire, souill par sa lutte contre le gnie de la terre, aurait t condamn descendre dans un sjour de tnbres, c'est--dire dans la mort. Puis, aprs huit annes, comme Dionysos, il serait remont la lumire, aurait cueilli auprs du vieil autel dorien de Tempe l'olivier lustral et serait revenu purifi. On sent que le vieux romantisme de Creuzer empoisonne encore l'esprit gthen d'Otfried Muller. Il n'existe aucune possibilit aprs cela qu'il se d-

Nos renseignements datent de (') 0. Mller, Die Dorier, I, 318. tarque. V. aussi Paul Decharme, Mytholoqie grecque, 1879, p. 101.

Plii-

250

LE LIVRE DE LA

TRAGEDIE

barrasse de la construction creuzrienne sur la Passion

de Dionysos. S'il est certain qu' Sicyone, selon le tmoignage d'Hrodote (V,67), il y a eu anciennement des churs chargs de chanter les malheurs d'Adraste, mais

que

le

tyran Glisthne restitua Dionysos, Otfried Millier

veut que ces chants choriques aient trait des soufFrances de ce dieu (*). Il pense que des reprsentations

mimiques accompagnaient ces chants. Le drame hiratique jou Delphes en l'honneur d'Apollon ne montraitil

pas que de

tels

tableaux vivants taient ?

ds l'origine

essentiels au culte

Arion, Corinthe, n'eut qu' ajouter;

un chur de satyres pour chanter un dithyrambe et le drame dorien primitif apparaissait sur la scne avec tout ce qui fait la tragdie une affabulation tragique o prit un hros divin, et un accompagnement chorique chant par:

des satyres.

La description esquisse dans V Histoire defait est

la littra-

ture grecque d'Otfried Millier reprend cette doctrine.alors

Un

pour surprendre.

S'il est

vrai que le culte

d'Apollon Delphes fut une vritable reprsentation thtrale, et que les churs se soient dvelopps plutt

dans les ftes, d'Apollon, o ils dansaient aux sons de l'instrument requis, la phorminx (^), comment la tragdie est-elle issue des ftes de Dionysos, et non d'un culte apollinien? La posie chorique dorienne offre une longue tradition de chant accompagn de danses ('). Qu'est-ce donc qui prdestinait plutt le dithyrambe, chant par un cortge que conduisait un joueur de flte, tre le berceau de la

(')

Ibid., II,

339

:

Ohne Zweifel dessen Leiden.

et conjecture impossible, si la

C'est pure conjecture, mythologie grecque primitive a ignor lesi"

souffrances de Dionysos. (^) 0. MiJLLEB, Geschichle der griechischen Litleralur,t. I,

dit. [Ed. Ueitz.],

3'tl.

(')

Ibid.,

l,

320 sq.

LES SOURCEStragdie? Ladclaration

:

0.

MUELLER251

fameuse d'Aristote [Potique^ chap. IV) ne laisse pas de doute Otfried Millier. La tragdie est issue du dithyrambe dionysiaque. Il ne, songe pas y voir une hypothse que nous avons le droit de contrler. Et k propos du texte non moins connu de Pindare (') qui nous dit l'origine du dithyrambe, Millier oublie de se demander si ce texte suffit nous dire l'origine de la tragdie. Pour Otfried Millier, il y a eu adaptation du dithyrambe dionysiaque la tradition de la posie chorique apollinienne. Le grand conciliateur fut Arion. La posie dorienne fournit son chur rgulier, de tenue svre. Cette discipline rigide met un frein la fougue du dithyrambe. Mais le dithyrambe seul pouvait enfanter le drame, satyrique ou tragique, parce que son inspiration variait de la joie orgiaque la lamentation funbre et parce que, de;

tous les dieux, Dionysos est celui dont les

hommes

se sen-

tent le plus proches. Toutes les reprsentations mimiques,

de Dionysos tait l'occasion, servent de prpour tayer cette thse. Non pas seulement parce qu'on voyait le dieu en personne passer triomphalement travers les villes ou parce qu'aux Anthestries Athnes il prenait j^our pouse, en public, la femme du deuxime archonte ou encore parce qu'aux Agrionies de Botie, on le voyait fuir, et que le prtre poursuivait, la hache la main, une nymphe de son cortge mais surtout, parce que les gnies humbles de sa suite le rapprochaient de l'homme. Les nymphes gracieuses, ses nourrices, les audacieux satyres qui dansaient avec elles, et qu'on croyait avoir surpris du regard plus d'une fois dans la solitude des bois et des rochers, il faldontle culte

texte Otfried Millier

;

;

;

D'o (si ce n'est de Corinthe) sont venues les grces () 01. 13, 18 (25). de Dionysos avec le dithyrambe qui pousse devant lui le taureau sacr ? '.

252lait,

L

1

Le bonheur des plus proches enrichissait sans doute ses amitis, mais l'enfermait davantage dans la missionaustre,

pour laquelle

il

allait vivre seul,

comme un

phi-

losophe antique. 11 chantent l'moi frmissant des nuits printanires. Aucune de ces voix, le hros du libre esprit n'avait le droit del'couter. Ils sont de juillet 1876, ces vers confis

entendait, lui aussi, les oiseaux qui

ErwinCe n'est

RohdeLe cher oiseau sepas toi que je salueest belle. Maistait et dit:

Non, voyageur, nonI

!

de cesfaut

accents-l

Je chante, parce que la nuit

loi, il te

marcher toujours

et ne jamais compren-

dre

mon

chant

(M.

Plus d'une

fois les

vers de Nietzche, ou ses proses les

plus lyriques, exhaleront cette plainte discrte, et seront pleins invisiblement d'un rve qu'il se refuse. Sa tristesseest

plus dsole la pense de l'vnement entour de

tant d'espoirs et prsent tout proche, l'inauguration de

Bayreuth. Nietzsche avait pu en juin achever lalV'' Intempestive^ o il allait en dire la signification et ce moment;

il

sent qu'il laIl

comprend

seul.

grand

imagin toute une interprtation sociale de ce Il allait le juger au nom de sa philosophie et son savoir d'hellniste. La civilisation grecque avait de tout exerc un attrait puissant par l'clat de ses ftes religieuses. Que seraient, auprs d'elles, les Festspiele de Bayreuth.' En Grce, toute uvre minente naissait d'uneavaitfait.

troite collaboration

entre l'enthousiasme des foules etle

un rhapsode charg de dire

sens vivant d'une grande

heure. Quelle pouvait tre cette collaboration du public

allemand avec l'uvre de Wagner? Ce public ferait-il cho, par un enthousiasme dsintress, l'inspiration du pote? Et, dans ce pote, l'esprit conservateur et l'espritCorr., o32.

(')

II,

H

.

W^

A G N E H

A

B A Y R E U T H

445

rvolutionnaire formaient-ils un alliage assez exactement dos pour assurer son aristocratie vraie ? Si la tragdie

supposait

le

mythe, quelle forme pouvait prendre

le

mythe

l'poque de la libert de l'esprit? L'inspiration

dionysiaque pouvait-elle revenir, sans obscurcir la puret de l'intelligence? Quels dieux peut-on charmer par la douleur des hommes, s'il n'y a plus de dieux? N'est-ce pas aux regards de la seule intelligence humaine que

nous devons nous affirmer surhumains?Nietzsche posait ces questions. Son orgueil et sa doctrine lui disaient

pas.

que l'uvre de Bayreuth n'y rpondait non moins orgueilleux, ajoutait qu'elle y pourrait rpondre un jour avec son aide, et qu'il fallait faire accepter cette aide avec une ruse douce. Nietzsche ne pensait pas tre compris de Wagner tout de suite. Il a probablement mis la poste les lettres dont nous avons les brouillons et qui devaient accompagner l'envoi. Ces lettres rvlent une prsomption inoue (')

Son

espoir,

:

Voici, trs cher Matre,

BayreuthS'il est

1

Je n'ai

une sorte de sermon pour la solennit de pu garder le silence il m'a fallu m'pancher.;

qui prsent se rjouissent, j'aurai coup sr ajout leur joie. Comment accueillerez-vous vous-mme ces prodesfessions de foi? c'est

hommes

ce

que

je n'essaie

pas cette fois de deviner.

mtier d'crivain a pour consquence dsagrable de remettre en question mes relations personnelles toutes les fois que je publie un crit... J'ai le vertige et je me sens confus l'ide de ce que j'aios cette fois; et il me semble que j'aurai chissant le lac de Constance (*).le sort

Mon

du cavalier

fran-

On ne

saurait

mieux annoncer en

ternies

2:)lus

voils et

plus menaants la sourde dclaration de guerre contenue

{*)

E. FoERSTER, fiiogr.,

t.

II, p.

2il.

Wagner und

Nietzsche, p. 238 sq.

Corr., V, 341.(*) Dans une ballade de Justinus Kerner, un cavalier, la nuit, franchit, sans s'en douter, le lac de Constance pi-is de glace, et meurt d'effroi sur l'autre rive, en s'apercevant du danger qu'il a couru son insu.

446

LA QUATRIEME

INTEMPESTIVE.

dans Richard Wagner in Bayreuth. Nietzsche prvoit que son amiti avec Wagner sera remise en question Dans

un

autre brouillon,Lisezcetcrit

il

se risquait dires'il

:

commeles

n'y tait

pas questionil

de

vous

et

comme de mon

s'il

n'tait pas de moi.

A:

vrai dire,

ne

fait le

pas bon parler

crit

parmi

vivants

U

est fait

pour

pays des morts.il

Jetant

un regard entooites les

arrire sur cette anne si tourmente,

me

heures heureuses en ont t consacres la mC'est aujourd'hui mon orgueil ditation et au travail de cet crit d'avoir pu arracher ce fruit mme cette poque ingrate. Peut-tre, malgr la meilleure volont, ne l'aurais-je pas pu, si je n'avais port

semble que

:

en moi dsparler.

la

quatorzime anne

les

choses dont cette fois

j'ai

os

Ainsi Nietzsche ne devait rien

Wagner. Les

visions

voques par lui le hantaient depuis l'adolescence. L'uvred'art dcrite n'tait encore qu'une ombre, entrevue aux pays o rsident les archtypes ternels. Nulle magie ne pouvait encore la produire au jour. Aucun Bayreuth rel n'avait chance de ressembler l'ide platonicienne contemple par Nietzsche. Des paroles troubles, qu'il nous faudra claircir, donnaient au livre une conclusion mena-

ante et ne semblaient plus compter le wagnrisme parmiles forces vivantes

du prsent

et

de l'avenir

(*).

A peine le fascicule en route, Nietzsche trembla pour l'accueil qui lui serait fait; et il eut tort. Gosima, si fined'habitude, rpondait par un tlgramme:

Je vous dois aujourd'hui, cher ami, le seul rconfort et la seule dification que je gote, aprs les fortes impressions d'art d'ici.

Puisse cela vous suffire

comme remerciement.Cosima.

Wagner donna dans

le

pige avec lourdeur; et sa:

vanit clata en cris de joie nafs

(')

V. notre

les Instituts

t. III, Nietzsche et le Pessimisme esthtique, au chapitre sur de la Civilisation nouvelle.

DECEPTION DE NIETZSCHEAmi1

447

votre livre est prodigieux1

I

D'o vous vient cette exprience

de moi? Venez donc bientt invitait

Il

avec cordialit celui qui ds lors

le

mpri-

sait.

Nietzsche accepta de faire le voyages'il

fatal. C'tait la

rupture,

ne russissait pas son astucieuse conqute.

Or, tait-il vraisemblable qu'il devnt le matre de Bay-

reuth? L'expos cohrent de sa philosophie pourra seul nous dire ce qu'il y apportait. Il faudra voir ensuite, si

Wagneret si

trinal, offert

pouvait se laisser gagner par un prsent docavec une ambition si profondment masque

imprieuse.

IVLA DERNIRE VISITE DE NIETZSCHE A BAYREUTH:

LA DCEPTION

Nietzsche s'tait mis eh route pour Bayreuth dans ladernire semaine de juillet 1876. Il tait arriv affaibli et sans esprance, wunschlos, wahnlos {*). Il vit la fin du troisime cycle de rptitions, et d'abord se tut sur son

motion. Puis

il

crivit sa

sur Lisbeth, reste Ble

:

de canicule br J'ai lait la colline o s'levait le thtre de Wagner. Des orages violents n'arrivaient pas abattre la chaleur lourde. Nietzsche souffrait dans tous ses nerfs. Sa mlanregret...soleil

eu presque du

Un

que plus grande, de se prparer au tte-tte douloureux, o il allait mettre Wagner l'preuve. Les prsages n'taient pas heureux. Jamais Wagner n'avait montr plus de joviale assurance. Depuis deux mois,colie n'en futil

comme un

menait ses chanteurs, ses musiciens, ses machinistes, capitaine de vaisseau commande ses matelotsIl

dans un branle-bas.

les tyrannisait et les fanatisait. Il

()

Corr.,

I,

381.

448

B

A Y R E

U T H

leur demandait l'impossible et l'obtenait, par la peur ou

par l'affection, par des clats de voix et par des tlatteries. Tous le suivaient, maugrant, mais enjls. A sonorchestre,Siil

avait dit

:

nous russissons

mettre toutes clioses debout,

comme

je

pr-

vois que nous le ferons, nous pourrons nous dire que nous auronsfait

une uvre grande

(').

Au banquet du

l''""

aot, qui prcdait les rptitions

gnrales et o assistait Franz Liszt, ce fut pis. Il dit Je ne vous remercie pas. Je ne tous ses artistes runis:

dispose pour vous d'aucune rcompense. Je ne vous dis

que

ma

joie.

Il

ajoutait

que ses collaborateurs11 faisait

lui

devaient aussi un sentiment reconnaissant. leur exprience intime:

appel

Vous avez d prouver que l'uvre d'art de l'avenir est libratrice, en vrit. Elle vous a levs des misres de la profession un acte vredment libre en matire d'art.

L'uvre wagnrienne devait s'entendre comme une symphonie de liberts, o la discipline la plus rigoureuse tait consentie par le cur:

Vous avez dcouvert, concluait Wagner, une puissancevelle:

sociale nou-

l'enthousiasme. Et c'est lui dsormais qui(*).

servira fonder les

tats

grandiloquentes que paraissent ces paroles, elles rsument presque la lettre le petit livre sur RichardSi

ni les

Wagner Bayreuth. Mais rien ne satisfait plus Nietzsche, avances de Wagner, ni sa rserve. L'apparence

Les souvenirs les plus vivants (1) Glasenapp, Leben Wagners, V, 261. sur les rptitions sont ceux de Richard Fricke, Bayreuth vor 30 Jahren,1906.(*)

Glasekapp, Ibid., V, 273.

DECEPTION DE NIETZSCHE

449

que Wagner se donnait d'avoir ralis la pense nietzschenne, choquait Nietzsche davantage. Quel espoir de convertir ce bruyant triomphateur? Le l^'aot, Nietzsche,de douleur, avait quitt la rptition. Le 3 aot,il

man-

qua au diner intimeFranzLiszt, et

et

la soire donne en l'honneur de

o l'on avait convi, en souvenir de lui, ('). Pourquoi Nietzsche se fait-il si rare ? demandait Wagner. Nietzsche passait ses journes dans le jardin lou par Malwida de Meysenbug, et son ressentiment refoul augmentait son mal. Il ne put entendre la rptition de la Walkyrie que dans un recoin obscur. La lumire de la scne et le bruit de cette orchestration violente l'offusquaient. Que ne s'en allait-il ? Il se le demandait

mme

son jeune lve Brenner

:

J'auraisl'effroi

besoin d'tre loin

I

II

est insens

que

je

reste

ici.

J'ai!

de chiacune de ces longues soires

d'art, et je

demeure

(*)...

IlIl

appelait sa sur la rescousse

:

faut, cette fois,

assez, tout fait... Et je neici

que tu coutes et que tu voies pour moi. J'en ai veux pas tre l pour la premire. Tout

meIl

torture

(^).

se rfugia

dans une petite station balnaire de Fran-

conie, Klingenbrunn. L'air vif des collines boises

calma

son systme nerveux puis.quit des

Un manuscrit nouveau nadans les forts:

promenades

qu'il

fit

Die Pflug-

schar {Le Soc). C'est la premire esquisse du livre d-

sabus quiliches(*).

s'est appel depuis Menschliches AllzumenschPourquoi Nietzsche est-il revenu Bayreuth ?,

en disant que Nietzsche tait (') Glasenapp se trompe [Ibid., V, 277) absent de Bayreuth. Nietzsche s'excusa pour cause de maladie mais ne;

quitta Bayreuth que trois jours aprs, (') Corr., V, 345. (^) Ibid.

du 6 au 13 aot.,

(*)

Im

bayrischen Walde fing es anII,

dira une ddicace ultrieure.

V. E. FoERSTER, Biogr.,ANDLER.

291.

II.

29

450 Caril

R A Y R E U Tn'y tint paset

H

premier cycle de \h Ttralogie, il tut prsent. Qu'est-ce donc qui l'appelait d'une si invincible force ? Il s'tait impos le devoir de vracit. Il se rappelait son Mahnruf au peuple allemand, o il;

pour

le

avait dfini

Bayreuth

:

la pierre angulaire, sous laquelle

toutes les craintes et dont nous avons cru nous croyons sceller toutes nos esprances (*). Qu'en tait-il de ces espoirs ? Il fallait avoir le courage d'en avouer le nant. Ge que Nietzsche a vu, a t dcrit par plus d'un tmoin (*). Rayreuth, par de verdure, de banderoles, de drapeaux, non pour honorer l'art, mais pour faire des ovations au vieil empereur Guillaume P'". Des cortges des musiques miliofficiels et des harangues ampoules taires dchanant le Kaisermarsch. Le soir, toute la ville et le parc de 1' Ermitage noys de feux de Rengale et de lanternes vnitiennes. Des multitudes suantes et vocifrantes dverses par tous les trains. Bayreuth devenu une vaste kermesse, o la foule se ruait aux victuailles et auxpots de bire. Dans les tonnelles des brasse-

ensevelir

;

ries, les

princes et les princesses voisinant avec les cho-

ristes sur les

mmes

bancs, faute de place. Partout cette

grossire ivresse

jours rpugnl'art,

du triomphe qui, depuis 1870, avaittouNietzsche. Une sorte de Sedanfeier de

o des

wagnriens muscls,affirmaient

coups de poingssolides.

sur la table,

des

convictions

Au

thtre, sur la colline sacre, toutes les puissances assem-

bles de la fodalit, de la banque et du snobisme. Tout ce que Marienbad voisine avait pu envoyer de financiers be-

donnants

et

de rentires pesantes,

talait des

breloques

()()

Ibid., II, 219.

Glasenapp,

Lebeii

Wagners, V, 285-308.

E.

FoBasTER,

Biogr.,

11,

246 sq.

DECEPTION DE NIETZSCHEtrop lourdeset

451tin-

des

rivires

de diamants

trop

du nouveau mystre? et ces gens s'empressaient-ils pour saluer la venue du hros librateur, la chute de l'Etat et des lois pour communier dans la dtresse qui seule (Wagner l'avait enseign;

celantes. Etait-ce l l'auditoire

autrefois)

enfante l'uvre de rvolte libratrice? Nietz-

sche ne put y croire; et, dans tout ce fracas triomphal, n'entendit que la sonnerie de cloche pathtique de son petit livre, qui avait convi Bayreuth une foule silencieuse