18
CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE En mai 1804, accompagnée de Chateaubriand, la marquise de Custine quitte Paris pour s'installer dans la vallée de la Touques, non loin de Lisieux, en ce château de Fervaques qu'elle vient d'acquérir. « Ce n'était pas une petite affaire que ce voyage, écrit Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-Tombe ; il fallait embar- quer dans la voiture Astolphe de Custine, enfant, M. Berstoecher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant qu'allemand, Jenny [Meunier], la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui mangeait les provisions de route. » Sa liaison avec Delphine date de 1802 ; elle connaîtra désormais plus de tiédeurs que de paroxysmes et se terminera en 1805. Puis cet amour orageux se transforme en amitié. Delphine s'y résigne. Comme elle aime l'homme, par une transposition que l'on a souvent l'occasion d'observer, elle voit en lui une sorte de mari. Le véritable, comme son père le général de Custine, a été guillotiné. Astolphe est né en 1790, et grandit. Pour ce fils, un appui lui fait défaut : elle le cherchera en celui qui, un moment, occupera de grandes charges et tiendra en sa main le pouvoir. En un certain sens, aussi lointain qu'il puisse s'ingénier à l'être, pendant longtemps, par Delphine et Astolphe, Chateaubriand connaîtra la paternité. Pendant longtemps aussi, Astolphe sera marqué par l'influence de Chateaubriand. Ce dernier est mis au courant de sa vie d'enfant, de sa première communion. De 1804 à 1806, il fait quatre séjours à Fervaques ; l'hiver, on se retrouve à Paris. Après l'ombre de l'échafaud, qui a obscurci ses premières années, Astolphe vit au soleil du Génie, en ces journées parisiennes, et surtout normandes, où il ^apparaît comme une idole à l'humeur instable et capricieuse.

CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

CHATEAUBRIAND

ET LE FILS DE DELPHINE

En mai 1804, accompagnée de Chateaubriand, la marquise de Custine quitte Paris pour s'installer dans la vallée de la Touques, non loin de Lisieux, en ce château de Fervaques qu'elle vient d'acquérir. « Ce n'était pas une petite affaire que ce voyage, écrit Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-Tombe ; il fallait embar­quer dans la voiture Astolphe de Custine, enfant, M. Berstoecher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant qu'allemand, Jenny [Meunier], la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui mangeait les provisions de route. » Sa liaison avec Delphine date de 1802 ; elle connaîtra désormais plus de tiédeurs que de paroxysmes et se terminera en 1805. Puis cet amour orageux se transforme en amitié. Delphine s'y résigne. Comme elle aime l'homme, par une transposition que l'on a souvent l'occasion d'observer, elle voit en lui une sorte de mari. Le véritable, comme son père le général de Custine, a été guillotiné. Astolphe est né en 1790, et grandit. Pour ce fils, un appui lui fait défaut : elle le cherchera en celui qui, un moment, occupera de grandes charges et tiendra en sa main le pouvoir. En un certain sens, aussi lointain qu'il puisse s'ingénier à l'être, pendant longtemps, par Delphine et Astolphe, Chateaubriand connaîtra la paternité.

Pendant longtemps aussi, Astolphe sera marqué par l'influence de Chateaubriand. Ce dernier est mis au courant de sa vie d'enfant, de sa première communion. De 1804 à 1806, il fait quatre séjours à Fervaques ; l'hiver, on se retrouve à Paris. Après l'ombre de l'échafaud, qui a obscurci ses premières années, Astolphe vit au soleil du Génie, en ces journées parisiennes, et surtout normandes, où il ^apparaît comme une idole à l'humeur instable et capricieuse.

Page 2: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE 637

« Personne n'était plus enfant, racontera Custine, ni plus maniaque que lui. » Taciturne, au lieu de faire la cour à la châtelaine de Fervaques, il passe ses journées à chasser ou à tirer de sa fenêtre, avec un fusil de femme, les carpes dans les douves ; et il en est plus fier que de ses plus belles pages. Ou bien, dans le silence de la chambre où a couché Henri IV, il écrit des pages qui semblent pleines de gloire au jeune garçon, chez qui elles éveillent la vocation littéraire. Le soir, redevenu naturel et simple, l'Enchanteur exerce tous ses charmes. « C'est ma plus ancienne connaissance, écrit Astolphe en 1818 au marquis de La Grange. Il est, de tous les hommes de mon pays, celui que j'aime le plus à voir et qui, dans ma première jeunesse, a eu le plus d'influence sur moi. Je suis sans doute un de ses plus mauvais ouvrages, car il y a travaillé sans y penser; mais je me rappellerai toute ma vie l'impression profonde que son imagination mélancolique faisait sur ma jeune tête. Il a écrit à Fervaques [en juin 1806] le chant de Velléda dans ses Martyrs : il nous en lisait tous les soirs quelques passages, et \ sa simplicité était telle alors qu'il travaillait pendant des heures * à changer ce que blâmait un enfant comme j'étais alors. Son sou­venir se confond avec les premières lueurs de ma pensée. »

Comment, dans ces conditions, ne pas être le très désenchanté frère de René ? Tout l'y porte d'ailleurs : des nerfs malades, un long séjour en Italie et en Suisse, terres romantiques entre toutes, pour fuir la conscription, de 1811 jusqu'à la chute de Napoléon. Quand il rentre en France dans la suite du comte d'Artois, sa première visite est pour Chateaubriand. Visite d'amitié, intéressée aussi. Puisqu'il a droit à une place, laquelle demander ? Un grade dans la Maison du Roi, déclare le quasi-tuteur ; et c'est ce que, faute de mieux, Astolphe finit par obtenir. Mais le voici bientôt, dans l'équipe de Talleyrand, au Congrès de Vienne. Puis en Allemagne, où son romantisme se nourrit. Ce n'est qu'à la fin de 1816 qu'il rentre en France avec sa mère.

De la vie qu'ils mènent désormais, Delphine s'efforce que Chateaubriand ne soit pas trop absent. On lit avec soin le Conservateur, où il accepte un article d'Astolphe. A Paris, elle obtient parfois qu'il paraisse dans son salon, comme en cet hiver de 1820 où sa filleule Delphine Gay lit devant le grand homme des fragments d'Atala et des Martyrs. Son souvenir ne quitte pas Fervaques. Au cours d'un voyage en Bretagne, en juillet 1820, Astolphe y rapporte un dessin qu'il a fait de Combourg. Certes, depuis qu'en Allemagne

Page 3: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

638 LA BEVUE

il a pris contact avec une nouvelle forme du romantisme, Chateau­briand écrivain lui paraît moins un modèle. « Depuis que mon goût s'est modifié, écrit-il à La Grange en 1818, il a beaucoup perdu littérairement dans mon esprit. Je lui trouve plus de coloris que de dessin, plus de manière que de véritable style, et le clinquant, dont il ne lui est pas donné de dégager la vérité, me paraît ennemi du bien qu'il veut faire. Avec son admirable talent, je doute qu'il élève jamais un monument durable. » Mais VEnchanteur n'a qu'à paraître. En octobre 1819, il vient à Fervaques. « Je ne puis vous dire, écrit Astolphe à La Grange, l'impression que m'a faite sa présence. Il me semble que toute ma vie s'est écoulée entre le jour où je l'avais vu partir d'ici, et celui où je l'y ai vu revenir ; c'est un cercle qui vient de se fermer. Il est, de tous les hommes que j'aie jamais rencontrés, celui dont l'influence sur mon esprit et sur mon cœur a été la plus directe ; et malgré les efforts que j 'ai faits pour me soustraire à son empire, malgré de longues absences, malgré ses propres conseils, et le soin qu'il a pris lui-même d'effacer en moi les premières impressions qu'il y avait produites, et dont il craignait la vivacité, je reconnais, à chaque occasion, dans mon cœur inquiet, l'écho des sentiments et des paroles de René ; et je ne puis me rap­procher de son auteur sans m'effrayer de tout ce que je trouve en moi d'analogue à sa tristesse innée. Il a été parfaitement aimable et bon ; il s'est retrouvé lui-même ici, et n'a pas éprouvé une impression moins vive que nous. Nos souvenirs se confondent, car nous avons passé ensemble quelques-unes des époques les plus marquantes de notre vie. »

Le voici huit jours à Fervaques, en novembre 1821. Le 23, Delphine l'y dessine lisant Moïse. « Je l'ai retrouvé, écrit Astolphe à La Grange, comme je l'ai toujours vu quand il est dégagé de l'influence des autres : simple, enfant, gai, triste, profond, léger, enfin poète, et poète sublime. Car il nous a relu Moïse, corrigé par dix ans de travail ; et cet ouvrage est devenu égal à ce que nous avons de plus beau, au moins par la hauteur de conception et l'éclat de quelques morceaux. [...] M. de Chateaubriand nous a lu chaque soir quelque chose : d'abord ses Mémoires, puis Moïse, puis des fragments des Natchez, Chactas à Paris. Ce dernier morceau m'a paru faible ; il est de sa jeunesse. »

Cette année-là, Astolphe est marié. Le 10 mai 1821, son union avec Léontine de Saint-Simon de Courtomer a été bénie, — n'est-ce qu'une coïncidence ? -— par Mgr Cortois de Pressigny, archevêque

Page 4: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE 6 3 9

de Besançon, ami de Chateaubriand. Il s'occupe consciencieusement de l'important domaine de Fervaques. Mais sa carrure de géant, ses courses à cheval à travers la campagne le feraient prendre à tort pour un gentilhomme campagnard. Il n'est que de le regarder de plus près. Ses cheveux soigneusement en désordre, châtains comme sa fine moustache, ses grands yeux gris_bleu, ses longs cils, cette simplicité raffinée, cette finesse d'être qui cependant n'a rien d'effé­miné, sont le reflet de préoccupations moins terre à terre. A Fer­vaques, on parle littérature ; et le maître de maison passe le plus clair de ses journées dans sa bibliothèque, et surtout à son écritoire. Essais, romans, et, avant toute chose, des vers. C'est pour la poésie qu'il est le moins doué, et c'est là qu'il voudrait réussir.

Aussi prpfite-t-il de la présence trop rare de Chateaubriand pour faire approuver ses travaux. Bienveillant, celui-ci ne le décou­rage pas. En 1819, justement, La Grange lui avait déconseillé de poursuivre ses tentatives poétiques. Il n'est pas peu fier de lui répéter ce qu'il vient d'entendre dire : « D'après quelques morceaux que j 'ai lus, il m'a fort encouragé à continuer mes efforts ; il m'a assuré franchement et du ton de la véritable amitié, qu'il croyait qu'avec du travail je pouvais aspirer de me distinguer dans la car­rière littéraire. Nous avons trouvé nos sentiments parfaitement à l'unisson sur les grands intérêts de ce monde. Enfin, ces courts instants m'ont retrempé pour longtemps dans la confiance et la joie du cœur. J'ai fait souvent moi-même bien des reproches à M. de Chateaubriand ; mais il a ce qui rachète tous ses défauts : de l'âme. » En 1821, il lui soumet l'ébauche de son Songe du Poète, qu'heureusement il ne publiera jamais. « M. de Chateaubriand, écrit-il encore à La Grange, y a trouvé de l'harmonie, et un souffle poétique assez sensible pour m'engager à continuer. Et comme je le connais, depuis quinze ans, je me sens fort encouragé par ce conseil ; car il est trop bon pour moi pour me faire perdre des années par un mensonge, au lieu de m'affliger un instant, et de m'épargner de longs dégoûts par la vérité. »

Connaissant le conseilleur, on peut penser que ces compli­ments cachent, pour la littérature d'autrui, une sublime indiffé­rence. Mais il faut être aimable pour le fils de Delphine, qui, d'ail­leurs, ne lui déplaît pas. Aussi, quand, en juillet 1822, Astolphe débarque en Angleterre, le nouvel ambassadeur de France, le vicomte de Chateaubriand, s'occupe-t-il de son logement à Londres et envoie-t-il à Fervaques des nouvelles du voyageur. En décembre,

Page 5: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

640 LA REVUE

le voici ministre des Affaires étrangères, et en proie aux solliciteurs. C'est pour la pairie surtout qu'on le harcèle, Delphine ayant décidé que son fils serait pair de France. De longue date, le ministre a appris auprès des femmes l'art de mentir, et s'y connaît en réponses prometteuses et dilatoires.

Brusquement, une suite de drames va changer la destinée d'Astolphe. Peu de mois après la naissance d'un fils, Léontine, sa femme, tombe malade, et meurt en juillet 1823. Puis une rumeur bouleverse le faubourg Saint-Germain, et ce monde encore si proche de l'Ancien Régime où vivent les Custine. Le 28 octobre 1824, Astolphe, au cours d'une aventure particulièrement scandaleuse, est attaqué près de Saint-Denis par des soldats. Il n'est que légèrement blessé. Mais sa réputation est brisée, toute sa vie bou-jleversée. I L'affaire officiellement étouffée, il reste que tout Paris en parle. Chateaubriand aurait alors, a-t-on dit, présidé un conseil de famille : Astolphe doit provoquer en duel qui prononcera le mot de Saint-Denis, ou quitter la France. Il ne fait ni l'un, ni l'autre, et se terre à Fervaques. D'ailleurs, les événements, pour lui, se précipitent. Son fils meurt en janvier 1826. Et voici Delphine, rongée par tous ces chagrins, dont la santé décline. Pour tenter une diversion, à la fin de mai, les Custine partent à petites journées pour la Suisse. Ils sont accompagnés de Berstoecher, l'ancien précepteur, et d'Edouard de Sainte-Barbe, jeune Anglais qui ne quittera plus Astolphe. Chateaubriand a dû le voir, dès 1822, à Londres, s'expliquer sa présence après l'affaire de Saint-Denis ; mais il n'a jamais parlé de lui.

Le 5 juin, ils descendent à YHôtel d'Angleterre, à Sécheron, alors en dehors de Genève. L'auberge romantique va être honorée d'un visiteur illustre. Chateaubriand, qui n'est plus que Chateaubriand, « n'emportant avec lui, selon Benjamin Constant, que son talent, sa gloire et sa misère », vient de s'installer à Lausanne avec sa femme. « La première fois que nous avons fait le voyage de Suisse, écrit Astolphe à Sophie Gay le 12 juin, nous avions une lettre de recom­mandation pour le premier magistrat de Bâle. Je vis chez lui le Mont-Blanc en relief : « Quelle prodigieuse montagne 1 m'écriai-je. — Oui, répondit l'avoyer modestement, pour un petit pays comme la Suisse elle est assez haute. » On finira par en dire autant de notre grand ami, — qui fait beaucoup ^trop de petit bruit, — dans la Gazette de Lausanne. Il viendra voir ma mère incessamment, car il a

Page 6: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE 641

recommandé qu'on l'avertît de notre arrivée pour venir ici. » C'est sa dernière visite à Delphine. Il pourra composer l'oraison funèbre des Mémoires d'Outre-Tombe : « J'ai vu celle qui affronta l'échafaud d'un si grand courage, je l'ai vue plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle quittait Sécheron, près de Genève, pour expirer à Bex, à l'entrée du Valais. » Elle y meurt le 13 juillet. « J'ai entendu, dit Chateaubriand qu'Astolphe a fait prévenir par Berstoecher, son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne. »

« Fervaques a été vendu », note durement Chateaubriand après •cette belle phrase. Il eût aimé qu'un autre continuât à y célébrer le culte du passé. C'est justement ce passé, ces deuils,» cette honte, attachés à ce lieu, qu'Astolphe veut anéantir. La nouvelle vie qu'il s'est choisie exige de nouveaux décors. Il se débarrasse de Fervaques et s'installe dans des logis à sa mesure. A Paris, 6 (aujour­d'hui 12), rue La Rochefoucauld. A une heure et demie de voiture, à Saint-Gratien, au bord du lac d'Enghien.

Son temps va être surabondamment employé. D'abord en voyages. Il acquiert vite, aux yeux de ses amis, la réputation d'un exceptionnel connaisseur de l'Europe. Dans les quelque trente ans qui, de la mort de sa mère à 1857, lui restent à vivre, il quittera ainsi une vingtaine de fois la France, et parfois pour des séjours, particulièrement en Italie, qui durent plus d'une année. Mais, fidèle à la vocation littéraire que la contagion de Chateaubriand a, dès sa jeunesse, éveillée en lui, il emporte partout ses cahiers et ses plumes. Ainsi se succèdent, avec quelques articles de cir­constance, de 1829 à 1848, une pièce de théâtre qui tombe à plat, quatre romans un peu longs, dont quelques pages conservent une valeur documentaire, et trois récits de voyages, d'une tout autre qualité, dont l'un du moins, la Russie en 1839, eut un éclatant succès, qu'il a presque retrouvé aujourd'hui. Tout cela au prix d'un grand effort et d'une grande peine. Quoique diffus, il n'a pas le travail facile. Le meilleur de son œuvre, ses récits de voyages, est sous forme de lettres fictives. Si l'on pouvait réunir, publier, annoter les lettres véritables qu'il écrivit pendant un demi-siècle,

LA REVUE N« 8 3

Page 7: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

642 LA BEVUE

on verrait qu'il est surtout, à coup sûr, un épistolier. Il y atteint souvent la grâce ou le trait. Malgré quelque fatras quand il exprime ses iodées, — comme l'a dit Emile Henriot, elles sont moins intéres­santes que ses sentiments, — la diversité de ses correspondants, sa connaissance des pays et des gens, ses relations avec le monde littéraire, de Mme de Staël à Baudelaire, dans le monde musical, de l'opéra italien à Chopin, en feraient un copieux commentaire de bien des chapitres de la première moitié du xixe siècle. On y trouverait aussi, encore précautionneuses, mais distinctes, les carac­téristiques qui s'étaleront chez ceux de sa race, quand Proust aura conquis pour eux, de haute lutte, place au grand jour.

Il lui reste du temps, cependant, pour recevoir. Français, étrangers, mondains, artistes, peintres, musiciens, acteurs, écri­vains, passent en foule, suivant la saison, par les salons de la rue La Rochefoucauld, ou les jardins de Saint-Gratien. Beaucoup de figures nouvelles. Le scandale de 1824 a clos pour lui bien des portes, surtout dans le monde aristocratique, et qui tend à se refermer, où les Custine avaient droit de cité. Mais la fin du xvm e siècle, la Révolution, le Directoire, l'Empire, et son propre genre de vie, avaient singulièrement élargi le cercle où Delphine s'était laissé

-aimer. A côté des nouveaux venus, qu'Astolphe intéresse, que ses fêtes amusent, ou qui en profitent, la vieille garde des amis de sa mère lui pardonne, lui reste fidèle, veille, comme elle peut, sur lui.

Au premier rang, et depuis la chute de la monarchie légitime définitivement retiré dans son isolement splendide, Chateaubriand. Comme du temps de Delphine, il est toujours un dieu lointain. Il accepte les hommages qu'on lui porte. Le 18 novembre 1831, Custine, certainement pour lui rendre compte de la vente de Fer-vaques, va lui rendre visite à l'Infirmerie Marie-Thérèse. « J'ai parlé de vous ce matin rue d'Enfer, écrit-il à Sophie Gay. On est là plus reposé, plus calme, plus noble que jamais. Il n'y a rien de tel que d'agir selon son caractère. L'alliage est le toufment des esprits distingués, ce qui fait qu'elle est la vie des esprits médiocres qui ne subsistent que d'emprunts. Notre ami est rentré dans sa voie, et il s'en trouve à merveille. » Mme de Chateaubriand, Astolphe a dû la voir, et ce jour-là peut-être : il ne parle jamais d'elle. Après tout, il est du clan des « Madames ». Et depuis la mort de sa mère, pour avoir quelqu'un dans la place, il a eu l'habileté de plaire à Mme Récamier.

Conserver quelque intimité avec le grand homme, et donner à

Page 8: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

CHATEAUBRIAND ET LE EILS DE DELPHINE 643

ses réceptions l'attrait de cette présence, tels sont les buts difficiles que se propose Custine. Moins que jamais, Chateaubriand n'aime ce double rôle. Il plaît davantage à Mme Récamier. En novembre 1834, on la voit seule à Saint-Gratien : il ne s'est pas dérangé. Ils sont invités tous deux, le soir du 4 mars 1835, à entendre chanter Ivanoff et Mlle Lambert, rue La Rochefoucauld. L'ancienne maison de Pigalle, démolie et reconstruite en 1811, est relativement petite, mais commode. Les deux étages sont loués. Le rez-de-chaussée, avec ses huit pièces, est des plus confortables : il y a « salle de bains avec réservoir, », calorifère. La réception est très moderne. Salle à manger pour vingt-cinq à trente personnes, biblio­thèque à galerie, « éclairée à l'italienne ». Le Triomphe de Pétrarque, que Louis Boulanger peint pour la galerie, et que mettra en valeur une « lumière magique », n'est pas terminé, et sa place encore vide. Séparée de la rue par une cour, la maison s'ouvre sur un jardin de près d'un demi-hectare. Orangerie, potager, arbres fruitiers lui donnent un charme rustique. On l'illumine dans les grandes circons­tances. Juliette et .René sont-ils allés à cette soirée ? C'est peu probable. Ecrire lui coûte moins. Le 2 mai 1835, le pèlerin à jamais illustre de la Terre Sainte remet une lettre d'introduction pour le T. R. P. Gardien du couvent de Saint-Sauveur, à Astolphe, que la peste empêchera d'ailleurs d'arriver jusqu'à Jérusalem.

On en arrive toujours à l'Académie. Le 26 octobre 1835, Victor Hugo commence sa tournée de visites par la rue d'Enfer, afin d'obtenir du précurseur le parrainage romantique indispensable. Ses premières œuvres ont paru à Astolphe d'un néo-romantisme barbare. Mais depuis plusieurs années il s'est rallié à l'école nouvelle et est devenu l'admirateur et l'ami d'Hugo. Celui-ci lui a rendu des services littéraires, et Sainte-Barbe place les cartes des ventes de charité d'Adèle. C'est probablement Astolphe qui a pris l'initiative de la visite à Chateaubriand. « J'ai fait une démarche sans votre autorisation, écrit-il à Hugo ; mais j'ai donné ma parole d'honneur que l'idée était venue de moi seul : c'était pour l'Académie. Ma sollici­tation n'a pas nui ; mais je crains qu'elle n'ait guère servi. Je vous conterai cela demain en détail : c'est une scène de comédie. » Et au cours de cette délicate campagne, il lui arrivera de nouveau de servir d'intermédiaire avec la rue d'Enfer.

Nous n'avons pas de récit des visites privées qu'il fait parfois à l'Abbaye-aux-Bois Dans ce décor que l'on connaît d'ailleurs, il faut se contenter de les imaginer. Peut-être devant ce témoin du

Page 9: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

644 LA REVUE

passé, — qu'on s'abstient de rappeler, — le grand homme parle-t-il plus qu'à l'ordinaire. On ratiocine sur la politique. Les deux inter­locuteurs ont en commun, autour d'opinions précises, des humeurs changeantes ; et Chateaubriand n'a-t-il pas prophétisé à Astolphe l'avènement d'une république universelle ? Surtout, comme jadis à Fervaques, le centre de la conversation est la littérature. On se lit ses œuvres. On les. commente. En 1838, en retard de quelques années, comme d'habitude, Astolphe publie VEspagne sous Ferdinand VII, récit du voyage qu'il y a fait en 1831. Des lettres fictives sont adressées à Chateaubriand et à Mme Récamier. Il leur a soumis son manuscrit. « De l'avis des meilleurs juges, de M. de Chateaubriand, Mme Récamier, etc., écrit-il le 5 janvier à son éditeur, Ladvocat, ce qu'il y a de mieux dans mon voyage, ce sont les lettres de Tarifa, de Tanger, de Gibraltar, de Malaga, et de Grenade. » Enfin, l'on passe tout en revue ; et devant cet auditoire restreint, mais d'une exceptionnelle qualité, Custine termine, si ce n'était fait depuis longtemps, ses classes d'éblouissant causeur.

C'est à cette époque que la liaison est la plus intime entre Astolphe et l'Abbaye-aux-Bois. En juin 1838, lorsque meurt une vieille amie commune, la duchesse d'Abrantès, — une de celles qui auraient bien voulu- devenir marquise de Custine, — au lieu de l'envoyer directement à ses amis Bertin, il remet à Juliette Récamier la notice nécrologique qu'elle lui a demandée, et qui paraît dans les Débats du 13.

Cette année 1838 est le point culminant de la gloire mondaine de Custine. Le 8 mai, a eu lieu rue La Rochefoucauld une soirée où devant une assemblée peu nombreuse, mais choisie, le ténor Duprez a chanté le quatrième acte de VOrphée de Gluck, et Chopin improvisé au piano. L'Abbaye-aux-Bois n'y a pas paru, et d'ailleurs Chateaubriand ne sort jamais le soir. Mais le souvenir du concert de Paris, si réussi, en fait organiser un autre. Le 3 septembre, Mme Récamier annonce à sa nièce, Mme Lenormant, qu'elle va aller déjeuner à Saint-Gratien. « L'habitation, dit-elle, est char­mante. » Le site l'est toujours, en 1838. Lorsque Catinat mourut à Saint-Gratien, le petit château Louis XIII, entouré de douves, austère avec son appareil de pierre et de brique rouge, d'une élé­gance discrète avec son étage et ses mansardes, pouvait paraître minuscule dans un parc à la française de deux cent cinquante hectares, dont le lac d'Enghien était la pièce d'eau. En 1838, enfoui sous les futaies, il l'est encore plus, à côté du grand bâtiment

Page 10: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE 645

rectangulaire de style italien, surmonté d'une terrasse, construit sous l'Empire par le comte de Luçay, et qu'achètera en 1853 la princesse Mathilde. Le parc partiellement loti, le lac a conquis sa liberté, et sur ses bords s'élèvent de nombreuses résidences d'été. Par-dessus les eaux, la vue s'étend jusqu'aux hauteurs de la forêt de Montmorency. La maison, plus villa que château, qu'habite Astolphe, construite en 1816, est aussi dans le goût italien. Ses dimensions sont modestes. Deux étages sous le grenier. Au premier, trois chambres, dont celle du propriétaire, meublée d'acajou. Au rez-de-chaussée, une salle à manger, un salon, un petit salon décoré à la mauresque, une salle de billard et une rotonde. Mais la situation est ravissante ; et ces pièces donnent sur un parc d'une dizaine d'hectares qui descend jusqu'au lac, où se trouve un embar­cadère. Le jardin, exempt du faux gothique que le maître de maison ne peut souffrir, est délicieusement anglais.

A Saint-Gratien, le prince de Puckler-Mûskau trouve 1* « image d'une perfection de la vie de société comme on en rencontre rare­ment, et peut-être jamais, hors de France, à un degré aussi élevé ». Quelle élégance dans la simplicité ! Telle doit être cette journée où, pour entendre Duprez, Chateaubriand y vient pour la première fois. Les préparatifs ont été laborieux. Le 13 septembre, Astolphe invite Sophie Gay : « Mme Récamier tient particulièrement à vous, ainsi que M. de Chateaubriand, qui se déplace si rarement à présent. » Enfin, précédé d'un déjeuner, le concert a lieu le 25 septembre 1838, à deux heures. Malheureusement, il pleut. Malheureusement aussi pour nous, Sophie Gay ne rend compte, dans \a Presse, ni de la fête, ni du programme. Astolphe désirait la romance d'Orphée, quelques scènes d'opéra italien et de la musique composée par Duprez. Ni des invités. Le choix a fait bien des envieux : « C'est M. de Chateaubriand qui a fait ma liste (même lettre). Vous savez qu'on ne peut jamais l'avoir ; et pour moi il a fait une exception, à condition qu'il n'y aurait que des personnes qui lui plaisent. » En dehors des Lenormant, de Ballanche, de Mme Salvage, du neveu de Mme Récamier, Paul David, et de Mme Gay, nous ne connaissons pas le nom des privilégiés qui peuvent admirer les deux étoiles de la fête, Chateaubriand et Duprez : « Orphée écouté par Homère » I L'une d'elles, du moins, dont on redoutait tant l'humeur, est contente : « J'ai reçu le lendemain, écrit Astolphe à Sophie Gay, une lettre de M. de Chateaubriand, où il me remercie du choix des auditeurs, en vous nommant, et me disant qu'il s'était senti à l'aise

Page 11: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

646 LA REVOE

dès qu'il avait vu des personnes d'esprit bienveillantes. Vous savez qu'il ne parle ordinairement pas. Vous avez changé tout cela, car il a été d'une amabilité parfaite. » « Le plus beau souvenir de ma vie 1 » écrit Astolphe à Mme Récamier.

En un mot, l'on est content les uns des autres. Aussi Astolphe fait-il partie du petit nombre de personnes qui, les dimanches de novembre et de décembre, écoutent, à l'Abbaye-aux-Bois, la lecture de passages des Mémoires d'Outre-Tombe. (Il est curieux qu'il ne figure pas sur la liste des actionnaires.) S'il n'a pu s'y rendre le 11 novembre, le 14 il reçoit à Saint-Gratien Mme Récamier. M. et Mme d'Arlincourt y amènent dîner la jeune Rachel, dont les premiers succès, quelques jours après, à la Comédie-Française, dans Bajazet, vont se changer en triomphe.

La plus grande partie de l'année 1839, Custine la consacre à préparer, puis à faire ce voyage de Russie après lequel il écrira sa grande œuvre. De Nijni-Novgorod, Mme Récamier reçoit une lettre aussi prudente que peut l'être une lettre écrite de Russie. En 1840, l'on recommence à se voir. Le'18 janvier, à l'Abbaye-aux-Bois, Sainte-Beuve lit un chapitre de son Port-Royal : « Il y avait un monde très bigarré [...] : M. de Custine 111 — Saint-Cyran, c'était lui que je lisais devant M. de Custine », écrit-il à Mme Juste Olivier. Encore Sainte-Beuve n'imagine pas comment Astolphe jugera, pour Sophie Gay, son Port-Royal, quand il paraîtra, mais il ne partage pas certaines indulgences pour sa réputation. Le 2 juillet, voici Mme Récamier à Saint-Gratien, accompagnée d'Ampère et de Mgr Canova, frère du sculpteur. En août, on se retrouve à Ems, où elle est allée faire une cure. La saison est brillante. L'impératrice de Russie se montre aimable. Il y a Liszt, Meyerbeer, Koreff (l'âne, comme dit Chateaubriand), la princesse Belgiojoso. Astolphe essaye de distraire Mme Récamier, la promène dans sa voiture, l'aide dans un conflit pour le règlement de sa note d'hôtel. Comme Sainte-Barbe est à Wiesbaden, un jeune Polonais, qui depuis 1835 habite avec eux, le comte Ignace Gurowski, l'accompagne. Il a la tête tournée par Juliette.

De la vieillesse de Chateaubriand, Astolphe continue à être le témoin tour à tour bienveillant et cruel. Pour son ami allemand Varnhagen von Ense, en des lettres qui probablement doivent circuler, il trace quelques portraits. Le 19 décembre 1840, il vient de chez Mme Récamier. « Je vois souvent chez elle M. de Chateaubriand, qui est plus vert que jamais, et plus vrai que dans sa jeunesse ;

Page 12: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE 6 4 7

l'ambition active est une tentation permanente, au profit du men­songe. Depuis qu'il n'espère plus rien faire, il a gagné de la sincérité, de la force et du courage en parole : jusque-là il avait réservé le courage pour les actions, et la prudence pour les conversations. Je l'aime mieux comme il est à présent. » Le 30 décembre, Astolphe sort de la réception du comte Mole, par Dupin, à l'Académie française. « Parmi les groupes de personnes qui m'environnaient à l'Académie, la plupart des regards étaient tournés vers M. de Cha­teaubriand, qui paraît rarement en public. Sa noble tête brillait au milieu des perruques et des grotesques figures qui l'entouraient et qui toutes étaient plus ou moins mal rongées par le temps, l'envie et l'ambition. Les femmes se haussaient pour voir l'auteur d'Atala; on oubliait le récipiendaire, et cette curiosité passionnée était un triomphe improvisé, bien plus flatteur que tous les succès préparés. En le retrouvant chez Mme Récamier, je lui ai conté l'effet qu'il venait de produire. A la joie que lui a causée mon récit, j 'ai vu que les inondés de Lyon ne sont pas les seuls pauvres auxquels on doit l'aumône. Voilà donc la plus grande récompense des efforts de talent et de caractère du plus grand écrivain et d'une des âmes les plus nobles que nous ayons ! ! 1 Si la gloire, même la plus pure, la mieux méritée, n'est que cela, quel encouragement pour la paresse !»

On remarquera l'effet qu'en 1840 produit encore le Génie sur un public que l'on pourrait croire blasé. Custine est bien placé, lui, pour connaître l'envers du décor. Et voici, dans la même lettre, le portrait le plus nuancé, sans doute, que nous ayons de Mme Récamier : « Nulle femme n'a poussé plus loin qu'elle l'art de se faire pardonner se£ avantages, quels qu'ils soient. Cet art n'a rien de petit ; car c'est de la bonté appliquée à la conduite de la vie du monde. [...] C'est la seule personne gracieuse que j'aie con­nue, et qui n'ait point de naturel ; ou, du moins, qui n'ait de naturel qu'un fond de bonté dans le cœur. Elle a l'esprit malicieux et le caractère violent, mais il n'en paraît rien dans les rapports ordinaires de la vie. Dans ce salon tout est fondu, poli avec art, tout se résout en une coquetterie graduée avec discernement, et pleine d'agrément. [...] Dans le secret de l'amitié, elle est bonne, mais elle exige au moins autant qu'elle donne. [...] Je doute qu'elle ait jamais éprouvé de l'amour, c'est la meilleure des coquettes, et la plus charitable des femmes qui veulent être aimées avec passion sans se passionner elles-mêmes ; du reste, elle est bienveillante, indulgente, et sans se

Page 13: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

648 LA REVUE

permettre la plus légère médisance, elle n'est jamais ennuyeuse, elle sait faire causer mieux que personne, et ce que j'admire en elle, c'est qu'elle a su perdre jeunesse, beauté, fortune, sans perdre un ami. »

De concert avec Astolphe, elle arrive à faire parler Chateau­briand. En cette fin de 1840, parait le premier volume de Y Esquisse d'une Philosophie, de Lamennais. « M. de Chateaubriand (même lettre) dit qu'il y a dans ce livre de la profondeur, mais de l'incohé­rence, avec un talent admirable et de nobles inspirations. » Le 8 janvier 1841, il s'entretient avec Salvandy de la « nomination de Victor Hugo, qui paraissait faire révolution dans l'Académie ». (La veille, ils avaient tous deux voté pour lui.) Le 5 février, Astolphe assiste, à l'Abbaye-aux-Bois, à une soirée pour les inondés de Lyon : Rachel y dit le deuxième acte tfAthalie. Le 14, autre lecture : « C'était, écrit Astolphe à Varnhagen, une partie des mémoires de M. de Chateaubriand : quarante personnes composaient ce cercle d'élus : ce qu'on lisait était le récit du voyage de l'auteur à Prague pendant la captivité de la duchesse de Berry à Blaye. Il venait près de Charles X solliciter le pardon pour sa belle-fille. Le détail de ses conversations avec le roi exilé, la peinture de ce malheur noblement supporté l'a tellement attendri lui-même que deux fois il a été forcé de sortir de la chambre pendant la lecture. Il ne lisait pas lui-même. Quoiqu'il y ait des traits sublimes dans ce livre, le style en est pailleté. C'est une cristallisation vue à la loupe ; ce n'est pas moins un modèle pour quiconque écrit aujourd'hui. Mais ce moderne modèle me fait regretter ceux d'il y a cent ans. »

* *

Ce printemps de 1841 marque pour Astolphe un nouveau tour­nant dans sa vie. Des conflits avec des habitants de Saint-Gratien, de graves pertes financières, et surtout l'enlèvement de l'Infante Isabelle le forcent à quitter la France. Ignace Gurowski est plus remuant que le paisible Sainte-Barbe. Bien qu'ayant une réputation toute différente, naguère refusé par Rachel, qu'il avait chargé Custine de demander pour lui en mariage, — on répétera encore longtemps qu'Astolphe était lui-même le prétendant ! — il s'est tourné vers d'autres amours. A la fin d'avril, la jeune Infante Isabelle, cousine germaine d'Isabelle II et nièce de la reine Marie-

Page 14: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE 649

Amélie, sort du couvent des Oiseaux par une fenêtre, en bas de laquelle l'attend Ignace. Mais la police n'ignore pas que Custine a prêté son droschki, conduit par son maître d'hôtel italien, pour les mener des Oiseaux jusqu'au Mesnil-Amelot, d'où ils ont gagné la Belgique. On lui conseille de voyager quelque temps. Un véritable exil, qui durera plus d'un an.

A son retour en France, à la fin d'octobre 1842, sa grande période mondaine est terminée. S'il retrouve amis et salons familiers, qui lui ont gardé, à la cheminée, sa place d'étincelant causeur, c'en est fini de ses réceptions si élégantes. La rue La Rochefoucauld se ferme, Saint-Gratien ne fait plus que s'entr'ouvrir. Il est de plus en plus hors de France. A l'euphorie de sa vie, l'âge aidant, succède quelque pessimisme. Et comme il a toujours le trait qui mord, ses idoles en souffrent. Chateaubriand, « dans son sublime égoïsme, prend la vieillesse pour une injustice (à Varnhagen, 24 décembre 1842). Il semble que le bon Dieu lui devait une excep­tion ; les jambes lui manquent, la goutte le travaille, sa mémoire même lui fait faute par moments : tout cela est triste, mais ce qui est déplorable, c'est qu'il emploie la force qui lui reste à se désespérer de celle qu'il a perdue. Il empoisonne la vie de sa fidèle amie, Mme Récamier, qui s'épuise à imaginer des distractions insuffisantes, car on ne distrait pas la décrépitude toute précoce qu'est celle-ci. M. de Chateaubriand n'a pas soixante-quinze ans accomplis ; et , tout lui manque, mais surtout il se manque à lui-même. Tous les soirs il fait à cette pauvre femme ses derniers adieux, se servant de l'éloquence qui lui reste pour aggraver les coups qu'il porte. On la trouve pleurant comme une jeune personne : elle se dessèche, se désole, et ni elle, ni leurs amis ne peuvent rien contre ce vieux enfant gâté. M. Brifaut, l'académicien, lui disait l'autre jour, dans une boutade provoquée par ce pénible spectacle d'une raison abdiquée volontairement : « Vous êtes un génie, mais vous n'êtes pas un homme. »

Récemment, Mme Récamier a demandé à Rachel de dire chez elle le deuxième acte du Moïse de Chateaubriand. Le public est arrivé, emplit le salon. « La maîtresse de maison est troublée comme une femme de vingt ans, elle a les yeux battus, elle paraît fatiguée ! Une nuit de passions combattues, par-dessus soixante années de prudence et de pénibles vertus : je vous laisse à penser comme cela arrange un visage qui a tant besoin d'arrangements ! » Au der­nier moment, l'auteur refuse qu'on lise son œuvre, et il faut la

Page 15: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

650 LA REVUE

remplacer par le deuxième acte à'Esther. « Voilà, conclut Custine, les enfantillages de l'orgueil à l'agonie 1 »

« M. de Chateaubriand disait hier devant. moi, écrit-il le 5 avril 1843 à Varnhagen, un mot qui m'a révélé la haine profonde qu'il conserve contre la branche aînée des Bourbons, cette branche qu'il aurait pu sauver et qu'il a perdue par vengeance. C'était chez Mme Récamier ; on parlait de la brochure du prince Dolgorouki et de l'esprit d'un gouvernement sous lequel il n'est pas permis de raconter comment la famille régnante est montée sur le trône il y a deux cents ans. « De quoi vous étonnez-vous ? s'écrie M. de Chateaubriand. Pendant la Restauration, était-il permis de parler de ce qui s'était fait en France sous François Ie r ? » En prononçant cette parole si injuste et si passionnée, le beau vieillard homérique portait sur son visage l'expression d'une haine infernale. Je n'ai pu m'empêcher de lui demander où était la Sibérie de Louis XVIII et de Charles X. Ce pauvre roi exilé, lorsqu'il reçut à Prague l'éloquent auteur du Génie du Christianisme, l'écouta parler ; mais quand M. de Chateaubriand crut nécessaire de prêcher la clémence au vieux roi, en cas d'une Restauration nouvelle, celui-ci, perdant patience, lui dit : « C'est inutile, vous savez bien que je pardonne à tout le monde, monsieur de Chateaubriand, et même à vous ». La vieillesse rend le grand écrivain envieux et imprudent. Il dit tout ce qu'il taisait. C'est curieux, parce que jusqu'à présent cette transition vers la décrépitude s'arrête à la sincérité,; de sorte qu'au lieu de l'apparence d'une faiblesse, elle a celle d'une force. »

Ainsi la Russie en 1839 suscite-t-elle à l'Abbaye-aux-Bois des discussions aussi passionnées que celles qui s'élèveront en Europe quand elle paraîtra le mois suivant, et procurera à Astolphe le seul succès qu'il ait jamais connu. Les années qui suivent, pour lui, sont de plus en plus vagabondes. De Ciampino, près de Rome, de Suisse, il conserve les yeux fixés sur la rue de Sèvres. De Saint-Gingolph, en mai 1844, il envoie à Mme Récamier le plaisant récit d'un de ces incidents, entre Jeunes-Suisses radicaux et catholiques, qui préludent au Sonderbund. Communiqué par elle, ou par lui, ou intercepté, le récit est inséré par Veuillot dans V Univers du 5 juin. Mais on ne le trouve pas plaisant en Suisse, et il vaut quelques ennuis à son auteur. A ses passages à Paris, il enregistre sans bien­veillance, chez ses amis, les ravages du temps. « Mme Récamier est trop souffrante, et M. de Chateaubriand trop vieillissant (à Varnhagen, 20 janvier 1844) pour qu'il soit facile de les décider à

Page 16: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE 651

faire de nouvelles connaissances. » Deux ans après (à Varnhagen, 2 mai 1846), c'est encore pire : « La pauvre femme devient aveugle ! ! — et c'était ses yeux qui avaient fait la réputation de sa beauté ! ! » Il repart encore ; mais leur souvenir, — où les ombres l'emportent maintenant sur les lumières, — ne le quitte pas. Le 8 février 1847, il demande des nouvelles de Mme Récamier à sa belle-sœur, la comtesse de Maussion : « Dites-moi, ajoute-t-il, ce que vous pensez et savez du grand génie qui domine si tristement ce salon, cellule et boudoir tout ensemble. »

Elle lui répond sans doute en lui apprenant la mort de Mme de Chateaubriand, qui survient justement le 8 février. Mais qu'importe la mort de Céleste au fils de Delphine ? Nous ne connais­sons pas la lettre qu'il doit écrire, malgré tout, vieux complice, à celui qui reste seul, sans sortir, dans l'appartement de la rue du Bac, où Mme Récamier, désormais, va s'asseoir près de lui. On con­naît seulement celle qu'il envoie à cette dernière, — mais elle est plus facile à écrire, — le 23 juin 1847, à la mort de son vieux sou­pirant, le bon Ballanche.

Et celle qu'il lui adresse quand, le 4 juillet 1848, meurt Y Enchan­teur. Astolphe est alors à Saint-Gratien, et patrouille, en ces lende­mains des journées de Juin, avec la garde nationale du cru, le fusil à la main, sur les bords du lac d'Enghien. La longueur et le style du billet se ressentent de ces événements. Une phrase, cependant, résume ce qui, sous tant de nuances, demeure le fond de sa pensée : « Je perds ma plus grande, ma première admiration. Si j'osais, je dirais : ma dernière. » Le 8 juillet, il vient à Paris, assister à l'enter­rement. Il n'a pas beaucoup changé depuis Fervaques. Tout rasé maintenant, sans un cheveu blanc dans les mèches châtain qui Couvrent à demi ses oreilles, les yeux gris bleu toujours vifs, le teint rose, s'il n'avait quelque chose de relâché, d'affaissé, dans le visage et dans la stature, on le croirait plus jeune qu'il n'est. Rien qui attire le regard. « Un homme assez gros et assez fort, convena­blement vêtu, sans recherche », tel le dépeint, vers ces temps-là, Philarète Chasles. Et, vêtu de noir, comme les autres, dans cette foule, défile le marquis de Custine, un de ceux qui ont le plus exacte­ment mesuré, pendant quarante-quatre ans, dans le meilleur et dans le pire, celui dont on bénit le cercueil, et qui, lui, n'a jamais dit ce qu'il pensait d'Astolphe. Une émotion, sans doute, mais qui ne dure guère. Le 22 juillet, il écrit à sa plus intime confidente, Sophie Gay : « A propos, j 'ai été au service de M. de Chateaubriand.

Page 17: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

652 LA REVUE

Ce qui reste de la France y était. Il ressusciterait s'il pouvait voir l'effet de sa mort. »

En juin 1849, Custine, qui de Ciampino a suivi dans leur retraite devant Garibaldi les troupes de Ferdinand II des Deux-Siciles, attend à Naples de pouvoir rentrer à Rome. Un article de la Presse lui annonce la mort, le 11 mai, de Mme Récamier. « Elle a donc succombé (à Sophie Gay, 13 juin 1849) à toutes ses amitiés perdues ! Singulier caractère 1 Toujours méconnue, il a suffi qu'elle mourût pour qu'on crût à ses regrets. Non pour nous, qui la connaissions, mais pour le monde, qui n'a jamais voulu comprendre ce mélange de courage et de faiblesse, de dévouement et de calcul. Comme si les contraires s'excluaient dans le cœur, de l'homme 1 C'est une

1 personne bien difficile à peindre. [...] -La foule ne connaîtra jamais ces personnes-là ! Les hommes ne comprennent point l'homme. »

Dans la Presse, depuis octobre 1848 paraissent les Mémoires d'Outre-Tombe. Quand le journal arrive, Astolphe lit les feuilletons avec ce mélange de dévotion pour son génie et de malveillance pour son caractère dont il use depuis longtemps à l'égard de Cha­teaubriand. « Je n'ai pu lire (à Sophie Gay, 2 août 1849) que des fragments des Mémoires d'Outre-Tombe, que je trouve un vrai monument. Le naturel y manque, le style y est travaillé d'une manière trop visible, le choix de certains mots peu usités donne aux peintures une teinte d'affectation et de recherche qui nuit à l'effet général. Et cependant la noblesse des sentiments, la vivacité des couleurs, la profondeur de raison l'emportent sur toutes les critiques. Ce sont ses jugements plus que ses mémoires, et la plupart des arrêts me paraissent sans appel. [...] Il est parfois profondément puéril ; mais où le sublime apparaît, j'admire. Je n'ai pas pu me procurer les numéros où il est question de ma mère, et où je suis nommé, m'a-t-on dit. J'attends la publication par volumes. »

Elle a commencé en janvier 1849, mais à Naples n'arrivent que les journaux. Il finit par lire le passage où Chateaubriand, à Fervaques, puis à Genève, évoque Delphine de Custine, en même temps que l'ar­ticle sur Chênedollé, dans la Revue des Deux Mondes du 15 juin, où Sainte-Beuve parle d'elle. «Ce peu de mots me l'a fait apparaître, lui écrit Astolphe (lettre du 24 septembre 1849 (1). J'ai retrouvé son cœur,

(1) Bibliothèque Spoelbercb de Lovenjoul.

Page 18: CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE

CHATEAUBRIAND ET LE FILS DE DELPHINE 653

et même son visage, tandis que dans la dévotion dont M. de Chateau­briand entoure laborieusement son cercueil, je n'ai vu que des louanges qui ne l'auraient pas flattée, car chez elle la reconnaissance ne prenait pas sa source dans la vanité. Mais de tous les livres de • [M. de Chateaubriand], les Mémoires d'Outre-Tombe'sont celui où il a le plus sacrifié à l'amour-propre des autres. Sitôt que cette œuvre sera sortie du lit de Procuste du feuilleton, j'en recommencerai la lecture, et alors peut-être me fera-t-elle une impression plus personnelle. » Il lui signale que Delphine fut la première à entendre lire sa lettre de démission, le lendemain de l'exécution du duc d'Enghieiï, et qu'il lui donna, au retour de la plaine de Grenelle, le mouchoir trempé du sang de son cousin Armand. « J'aurais mieux aimé, ajoute-t-il, le souvenir de ces faits que les circonstances presque burlesques dans lesquelles il l'a mise en scène. Elle l'a aimé vingt ans, sans le flatter un jour; et jusqu'à la lecture de ses mémoires, je l'ai cru digne de l'affection qu'il avait inspiré au cœur le plus vrai qu'il ait jamais rencontré... trop vrai ! [...] Plusieurs des plus beaux morceaux des Mémoires d'Outre-Tombe ont été écrits à Fervaques. J'ai eu peine à les reconnaître. »

Depuis ce 13 juillet 1826 où était morte sa mère, seul avec Sainté-Barbe, Astolphe en passait l'anniversaire dans le recueille­ment. Il avait perdu sa femme, son fils. Mais de tous ses deuils, celui-là seul comptait. Et voilà l'ultime déception que lui réservait son grand homme.

A. DE LUPPË.