15
Claude Romano Sur l’intentionnalité La phénoménologie de Claude Romano sur l’intention de l’écrivain : Claude Romano, maître de conférences à l’Université Paris-IV Sorbonne, nous fait l’amitié de ce texte sur l’intention de l’écrivain, initialement publié dans l’ouvrage collectif, L’intention. Phénoménologue reconnu, Claude Romano approfondit le geste heideggérien en mettant en avant la dimension évènementielle de l’homme. Il est notamment l’auteur de L’Evénement et le monde (PUF). Dans ce texte sur l’intention, il s’interroge sur le hiatus fondamental entre ce qu’on écrit et l’intention qui y préside. “Comme on s’ignore”, l’incipit d’Albertine Disparue de Proust, pourrait ainsi être érigée en credo de tout écrivain. On sait que Gide a consigné dans un journal ses réflexions de romancier en même temps qu’il écrivait Les faux-monnayeurs. Et pas seulement : il a eu l’idée d’intégrer ces notes au roman. Il écrit en date d’août 1921 : « Somme toute, ce cahier où j’écris l’histoire même du livre, je le vois versé tout entier dans le livre, en formant l’intérêt principal, pour la majeure irritation du lecteur »[1]. Étrange idée, en vérité : pourquoi le journal de l’œuvre, qui en retrace au jour le jour, ou presque, la genèse, qui explicite les intentions de l’auteur, les buts qu’il poursuit et ses procédés, aurait-il à être placé dans l’œuvre elle-même ? Celle-ci ne serait-elle pas à soi seule suffisamment intelligible ? Et Gide de conclure avec malice que rien ne pourrait davantage agacer le lecteur. Un peu plus tôt, le 13 janvier,

Claude Romano Sur l’intentionnalité

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

Claude Romano Sur l’intentionnalité

La phénoménologie de Claude Romano sur l’intention de l’écrivain :

Claude Romano, maître de conférences à l’Université Paris-IV Sorbonne, nous fait l’amitié de ce texte

sur l’intention de l’écrivain, initialement publié dans l’ouvrage collectif, L’intention. Phénoménologue

reconnu, Claude Romano approfondit le geste heideggérien en mettant en avant la dimension

évènementielle de l’homme. Il est notamment l’auteur de L’Evénement et le monde (PUF). Dans ce

texte sur l’intention, il s’interroge sur le hiatus fondamental entre ce qu’on écrit et l’intention qui y

préside. “Comme on s’ignore”, l’incipit d’Albertine Disparue de Proust, pourrait ainsi être érigée en

credo de tout écrivain.

On sait que Gide a consigné dans un journal ses réflexions de romancier en même temps qu’il écrivait

Les faux-monnayeurs. Et pas seulement : il a eu l’idée d’intégrer ces notes au roman. Il écrit en date

d’août 1921 : « Somme toute, ce cahier où j’écris l’histoire même du livre, je le vois versé tout entier

dans le livre, en formant l’intérêt principal, pour la majeure irritation du lecteur »[1]. Étrange idée, en

vérité : pourquoi le journal de l’œuvre, qui en retrace au jour le jour, ou presque, la genèse, qui

explicite les intentions de l’auteur, les buts qu’il poursuit et ses procédés, aurait-il à être placé dans

l’œuvre elle-même ? Celle-ci ne serait-elle pas à soi seule suffisamment intelligible ? Et Gide de

conclure avec malice que rien ne pourrait davantage agacer le lecteur. Un peu plus tôt, le 13 janvier,

Page 2: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

il écrivait : « Je ne dois pas noter ici que les remarques d’ordre général sur l’établissement, la

composition et la raison d’être du roman. Il faut que ce carnet devienne en quelque sorte “le carnet

d’Edouard” »[2] – c’est-à-dire de l’un des personnages du roman. À nouveau, nous touchons ici à

l’idée, peut-être au phantasme, d’une création qui intègrerait en elle non pas seulement un apparat

critique, mais l’expression même des intentions qui ont présidé à son élaboration, œuvre où la

pensée de l’œuvre et l’œuvre elle-même deviendraient inséparables. Ce qui n’empêche nullement

Gide de reconnaître un peu plus tard : « Tout ceci, je le fais d’instinct. C’est ensuite que

j’analyse »[3].

Le Journal de Gide offre un laboratoire pour poser la question des relations existant entre la

compréhension d’un texte et les intentions de son auteur. Cette question est on ne peut plus

classique. Déjà Cicéron, dans le De Oratore et Quintilien, dans L’Institutio oratoria formulaient le

problème de l’interpretatio scripti dans un cadre à la fois rhétorique et juridique, à partir de la

dualité de la voluntas et du scriptum : l’interprétation d’un texte de loi, d’un contrat, d’un testament,

par exemple, consiste à remonter du scriptum à la voluntas, à restituer la seconde à partir du

premier. L’interprétation n’est nécessaire que là où le texte révèle des lacunes, des ambiguïtés, des

contradictions : elle est donc facultative. Pour que quelque chose soit interprétable il faut que tout

ne le soit pas. En outre, l’auteur lui-même n’a pas besoin d’interpréter le texte qu’il a écrit pour en

appréhender le sens, c’est-à-dire pour déterminer quelle était son intention en l’écrivant : il possède

justement sur le texte une autorité pour déterminer quel est son sens. Bien sûr, cette autorité

devient plus problématique dès que nous n’avons plus affaire à un texte d’origine humaine, mais

divine. Pourtant, même l’interprétation des Écritures peut encore être conçue, chez Augustin, selon

la distinction entre scriptum et voluntas, de sorte que l’exégèse chrétienne s’inscrit dans une

certaine continuité avec la rhétorique latine. Nous avons des « oreilles charnelles », mais nous

devons tenter d’entendre avec ces oreilles charnelles le sens spirituel qui nous est révélé par les

Écritures, il nous faut donc remonter à travers le texte écrit « au Verbe de Dieu, inaltérable, [qui]

s’est fait chair pour habiter en nous »[4]. Mais Augustin ne dit pas qu’il faut partout et toujours

préférer l’esprit à la lettre : il faut interpréter là où une difficulté se présente, là où le texte est

obscur, ambigu, contradictoire. Ce problème des relations entre intention et interprétation constitue

encore le centre de la toute nouvelle « herméneutique » inaugurée par Schleiermacher. Dans son

Hermeneutik und Kritik, ce dernier assigne pour but à l’interprétation, une fois de plus, d’inverser

l’ordre du discours, c’est-à-dire de retrouver derrière le texte l’intention qui a présidé à sa rédaction :

« Chaque acte de compréhension se veut une inversion de l’acte de discours en vertu de laquelle doit

être amené à la conscience quelle pensée se trouve à la base du discours »[5] ; ou encore, « on

cherche en pensée la même chose que l’auteur a voulu exprimer »[6].

Le problème que pose cette approche de la compréhension est de savoir, non seulement si l’objectif

de retrouver l’intention (ou la pensée) derrière le texte est souhaitable, mais s’il est réalisable. Peut-

on effacer la distance historique qui fait que nous comprenons le texte à partir d’une situation

herméneutique (la nôtre) qui n’est plus celle de l’auteur (c’est-à-dire celle du texte au moment où il a

été écrit) ? C’est précisément ce genre de soupçon qui est à la base d’une rupture profonde vis-à-vis

de toute cette tradition qu’introduit l’herméneutique philosophique contemporaine. Pour reprendre

une formule de Gadamer : « Le sens d’un texte dépasse son auteur, non pas occasionnellement, mais

toujours. C’est pourquoi la compréhension est une attitude non pas uniquement reproductive, mais

aussi et toujours productive »[7]. Ce dépassement nécessaire de l’intention de l’auteur est la

conséquence de ce que Gadamer appelle l’histoire de l’influence (Wirkungsgeschichte), c’est-à-dire

Page 3: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

de la distance historique, de la disparité des horizons herméneutiques qui sont ceux de l’auteur du

texte et de son interprète. L’interprétation d’un texte ne peut donc pas signifier la reconstruction ou

la reproduction de l’intention originelle, ni de la pensée que le texte exprime, telle que l’auteur se la

formulait à lui-même. Il faut rompre avec l’idéal romantique de Schleiermacher d’une « divination »,

d’une « congénialité » de l’herméneute et de l’auteur.

Ces brèves considérations historiques m’amènent au problème qui m’occupera au cours de ces

réflexions. Peu de temps après la publication de Vérité et Méthode, un certain nombre de travaux

ont vu le jour dont l’objectif était de revenir, par-delà l’herméneutique philosophique, à une

conception plus classique des relations entre interprétation d’un texte et intention de l’auteur. Un

exemple en serait l’ouvrage de E. D. Hirsch, Validity in Interpretation, paru en 1967[8], qui

revendique la nécessité d’une interprétation « objective », contre l’herméneutique de Gadamer, en

se fondant essentiellement sur des analyses du sens d’inspiration frégéenne et surtout husserlienne.

Il conviendrait alors de distinguer – geste, d’ailleurs tout à fait similaire à celui de Schleiermacher[9] –

entre le sens (meaning) d’un texte et la signification (significance, mot qu’il vaudrait peut-être mieux

traduire par « portée ») qu’il possède pour nous : il y aurait donc deux niveaux entièrement

différents et dissociables dans toute interprétation : celui, philologique, de la reconstitution du sens

du texte et celui de l’évaluation de sa portée en fonction de nos intérêts présents. On pourrait citer

également les travaux de Knapp et Michaels[10], mais aussi des affirmations convergentes d’Artur

Danto et de John Searle[11]. Un exemple plus récent d’une démarche analogue se trouve dans le

livre d’Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, qui à l’encontre cette fois aussi bien de la

critique « structuraliste » que de la tradition de l’herméneutique philosophique s’efforce de

réhabiliter un certain nombre de notions classiques, telles celles d’auteur, de lecteur, de style, et au

premier rang d’entre elles, celle d’intention d’auteur. Or, – et c’est cela qui m’intéresse tout

particulièrement –, Compagnon croit pouvoir s’appuyer, pour parvenir à ses fins, non sur le concept

traditionnel d’intention, celle-ci étant conçue comme un acte ou un épisode mental, mais sur les

analyses fortes et originales d’Anscombe. C’est donc sur cet usage d’Anscombe – et sur les

conclusions que l’on peut tirer ou non de ses textes pour le problème qui nous occupe – que portera

principalement mon exposé.

Permettez-moi, cependant, d’ouvrir une (longue) parenthèse. Mes réflexions voudraient se situer

dans la continuité d’un article que j’ai publié il y a quelques années et qui s’intitulait : « Anscombe et

la philosophie herméneutique de l’intention »[12]. Je voudrais brièvement résumer les conclusions

de cet article. Ma démarche consistait dans un premier temps à écarter deux critiques qui ont été

adressées par Ricœur aux analyses d’Anscombe : d’abord, elles élimineraient « l’élan spécifique vers

le futur » qui est le propre d’une intention, en réduisant l’intention aux raisons que nous avons

d’agir ; ensuite, elles oblitéreraient l’agent de l’action au profit de l’action elle-même considérée

objectivement[13]. Aucune de ces deux objections ne me paraissait convaincante, mais je tentais de

donner forme à une objection différente.

Dans Intention, Anscombe définit les actions intentionnelles comme celles auxquelles s’applique la

question « pourquoi ? » (§16) Or, elle reconnaît dans ce même paragraphe que la question

« pourquoi ? » peut s’entendre en deux sens : « donner une interprétation de l’action ou mentionner

quelque chose de futur ». Dans les deux cas, il s’agit de « raisons d’agir » ; mais, dans le premier cas,

Page 4: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

on peut appeler cette raison un « motif interprétatif », et dans le second cas, une « intention dans

laquelle » (§16). Qu’est-ce qui différencie une intention dans laquelle quelque chose est fait d’un

motif interprétatif ? Au §12, consacré aux motifs, Anscombe commence par reconnaître que la

frontière entre motif et intention est floue dans le langage courant. Par exemple, dire qu’une action

a pour motif le gain, c’est grosso modo dire la même chose que lorsqu’on dit qu’elle a été faite en

vue du gain : c’est là l’intention dans laquelle on a agi. Pourtant, Anscombe reconnaît aussitôt après

que « le langage lui-même distingue le sens de motif de celui d’intention ». Par exemple, poursuit-

elle, « si un homme tue quelqu’un, on peut dire qu’il a agi par amour ou par pitié ou bien par haine.

On pourrait rendre cela sous la forme : “pour le soulager de ses terribles souffrances”, ou bien “pour

me débarrasser de ce salaud” ». Ces formules expriment moins un objectif que « l’état d’esprit dans

lequel notre homme a tué »[14]. Ainsi, les motifs expliquent bien l’action, comme le font aussi les

intentions, mais en les reconduisant à des états d’esprit dans lesquels se trouve l’agent, ou encore,

comme dit Anscombe, en « plaçant l’action sous un certain éclairage » (§13). « Le motif interprète

l’action » (§12), alors que l’intention ne fait appel à aucune interprétation particulière : pour dire

dans quel but j’agis, je n’ai pas besoin d’interpréter mon action, et cela vaut également de la plupart

des actions d’autrui. Certes, Anscombe reste prudente : elle dit que dans le langage courant, « motif

d’une action » a « des applications plus larges et plus diverses » que « l’intention dans laquelle

l’action a été faite »[15]. Toutefois, il existe bien, dans la conceptualité d’Anscombe, une différence

qui paraît irréductible entre intentions en général et motifs. D’un côté, Anscombe nous dit que dans

le cas d’une intention, il est exclu de parler de connaissance, reprenant le célèbre argument de

Wittgenstein : « “Je sais ce que je veux, souhaite, crois, sens…” (et ainsi de suite à travers tous les

verbes psychologiques) est ou bien un non-sens de philosophe, ou bien n’est pas un jugement a

priori. “Je sais…” peut signifier “Je ne doute pas…”, – mais “Je sais…” ne veut pas dire que les mots

“Je doute…” seraient dépourvus de sens, le doute logiquement exclu »[16]. En d’autres termes, là où

il n’y a pas de doute possible, il ne peut pas y avoir non plus de connaissance : si quelqu’un met en

doute l’intention que je viens d’exprimer, je peux bien m’exclamer : « je sais bien quelles sont mes

intentions ! », mais il ne s’agit là que d’une formule d’insistance, je ne fais état à aucun moment

d’une connaissance privée infaillible que j’aurais de « vécus d’intention ». Anscombe en conclut donc

au §27, qu’il ne convient pas de dire que l’agent « sait (knows) » quelles sont ses intentions, mais

seulement qu’il a autorité pour le dire : « Cela ne signifie pas que lorsqu’il dit “c’est mon intention”, il

manifeste une connaissance qui n’est accessible qu’à lui seul. Ici, “il sait” signifie seulement “il peut

dire” »[17]. D’un autre côté, en ce qui concerne les motifs, la situation est différente : ici, Anscombe

n’hésite pas à parler de « vérité », par exemple lorsqu’elle affirme : « Quant à savoir si l’éclairage

sous lequel on place ses action est véritable (is a true light) c’est une question connue pour être très

difficile »[18]. En d’autres termes, quand il s’agit des motifs, il y a assurément un sens à douter de la

question de savoir si l’action a été placée dans la vraie lumière, pour filer la métaphore d’Anscombe ;

il y a place pour le doute et l’erreur, donc aussi pour la connaissance.

Dans mon article, je voulais attirer l’attention sur la tension qui existe entre ces différentes

affirmations, c’est-à-dire sur le problème qui me paraît en grande partie non résolu dans Intention,

du rapport entre intentions et motifs. Car de deux choses l’une : ou bien il n’y a pas de frontière

véritable entre motifs et intentions, et il ne peut y avoir non plus alors une différence aussi radicale

de statut « épistémique » (ou plutôt une différence de statut entre ce qui est « épistémique » et ce

qui ne l’est pas) ; ou bien, il y a bien différence de statut, mais alors la continuité entre motifs et

intentions devient énigmatique. Quand j’ai présenté cette difficulté dans mon article, je ne cherchais

Page 5: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

pas à mettre en évidence une contradiction pure et simple. Toutefois, il me paraît possible de

formuler les choses de telle manière que cette contradiction apparaisse. Soit les trois propositions

suivantes :

(1) Pour tous les motifs, le doute (la connaissance, l’erreur) est logiquement possible

(2) Pour toutes les intentions, le doute n’est pas logiquement possible

(3) Quelques motifs sont aussi des intentions

D’où il suit que :

(4) Pour quelques intentions, le doute est logiquement possible et le doute n’est pas logiquement

possible.

Il n’y a pas tellement de manières, me semble-t-il, de sortir de cette difficulté.

Puisque Anscombe soutient (2) et (3)[19], la seule solution est de nier (1). Mais comme, par ailleurs,

Anscombe soutient expressément que quelques motifs admettent le doute[20], on est obligé de

remplacer (1) par :

(5) Pour quelques motifs, le doute est logiquement possible.

Cette solution supprime la contradiction, mais à une condition : que ces motifs, qui admettent la

possibilité du doute, ne soient pas ceux qui peuvent être aussi formulés comme des « intentions dans

lesquelles ».

Toute la question est maintenant de savoir si les motifs qui sont aussi formulables comme des

intentions dans lesquelles (les exemples sont ceux de la vengeance et de la pitié : « pour venger mon

frère », « pour le soulager de ses souffrances » : cf. §12) sont vraiment tels qu’ils n’admettent pas la

possibilité logique du doute. Dès lors, il serait absurde de répliquer à l’affirmation « J’ai agi par

pitié » : « En es-tu sûr ? ».

Cette dernière affirmation paraît pour le moins invraisemblable. Et il paraît assez invraisemblable que

cela constitue la position d’Anscombe. Mais, si telle n’est pas la position d’Anscombe, comment

peut-elle encore sauver la distinction entre l’autorité non épistémique de l’agent sur les intentions

qu’il peut dire (et dont il n’y a pas de sens à douter), et la situation différente de l’agent à l’égard de

ses motifs (lesquels admettent la possibilité du doute) ?

Si cette objection est justifiée, il faut alors poser la question suivante : est-il vrai dans tous les cas

qu’il soit (logiquement) impossible de douter de ses intentions ? N’y a-t-il pas des intentions qui me

demeurent obscures à moi-même sans cesser d’être des intentions ? Des intentions telles, par

exemple, que je pourrais dire après coup que je les ai eues en plaçant mon action passée dans une

nouvelle lumière, par exemple en l’interprétant à la lumière d’une compréhension de « l’humaine

nature », comme dit Montaigne, qui me faisait défaut au moment des faits[21] ? Si c’est le cas, alors

la dimension proprement herméneutique de l’intention elle-même n’est nullement battue en brèche

par les analyses d’Anscombe.

Entendons-nous bien. Mon but n’est pas en quelque sorte de faire basculer tout le problème de la

motivation (au sens large) de l’action humaine du côté de motifs ouverts à l’interprétation. Je ne

Page 6: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

veux pas dire que pour comprendre toute motivation et toute intention, il faudrait toujours et

nécessairement interpréter l’action. Pour que quelque chose soit interprétable, il faut qu’il y ait un

interpretandum, et que celui-ci nous soit donné avant toute interprétation, sous peine de régression

à l’infini. Si tout est interprétation, pour paraphraser Nietzsche, alors il n’y a plus d’interprétation, car

il n’y a plus rien à interpréter[22]. À cet égard, il faut concéder un point essentiel à Anscombe, à

savoir que la description même de nos actions à leur niveau le plus simple fait déjà intervenir une

compréhension de l’intention. Dire : « il poste une carte postale », c’est déjà comprendre les gestes

comme une action intentionnelle. Comprendre l’action à ce niveau intentionnel élémentaire, ce n’est

rien faire de plus, en somme, que savoir appliquer convenablement des descriptions linguistiques à

des phénomènes observés, la compréhension se confond avec la compétence linguistique. Mais ce

qu’il faut refuser, contra Anscombe, c’est l’idée que toute intention nous soit en quelque sorte

« logiquement transparente », au sens où il serait absurde de parler de doute ou de connaissance à

son sujet.

Essayons à présent de nous interroger sur la tentative consistant à « appliquer » les analyses

d’Anscombe au problème de la compréhension et de l’interprétation textuelles.

Dans Le démon de la théorie, Compagnon soutient plusieurs thèses étroitement corrélées : 1) « le

sens du texte est l’intention de l’auteur », d’où il résulte que : 2) « toute interprétation est une

assertion sur une intention »[23] ; 3) toutefois, cette intention qu’il s’agit, pour l’interprète, de

retrouver, n’est pas forcément celle dont l’auteur était conscient au moment où il écrivait le texte, de

telle sorte qu’il aurait pu déclarer l’avoir eue : « L’intention est bien le seul critère concevable de la

validité de l’interprétation mais [...] elle ne s’identifie pas à la préméditation “claire et lucide” »[24].

Ce qu’il s’agit par conséquent de montrer, c’est, premièrement, que la thèse anti-intentionnaliste de

l’herméneutique philosophique (Heidegger, Gadamer, Ricœur), partagée par le structuralisme et le

post-structuralisme, repose sur une conception trop étroite – psychologisante – de l’intention, et

que, deuxièmement, une fois cette conception abandonnée, c’est-à-dire une fois l’intention

affranchie de toute caractérisation en termes d’acte ou de vécu de conscience, il devient possible de

reconnaître le lien essentiel – et même « logique » – qui unit interprétation et reconnaissance d’une

intention, sans pour autant identifier intention et « préméditation lucide », donc en conservant au

terme d’intention sa remarquable polysémie. Par suite, il est possible d’affirmer à la fois que nous

comprenons un auteur quand nous avons retrouvé son intention, et que cette intention n’équivaut

pourtant pas à ce que l’auteur aurait pu déclarer à propos de son texte : car l’œuvre est toujours plus

riche que ce que l’écrivain a pu préméditer. Il est alors possible de faire de l’intention le critère de

l’interprétation sans verser dans une conception exagérément réflexive et intellectualiste de la

création littéraire (historique, philosophique, etc.) – car tout n’a pas été pesé, réfléchi, dans le travail

de l’écriture : « nombreuses sont les implications et les associations de détail qui ne contredisent pas

l’intention principale, mais dont la complexité est (infiniment) plus particulière, et qui ne sont pas

intentionnelles au sens de préméditées. Toutefois, ce n’est pas parce l’auteur n’y a pas pensé que ce

n’est pas ce qu’il voulait dire (ce qu’il avait loin derrière la tête). La signification réalisée est quand

même intentionnelle dans son entier »[25].

En quoi ces affirmations peuvent-elles se réclamer d’Anscombe[26] ? Au §1 d’Intention, celle-ci

distingue trois sens principaux de l’intention : 1) l’intention pour le futur (ou intention préalable), qui

trouve son expression dans la déclaration d’intention : « je vais faire x » ; 2) l’intention au sens où

l’on qualifie certaines actions d’ « intentionnelles »; 3) l’intention dans laquelle (with which) quelque

Page 7: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

chose est fait, que l’on peut appeler aussi l’intention ultérieure : « j’accomplis A pour faire B ». Ces

trois acceptions de l’intention ne se recouvrent pas entièrement : il y a des actions qui sont

intentionnelles, nous dit Anscombe, sans pour autant avoir fait l’objet d’une intention préalable ni

avoir été accomplies dans une intention particulière. Par exemple, marcher est toujours

intentionnel ; en ce sens, marcher est une action (sauf, peut-être, cas de somnambulisme) ;

toutefois, il serait absurde de soutenir qu’à chaque fois que je pose un pied devant l’autre, j’ai eu

l’intention de le faire (intention que j’aurais pu déclarer), ni qu’à chaque fois que j’accomplis un pas,

je l’accomplis dans une certaine intention : je peux fort bien « marcher sans même y penser », c’est-

à-dire sans en avoir eu expressément l’intention, tout comme je peux « marcher sans but », c’est-à-

dire sans intention ultérieure. Ici, il y a certes un sens à poser la question « Pourquoi ? », et par suite

mon action doit être considérée comme intentionnelle ; cependant, il n’est pas toujours possible de

fournir une réponse à cette question ; parfois, la seule réponse que je puisse donner – « sans raison

particulière » – met purement et simplement un terme à l’enquête sur les raisons, manifestant ainsi

l’absence de toute intention « dans laquelle ». Le domaine de l’intentionnel est donc plus vaste que

ceux de l’intention préalable et de l’intention ultérieure.

Bien qu’il ne mentionne jamais le troisième sens de l’intention, Compagnon s’inspire des distinctions

d’Anscombe pour établir, à l’encontre des auteurs « anti-intentionnalistes », que « l’intention ne se

limite pas à ce qu’un auteur s’est proposé d’écrire – par exemple à une déclaration d’intention »[27],

et que, par conséquent, la défense de l’intention de l’auteur n’équivaut pas à l’attribution à ce

dernier d’une conscience « claire et lucide » de tout ce qu’un interprète compétent pourrait tirer de

son œuvre.

Même si l’on concède ce point à Compagnon, il reste à s’interroger sur sa thèse centrale : l’intention

est-elle à la fois l’objet et le critère de validité de toute interprétation ? Que faut-il entendre ici, en

effet, par « intention » ? En quel sens le sens d’un texte est-il identique avec l’intention de son

auteur ? La réponse de Compagnon à ces questions ne fait pas de doute. Ayant congédié le premier

sens de l’intention (l’intention préalable) afin d’éviter une conception exagérément intellectualiste

de l’écriture, ayant laissé de côté le troisième sens de l’intention (l’intention ultérieure), Compagnon

ne peut vouloir dire qu’une chose : ce que je comprends quand je comprends un texte, c’est

l’intention de l’auteur au sens où son action (d’écrire) était intentionnelle, c’est-à-dire c’est

l’intention au deuxième sens distingué par Anscombe. Comprendre le texte, c’est donc comprendre

ce que l’auteur a fait intentionnellement, à savoir dire ce que le texte dit. Fort bien, mais que dit le

texte ? Rien, jusqu’ici ne nous permet de répondre à cette question. Examinons la fameuse réplique

qui forme en quelque sorte le cœur du roman de Gide (d’après son journal) : « Mais moi non plus je

ne crois pas au diable ; seulement, et voilà, ce qui me chiffonne : tandis qu’on ne peut servir Dieu

qu’en croyant en Lui, le diable, lui, n’a pas besoin qu’on croie en lui pour le servir ». Il ne fait pas de

doute que le romancier a écrit intentionnellement ces phrases et qu’il l’a fait en vertu de sa

connaissance du français. Oui, mais qu’a-t-il écrit ? Quel est le sens des phrases en question ?

Comment les interpréter ? Il ne suffit plus, pour répondre à ces questions de faire appel a ce qui était

intentionnel dans l’action d’écrire ces phrases. Car ce qui était intentionnel, en première approche,

c’était précisément d’écrire ce qui est écrit. Mais cette description (« écrire ce qu’il a écrit ») est

évidemment insuffisante pour fournir quelque chose comme une interprétation du texte. Bien sûr, ce

que veulent dire les phrases du dialogue des Faux-monnayeurs, c’est ce que signifient les mots qui

les composent dans l’ordre où ils sont écrits en français. Mais que signifient-ils ? Il reste encore à le

déterminer, et il ne suffit nullement d’invoquer le caractère intentionnel de leur écriture pour y

Page 8: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

parvenir. Autrement dit, si la formule de Compagnon, « le sens d’un texte est l’intention de

l’auteur », est rapportée au deuxième sens de l’intention, selon la typologie d’Anscombe, comme il

propose de le faire, elle est vidée de sa substance, car elle revient à dire que le sens d’un texte, ce

n’est rien d’autre que ce que l’auteur a voulu dire (intentionnellement) en écrivant ce texte, c’est-à-

dire ce que ce texte veut dire : le sens d’un texte, c’est le sens de ce texte. Ou encore, l’intention qu’il

s’agit de retrouver, c’est celle qui est identique avec ce qui, dans la signification du texte, a été

signifié intentionnellement, bref, c’est l’intention qui est exprimée par la signification du texte ; sauf

que nous ne savons toujours pas quelle est cette signification – donc quelle est cette intention. En

effet, loin que ce soit l’intention de l’auteur qui nous fournisse la clé de l’interprétation du texte,

c’est exactement l’inverse qui est le cas : c’est seulement une fois que nous avons compris le texte,

que nous avons saisi ce qu’il veut dire, que nous comprenons aussi et par là même ce que l’auteur a

voulu dire en l’écrivant ; c’est la signification du texte qui nous donne accès à ce qui était

intentionnel dans le fait de l’écrire et nullement l’inverse. Par conséquent, loin que l’intention,

entendue en ce sens, puisse nous fournir le moindre « critère » d’une bonne compréhension du

texte, c’est bien plutôt en comprenant le texte que nous comprenons aussi l’intention de l’auteur

entendue en ce sens, c’est-à-dire ce qu’il y avait d’intentionnel dans le fait de disposer les mots dans

cet ordre et non autrement. Bref, pour pouvoir dire ce que l’auteur a dit intentionnellement, il est

nécessaire de dire ce que nous avons compris du texte, même si dire ce que nous avons compris du

texte ne suffit pas toujours pour établir ce que l’auteur a dit intentionnellement.

N’oublions pas qu’un des traits principaux de l’analyse d’Anscombe est qu’une action n’est jamais

intentionnelle simpliciter, mais toujours « sous une certaine description ». Or, dans le cas qui nous

occupe, cette description peut être la description minimale selon laquelle le romancier a écrit ce qu’il

a écrit (et l’on relira ici son dialogue), mais ce peut être aussi une description élargie dans laquelle

nous donnons une interprétation de son texte : en écrivant ces mots-là dans cet ordre-là, l’auteur a

voulu dire ceci ou cela. Si nous nous en tenons à la première description, on ne peut pas dire que

nous avons donné une interprétation « correcte » ou « objective », ce qu’il faut dire plutôt, c’est que

nous n’avons donné aucune interprétation. Pour commencer à donner une interprétation du texte,

nous devons nous interroger sur quelque chose comme des intentions ultérieures. Nous devons par

exemple nous demander : Pourquoi le diable intervient-il à ce moment-là du dialogue ? Que veut dire

qu’on n’a pas besoin de croire au diable pour lui obéir ? L’ennui, c’est que, si l’interprétation a affaire

à des intentions ultérieures, à des intentions dans lesquelles ce qui est écrit a été écrit, il ne suffit pas

de comprendre littéralement ce qui est écrit pour comprendre ces intentions : nous sommes

inévitablement en présence d’interprétations concurrentes et souvent incompatibles. Or, comment

trancher entre des interprétations concurrentes ? Une fois encore, ce n’est pas la référence aux

intentions de l’auteur qui permettra de le faire, puisque : 1) ces intentions, généralement, nous sont

inconnues ; 2) c’est l’interprétation la plus cohérente du texte, et elle seule, qui permettra de faire la

lumière sur elles.

Nous avons introduit ici la notion d’ « intention ultérieure » d’Anscombe, mais Compagnon n’y fait

jamais allusion. Peut-être que cette omission tient seulement à ce que, comme Anscombe, il se

refuse à dissocier entièrement l’action intentionnelle et l’intention dans laquelle cette action est

accomplie. Car l’intention « dans laquelle » n’est qu’une description élargie (prenant en compte plus

d’éléments du contexte) de l’action intentionnelle : verser de l’eau pour servir le thé, c’est servir le

thé, c’est-à-dire que verser de l’eau, dans ce contexte, est identique à servir le thé : nous avons ici

deux descriptions de la même action. Peut-être, donc, que Compagnon ne mentionne pas le

Page 9: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

troisième sens de l’intention pour la raison simple que c’est ce sens qu’il avait en vue dès le départ.

Toute interprétation porterait alors sur des intention ultérieures. Ce seraient ces intentions qui

constitueraient l’objet de l’interprétation ; ce seraient elles, aussi, qui lui fourniraient son « critère

d’objectivité ».

À première vue, cette thèse paraît défendable. Ce que recherche l’interprète, en effet, c’est moins

l’intention exprimée par le texte, sa signification « littérale » que quiconque comprend en vertu

d’une connaissance de la langue dans laquelle le texte est écrit, que l’intention que l’auteur,

justement, n’a pas exprimée, mais qui sous-tend son écriture : Pourquoi a-t-il utilisé telle tournure ?

Quelle est la structure du texte, par-delà le simple enchaînement des phrases et des paragraphes ?

Qu’est-ce que telle péripétie, tel rebondissement apportent à l’intrigue du roman ? Pourquoi ont-ils

été placés exactement là par l’écrivain ? Toutes ces questions reviennent à s’interroger sur des

intentions ultérieures. C’est exactement ce genre de question que se pose un interprète compétent

devant un texte. Tout texte veut dire toujours plus que ce qu’il dit littéralement. « Ce qu’il veut dire »

inclut non seulement ce qu’une compétence linguistique peut nous apprendre sur l’emploi des mots

dans différents contextes, mais encore tout ce que peut nous apprendre une compétence plus vaste,

rhétorique, poétique, historique, sur les buts et les intentions de l’auteur. Dès lors, il n’est plus

absurde de dire qu’interpréter un texte, c’est retrouver l’intention de son auteur, une intention qui

déborde ce que le texte nous dit littéralement, pour embrasser ce qu’il passe sous silence : la visée

de telle image, la fonction de telle péripétie dans l’économie de la narration, la structure formelle de

tel raisonnement, etc.

Toutefois, à supposer que l’on puisse faire crédit à Compagnon d’avoir voulu soutenir l’idée selon

laquelle l’intention que l’on cherche à retrouver en interprétant un texte est l’ « intention dans

laquelle » (bien qu’il ne la mentionne jamais), la question qu’il faut lui adresser est la suivante :

« l’intention dans laquelle », qui constitue l’objet de l’interprétation, peut-elle constituer aussi son

critère, comme le voudrait Compagnon? La réponse est manifestement non. En effet, si

l’interprétation vise à expliciter le sens du texte, si le sens du texte est l’intention de l’auteur, et si

l’intention de l’auteur est le critère de l’interprétation, il s’ensuit que le critère de l’interprétation,

c’est ce que met au jour cette interprétation, c’est-à-dire que l’interprétation est son propre critère,

ou encore qu’elle ne possède aucun critère. Un critère doit être différent de ce dont il est le critère

pour exercer la fonction qui est la sienne. C’est le cas – il est vrai exceptionnel – du Journal des faux-

monnayeurs. Ici, un écrivain a exprimé les intentions dans lesquelles il a donné tel ou tel tour à son

récit. Mais, une fois encore, l’idée qu’interpréter serait « retrouver une intention » devient alors

inconsistante : car ou bien cette « intention d’auteur » n’est pas consignée dans un journal, et on voit

guère ce que pourrait vouloir dire « la retrouver » – sauf justement à interpréter le texte ; ou bien un

tel journal existe, et l’interprète n’a rien de mieux à faire que répéter ce qui s’y trouve écrit, ou en

donner une paraphrase : il n’a proposé aucune interprétation. Bref, l’idée d’interprétation

« objective » réduit à l’absurde l’idée même d’interprétation.

Si l’interprétation a des critères – et il faut bien qu’elle en ait – ils ne peuvent justement pas être

l’intention de l’auteur ; ce peut-être, par exemple, la cohérence de l’interprétation, sa capacité à

rendre compte du plus grand nombre d’aspects du texte (ou de l’œuvre), sa vraisemblance d’un

point de vue historique, etc. A contrario, si l’intention « dans laquelle » constituait le critère de

l’interprétation, alors la meilleure interprétation serait celle qui répéterait mot à mot ce qui est écrit

dans un « journal » (réel ou hypothétique) tenu par l’auteur : celle qui n’est en aucune façon une

Page 10: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

interprétation. Outre cette conséquence désastreuse, la thèse de Compagnon en entraîne deux

autres : 1) Tout d’abord, nous en revenons inéluctablement à la conception hyper-intellectualiste de

l’activité créatrice que Compagnon avait commencé par écarter : si l’intention est la critère de

l’interprétation, et si la seule intention qui puisse jouer ce rôle de critère est l’intention déclarée,

logiquement indépendante de l’interprétation du texte, alors le seul critère de l’interprétation est

« la préméditation claire et lucide » dont parlait Compagnon. Or, même Gide, reconnaît, en même

temps qu’il écrit son journal : « tout ceci, je le fais d’instinct. c’est ensuite que j’analyse »[28] ; 2) au

regard de cette conception de l’interprétation, le journal de Gide, ses intentions déclarées,

deviennent plus importants que le roman lui-même. Qu’est-il besoin de lire attentivement Les faux-

monnayeurs si tout ce que l’on peut y trouver est déjà contenu dans le journal de l’auteur ? L’œuvre

comme accomplissement réel se voit dévaluée à proportion de l’importance conférée à l’intention de

l’auteur (à son journal).

Ici, l’ironie de Gide prend tout son sens. Car l’idée – aussi fantaisiste qu’elle paraisse – d’insérer dans

le roman lui-même le journal de l’écriture du roman ne peut avoir comme but que de perdre

davantage le lecteur et nullement de lui fournir la clé du texte. Car le journal revêt alors un statut

littéraire à l’instar du roman lui-même. Donc le journal joue la fonction exactement opposée à celle

que lui prêterait une théorie à la Compagnon : pour Compagnon, il faudrait lire le Journal non pas

littérairement, mais littéralement ; pour Gide c’est exactement l’inverse, d’où sa malice et, par

contrecoup, l’ « irritation » probable du lecteur.

Une chose est de dire que les intentions déclarées de l’écrivain font partie du matériau qui est offert

à tout exégète digne de ce nom et qu’il ne peut se permettre d’ignorer ; une autre est d’alléguer

qu’elles constituent l’aune à laquelle toute interprétation doit être mesurée et jugée – et, pire

encore, « son critère ». D’ailleurs, l’intention de l’auteur est toujours en partie vague, indéterminée.

Un écrivain dit ce qu’il a voulu dire, « littéralement et dans tous les sens », mais ce qu’il dit n’est pas

pour autant intentionnel sous toutes ses descriptions possibles (qui sont en nombre infini). Dire

qu’interpréter, c’est retrouver l’intention de l’auteur, cela reviendrait à soutenir ou bien que l’auteur

connaît toutes les descriptions possibles de ce qu’il a fait (il ressemble à l’Intellect divin), ou bien que

le comprendre c’est retrouver une intention indéterminée ou du moins sous-déterminée : mais s’il y

a une qualité que doit posséder une interprétation, autant que possible, c’est celle d’être

déterminée, ou du moins d’être en général plus déterminée que l’intention de l’auteur. Même Valéry

qui insistait tellement sur le caractère délibéré de l’écriture, affirmait : « On n’y insistera jamais

assez : il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de l’auteur. Quoi qu’il ait voulu dire, il a écrit

ce qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil donc chacun se peut servir à sa guise

et selon ses moyens : il n’est pas sûr que le constructeur en use mieux qu’un autre. Du reste, s’il sait

bien ce qu’il voulut faire, cette connaissance trouble toujours en lui la perception de ce qu’il a

fait »[29]. La thèse de Compagnon n’est pas seulement « réactionnaire » du point de vue

philosophique (à supposer qu’une position inconsistante puisse l’être) ; elle l’est au moins autant du

point de vue de l’histoire littéraire. De Rimbaud à Mallarmé, de Mallarmé à TS. Eliot, les plus grands

poètes, hérauts de la modernité, n’ont cessé d’affirmer que le poète ne veut rien dire, qu’il dit « ce

que ça dit, littéralement et dans tous les sens »[30] ; que « l’œuvre pure implique la disparition

élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots »[31] ; enfin, que c’est seulement « le lecteur [le

critique], victime d’un sortilège, [qui] cherche à tâtons ce qui est absent, s’acharne à découvrir une

espèce de vouloir-dire (meaning) qui n’est pas là et n’est pas là volontairement (is not meant to be

there) »[32].

Page 11: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

En réalité, ce qui intéresse l’interprète, et ce qui peut orienter son travail, ce n’est pas tant l’intention

réelle de l’auteur – qui, même consignée dans un journal, exige d’être interprétée – que ses

intentions possibles. Nous en revenons ainsi à une idée que Gadamer et Ricœur exprimaient sous la

forme d’une métaphore : celle de l’intention du texte[33]. Selon cette métaphore, la seule

« intention » qui compte dans une interprétation est celle que nous pouvons reconstruire sur la base

de la lecture du texte, et indépendamment de toute autre considération. Le texte nous présente une

intention pour ainsi dire « autonome » à l’égard des intentions qui ont présidé à son écriture, et cela,

précisément, parce qu’un auteur n’a pas pu vouloir réaliser au sens strict toutes les descriptions

structurales, stylistiques, etc., que l’on peut donner de son texte.

En vérité, il y a sans doute deux manières de comprendre cette autonomie : l’une conforme à ce que

laisse entendre Anscombe, une autre qui fait sa part à la critique que je lui adressais en commençant.

Ou bien nous considérons que l’agent – c’est-à-dire l’écrivain – possède une entière autorité (non

épistémique) sur ses intentions : auquel cas, il faudrait dire que certaines des descriptions que l’on

peut donner de son texte (par exemple, en s’interrogeant sur l’élément romantique qu’il pourrait y

avoir chez un auteur classique), et qui ne sont pas à sa disposition, ne correspondent à aucune

intention de sa part : elles sont seulement « ajoutées » par l’interprète. Ou bien, nous rejetons la

prémisse implicite d’Anscombe, selon laquelle avoir une intention, c’est avoir accès à la description

correspondante de son action selon laquelle celle-ci est intentionnelle, et nous affirmons qu’il y a un

sens à douter de certaines de nos intentions, donc qu’il y a parfois une place pour l’interprétation de

l’action, même du point de vue de celui qui l’accomplit, mais il faut reconnaître, dès lors, qu’il y a des

intentions obscures, des intentions qui sont les nôtres même si, sur le champ, nous n’avons pas

conscience de la description de notre action qui leur correspond, non point par simple

méconnaissance de notre contexte pratique – ce qui rendrait l’action non intentionnelle sous cette

description – mais parce qu’au moment où nous agissions, nous n’avons pas examiné notre action

selon ce point de vue, nous ne l’avons pas placée dans cette lumière, ce que nous pouvons faire plus

tard, ou pourrions faire au moins idéalement. En ce sens-là de l’intention – qui n’autorise plus de

distinction tranchée entre les motifs qui interprètent l’action et les intentions elles-mêmes, ou du

moins certaines de ces intentions, celles qui correspondent à des descriptions complexes et

sophistiquées de ce que fait l’agent, par exemple le genre de description d’un texte que pourrait

fournir un stylisticien – nous pouvons parfaitement soutenir qu’une interprétation dans des termes

anachroniques est pleinement fidèle à une intention possible de l’auteur s’il avait disposé de la

description correspondante de son action, par exemple à une intention possible de Racine s’il avait

connu le romantisme littéraire.

En somme, si l’on admet que certaines descriptions de ce qu’il fait ne sont pas en possession de

l’auteur, sans pour autant accepter d’en conclure qu’elles n’étaient en rien ses intentions, mais en

concluant plutôt, qu’elles auraient pu être ses intentions si l’auteur avait eu connaissance de la

description correspondante, nous pouvons comprendre à la fois que l’intention de l’auteur soit

toujours à l’horizon de toute interprétation de son texte et que, pour autant, l’interprétation dépasse

les intentions expresses de l’auteur nécessairement et toujours. La « productivité » de

l’interprétation, comme l’appelle Gadamer, tient à ce que l’interprète doit s’intéresser moins aux

intentions expresses de l’auteur, qu’à des intentions que nous avons qualifiées d’ « obscures » pour

éviter la dichotomie du conscient et de l’inconscient, c’est-à-dire à des intentions telles que l’auteur

aurait pu les reconnaître comme étant les siennes à supposer qu’il ait compris le type de questions

Page 12: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

que nous adressons à son texte, c’est-à-dire qu’il ait pu l’envisager à la lumière du contexte

herméneutique de l’interprète.

C’est bien ainsi qu’il convient de comprendre, je crois, l’affirmation de Gadamer selon laquelle le

sens d’un texte dépasse son auteur, « non pas occasionnellement, mais toujours ». Cette phrase ne

peut évidemment pas vouloir dire qu’aucun auteur n’a jamais compris le sens du moindre de ses

textes. Si le sens de son texte dépassait toujours et nécessairement son auteur, un auteur ne pourrait

jamais énoncer ce qu’il a dit : ce qui serait évidemment absurde. En d’autres termes, un auteur est

toujours en mesure de fournir un certain nombre de paraphrases de son texte, un certain nombre de

descriptions pertinentes de son action sous lesquelles celle-ci est intentionnelle – mais pas

nécessairement toutes. Un auteur peut toujours dire ce qu’il a fait, reformuler autrement ce qu’il a

dit, le commenter, donc donner une certaine description de son œuvre, mais il n’est pas conscient de

toutes les descriptions qui peuvent en être données, en fonction d’intérêts, de croyances, de

questions qui se modifient au cours du temps historique et qui dépendent de contextes

herméneutiques changeants. Et par conséquent, l’autorité de l’auteur sur son texte est

nécessairement relative, car beaucoup de descriptions de ce qu’il a fait lui échappent sans pour

autant être contradictoires avec ce qu’il a « voulu dire ».

En fait, si le sens du texte échappe toujours à l’auteur, ce n’est pas parce que celui-ci n’en aurait pas

connaissance, mais c’est plutôt parce qu’il n’y a justement rien de tel que le sens de son texte.

Claude Romano

Notes :

[1] A. Gide, Journal des Faux-monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927, réed. « Tel », p. 52.

[2] Ibid., p. 36-37.

[3] Ibid., p. 64.

[4] Augustin d’Hippone, De Doctrina christiana (I, XIII, 12).

[5] Schleiermacher, Hermeneutik, von H. Kummerle (hrsg.) ; Heidelberg, 1959, 2è édition, 1974 ; trad.

de C. Berner, Herméneutique, Paris, Cerf, 1987, p. 101.

[6] Schleiermacher, « Allgemeine Hermeneutik von 1809/1810 », éd. W. Virmond (hrsg.), in K. V.

Selge, Internationaler Schleiermacher-Kongress, Berlin-New York, de Gruyter, 2 vol., 1985, p. 1276.

[7] Gadamer, Gesammelte Werke, Hermeneutik, I, Wahrheit und Methode, Tübingen, J.C.B.Mohr

(Paul Siebeck), 1990, p. 301 ; trad. de P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Vérité et méthode, Paris,

Seuil, 1996, p. 318.

[8] E. D. Hirsch, Validity in Interpretation, New Haven and London, Yale University Press, 1967.

[9] L’herméneutique de Schleiermacher est, elle aussi, à deux étages : 1) il y a un premier niveau de

l’interprétation qui se confond avec l’approche grammaticale et philologique d’un texte : il faut

construire correctement les phrases, grâce à une compétence linguistique, combler si possible les

lacunes du textes, etc. Il s’agit en outre de resituer me texte dans son contexte d’origine pour éviter

les malentendus qui naîtraient de la différence entre la situation de l’auteur et celle de l’interprète ;

Page 13: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

2) à un second niveau, l’herméneutique devient un art d’interpréter l’œuvre dans ce qu’elle a de

singulier et d’original, c’est-à-dire comme expression d’une « âme », d’une intériorité particulière

: ici, l’interprétation ressemble davantage à une forme de « divination » pour lesquelles les règles de

l’art d’interpréter ne suffisent plus. Schleiermacher assigne pour but à cette interprétation plus

profonde, qui consiste à deviner (divinare) ce que l’auteur a voulu dire, et, en reprenant une formule

de Kant, à « comprendre l’auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même ».

[10] Steven Knapp et Walter Benn Michaels, « Against Theory », Critical Inquiry, vol. 8, n°4 (1982), p.

723-742 ; « Against Theory II : Hermeneutics and Deconstruction », Critical Inquiry, vol. 14, n°1

(1987), p. 49-68.

[11] A. Danto, L’assujettissement de l’art, trad. de C. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 1993, chapitre 3 ;

John R. Searle, Pour réitérer les différences. Réponse à Derrida, trad. de J. Proust, Paris, éditions de

l’Éclat, 1991, p. 13 : « Une phrase douée de sens n’est autre qu’une possibilité permanente

d’accomplir l’acte de langage (intentionnel) correspondant », et par suite, comprendre un texte, ce

n’est rien d’autre que « reconnaître les intentions illocutoires de l’auteur » (Ibid., p. 14), bien que ces

intentions illocutoires « ne [soient] pas quelque chose qui se trouve derrière les énoncés, comme des

images intérieures qui animent les signes visibles ».

[12] Paru dans Philosophie, n°80, 2003, p. 60-87.

[13] Cf. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 92 et 89.

[14] E. Anscombe, Intention, Basil Blackwell, 1957 ; 2è édition, Cambridge (Mass.), Harvard University

Press, 2000 ; trad. de M. Maurice et C. Michon, Paris, Gallimard, 2001, p. 57.

[15] Ibid., p. 57.

[16] Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Blackwell Publishers Ltd, 1953 ; trad. de F.

Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud et É. Rigal (modifiée), Recherches philosophiques, II-XI,

Paris, Gallimard, 2004, p. 310.

[17] E. Anscombe, L’intention, op. cit, p. 96.

[18] Ibid., p. 60.

[19] Pour (2) cf L’intention, §3. Pour (3), cf §12 et le résumé d’Anscombe : « Le langage courant ne

distingue pas si nettement le motif et l’intention ; mais la notion de motif est plus large que celle

d’intention ».

[20] L’intention, §12 : « De plus, bien qu’il puisse exprimer son motif spontanément et sans mentir

[...] il est pourtant possible que la considération de certaines choses [...] le conduise à la fois lui-

même mais aussi d’autres gens, à juger qu’il s’est mépris sur les motifs qu’il a déclarés (that his

declaration of his own motives was false) » et § 13 : « Quant à savoir si l’éclairage sous lequel on

place ses actions est véritable (is a true light) c’est une question connue pour être très difficile ».

[21] Dans l’article cité, je donnais l’exemple suivant : le narrateur de la Recherche du temps perdu,

du temps où il est amoureux de Gilberte, décide d’écrire une lettre à Swann, le père de cette

dernière, pour lui témoigner son admiration et sa sympathie. Il est persuadé de sa sincérité au

Page 14: Claude Romano  Sur l’intentionnalité

moment où il écrit ces lignes. Il est donc persuadé que son intention en la circonstance est

uniquement d’exprimer son admiration pour cet homme. Swann ne répond pas, ce qui étonne au

plus haut point le jeune homme. Mais le narrateur plus âgé ne peut ignorer qu’il s’est lui-même

trompé sur ses intentions véritables. Cette lettre ne pouvait avoir pour but que de s’attirer les

bonnes grâces de Swann et, ainsi, indirectement, de se faire aimer par Gilberte.

[22] Cf. Nietzsche, Fragments posthumes, 1885-1887, 7 [60]. Pour le dire autrement, toute

interprétation que nous donnons de quelque chose (texte, comportement, événement, œuvre d’art,

œuvre de pensée) doit pouvoir par définition être comprise sans le recours à une nouvelle

interprétation, sans quoi rien ne pourrait jamais être compris et rien ne pourrait jamais être

interprété non plus. Comme le remarque très justement Wittgenstein, « une interprétation est tout

de même bien quelque chose qui est donné en signes. C’est cette interprétation-ci par rapport à une

autre (qui s’énonce autrement). – Si donc on voulait dire “Toute phrase a encore besoin d’une

interprétation“, cela signifierait : aucune phrase (Satz) ne peut être comprise sans un additif

(Zusatz) » (Wittgenstein, Grammaire philosophique, trad. de M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard,

folio/essais, p. 70)

[23] A. Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, éd. du Seuil, 1998, p.

110.

[24] Ibid., p. 91.

[25] Ibid., p. 105.

[26] Ibid, p. 97.

[27] Ibid., p. 106.

[28] Journal des faux-monnayeurs, op. cit.., p. 64 (déjà cité).

[29] P. Valéry, « Au sujet du Cimetière matin », in Œuvres, I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la

pléiade, p. 1507.

[30] Expression célèbre attribuée à Rimbaud (nous soulignons « ça »).

[31] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de

la pléiade, p. 366 ???

[32] T.S. Eliot, The Use of Poetry and the Use of criticism, London, 1964, p. 151.

[33] H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, op. cit., p. 196, trad. citée, p. 212 ; cf. aussi p. 399 :

« die Meinung eines Textes » ; P. Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, réed. « Points Seuil »,

p. 174.

Page 15: Claude Romano  Sur l’intentionnalité