200
COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Education Cours de Baccalauréat universitaire en psychologie, année académique 2016-2017 Homme de Tautavel, ayant vécu il y a 400'000 ans (musée de Tautavel, sud de la France)

COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie

COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE LESPRIT

Roland Maurer

Faculteacute de Psychologie et des Sciences de lEducation

Cours de Baccalaureacuteat universitaire en psychologie anneacutee acadeacutemique 2016-2017

Homme de Tautavel ayant veacutecu il y a 400000 ans

(museacutee de Tautavel sud de la France)

2

Ceci constitue un assemblage du cours de lanneacutee 2016-2017 (cours donneacute au semestre de printemps 2017) Le contenu est exactement eacutegal (sauf quelques ajustements de niveau hieacuterarchique des sections et quelques petites corrections dans les titres pour clarifier la table des matiegraveres) agrave ce qui se trouve dans les pages du site httpethologieunigech moins les illustrations Le texte souligneacute dans ce document indique les liens qui existent sur le site vers les illustrations

Date dassemblage 26052017

3

Table des matiegraveres

Partie A Mise en place 13

La continuiteacute humain ndash animal une illustration 13

Chez les marins La navigation agrave lestime 13

Le problegraveme 13

Proceacutedure additionner les segments 14

Primitives 15

Fonctions se situer construire la carte ou aller vers un but deacutejagrave connu 15

Chez ladulte etou lenfant linteacutegration du chemin 16

Inteacutegration du chemin chez la fourmi 17

Leacutetude de la continuiteacute entre lanimal et lhumain 17

Des traditions parallegraveles 18

Le deacutebut du 20egraveme siegravecle deux courants sopposent 19

Plusieurs tendances dans la psychologie compareacutee 19

Leacutethologie classique pense en termes deacutevolution 20

Programmes anthropocentrique et eacutecologique 24

Introduction agrave leacutevolution des cerveaux 25

Le cerveau protegravege de la variabiliteacute mais est coucircteux 25

Leacutevolution et les gegravenes 25

Les gegravenes homeacuteotiques 26

Rocircle initial du cerveau 27

La comparaison des cerveaux 27

Les cerveaux sont heacuteteacuterogegravenes 27

Les cerveaux preacutesentent neacuteanmoins des constantes 29

Une faccedilon simple de comparer des cerveaux 29

Allomeacutetrie et enceacutephalisation 30

Leacutemergence des systegravemes nerveux 31

Des animaux sans neurones 32

Repegraveres les temps geacuteologiques en bref 32

Leacuteleacutement de base le neurone 33

Lexplosion cambrienne 34

Les verteacutebreacutes 35

Des cordeacutes aux verteacutebreacutes 35

Evolution des yeux un miracle qui nen est pas un 35

Les yeux des verteacutebreacutes 36

4

La chimioreacuteception 36

Une structure en carte pour lanalyse visuelle 36

La myeacuteline une invention des verteacutebreacutes 37

Dautres innovations 38

Dautres grands cerveaux les ceacutephalopodes 38

Des convergences avec les verteacutebreacutes 38

Limitations aux cerveaux des poulpes 38

La conquecircte de la terre ferme 39

Un milieu hostile 39

Des amphibiens aux reptiles 39

Trois ligneacutees de reptiles 40

Lextinction permo-triassique 40

Des reptiles aux mammifegraveres 41

Lhomeacuteothermie un avantage et une contrainte 41

Des cynodontes aux mammifegraveres 42

Des adaptations particuliegraveres 42

Pourquoi les premiers mammifegraveres avaient-ils de plus grands cerveaux que les reptiles 44

Un cerveau complexe 44

Structure en couches 44

Des grands et des petits cerveaux 44

Des cartes partout 45

Pourquoi des cartes 45

Le cas des oiseaux 46

Des dinosaures agrave plumes des oiseaux agrave dents 46

Des similitudes et des diffeacuterences 47

Une intelligence plus rigide plus speacutecialiseacutee 48

Les mammifegraveres remplacent les dinosaures 49

Les mammifegraveres restent longtemps dans lombre 49

Leacuteveacutenement K-T 50

Les mammifegraveres survivent et prospegraverent 51

Partie B Orientation spatiale 53

Les arthropodes des cerveaux compacts et efficaces 53

Les capaciteacutes cognitives de Portia fimbriata 53

Linteacutegration du chemin de lanecdotique au Nobel 54

Linteacutegration du chemin chez les arthropodes 55

Lanimal aussi peut faire de la navigation agrave lestime 55

Darwin pose le problegraveme 55

5

Murphy Lideacutee dinteacutegration 56

Balises empiriques 56

Le retour peut ecirctre vectoriel sans recours agrave des traces ou des repegraveres 56

Le retour peut se faire par triangulation 57

Il existe une inteacutegration spatio-temporelle chez lanimal 57

Mittelstaedt suggegravere path integration 58

Fonctions de linteacutegration du chemin chez les arthropodes 59

Revenir au nid 59

Neacutegocier des deacutetours lors du retour 60

Plus geacuteneacuteralement retrouver le dernier point connu 60

Garder une recherche centreacutee 60

Anticiper les changements de perspective 61

Effet collateacuteral reacuteduction du trajet agrave une information transmissible 62

Seacutelectionner les repegraveres agrave apprendre 62

Deacuteclencher le rappel au bon moment 63

Une carte cognitive 64

Limitations de linteacutegration du chemin 65

Erreurs aleacuteatoires 65

Connaicirctre lincertitude 65

Deux volets agrave lIC acquisition traitement 66

Acquisition de linformation sur la composante lineacuteaire 66

Chez la fourmi surtout la proprioception 66

Chez labeille le flux visuel 67

Acquisition dinformation sur la composante angulaire 68

Le soleil comme boussole 68

La polarisation du ciel 69

Loeil-boussole polarisant de la fourmi 70

Percevoir la polarisation nest pas exceptionnel 71

Le mouvement azimutal doit ecirctre compenseacute 72

Traitement de linformation 73

La nature du calcul 73

Les structures ceacutereacutebrales en jeu 74

Partie C Compeacutetences cognitives de haut niveau 75

Lavegravenement des primates 75

Les primates actuels en bref 75

La place des primates 76

6

Classification moderne des primates deux sous-ordres 76

Les adaptations propres aux primates 77

Des modes de locomotions varieacutes 77

Des yeux vers lavant traitant la profondeur 77

La deacutetection du mouvement et de la forme 77

La vision trichromatique 78

Les esprits sont aussi des adaptations 79

La compeacutetition systegraveme digestifcerveau 79

Quelques repegraveres sur leacutetude cognitive des primates 81

Joni et Roody semblables et diffeacuterents 81

Les eacutetudes sur la cognition des primates 81

Les hominoiumldes 82

Lhumain un parmi les hominoiumldes 82

La premiegravere radiation des hominoiumldes 83

Le propre de lHomme 85

La bipeacutedie 85

La bipeacutedie preacutecegravede les autres caractegraveres 85

Le Rift seacutepare des zones climatiques et des espegraveces 86

La bipeacutedie nest pas une adaptation agrave la savane 87

Les australopithegraveques 88

Une bipeacutedie efficace 88

Reacutegime et vie sociale 89

Un cerveau un peu plus grand 90

Alors la bipeacutedie 90

Deux ligneacutees contemporaines 91

Le rocircle du climat 91

Encore dautres espegraveces 91

La culture oldowayenne 92

Les autres utilisateurs doutils 93

Fabrication et planification 94

Mais pourquoi seulement les chimpanzeacutes 95

Le reacutepertoire dutilisation doutils 96

Le reacutepertoire varie selon la population 97

Folk physics folk biology folk psychology 97

7

Theacuteorie de la causaliteacute physique chez les singes 97

Les eacutechecs des singes de Povinelli 98

Utilisation doutils chez les platyrrhiniens 98

Les capucins utilisent des outils 98

Les macaques utilisent aussi des outils en nature 99

Mais ont-ils une repreacutesentation correcte de la causaliteacute 100

Le test du tube agrave trappe 101

Les anthropoiumldes sont-ils meilleurs 101

Les expeacuteriences de Povinelli 102

Leacuteventuel rocircle de lexpeacuterience (donc de la culture) 102

Comment interpreacuteter les erreurs des chimpanzeacutes 103

Les humains font aussi des erreurs 103

Eviter les conclusions hacirctives 105

Mieux prendre en compte les comportements speacutecifiques 106

Leacutexpeacuterience de la trappe modifieacutee 107

Comment expliquer la diffeacuterence avec les autres eacutetudes 108

Pas seulement les primates les oiseaux aussi 108

Test du tube agrave trappe chez le corbeau freux 108

Les freux savent faire monter le niveau deau 109

Les corbeaux de Nouvelle-Caleacutedonie aussi 110

Causaliteacute physique outils et eacutevolution un retour rapide 111

Leacutevolution du cervelet 111

Les chondrychtiens et la causaliteacute physique 111

Des traditions chez lanimal 112

Les cultures ne se limitent pas aux outils 112

Une culture aussi chez les orangs-outans 113

Une tradition chez les baleines agrave bosse 113

Les macaques laveurs 114

Diffeacuterents regards sur la transmission culturelle 115

De la transmission culturelle chez les bourdons 115

Les meacutecanismes de transmission culturelle 116

Des situations denseignement 117

Enseignement de la chasse chez le chat 117

Enseignements instrumentaux chez les grands singes 117

Que penser de tout cela 118

Mise en relief du stimulus 118

8

Simple conditionnement 119

Eacutemulation (facilitation sociale) 120

Imitation lautre comme agent intentionnel 120

De limitation chezhellip les leacutezards 121

Chimpanzeacutes vs enfants relations physiques vs intentions 122

Mais les chimpanzeacutes peuvent imiter reacuteellement 122

Transmission culturelle artificielle en laboratoire 123

Imitation vs eacutemulation causes et conseacutequences 124

Leacutemulation est une strateacutegie pas une obligation 124

Limitation mais pas leacutemulation permet leacutevolution culturelle 125

Neurones miroirs et perception des intentions 127

Les macaques remarquent quon les imite 129

Complexiteacute sociale et cognition 130

Les espegraveces sociales ont des meacutecanismes cognitifs plus deacuteveloppeacutes 131

Chez les mammifegraveres lenceacutephalisation est lieacutee agrave la socialiteacute 131

Capaciteacutes cognitives des corvideacutes testeacutees en laboratoire 132

Utilisation de meacuteta-outils par des corbeaux 133

Mais lintelligence et la vie sociale ne suffisent pas 134

La culture agit en retour sur les meacutecanismes cognitifs 134

Une parenthegravese Le chien - comme lenfant 136

Imitation seacutelective chez lenfant 138

Chez les chiens aussi 138

Retour aux singes de Tomasello 139

Cortex preacutefrontal et utilisation doutils 139

Des outils quasi-oldowayens latelier des singes 140

Cognition sociale et Theacuteorie de lEsprit 141

Quatre espegraveces contemporaines 141

Erectus et les bifaces de lAcheuleacuteen 141

Homo ergaster erectus conquiert lAncien Monde 143

Caractegraveres 144

Quest-ce qui a pousseacute vers une augmentation du cerveau 144

Conseacutequences sociales 148

Retour aux chimpanzeacutes 148

Les primates et la vie en socieacuteteacute pourquoi 148

Chimpanzeacutes des relations entre macircles 149

Une reacuteelle collaboration 149

Le partage 150

9

La socieacuteteacute est source de conflits 151

La question de la theacuteorie de lesprit 153

La theacuteorie de lesprit 153

Une TE incomplegravete avant 4 ans 154

Mais tout de mecircme des compeacutetences preacutecoces 155

Une theacuteorie de lesprit ou pas chez les singes 158

Le rocircle du regard 159

Regard du papillon regard humain 159

Voir eacutemergence chez lenfant humain 159

Les expeacuteriences sur voir donc savoir 160

Les expeacuteriences de Povinelli 160

Les expeacuteriences de Tomasello 160

Rappel les trois controcircles 161

Repreacutesentations bas niveau haut niveau 161

Expeacuteriences sur suivre la direction du regard 162

Le rocircle reacutefeacuterentiel du regard 163

Les chiens agrave nouveau plus humains que les singes 163

Le chien sait-il quon le voit 164

Le chimpanzeacute sait aussi si on le voit ou pas 165

Une Theacuteorie de lEsprit peut-ecirctre mais laquelle 166

Comprendre que lautre sait pas que lautre croit 166

Mais lanalyse du regard semble indiquer autre chose 169

En conclusion Povinelli a agrave la fois raison et tort 169

De la Theacuteorie de lEsprit agrave la conscience 170

Homo erectus cegravede le pas agrave dautres hominineacutes 170

Les Neacuteandertaliens premiers Europeacuteens 171

Caractegraveres 172

Une mosaiumlque de caractegraveres 172

Un cousin lointainhellip et pas le seul 173

Une vie organiseacutee mais difficile 174

Pour finir la disparition 175

Une vie symbolique Tout lindique 177

Une conscience de la mort chez les chimpanzeacutes 179

Griffin un pionnier contesteacute 180

Les degreacutes de la conscience 180

Une conscience chez lanimal 181

Des ressemblances de perception inattendues 181

10

Ressemblance continuiteacute est-ce un argument 182

Philosophes 182

Pas de langage pas de conscience 182

Des concepts et meacutetaconnaissances sans langage 182

Concepts sociaux chez les macaques 183

Connaissance sur la connaissance 183

La conscience de soi 184

Un soi pour se repreacutesenter dans le contexte social 184

Conscience de soi et meacutemoire eacutepisodique 184

Mais les animaux aussi voyagent dans le temps 185

La reconnaissance de soi 187

Enfants 187

Cercopitheacutecoiumldes 189

Chimpanzeacutes 189

Le paradigme de la tache 190

Pourquoi une conscience de soi 190

Les origines phylogeacuteneacutetiques de la conscience de soi 191

Chez les primates 191

Dautres espegraveces sont hautement sociales 191

Conscience de soi chez les dauphins 191

Conscience de soi chez les eacuteleacutephants 192

Conscience de soi chez les pies 193

En fin de comptehellip 193

En guise de conclusion rapide 194

Sapiens le dernier des Homo 194

La progression du symbolique 194

Reacutefeacuterences et lectures suggeacutereacutees 195

Sur leacutevolution en geacuteneacuteral 195

Sur leacutethologieeacutecologie cognitive (ou la psychologie compareacutee) en geacuteneacuteral 195

Sur leacutevolution des systegravemes nerveux 196

Sur lorientation spatiale 196

Sur leacutevolution des humains 196

Sur leacutevolution des humains regards particuliers 196

Sur leacutevolution des humains et la comparaison avec les primates non humains 197

Sur la cognition chez les primates 197

Sur la cognition chez les chiens 197

11

Sur les eacutemotions chez les primates 198

Sur la question du langage 198

Sur la question de la conscience 198

Sur les compeacutetences cognitives des oiseaux 198

Notes personnelles 199

13

22022017

Partie A Mise en place

La continuiteacute humain ndash animal une illustration Lobjectif de ce cours eacutetant de montrer lexistence dune continuiteacute de traitement de linformation entre lanimal1 et lhumain nous verrons tout dabord un exemple utile par ailleurs pour la suite du cours de traitement cognitif dans le domaine spatial Ce traitement dinformation est dune part reacutealiseacute par les marins pour savoir ougrave ils sont lors de la navigation en haute mer (cest donc une compeacutetence explicite formaliseacutee enseigneacutee et apprise par certains humains) mais il est eacutegalement reacutealiseacute de maniegravere automatique et essentiellement inconsciente lors de la locomotion par les ecirctres humains finalement on trouve le mecircme meacutecanisme ou une variante aussi dans de tregraves nombreuses espegraveces animales parfois sous une forme extrecircmement sophistiqueacutee

Chez les marins La navigation agrave lestime

Le problegraveme

A leacutepoque des premiers grands navigateurs (15egraveme s) la carte du monde est encore en grande partie muette Les navigateurs comme Christophe Colomb en 1492 se lancent souvent dans linconnu Mais ils souhaitent tout de mecircme reporter leurs eacuteventuelles trouvailles sur la carte et plus encore ils souhaitent pouvoir revenir chez eux ensuite Pour cela ils doivent eacutevidemment connaicirctre leur position durant le voyage

Or au quinziegraveme siegravecle le GPS nexiste bien sucircr pas et la navigation astronomique est encore en grande partie impossible On connaicirct deacutejagrave depuis le 13egraveme siegravecle le compas (terme de marine pour boussole) magneacutetique2 mais la boussole ne donne que la direction de marche et ne renseigne pas du tout sur la position (lendroit ougrave on se trouve) Les instruments preacutecis permettant de faire le point (en particulier le sextant3 pour mesurer la latitude et des horloges de bord suffisamment preacutecises pour deacuteterminer la longitude4) napparaissent pas avant la fin du 18egraveme siegravecle

1 Pour ne pas alourdir le discours je ne vais pas faire la distinction comme on devrait normalement la faire entre humains et animaux non humains Animal fera reacutefeacuterence par deacutefaut agrave animal non humain 2 Lusage nautique de la magneacutetite (Fe3O4) est citeacute par Marco Polo en 1280 agrave la mecircme eacutepoque il en est aussi question dans les Sagas scandinaves Il y a donc deux thegraveses en concurrence selon lune la boussole aurait eacuteteacute inventeacutee en Chine transmise aux Arabes puis importeacutee en Europe par les Veacutenitiens selon lautre la boussole aurait eacuteteacute apporteacutee en Meacutediterranneacutee par les Normands au XIegraveme siegravecle 3 Loctant preacutecurseur du sextant permettant de deacuteterminer preacuteciseacutement la latitude a eacuteteacute inventeacute par John Hadley en 1731 le sextant en 1757 Lutilisation dhorloges preacutecises (chronomegravetres) pour la deacutetermination de la longitude date du second voyage de James Cook (1772-1775) 4 Pour meacutemoire la longitude est la coordonneacutee est-ouest Une horloge preacutecise (dite chronomegravetre) permet de la deacuteterminer en mesuranthellip le deacutecalage horaire Par deacutefinition de midi le soleil culmine agrave midi heure solaire locale On regarde lors de la culmination lheure indiqueacutee sur le

14

Lors du trajet exploratoire (laller) il est donc impossible dutiliser une information spatiale relative au lieu ougrave on se trouve (on est sur une carte muette au milieu de nulle part en des endroits non encore reacutepertorieacutes et on ne peut mecircme pas mesurer la latitude et la longitude) Si on na pas dinformation sur les lieux par contre on a des informations prises en route relatives au chemin parcouru Cest ces informations qui pendant des siegravecles ont permis aux marins ndash aventuriers vikings grands navigateurs europeacuteens ou explorateurs polyneacutesiens ndash de traverser dimmenses eacutetendues deau sans se perdre

Proceacutedure additionner les segments

Comment faisait-on donc pour connaicirctre sa propre position Pour lessentiel on estimait la direction de marche (agrave laide dune boussole du soleil des eacutetoiles de la direction de la houle de la direction des vents) et le chemin parcouru entre deux changements de cap ou changements de vitesse sur la base dune mesure du temps eacutecouleacute et pour la vitesse agrave laide de la voilure mise drsquoune estimation de la force du vent (sur la base de laspect des vagues) et aussi dun instrument simple appeleacute loch une sorte de bucircche au bout dune corde munie de nœuds reacuteguliers On jetait cet objet agrave leau et on comptait le nombre de noeuds qui deacutefilaient entre les mains de celui qui tenait la corde en un temps donneacute Les noeuds eacutetaient eacutetalonneacutes pour que le nombre qui passe soit directement traduisible en milles nautiques (1852 m) agrave lheure On dit encore filer huit noeuds pour un bateau qui va agrave 8 milles de lheure5

On utilisait de plus (en tout cas sur les navires des grands navigateurs) une meacutemoire de travail dans laquelle on pouvait facilement noter les directions et les vitesses estimeacutees linstrument appeleacute renard (traverse board en anglais) Leacutequipage y reportait agrave laide de chevilles disposeacutees sur les diffeacuterentes directions de la rose des vents les directions et les distances suivies pour chaque intervalle de mesure

Ensuite lofficier de bord responsable de la navigation reportait sur une carte (qui pouvait ecirctre vide dans le cas dun voyage dans linconnu) bout agrave bout ces

chronomegravetre de bord qui a eacuteteacute reacutegleacute dans le port de deacutepart Sil est midi sur le chronomegravetre cest quon est agrave la mecircme longitude que le port de deacutepart Si par exemple le chronomegravetre indique quatre heures de lapregraves-midi cest quon est agrave quatre heures de deacutecalage vers louest par rapport au port de deacutepart ou encore 424 du tour de la terre ndash autrement dit agrave la longitude de 60degouest relativement au port de deacutepart 5 Pour meacutemoire le mille nrsquoest pas une mesure arbitraire il correspond agrave une minute drsquoarc (un soixantiegraveme de degreacute) le long drsquoun grand cercle (lrsquoeacutequateur par exemple) la circonfeacuterence de la terre est donc de 360 x 60 = 21600 milles nautiques Cf wikipedia Loch vient du neacuteerlandais log (bucircche morceau de bois)()Les premiers lochs (loch agrave bateau) eacutetaient constitueacutes par un flotteur (triangle de bois appeleacute bateau lesteacute pour senfoncer perpendiculairement au sens davancement du navire) relieacute agrave une ligne dont les graduations eacutetaient constitueacutees par des nœuds espaceacutees de 1440 megravetres (47 pieds et 3 pouces mesure anglaise car les premiers lochs furent utiliseacutes par des anglais ) le bateau eacutetait lanceacute agrave la mer par larriegravere et on laissait filer la ligne une premiegravere longueur correspondait agrave la longueur du navire et est signaleacutee par un morceau de tissu la houache Lorsque la houache passait par dessus bord on deacuteclenchait le sablier et on comptait le nombre de nœuds qui deacutefilaient pendant 28 secondes ce nombre donne la vitesse du navire en nœuds En effet 1 nœud = 1 mille marin par heure soit 1 852 megravetres en 3 600 secondes soit agrave peu pregraves 15 megravetres en 30 secondes (1543 megravetres exactement) Cest pour tenir compte de lentrainement du bateau par le navire que leacutecart entre les nœuds eacutetait infeacuterieur agrave 15 megravetres

15

segments parcourus agrave vitesse et direction constantes (entre deux changements de vitesse ou de direction)

Chacun de ces segments eacutetant orienteacutes avec une longueur et une direction il sagit de vecteurs En les mettant bout agrave bout sur la carte depuis le point de deacutepart on obtient leur somme (ce qui eacutequivaut agrave reacutealiser graphiquement lopeacuteration daddition vectorielle en matheacutematique) Lextreacutemiteacute de cette somme de vecteurs donnait lestimation de la position actuelle relativement au point de deacutepart

Linversion de 180deg de cette somme donnait eacutevidemment eacutegalement un vecteur le cap agrave suivre pour revenir en ligne droite au point de deacutepart et la distance agrave parcourir

Primitives

En reacutesumeacute de quoi devait disposer un navigateur pour calculer sa position

Dun point de deacutepart clairement deacutefini (du voyage et du calcul)

Ensuite pour chaque segment rectiligne de parcours (a) dune information sur la direction de marche du navire indices directionnels comme le soleil le coucher et le lever de soleil les eacutetoiles le nord magneacutetique la direction du vent de la houle et (b) dune information sur la longueur du segment parcouru normalement en multipliant la vitesse instantaneacutee (mesureacutee pex en filant le loch) par le temps de parcours (obtenu agrave laide du sablier de lalternance des jours et des nuits)

Dune meacutemoire agrave (comparativement) court terme une meacutemoire de travail en fait pouvant contenir ces informations vectorielles le temps neacutecessaire agrave les utiliser dans le calcul subseacutequent Cette meacutemoire eacutetait simplement videacutee apregraves usage

Dune proceacutedure de calcul de la reacutesultante (typiquement en effectuant le report de chaque segment sur la carte au bon endroit cest-agrave-dire au bout du vecteur preacuteceacutedent) qui donne la position actuelle du navire sur la carte

Fonctions se situer construire la carte ou aller vers un but deacutejagrave connu

La fonction de base de la navigation agrave lestime est de savoir ougrave on est pour pouvoir revenir chez soi ndash une fonction eacutevidemment essentielle comme on le verra aussi plus loin chez lanimal

Une seconde fonction pour le navigateur est de pouvoir inscrire sur la carte agrave peu pregraves au bon endroit les repegraveres rencontreacutes ndash donc deacutetablir le contenu de la carte de construire la carte Pour porter sur la carte en 1492 les Indes Occidentales quil avait abordeacutees (les Antilles) Christophe Colomb a utiliseacute cette mecircme meacutethode il a estimeacute le chemin total parcouru (en direction et en distance) depuis la derniegravere terre connue et porteacutee sur la carte pour placer les Antilles sur la partie encore vide de celle-ci

Une fonction compleacutementaire est de viser un point deacutejagrave porteacute sur la carte Ainsi la cocircte dAfrique avait eacuteteacute cartographieacutee de proche en proche par des marchands naviguant le long des cocirctes (ce type de navigation quon appelle cabotage) Vasco de Gama sur la base de la carte eacutetablie auparavant par dautres que lui a ainsi pu naviguer agrave lestime vers un point connu de la cocircte dAfrique en 1497 plutocirct que de suivre la cocircte il a croiseacute au large et pris un trajet plus efficace tirant parti des vents du large

16

Chez ladulte etou lenfant linteacutegration du chemin

Un traitement cognitif implicite automatique et largement inconscient semblable agrave la navigation agrave lestime est agrave lœuvre lors de la locomotion chez lhumain suite agrave des travaux sur lanimal dans les anneacutees 80 on a nommeacute ce traitement particulier inteacutegration du chemin6 On le met en eacutevidence dans des expeacuteriences ougrave les sujets ne peuvent faire recours agrave des repegraveres visuels ou autres pour revenir agrave un point de lespace de locomotion En labsence de repegraveres le sujet ne peut se fonder que sur les informations lieacutees agrave son propre mouvement et sur une opeacuteration mentale dont on doit supposer quelle est isomorphe agrave lopeacuteration de calcul nommeacutee navigation agrave lestime

Bien que linteacutegration du chemin ait eacuteteacute eacutetudieacutee depuis des anneacutees chez lanimal elle a eacuteteacute relativement peu eacutetudieacutee chez lhumain et il nexiste agrave notre connaissance presque aucune donneacutee publieacutee sur ce processus au travers du deacuteveloppement de lenfant

Nous avons testeacute7 dans des expeacuteriences encore non publieacutees des sujets adultes jeunes des sujets acircgeacutes (70 ans env) et des enfants (1E et 6P entre autres) Dans tous les cas on a demandeacute au sujet de faire un trajet guideacute agrave deux segments les yeux bandeacutes et une protection auriculaire sur les oreilles et de revenir agrave son point de deacutepart (donc de fermer le triangle) On a releveacute les points darrecirct et calculeacute le centroiumlde8 de ces points qui traduit le comportement moyen du groupe de sujets pour

10 sujets jeunes (245 ans plusmn 35) apregraves un trajet de 35 m un coude puis 2 m

9 sujets acircgeacutes (704 ans plusmn 72) idem

20 enfants de 1E (premiegravere enfantine ou 1e Harmos)9 apregraves 6 m un coude puis 3 m

20 enfants de 6P (sixiegraveme primaire ou 8e Harmos) idem

Si ce traitement spatial est visiblement imparfait chez les 1E (qui partent neacuteanmoins agrave peu pregraves dans la bonne direction) il est nettement meilleur chez les 6P

Chez les adultes pour des trajets plus courts les jeunes ont une bonne performance mais elle est deacutegradeacutee agrave 70 ans Cette modification chez les personnes acircgeacutees est inteacuteressante car outre laugmentation de la dispersion typique des personnes acircgeacutees on y observe un biais vers le premier segment du trajet biais qui pourrait ecirctre adaptatif

6 Mittelstaedt M L amp Mittelstaedt H (1980) Homing by path integration in a mammal Naturwissenschaften 67(11) 566-567 7 Expeacuteriences faites sous la direction de R Maurer et Alan Pegna par Virginie Descloux ainsi quexpeacuteriences faites chez lenfant par Denis Gudet Nathalie Mottaz et Karin Hoegen 8 Ou centre de graviteacute des points correspondant au x moyen et au y moyen Lellipse dessineacutee est une ellipse de confiance la probabiliteacute que le centre de graviteacute pour la population se trouve quelque part dans cette ellipse est de 95 9 Les donneacutees des enfants (1E et 6P) repreacutesentent la superposition de trajets avec un coude vers la droite et un coude vers la gauche une moitieacute dentre eux eacutetant retourneacutes en miroir

17

Inteacutegration du chemin chez la fourmi

En septembre 2002 Ruumldiger Wehner alors directeur de lInstitut de Zoologie de lUniversiteacute de Zurich10 a reccedilu le prix Marcel Benoist la plus haute distinction scientifique de la Confeacutedeacuteration une sorte de Nobel suisse pour ses travaux sur la fourmi coureuse du deacutesert (genre Cataglyphis11)

Les fourmis du genre Cataglyphis ont coloniseacute tout le pourtour de la Meacutediterraneacutee Ce sont des fourmis dassez grande taille hautes sur pattes et facilement reconnaissables agrave leur abdomen releveacute (caracteacuteristiques qui sont toutes des adaptations agrave la chaleur) Leur deacuteplacement est particuliegraverement rapide (1 ms) Contrairement agrave beaucoup despegraveces de fourmis les Cataglyphis ne laissent pas de trace olfactive lors de leurs deacuteplacements (sans doute que dans les milieux extrecircmes coloniseacutes le vent et la chaleur effaceraient rapidement les traces de plus celles-ci ont un coucirct meacutetabolique et hydrique)

Le nid (signaleacute seulement par un trou dans le sol) est parfois situeacute dans des milieux extrecircmement hostiles plaines salines totalement deacutenudeacutees et sans repegraveres visuels notables Lors de leurs trajets exploratoires les ouvriegraveres quittent le nid individuellement et sen eacuteloignent pour lessentiel radialement mais avec des sinuements Lorsquelles trouvent de la nourriture (cadavre dinsecte ou miette deacuteposeacutee par lexpeacuterimentateur) elles sen emparent et reviennent directement au nid En raison de la tempeacuterature il est vital pour lanimal de revenir aussi vite que possible au nid sans quoi il meurt de chaud

Lors de ce retour il est manifeste que ces fourmis ne retracent pas le chemin parcouru agrave laller mais prennent la ligne droite (le plus court chemin) en direction du nid Ces excursions peuvent ecirctre extraordinairement longues (il faut se les repreacutesenter relativement agrave la dimension de lanimal environ un centimegravetre de long) Wehner a ainsi mesureacute un aller de 592 megravetres en zig-zag suivi dun retour quasi lineacuteaire de 140 m

Par quel moyen ces ouvriegraveres reacuteussissent-elles agrave revenir avec autant de preacutecision vers un point invisible quand aucun repegravere alentour ne permet de le localiser Lagrave aussi en faisant le mecircme calcul que le navigateur par addition vectorielle des segments de chemin dont la direction leur est fournie par le soleil utiliseacute comme boussole Autrement dit les fourmis remontent le vecteur qui va du nid agrave elles et quelles ont calculeacute en continu lors de leur trajet aller

Consideacuterant quil doit y avoir en plus une correction en route pour tenir compte du fait que le soleil se deacuteplace dans le ciel on ne manquera pas de seacutetonner de ce que peut faire un cerveau de fourmi qui a moins dun million de neurones

Leacutetude de la continuiteacute entre lanimal et lhumain Cest avec Aristote (4egrave s av JC) le preacutecepteur dAlexandre le Grand quest vraiment neacutee la classification des animaux12 Aristote eacutetait un excellent

10 Le site du groupe Wehner existe toujours (sept 2015) Cf httpwwwimlsuzhchresearchfgrzoolWehnerhtml Wehner a eacutegalement une page agrave lEcole Polytechnique Feacutedeacuterale de Zurich httpwwwneuroscienceethzchresearchsensory_systemswehner 11 Wehner a travailleacute sur plusieurs espegraveces Cataglyphis bicolor C fortis C albicans 12 Hippocrate (5egraveme s) avait cependant deacutejagrave fait une classification selon le reacutegime alimentaire

18

collationneur dobservations (il a rassembleacute les observations de nombreux naturalistes de leacutepoque) et comme dautres philosophes il eacutetait tregraves proche par moments dune penseacutee scientifique moderne

Dans ses eacutecrits la biologie et la psychologie sont intimement lieacutees Au cours de ses Enquecirctes concernant les animaux13 il a rassembleacute des descriptions portant sur pas moins de 540 espegraveces et trois livres sur un total de dix concernent la psychologie des animaux

Aristote a utiliseacute le mot grec psukhegrave14 (quon traduit souvent assez mal par acircme) pour deacutesigner le principe de vie (incluant toutes les fonctions vitales telles que la sensation la reproduction la locomotion la raison) Les plantes les animaux lhomme se distingueraient par leacutetendue de leurs fonctions (ainsi la raison noucircs15 nexisterait en forme aboutie que chez lhomme) les fonctions seraient indissociables du corps (sauf le noucircs) Autrement dit Aristote croyait en une continuiteacute animal-homme le long dune eacutechelle de complexiteacute des fonctions16 Pour lui la diffeacuterence eacutetait plutocirct quantitative mecircme en ce qui concerne lesprit et il la comparait agrave la diffeacuterence entre enfants et adultes () de la mecircme maniegravere quon observe chez les enfants les traces et graines de ce qui sera un jour des habitudes psychologiques abouties alors mecircme que psychologiquement un enfant ne diffegravere que peu au deacutepart dun animal

Des traditions parallegraveles

[CAS-12 ssq] Campan et Scapini dans leur manuel deacutethologie essaient de distinguer et de deacutetailler les filiations des diffeacuterents courants de penseacutee (agrave vrai dire tregraves imbriqueacutes les uns dans les autres) qui reacutegissent leacutetude du comportement animal degraves les 17egraveme et 18egraveme siegravecle Pour simplifier on peut voir deux grandes tendances

Dune part le courant issu de la tradition naturaliste remontant agrave Aristote parmi ses repreacutesentants Georges-Louis Leclerc Comte de Buffon (1707-1788) met 40 ans agrave eacutecrire agrave raison de huit heures par jour une Histoire Naturelle en 36 volumes Reneacute Antoine de Reacuteaumur (1683-1757) linventeur du thermomegravetre publie 6 volumes sur les insectes il eacutetudie aussi les poissons et les fourmis17 Inteacutegrant ensuite la theacuteorie darwinienne ce courant va donner naissance agrave leacutethologie naturaliste18 de la fin du 19egraveme siegravecle et du deacutebut du 20egraveme

Dautre part le courant issu de la philosophie meacutecaniciste de Reneacute Descartes (1596-1650) qui donnera naissance agrave lapproche neurophysiologique19 et de lagrave agrave

13 Περὶ Τὰ Ζῷα Ἱστορίαι litteacuteralement enquecirctes sur les animaux 14 ψυχή 15 Du grec νοῦς prononceacute no-ouss ou nouss 16 Lideacutee deacutechelle de complexiteacute saccompagnait dune ideacutee deacutechelle dans la perfection lhomme eacutetant consideacutereacute plus parfait que les autres ecirctres Ce type de penseacutee perdure jusquagrave nous avec lideacutee que lhomme est plus adapteacute etc alors queacutevidemment toutes les espegraveces sont adapteacutees agrave leur milieu (au sens large) sans quoi elles ne seraient plus lagrave 17 Et dautres encore comme Georges Leroy (1723-1789) qui est le premier agrave deacutecrire le comportement en pratiquant une eacutethologie de forme moderne (en deacutepassant les clivages taxonomiques et en sinteacuteressant au comportement comme expression de compeacutetences) 18 Spalding Fabre Wheeler Craig von Uexkuumlll Heinroth von Frisch Tinbergen Lorenzhellip 19 pex La Mettrie Galvani (1737-1798) qui montre la nature eacutelectrique de linflux nerveux leacutecole reacuteductionniste allemande Muumlller (les processus vivnants peuvent ecirctre deacutecrits en termes de lois)

19

lapproche expeacuterimentale du comportement (psycho-physique20 puis psychologie animale expeacuterimentale21 puis psychologie comparative expeacuterimentale22 et beacutehaviorisme23)

Le deacutebut du 20egraveme siegravecle deux courants sopposent

[GOO-11] Dans la suite des deux traditions mentionneacutees plus haut on observe dans la premiegravere moitieacute du 20egraveme siegravecle une scission seacutevegravere entre deux faccedilons opposeacutees deacutetudier le comportement scission mateacuterialiseacutee par lOceacutean Atlantique de part et dautre de cet oceacutean les questions de base sur le comportement neacutetaient mecircme pas identiques

Les eacutethologues objectivistes (dits classiques) dont le repreacutesentant le plus connu est certainement Konrad Lorenz (1903-1989 prix Nobel en 1973) posent la question des meacutecanismes du comportement de sa fonction et de son eacutevolution Ils eacutetudient les comportements inneacutes dans de nombreuses espegraveces (notamment afin de saisir les diffeacuterences et les points communs) et pour comprendre la fonction normale du comportement ils essaient souvent deacutetudier lanimal dans son habitat naturel ou dans des environnements simulant cet habitat naturel

La psychologie compareacutee et particuliegraverement leacutecole beacutehavioriste de John B Watson (1878-1958) et Burrhus F Skinner (1904-1990) met par contre laccent sur les meacutecanismes et le deacuteveloppement du comportement A ce titre ils eacutetudient surtout lapprentissage Ils sont agrave la recherche de lois geacuteneacuterales du comportement (sans soccuper de leacutevolution des comportements) et pensent que le comportement doit ecirctre eacutetudieacute de maniegravere controcircleacute dans un laboratoire Tregraves peu despegraveces les inteacuteressent essentiellement le rat surmulot (dans sa version de laboratoire) Rattus norvegicus et le pigeon Columba livia ces animaux ne sont que des instruments pour eacutetudier les meacutecanismes et on ne sinteacuteresse donc pas agrave leur bagage comportemental inneacute24

Plusieurs tendances dans la psychologie compareacutee

[DEW25-431] Comme on le voit ci-dessus on assimile volontiers la psychologie compareacutee historiquement au beacutehaviorisme contre lequel leacutethologie classique

Helmholtz Plus tard Sherrington (1857-1952) et Setchenov (1829-1905) dont les travaux sur les reacuteflegravexes seront poursuivis par Pavlov 20 Weber (1795-1878) mesure la vitesse de linflux nerveux et deacutecrit linhibition nerveuse Il fonde la psycho-physique Fechner (1801-1887) eacutetablit la relation entre intensiteacute du stimulus et intensiteacute de la sensation 21 Thorndike (1874-1949) il introduit les meacutethodes expeacuterimentales quantitatives en psychologie deacutebut de lexpeacuterimentation dans des environnements controcircleacutes apprentissage par essai et erreur dans des boicirctes (lanimal doit presser un levier pour obtenir une reacutecompense) Le rat blanc de laboratoire devient un sujet classique Ivan Petrovich Pavlov (1849-1936) deacutecouvre le conditionnement 22 Loeb Jennings plus tard Koumlhler et Koffka (psychologie de la forme ou Gestalt) 23 Watson (1878-1953) geacuteneacuteralise le scheacutema S-R agrave tous les comportements de toutes les espegraveces et cherche agrave eacutetablir les lois de ce scheacutema Burrus Frederic Skinner (1904-) Hull Tolman 24 De plus deacutesireux de seacuteloigner de la psychologie de lintrospection et de ses piegraveges et de faire une psychologie calqueacutee sur les sciences dures fondeacutee sur des entiteacutes clairement observables et mesurables les beacutehavioristes renoncent totalement agrave eacutetudier la cognition par essence non mesurable puisque interne Seul le lien entre les observables (stimuli et reacuteponses) les inteacuteresse 25 [DEW] Dewsbury DA (1990) Contemporary issues in Comparative Psychology Sunderland Massachusetts Sinauer

20

objectiviste seacutetait reacutevolteacutee Mais en fait [DEW-432] il y avait diverses tendances dans la psychologie compareacutee Celle-ci eacutetait neacutee en reacutealiteacute avec Darwin (cf lExpression des Emotions chez lAnimal et chez lHomme)

Ainsi une ligne de penseacutee (celle de George Romanes un eacutelegraveve de Darwin) de la psychologie compareacutee explorait la conscience et le fonctionnement mental cherchant agrave mettre en eacutevidence la continuiteacute existant entre animaux et humains C Lloyd Morgan J Lubbock EL Thorndike travaillegraverent dans cette optique

Une autre ligne sinteacuteressait agrave la question nature-culture autrement dit agrave la question de linneacute et de lacquis et donc des instincts Douglas Spalding James Mark Baldwin et mecircme John B Watson firent partie de ces penseurs Les psychologues sinteacuteressegraverent eacutegalement par voie de conseacutequence agrave la fonction du comportement en lien avec laccent mis par Darwin sur ladaptation Et dans les anneacutees 30 et 40 leacutethologie est venue eacutepauler la psychologie compareacutee tout en sopposant agrave lapproche beacutehavioriste

01032017

Leacutethologie classique pense en termes deacutevolution

Autant la psychologie compareacutee neacutegligeait dans la majoriteacute des cas lhistoire eacutevolutive des meacutecanismes quelle eacutetudiait autant la relation entre eacutethologie naturaliste et eacutevolution eacutetait profonde et intime En effet dans le programme de leacutethologie il sagissait deacutetudier linstinct donc les comportements inneacutes qui dit inneacute dit transmis de geacuteneacuteration en geacuteneacuteration et donc on ne pouvait faire abstraction de linteraction comportement-eacutevolution Sagissant de la cognition dans une approche eacutethologique on sera ameneacute agrave reacutefleacutechir agrave (1) limpact de leacutevolution sur la cognition et (2) limpact de la cognition sur leacutevolution Pour ce second point pensons au fait que si un animal voit son comportement modifieacute par lapprentissage et que cela lui permet de davantage se reproduire alors on comprend bien que la cognition influence aussi leacutevolution en une interaction complexe26

La danse des abeilles et son eacutevolution

Un bel exemple dapproche eacutevolutive dun comportement de traitement de linformation issu de leacutethologie classique est celui du deacutecryptage de la danse des abeilles

Labeille est probablement europeacuteenne agrave lorigine et faisait alors des nids ouverts Ces espegraveces ont eacuteteacute expulseacutees dEurope quand le climat sy est deacuteteacuterioreacute et se sont installeacutees en Asie du Sud-Est Par la suite une espegravece sest adapteacutee aux climats plus tempeacutereacutes cette espegravece ndash lancecirctre de cerana et mellifera ndash a ducirc revenir coloniser vers louest du cocircteacute de la Mer Caspienne Deux populations ont pu alors ecirctre seacutepareacutees par le climat aride du plateau central iranien Ainsi ces deux espegraveces ont divergeacute (il y a donc peu de temps elles sont geacuteneacutetiquement isoleacutees mais il ny a pas de barriegraveres empecircchant laccouplement entre espegraveces et il ny a pas non plus de zones sympatriques) Mellifera est agrave louest du deacutesert iranien et a coloniseacute lArabie et lAfrique Cerana reste agrave lest Ces deux espegraveces ont ensuite

26 Voir par exemple Nolfi S Parisi D amp Elman J L (1994) Learning and evolution in neural networks Adaptive Behavior 3(1) 5-28

21

divergeacute en diverses races mais elles sont trop reacutecentes pour que ces races soient devenues des espegraveces agrave part entiegravere

Lorsquelle sort du nid (de la ruche pour les abeilles domestiques) labeille butineuse calcule en continu la reacutesultante de ses deacuteplacements comme la somme vectorielle des eacuteleacutements du chemin parcouru (on retrouve donc ici la navigation agrave lestime ou inteacutegration du chemin) la direction de chacun des vecteurs quelle additionne lui est donneacutee par reacutefeacuterence agrave la direction du soleil la longueur probablement en grande partie par le flux visuel

Ce vecteur-somme calculeacute agrave laller lui permet une fois la nourriture trouveacutee de revenir au nid par le plus court chemin en ligne droite comme la fourmi du deacutesert Dans le nid et pour autant que la source de nourriture en vaille la peine leacuteclaireuse va recruter des autres abeilles pour aller au mecircme endroit chercher le nectar ou le pollen Ce recrutement pourrait faire appel agrave la vision (les autres abeilles suivraient visuellement la premiegravere lorsquelle revient agrave la nourriture) ou agrave lolfaction (via des pheacuteromones de recrutement eacutemises en vol par la premiegravere) On sait que cest en partie le cas mais lessentiel du recrutement semble passer par un comportement eacutetonnant la danse des abeilles sur un des rayons de la ruche verticaux et plongeacutes dans lobscuriteacute

Forme de la danse et information transmise

Karl von Frisch qui obtiendra en 1973 le prix Nobel avec les eacutethologues Konrad Lorenz et Niko Tinbergen recourt degraves 1919 agrave une technique de conditionnement pour comprendre la fonction exacte de cette danse

Les abeilles sont entraicircneacutees individuellement agrave butiner une source de sirop de sucre quon eacuteloigne de plus en plus de la ruche jusquagrave la position deacutesireacutee27 Cette source nest au deacutepart pas tregraves riche ce qui fait quil ny aurait pas avantage agrave recruter dautres abeilles pour la mecircme source Une fois labeille bien entraicircneacutee agrave faire le trajet la source de nourriture est rendue plus riche la butineuse va donc vouloir recruter dautres abeilles Au moment ougrave elle rentre agrave la ruche elle va se mettre agrave danser sur le rayon

Von Frisch observe deux formes de la danse une danse en rond bidirectionnel qui dure une trentaine de seconde et une danse en huit dont la partie centrale est assortie dun freacutetillement agrave 13 Hz (waggle dance) Von Frisch pensait au deacutepart que le type de danse deacutependait simplement de la nourriture et que le recrutement eacutetait olfactif

En 1944 il deacutecouvre accidentellement que la danse en rond se produit pour une source plus proche que 90 m si la source est plus lointaine il y a toujours danse en huit De plus il observe que la dureacutee de la phase freacutetillante (le nombre de freacutetillements ce qui modifie donc la dureacutee de tout le huit) augmente avec la distance agrave la source

Von Frisch se dit alors que la direction doit ecirctre indiqueacutee aussi Il observe que diffeacuterentes abeilles dansent sous diffeacuterents angles et fait des expeacuteriences avec ses sources de nourriture mises dans diffeacuterentes directions depuis la ruche Il constate que la partie rectiligne de la danse au milieu du 8 (lagrave ougrave labeille freacutetille) fait avec la verticale (le zeacutenith) le mecircme angle que la source avec le soleil

27 A raison de 25 de plus par eacutetape on peut ainsi les faire voler jusquagrave 13 km

22

Transmettant la direction et la distance agrave la nourriture la danse traduit donc directement le vecteur reacutesultant de linteacutegration du chemin (et alors le chemin le plus court de la ruche agrave la source mecircme si lors de ses trajets preacutealables la danseuse avait fait des deacutetours en route)

Se reacutefeacuterant agrave des sujets eacuteloigneacutes dans le temps et dans lespace et reposant sur des conventions arbitraires (zeacutenith = direction du soleil un freacutetillement = un certain nombre de megravetres) la danse peut ecirctre consideacutereacutee comme un langage simple non geacuteneacuteratif (il ne peut dire quune seule cateacutegorie de choses)

Ce moyen de communication semblait invraisemblable pour un animal ayant moins dun million de neurones et des chercheurs se sont opposeacutes aux conclusions de von Frisch en mettant en avant des insuffisances de sa meacutethode La preuve deacutefinitive de lexistence de ce langage est venue dans les anneacutees 80 dune part par des expeacuteriences tregraves subtiles de James L Gould (il arrivait agrave faire en sorte que le code des danseuses et celui des spectatrices soit deacutecaleacute en angle28 et cela donnait donc une erreur preacutevisible lors des sorties des butineuses recruteacutees) dautre part agrave laide de labeille-robot de Michelsen Lindauer et al gracircce agrave laquelle on pouvait envoyer agrave loisir les butineuses agrave dans des directions et agrave des distances choisies arbitrairement

Hypothegraveses sur leacutevolution de la danse

Lapproche de la reconstruction de la phylogenegravese des comportements repose sur une logique simple un trait commun agrave deux espegraveces doit avoir existeacute chez un ancecirctre commun avant que les deux ligneacutees (menant agrave ces deux espegraveces) ne divergent

Von Frisch a commenceacute par consideacuterer les espegraveces actuelles du genre Apis A part mellifera qui danse agrave la verticale dans le noir il existe en Asie trois espegraveces dabeilles tropicales cerana qui fait de mecircme (rayons verticaux agrave linteacuterieur des arbres creux) dorsata une abeille geacuteante qui danse agrave la verticale mais sur des rayons ouverts et florea une abeille naine qui danse agrave lhorizontale sur des rayons eux aussi ouverts

Von Frisch eacutetait parti de lideacutee que labeille actuelle a eacutevolueacute dun ancecirctre ressemblant agrave Apis florea Il sest fondeacute pour cela sur des traits morphologiques et concernant le comportement sur la logique mentionneacutee ci-dessus En effet aussi bien dorsata que mellifera peuvent si on les y force danser agrave lhorizontale et utiliser les repegraveres ceacutelestes comme florea

28 Cette expeacuterience complexe repose sur le fait (1) dune part que si on met une lampe agrave linteacuterieur de la ruche les abeilles vont lutiliser comme reacutefeacuterence (plutocirct que la verticale) pour danser et (2) dautre part que les ocelles situeacutees sur le sommet de la tecircte modulent la sensibiliteacute de labeille agrave la lumiegravere Si les ocelles sont recouvertes de peinture opaque la sensibiliteacute de labeille chute (mais cela ne lempecircche pas de butiner en utilisant le soleil) Si labeille danseuse a les ocelles recouvertes et que la lampe inteacuterieure nest pas trop forte elle va utiliser la verticale comme reacutefeacuterence Les spectatrices elles nayant pas les ocelles recouvertes vont utiliser la lampe comme reacutefeacuterence Degraves lors danseuse et spectatrice emploient deux codes diffeacuterents et si la position de la lampe nest pas congruente avec la verticale on peut injecter chez les recruteacutees une erreur preacutevisible elles iront donc chercher la nourriture dans une direction entacheacutee de cette erreur ce quon peut veacuterifier en disposant des sources de nourriture en cercle autour de la ruche

23

Apis florea danse agrave lhorizontale sur le sommet dun rayon ouvert elle pointe vers la nourriture et pour orienter sa danse elle utilise les repegraveres visibles dans le ciel Si on force des florea agrave danser agrave la verticale elle pointent leur danse autant que possible en direction de la nourriture

Von Frisch supposa que la danse avait deacutemarreacute comme cela sur une surface horizontale et que le preacutecurseur de la danse eacutetait la preacuteparation au deacutecollage (qui est aligneacutee avec la cible) si les ouvriegraveres salignaient pour deacutecoller ce geste aurait pu devenir par ritualisation les fondements de la danse Le freacutetillement aurait pu correspondre agrave la ritualisation du vol lui-mecircme (les abeilles volent toujours en zig-zag) et de leacutechauffement qui preacutecegravede le vol En fin de compte la danse serait devenue une sorte de miniature du vol lui-mecircme

Il fallait ensuite expliquer le passage agrave la verticale Cela est neacutecessaire pour labeille geacuteante qui construit ses immenses rayons suspendus sous des branches Von Frisch a supposeacute que la transposition a exploiteacute une tendance commune des insectes de convertir sans raison apparente un angle de marche relatif au soleil en un angle de marche relatif agrave la verticale dans le noir (mecircme notre coccinelle le fait avec parfois des erreurs de signe) Lagrave aussi la ritualisation aurait nettoyeacute ce comportement pour le rendre ideacuteal agrave la communication

Selon cette deacutemarche de Von Frisch larbre eacutevolutif du genre Apis serait donc le suivant (avec les donneacutees temporelles issues de la paleacuteontologie)

- 1rsquo000rsquo000

-500rsquo000

-10rsquo000 agrave -100rsquo000

A mellifera

A cerana

A dorsata

A florea

La danse (horizontale agrave ciel ouvert pointant directement vers la nourriture) serait apparue il y a plus de 1 million danneacutees chez les ancecirctres communs de A florea et des autres apideacutes (puisque dorsata et mellifera peuvent aussi danser comme cela) sur la base sune ritualisation de diffeacuterents eacuteleacutements de comportement (mouvements dintention preacuteparation au vol effet comportemental de leffort ducirc au vol voir ci-dessus) Avant la divergence de dorsata et des autres il y aurait eu transposition de la danse dans un autre systegraveme de reacutefeacuterence (la verticale) peut-ecirctre par mise en service dans une nouvelle fonction deacuteleacutements comme la tendance observeacutee chez la coccinelle tendance quil faut alors supposer preacutesente chez cette abeille ancestrale Avant la divergence de cerana et mellifera il y a eu reacutecupeacuteration eacutevolutive des vibrations de preacutechauffage de la musculature mueacutees en son pour ces espegraveces qui non seulement dansent agrave la verticale mais dans le noir

24

Effectivement des travaux bien posteacuterieurs agrave ceux de Von Frisch portant sur des informations geacuteneacutetiques (similariteacute de certaines proteacuteines) ont permis de reconstruire un arbre eacutevolutif tout agrave fait semblable agrave celui de Von Frisch Son arbre eacutevolutif est en effet exactement isomorphe agrave celui quon eacutetablirait agrave partir des diffeacuterences dans les acides amineacutes qui composent la meacutelitine principale proteacuteine du venin dabeille Mellifera et cerana ont exactement la mecircme meacutelitine il y a deux diffeacuterences avec dorsata et encore trois autres avec florea [MEN-13]

Programmes anthropocentrique et eacutecologique

Pourquoi souhaite-t-on comparer des espegraveces animales quant agrave leurs meacutecanismes cognitifs La reacuteponse nest pas unique En effet dans lapproche cognitive de lanimal il y a deux programmes tout agrave fait diffeacuterents29 opposeacutes mais compleacutementaires et traduisant toujours lopposition historique dans les maniegraveres daborder lanimal vue plus haut (1) le programme anthropocentrique comprendre lhumain en utilisant lanimal comme modegravele (2) le programme eacutecologique comprendre lanimal dans un contexte biologique

caracteacuteristique (1) programme anthropocentrique

[cf approche meacutecaniciste]

(2) programme eacutecologique

[cf approche naturaliste]

but eacutetudier la continuiteacute et la geacuteneacuteraliteacute des processus cognitifs entre espegraveces

eacutetudier limpact de leacutevolution sur la cognition comprendre la cognition comme un pheacutenomegravene biologique

pheacutenomegravenes analyseacutes cognition animale dans des tacircches suggeacutereacutees par ce que font les humains

processus cognitifs utiliseacutes par les animaux en nature

espegraveces compareacutees espegraveces distantes humain vs non-humains

espegraveces proches avec des niches ou besoins divergents espegraveces eacuteloigneacutees avec des niches convergentes

lien avec les neurosciences

indication de continuiteacute justifiant les modegraveles animaux

comprendre leacutevolution des meacutecanismes ceacutereacutebraux

Dans ce contexte leacutetude de certains meacutecanismes spatiaux communs aux fourmis et aux humains se reacutefegravere eacutevidemment agrave un programme anthropocentrique quant agrave leacutetude des singes anthropoiumldes qui fera lobjet de la 2egraveme partie du cours elle se situe plutocirct dans le programme eacutecologique ou entre-deux

29 Shettelworth 1993 aussi [SHE] (1998) p 17

25

Introduction agrave leacutevolution des cerveaux

Le cerveau protegravege de la variabiliteacute mais est coucircteux

Pour survivre30 et se reproduire un organisme doit pouvoir eacuteviter les dangers trouver de la nourriture obtenir les faveurs dun partenaire Or la distribution des ressources et des dangers varie dans lrsquoespace et le temps En deacutepit de cette variabiliteacute les reacuteponses de lorganisme doivent cependant ecirctre adaptatives il y a donc pour lorganisme un avantage agrave pouvoir preacutedire les variations

A ce titre les cerveaux sont des protections contre la variabiliteacute On constate dailleurs que quand les ressources sont rares quand elles sont hautement variables quand lrsquoorganisme a de forts besoins en eacutenergie quand il doit survivre longtemps pour se reproduire alors les cerveaux sont geacuteneacuteralement grands et complexes

Une meacuteta-analyse31 montre bien ce rocircle du cerveau ndash une machine agrave survivre ndash chez les oiseaux Dans les populations doiseaux eacutetudieacutees (303 populations issues de 224 espegraveces de zones polaires tempeacutereacutees et tropicales) il y a une correacutelation claire entre taille relative du cerveau et taux de mortaliteacute annuelle plus le cerveau est grand moindre est la mortaliteacute Une correacutelation ne donne pas la direction du lien causal (il se pourrait que les oiseaux agrave plus grande longeacuteviteacute aient plus de temps de deacuteveloppement agrave disposition pour la croissance de leur cerveau) mais les auteurs en consideacuterant les diffeacuterentes situations eacutecologiques des populations ont pu montrer que cest bien la taille du cerveau qui influence la survie et pas le contraire

Les cerveaux et les gros cerveaux en particulier sont donc avantageux mais ils sont aussi coucircteux Les neurones coucirctent beaucoup drsquoeacutenergie et les cerveaux sont en compeacutetition avec les autres organes pour lrsquoeacutenergie disponible Ils sont coucircteux aussi dune autre maniegravere les grands cerveaux mettent longtemps agrave maturer ce qui ralentit la reproduction Il ressort de tout cela que les animaux agrave grand cerveau sont rares

Mais il existe quand mecircme des cerveaux et mecircme de grands cerveaux Quelle est lhistoire des cerveaux Peut-on avoir une ideacutee de certains meacutecanismes qui auraient conduit agrave lenceacutephalisation au cours de leacutevolution Comment comprendre aussi la multiplication des structures ceacutereacutebrales larchitecture de ces structures ou la lamination du cortex

Leacutevolution et les gegravenes

Les gegravenes32 existent en variantes nommeacutees allegraveles Ces gegravenes sont passeacutes dune geacuteneacuteration agrave lautre et les variantes causent des diffeacuterences en morphologie et en

30 Lessentiel de ce cours est agrave lorigine repris parfois verbatim du livre Evolving Brains dAllman [ALL] avec de nombreux ajouts 31 Sol D Szeacutekely T Liker A amp Lefebvre L (2007) Big-brained birds survive better in nature Proceedings of the Royal Society B 274 763-769 32 Avec tout ce quon deacutecouvre progressivement sur lactiviteacute reacutegulatrice des parties dites non codantes du geacutenome cest-agrave-dire ces parties situeacutees entre les gegravenes proprement dits (ces parties codant pour des proteacuteines) il est probable quil faudra revoir la terminologie peut-ecirctre en eacutetendant la notion de gegravene agrave lensemble des parties du geacutenome qui sont transcrites en ARN jouant un rocircle actif

26

comportement qui agrave leur tour produisent des diffeacuterences en potentiel reproductif Cest au travers de ce meacutecanisme quagit leacutevolution les allegraveles qui donnent de meilleures chances de reproduction agrave leurs porteurs se reacutepandent progressivement dans la population

La variabiliteacute geacuteneacutetique peut provenir en quelque sorte de linteacuterieur lors des meacutecanismes lieacutes agrave la reproduction (geacuteneacuteration des gamegravetes par meacuteiose) il peut y avoir crossing-over (ce qui revient agrave prendre un paquet de cartes et les meacutelanger) deacuteleacutetion (ce qui eacutequivaut agrave supprimer des cartes) etc

Les deux cas preacuteceacutedents napportent jamais de nouvelle carte dans le paquet [ALL-50] Comment de nouveaux gegravenes programmant de nouvelles fonctions peuvent-ils apparaicirctre Uniquement de lexteacuterieur par mutation Cependant un gegravene qui mute perd probablement sa fonction originelle ou agrave tout le moins cette fonction est diminueacutee Comme cette fonction a certainement une importance ce gegravene muteacute qui rend lorganisme non (ou moins) viable va ecirctre eacutelimineacute avant davoir pu en quelque sorte ecirctre essayeacute A priori les mutations donc ne devraient pas pouvoir donner lieu agrave des changements eacutevolutifs

Les gegravenes homeacuteotiques

Cependant sil y a duplication du gegravene (avant la mutation) il y a alors deux copies une peut continuer agrave assurer ses fonctions usuelles lautre est libre de deacutevelopper une nouvelle fonction via la seacutelection naturelle La duplication de gegravenes permet de fait au geacutenome daugmenter sa capaciteacute en information33 puisque le gegravene originel continue agrave assurer une fonction et que le gegravene nouveau peut assurer une fonction suppleacutementaire

Ce meacutecanisme qui permet lapparition de changements radicaux au cours de leacutevolution avait eacuteteacute pressenti par William Bateson (1894) il suggeacutera que la reacuteplication de structures (quil appela homeacuteosis) pourrait ecirctre agrave la base de leacutemergence de nouvelles espegraveces

Bien plus tard Calvin Bridges un collegravegue de Thomas Hunt Morgan deacutecouvrit la premiegravere mutation de gegravenes causant une duplication de structures chez la drosophile (duplication du 2egraveme segment thoracique qui porte les ailes les individus porteurs de cette mutation au lieu davoir une paire dailes et une paire de haltegraveres ont deux segments avec des ailes)

Edward B Lewis (Nobel 1995) reacuteussit agrave identifier les gegravenes homeacuteotiques ou gegravenes Hox ces gegravenes qui reacutegulent larchitecture de deacuteveloppement et conccedilut lideacutee quils eacutetaient les reacutepliques dun gegravene primordial dont la fonction eacutetait de reacuteguler le deacuteveloppement embryonnaire

Comme on peut sy attendre sagissant de reacutepliques dun gegravene les gegravenes homeacuteotiques contiennent une seacutequence commune appeleacutee homeobox ou boicircte homeacuteotique Le produit de cette seacutequence appeleacute homeacuteodomaine est une

33 La question de linformation contenue dans le geacutenome nest pas simple il ne suffit pas de compter les paires de bases En effet certaines seacutequences sont purement aleacuteatoires et ne contiennent aucune information (elles ne sont pas utiliseacutees par lorganisme) alors que les seacutequences hautement conserveacutees qui exercent une fonction importante contiennent une information maximale soit 2 bits par paire de bases (puisquil y a 4 nucleacuteotides diffeacuterents) On ne peut pas parler de linformation contenue dans le geacutenome sans consideacuterer comment cette information potentielle se traduit dans le deacuteveloppement et le fonctionnement de lorganisme

27

seacutequence de 60 acides amineacutes qui agissent sur lexpression (activation deacutesactivation) dautres gegravenes agrave la maniegravere dune main qui glisserait le long de lADN identifierait des seacutequences-cleacutes et activerait ou deacutesactiverait alors le gegravene qui suit la cleacute

Il est inteacuteressant de constater que les gegravenes homeacuteotiques sont extrecircmement semblables chez le drosophile et chez la souris Chez lune et lautre espegravece ces gegravenes homeacuteotiques sont arrangeacutes dans un ordre semblable le long du chromosome et ils vont sexprimer lors de lembryogenegravese dans lordre ougrave ils sont arrangeacutes ceci qui correspond au deacuteveloppement du nez vers la queue chez lembryon34

Chez la souris la seacuterie homeacuteotique est reacutepeacuteteacutee 4 fois (ce qui ne figure pas sur limage qui ne montre que les gegravenes Hox du chromosome 11 les autres trois jeux sont semblables mais pas identiques)

Chez les embryons de verteacutebreacutes le systegraveme nerveux central forme un tube allongeacute Les bulbes de la partie anteacuterieure vont devenir les structures du cerveau Ainsi la partie anteacuterieure devient le cortex chez les mammifegraveres une partie du troisiegraveme bulbe devient le cervelet

Un des gegravenes35 qui controcirclent le deacuteveloppement de la tecircte et du cerveau chez la drosophile trouve son correspondant chez les mammifegraveres un double duplicat (appeleacute Emx-1 et Emx-2) qui regravegle la formation du cortex36 Il est remarquable que des gegravenes extrecircmement semblables regraveglent le deacuteveloppement embryonnaire du cerveau chez la souris et chez la drosophile sachant que la divergence entre les embranchements ndash arthropodes et cordeacutes ndash dont sont issues ces espegraveces date du Preacutecambrien il y a quelque 600 millions danneacutees

Rocircle initial du cerveau

Chez la plupart des animaux le cerveau se trouve pregraves de lentreacutee du systegraveme digestif Le cerveau aurait-il fondamentalement eacutevolueacute comme moyen pour le systegraveme digestif de controcircler ce quil absorbe (pex accepter la nourriture pas les toxines)

Dans cette optique il est inteacuteressant de constater que certains des gegravenes qui controcirclent le deacuteveloppement du systegraveme digestif sont de la mecircme famille que les gegravenes qui controcirclent le deacuteveloppement du cerveau

La comparaison des cerveaux

Les cerveaux sont heacuteteacuterogegravenes

La comparaison des cerveaux de diffeacuterentes espegraveces nest pas chose aiseacutee Dune part les cerveaux sont faits de diffeacuterents types de cellules pas seulement de

34 Les gegravenes homeacuteotiques reacutepondent en sactivant agrave un marqueur embryonnaire qui agit comme une

hormone lacide reacutetinoiumlque (la forme active de la vitamine A) Lexpression a lieu en seacutequence parce que les diffeacuterents gegravenes homeacuteotiques sont de moins en moins sensibles agrave lacide reacutetinoiumlque agrave mesure quon avance sur le chromosome Lorsque la concentration dacide reacutetinoiumlque augmente les gegravenes les plus sensibles (cocircteacute nez sur le chromosome si on veut) sactivent en premier et ainsi de suite 35 Empty spiracles 36 Et une certaine mutation de Emx-1 empecircche la formation du corps calleux qui nest preacutesent que chez les mammifegraveres placentaires

28

neurones Outre les neurones il y a des vaisseaux sanguins et des cellules gliales (astrocytes) Ces derniegraveres notamment guident la migration des axones (leur croissance vers une cible) De plus elles fabriquent la myeacuteline et regraveglent leacutequilibre chimique du cerveau

Des donneacutees de la derniegravere quinzaine danneacutees37 indiquent que les cellules gliales prennent eacutegalement part au traitement de linformation et aux processus dapprentissage via une communication chimique En effet les cellules gliales voisines dun axone reacuteagissent au signal neuronal qui y passe (plus exactement elles reacuteagissent aux fuites dATP en provenance de ce neurone) et y reacutepondent apregraves un certain deacutelai en augmentant leur propre concentration en calcium et en eacutemettant agrave leur tour de lATP agrave destination des autres cellules gliales A leur tour les cellules gliales influencent lactiviteacute synaptique et la synaptogenegravese (et donc la meacutemoire)38

A part cette complexiteacute dans les eacuteleacutements cellulaires constitutifs des cerveaux il faut aussi remarquer que les cerveaux sont constitueacutes de sous-structures qui peuvent prendre des proportions variables selon les espegraveces

En effet si tous les cerveaux de verteacutebreacutes ont la mecircme structure globale avec les mecircmes sous-structures fondamentales (teacutelenceacutephale dienceacutephale meacutesenceacutephale rhombenceacutephale et moeumllle eacutepiniegravere) chacune avec des sous-structures semblables aussi (par exemple pour le dienceacutephale aire preacuteoptique reacutetine hypothalamus hypophyse posteacuterieure thalamus ventral thalamus dorsal eacutepithalamus pretectum tubercule posteacuterieur) il est cependant manifeste que le volume de ces sous-structures nest pas le mecircme dans les diffeacuterentes espegraveces de verteacutebreacutes

par exemple De Winter et Oxnard39 ont mesureacute le volume de 19 sous-structures de cerveaux de diverses espegraveces de mammifegraveres et ont reacuteduit ces donneacutees agrave trois dimensions par une analyse en composantes principales Les ordres quils ont eacutetudieacutes se sont clairement diffeacuterencieacutes (sur limage chaque point repreacutesente une espegravece les primates en rouge les insectivores en vert les chauves-souris en bleu) On constate que cette seacuteparation le long de trois grands axes correspond agrave une diffeacuterenciation selon les styles de vie

On retrouve le mecircme type de distinction baseacute cette fois sur la locomotion le long de la branche qui contient les primates les prosimiens avec les marmosets et les tamarins se trouvent pregraves du milieu du graphe ces espegraveces se deacuteplacent en sautant agrave laide des pattes arriegraveres Plus loin sur la branche on trouve les cercopitheacutecoiumldes et les singes hurleurs qui se deacuteplacent agrave quatre pattes Ensuite les singes araigneacutees et les grands singes anthropoiumldes qui se deacuteplacent par brachiation (suspension agrave laide des pattes avant) Finalement on trouve les humains isoleacutes tout en bout de branche dont la locomotion eacutevidemment est bipegravede

Donc il existe des radiations phyleacutetiques majeures correspondant aux contraintes globales de style de vie des diffeacuterents ordres A linteacuterieur des ordres des

37 Voir par exemple Scientific American numeacutero davril 2004 38 Peut-ecirctre nest-ce pas une coiumlncidence que le cortex associatif du cerveau dEinstein eacutetait plus riche en cellules gliales que la moyenne 39 De Winter W amp Oxnard C E (2001) Evolutionary radiations and convergences in the structural organization of mammalian brains Nature 409(6821) 710-714

29

convergences (pex le singe araigneacutee pregraves des grands singes) indiquent un fort effet de pressions de seacutelection similaires

Un autre exemple de cette heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des cerveaux due au style de vie concerne le raton laveur et le coatimundi Bien que tregraves semblables le raton laveur et le coatimundi ont des repreacutesentations corticales somatosensorielles diffeacuterentes en taille notamment pour la patte (les pattes avant sont tregraves utiliseacutees pour la manipulation par le raton laveur alors que le coatimundi utilise le museau)

Les cerveaux preacutesentent neacuteanmoins des constantes

Alors que les traits morphologiques eacutevoluent et se diversifient assez rapidement les traits comportementaux et leur substrat neural peuvent rester stables pendant de longues peacuteriodes Ceci est ducirc agrave la plasticiteacute du tissu neural dont le programme deacuteveloppemental geacuteneacutetique est assez geacuteneacuteral et compte sur le feedback de lenvironnement pendant le deacuteveloppement pour compleacuteter ses reacuteglages adaptatifs Ceci explique que le programme geacuteneacutetique peut garder des traits communs dans des espegraveces tregraves distantes Ainsi les meacutecanismes dapprentissage chez les rats et les pigeons sont presque identiques

Par ailleurs il y a eacutegalement une certaine uniteacute des cerveaux les neurones des mammifegraveres mesurent 10 agrave 20 microm de diamegravetre et le nombre de synapses par uniteacute de volume semble constant au travers des diffeacuterentes espegraveces De mecircme il y a toujours le mecircme nombre de cellules sous une aire donneacutee de surface (15 millions de neurones par centimegravetre carreacute) sauf dans le cortex visuel des primates ougrave il y en a le double

De plus la surface corticale est complegravetement correacuteleacutee agrave la dimension du cerveau chez les mammifegraveres La pente de la droite de reacutegression est de 91 ce qui est davantage que la pente attendue si la surface du cerveau croissait comme la surface dun objet croicirct avec son volume (ce serait une pente de 23 comme le carreacute est lieacute au cube donc 66) cest-agrave-dire quagrave mesure quils ont crucirc au cours de leacutevolution les cerveaux ont eacutegalement changeacute de forme en se repliant vers linteacuterieur de maniegravere tout agrave fait ordonneacutee

Une faccedilon simple de comparer des cerveaux

Sur la base de ces reacutegulariteacutes Harry Jerison propose en 1973 une faccedilon simple de comparer les cerveaux il suffit de mesurer le poids du cerveau et celui du corps et dinscrire le point correspondant agrave chaque espegravece sur un graphe log-log On repreacutesentera une classe (poissons oiseaux) ou un autre ensemble despegraveces par le plus petit polygone convexe qui englobe tous les points

Sur la base de ce calcul on trouve que chez les verteacutebreacutes

Le cerveau croicirct au travers des espegraveces moins vite que le corps

Dans les diffeacuterentes classes ou groupes de verteacutebreacutes le rapport nest pas identique 075 pour les mammifegraveres 05 pour les autres

Les mammifegraveres et les oiseaux sont enceacutephaliseacutes de maniegravere semblable et sont consideacutereacutes des verteacutebreacutes supeacuterieurs Les reptiles les amphibiens et les poissons sont les verteacutebreacutes infeacuterieurs Cette classification est correcte pour la plupart des 50000 espegraveces de verteacutebreacutes actuels mais il y a 2 dexceptions notamment les

30

chondrichtyens (poissons cartilagineux en vert sur la figure) et les mormyrideacutes (poissons faiblement eacutelectriques en rouge vif)

Lenceacutephalisation des chondrichtyens et en particulier des eacutelasmobranches (requins et raies) est un mystegravere A quoi cela sert-il aux requins et aux raies davoir un grand cerveau Cette caracteacuteristique est dautant plus eacutetonnante quelle est tregraves ancienne les fossiles montrent quil y a 300 millions danneacutees certains requins eacutetaient deacutejagrave fortement enceacutephaliseacutes En fait les requins ont eacuteteacute les premiers verteacutebreacutes agrave expeacuterimenter lenceacutephalisation

Les requins sont pour la plupart des preacutedateurs et donc on peut imaginer quils neacutecessitent des cerveaux de preacutedateurs (anticipant le comportement des proies etc) par contre les requins mangeurs de plancton (comme le requin grande-gueule Megachasma pelagios) ont de petits cerveaux On pourrait sattendre agrave ce que les raies manta qui sont des mangeuses de plancton aient aussi de petits cerveaux Or les raies manta ont de tregraves grands cerveaux bien plus grands que ceux des requins grandes-gueules Serait-ce parce que au contraire des requins grandes-gueules elles sont sociales On y reviendra

Le grand cerveau des mormyrideacutes sexplique par contre aiseacutement ces poissons disposent dun systegraveme sensoriel suppleacutementaire (et donc ont des besoins accrus de traitement de linformation sensorielle) ils produisent un courant eacutelectrique agrave laide de muscles modifieacutes dans la queue et deacutetectent le champ eacutelectrique qui les entoure gracircce agrave leur ligne lateacuterale modifieacutee (elle est normalement composeacutee de deacutetecteurs de pression deau) Ce systegraveme agrave relativement courte porteacutee est neacuteanmoins dune exquise sensitiviteacute et peut mecircme deacutetecter des objets enfouis dans le sable du fond

Des donneacutees reacutecentes40 indiquent que le systegraveme eacutelectrique et le gros cerveau qui ont co-eacutevolueacute ont eacutegalement permis le deacuteveloppement dans une partie des Mormyrideacutes dun systegraveme de communication exploitant les pulsation eacutelectriques ce qui a provoqueacute une rapide speacuteciation (seacutegreacutegation des populations menant agrave la formation de nouvelles espegraveces) chaque population ayant deacuteveloppeacute des signaux leacutegegraverement diffeacuterents

Allomeacutetrie et enceacutephalisation

De maniegravere geacuteneacuterale la taille du cerveau est correacuteleacutee agrave celle du corps Dans chaque classe de verteacutebreacutes cette correacutelation vaut r = 09 environ (variance expliqueacutee 80) cest ce quon appelle la relation allomeacutetrique

Le reacutesidu est la distance entre le point de mesure repreacutesentant une espegravece et la droite de reacutegression Le reacutesidu est appeleacute le quotient drsquoenceacutephalisation (QE)

En effet sur le graphe log-log qui exprime le poids des cerveaux en fonction du poids du corps puisque leacutechelle est logarithmique la distance verticale entre un point et la droite de reacutegression correspond agrave un rapport41 (un quotient) Le

40 Carlson BA et al (2011) Brain evolution triggers increased diversification of electric fishes Science 332 583-586 41 En effet on peut faire une division de la maniegravere suivante (qui eacutetait enseigneacutee dans les eacutecoles avant lapparition des calculettes) si on veut diviser m par n on chercher dans une table de logarithmes les logs de m et de n On soustrait le second du premier obtenant donc la diffeacuterence d qui est aussi un logarithme En cherchant dans la mecircme table mais agrave lenvers agrave quel nombre correspond d on trouve le nombre qui est le quotient de m et de n

31

Quotient dEnceacutephalisation est donc le rapport du poids du cerveau mesureacute au poids du cerveau tel quattendu si on se fie agrave la droite de reacutegression (correspondant agrave la relation allomeacutetrique) Un animal typique de son groupe a donc un QE de 1 ce qui vaut 0 en base logarithmique cest-agrave-dire quil est agrave une distance verticale de zeacutero de la droite de reacutegression ndash autrement dit son cerveau pegravese exactement ce quon attend42

Ainsi chez les mammifegraveres un poids corporel de 65 kg preacutedit un cerveau de 200 g (voir la droite de reacutegression) Puisque le poids du cerveau humain est de 1400 g le rapport du poids vrai au poids preacutedit est de 1400 g 200 g = 7 (soit 085 en logarithmes de base 10)43 Le poids du cerveau humain est donc 7 fois plus grand que le cerveau dun mammifegravere typique par rapport au poids de son corps

Les cerveaux des primates et des non-primates croissent de la mecircme maniegravere avec le poids du corps (selon une fonction puissance 34) mais les cerveaux de primates sont 23 fois plus grands que ceux des non primates pour le mecircme poids du corps Pour la petite histoire cette diffeacuterence est vraie eacutegalement pour les fœtus agrave nimporte quelle eacutetape du deacuteveloppement

Leacutemergence des systegravemes nerveux

Les principes de base des systegravemes nerveux sont anciens Mecircme les bacteacuteries qui sont des unicellulaires et nont eacutevidemment pas de systegraveme nerveux manifestent deacutejagrave des proprieacuteteacutes de type neural Escherischia coli a par exemple une douzaine de types de reacutecepteurs sur sa membrane elle peut distinguer les nutriments (sucre acides amineacutes) et les toxines elle peut deacutetecter un gradient (une augmentation ou diminution de la concentration en nutriment ou en toxines) ce qui neacutecessite une meacutemoire (comment eacutetaient les stimulations linstant davant) Elle integravegre ces diffeacuterentes sources dinformation et change de mode de natation en fonction de la situation Les 6 cils moteurs (flagelles) dont elle est munie tournent dans le sens horaire et en coopeacuteration aussi longtemps que la concentration de nutriment est stable ou croissante mais si la concentration diminue les flagelles changent de sens de rotation ce qui deacutesassemble leur faisceau et provoque une rotation aleacuteatoire de la bacteacuterie avant quelle reprenne son mouvement Cela augmente donc la probabiliteacute que la bacteacuterie rencontre agrave nouveau une concentration croissante de nutriment De fait cette clinocinegravese a pour conseacutequence (statistique) quon trouvera plus de bacteacuteries en fin de compte dans les zones favorables que dans les zones deacutefavorables aucun individu na

42 Il y a dautres faccedilons de calculer la taille relative du cerveau mais la meacutethode des reacutesidus semble ecirctre la plus approprieacutee ainsi que mentionneacute dans Sol et al (2007) Previous work has shown that it is not brain size per se but the extent to which the brain is either larger or smaller than that expected for a given body size which indicates adaptation for enhanced neural processing (Jerison 1973) Three general methods have been proposed to remove the allometric effect of body size on brain size (Deaner et al 2000 2002) (i) estimate the residuals of a logndashlog least-square linear regression of brain mass against body mass (ii) calculate the fraction of the body mass that corresponds to brain mass and (iii) include absolute brain size and body mass (both log- transformed) as covariates in a multivariate model Since there is still no consensus on which is the most appropriate method (Reader amp Laland 2002) we validated the cognitive buffer hypothesis using the three approaches The three methods yielded qualitatively similar results although the second method did not appropriately remove the effect of body size and the third created problems of colinearity due to the high correlation between brain and body masses (r=099) Thus we report in the text the results obtained using the method of residuals 43 log 1400 ndash log 200 = log 7 ie 315 ndash 230 = 085

32

reacuteellement de comportement orienteacute mais la population dans son ensemble sagglutine dans les meilleures zones

Des animaux sans neurones

Un cerveau nest donc pas neacutecessaire pour avoir des comportements complexes ni des neurones dailleurs ceci peut ecirctre constateacute mecircme chez des meacutetazoaires primitifs Trichoplax adhaerens un animal multicellulaire tregraves simple (il na pas de systegraveme digestif interne et seulement 11500 gegravenes) na que six types de cellules (contre des centaines pour nous) et aucune synapse mais son comportement montre une organisation complexe44 Ainsi les trichoplax rampent sur le substrat par une action coordonneacutee des cils moteurs qui leur permet aussi de changer de direction et lorsquils passent au-dessus dune touffe de micro-algues ils sarrecirctent et secreacutetent alors par des cellules lipophiles de leur surface infeacuterieure des sucs permettant lexodigestion de cette nourriture qui est absorbeacutee alors au travers des membranes cellulaires

08032017

Repegraveres les temps geacuteologiques en bref

A titre dorientation le tableau suivant donne de maniegravere simplifieacutee les principales eacutepoques geacuteologiques depuis le passeacute le plus lointain (en haut) jusquau preacutesent Les principales formes de vie correspondantes sont indiqueacutees Les acircges (tregraves arrondis) sont donneacutes en millions danneacutees La vie se deacuteveloppe tocirct les premiegraveres bacteacuteries il y a au moins 38 milliards danneacutees les premiers pluricellulaires (Gaboniontes) en -21 presque un milliard danneacutees plus tard et sans quon puisse dire sil y a un lien les algues rouges en -12 la faune extraordinaire de lEdiacarien (deacutenigmatiques animaux en forme de feuille ou de tube) en -585 millions ce qui nous megravene aux portes du Cambrien peacuteriode dexplosion de la diversiteacute animale

44 Smith C L Pivovarova N amp Reese T S (2015) Coordinated feeding behavior in Trichoplax an animal without synapses PloS one 10(9) e0136098

33

Leacuteleacutement de base le neurone

Nous ne rappellerons pas ici les deacutetails relatifs au neurone eacuteleacutement constitutif de tous les systegravemes nerveux supposeacutes connus Mentionnons seulement que le neurone combine les proprieacuteteacutes des ordinateurs analogiques (inteacutegration continue des signaux au niveau de larbre dendritique) et digitaux (la sortie du neurone c-agrave-d le potentiel daction est sous forme tout-ou-rien donc binaire) En contrepartie de ces proprieacuteteacutes avanceacutees de traitement le neurone est coucircteux en eacutenergie car maintenir leacutequilibre ionique est coucircteux Il y a de nombreuses mitochondries (les organelles responsables du stockage de leacutenergie) dans les dendrites

Les neurones sont anciens les neurones des cnidaires (meacuteduses) ont les mecircmes canaux potassium K+ que nous alors que les cteacutenophores (pex les groseilles de mer) et les eacuteponges ont une version moins diffeacuterencieacutee45 ceci permet de situer leacutemergence des neurones modernes au moment de leur divergence autour de 600 millions danneacutees dans le passeacute

Les premiers fossiles de cnidaires (meacuteduses polypes et aneacutemones) sont dateacutes de 580 millions danneacutees dans le passeacute (eacutepoque eacutediacarienne en Chine et dans les ceacutelegravebres strates dEdiacara en Australie) Ils possegravedent les premiers systegravemes digestifs et les premiers systegravemes nerveux (en loccurrence un reacuteticule de cellules dans tout le corps pour certaines espegraveces ce systegraveme disseacutemineacute se regroupe par endroits en reacuteseau compact comme dans lanneau nerveux des Tripedalia) Les meacuteduses soit dit en passant se deacutebrouillent tregraves bien avec ces neurones organiseacutes sans cerveau puisque une espegravece actuelle comme Tripedalia cystophora possegravede 24 yeux et quelle en utilise certains pour sorienter en regardant hors de leau les arbres de la canopeacutee dans les mangroves

Certaines meacuteduses vont eacutevoluer vers une grande taille leacutevolution de laxone et du potentiel daction a rendu possible leacutemergence de grands animaux (puisque la propagation du potentiel daction nest pas limiteacutee en distance) Ceci aura pour conseacutequence la tendance par la suite agrave la ceacutephalisation dans beaucoup dembranchements46

Les premiers systegravemes nerveux et des systegravemes visuels sophistiqueacutes apparaissent donc au Preacutecambrien Lapparition de la preacutedation conduira agrave une course aux armements entre proies et preacutedateurs et lune des armes est preacuteciseacutement la complexification des systegravemes nerveux les proies deacuteveloppent des strateacutegies de fuite ou de camouflage de plus en plus efficaces en reacuteponse aux strateacutegies de plus en plus efficaces de deacutetection et de poursuite etc des preacutedateurs - et reacuteciproquement bien sucircr

Les premiers bilateacuteriens (comme le minuscule fossile de Vernanimalcula guizhouena qui ne mesure que 02 mm) sont attesteacutes vers 580-600 millions danneacutees47 Ils sont caracteacuteriseacutes par une symeacutetrie bilateacuterale (comme leur nom

45 Cf Li X Liu H Luo J C Rhodes S A Trigg L M van Rossum D B amp Kamel B (2015) Major diversification of voltage-gated K+ channels occurred in ancestral parahoxozoans Proceedings of the National Academy of Sciences 112(9) E1010-E1019 46 Embranchement = phylum en anglais 47 () The fossils turned out to be the oldest examples of a bilaterian -- animals that display bilateral symmetry meaning their right and left halves are mirror images The remarkable 2004 discovery pushed back the genesis of complex animal life by as many as 50 million years (hellip)

34

lindique) une polariteacute corporelle anteacutero-posteacuterieure des synapses unidirectionnelles une concentration des organes sensoriels et preacutehensiles pregraves de la bouche et des gegravenes homeacuteotiques organiseacutes selon laxe anteacutero-posteacuterieur comme on la vu plus haut chez la mouche et la souris Tous les arthropodes et tous les verteacutebreacutes bien sucircr sont descendants de ces anciens bilateacuteriens

Lexplosion cambrienne

Au deacutebut du Cambrien48 (le deacutebut exact du Cambrien est agrave -541 millions danneacutees) il y a apparition explosive (en un temps relativement court une trentaine de millions danneacutees) de multiples formes animales

Parmi toute une seacuterie assez extraordinaire de ces formes de bilateacuteriens issues du Preacutecambrien et qui nauront apparemment pas de descendance apparaissent aux environs de -530 millions danneacutees les premiers cordeacutes (qui donneront naissance aux verteacutebreacutes) les premiers arthropodes les premiers mollusques dont les descendants sont toujours parmi nous

Lancienneteacute de ces formes de vie ne veut pas dire quelles eacutetaient primitives (au sens de simple) Ainsi un des super-preacutedateurs de cette eacutepoque Anomalocaris apparenteacute aux arthropodes et mesurant environ un megravetre posseacutedait des yeux composeacutes (comme les insectes actuels) de 3 cm de diamegravetre avec 16000 ommatidies par oeil49 ce qui est comparable aux yeux des libellules actuelles et assurant certainement une vision de tregraves haute qualiteacute (ce qui implique aussi des structures neurales pour traiter le signal de ces 2x16000 yeux)

Au cours de leacutevolution agrave partir du Cambrien deux groupes les verteacutebreacutes (parmi les cordeacutes) et les ceacutephalopodes (parmi les mollusques) ont deacuteveloppeacute des systegravemes

Looking like teensy gumdrops or squashed helmets they contain tissue layers a gut mouth and anus [sciencdaily] Reacutef Chen J Y Bottjer D J Oliveri P Dornbos S Q Gao F Ruffins S amp Davidson E H (2004) Small bilaterian fossils from 40 to 55 million years before the Cambrian Science 305(5681) 218-222 48 Many of the species which evolved during the Cambrian Explosion possessed the basic anatomy common to all subsequent forms of sea life This included completely modern eyes that quite suddenly evolved seemingly ex nihilo in the absence of intermediate forms Trilobites for example which evolved quite suddenly in the absence of intermediate forms could see in their immediate environment with amazingly sophisticated optical devices in the form of large composite eyes (Levi-Setti 1995) However the genes coding for the eyes and visual perception such as the PAX genes did not randomly evolve but were inherited from ancestral species who in turn obtained their genes from prokaryotes Pax genes involved in eye development known as Pax-6 and opsin in vertebrates and eyeless in fruit flies have been isolated from numerous species Over 1000 genes involved in visual functioning including Pax 6 are homologous between phyla (Quiring et al 1994 Gehring and Ikeo 1999 Tomarev et al 1997) Between 70 to 80 of these visual genes are evolutionary conserved and common in the genomes of mammals squid octopus flatworm ribbonworm ascidian and nematode mosquitos flies tunicates and vertebrate genomes including humans (Ogura et al 2004) Moreover of 1052 genes associated with the human eye 1019 had already existed in the common ancestor of bilateria (Ogura et al 2004) which diverged anywhere from 13 bya to 830 mya (eg Wray et al 1996 Peterson et al 2004 Nei et al 2001 Gu 1998) In fact the single most prerequisite for the development of vision is the vitamin-A-related chromophores in the visual pigment and this is also found in bacteria as well as algae and cyanobacteria (Seki and Vogt 1998 von Lintig J Vogt 2004) [httpcosmologycomCosmology15html] 49 Paterson J R Garciacutea-Bellido D C Lee M S Brock G A Jago J B amp Edgecombe G D (2011) Acute vision in the giant Cambrian predator Anomalocaris and the origin of compound eyes Nature 480(7376) 237-240

35

nerveux grands et complexes Un autre groupe a deacuteveloppeacute des comportements tregraves complexes baseacutes sur de petits systegravemes nerveux les arthropodes

Les verteacutebreacutes

Des cordeacutes aux verteacutebreacutes

De lancecirctre commun des mouches et des cordeacutes les premiers cordeacutes ont heacuteriteacute le jeu de gegravenes homeacuteotiques et ils lont eacutetendu progressivement comme on peut le constater chez Amphioxus un cordeacute primitif actuel Ce jeu de gegravenes homeacuteotiques preacutesent chez Amphioxus et ses ancecirctres a eacuteteacute quadrupleacute de sorte que tous les verteacutebreacutes y compris les poissons sans macircchoire les plus primitifs (agnathes) en ont quatre jeux

Par la suite certains gegravenes se sont perdus dautres ont muteacute (et ne sont plus exprimeacutes ils sont indiqueacutes par des cercles dans le scheacutema) Ces jeux multiples de gegravenes reacutegulateurs ont probablement acquis par la multiplication un plus grand pouvoir combinatoire daction sur la reacutegulation des gegravenes et donc la possibiliteacute dune plus grande diffeacuterentiation des structures du cerveau et du corps

Alors que les cordeacutes se nourrissaient en filtrant leau de mer et en retenant les micro-organismes les premiers verteacutebreacutes eacutetaient de petits preacutedateurs Les innovations eacutevolutives donnent souvent un avantage seacutelectif pour la preacutedation et ceci sest reacutepeacuteteacute de nombreuses fois au cours de leacutevolution

Evolution des yeux un miracle qui nen est pas un

L oeil du verteacutebreacute ou de la pieuvre (voir plus bas) semble si complexe quil paraicirct difficile dimaginer comment il a pu eacutevoluer simplement sous la pression de la seacutelection Pour eacutevaluer la probabiliteacute de cette eacutevolution Nilsson et Pelger ont reacutealiseacute50 une simulation deacutevolution par ordinateur

Ils sont partis dun stade eacuteleacutementaire un photoreacutecepteur constitueacute dune couche de cellules photosensibles51 prise en sandwich entre un eacutepitheacutelium transparent et une couche pigmenteacutee profonde A chaque geacuteneacuteration simuleacutee ils geacuteneacuteraient de multiples copies de ces proto-yeux en autorisant des modifications aleacuteatoires de 1 dans les dimensions et dans lindice de reacutefraction Ils mesuraient le pouvoir reacutesolvant (la finesse de vision) des yeux qui reacutesultaient et conservaient les meilleures sur lesquelles ils appliquaient agrave nouveau des modifications aleacuteatoires et ainsi de suite pseudo-geacuteneacuteration apregraves pseudo-geacuteneacuteration

Apregraves 1000 eacutetapes de simulation loeil a deacutejagrave eacutevolueacute en oeil cameacuterulaire (chambre agrave trou)52 puis la lentille (cristallin) se met agrave eacutevoluer par modification locale de la reacutefraction de leacutepitheacutelium A partir de lagrave ce cristallin a eacutevolueacute et finit par avoir une focale eacutegale au diamegravetre de loeil Un oeil typique de verteacutebreacute est ainsi atteint en agrave peine 2000 eacutetapes dans cette simulation

50 Nilsson D E amp Pelger S (1994) A pessimistic estimate of the time required for an eye to evolve Proceedings of the Royal Society of London B Biological Sciences 256(1345) 53-58 51 Ce ne sont pas des preacutemisses tregraves exotiques Il existe de nombreux types de pigments photosensibles 52 Leacutequivalent de lappareil de photo nommeacute steacutenoscope ou camera oscura qui na pas de lentille mais seulement un trou

36

Pour comparer avec la reacutealiteacute de leacutevolution biologique les auteurs se basent sur des estimations dheacuteritabiliteacute et de coefficient de seacutelection et estiment agrave seulement 400000 le nombre de geacuteneacuterations neacutecessaires quil faut pour obtenir un tel oeil Comme la dit Darwin leacutevolution des organes complexes pose un problegraveme davantage agrave limagination quagrave la raison

Hypothegraveses que tout cela Certes mais on trouve les eacutetapes de deacutepart p ex chez Euglena un protiste (des eucaryotes unicellulaires) ainsi que loeil en forme de coupe chez la Planaire De plus les eacutetapes intermeacutediaires existent chez les mollusques y compris leacutetrange oeil cameacuterulaire (en forme de sphegravere creuse mais sans cristallin donc en contact avec lexteacuterieur et rempli deau) du nautile53

Les yeux des verteacutebreacutes

Les yeux des verteacutebreacutes ont donc eacutevolueacute dans leau de mer et leur sensibiliteacute aux longueurs donde eacuteleacutectromagneacutetiques reflegravete cette origine marine en effet il se trouve que leau de mer est opaque agrave la majeure partie du spectre eacutelectromagneacutetique agrave lexception dune bande eacutetroite de freacutequences eacuteleveacutees et dune autre bande de (basses) freacutequences La premiegravere correspond exactement agrave la plage de sensibiliteacute des yeux des verteacutebreacutes la seconde au spectre deacutelectroreacuteception des mormyrideacutes54

La chimioreacuteception

Les moleacutecules sensibles agrave la lumiegravere ou photopigments (comme la rhodopsine de loeil humain) sont des reacutecepteurs 7 fois transmembranaires Cette vaste cateacutegorie de proteacuteines traversant sept fois la membrane cellulaire contient aussi les chimioreacutecepteurs (reacutecepteurs olfactifs et gustatifs)

La chimioreacuteception un sens tregraves ancien est utiliseacutee pour localiser les proies identifier les nutriments et les toxines communiquer socialement et donc faciliter la reproduction De multiples variantes de ces reacutecepteurs issues de duplications des gegravenes permettent agrave lolfaction une extrecircme speacutecificiteacute Le cerveau sest peut-ecirctre dabord deacuteveloppeacute comme processeur olfactif (on a mentionneacute plus haut la neacutecessiteacute deacutejagrave pour les systegravemes digestifs les plus anciens que lorganisme soit capable de distinguer nourriture et toxines)

Une structure en carte pour lanalyse visuelle

Alors que les informations olfactives ne sont pas (ou peu) ordonneacutees spatialement de maniegravere intrinsegraveque lespace visuel lui est ordonneacute il y a des relations de voisinage et dordre dans le spectacle visuel par exemple si un point A est agrave gauche de B et B agrave gauche de C alors A est agrave gauche de C Ceci est valable dans tous les spectacles visuels (quelle que soit lespegravece quon considegravere) et donc lexistence de telles relations est un invariant qui a pu ecirctre extrait lors de

53 Nautilius pompilius (chambered nautilus) un ceacutephalopode agrave coquille enrouleacutee courant il y a 500 millions danneacutees dont le comportement est rudimentaire compareacute aux ceacutephalopodes plus reacutecents 54 Probablement le gegravene codant la proteacuteine photoreacuteceptrice sest dupliqueacute deacutejagrave au Cambrien et la fonction des copies a divergeacute une pour les bas niveaux de lumiegravere et lautre qui a encore redupliqueacute a formeacute la base de la perception dichromatique puis trichromatique Un gegravene Pax-6 est homologue chez la drosophile et les mammifegraveres la version souris de ce gegravene peut encore induire la formation dyeux chez les mouches donc Pax-6 existait chez lancecirctre commun des mouches et des mammifegraveres au Cambrien ou au Preacutecambrien

37

leacutevolution et incorporeacute dans les structures neurales qui vont traiter linformation visuelle optimalisant ainsi leur fonctionnement

Cette structuration spatiale a donc conditionneacute le deacuteveloppement des structures neurales autrement dit lexistence dune topographie de lespace visuel a influenceacute leacutevolution vers une organisation topographique des structures qui traitent linformation relative agrave cet espace Le reacutesultat actuel (une organisation reacutetinotopique des circuits) laisse supposer que les preacutecurseurs de cette organisation eacutetaient plus efficaces (etou plus faciles agrave mettre en place lors du deacuteveloppement) que dautres architectures

Ainsi une des plus anciennes cartes topographiques du cerveau se trouve dans le toit du meacutesenceacutephale Cette carte existe chez tous les verteacutebreacutes actuels il sagit du tectum optique ou colliculus supeacuterieur55 Chez tous les non-mammifegraveres la voie reacutetino-tectale est la voie principale de traitement visuel56

La myeacuteline une invention des verteacutebreacutes

Une autre invention de leacutevolution a augmenteacute lefficaciteacute des systegravemes nerveux des verteacutebreacutes la myeacutelinisation des axones

La myeacuteline est seacutecreacuteteacutee par les cellules oligodendriales qui senroulent autour des axones Elle isole les axones et reacuteduit le cross-talk (interfeacuterence) entre axones voisins De plus elle augmente la vitesse et lefficaciteacute du signal axonal gracircce aux nœuds de Ranvier ces interruptions dans la gaine de myeacuteline les potentiels daction sautent de nœud en nœud (conduction saltatoire) Comme leacutequilibre ionique ne doit ecirctre recreacuteeacute quaux nœuds et pas tout le long de laxone laxone myeacuteliniseacute est beaucoup moins gourmand en eacutenergie

Les verteacutebreacutes agrave macircchoires sont presque le seul clade57 agrave posseacuteder des axones myeacuteliniseacutes Presque car les copeacutepodes des petits crustaceacutes au grand succegraves eacutecologique58 tregraves abondants dans toutes les eaux en possegravedent aussi Les copeacutepodes se deacuteveloppent dans tous les milieux aquatiques du plus grand des oceacuteans au plus petit des eacutetangs Ce sont les organismes pluricellulaires les plus

55 Un gegravene (BF-1) qui agit au deacutebut du deacuteveloppement embryonnaire est exprimeacute dans la moitieacute nasale de la reacutetine de cheque œil et il est aussi impliqueacute dans la croissance des axones allant de lagrave au colliculus supeacuterieur du cocircteacute opposeacute du cerveau via les corps genouilleacutes lateacuteraux Il est donc aussi impliqueacute dans lordonnancement topographique du colliculus BF-2 la copie dupliqueacutee de BF-1 sexprime de la mecircme maniegravere mais pour lautre moitieacute de la reacutetine la moitieacute temporale 56 () about 10 of the axons emerging from the retina project to a part of the tectum (roof) of the midbrain called the superior colliculus This pathway is relatively large It comprises about 150 000 axons equivalent to the total number of ganglion cells in the retina of a cat In fact the superior colliculus corresponds to the optical tectum in all non-mammalian vertebrates in which this retinotectal projection is the main efferent pathway from the retina Because of the way that receptive fields overlap one another in the retina a beam of light shined on the retina activates a large population of neurons in the superior colliculus These neurons trigger movements of the eyes and head via the motor neurons of the brainstem to try to bring the image of the light beam onto the fovea Thus the retinotectal pathway is involved in orienting the eye toward a stimulus that initially appears in its peripheral field of vision [httpthebrainmcgillca] 57 Un groupe constitueacute dun organisme et de tous ses descendants ndash autrement dit une branche (du grec ancien κλάδος klados branche) distincte des autres branches dans larbre eacutevolutif 58 Les copeacutepodes sont de petits crustaceacutes dont les adultes ne mesurent le plus souvent quun ou deux millimegravetres (les espegraveces les plus petites mesurent environ 02 mm et les plus grandes environ 10 mm) Le terme de copeacutepode est issus de deux racines grecques kope qui signifie rame et podos qui signifie pied Le nom de ces animaux fait ainsi reacutefeacuterence agrave leurs pattes en forme de rames

38

abondants de la planegravete et ils sont lune des principales composantes du zooplancton ils repreacutesentent rarement moins de 60 et parfois plus de 80 de la biomasse zooplanctonique Peut-ecirctre leur succegraves est-il ducirc pour partie au moins agrave lefficaciteacute de leur systegraveme nerveux permise par la myeacutelinisation des axones

Dautres innovations

Dautres innovations eacutevolutives sont le fait des premiers verteacutebreacutes et leur permettent un mode de vie plus actif

- une cuirasse proteacutegeant le corps59

- des branchies et des muscles respiratoires

- des macircchoires

- le systegraveme vestibulaire (qui permet en particulier la stabilisation de limage reacutetinienne et lorientation du corps relativement agrave le verticale)

- lheacutemoglobine agrave 4 chaicircnes

Dautres grands cerveaux les ceacutephalopodes

Des convergences avec les verteacutebreacutes

Les mollusques ceacutephalopodes (poulpes60 calmars) comme les premiers verteacutebreacutes sont des preacutedateurs Leacutevolution de leur systegraveme sensoriel et de leur cerveau est parallegravele agrave celle des verteacutebreacutes Comme ces derniers les ceacutephalopodes possegravedent

- des meacutecanismes respiratoires speacutecialiseacutes

- des meacutecanismes sensoriels eacutelaboreacutes (vision odorat statocystes)

- un controcircle moteur raffineacute (manipulation agrave laide de nombreux tentacules - huit chez les poulpes) et une locomotion eacutelaboreacutee (agrave reacuteaction)

- une bonne meacutemoire visuelle

- des capaciteacutes de cognition sociale il semble effectivement que les individus se reconnaissent entre eux dapregraves des eacutetudes reacutecentes61

Limitations aux cerveaux des poulpes

Deux limitations fondamentales ont empecirccheacute le cerveau des ceacutephalopodes deacutevoluer vers de plus grandes capaciteacutes - sans quoi les ecirctres intelligents de cette planegravete seraient peut-ecirctre leurs descendants et pas des verteacutebreacutes

59 la cuirasse deacuterive de la crecircte neurale un groupe de cellules embryonnaires propres aux verteacutebreacutes ces cellules sont eacutegalement agrave lorigine du cracircne des macircchoires des dents et du systegraveme nerveux peacuteripheacuterique 60 Au passage ces animaux sont agrave proprement parler nommeacutes poulpes et pas pieuvres Le nom pieuvre leur a eacuteteacute accoleacute par Victor Hugo Le mot pieuvre est dorigine plus reacutecente et est introduit en 1865 dans la langue franccedilaise par Victor Hugo dans son roman Les Travailleurs de la mer Le mot est emprunteacute du vocabulaire guernesiais de pecirccheurs entendu lors de son seacutejour sur licircle anglo-normande Il supplante rapidement le mot poulpe dans lusage courant [wikipedia] 61 Tricarico E Borrelli L Gherardi F amp Fiorito G (2011) I know my neighbour individual recognition in Octopus vulgaris PLoS One 6(4) e18710

39

En effet les axones des ceacutephalopodes sont non myeacuteliniseacutes ce qui implique on la vu plus basse vitesse de transmission neurale et gaspillage deacutenergie

Dautre part la moleacutecule qui transporte loxygegravene dans le sang des ceacutephalopodes nest pas lheacutemoglobine (fondeacutee sur le fer) mais lheacutemocyanine (fondeacutee sur le cuivre) quatre fois moins efficace que la premiegravere62

Le coucirct meacutetabolique extrecircme du tissu nerveux constitue donc pour ce groupe un handicap qui prend tout son sens ici cest ce coucirct mecircme qui conjoint aux limitations mentionneacutees aurait rendu impossible leacutevolution vers des cerveaux encore plus massifs agrave supposer mecircme que les conditions pour leur eacutemergence aient par ailleurs eacuteteacute favorables

La conquecircte de la terre ferme

Un milieu hostile

Lorsque les premiers organismes se lancent agrave la conquecircte de la terre ferme (les plantes dabord avec les plus anciens fossiles dateacutes de -425 millions danneacutees les animaux ensuite) ils sont face agrave un challenge En effet sur terre ferme les variations environnementales sont plus marqueacutees et plus rapides que dans leau (quon pense agrave la variation de tempeacuterature entre le jour et la nuit par exemple) Lagrave aussi sagissant des animaux ceci donnera lavantage agrave ceux dont les adaptations comportementales seront le plus raffineacutees donc agrave ceux qui auront les cerveaux les plus efficaces

Des amphibiens aux reptiles

Au cours de leacutevolution des premiers amphibiens agrave partir des premiegraveres espegraveces teacutetrapodes agrave se propulser sur le fond et agrave y laisser des traces puis agrave saventurer hors de leau comme Tiktaalik roseae il y a 375 millions danneacutees apparaicirct un second jeu de reacutecepteurs olfactifs dans la voucircte de la bouche (lorgane vomeacuteronasal ou organe de Jacobson) Cet organe qui sajoute au systegraveme olfactif majeur est speacutecialiseacute dans la deacutetection des pheacuteromones (les signaux chimiques de communication intra-speacutecifique) en milieu terrestre ces moleacutecules sont volatiles alors quen milieu marin elles eacutetaient solubles

Plus tard les reptiles issus des amphibiens se deacutemarquent en saffranchissant progressivement des milieux humides Les plus anciennes traces connues de reptiles qui seacutetaient manifestement eacuteloigneacutes des plans deau permanents remontent en effet agrave -318 millions danneacutees63

Ce sont les œufs des reptiles qui leur permettent de conqueacuterir ces nouveaux territoires Si les amphibiens devaient au moins trouver de leau pour se reproduire les œufs des reptiles eux ont une coquille semi-permeacuteable agrave membranes (amnios) qui les empecircche de se desseacutecher ce qui permet agrave ces premiers reptiles -

62 Les limules (horseshoe crab) des arthropodes primitifs utilisent la mecircme moleacutecule dans leur sang 63 Falcon-Lang H J Gibling M R Benton M J Miller R F amp Bashforth A R (2010) Diverse tetrapod trackways in the Lower Pennsylvanian Tynemouth Creek Formation near St Martins southern New Brunswick Canada Palaeogeography Palaeoclimatology Palaeoecology 296(1) 1-13

40

des preacutedateurs insectivores de 20 cm de long - de conqueacuterir de nouveaux milieux allant jusquagrave des milieux semi-arides64

Trois ligneacutees de reptiles

Ces premiers reptiles vont rapidement se diviser en trois ligneacutees aux destins tregraves diffeacuterents les anapsideacutes65 qui donneront naissance aux tortues les diapsideacutes qui deviendront les autres reptiles (crocodiles leacutezards et serpents) y compris les dinosaures (et donc les oiseaux) et les synapsideacutes qui aboutiront finalement aux mammifegraveres

Les synapsideacutes donnent naissance aux peacutelycosaures un groupe de preacutedateurs de taille petite agrave moyenne comme le dimeacutetrodon66 Les peacutelycosaures seacuteteignent cependant au bout de 50 millions danneacutees Dautre part les synapsideacutes donnent naissance aux theacuterapsideacutes un groupe qui contiendra des grands herbivores et des grands carnivores et formera le groupe dominant sur la terre ferme et survivra mecircme partiellement agrave lextinction permo-triassique

Lextinction permo-triassique

La fin du Permien il y a 248 millions danneacutees est marqueacutee par une extinction massive - lextinction la plus massive en fait de lhistoire de la Terre (qui soit dit en passant en verra plusieurs au cours des acircges y compris celle dont nous sommes responsables actuellement) Cette extinction semble due agrave une succession deacuteveacutenements une forte activiteacute volcanique en Sibeacuterie une baisse du niveau des oceacuteans une baisse de loxygegravene dans les oceacuteans et pour finir une acidification massive de ces mecircmes oceacuteans67 peut-ecirctre due agrave lactiviteacute volcanique sibeacuterienne qui aurait mis une quantiteacute massive de composeacutes en circulation dans latmosphegravere Les donneacutees les plus reacutecentes indiquent que surtout cette mise en circulation aurait reacutesulteacute en une glaciation rapide et massive dune dureacutee de 89000 ans68 (qui explique la baisse de niveau des oceacuteans)

Lors de cette extinction marquant aussi le deacutebut du Trias 95 des espegraveces seacuteteignent69 Les theacuterapsideacutes notamment disparaissent presque tous Ceux qui

64 Les amniotes forment un taxon de verteacutebreacutes regroupant les espegraveces chez lesquelles lembryon puis le fœtus sont proteacutegeacutes par un sac amniotique appeleacute amnios Le petit qui se deacuteveloppe dans une coquille ou luteacuterus maternel grandit dans un milieu aqueux preacuteserveacute gracircce agrave lamnios [wwwfutura-sciencescom] 65 Ces termes se reacutefegraverent au nombre des fenecirctres temporales (des sortes de fosses dans le cracircne en arriegravere des yeux celle du cracircne humain est bien visible) Les anapsideacutes nen ont pas les synapsideacutes en ont une seule par cocircteacute du cracircne en position basse et les diapsideacutes en ont deux (les euryapsideacutes eacuteteints avaient une seule fenecirctre en position haute) Techniquement les mammifegraveres actuels sont les seuls synapsideacutes survivants On pense que ces types cracircniens descendent dun type ancestral diapside par perte dune ou deux fosses temporales Les fosses temporales sont une adaptation au reacutegime alimentaire de lanimal elles facilitent linsertion des muscles de la macircchoire tout en rigidifiant et en alleacutegeant le cracircne 66 Non malgreacute son apparence ce nest pas un dinosaure 67 Voir pex Clarkson M O Kasemann S A Wood R A Lenton T M Daines S J Richoz S amp Tipper E T (2015) Ocean acidification and the Permo-Triassic mass extinction Science 348(6231) 229-232 68 Baresel B Bucher H Bagherpour B Brosse M Guodun K amp Schaltegger U (2017) Timing of global regression and microbial bloom linked with the Permian-Triassic boundary mass extinction implications for driving mechanisms Scientific Reports [online] DOI 101038srep43630 69 Il est inteacuteressant de remarquer que les ammonites reacutecupegraverent toute leur diversiteacute en moins de deux millions danneacutees agrave partir de tregraves peu despegraveces (voire une seule) ayant surveacutecu agrave lextinction

41

survivent (en particulier le groupe des dicynodontes pex lystrosaurus) occupent le terrain au deacutebut du Trias (premiegravere peacuteriode de legravere secondaire ou meacutesozoiumlque)

Les archosauriens (dinosaures primitifs) apparaissent au mecircme moment au deacutebut du Trias70 Ces deux groupes dinosaures et theacuterapsideacutes sont bien adapteacutes agrave leurs niches eacutecologiques mais ils sont en concurrence Les theacuterapsideacutes perdent la compeacutetition et disparaissent sauf les cynodontes Ce sont ceux-ci qui donneront naissance bientocirct aux mammifegraveres qui seront porteurs de caractegraveres originaux

Des reptiles aux mammifegraveres

Lhomeacuteothermie un avantage et une contrainte

Les mammifegraveres en particulier comme les oiseaux sont homeacuteothermes Pourquoi finira-t-on par aboutir agrave des animaux homeacuteothermes Il existe plusieurs hypothegraveses agrave ce sujet mais nous ne nous poserons la question que sous la forme suivante Quel est lavantage dune tempeacuterature corporelle constante

Les processus vivants (ceux du deacuteveloppement notamment) deacutependent dune succession deacutetapes dont certaines ont lieu en parallegravele Si les reacuteactions des diffeacuterentes eacutetapes sont deacutesynchroniseacutees le processus entier peut ecirctre compromis De maniegravere plus geacuteneacuterale puisque les reacuteactions biochimiques sont influenceacutees par la tempeacuterature (y compris la transmission synaptique et la viscositeacute des fibres musculaires) les processus deacuteveloppementaux et meacutetaboliques sont plus efficaces et moins perturbables si la tempeacuterature est constante lhomeacuteothermie est un avantage71

Des donneacutees assez reacutecentes72 suggegraverent eacutegalement que la tempeacuterature eacuteleveacutee du corps des mammifegraveres reacutepreacutesentait un avantage important dans la lutte contre les parasites fongiques (mycoses) La grande majoriteacute de ces parasites ne peuvent pas se deacutevelopper dans des organismes agrave tempeacuterature eacuteleveacutee Il est inteacuteressant de

Cf Brayard A et al (2009) Good genes and good luck ammonoid diversity and the end-permian mass extinction Science 325 (5944) 1118-1121 70 Selon des donneacutees de 2010 (Brusatte SL et al Footprints pull origin and diversification of dinosaur stem lineage deep into Early Triassic Proceedings of the Royal Society B sous presse) et comme pour les ammonites ils apparaissent mecircme extrecircmement vite apregraves lextinction permo-triassique Des traces fossiles de pattes ayant clairement appartenu agrave des dinosaures ont eacuteteacute releveacutees dans des strates acircgeacutees dagrave peine 1 agrave 2 millions danneacutees apregraves lextinction 71 Maintaining a constant body temperature is an ecological adaptation for remaining active over a wider range of ambient temperature Although in principle this includes high ambient temperatures the effect is perhaps more striking at the low ambient temperature of night-time Thermoregulation also serves another distinctly physiological function Maintenance of a precisely constant internal temperature is an essential prerequisite for the higher degree of organizational complexity of endotherms compared with ectotherms The rates of enzyme-controlled metabolic pathways diffusion rates such as that of transmitter molecules across synapses and the viscosity and therefore speed of contraction of muscle fibres such as the heart muscle are all temperature dependent and therefore can only occur at the reliably predictable rates necessary for sustaining the integrity of a complex system if the body temperature is maintained constant Given the degree of sensitivity of the greatly enlarged and complex mammalian brain to induced temperature changes it is evident that the central nervous system more than anything depends critically for its proper functioning on maintenance of the correct temperature Kemp TS (2006) The origin of mammalian endothermy a paradigm for the evolution of complex biological structure Zoological Journal of the Linnean Society 147 473ndash488 72 Robert VA amp Casadevall A (2009) Vertebrate endothermy restricts most fungi as potential pathogens JID 200 1623-1626

42

noter que lornithorhynque qui a une temperature basale de 32deg seulement est bien plus susceptible aux mycoses que les placentaires avec leur tempeacuterature plus eacuteleveacutee

Cependant garder la tempeacuterature eacuteleveacutee et constante est extrecircmement coucircteux Le meacutetabolisme au repos des mammifegraveres et des oiseaux est de 5 agrave 10 fois supeacuterieur agrave celui de reptiles ectothermes de taille eacutegale il leur faut donc 5 agrave 10 fois plus de nourriture73 Pour obtenir autant deacutenergie il aura fallu des changements de corps et de comportement et donc de cerveau

Des cynodontes aux mammifegraveres

Nous avons vu plus haut que presque tous les theacuterapsideacutes ont disparu face agrave la concurrence des dinosaures74 sauf les cynodontes Quelles sont les caracteacuteristiques de ce groupe qui expliqueraient leur survie

Leurs dents sont diffeacuterentes les unes des autres75 speacutecialiseacutees (alors que les reptiles nont quun type de dent) ils ont des legravevres et une truffe muscleacutees ils peuvent respirer et manger en mecircme temps leur respiration et leur olfaction sont efficaces leur cerveau est plus grand ils ont peut-ecirctre un comportement parental

Les premiers vrais mammifegraveres (pex Megazostrodon) issus des cynodontes sont nettement plus petits que ceux-ci Apparus agrave la fin du Trias vers -220 millions danneacutees ils sont comparables aux actuelles musaraignes par la taille (30 g) et le style de vie76 ce sont des preacutedateurs insectivores tregraves actifs et nocturnes

Leur petite taille est une protection contre les preacutedateurs pendant la journeacutee ils peuvent sabriter dans des terriers En fait durant toute legravere Meacutesozoiumlque (ie secondaire) il ny a eu aucun mammifegravere plus grand quun chat

Des adaptations particuliegraveres

Les mammifegraveres sont caracteacuteriseacutes eacutegalement par le fait quils nont que deux jeux successifs de dents (dents de lait et dents deacutefinitives) les dents peuvent ainsi sajuster les unes aux autres au cours du deacuteveloppement garantissant une meilleure jonction donc une meilleure mastication et une digestion plus rapide

En outre des adaptations anatomiques permettent aux mammifegraveres de deacutetecter les hautes freacutequences sonores inaccessibles aux reptiles (chez les mammifegraveres actuels on trouve des espegraveces entendant des freacutequences jusquagrave 100000 Hz alors

73 Au passage notons quil faut plus deacutenergie pour refroidir le corps que pour le chauffer ce qui explique que les verteacutebreacutes agrave sang chaud ont des tempeacuteratures basales de lordre de 37-38deg proches de lextreacutemiteacute supeacuterieure de la fourchette de tempeacuteratures environnementales 74 Dinosaurs originated about 230 million years ago and survived the Late Triassic mass extinction (228 million years ago) when some 35 per cent of all living families died out It was their predecessors dying out during this extinction that allowed herbivorous dinosaurs to expand into the niches they left behind The rapid expansion of carnivorous and armoured dinosaur groups did not happen until after the much bigger mass extinction some 200 million year ago at the Triassic-Jurassic boundary At least half of the species now known to have been living on Earth at that time became extinct which profoundly affected life on land and in the oceans [httpwwwsciencedailycomreleases200809080930102631htm] 75 Les cynodontes comme les mammifegraveres sont dits heacuteteacuterodontes 76 Ces premiers mammifegraveres nont pas contrairement aux cynodontes de barre orbitale qui protegravege lœil Cest eacutegalement le cas des petits mammifegraveres nocturnes actuels comme la musaraigne

43

que chez les non-mammifegraveres louiumle cesse agrave 10000 Hz) Cela leur est utile pour deacutetecter les proies au bruit mais aussi pour communiquer sans ecirctre repeacutereacutes

Les adaptations anatomiques en question sont les suivantes dans loreille interne un muscle (stapedius) agit sur la chaicircne des osselets (issue dos qui faisaient originellement partie de larticulation de la macircchoire)77 et bloque les basses freacutequences ce qui permet agrave loreille interne danalyser les hautes freacutequences De plus les mammifegraveres sont seuls agrave posseacuteder un second jeu de cellules cilieacutees (dites externes) le long de la membrane basilaire78 Ces cellules changent de forme tregraves rapidement ce qui change les proprieacuteteacutes meacutecaniques du systegraveme par deacuteflexion de la membrane basilaire et permet aux cellules cilieacutees internes de mieux analyser les freacutequences eacuteleveacutees

Il faut ajouter ici encore lextraordinaire sens tactile agrave (courte) distance constitueacute par le systegraveme des vibrisses (moustaches) deacutejagrave preacutesent chez les mammifegraveres primitifs comme la musaraigne Ce systegraveme qui permet lidentification des formes et des textures dans lobscuriteacute totale comme le montrent des expeacuteriences de discrimination comprend eacutegalement des structures neurales speacutecifiques pour lanalyse (le barrel cortex partie du cortex somatosensoriel qui reccediloit des entreacutees thalamiques et preacutesente une structure en colonnes (barrels) chaque colonne recevant les informations dune vibrisse79

Si les niches eacutecologiques des mammifegraveres eacutetaient majoritairement celles des insectivores des deacutecouvertes de ces dix derniegraveres anneacutees montrent cependant quil y avait chez ces mammifegraveres ancestraux une bien plus grande diversiteacute que ce quon avait dabord penseacute Par exemple Castorocauda eacutetait un mammifegravere primitif du Jurassique moyen pesant environ 800 g et ayant un mode de vie aquatique et une queue de castor80 Une partie de cette diversiteacute a eacuteteacute favoriseacutee par leacutemergence des plantes agrave fleurs (angiospermes) au Jurassique81 les fruits et les

77 Au passage cest un caractegravere deacuteterminant des mammifegraveres tous les mammifegraveres y compris les monotregravemes ont dans leur oreille interne ces deux os qui chez les autres amniotes forment larticulation de la macircchoire Le passage de petits os articulaires externes agrave des os internes agrave loreille pour eacutetrange quil puisse paraicirctre est documenteacute par des formes fossiles intermeacutediaires ainsi que par la maniegravere dont se fait le deacuteveloppement embryonnaire des mammifegraveres 78 Les vibrations du tympan sont transmises par la chaicircne des osselets agrave la membrane de la fenecirctre ovale Celle-ci agrave son tour souvre sur la cochleacutee qui est lorgane de lanalyse du son La cochleacutee comme son nom lindique est en forme de colimaccedilon Elle est parcourue dans sa longueur par la membrane basilaire Cette membrane est mise en vibration par la fenecirctre ovale et lendroit ougrave se produira le plus de vibration va deacutependre de la freacutequence du son Les sons graves produiront une vibration de la membrane basilaire pregraves de son deacutebut les sons plus aigus plus loin agrave linteacuterieur de la cochleacutee Le long de cette membrane des cellules cilieacutees ont leurs cils plongeacutes dans la membrane et donc ces cils agrave leur tour sont mis en mouvement par la vibration Les cellules ainsi stimuleacutees envoient des potentiels daction au cerveau On comprend donc que des sons de freacutequence diffeacuterente vont stimuler des populations diffeacuterentes de ces cellules cilieacutees ce qui permet une discrimination fine des freacutequences des sons (mecircme si plusieurs freacutequences sont superposeacutees) 79 Voir la revue de question Diamond ME et al (2008) Where and what in the whisker sensorimotor system Nature Reviews Neuroscience 9 601-612 voir aussi larticle barrel cortex de Wikipedia 80 Cf Ji Q et al (2006) A swimming mammaliaform from the middle Jurassic and ecomorphological diversification of early mammals Science 311 1123-1127 81 Voire mecircme bien plus tocirct au deacutebut du Trias dapregraves les grains de pollen reacutecupeacutereacutes par des carotages souterrains dans le nord de la Suisse Hochuli P A amp Feist-Burkhardt S (2013) Angiosperm-like pollen and Afropollis from the Middle Triassic (Anisian) of the Germanic Basin (northern Switzerland) Frontiers in plant science 4 article 344

44

fleurs apportant aux mammifegraveres des sources de nourriture varieacutees et en ce qui concerne les fruits eacutenergeacutetiquement tregraves riches

Pourquoi les premiers mammifegraveres avaient-ils de plus grands cerveaux que les reptiles

Les reptiles du paleacuteozoiumlque (les therapsideacutes) eacutetaient diurnes les reptiles du meacutesozoiumlque (les dinosaures) ont repris leurs niches eacutecologiques et les ont eacutelimineacutes Seuls les therapsideacutes en quelque sorte aberrants (nocturnes) ont surveacutecu les (futurs) mammifegraveres

Chez les reptiles une grande partie de lanalyse visuelle a lieu dans la reacutetine Donc passer aux sens non visuels (ouiumle sens des vibrisses) neacutecessitait de la machinerie neurale centrale additionnelle par rapport aux reptiles De plus la preacutesence de plusieurs sens qui doivent parler du mecircme monde neacutecessite encore plus de machinerie neurale et des structures speacutecialiseacutees

En effet linformation en provenance des diffeacuterents systegravemes sensoriels tregraves diffeacuterente selon la modaliteacute sensorielle eacutevidemment se reacutefegravere pourtant agrave des eacuteveacutenements uniques speacutecifiques du monde reacuteel impliquant des objets situeacutes dans lespace et dans le temps Il est neacutecessaire didentifier au travers des diffeacuterents sens les traits communs agrave ces eacuteveacutenements dunifier la repreacutesentation indeacutependamment du canal sensoriel dougrave leacutemergence de codes pour quoi ougrave et quand et des structures qui les repreacutesentent et vont les traiter Ce nouveau cerveau creacutee donc une repreacutesentation complexe du monde reacuteel

Un cerveau complexe

Structure en couches

Le neacuteocortex qui comporte six couches est unique aux mammifegraveres et eacutetait probablement preacutesent deacutejagrave chez les premiers vrais mammifegraveres Cinq couches de neurones pyramidaux ayant des dendrites horizontales (basales) et des dendrites verticales (apicales) ont des terminaisons se trouvant dans la couche supeacuterieure (couche 1) Chaque couche a des connexions speacutecifiques vers dautres parties du cerveau Lentreacutee vient des structures sous-corticales thalamiques et se fait de maniegravere topographique vers la couche 4

Quelle pression de seacutelection a pu mener agrave la constitution dune structure si eacutelaboreacutee agrave partir de la structure corticale beaucoup plus simple des reptiles Peut-ecirctre la neacutecessiteacute de trouver plus de nourriture plus vite en raison des contraintes eacutenergeacutetiques les mammifegraveres primitifs eacutetaient homeacuteothermes dissipaient beaucoup de chaleur (en raison de leur petite taille ils avaient un rapport surfacevolume deacutefavorable) et ne pouvaient stocker beaucoup de graisse (toujours agrave cause de leur taille)

15032017

Des grands et des petits cerveaux

Le neacuteocortex varie de maniegravere extrecircme chez les mammifegraveres Mecircme en tenant compte de la taille de lanimal le plus petit neacuteocortex est 125 fois plus petit que le plus grand (alors que lhippocampe ne varie que dun facteur 8) Certains

45

mammifegraveres ont des cortex tregraves agrandis les humains et les odontocegravetes (dauphins orques etc)

Le neacuteocortex comporte des plis (comme on la vu dautant plus que le cerveau est grand) et a une eacutepaisseur typique de 2 agrave 3 mm Une fois deacuteplieacute celui des humains a une surface de quelque 20 dm2 (leacutequivalent dun disque de 50 cm de diamegravetre) Lextrecircme repliage observeacute chez lhumain tient sans doute aux neacutecessiteacutes deacuteconomie de cacircblage mais aussi agrave la neacutecessiteacute pour la tecircte de passer au travers du bassin lors de la naissance

Des cartes partout

Degraves le 19egraveme siegravecle on commence agrave eacutetablir la cartographie du cerveau82 et on y trouve des zones qui maintiennent une correspondance entre lorganisation des reacutecepteurs sensoriels et lorganisation des neurones des cartes (somatotopiques reacutetinotopiques tonotopiques) Sherrington observe aussi que certaines de ces zones corticales sont agrandies ainsi chez les singes les zones motrices et sensorielles repreacutesentant la main et le visage Ces dilatations de zones sont manifestes dans les images bien connues (homoncules) mettant en relation la surface des zones du cortex sensoriel et moteur et la surface correspondante des zones du corps chez lhumain

On sait en outre maintenant que la repreacutesentation corticale (notamment motrice) loin decirctre figeacutee chez ladulte varie partiellement avec lexpeacuterience donc peut changer au cours de la vie de lindividu Des singes eacutecureuils (Saimiri sciureus) entraicircneacutes agrave reacutecupeacuterer de la nourriture au fond dun trou tel quil fallait y aller du bout des doigts avaient en fin de compte une repreacutesentation corticale des doigts plus grande que si le trou eacutetait suffisamment large pour y passer toute la main la plasticiteacute ceacutereacutebrale se manifeste aussi chez ladulte

Pourquoi des cartes

Pourquoi le cerveau des mammifegraveres est-il organiseacute en cartes La raison principale est peut-ecirctre leacuteconomie de cacircblage et lefficaciteacute de traitement Lrsquoanalyse sensorielle neacutecessite souvent des comparaisons locales par exemple entre zones proches du champ visuel (deacutetection des frontiegraveres augmentation des contrastes analyse binoculaire de la profondeur etc) dans ce cas si la structure qui analyse est organiseacutee topographiquement les zones en question seront repreacutesenteacutees par des groupes de neurones proches permettant une comparaison agrave courte distance de cacircblage donc rapide et eacuteconomique

Le nombre et la meacutetrique des cartes sont lieacutes agrave la complexiteacute de comportement et de traitement dinformation Les heacuterissons sont des mammifegraveres insectivores primitifs semblables agrave ceux qui vivaient il y a 60 millions danneacutees ils ont des capaciteacutes visuelles limiteacutees et ne possegravedent quun nombre restreint de cartes visuelles corticales de densiteacute uniforme A lopposeacute les primates ont de nombreuses cartes visuelles corticales qui surrepreacutesentent le centre du champ visuel

82 Notamment avec les travaux de Jackson sur leacutepilepsie ceux de Fritsch et Hitzig qui agissaient en stimulant le cortex moteur chez le chien et ceux de Ferrier qui faisait de mecircme chez le singe

46

Mecircme chez les mammifegraveres primitifs actuels (le heacuterisson qui est un eutheacuterien ou placentaire83 lornithorynque un monotregraveme et lopossum un marsupial) la majeure partie du neacuteocortex contient des cartes sensorielles topographiquement ordonneacutees Ces cartes sont donc au moins aussi anciennes que lancecirctre commun des mammifegraveres eutheacuteriens monotregravemes et marsupiaux84 elles datent du deacutebut du Jurassique ou plus tocirct

Bien quil y ait une consideacuterable plasticiteacute dans la formation des aires corticales le patron geacuteneacuteral est passablement constant dun individu agrave lautre ce qui implique quil y a une reacutegulation geacuteneacutetique du deacuteveloppement issue (a) de lordonnement spatial des connexions thalamiques et (b) de signaux internes au cortex

Le cas des oiseaux

Des dinosaures agrave plumes des oiseaux agrave dents

On sait bien maintenant que les oiseaux sont des descendants des dinosaures Plusieurs lignes deacutevidences vont dans ce sens dont seules certaines sont eacutevoqueacutees ici

Lanatomie des oiseaux actuels est tregraves proche de celle des dinosaures Leacutetude des fossiles darcheacuteopteacuteryx forme intermeacutediaire deacutecouverte en 1855 avait suggeacutereacute agrave Darwin lui-mecircme une filiation entre les reptiles et les oiseaux (alors que la position de larcheacuteopteacuteryx dans cette filiation reste peu claire mecircme de nos jours)

Outre ces ressemblances anatomiques cette filiation est devenue encore plus manifeste durant les derniegraveres deacutecennies quand on a mis agrave jour de nombreux fossiles de dinosaures portant des plumes (depuis des proto-plumes ressemblant plutocirct agrave des poils jusquagrave des plumes proches de celles des oiseaux) Plus fort encore on a pu dans certains cas deacuteterminer les couleurs de ces plumages de dinosaures en identifiant les meacutelanosomes (les cellules qui produisent les pigments

83 Cest-agrave-dire un placentaire (eutheacuterien vient du grec eu-thecircrion ie vrai animal sauvage) Les marsupiaux (ou meacutetatheacuteriens les autres animaux sauvages) donnent naissance agrave des petits encore agrave un stade simili-larvaire qui rampent jusquagrave la poche marsupiale et sattachent aux teacutetons Les monotregravemes (qui ne sont pas des theacuteriens car ils ne portent pas leur petits mais pondent des œufs) ont un cloaque crsquoest-agrave-dire un unique orifice pour uriner deacutefeacutequer et se reproduire comme les leacutezards et les oiseaux (monotregraveme signifie agrave un seul trou) Les premiers mammifegraveres placentaires dont on ait retrouveacute des fossiles datent dil y a 160 millions danneacutees 84 there are similar genetic regions in all three mammalian lineages suggesting that the genes for casein (a protein found in milk) arose in the mammalian common ancestor between 200 and 310 million years ago prior to the evolution of the placenta Eggs contain a protein called vitellogenin as a major nutrient source The authors looked for the genes associated with the production of vitellogenin of which there are three in the chicken They found that while monotremes still have one functional vitellogenin gene in placental and marsupial mammals all three have become pseudogenes (regions of the DNA that still closely resemble the functional gene but which contain a few differences that have effectively turned the gene off) The gene-to-pseudogene transitions happened sequentially for the three genes with the last one losing functionality 30-70 million years ago Therefore mammals already had milk before they stopped laying eggs Lactation reduced dependency on the egg as a source of nutrition for developing offspring and the egg was abandoned completely in the marsupial and placental mammals in favor of the placenta This meant that the genes associated with egg production gradually mutated becoming pseudogenes without affecting the fitness of the mammalian lineages Journal reference Brawand D Wahli W Kaessmann H (2008) Loss of egg yolk genes in mammals and the origin of lactation and placentation PLoS Biol 6(3) e63 doi101371journalpbio0060063 [sciencedaily]

47

coloreacutes) dans les fossiles de plumes85 en effet les meacutelanosomes diffegraverent par leur forme en fonction du pigment quils produisent Plus reacutecemment encore86 on a trouveacute dans de lambre figeacute au Mesozoiumlque un segment de la queue dun petit dinosaure87 conserveacute avec ses plumes et leurs exquis deacutetails

Finalement si les oiseaux actuels nont pas de dents la preacutesence de gegravenes promoteurs et de gegravenes codant pour les dents a eacuteteacute mise en eacutevidence chez des embryons de poulet porteurs dune certaine mutation (par ailleurs leacutetale)88 Chez ces embryons les gegravenes promoteurs activeacutes (situeacutes dans leacutepitheacutelium buccal) se trouvent agrave proximiteacute du tissu embryonnaire89 qui peut geacuteneacuterer les dents alors que chez les embryons normaux ils sont deacutecaleacutes Cette proximiteacute chez les mutants fait que des bourgeons de dents apparaissent lors du deacuteveloppement comme il manque le reste des structures ces bourgeons ne se deacuteveloppent cependant pas davantage Le bourgeonnement de dents chez lembryon mutant montre que les oiseaux ont gardeacute des dinosaures le substrat geacuteneacutetique neacutecessaire pour produire des dents mecircme sil nest plus utiliseacute

Les oiseaux sont donc des descendants directs des dinosaures en reacutealiteacute du point de vue de la systeacutematique les oiseaux sont des dinosaures issus probablement des theacuteropodes (dont le repreacutesentant le plus connu est Tyrannosaurus rex)90 et le poulet est effectivement un cousin pas si lointain du tyrannosaure

Des similitudes et des diffeacuterences

On constate que le deacuteveloppement du cerveau est globalement semblable chez tous les verteacutebreacutes en utilisant des marqueurs geacuteneacutetiques (lun exprimeacute ventralement lautre dorsalement un troisiegraveme entre-deux) on constate lors du deacuteveloppement lexistence de zones homologues entre les diffeacuterents verteacutebreacutes qui sont donc deacuteriveacutees de zones preacutesentes chez lancecirctre commun le cortex des mammifegraveres (qui inclut le neacuteocortex et lhippocampe) est homologue au cortex dorsal des amphibiens et des reptiles (hippocampe inclus) et agrave lhyperstriatum des oiseaux (qui inclut le wulst cf plus bas) le septum lieacute agrave lhippocampe est preacutesent chez tous de mecircme que le striatum qui joue un rocircle dans le controcircle des muscles

Cependant le cerveau a suivi un chemin eacutevolutif diffeacuterent chez les reptiles et ensuite chez les oiseaux qui sont leurs descendants par rapport aux mammifegraveres

85 Li Q Gao K Q Vinther J Shawkey M D Clarke J A Drsquoalba L amp Prum R O (2010) Plumage color patterns of an extinct dinosaur Science 327(5971) 1369-1372 86 Xing L McKellar R C Xu X Li G Bai M Persons W S amp Yi Q (2016) A feathered dinosaur tail with primitive plumage trapped in mid-cretaceous amber Current Biology 26 3352ndash3360 87 Lanatomie des vertegravebres et la longueur du segment excluent quil sagisse dun oiseau et suggegraverent une queue de coerulosaure basal un groupe qui contient les theacuteropodes proches des oiseaux Les coerulosaures montrent une enceacutephalisation plus eacuteleveacutee que dautres dinosaures 88 Harris M P Hasso S M Ferguson M W amp Fallon J F (2006) The development of archosaurian first-generation teeth in a chicken mutant Current Biology 16(4) 371-377 89 Dit meacutesenchyme 90 Tout le monde nest pas daccord avec cette hypothegravese Certains minoritaires pensent que les oiseaux descendent darchosaures plus anciens que les dinosaures ou alors parmi les dinosaures quils sont issus des ornithischiens et pas des theacuteropodes Il nen reste pas moins que leurs ancecirctres sont des dinosaures ou des animaux tregraves apparenteacutes agrave ceux-ci

48

Cette eacutevolution divergente des zones homologues (cortex vs hyperstriatum) est manifeste quand on compare les cerveaux du hibou moyen-duc et du singe de nuit (douroucouli Aotus trivirgatus) celui de loiseau montre une structure appeleacutee wulst qui ne contient quune seule carte fortement organiseacutee spatialement Le wulst au contraire du neacuteocortex des mammifegraveres ne contient pas de cellules pyramidales seulement des cellules stellaires (cest dailleurs une speacutecialisation des oiseaux les reptiles dont ils sont issus ont des neurones pyramidaux) De plus le cortex des mammifegraveres est clairement structureacute en couches comme on la vu plus haut Ces couches sont bien visibles dans une coupe alors que dans le wulst des oiseaux il ny a rien de semblable

Etant donneacute que le neacuteocortex des mammifegraveres contient de nombreuses cartes adjacentes il neacutecessite davantage de fibres connectrices (matiegravere blanche) que le wulst (en raison des connexions entre cartes) Dans le neacuteocortex le volume de la matiegravere blanche (axones) croicirct comme la puissance 1318 du volume de la matiegravere grise (corps cellulaires) donc plus vite que la matiegravere grise91 le cacircblage du neacuteocortex des mammifegraveres est coucircteux

En termes denceacutephalisation Archaeopteryx avait un cerveau deux fois plus grand que si ccedila avait eacuteteacute un dinosaure mais il navait pas encore de wulst le wulst apparaicirct agrave la fin du Meacutesozoiumlque ou au deacutebut du Ceacutenozoiumlque il y a 60 millions danneacutees Lenceacutephalisation actuelle des oiseaux est reacutecente elle date de seulement 20 millions danneacutees

Une intelligence plus rigide plus speacutecialiseacutee

Les oiseaux semblent avoir deacuteveloppeacute une intelligence plus speacutecialiseacutee moins souple que les mammifegraveres On peut trouver une illustration de cela dans les comportements de parade nuptiale la maniegravere dont loiseau macircle fait la cour agrave la femelle est beaucoup plus codifieacutee steacutereacuteotypeacutee rigide chez les oiseaux92 que chez les mammifegraveres Cela eacutetant les oiseaux ont du succegraves il y a deux fois plus despegraveces que chez les mammifegraveres et leur biomasse est comparable

A titre dexemple de speacutecialisation extrecircme de lintelligence consideacuterons la meacutemoire spatiale des casse-noix Les casse-noix sont des corvideacutes (comme les corneilles les corbeaux les geais et les pies) qui sont avec les psittacideacutes (perroquets) les oiseaux les plus enceacutephaliseacutes

Le casse-noix de Clark (Nucifraga columbiana) un corvideacute ameacutericain montre un comportement de cachage agrave lautomne au cours de ses explorations agrave la recherche de nourriture non peacuterissable il remplit sa poche sublinguale de pignons de pin et vole au loin pour cacher ces graines agrave raison de 4 ou 5 agrave la fois dans un trou du sol en une opeacuteration qui ne lui prend que quelques secondes il creuse le trou avec son bec y deacutepose les graines referme le trou et eacuteventuellement le

91 Par exemple si la matiegravere grise double en volume le volume de la matiegravere blanche va se voir multiplieacute par 25 92 On le voit sur nos lacs chez le colvert par exemple Les canards colverts forment en automne des couples stables jusquau printemps (ougrave la femelle est feacutecondeacutee) En hiver il y a des copulations non-fonctionnelles Le macircle effectue une parade nuptiale complexe et complegravetement steacutereacuteotypeacutee (a) redressement hors de leau sifflement retombeacutee grognement (b) lanimal se dresse en se raccourcissant (01 s) (c) le macircle regarde la femelle nage autour delle (d) il lui preacutesente larriegravere-tecircte en dressant les plumes (e) se baisse et se redresse dans leau en eacutemettant des vocalisations bisyllabiques Tous les macircles effectuent cette parade preacuteciseacutement de la mecircme maniegravere

49

camoufle Le casse-noix fait ainsi des reacuteserves de septembre agrave novembre dans un total de quelque 8000 caches il va cacher jusquagrave 33000 graines

Pour survivre et se reproduire il va devoir en retrouver 2500 agrave 3000 pendant la saison ougrave la nourriture fraicircche manque En observant ponctuellement ces oiseaux par la suite on peut eacutevaluer leur taux de succegraves dans la recherche des caches (loiseau cherche quelque part ramegravene-t-il des graines ou pas)

Ce taux varie de 85 (en deacutebut de saison) agrave 30 (ce dernier cas leacuteteacute dapregraves soit 9 mois apregraves la creacuteation des caches alors quelles ont pu ecirctre entretemps pirateacutees par des rongeurs) Ces corvideacutes montrent donc une capaciteacute spectaculaire de meacutemorisation instantaneacutee de lieux sur la base des repegraveres visuels environnants quon ne peut comparer chez lecirctre humain quaux meacutemoires speacutecialiseacutees de certains individus et en particulier de certains autistes capables de meacutemoriser tous les deacutetails dun panorama dun coup ou le contenu de lannuaire teacuteleacutephonique

Les mammifegraveres remplacent les dinosaures

Les mammifegraveres restent longtemps dans lombre

Alors mecircme quils ont des avantages denceacutephalisation et autres les mammifegraveres restent dans lombre des dinosaures durant 150 millions danneacutees de la fin du Trias agrave la fin du Creacutetaceacute tout animal plus grand quun megravetre eacutetait un dinosaure

Pour une grande partie dentre eux malgreacute la diversification mentionneacutee plus haut les mammifegraveres sont confineacutes agrave des niches eacutecologiques speacutecialiseacutees celles des insectivores nocturnes actuels dont on peut dire quils occupent encore maintenant des niches meacutesozoiumlques

Notons au passage que si les mammifegraveres archaiumlques eacutetaient plus enceacutephaliseacutes que les dinosaures ceux-ci navaient par contre pas des cerveaux speacutecialement petits pour des reptiles contrairement agrave ce quon pense geacuteneacuteralement

En fait lenceacutephalisation des dinosaures correspond exactement agrave celle des reptiles actuels avec les preacutedateurs comme lallosaure et le tyrannosaure presque aussi enceacutephaliseacutes que les moins enceacutephaliseacutes des mammifegraveres les herbivores comme le brachiosaure ayant une enceacutephalisation moindre semblable aux moins enceacutephaliseacutes des reptiles actuels

Les moulages endocracircniens virtuels faits par tomographie sur le cracircne de Sue le magnifique tyrannosaure93 du Field Museum agrave Chicago montrent un cerveau dun litre donc 1000 g avec des bulbes olfactifs surdimensionneacutes ce qui nest pas si petit pour un poids total de quelque 6 tonnes En tout cas lenceacutephalisation du tyrannosaure eacutetait double de celle de ses plus grosses proies potentielles comme le triceacuteratops Par ailleurs le museau relativement eacutetroit du tyrannosaure lui permettait sans doute une vision binoculaire inhabituellement bonne pour un reptile vision qui devait se combiner avec un sens olfactif redoutablement efficace

93 Pour la petite histoire la croissance de Sue sest termineacutee agrave 19 ans et elle est morte agrave 28 ans Au contraire des dinosaures la croissance des autres reptiles ne marque pas darrecirct Voir sur le site du Field Museum httpwwwfieldmuseumorgat-the-fieldexhibitionssue-t-rex

50

Leacuteveacutenement K-T

A la fin du Creacutetaceacute agrave la limite dite K-T94 il y a 65 millions danneacutees se produit une nouvelle extinction massive due (selon toute probabiliteacute95) agrave leacutecrasement dune meacuteteacuteorite de 10 km de diamegravetre sur ce qui est actuellement le Mexique (agrave Chicxulub au Yucataacuten) impact suivi (selon certaines hypothegraveses) de gigantesques incendies96 et ensuite dun hiver prolongeacute ducirc aux poussiegraveres en suspension dans latmosphegravere97 La chute de la meacuteteacuteorite de Chicxulub semble avoir eacutegalement modifieacute rapidement et de maniegravere durable98 le volcanisme des plateaux du Deccan en Inde augmentant la production de gaz et de poussiegraveres durant un demi-million danneacutees et prolongeant les modifications climatiques Pregraves de 8 espegraveces sur 10 disparaissent aucun animal de masse supeacuterieure agrave 25 kg ne semble avoir surveacutecu la quasi-totaliteacute du plancton marin disparut eacutegalement

Suite agrave ces eacuteveacutenements tous les dinosaures agrave lexception des oiseaux seacuteteignent Cette disparition totale et seacutelective reste encore largement inexpliqueacutee99 mais le fait est quelle libegravere les niches eacutecologiques auparavant occupeacutees par les dinosaures

94 Pour Kreide-Tertiaumlr en allemand ou en franccedilais Creacutetaceacute-Tertiaire La limite geacuteologique est marqueacutee sur la Terre entiegravere par une abondance diridium un eacuteleacutement normalement rare dans la croucircte terrestre mais abondant dans les meacuteteacuteorites Dans la couche immeacutediatement au-dessus de cette couche riche en iridium le nombre despegraveces fossiles est cinq fois moindre que dans la couche immeacutediatement au-dessous 95 cf httpwwwsciencedailycomreleases201003100304142242htm 96 The conditions leading to the global firestorm were set up by the vaporization of rock following the impact which condensed into sand-grain-sized spheres as they rose above the atmosphere As the ejected material re-entered Earths atmosphere it dumped enough heat in the upper atmosphere to trigger an infrared heat pulse so hot it caused the sky to glow red for several hours even though part of the radiation was blocked from Earth by the falling material he said But there was enough infrared radiation from the upper atmosphere that reached Earths surface to create searing conditions that likely ignited tinder including dead leaves and pine needles If a person was on Earth back then it would have been like sitting in a broiler oven for two or three hours said Robertson The amount of energy created by the infrared radiation the day of the asteroid-Earth collision is mind-boggling said Robertson Its likely that the total amount of infrared heat was equal to a 1 megaton bomb exploding every four miles over the entire EarthA 1-megaton hydrogen bomb has about the same explosive power as 80 Hiroshima-type nuclear bombs [httpwwwsciencedailycomreleases201303130327144249htm] 97 Limpact sest accompagneacute de pluies acides de poussiegraveres et daeacuterosols dans latmosphegravere peut-ecirctre dune diminution de la couche dozone et de leacutemission de gaz carbonique de meacutethane et de vapeur deau Apregraves une peacuteriode de refroidissement due aux poussiegraveres et aeacuterosols en suspension (dau moins quelques anneacutees mais estimeacutee par certains agrave 2000 ans) il y a donc probablement eu une peacuteriode de reacutechauffement due agrave ces gaz agrave effet de serre qui restent dans latmosphegravere plus longtemps que les aeacuterosols et poussiegraveres Il ny a pas eu de deacutepleacutetion en oxygegravene par contre Voir par exemple Kring DA (2007) The Chicxulub impact event and its environmental consequences at the CretaceousndashTertiary boundary Palaeogeography palaeoclimatology palaeoecology 255 4ndash21 98 Renne P R Sprain C J Richards M A Self S Vanderkluysen L amp Pande K (2015) State shift in Deccan volcanism at the Cretaceous-Paleogene boundary possibly induced by impact Science 350(6256) 76-78 99 On a supposeacute par exemple que le sexe des dinosaures neacutetait pas deacutetermineacute geacuteneacutetiquement mais par la tempeacuterature dincubation des œufs comme chez les crocodiles actuels Une longue baisse de la tempeacuterature aurait biaiseacute fortement la sex ratio (on naurait eu que des macircles ou que des femelles) amenant agrave une extinction rapide Hypothegravese inteacuteressante mais alors pourquoi les crocodiles ont-ils surveacutecu

51

Les mammifegraveres survivent et prospegraverent

Pourquoi les mammifegraveres eux ont-ils surveacutecu agrave leacuteveacutenement K-T Est-ce parce quils sont nocturnes et moins affecteacutes par la baisse de lumiegravere Ou homeacuteothermes et mieux isoleacutes thermiquement que dautres espegraveces ils ont une fourrure (ce qui est attesteacute par des traces fossiles de fourrure dateacutees de 165 millions danneacutees100) et ils peuvent se reacutefugier dans des terriers pendant les pires moments Ou parce que plus tard leur homeacuteothermie les protegravege des mycoses dans un monde en deacutecomposition (comme les oiseaux homeacuteothermes eux aussi et seuls survivants des dinosaures)101 Ou encore parce que leur cerveau plus massif leur donne (encore une fois comme aux oiseaux) de plus grandes faculteacutes dadaptation

Peut-ecirctre tout cela plus le fait que la plupart dentre eux sont des insectivores (ils mangent donc des insectes et dautres petits arthropodes des vers de terre etc) Or la photosynthegravese a cesseacute agrave cause de lhiver prolongeacute les plantes sont mortes donc les herbivores et leurs preacutedateurs aussi mais il reste une grande quantiteacute de veacutegeacutetaux en deacutecomposition qui continuent agrave nourrir les insectes et les vers Les mammifegraveres primitifs se nourrissant justement de cela leur nourriture au moins dans les pires moments du deacutebut est assureacutee102

En tout eacutetat de cause au deacutebut du Ceacutenozoiumlque (Tertiaire) les mammifegraveres se diversifient en taille103 mais pas en taille de cerveau ils occupent les niches laisseacutees vacantes par la disparition des dinosaures et comme celle des dinosaures qui les ont preacuteceacutedeacutes leurs tailles varient beaucoup (allant jusquagrave 300 kg et plus) Mais la taille relative de leur cerveau ne change pas durant encore 10 millions danneacutees (sauf les ceacutetaceacutes dont lenceacutephalisation croicirct assez vite alors que de terrestres ils redeviennent marins) Cest donc louverture de niches eacutecologiques nouvelles qui conduit avec un retard agrave un surcroicirct denceacutephalisation

Durant le Ceacutenozoiumlque agrave mesure que lon avance vers le preacutesent certains ordres (opossums insectivores) gardent leur enceacutephalisation basique (Quotient dEnceacutephalisation de 025 par rapport agrave un eacutetalon de 1 correspondant agrave lenceacutephalisation moyenne des oiseaux et mammifegraveres actuels104) mais la plupart finissent par voir leur enceacutephalisation augmenter ainsi les rongeurs montent agrave un QE de 050 Une autre extinction moindre agrave la fin de lEocegravene agrave -35 millions

100 Zhou C F Wu S Martin T amp Luo Z X (2013) A Jurassic mammaliaform and the earliest mammalian evolutionary adaptations Nature 500(7461) 163-167 101 En lien avec la protection donneacutee par lhomeacuteothermie contre les infections fongiques on peut en effet supposer que dans le monde en deacutecomposition qui a suivi leacuteveacutenement K-T la quantiteacute de spores dans lenvironnement devait ecirctre tregraves eacuteleveacutee augmentant par lagrave mecircme les risques de parasitose fongique chez les animaux agrave sang froid il est inteacuteressant de noter que les oiseaux seuls survivants des dinosaures sont aussi agrave sang chaud Cf Casadevall A (2005) Fungal virulence vertebrate endothermy and dinosaur extinction is there a connection Fungal Genetics and Biology 42 98ndash106 102 Reacutefeacuterence agrave retrouver 103 Laugmentation de taille des mammifegraveres deacutemarre apregraves la disparition des dinosaures non aviens et est tregraves coheacuterente dans les diffeacuterents continents Une fois les niches vacantes occupeacutees leacutevolution de la taille nest pas un simple changement de type mouvement brownien mais elle est lieacutee notamment agrave des facteurs abiotiques concentration en oxygegravene de lair surface des continents Pour les deacutetails voir Smith FA et al (2010) The evolution of maximum body size of terrestrial mammals Science 330 1216-1219 104 Lopossum a donc un cerveau quatre fois plus petit relativement au poids de son corps que la moyenne des mammifegraveres et oiseaux

52

danneacutees sert de preacutelude agrave une acceacuteleacuteration de lenceacutephalisation dans certains ordres (onguleacutes carnivores primates notamment)

53

Partie B Orientation spatiale

Les arthropodes des cerveaux compacts et efficaces Ainsi que deacutejagrave mentionneacute degraves le Cambrien sont en quelque sorte en concurrence deux modegraveles diffeacuterents de systegravemes nerveux autorisant des comportements complexes les grands systegravemes nerveux qui sont lapanage des verteacutebreacutes et des mollusques ceacutephalopodes et les systegravemes nerveux quon pourrait comparer agrave des logiciels extrecircmement compacts et efficaces impleacutementeacutes sur un mateacuteriel tregraves restreint105 ceux des arthropodes

Les principaux groupes darthropodes passeacutes et actuels sont

les trilobites munis dyeux agrave facettes et de 10 paires de pattes extrecircmement communs et dont certaines espegraveces mesuraient plus de 70 cm de long mais qui ont disparu lors de lextinction permo-triassique

les crustaceacutes crabes cloportes crevettes etc (5 agrave 7 paires de pattes)

les arachnides araigneacutees tiques etc (4 paires de pattes)

et les insectes (3 paires de pattes106)

Les capaciteacutes cognitives en particulier dorientation spatiale ont eacuteteacute surtout eacutetudieacutees chez les insectes hymeacutenoptegraveres (eg fourmis abeilles guecircpes) mais eacutegalement parfois sur dautres groupes darthropodes comme les crabes les cloportes les araigneacutees (cf ci-dessous)

Les capaciteacutes cognitives de Portia fimbriata

Portia fimbriata107 est une petite108 araigneacutee salticide109 qui est un preacutedateur dautres araigneacutees Elle possegravede des yeux composeacutes (quelques centaines drsquoommatidies) mais lacuiteacute visuelle de ses yeux principaux est comparable agrave celle des primates (ce quils reacutealisent par un champ visuel extrecircmement eacutetroit un peu comme celui dun teacuteleacuteobjectif)

Cest une salticide atypique110

Elle construit parfois aussi des toiles (en geacuteneacuteral les salticides nen font pas)

Elle est geacuteneacuteraliste et attaquera nrsquoimporte quelle araigneacutee (110 agrave 2x sa taille)

Elle trompe les araigneacutees attaqueacutees en eacutemettant des vibrations sur la toile qui imitent les signaux lieacutes au comportement de cour (parade) de lespegravece chasseacutee (si lindividu se laisse tromper il approche de son preacutedateur) Si elle reconnaicirct que

105 De la mecircme maniegravere que le systegraveme opeacuterateur PCGeos un veacuteritable systegraveme multi-tacircche preacuteemptif multi-fenecirctres pouvait fonctionner sur des PC par-dessus MS-DOS avec seulement 512 kb de meacutemoire vive contre les quelques Gb de RAM quil faut maintenant pour Windows - au moins 1000 fois plus 106 Dougrave lautre nom hexapodes 107 Le meilleur article sur les capaciteacutes cognitives eacutetonnantes de ces araigneacutees est Wilcox RS Jackson RR (1998) Cognitive abilities of araneophagic jumping spiders In Balda RP Pepperberg IM Kamil AC (Eds) Animal Cognition in Nature (pp 411-434) San Diego Academic Press 108 Corps des femelles 7-10 mm des macircles 5-6 mm de long 109 Qui tue en sautant - en sautant sur sa proie donc 110 Larticle de Wikipedia en anglais httpenwikipediaorgwikiPortia_fimbriata est excellent

54

lrsquoespegravece figure dans son reacutepertoire elle eacutemet le signal approprieacute sinon elle eacutemet un kaleacuteidoscope de signaux et srsquoajuste agrave la reacuteponse de sa proie

Portia fimbriata manifeste encore dautres comportements complexes111 Celui qui nous inteacuteresse le plus ici est quelle peut faire des deacutetours compliqueacutes pour atteindre sa proie En effet parmi ses proies les argiopes font des toiles verticales et lorsquelles sentent approcher un intrus elles mettent la toile en mouvement rapide (ce qui cause leacutejection du preacutedateur) Si P fimbriata lors de son approche identifie quil sagit dune argiope elle va effectuer un deacutetour (qui peut lui prendre jusquagrave une heure) arriver au-dessus de la toile filer un fil et srsquoy suspendre pour approcher de sa proie sans en toucher la toile

Tarsitano et Jackson112 en 1997 montrent par des expeacuteriences que Portia fimbriata est effectivement capable de planifier des deacutetours complexes durant lesquels elle perd de vue sa proie Ces auteurs ont fait une expeacuterience ougrave laraigneacutee testeacutee est sur une plate-forme de deacutepart dougrave elle voit une proie sur une autre plate-forme alors quune autre plate-forme juste agrave cocircteacute ne contient pas de proie La distance entre laraigneacutee et sa proie est trop grande pour quelle puisse directement sauter dessus alors pour latteindre elle doit descendre de sa plate-forme (elle perd alors de vue sa proie) et partir agrave contre-sens pour choisir lun de deux chemins sureacuteleveacutes dont un seul megravene agrave la bonne plate-forme Aussi eacutetonnant que cela paraisse les araigneacutees en sont capables la grande majoriteacute des individus testeacutes (dans de nombreuses situations de difficulteacutes diverses) choisissent le bon chemin ce qui indique quelles sont capables de planifier un chemin complexe depuis leur poste dobservation et ensuite deffectuer ce chemin en maintenant en tecircte ougrave se trouve la proie En preacutelude agrave leur deacuteplacement les araigneacutees scannent avec leurs yeux-teacuteleacuteobjectifs le chemin depuis la proie jusquagrave un endroit accessible

Linteacutegration du chemin de lanecdotique au Nobel La navigation agrave lestime mentionneacutee plus haut a pour analogue biologique linteacutegration du chemin Ce meacutecanisme cognitif dorientation (qui dit donc en continu ougrave on se trouve sur la base des mouvements effectueacutes) a eacuteteacute longtemps consideacutereacute comme anecdotique et peu ou pas lieacute agrave des fonctions cognitives supeacuterieures

Progressivement cependant suivant la deacutecouverte chez le rat de cellules de lieu dans lhippocampe (par John OKeefe et John Dostrovsky en 1971) de cellules codant la direction de la tecircte agrave plusieurs endroits (thalamus par exemple) dans des voies se terminant pregraves de lhippocampe (deacutecouvertes par James Ranck Jr en 1984 puis surtout eacutetudieacutees par leacutequipe de Jeff Taube) et de cellules de grille dans le cortex entorhinal porte dentreacutee de lhippocampe (par leacutequipe dEdvard et May-Britt Moser en 2005) on sest aperccedilu que la remise agrave jour de la repreacutesentation de la position sur la base du mouvement locomoteur - autrement dit linteacutegration du chemin - est un meacutecanisme fondamental dans la construction et la stabilisation

111 Pex certaines araigneacutees deacutetectent la marche de P fimbriata sur leur toile et fuient ou attaquent P fimbriata profite des jours de vent (bruit sur la toile) ou elle produit elle-mecircme des vibrations qui atteacutenuent celles de ses pas (eacutecran de fumeacutee) Elle distingue les cas ougrave ce nrsquoest pas neacutecessaire (si elle a pour cible un insecte pris dans la toile ou des œufs) 112 Tarsitano MS Jackson RR (1997) Araneophagic jumping spiders discriminate between detour routes that do and do not lead to prey Animal Behaviour 53 (2) 257-266

55

de la repreacutesentation spatiale en effet les cellules spatiales mentionneacutees ci-dessus sont sous le controcircle dinformations notamment visuelles mais elles sactivent de maniegravere inchangeacutee durant les deacuteplacements de lanimal lorsque la lumiegravere est eacuteteinte donc sur la base des mouvements

Deux de ces deacutecouvertes (mais curieusement pas la troisiegraveme celle des cellules de direction) ont eacuteteacute dailleurs reacutecompenseacutees par le prix Nobel de Physiologie ou Meacutedecine en 2014

Linteacutegration du chemin chez les arthropodes Il nest pas inutile de rappeler que les insectes eusociaux (agrave haut degreacute de socialiteacute avec des castes speacutecialiseacutees y compris pour la reproduction) ont un grand succegraves eacutecologique dans une forecirct tropicale la biomasse des fourmis agrave elles seules vaut quatre fois la biomasse de lensemble des verteacutebreacutes Les capaciteacutes cognitives de ces insectes ne sont peut-ecirctre pas eacutetrangegraveres agrave ce succegraves

Nous allons commencer par aborder chez ces insectes ce meacutecanisme souvent neacutegligeacute voire ignoreacute mais fondamental de lrsquoorientation spatiale quest lrsquointeacutegration du chemin ce pendant de la navigation agrave lestime

On a deacutejagrave vu plus haut que ce meacutecanisme a fait lobjet dune eacutetude exhaustive chez les fourmis du deacutesert (genre Cataglyphis diffeacuterentes espegraveces) par Ruumldiger Wehner et ses collegravegues de Zurich Ils ont notamment releveacute lextrecircme performance montreacutee par des individus qui reviennent en ligne droite au nid (invisible) apregraves des trajets sinueux de plusieurs centaines de megravetres dans un terrain deacutesertique hostile sans aucun repegravere utilisable

Pour reacutealiser cette performance en labsence de tout repegravere (au fond comme si on eacutetait en haute mer) lanimal ne peut compter que sur les informations lieacutees agrave son propre mouvement ce qui eacutetait aussi le cas pour les navigateurs qui devaient faire recours agrave la navigation agrave lestime

Lanimal aussi peut faire de la navigation agrave lestime

Darwin pose le problegraveme

En 1873 Charles Darwin dans une lettre agrave Nature113 citait un explorateur de la Sibeacuterie du Nord Ferdinand von Wrangell qui avait observeacute que les natifs de cette contreacutee eacutetaient capables de garder un cap en direction dun point particulier sur de longues distances malgreacute des changements de direction incessants et la totale absence de repegraveres terrestres sur la toundra Darwin remarquait alors

We must bear in mind that neither a compass nor the north star nor any other such sign suffices to guide a man to a particular spot () when many deviations from a straight course are inevitable unless the deviations are allowed for or a sort of dead reckoning is kept

Le point crucial releveacute par Darwin est quaucun des repegraveres directionnels lointains comme les repegraveres ceacutelestes ou les autres indices purement directionnels comme le champ geacuteomagneacutetique ne peut diriger le deacuteplacement vers un point

113 Je ne donne pas ici les reacutefeacuterences deacutetailleacutees de ces articles de la fin du 19egrave siegravecle et du deacutebut du 20egraveme siegravecle mais je les possegravede tous (quelques-uns sont annoteacutes de la main dEdouard Claparegravede) si quelquun veut y avoir accegraves Certains sont difficiles agrave trouver autrement

56

particulier de lespace Ces indices fournissent au mieux une direction agrave savoir celle du pocircle aux eacutechelles qui nous inteacuteressent ici on peut consideacuterer que les vecteurs directionnels fournis par ces types de repegraveres sont en tous points parallegraveles et donc quils ne peuvent renseigner que sur lorientation (dans un reacutefeacuterentiel lieacute agrave la Terre) du mouvement mais pas sur la relation spatiale existant entre lorganisme (ou le bateau) et un point particulier de lespace114 Cette deacutetermination ne peut reacutesulter que dun processus de calcul la navigation agrave lestime ou en anglais dead reckoning

Murphy Lideacutee dinteacutegration

Murphy (1873) dans son commentaire agrave larticle de Darwin remarquait deacutejagrave que les animaux peuvent les yeux fermeacutes trouver le troisiegraveme cocircteacute dun triangle apregraves avoir parcouru les deux autres Bien plus il supposa que ce calcul pouvait se faire sur la base dun systegraveme de mesure inertiel quil deacutecrivait par une analogie meacutecanique (en quelque sorte semblable aux instruments inertiels qui existent dans les avions en compleacutement agrave la boussole magneacutetique et au GPS) quant agrave la reacutesultante des diffeacuterents deacuteplacements elle pouvait ecirctre selon lui directement obtenue par inteacutegration

Further it is possible to conceive the apparatus as so integrating its results as to enable the distance and direction of the point where the journey began to the point it has reached that they can be read off without any calculation being needed () Now I suppose such an integrating process as this (though of course not by any similar mechanism) to be effected in the brain of an animal unconsciously () (Murphy 1873)

Murphy suggeacuterait donc quun meacutecanisme dinteacutegration des acceacuteleacuterations et des changements de direction eacutetait preacutesent dans le cerveau des animaux (et de lecirctre humain) renseignant lorganisme en continu sur sa position sans que le meacutecanisme lui-mecircme ne soit accessible agrave la conscience

Balises empiriques

Le retour peut ecirctre vectoriel sans recours agrave des traces ou des repegraveres

La capaciteacute quont certains animaux de revenir agrave leur point de deacutepart sans recourir agrave des traces ou des configurations de repegraveres exteacuteroceptifs est connue et deacutecrite depuis longtemps

En effet au tournant du 20egraveme siegravecle de nombreux chercheurs sinteacuteressent aux fourmis dont le comportement social et les capaciteacutes dexploration et de reacutesolution de problegravemes nen finissent pas de les fasciner dautant quelles sont assez faciles agrave observer Mecircme le psychologue et peacutedagogue genevois Edouard Claparegravede - fondateur de linstitut Jean-Jacques Rousseau qui deviendra la FPSE - correspond avec des auteurs de monographies sur les fourmis qui lui envoient leurs publications

114 La hauteur de leacutetoile polaire au-dessus de lhorizon renseigne sur la latitude agrave laquelle on se trouve (au pocircle elle est au zeacutenith chez nous agrave quelque 43deg deacuteleacutevation) mais pour des deacuteplacements de quelques heures agrave pied ou agrave cheval les changements sont neacutegligeables

57

Dans les manuscrits conserveacutes par Claparegravede (et annoteacutes de sa main) on trouve que Pieacuteron en 1904 deacutejagrave observait agrave propos des fourmis Aphaenogaster barbara nigra que

Une ouvriegravere retournant agrave la fourmiliegravere deacuteplaceacutee sans que sa marche soit troubleacutee et placeacutee dans un milieu analogue connu ou inconnu se dirige vers un point correspondant tregraves sensiblement agrave lemplacement de sa fourmiliegravere tel que si elle navait pas eacuteteacute deacuteplaceacutee elle laurait assez exactement atteint (Pieacuteron 1904 p 175)

Cette orientation montre que lanimal construit et emporte avec lui au minimum une repreacutesentation vectorielle de lendroit agrave atteindre une certaine distance agrave parcourir dans une certaine direction ce qui caracteacuterise un vecteur

Le retour peut se faire par triangulation

Le fait que les animaux peuvent trouver leur chemin sans faire le mecircme chemin quagrave laller notamment en prenant un raccourci (lhypoteacutenuse dun triangle rectangle par exemple) implique un calcul de type triangulation (donc trigonomeacutetrique) On avait observeacute de tels retours chez les verteacutebreacutes mais eacutegalement chez les arthropodes

Ainsi Brun en 1915 deacutecrit de tels trajets chez la fourmi il force une exploratrice agrave parcourir deux cocircteacutes drsquoun triangle rectangle - en la guidant avec ses mains - puis il lui donne de la nourriture la fourmi prend alors le chemin direct du nid sans repasser par le chemin aller Elle a donc ducirc faire un calcul le long de ce chemin aller et crsquoest le reacutesultat de ce calcul qui lui permet de prendre la bonne direction correspondant agrave lhypoteacutenuse du triangle rectangle

Lors de ce retour on peut mettre en eacutevidence quun calcul de type trigonomeacutetrique tregraves preacutecis est effectivement en cours dans lanimal ainsi dans des expeacuteriences de Wehner et collegravegues dans les anneacutees quatre-vingt115 la fourmi eacutetait forceacutee agrave suivre un trajet en L (dans un tuyau coudeacute agrave ciel ouvert116) depuis le nid Au bout du L la rentreacutee directe est eacutevidemment lhypoteacutenuse du triangle Si on donne de la nourriture agrave la fourmi au bout du L et quon la deacuteplace agrave ce moment dans un tuyau parallegravele agrave lhypoteacutenuse elle va parcourir exactement la distance correspondant agrave cette hypoteacutenuse avant de se mettre agrave chercher ndash vainement ndash lentreacutee du nid Pourtant cette distance elle na jamais pu la mesurer directement elle a seulement pu la calculer117

22032017

Il existe une inteacutegration spatio-temporelle chez lanimal

Comme on la vu plus haut Murphy (1873) dans sa reacuteponse agrave Darwin supposait quil existerait dans le cerveau danimaux mecircme tregraves simples comme les fourmis

115 Wenner R (1982) Himmelsnavigation bei Insekten Neurophysiologie und Verhalten Neujahrsbl Naturforsch Ges Zuumlrich 184 1-132 116 La vision du ciel est en effet neacutecessaire En labsence de linformation de type boussole donneacutee par le soleil linteacutegrateur de la fourmi ne marche pas 117 De plus si on la deacuteplace au contraire dans un tuyau parallegravele agrave un des deux tuyaux dorigine elle va parcourir avant de se mettre agrave chercher la distance correspondant agrave la projection sur laxe correspondant (c-agrave-d la distance quelle avait parcouru dans le tuyau)

58

des meacutecanismes permettant linteacutegration (au sens matheacutematique du terme) de donneacutees spatiales

La deacutemonstration empirique que lanimal peut effectuer un calcul par inteacutegration portant sur des directions semble dater de lexpeacuterience-cleacute de Rudolf Jander (1957) Ses sujets des fourmis rousses (Formica rufa L) eacutetaient entraicircneacutees agrave se diriger reacutepeacutetitivement vers un disque noir au bas duquel se trouvait de la nourriture Pendant ces cheminements deux sources de lumiegravere agrave 135 degreacutes agrave gauche et agrave droite du disque eacutetaient allumeacutees alternativement Un cycle complet dallumage durait 40 secondes et eacutetait composeacute par exemple dun allumage de 30 secondes de la lampe de droite suivi dun allumage de 10 secondes de la lampe de gauche Apregraves une heure on testait la tendance directionnelle des fourmis relativement agrave une source de lumiegravere stationnaire On constatait alors que les fourmis choisissaient une direction comme sil y avait eu durant lapprentissage une seule source de lumiegravere fixe plutocirct que deux alternant et situeacutee entre ces deux clignoteurs agrave un angle repreacutesentant exactement le rapport de leurs temps dallumage

Lrsquointerpreacutetation de ce fait est la suivante Durant lrsquoapprentissage la fourmi estime la direction de son deacuteplacement relativement agrave la lampe (qui joue ici le rocircle que jouerait le soleil dans les conditions naturelles celui de reacutefeacuterence directionnelle de direction zeacutero du systegraveme de coordonneacutees en somme) Prenons le cas drsquoallumages symeacutetriques Si vous appelez laquo zeacutero raquo la direction entre les deux lampes (direction opposeacutee au disque noir) et que vous mesurez les angles en degreacutes dans le sens contraire des aiguilles drsquoune montre la fourmi se deacuteplace en direction 135deg une moitieacute du temps 225deg lrsquoautre moitieacute elle apprend donc qursquoau total elle srsquoest deacuteplaceacutee laquo en moyenne raquo en direction 180deg ( [135deg + 225deg] 2) relativement agrave la lampe Lors du test avec lampe fixe elle cherche agrave srsquoorienter dans cette direction moyenne autrement dit agrave 180deg de la lampe ndash elle lui tourne donc le dos Dans le cas asymeacutetrique deacutecrit plus haut la moyenne est de ( [135deg x 30 + 225deg x 10] 40 ) autrement dit 1575deg Dans ce cas la fourmi laisse la lampe 1575deg agrave sa droite autrement dit derriegravere elle agrave droite

Mittelstaedt suggegravere path integration

En 1973 Horst Mittelstaedt eacutelegraveve de Jander et collaborateur du physiologiste Erich von Holst118 fait de la recherche sur linteacutegration multimodale il deacutecouvre que si deux stimulations sensorielles spatiales donnent lieu agrave deux reacuteponses comportementales orienteacutees diffeacuteremment et quon preacutesente ces stimuli en mecircme temps souvent la reacutesultante (le comportement final) sera la moyenne vectorielle pondeacutereacutee des reacuteponses attendues (un compromis qui traduit le poids accordeacute agrave chacune des deux informations sensorielles)

118 Erich von Holst (1908-1962) fut le premier directeur de linstitut Max-Planck de Seewiesen ougrave travailla Konrad Lorenz (qui fut dailleurs co-directeur) Il deacutecouvrit notamment que les cellules sensorielles des organes de loreille interne (utricule et saccule) reacuteagissent aux forces de cisaillement imposeacutees par les acceacuteleacuterations Il est eacutegalement agrave lorigine avec Mittelstaedt du principe de reacuteaffeacuterence lideacutee quune copie effeacuterente (aussi appeleacutee deacutecharge corollaire) des commandes motrices est envoyeacutee au cerveau lui-mecircme lui permettant danticiper les changements sensoriels reacutesultant de lexeacutecution dun ordre moteur et donc de veacuterifier si le reacutesultat est bien conforme agrave lattente Von Holst a eacutegalement eacutetudieacute les diffeacuterents paramegravetres reacutegissant la sonoriteacute de violons quil fabriquait lui-mecircme

59

Lexemple classique de ce pheacutenomegravene est celui de lorientation de certains poissons exposeacutes agrave une lumiegravere venant non du haut comme dhabitude mais de cocircteacute ils se mettent de travers dans une orientation qui correspond agrave la somme vectorielle des reacuteponses orienteacutees susciteacutees par les deux stimulations sensorielles (lumiegravere sur la reacutetine dune part action de la graviteacute sur les statolithes dautre part) chacune pondeacutereacutee par le poids qui lui est accordeacute119

Ce modegravele vectoriel porte Mittelstaedt agrave sinteacuteresser dans un article intituleacute Orientierung ohne richtende Aussenreize120 agrave la possibiliteacute quauraient certains animaux de sorienter lors de la locomotion sans recourir du tout agrave des informations exteacuteroceptives en se basant uniquement sur des informations autogeacuteneacutereacutees par le mouvement mecircme de lanimal et additionneacutees vectoriellement Dans la fouleacutee sa femme Marie-Louise et lui baptisent ce meacutecanisme inteacutegration du chemin121 (path integration) dans un article122 de 1980 et proposent un modegravele du calcul effectueacute par lanimal (le modegravele est trigonomeacutetrique donc constitue une solution exacte et ne preacutedit pas derreurs)

Fonctions de linteacutegration du chemin chez les arthropodes

Revenir au nid

Comme on la vu dans lexemple de Cataglyphis la premiegravere des fonctions123 de linteacutegration du chemin (IC) est de revenir au point de deacutepart du trajet cest-agrave-dire au nid ceci par un chemin aussi rapide que possible mecircme si laller eacutetait sinueux Ceci implique que lanimal dispose agrave tout moment de la distance et de la direction au nid (puisquil peut deacutecider ce retour agrave tout moment)

Notons au passage lamusante proprieacuteteacute des petits crabes violonistes de lespegravece Uca lactea annulipes (les crabes sont des crustaceacutes donc des arthropodes aussi) qui lorsquils se deacuteplacent autour de leur terrier gardent toujours laxe lateacuteral de leur corps aligneacute avec le terrier que celui-ci soit visible ou pas (cest lateacuteralement que ces crabes se deacuteplacent le plus vite) Ces individus mateacuterialisent donc en continu la direction du vecteur nid-crabe quils calculent tout en se deacuteplaccedilant124

119 Ceci a eacuteteacute aussi observeacute en milieu naturel comme dans la Grotte Bleue de Capri ougrave la lumiegravere provient par endroits de cocircteacute ou de dessous cf Abel E (1954) Lichtruumlckenreflex eines Fisches in der blauen Grotte Oumlsterreich Zool Z 4 397-401 120 Orientation sans stimulation directionnelle externe Dans Fortschritten der Zoologie 21 46-58 121 On dit volontiers aussi inteacutegration du trajet 122 Mittelstaedt M-L Mittelstaedt H (1980) Homing by path integration in a mammal Naturwissenschaften 67 566 123 On se limitera ici aux fonctions spatiales Il en existe qui ne le sont pas ainsi chez la fourmi Cataglyphis fortis lrsquoeacutetat de lrsquointeacutegrateur (c-agrave-d la longueur du vecteur drsquoIC) controcircle le degreacute drsquoagressiviteacute envers des membres drsquoautres colonies Lorsque le vecteur est long (situation ougrave normalement la fourmi est loin de son propre nid ici 15 m) les fourmis sont deux fois moins agressives que lorsque le vecteur est proche de zeacutero (donc que la fourmi se croit proche du nid) Knaden M Wehner W (2004) Path integration in desert ants controls aggressiveness Science 305 60 124 Zeil J (1998) Homing in fiddler crabs (Uca lactea annulipes and Uca vomeris Ocypodidae) Journal of comparative physiology A 183(3) 367-377

60

Neacutegocier des deacutetours lors du retour

Il est agrave noter que le retour en ligne droite est une possibiliteacute fournie par lIC mais nest pas une neacutecessiteacute Lanimal peut revenir eacutegalement par un chemin sinueux sil y a avantage agrave le faire ou obligation (par exemple en cas dobstacle sur la ligne droite) Linteacutegration (le calcul) se poursuit simplement le long du retour de sorte que la longueur et la direction du vecteur nid-animal continue agrave ecirctre mise agrave jour durant ce retour Le vecteur revient donc progressivement proche drsquoun vecteur nul LIC tolegravere donc des deacutetours aussi bien agrave laller quau retour ce qui en fait un instrument dune certaine souplesse

De plus lanimal sait agrave tout moment agrave quelle distance il est du nid (ce qui est important par exemple pour la prise en compte des repegraveres proches du nid) Lorsque la longueur du vecteur est nulle cest quil est (ou doit ecirctre) au nid

Plus geacuteneacuteralement retrouver le dernier point connu

Une expeacuterience ancienne de Wehner125 sur la fourmi moissonneuse Messor semirufus montre que lIC permet aussi comme alternative de revenir au dernier point connu Cest le cas pour ces fourmis qui laissent des traces la trace suffit agrave retrouver le nid mais lorsquon est la premiegravere agrave explorer une zone on na pas de trace agrave suivre Pour ces exploratrices lIC permet de revenir agrave lendoit ougrave elles eacutetaient quand elles ont quitteacute la trace

On voit ici un exemple dinteraction constructive entre repegraveres (ici olfactifs) et IC lIC permet deacutetendre le territoire connu et marqueacute peu agrave peu sans danger de se perdre en retour les marquages olfactifs pour ainsi dire eacutetendent la porteacutee utile de lIC (sa zone dapplicabiliteacute) de plus en plus loin du nid

A ce titre lIC joue un rocircle fondamental dans lexploration progressive de lenvironnement et donc pour les espegraveces qui en ont les moyens cognitifs (cest douteux en ce qui concerne les insectes) dans la construction en meacutemoire dune repreacutesentation globale de cet environnement

Garder une recherche centreacutee

Lorsque lanimal revient dans la zone ougrave il pense se trouver le nid il peut le rater de peu (surtout dans des zones sans repegraveres visuels) Il lui faut degraves lors commencer un comportement de recherche126 centreacute sur le point de probabiliteacute maximale (autrement dit sur le point zeacutero du vecteur cest eacutevidemment lagrave que devrait se trouver le nid) Ce comportement de recherche ne doit pas deacuteriver il doit seacutetendre en cercles de plus en plus grands tout en restant centreacute sur le point ougrave le nid aurait ducirc se trouver Il est donc neacutecessaire ici aussi que lanimal sache agrave tout moment ougrave il se trouve par rapport agrave ce point

Les meilleurs exemples de ce type de comportement de recherche centreacutee sont obtenus quand on deacuteplace lanimal passivement dans une zone ougrave le nid ne se trouve pas (et ougrave il le cherche quand mecircme nayant pas les moyens percevoir et calculer le deacuteplacement passif subi) Lanimal fait une recherche en une sorte de spirale de plus en plus grande Loin drsquoecirctre entiegraverement aleacuteatoire la recherche est

125 Wehner R (1981) Astronomischer Kompass bei duftspurlegenden Ameisen (Messor) Jb Akad

Wiss Lit Mainz 81 112-116 126 Ce que la litteacuterature ancienne appelait un tournoiement de Turner

61

piloteacutee par lrsquoIC qui la maintient autour du point ougrave le nid devrait se trouver127 En effet eacutetant donneacute que la seule information agrave disposition de lanimal eacutetait le point fourni par le vecteur dIC ce point reste lendroit de plus grande probabiliteacute pour la localisation du nid et cest autour de lui quil faut chercher

On verra plus loin que les caracteacuteristiques de la recherche elle-mecircme montrent que lanimal eacutevalue le degreacute de fiabiliteacute de son estimation (baseacutee sur lrsquoIC) dougrave devrait se trouver le nid

Anticiper les changements de perspective

LIC a parfois un rocircle diameacutetralement opposeacute non pas revenir au point quitteacute mais aller vers un point et donc viser ce point Ceci nous rappellera la maniegravere dont Vasco de Gama avait viseacute la pointe sud de lAfrique tout en croisant au large

Chez lanimal on a pu observer par exemple que les araigneacutees salticides reacuteajustent lorientation de laxe sagittal de leur corps en cours de route En effet la salticide doit sapprocher de sa proie pour bondir dessus et pour bondir il faut quelle soit aligneacutee avec elle Elle reacuteoriente donc reacuteguliegraverement laxe de son corps en approchant de sa proie Hill dans une seacuterie dexpeacuteriences tregraves complegravetes128 portant sur des araigneacutees du genre Phidippus129 a montreacute que cette reacuteorientation se fait mecircme dans le noir ou en labsence de vision de la proie et repose donc aussi sur un processus dinteacutegration du chemin

Cette reacuteorientation de laxe sagittal correspond si on veut agrave lanticipation du changement de perspective ducirc au mouvement propre quand on se deacuteplace les objets de lenvironnement (ici la proie) changent de position relativement agrave soi (ie dans le reacutefeacuterentiel eacutegocentreacute lieacute agrave soi) On voit alors quil y a un lien fondamental entre IC et repreacutesentation spatiale lIC permet de mettre agrave jour en continu non seulement une repreacutesentation allocentreacutee de ougrave se trouve le sujet (par exemple un vecteur attacheacute au nid) mais aussi ses attentes spatiales eacutegocentreacutees (dans quelle direction est une cible relativement agrave soi)

En effet agrave un moment donneacute vous savez (ie vous vous repreacutesentez) par exemple que tel monument invisible agrave votre vue mais connu de vous se trouve dans telle direction par rapport agrave vous et agrave telle distance (comme le dit joliment Erik Jonsson130 vous voyez virtuellement ce monument comme si les obstacles eacutetaient transparents) Si vous vous deacuteplacez toujours sans voir le monument vos informations sur votre propre mouvement vont automatiquement remettre agrave jour cette vision virtuelle du monument de sorte que quand enfin il vous apparaicirctra au deacutetour dune maison il sera assez preacuteciseacutement lagrave ougrave vous lattendez et orienteacute comme vous lattendez

127 Le mouvement nest donc pas brownien 128 Hill D E (1979) Orientation by jumping spiders of the genus Phidippus (Araneae Salticidae) during the pursuit of prey Behavioral Ecology and Sociobiology 5 301-322 129 Essentiellement Phidippus pulcherrimus 130 Dans son ouvrage Inner Navigation Why We Get Lost and How We Find Our Way (New York Scribner 2002) Jonsson un vieil ingeacutenieur sueacutedois eacutetait une figure bien connue dans les confeacuterences du Royal Institute of Navigation sur lorientation spatiale qui avaient lieu tous les trois ans Bien que ne faisant pas de la recherche acadeacutemique dans ce domaine il avait fait suffisamment dobservations personnelles et dintrospection pour apporter un teacutemoignage inteacuteressant Son livre tregraves agreacuteable agrave lire rassemble une seacuterie danecdotes qui pour la plupart dentre nous sans doute eacutevoquent des situations veacutecues notamment des cas de deacutesorientation

62

Ces capaciteacutes danticipation en continu de ougrave se trouvent les choses relativement agrave soi ont eacutevidemment une grande importance dans le controcircle du comportement par exemple dans tout ce qui concerne le comportement de recherche de nourriture de preacutedation (cf les araigneacutees Phidippus mentionneacutees plus haut) et de fuite y compris chez tous les ancecirctres des humains

Effet collateacuteral reacuteduction du trajet agrave une information transmissible

LIC condense linformation portant sur un trajet complexe (sinueux etc) en une information simple (un vecteur c-agrave-d la valeur de deux variables distance et direction au nid) Cest au fond cette simplification qui permet agrave lanimal de faire son retour indeacutependamment de son aller De plus on la vu la charge en meacutemoire est ainsi minimale

Une autre plus-value est lieacutee agrave cette simplification de linformation celle-ci se precircte facilement agrave la transmission ce qui a donneacute prise agrave leacutevolution de la communication chez les abeilles par la danse en huit qui traduit symboliquement comme on la vu plus haut la distance et la direction agrave la source de nourriture vers laquelle lexploratrice veut envoyer dautres abeilles

La danse indique donc le vecteur reacutesultant de linteacutegration du chemin (et par conseacutequent le chemin le plus court de la ruche agrave la source) Comme la montreacute notamment von Frisch des abeilles progressivement conditionneacutees agrave contourner un obstacle pour aller agrave la nourriture et en revenir vont transmettre le vecteur correspondant agrave la ligne droite (la reacutesultante de leur chemin en forme de U) les abeilles recruteacutees vont donc passer par-dessus lobstacle (si cest possible) plutocirct que le contourner alors mecircme que les premiegraveres continuent agrave contourner lobstacle quand elles volent agrave nouveau vers la source

Seacutelectionner les repegraveres agrave apprendre

Sans entrer ici dans le deacutetail il faut savoir que les arthropodes nutilisent pas uniquement lIC pour sorienter (vous laurez devineacute) mais font aussi recours agrave des repegraveres visuels ou olfactifs Y a-t-il une interaction entre IC et apprentissage

Guy Beugnon et ses collegravegues agrave Toulouse ont justement eacutetudieacute lapprentissage de repegraveres visuels chez les fourmis et ont montreacute que linformation provenant de lIC est utiliseacutee pour seacutelectionner certains repegraveres lors de lapprentissage et en neacutegliger dautres En effet la capaciteacute en meacutemoire des fourmis et autres hymeacutenoptegraveres est faible de plus ils nont pas les meacutecanismes de constance perceptive qui nous permettent agrave nous humains de reconnaicirctre un repegravere sous diffeacuterents angles (de devant de derriegravere) Il est donc crucial pour ces insectes de ne pas surcharger leur meacutemoire ce quils reacutealisent en ne traitant que les repegraveres visuels les plus pertinents

Les chercheurs toulousains ont construit des labyrinthes composeacutes de deux parties Lune (la galerie infeacuterieure) va du nid agrave une source de nourriture lautre (la galerie supeacuterieure) revient vers le nid Le long de cette galerie de retour il y a quatre boicirctes munies chacune de deux portes Une porte est correcte et donne passage agrave la boicircte suivante lautre non Les portes sont marqueacutees par des repegraveres (symboles eacutetoile rond) A chaque nouvel essai droite et gauche sont inverseacutees de sorte que lanimal ne peut pas simplement apprendre une reacuteponse praxique on constate

63

que les animaux apprennent agrave choisir les bonnes portes ils sont donc capables dapprendre des repegraveres en route

Dans la variante131 qui nous inteacuteresse ici les chercheurs ont utiliseacute un labyrinthe forccedilant lanimal agrave prendre un chemin de retour en U pour tester le rocircle de linteacutegration du chemin dans cet apprentissage Dans ce labyrinthe le niveau du bas tregraves court permet daller du nid agrave la nourriture en ligne droite une soupape oblige lanimal agrave prendre lautre chemin beaucoup plus long et en forme de U pour le retour132 Deux des boicirctes de choix (numeacuteros 1 et 2) sont sur la 1egravere branche du U alors que les deux autres (numeacuteros 3 et 4) sont sur la seconde Les animaux doivent simplement apprendre ce labyrinthe c-agrave-d apprendre agrave choisir la bonne porte dans chaque boicircte sur la base des repegraveres qui la deacutecorent On deacutetermine la courbe dapprentissage des animaux pour les diffeacuterentes boicirctes

Les auteurs constatent que les fourmis napprennent progressivement agrave discriminer les portes que dans les boicirctes 3 et 4 elles en sont incapables dans les boicirctes 1 et 2 Pourquoi

Bien que toutes les boicirctes soient eacutevidemment sur le chemin du nid dans les boicirctes 1 et 2 la longueur du vecteur dIC (qui rappelons-le relie le nid agrave lanimal en ligne droite) augmente durant le cheminement de lanimal (autrement dit celui-ci se repreacutesente quil seacuteloigne du nid) alors que dans les boicirctes 3 et 4 elle diminue Pour retrouver le chemin du nid lanimal ne retient que les repegraveres rencontreacutes alors quil sen approche (selon linformation qui lui est donneacutee par lIC) Ceci est tout agrave fait explicable lanimal est en train de revenir au nid un chemin de retour donc dont il doit apprendre les repegraveres Or lors du retour le vecteur doit deacutecroicirctre sil croicirct cest quon nest pas sur un chemin de retour correct Cette situation (vecteur qui croicirct au retour) nexiste que dans les expeacuteriences monteacutees par les humains et normalement pas dans la nature

Deacuteclencher le rappel au bon moment

Beaucoup de repegraveres se ressemblent et linformation que les insectes gardent agrave leur sujet est tregraves simplifieacutee (en raison des contraintes de capaciteacute de leur meacutemoire) Comment ne pas se tromper et eacuteviter de se laisser guider par des repegraveres qui ne sont pas les bons

Les Cloportes de Reacuteaumur133 Hemilepistus reaumuri vivent en milieu deacutesertique en groupe familiaux dans un nid quils deacutefendent collectivement contre les intrus Le nid nest quun trou dans le sol mais ces animaux construisent un cercle de deacuteblais denviron 20 cm de rayon autour de ce nid (ce qui en fait une cible plus facile agrave retrouver) Dans certaines zones la densiteacute de population est eacuteleveacutee et les nids sont si proches les uns des autres que les cercles se touchent voire sentrecroisent Il est important quun individu puisse identifier malgreacute cela son propre nid car sinon il se fait attaquer comme un intrus

131 Schatz B Chameron S Beugnon G and Collett T S (1999) The use of path integration to guide route learning in ants Nature 399 769-772 132 La proceacutedure (et notamment la geacuteomeacutetrie du labyrinthe) est plus compliqueacutee que deacutecrite ici je renvoie le lecteur agrave larticle pour les deacutetails 133 Les cloportes ne sont pas non plus des insectes Ce sont des crustaceacutes (comme les crevettes)

64

Comme lont montreacute des expeacuteriences de G Hoffmann134 entre 1983 et 1990 lors de leurs trajets dexploration alimentaire les cloportes utilisent lIC pour garder agrave jour le lien spatial avec le nid et savoir quel cercle explorer Au retour ils ne vont peacuteneacutetrer et explorer un cercle de deacuteblais que si lIC indique quils sont revenus agrave proximiteacute du nid les autres cercles rencontreacutes agrave plus grande distance du nid sont simplement contourneacutes

LIC deacuteclenche donc les meacutecanismes de rappel au bon moment pour empecirccher que lanimal se fie agrave des informations erroneacutees LIC agit en quelque sorte au travers dun amorccedilage elle provoque le rappel dune meacutemoire ou non en fonction de la position lue sur le vecteur dIC les repegraveres lieacutes au nid ne sont pris en compte que quand le vecteur se rapproche dune longueur nulle (autrement dit quand on est censeacute ecirctre pregraves du nid)

On voit la mecircme chose dans une autre des nombreuses expeacuteriences de leacutequipe Wehner On donne de la nourriture agrave des fourmis Cataglyphis lorsquelles sont agrave 30 m du nid (point F en dehors de limage agrave droite en haut) Les fourmis sont ensuite preacuteleveacutees agrave deux moments diffeacuterents soit quand elles repartent de lendroit ougrave elles ont reccedilu la nourriture (donc en F) soit quand revenant de F elles sapprecirctent agrave rentrer dans le nid avec leur nourriture (rameneacutee de F) Elles sont toujours lacirccheacutees en R Dans le premier cas quand elles ont eacuteteacute prises alors que leur vecteur dIC eacutetait grand (il indique quelque chose comme 30 m vers le sud-ouest) elles ignorent purement et simplement les repegraveres proches du nid et suivent la direction donneacutee par le vecteur (trajets en bleu seacuteloignant vers la gauche) Quand au contraire elles sont deacuteplaceacutees au moment ougrave elles ont un vecteur dIC quasi nul elles utilisent les repegraveres visuels environnants et repartent de R vers le nid (trajets en rouge)

Donc comme on sy attendait lIC joue bien un rocircle important damorccedilage (ou dinhibition si on veut voir les choses dans lautre sens) lors du rappel des configurations meacutemoriseacutees

Une carte cognitive

En conclusion lIC joue relativement agrave lexploitation des repegraveres (et donc relativement agrave la meacutemoire spatiale) au moins deux rocircles chez les hymeacutenoptegraveres

Lors de lapprentissage seacutelectionner les repegraveres agrave meacutemoriser (en particulier ceux qui sont rencontreacutes durant lapproche du nid135) associeacute agrave la direction meacutemoriseacutee du moment de prise de vue (obtenue par IC) le souvenir de ces repegraveres fournit en plus une information compleacutementaire sur la direction agrave prendre lorsquils sont identifieacutes lors du rappel

Lors du rappel deacuteclencher le rappel au moment approprieacute (pour eacuteviter les fausses reconnaissances)

134

Voir par exemple Hoffmann G (1985) The influence of landmarks on the systematic search

behaviour of the desert isopod Hemilepistus reaumuri II Problems with similar landmarks and their solution Behavioral Ecology Sociobiology 17 335-348 135 Les repegraveres proches du nid sont aussi meacutemoriseacutes de mecircme que les repegraveres menant agrave une source de nourriture (dans ce cas lors de lapproche vers cette source au cours de trajets reacutepeacuteteacutes initialement guideacutes uniquement par linteacutegration du chemin)

65

On sait que chez les rongeurs et sans doute chez de nombreux verteacutebreacutes dont les ecirctres humains lIC joue un rocircle important dans la construction de ce quon appelle depuis Tolman en 1948 la carte cognitive la repreacutesentation en meacutemoire de lenvironnement et des repegraveres et des relations spatiales existant entre ceux-ci Ce lien IC ndash carte cognitive a eacuteteacute eacutetabli notamment par les travaux dEdvard et May-Britt Moser sur les cellules de grille du cortex entorhinal chez le rat (qui traitent le mouvement propre donc quelque chose comme lIC) travaux qui sont venus compleacuteter ceux plus anciens de John OKeefe sur les cellules de lieu de lhippocampe (qui repreacutesentent la position qui est eacutevidemment ce qui change lors du deacuteplacement) Ces diffeacuterents travaux ont fait lobjet du Prix Nobel de Physiologie ou Meacutedecine en 2014

Alors trouvera-t-on la mecircme chose (une carte cognitive ougrave sinscrivent les repegraveres mise agrave jour en lien avec les informations de deacuteplacement) chez les insectes Pour linstant les reacutesultats sont contradictoires et il ny a pas daccord entre les chercheurs agrave ce sujet

Limitations de linteacutegration du chemin

Erreurs aleacuteatoires

Si on se reporte agrave un exemple intuitif (marcher agrave laveugle et revenir au point de deacutepart en ligne droite) il vous sera eacutevident je suppose que plus votre chemin sera sinueux etou long moins vous serez preacutecis(e) dans votre tentative de revenir vers le point de deacutepart de votre chemin Pourquoi

Linteacutegration du chemin est un processus iteacutereacute (reacutepeacuteteacute) durant le deacuteplacement le calcul est continu et chaque nouveau vecteur se fonde sur la reacutesultante deacutejagrave obtenue jusque-lagrave au pas preacuteceacutedent

Or les erreurs sont ineacutevitables dans les inputs de lIC autrement dit dans la mesure du mouvement (la preacutecision des systegravemes biologiques nest pas infinie) De plus lIC repose sur un calcul (trigonomeacutetrique sil doit ecirctre preacutecis) et lagrave aussi il peut y avoir des imperfections Donc chaque pas chaque eacutetape du calcul apportent des erreurs qui vont saccumuler si rien ne vient les corriger Ceci amegravene eacutevidemment une incertitude sur la position dautant plus grande que le chemin a eacuteteacute long et tortueux

Connaicirctre lincertitude

Nous allons voir que le comportement des fourmis montre que leurs meacutecanismes dorientation incorporent des strateacutegies reacutepondant agrave ce problegraveme et donc implicitement une connaissance sur les limites de lIC (une connaissance sur la qualiteacute de la connaissance donc une meacuteta-connaissance)

Lorsquune Cataglyphis revient au nid par IC et quelle ne le trouve pas (pex parce que lexpeacuterimentateur lavait deacuteplaceacutee sur un autre terrain) elle se met agrave faire des mouvements de recherche systeacutematique pour explorer la zone ougrave devrait se trouver selon son vecteur dIC le nid

Or la distribution de densiteacute de recherche est plus ou moins pointue selon que le trajet daller eacutetait court ou long Si le trajet eacutetait court lanimal cherche de maniegravere tregraves cibleacutee autour du point ougrave le nid devrait se trouver par contre si le trajet daller seacutetait eacuteloigneacute de beaucoup du nid lanimal au retour va faire une

66

recherche bien plus eacutetaleacutee autour du point ougrave le nid devrait se trouver Le profil de recherche traduit donc directement lincertitude accompagnant la navigation par IC incertitude qui est dautant plus grande que le trajet daller eacutetait grand136 la fourmi manifeste donc une sorte de connaissance sur la qualiteacute de sa connaissance (ici le vecteur)

Deux volets agrave lIC acquisition traitement Comme la navigation agrave lestime lIC est un processus comportant deux volets lun dabord dacquisition de linformation relative au mouvement (agrave laide de capteurs sensoriels) et lautre de traitement de cette information afin den obtenir la position actuelle remise agrave jour Ces deux eacutetapes sont donc

(1) la mesure de la direction (absolue ou relative137) de deacuteplacement et de la longueur du segment parcouru (cette longueur pouvant ecirctre elles-mecircmes calculeacutee eacutevidemment comme le produit de la vitesse par le temps de deacuteplacement)

(2) le traitement de ces mesures qui sapparente agrave une addition vectorielle (impliquant trigonomeacutetrie)

Nous naborderons guegravere ici la partie traitement qui reste encore tregraves meacuteconnue bien quil y ait agrave son propos des modegraveles et des indications portant sur le traitement neuronal probablement effectueacute chez les mammifegraveres du cocircteacute du cortex entorhinal et de lhippocampe comme on la suggeacutereacute plus haut

Acquisition de linformation sur la composante lineacuteaire

Chez la fourmi surtout la proprioception

Le flux visuel joue un rocircle mais mineur

Ronacher et Wehner138 ont fait la deacutemonstration que les fourmis Cataglyphis utilisent eacutegalement le flux visuel pour estimer leur deacuteplacement mais que ce rocircle est mineur (la diffeacuterence avec labeille sexplique sans doute par le type de locomotion labeille vole la fourmi marche)

Dans cette expeacuterience on entraicircne la fourmi agrave se rendre du nid agrave une source de nourriture situeacutee agrave 10 m dans un canal dont le sol est transparent Sous cette surface transparente il y a des bandes alterneacutees noires et blanches immobiles lors de lentraicircnement

Apregraves lentraicircnement la fourmi est transfeacutereacutee depuis la source de nourriture (donc au moment ougrave elle va rentrer au nid et ougrave son vecteur acquis par IC lui donne la

136 Leacutequipe de Wehner a refait cette expeacuterience plus reacutecemment et a pu montrer en plus que le profil de recherche deacutepend de la distance directe au nid (la longueur du vecteur) et pas de la sinuositeacute du trajet aller ce qui semble indiquer que le vecteur lui-mecircme est la seule information agrave disposition dans la meacutemoire de lanimal (et pas des informations sur la forme du trajet) On pourrait preacutesenter plutocirct ces donneacutees reacutecentes Merkle T amp Wehner R (2010) Desert ants use foraging distance to adapt the nest search to the uncertainty of the path integrator Behav Ecol 21 349ndash355 137 Absolues cest-agrave-dire telles que mesureacutees dans un systegraveme de reacutefeacuterence lieacute agrave la Terre (comme le sont les directions lues sur une boussole) relatives cest-agrave-dire rapporteacutees agrave la direction du segment immeacutediatement preacuteceacutedent (dans ce cas ce sont les changements de direction que lon mesure en fait) 138 Ronacher B Wehner R (1995) Desert ants Cataglyphis fortis use self-induced optic flow to measure distances travelled Journal of Comparative Physiology A 177 21-27

67

valeur de 10 m agrave marcher) dans un second canal parallegravele au premier et mesurant 20 m On mesure la distance entre le lacirccher et le point ougrave lanimal commence agrave faire des zigzags agrave la recherche du nid

Si dans ce second canal le patron de bandes noir-blanc est immobile aussi les animaux (vitesse moyenne 25 cms pas influenceacutee par la condition) cherchent apregraves 95 m (plusmn 22 m) Par contre si les bandes noir-blanc sont en mouvement en approche (ie dans le sens opposeacute au mouvement de lanimal) le chemin parcouru avant la recherche raccourcit agrave 155 cms les fourmis cherchent agrave 83 m environ si les contrastes deacutefilent dans lautre sens elles prolongent leur chemin agrave 112 m

Il y a donc bien une influence du flux visuel ventral mais ce nest pas toute lhistoire En effet dans le dernier cas si elles seacutetaient fondeacutees uniquement sur le flux visuel elles auraient ducirc parcourir 26 m Cest donc que des informations autres (et visiblement de poids supeacuterieur) sont en jeu il ne peut sagir que dinformations sur les mouvements locomoteurs de type proprioceptif (informations sur les mouvements des pattes)139

Les informations proprioceptives (ou de commande motrice) pegravesent plus

Une expeacuterience plus reacutecente (2007) de leacutequipe de Wehner140 montre que lodomegravetre des fourmis est bien baseacute sur leacutequivalent dun comptage de pas ces auteurs ont fait faire un trajet aller de 10 m agrave des fourmis du deacutesert et au moment ougrave munies de nourriture elles allaient commencer leur retour ils ont modifieacute la longueur de leur pattes soit en les raccourcissant soit en les rallongeant Si un compteur proprioceptif (ou un compteur des commandes motrices donneacutees aux pattes) est agrave lœuvre les fourmis devraient se tromper lors du retour puisque par exemple un mecircme nombre de pas faits avec des pattes plus petites fait une plus petite distance En effet celles dont les pattes avaient eacuteteacute raccourcies pour le retour commenccedilaient agrave chercher le nid trop tocirct au contraire celles dont les pattes avaient eacuteteacute rallongeacutees parcouraient une trop longue distance avant de se mettre agrave chercher A titre de confirmation on peut veacuterifier quau trajet suivant (aller et retour avec les pattes modifieacutees) elles ne se trompaient pas et parcouraient correctement 10 m au retour ceci se comprend facilement si leur mesure de la distance se fonde sur un compteur de pas

Chez labeille le flux visuel

Pour un animal qui vole les informations visuelles se substituent probablement aux informations proprioceptives qui ne sont pas non plus fiables en vol (le mouvement rythmique des ailes par exemple ne deacutepend pas que de la vitesse relativement au sol mais aussi des conditions de vent) La vision apporte des informations sur le mouvement propre via lensemble des transformations de la scegravene visuelle dues agrave ce mouvement transformations quon appelle le flux optique ou flux visuel141

139 Et sans doute aussi de type copie effeacuterente (ou deacutecharge corollaire) 140 Wittlinger M Wehner R amp Wolf H (2007) The ant odometer stepping on stilts and stumps Science 312 (5782) 1965-1967 141 Je ne discuterai pas ici du flux visuel supposeacute connu des eacutetudiants en psychologie au moins Pour meacutemoire les deacuteplacements dun observateur dans lespace creacuteent une transformation de lensemble de sa scegravene visuelle transformation que Gibson (1950) a nommeacute flux optique ou (si on se place du point de vue du sujet) flux visuel (1958) There are quite specific forms of continuous transformations and the visual system can probably discriminate among them () This mode of

68

Parmi dautres Mandyam Srinivasan et ses collegravegues142 ont deacutetermineacute limportance du flux visuel pour lestimation de la distance chez labeille en utilisant un tunnel denviron 6 m de long deacutecoreacute inteacuterieurement de patrons contrasteacutes Ce tunnel eacutetait placeacute agrave 35 m de la ruche Les reacutesultats de diverses conditions expeacuterimentales montrent que labeille fait bien recours au flux visuel pour mesurer la distance parcourue

(1) Lorsque la source de nourriture eacutetait mise agrave lentreacutee du tunnel (cocircteacute ruche) les abeilles qui ne traversaient donc pas le tunnel faisaient une danse en rond une fois revenues dans la ruche En effet la ligneacutee dabeilles employeacutee danse en rond jusquagrave une distance de quelque 50 m et ce nest quapregraves quelle passe agrave la danse en huit

(2) Lorsque la nourriture eacutetait agrave lautre bout du tunnel les abeilles devaient le traverser et subissaient donc un flux visuel acceacuteleacutereacute (en raison de la proximiteacute des parois du tunnel) une stimulation en termes de deacutefilement visuel plus forte que celle quelles subissaient en dehors du tunnel Au retour les abeilles dansaient en huit (alors quelles navaient parcouru en fait que 41 m)

(3) Lorsque agrave titre de controcircle la texture inteacuterieure contrasteacutee du tunnel eacutetait remplaceacutee par des bandes longitudinales (ne produisant donc pas de flux) les abeilles revenaient agrave une danse en rond

(4) Leffet de ce flux augmenteacute par la proximiteacute est si fort que mecircme lorsque les abeilles ne parcouraient que 6 m avant dentrer dans le tunnel (la distance totale agrave la nourriture eacutetait alors de seulement 12 m) elles dansaient tout de mecircme en huit

Lensemble de ces doneacutees est une deacutemonstration eacuteclatante du rocircle majeur du flux visuel pour lestimation de distance chez labeille

Acquisition dinformation sur la composante angulaire

La mesure de la distance na eacutevidemment aucun inteacuterecirct pour savoir ougrave on est si on ne sait pas dans quelle direction on a avanceacute Comment les insectes hymeacutenoptegraveres mesurent-ils leur direction de marche ce quon appelle le cap en marine Au deacutebut du 20egraveme siegravecle beaucoup de chercheurs sinteacuteressent agrave cette question mais la reacuteponse sera apporteacutee par un chercheur suisse Santschi

Le soleil comme boussole

Feacutelix Santschi (1872-1940) eacutetait un Lausannois eacutemigreacute agrave Kairouan en Tunisie meacutedecin pratiquant mais aussi passionneacute de fourmis et speacutecialiste de la taxonomie de celles-ci (il a deacutecrit plus de 2000 espegraveces et variations de fourmis) Les gens du lieu lavaient dailleurs surnommeacute Tabib-en-neml le docteur143 des fourmis

Santschi sinteacuteressait lui aussi agrave lorientation des fourmis144 En 1911 il reacutealise lexpeacuterience qui la rendu ceacutelegravebre (mais pas de son vivant) lexpeacuterience du miroir

optical stimulation is an invariable accompaniment of locomotor behaviour and it therefore provides feedback stimulation for the control and guidance of locomotor behaviour It might be called visual kinesthesis(Gibson 1958 p 185) 142 Srinivasan M V Zhang S Altwein M amp Tautz J (2000) Honeybee navigation nature and calibration of the odometer Science 287 851-3 143 Tabib cf toubib 144 Voir Wehner R (1990) On the brink of introducing sensory ecology Felix Santschi (1872ndash1940) mdash Tabib-en-Neml Behavioral Ecology and Sociobiology 27 (4) 295-306

69

Il choisit pour cette expeacuterience une ouvriegravere chargeacutee en train de revenir au nid Il utilise alors un miroir pour renvoyer sur lanimal depuis une autre direction la lumiegravere du soleil en mecircme temps un assistant tient un carton de maniegravere agrave empecirccher les rayons directs du soleil de toucher la fourmi Du point de vue de la fourmi le soleil a donc changeacute de place brutalement dans le ciel Dans ces conditions le trajet de retour de lanimal est deacutevieacute du mecircme angle que limage du soleil est deacuteplaceacutee Il suffit docircter miroir et carton pour que la trajectoire reprenne son cours initial

Santschi ne sarrecircte pas lagrave il remarque aussi que lexpeacuterience marche mieux avec certaines fourmis (genre Messor) quavec dautres (Cataglyphis) quelle marche aussi mieux quand le soleil est bas Cela lui fait dire que la boussole solaire (ce quil appelle lœil-boussole) fait partie dun systegraveme plus complexe

Dautres chercheurs de son temps (notamment Cornetz autre grand observateur de fourmis) reacutecusent la possibiliteacute dutiliser le soleil agrave cause de son mouvement A cela Santschi reacutetorque que lanimal peut avoir une repreacutesentation interne du temps et associer la position du soleil agrave lheure du jour Un repegravere ceacuteleste mobile nest pas moins fiable quun repegravere terrestre immobile si son mouvement est complegravetement reacutegulier et preacutevisible

En 1923 Santschi montre que les fourmis sorientent mecircme si elles ne voient quune portion du ciel nincluant pas le soleil (pour cela il les entoure dun cylindre vertical en carton ouvert sur le ciel elles ne sont pas deacutesorienteacutees) Il en conclut que les fourmis deacutetectent quelque chose dans le ciel mais il ne sait pas quoi peut-ecirctre un gradient de lumiegravere ultraviolette (en cela il eacutetait tregraves proche de la bonne solution) Il suggegravere aussi faute de meilleure ideacutee quelles voient les eacutetoiles mecircme en plein jour On sait maintenant gracircce aux travaux de Wehner que les fourmis ne peuvent percevoir les eacutetoiles mecircme de nuit

La polarisation du ciel

Le mystegravere dure jusquen 1949 Von Frisch apprend de deux physiciens que le ciel est polariseacute et il reacutealise alors sur labeille des expeacuteriences montrant lutilisation de la lumiegravere polariseacutee Il force des abeilles agrave danser sur un rayon horizontal en vue du ciel Dans ce cas elles orientent leur danse non en utilisant la verticale comme zeacutero du systegraveme de coordonneacutees (eacutevidemment) mais en utilisant le soleil lui-mecircme145 A laide dun filtre polarisant von Frisch tourne la polarisation de la lumiegravere ceacuteleste et constate que les abeilles tournent la danse dautant

Cest donc que les abeilles (et les fourmis) perccediloivent la polarisation du ciel et lutilisent comme indice de la position du soleil A son tour le soleil combineacute agrave une information sur lheure quil est et sur la maniegravere dont lazimut solaire change au cours de la journeacutee fournit une boussole agrave lanimal

En effet en raison des proprieacuteteacutes de reacutefraction de lair la lumiegravere du ciel bleu est polariseacutee La lumiegravere est une onde eacutelectromagneacutetique Contrairement agrave leau ougrave les ondes ne se produisent que dans le plan vertical (ie un bateau lorsque passe la vague se deacuteplace dans le plan vertical) les ondes eacutelectromagneacutetiques se produisent dans tous les plans agrave la fois Cependant lorsque la lumiegravere est

145 Ce comportement de danse agrave lhorizontale en vue du soleil est eacutevolutivement plus ancien et visiblement il existe toujours mais inhibeacute en quelque sorte chez les abeilles modernes

70

polariseacutee certains plans sont supprimeacutes (la lumiegravere est ainsi en quelque sorte peigneacutee par un filtre polarisant)

Si deux filtres polarisants sont orthogonaux aucune lumiegravere ne passe (le premier ne laisse passer que les ondes dans un plan P et le deuxiegraveme ne laisse passer que les ondes dans un plan P orthogonal au premier et justement il ny en a plus)

La polarisation du ciel est maximale agrave 90deg du soleil (ie cest dans cette zone que le filtre est le plus efficace) De plus lorientation du vecteur de polarisation (le sens de peignage du filtre) deacutepend des positions respectives de lobservateur du soleil et du point observeacute (le vecteur est orthogonal au triangle ainsi deacutefini) Il sensuit que la polarisation du ciel permet de savoir ougrave est le soleil (agrave 180deg pregraves en raison de la symeacutetrie du patron de polarisation) mecircme sil nest pas visible

Loeil-boussole polarisant de la fourmi

Cest Ruumldiger Wehner de lInstitut de Zoologie de lUniversiteacute de Zurich et son eacutequipe qui deacutecryptent dans le deacutetail146 degraves les anneacutees 80 le fonctionnement de lœil-boussole de Cataglyphis Leur approche est aussi bien comportementale que neuroanatomique

Dune part ils suivent les fourmis dans le deacutesert agrave laide dun instrument eacutevoquant une tondeuse agrave gazon ce chariot pousseacute agrave bras de maniegravere agrave ce que la fourmi se trouve toujours dessous est surmonteacute dune structure qui (1) empecircche la fourmi de voir les eacuteventuels repegraveres et le soleil direct (2) lui donne une vue du ciel (3) qui peut ecirctre manipuleacutee par lexpeacuterimentateur (restriction du champ de vision mise en place de filtres etc)

29032017

Sur le plan neuroanatomique les ommatidies (yeux eacuteleacutementaires assembleacutes en un oeil composeacute) des fourmis sont eacutetudieacutees par leacutequipe de Wehner en ce qui concerne leurs proprieacuteteacutes de transformation de la lumiegravere en signal nerveux les proprieacuteteacutes des pigments sensibles agrave la lumiegravere leur orientation leurs caracteacuteristiques de polarisation de la lumiegravere qui les traverse etc Pour connaicirctre le champ visuel de chaque oeil la tecircte disseacutequeacutee de la fourmi est placeacutee dans un systegraveme steacutereacuteotaxique et eacuteclaireacutee par en-dedans ceci permet de deacuteterminer dans quelle direction la lumiegravere sort de chaque oeil eacuteleacutementaire en direction du ciel et par conseacutequent quelle portion du ciel est vue par chaque oeil chez lanimal vivant

On deacutecouvre ainsi que ce sont les 70-80 ommatidies supeacuterieures de chaque oeil (qui en compte environ 1000) constituant lAire Marginale Dorsale (Dorsal Rim Area DRA) qui forment loeil-boussole Chaque ommatidie est composeacutee de huit neurones sensoriels allongeacutes situeacutes derriegravere une lentille frontale (une sorte de corneacutee) suivie dun cristallin (jouant le rocircle dun condensateur) et arrangeacutes parallegravelement en roue la partie reacuteceptrice de chaque neurone (ougrave deacutemarre la transduction lumiegravere ndash deacutepolarisation du neurone) se trouve dans une sorte de peigne (constitueacute de cils sensoriels ou microvilli) qui prolonge lateacuteralement le soma Ces peignes reacuteunis au centre de la roue forment le rhabdomegravere Chaque peigne est plus sensible quand la polarisation de la lumiegravere est parallegravele agrave lui (car

146 Wehner R (1982) Himmelsnavigation bei Insekten Neujahrsblatt der Naturforschenden Gesellschaft in Zuumlrich 184 (tout le volume)

71

la rhodopsine est plus sensible agrave la lumiegravere quand la moleacutecule est parallegravele agrave la polarisation et les moleacutecules sont aligneacutees avec les peignes) Les peignes des diffeacuterentes cellules de lAire Marginale Dorsale (contrairement aux cellules des ommatidies en dehors de cette zone) forment un patron orthogonal donc pour une orientation de la tecircte certaines de ces cellules parmi les huit sont stimuleacutees drsquoautres pas Les deux ensembles de neurones convergent chacun sur une cellule ganglionnaire et celles-ci sont interconnecteacutees de maniegravere agrave maximaliser le contraste entre les deux inputs

Pour simplifier on peut dire que chaque ommatidie parmi les 70 reacuteagit seacutelectivement agrave la direction de la polarisation de la lumiegravere qui la traverse lensemble forme un filtre polarisant complexe En fonction de lorientation de la tecircte de lanimal la lumiegravere polariseacutee du ciel filtreacutee par ces ommatidies fournit donc agrave la fourmi une sorte de signature lumineuse traduisant cette orientation On a donc en fin de compte un deacutetecteur de lorientation de loeil relativement au ciel polariseacute Au cours de ses excursions la fourmi sarrecircte souvent pour scanner le ciel (elle tourne sur elle-mecircme) et ainsi deacuteterminer via son Aire Marginale Dorsale la direction du patron de polarisation du ciel par rapport auquel elle va mesurer la direction du prochain segment de son parcours147

Puisquelle recourt au patron de polarisation du ciel la fourmi peut savoir comment elle est orienteacutee par rapport au soleil mecircme si celui-ci nest pas directement visible (par exemple quand il est cacheacute par le paysage ou par des nuages couvrant partiellement le ciel)148

Percevoir la polarisation nest pas exceptionnel

Notons pour la petite histoire que la perception de la polarisation est reacutepandue dans plusieurs ordres dinsectes courante chez les oiseaux et mecircme que bien des gens sont capables de percevoir tregraves leacutegegraverement la polarisation de la lumiegravere On peut sauto-tester agrave laide dun eacutecran LCD (car les eacutecrans polarisent la lumiegravere) en affichant une surface blanche homogegravene en inclinant la tecircte de part et dautre tout en fixant un point de leacutecran on voit alors apparaicirctre pendant le mouvement de la tecircte une image tregraves peu distincte jaune et bleue (en diagonale pour un eacutecran LCD et sinversant quand le mouvement de la tecircte sinverse) nommeacutee brosse de Haidinger149 qui couvre un diamegravetre angulaire comme deux ou trois fois le pouce quand le bras est tendu

147 Lors de ses deacuteplacements la fourmi garde eacutegalement la tecircte en inclinaison immuable ceci garantit que la coiumlncidence ciel-oeil nest pas perturbeacutee par linclinaison 148 Il faut noter quen raison de la symeacutetrie de la polarisation du ciel lanimal pourrait se tromper de 180deg mais dautres informations du ciel ndash gradient de luminositeacute notamment ndash viennent deacutesambiguiumlser linformation de la polarisation 149 Wilhelm Haidinger a deacutecrit le pheacutenomegravene degraves 1844 en preacutecisant quil est possible de lobserver dans le bleu du ciel et donc dy deacuteterminer agrave loeil nu la direction de polarisation Blickt man schnell irgendwo and den blauen Himmel so erscheint deutlich fast wie zwei zarte gelbe mit einander verbundene neblige Flecken von den scheinbaren Groumlsse von etwa 2deg der gelbe Buumlschel in der Richtung des Hauptschnittes Cf Haidinger W (1846) Beobachtung der Lichtpolarisationsbuumlndel im geradlinig polarisirten Lichte Poggendorfs Annalen 68 73-87 On peut lobtenir en ligne via la BNF httpgallicabnffrark12148bpt6k15148nf39

72

Le mouvement azimutal doit ecirctre compenseacute

La boussole visuelle des fourmis et abeilles a eacutevidemment un point faible le soleil nest pas immobile dans le ciel Quest-ce que cela implique pour ces animaux en ce qui concerne les traitements cognitifs

Le problegraveme est preacuteciseacutement le suivant Lazimut solaire est la direction de la projection verticale du soleil sur lhorizon Et si le soleil se deacuteplace bien de 15degpar heure dans le ciel (un tour entier soit 360deg dans les 24 heures du jour solaire) sa projection elle (lazimut) se deacuteplace avec une vitesse qui varie selon la latitude la saison et lheure du jour

Or il faut se souvenir que la boussole solaire se fonde neacutecessairement (puisque le deacuteplacement de lanimal a lieu essentiellement dans le plan horizontal) sur lazimut solaire En effet ce nest pas la direction du soleil dans le ciel qui importe mais la direction quil indique dans le plan de locomotion et qui sert de reacutefeacuterence (il en est de mecircme chez les oiseaux autre groupe qui utilise massivement le soleil comme boussole)

On vient de le dire le deacuteplacement de lazimut nest pas reacutegulier Par exemple prenons un cas extrecircme agrave la latitude exacte dun tropique le jour du solstice deacuteteacute le soleil passe preacuteciseacutement au zeacutenith agrave midi (heure solaire) Donc le soleil reste exactement agrave lest depuis son lever jusquagrave midi et bascule brutalement agrave louest degraves midi et jusquau coucher la vitesse azimutale est nulle le matin et lapregraves-midi et tregraves eacuteleveacutee150 pendant une fraction de seconde juste agrave midi la fonction qui lie lazimut agrave lheure est donc en escalier (step function) A dautres latitudes agrave la mecircme date la fonction sera plutocirct en forme de S aplati (sigmoiumlde)

Le problegraveme agrave reacutesoudre pour lanimal nest donc pas simple Comment les hymeacutenoptegraveres font-ils pour utiliser lazimut solaire dont le deacuteplacement doit ecirctre pris en compte en continu pour que la direction de marche soit mesureacutee correctement

On sait par des expeacuteriences que les abeilles et fourmi expeacuterimenteacutees connaissent preacuteciseacutement lentier du deacuteplacement de lazimut solaire en fonction de lheure Elles apprennent la fonction deacutecrivant ce deacuteplacement azimutal lors de leurs diffeacuterentes sorties (soit dit en passant les oiseaux apprennent de la mecircme maniegravere) Mais quen est-il des individus naiumlfs (qui nont jamais eu loccasion de voir le parcours solaire)

En travaillant avec des abeilles151 et fourmis152 qui neacutetaient jamais sorties du nid auparavant les scientifiques ont pu eacutetablir que ces individus naiumlfs possegravedent de

150 Infinie en fait 151 Dyer et Dickinson ont fait une expeacuterience astucieuse et complexe sur les abeilles Ils ont entraicircneacute des abeilles naiumlves durant 7 jours ensoleilleacutes uniquement lapregraves-midi entre 15h et 19h Le 8egraveme jour par temps couvert les abeilles ont eacuteteacute relacirccheacutees et observeacutees degraves le matin et pour le reste de la journeacutee Comme le temps eacutetait couvert les abeilles utilisaient un repegravere (la ligneacutee darbres) pour retrouver la source de nourriture mais pour communiquer lemplacement de cette source elles ne pouvaient utiliser que la danse fondeacutee sur le soleil elles devaient donc se repreacutesenter la direction azimutale du soleil (en deacutepit de labsence de celui-ci) Lorientation de leur danse montra quelles se repreacutesentaient lazimut solaire comme constant le matin agrave une distance angulaire de 180deg de sa position de lapregraves-midi A partir denviron midi ces insectes inexpeacuterimenteacutes basculaient vers la repreacutesentation de la position solaire dapregraves-midi sans passer par des valeurs intermeacutediaires Dyer F C amp Dickinson J A (1994) Development of sun compensation by honeybees How partially

73

maniegravere inneacutee le squelette de linformation relative au parcours du soleil ils savent que lapregraves-midi le soleil est grossiegraverement agrave lopposeacute de sa position le matin Les abeilles et fourmis semblent donc recevoir geacuteneacutetiquement une information simplifieacutee concernant le parcours azimutal du soleil en premiegravere approximation le soleil est stable dans une certaine direction durant la matineacutee et agrave midi il passe dans la direction opposeacutee (agrave 180deg) ougrave il reste stable lapregraves-midi Ceci correspond agrave la fonction en escalier ou step function mentionneacutee plus haut

Bien quimparfaite cette fonction en escalier assure quand mecircme une orientation de base relativement correcte de plus lanimal peut certainement plus facilement raffiner cette fonction de base en lajustant (sur la base de ses observations du deacuteplacement du soleil par rapport aux repegraveres fixes du paysage) que sil devait la construire agrave partir de rien

Traitement de linformation

On a vu que linteacutegration du chemin repose sur deux volets lun dacquisition de linformation (sur les composantes lineacuteaire et angulaire du mouvement) et le second de traitement de cette information

Ce deuxiegraveme volet est celui de comment par quel calcul les donneacutees entreacutees vont ecirctre traiteacutees pour permettre agrave lanimal de garder agrave jour une repreacutesentation de la direction du point de deacutepart (ou dune autre cible)

La nature du calcul

Plusieurs auteurs se sont attacheacutes agrave modeacuteliser ce processus153 soit en se fondant sur des consideacuterations theacuteoriques soit en essayant dexpliquer plus directement des constatations empiriques Malgreacute linteacuterecirct de cette question nous naborderons pas les modegraveles ici faute de temps

On rappellera seulement et cest important que dans sa deacutefinition formelle le vecteur calculeacute lors de lIC correspond agrave la somme des vecteurs (segments du chemin) parcourus Pour cela lIC en tant que calcul se base alors eacutevidemment sur des vecteurs en entreacutee (correspondants aux segments de chemin) deacutenoteacutes par leur direction et leur longueur obtenues comme on la vu plus haut

Produisant une somme vectorielle instantaneacutee elle ne neacutecessite pas de meacutemoire si ce nest celle permettant le stockage tregraves volatil de la somme courante agrave laquelle viendra sajouter le pas suivant En particulier dans son acception

experienced bees estimate the suns course Proceedings of the National Academy of Sciences 91(10) 4471-4474 152 Wehner et Muumlller ont entraicircneacute des fourmis uniquement le matin avant 9h30 puis les ont enfermeacutees agrave lobscuriteacute Le troisiegraveme jour les fourmis ont eacuteteacute testeacutees on les a laisseacute sorienter lapregraves-midi sous un chariot ne leur laissant voir que 134deg de ciel centreacute sur le zeacutenith et incluant le soleil Les fourmis sorientaient comme si le soleil eacutetait agrave 180deg de sa position matinale Wehner R amp Muumlller M (1993) How do ants acquire their celestial ephemeris function Naturwissenschaften 80(7) 331-333 153 Pour une revue assez reacutecente des modegraveles de lIC voir Vickerstaff RJ amp Cheung A (2010) Which coordinate system for modelling path integration Journal of Theoretical Biology 263 242ndash261 Ce serait un bon point de deacutepart si on voulait parler des modegraveles

74

habituelle linteacutegration du chemin ne neacutecessite pas de meacutemoriser les segments du chemin154

Les structures ceacutereacutebrales en jeu

Au niveau des structures ceacutereacutebrales sous-tendant le calcul de la reacutesultante du deacuteplacement on est encore loin de savoir exactement lesquelles exactement sont impliqueacutees et comment cela se passe On a mentionneacute plus haut que chez les rongeurs les cellules de grille deacutecouvertes par leacutequipe des eacutepoux Moser (prix Nobel 2014) semblent impliqueacutees dans ce calcul et permettent la remise agrave jour lors du mouvement en lumiegravere ou dans lobscuriteacute de la carte cognitive repreacutesenteacutee dans les cellules de lieu de lhippocampe qui reccediloit des inputs du cortex entorhinal Par contre on en sait beaucoup moins pour ce qui est des insectes

On a deacutecouvert155 neacuteanmoins que le corps ellipsoiumlde (ellipsoid body) une petite structure ovale au centre du cerveau des mouches drosophiles semble inteacutegrer les changements de direction au cours du deacuteplacement aussi bien sur la base dentreacutees visuelles que sur la base des mouvements de pattes que fait linsecte Dans les eacutetudes qui lont montreacute la mouche est colleacutee par le dessus de la tecircte agrave un microscope agrave excitation par deux photons qui permet de visualiser en temps reacuteel lactiviteacute des canaux calcium dans les neurones La mouche marche sur une petite sphegravere ce qui lui permet de faire des mouvements de pattes correspondant agrave un deacuteplacement alors mecircme quelle est colleacutee et immobile Si ses mouvements de pattes correspondent agrave un changement de direction lactiviteacute dans le corps ellipsoiumlde tourne aussi indiquant que les informations du programme moteur de rotation sont inteacutegreacutees ce qui fournit la direction de marche reacutesultante

154 Certains auteurs notamment Fujita ont proposeacute une variante qui neacutecessite de meacutemoriser les segments Dans cette variante la somme est faite non en continu mais agrave la demande quand il est neacutecessaire de rentrer On voit mal pour la fourmi en tout cas ce qui pourrait justifier ce modegravele Pour les humains la question reste ouverte dans certains cas les donneacutees (notamment concernant le temps de latence des sujets avant quils initient leur retour il est plus long si le trajet aller a eacuteteacute plus long etou compliqueacute) semblent indiquer un traitement agrave la demande plutocirct quen continu mais dautres explications agrave cette latence variable sont envisageables 155 Seelig J D amp Jayaraman V (2015) Neural dynamics for landmark orientation and angular path integration Nature 521(7551) 186-191

75

Partie C Compeacutetences cognitives de haut niveau

Lavegravenement des primates [COP-53 ssq COP-72 ssq] Les primates sont un groupe de mammifegraveres speacutecialiseacutes tregraves tocirct diffeacuterencieacutes probablement originaire dAfrique

Ils appartiennent agrave un groupe ancien les Archontes (dont les autres descendants actuels sont les toupayes et les leacutemurs volants156) des mammifegraveres speacutecialement adapteacutes agrave la vie dans les arbres des forecircts chaudes ougrave il ny a pas de saisons pour la nourriture

Au deacutebut du Ceacutenozoiumlque apregraves lextinction Creacutetaceacute-Tertiaire qui vit disparaicirctre les dinosaures agrave lexception des oiseaux la Terre eacutetait tropicale partout marqueacutee de vastes forecircts pluviales un milieu ideacuteal pour la vie arboricole des premiers primates gracircce agrave ces conditions favorables il y a eu une grande phase de dispersion de ces premiers primates157

Selon ce modegravele couramment admis les primates ont donc eacutemergeacute il y a 60-80 millions danneacutees et sont alors peut-ecirctre contemporains des derniers dinosaures (ce nest pas eacutetonnant vu leurs racines chez les insectivores) Leur origine nest pas claire mais les plus anciens groupes connus clairement apparenteacutes aux primates sont les adapiformes agrave laspect de rongeurs Les premiers vrais primates apparenteacutes (et semblables) aux prosimiens actuels (tarsiers158 galagos loris leacutemurs) deviennent abondants vers -55 millions danneacutees dans tout lheacutemisphegravere nord

Les primates actuels en bref

Il y a actuellement plus de 180 espegraveces de primates presque exclusivement tropicaux on distinguait traditionnellement les prosimiens (ceux qui ne sont pas tout agrave fait des singes reacutepandus en Afrique et en Asie) les singes du Nouveau Monde (c-agrave-d de lAmeacuterique centrale et du sud) les singes de lAncien Monde (Afrique et Asie) et parmi ceux-ci les singes anthropoiumldes (apes en anglais)

Les prosimiens les loris (nocturnes solitaires) les tarsiers (nocturnes ils vivent soit solitaires soit en couple) et les leacutemuriens (diurnes ou nocturnes ils ont diverses structures sociales)

156 On y avait aussi mis les chauves-souris avant que les donneacutees moleacuteculaires ne les en sortent 157 Cependant ils nont pas pu aller partout agrave cause des oceacuteans qui isolaient et enclavaient certaines terres Ces enclavements ne concernent pas que les primates LAmeacuterique du Sud a heacuteriteacute dune faune secondaire isoleacutee durant 62 millions danneacutees et ce nest que depuis leacutemergence de lAmeacuterique centrale il y a 25 millions danneacutees quil y a eu eacutechange de faune (dougrave le fait aussi que les speacuteculations de Sir Arthur Conan Doyle dans the Lost World ndash qui a inspireacute Jurassic Park ndash ne sont pas aussi absurdes quil y paraicirct) 158 En reacutealiteacute la position des tarsiers est sujette agrave controverse Ils sont geacuteneacutetiquement apparenteacutes aux singes anthropoiumldes comme le montrent des donneacutees reacutecentes De toute maniegravere les tarsiers sont un cas agrave part avec leur cerveau de carnivore leur reacutegime de carnivore leurs yeux dont chacun est plus grand que le cerveau et leur capaciteacute de tourner leur tecircte de 180deg Cf Heads M (2010) Evolution and biogeography of primates a new model based on molecular phylogenetics vicariance and plate tectonics Zoologica Scripta 39(2) 107ndash127

76

Les singes du Nouveau Monde tous diurnes les marmosets et les tamarins (ils vivent en couples monogames) les ceacutebideacutes ou capucins (ils vivent en groupe sociaux)

Les singes de lAncien Monde les colobideacutes (colobes et langurs) et les cercopithegraveques (macaques babouins mangabeys) tous vivent en groupes sociaux de formes diverses

Les singes anthropoiumldes (ils se distinguent de tous les autres en nayant pas de queue) les gibbons (groupes familiaux monogames) les chimpanzeacutes les bonobos les gorilles (tous vivent en groupe sociaux) et les orangs-outans (qui sont solitaires)

La place des primates

Si le mot primate (issu du latin) veut dire qui occupe la premiegravere place cette deacutesignation nest due quagrave larrogance des humains qui aiment agrave se placer au-dessus de toutes les autres espegraveces En effet lordre des primates noccupe pas une place particuliegravere dans la phylogeacutenie des mammifegraveres il nest ni le premier ni le plus reacutecent Par exemple les proboscidiens (eacuteleacutephants) et les perissodactyles (dont font partie les chevaux) sont apparus plus reacutecemment

Compareacutes aux autres ordres de mammifegraveres et malgreacute diffeacuterentes extinctions les primates ont toujours eacuteteacute un groupe tregraves diversifieacute (il y aurait eu en tout quelque 5500 espegraveces de primates)

Alors que les primates primitifs eacutetaient auparavant abondants en Europe ils disparaissent vers -34 millions danneacutees sans doute agrave cause dun important refroidissement climatique Mais ils survivent en Asie dont le climat nest pas homogegravene et contient des zones qui leur sont favorables La plupart des ordres de mammifegraveres modernes puisent dailleurs leur origine en Asie rongeurs lagomorphes (liegravevres et lapins) artiodactyles (ruminants suiformes) ceacutetaceacutes rhinoceacuteros leacutemurs volants

Classification moderne des primates deux sous-ordres

La classification actuelle des primates a abandonneacute la dichotomie ancienne prosimiens simiens159 On distingue maintenant les strepsirhiniens et les haplorhiniens qui diffegraverent par leur nez (ou museau)

Les strepsirhiniens (nez retourneacute) possegravedent un museau termineacute par une truffe (peau sans poils humide narines fendues sur le cocircteacute relieacute agrave la legravevre) comme les chiens et tous les autres mammifegraveres Ce sont les leacutemuriens galagos loris ayes-ayes

Les haplorhininens (nez simple) ont le nez recouvert de la mecircme peau que le reste du visage (narines circulaires non fendues non lieacutees agrave la legravevre) et parmi eux on distingue encore les platyrrhiniens (nez plat narines eacutecarteacutees tous les singes dAmeacuterique) et les catarrhininens (narines rapprocheacutees tous les singes de lAncien Monde dont lecirctre humain)

159 Et pour cause les tarsiers qui font partie des prosimiens se sont reacuteveacuteleacutes ecirctre tregraves proches des anthropoiumldes

77

Les adaptations propres aux primates

Des modes de locomotions varieacutes

Les primates on la vu sont lieacutes au monde des arbres et au monde tropical (qui offre des fruits feuilles fleurs insectes le long de toutes les saisons) Cependant les diffeacuterentes expegraveces ont acquis au cours de leacutevolution une grande varieacuteteacute de postures et de modes de locomotion allant de la marche quadrupegravede agrave la bipeacutedie en passant par le saut et la brachiation

Des yeux vers lavant traitant la profondeur

Au cours de leur eacutevolution ces premiers primates vont deacutevelopper des yeux orienteacutes vers lavant Pour des preacutedateurs ou des frugivores qui vivent dans les arbres une tregraves bonne vision est neacutecessaire La proie analyseacutee par la partie centrale du champ visuel doubleacutee peut ecirctre mieux eacutevalueacutee (sa valeur et pour une proie ses possibiliteacutes de seacutechapper ou de se deacutefendre)

La vision steacutereacuteoscopique (3-D) binoculaire qui neacutecessite des yeux dont les champs visuels se recouvrent permet une localisation preacutecise de la proie en donnant la possibiliteacute de la deacutetecter par son relief mecircme si elle est camoufleacutee

Bela Julesz a dailleurs deacutemontreacute en preacutesentant des steacutereacuteogrammes agrave points aleacuteatoires agrave des sujets humains que le relief cacheacute dans une structure apparaicirct mecircme dans des images sans contenu identifiable contrairement agrave ce quon pensait jusqualors il nest pas besoin dinterpreacuteter dabord le sens de limage pour pouvoir en extraire le relief Ceci montre agrave quel point cette capaciteacute cognitive est fondamentale elle permet didentifier le contenu de la scegravene

De plus pour des animaux qui sautent de branche en branche en haut de la canopeacutee il est fondamental de pouvoir localiser tregraves preacuteciseacutement la branche cible au risque de se tuer 40 m plus bas Cette importance de la vision se manifeste eacutegalement par des aires corticales visuelles tregraves agrandies avec une repreacutesentation augmenteacutee du centre de la reacutetine (foveacutea)160

Il y a cependant un coucirct agrave avoir des yeux devant le champ visuel complet est plus eacutetroit et donc lanimal aura de la peine agrave deacutetecter un preacutedateur qui arrive par derriegravere Ceci a peut-ecirctre constitueacute une pression de seacutelection menant agrave la formation de groupes sociaux dans un groupe diffeacuterents individus peuvent regarder dans diffeacuterentes directions et donner lalarme agrave lapproche dun preacutedateur

La deacutetection du mouvement et de la forme

Parmi les speacutecialisations visuelles chez les primates apparaicirct un nouveau jeu de processeurs visuels destineacutes agrave mieux poursuivre et identifier des objets (proies preacutedateurs fruits) ce jeu est constitueacute de deux systegravemes distincts conduisant linformation de la reacutetine aux aires visuelles en passant par les corps genouilleacutes lateacuteraux lun pour le mouvement (voie magnocellulaire) lautre pour la forme (voie parvocellulaire) Les corps cellulaires de la voie magno sont plus grands que ceux de la voie parvo et la conduction du signal est plus rapide ce qui est avantageux pour un systegraveme devant analyser et anticiper le mouvement Notons au

160 Les eacutecureuils ont des yeux sur le cocircteacute mais la bande eacutetroite de champs visuels superposeacutes est surrepreacutesenteacutee dans leur cortex visuel

78

passage que les diffeacuterentes couches du CGL forment chacune une carte reacutetinotopique et que toutes ces cartes sont aligneacutees les unes sur les autres ce qui suggegravere une duplication eacutevolutive des structures ainsi que des pressions lieacutees agrave la neacutecessiteacute de faire des comparaisons locales comme on la vu plus haut

De plus chez tous les primates laire MT (aire temporale meacutediane ou V5) analyse le mouvement visuel Elle prend la forme dune carte corticale typique avec reacutegulariteacute dans la seacutelectiviteacute pour lorientation du mouvement (colonnes montrant une variation reacuteguliegravere de lorientation du stimulus efficace) et inhibition locale elle reccediloit des entreacutees logiquement de la voie magnocellulaire

La vision trichromatique

En ce qui concerne la vision en couleur les primates passent de dichromates agrave trichromates En effet la plupart des mammifegraveres sont dichromates161 (une situation qui est apparue avec les premiers verteacutebreacutes) les pigments162 originaux des cocircnes sont sensibles au rouge (pic de sensibiliteacute agrave 564 nanomegravetres) et au bleu (437 nm) Il y a 40 million danneacutees une duplication de gegravene a produit un 3egraveme pigment chez lancecirctre des singes de lAncien Monde et donc de lecirctre humain La courbe de reacuteponse du 3egraveme pigment a finalement divergeacute jusquagrave ecirctre comme maintenant (533 nm) Tous les primates de lAncien Monde ont donc la mecircme vision en couleur que les ecirctres humains163

Il y a un avantage seacutelectif agrave la vision trichromatique Les angiospermes (plantes agrave fleurs) sont apparues au Creacutetaceacute degraves lors bien deacutetecter les fleurs (nectar) et les fruits mucircrs eacutetait un avantage et la vision trichromatique permet justement de mieux identifier les uns et les autres Il se peut dailleurs que la coloration vive des fruits soit due pour partie aux primates ils consomment les fruits ce qui permet aux graines qui ne sont pas digeacutereacutees decirctre disseacutemineacutees (avec du fertilisant) Il eacutetait donc avantageux pour les plantes davoir des fruits deacutetectables et appeacutetissants pour les primates Tout ceci explique peut-ecirctre que lapparence des fruits et des fleurs nous soit plaisante

161 Ce nest donc pas quun chien ou un chat voit en noir et blanc comme on la souvent dit il voit les couleurs mais en confond certaines que nous ne confondons pas comme le font les daltoniens (ceux qui ont deux types de cocircnes du moins) 162 Pour meacutemoire les photopigments sont des reacutecepteurs 7 fois transmembranaires des moleacutecules inseacutereacutees au travers de la membrane cellulaire qui vont ecirctre activeacutees par la lumiegravere (le reacutetinal qui a absorbeacute un photon se deacutetache de lopsine) et produire dans la cellule une cascade deacuteveacutenements biochimiques Parmi cette famille de reacutecepteurs transmembranaires on trouve non seulement les photopigments mais aussi les chimioreacutecepteurs (reacutecepteurs olfactifs) 163 Chez les singes du Nouveau Monde la mutation sest produite autrement (deux pigments sont codeacutes par deux allegraveles du mecircme gegravene du chromosome X) et il y a des variations entre sexes et entre individus en ce qui concerne la vision des couleurs tous les macircles et certaines femelles sont dichromates les autres femelles sont trichromates Primates are vision-dependent mammals with acute three-dimensional sight and many possess trichromatic colour vision ([Fobes and King 1982] and [Jacobs 1996]) Long-wave-sensitive (L) middle-wave-sensitive (M) and short-wave-sensitive (S) opsins produced separately in the cone photoreceptive cells in the retina result in the trichromacy In most genera of New World monkeys (platyrrhines) the L and M opsins arise as alleles of a single LndashM opsin gene on the X chromosome resulting in the extensive colour vision polymorphism that is trichromacy for females heterozygous for the LndashM opsin alleles and dichromacy for all males and homozygous females (Jacobs 1998) Because of the wide variation in colour vision New World monkeys have been excellent subjects to study the utility of colour vision in natural environments Hiramatsu C et al(2009) Interplay of olfaction and vision in fruit foraging of spider monkeys Animal Behaviour 77(6) 1421-1426

79

Les esprits sont aussi des adaptations

En biologie dans le domaine de leacutevolution une adaptation est une structure anatomique un processus physiologique ou un trait comportemental qui a eacutevolueacute sous leffet de la seacutelection naturelle parce quil ameacuteliorait la survie et le succegraves reproductif agrave long terme dun organisme

Darwin deacutejagrave avait compris que les esprits (ce que nous pourrions appeler les processus cognitifs) sont des adaptations biologiques une adaptation cognitive est une adaptation comportementale dans laquelle les processus perceptifs et comportementaux

1 sont organiseacutes de maniegravere flexible (lindividu prend des deacutecisions entre plusieurs actions sur la base dune eacutevaluation de la situation actuelle en relation avec son but actuel)

2 impliquent une repreacutesentation mentale qui va au-delagrave de linformation directement donneacutee par la perception

En tant quadaptations les esprits ont une histoire eacutevolutive qui peut ecirctre eacutetudieacutee en partie en faisant des comparaisons systeacutematiques entre espegraveces apparenteacutees en utilisant les meacutethodes de la biologie compareacutee dont le but est de reacuteveacuteler aussi bien les similitudes que les diffeacuterences

Ils ont des traits dhistoire de vie typiques de mammifegraveres mais exageacutereacutes longue peacuteriode dimmaturiteacute (dans laquelle ils doivent apprendre ce qui concerne leur environnement physique et social) maturiteacute sexuelle tardive peu de petits agrave la fois grand investissement parental En outre les primates font face agrave des difficulteacutes speacutecifiques en ce qui concerne la recherche de nourriture et les interactions avec les conspeacutecifiques Pour les premiegraveres les primates ont souvent des reacutegimes alimentaires speacutecifiques avec une forte deacutependance dun type de nourriture qui est irreacuteguliegraverement distribueacute dans le temps et dans lespace (arbres agrave fruits) Dans le domaine social leurs groupes sont complexes avec de la compeacutetition pour la nourriture il a y des signaux eacutemotionnels dans la communication et les interactions consistent en des relations agrave long terme baseacutees sur lexpeacuterience

Ces contraintes particuliegraveres peuvent expliquer que les primates aient deacuteveloppeacute au cours de leacutevolution des solutions comportementales favorisant lapprentissage et donc des capaciteacutes cognitives flexibles et complexes En outre dans certaines espegraveces tout au moins il y a eu aussi une influence sur leacutevolution de la morphologie du cerveau et du neacuteocortex (dimension complexiteacute)

La compeacutetition systegraveme digestifcerveau

Lorsquon regarde le graphe log-log traduisant le rapport cerveaucorps pour les primates on repegravere dun coup doeil que les mangeurs de fruits sont plus enceacutephaliseacutes (ils sont souvent au-dessus de la droite) que les mangeurs de feuilles (qui sont au-dessous) A titre dillustration le singe hurleur et le singe araigneacutee ont des morphologies et des modes de vie tregraves semblables cependant le premier mange des feuilles le second des fruits Si on compare la taille de leurs cerveaux respectifs on ne peut quecirctre surpris par la diffeacuterence Comment expliquer ces donneacutees

80

La transformation des hydrates de carbone complexes des feuilles en sucres digestibles neacutecessite un intestin grand et speacutecialiseacute et requiert beacoup deacutenergie (ce qui nest pas le cas pour les sucres des fruits) Et leacutenergie utiliseacutee par un animal deacutepend de sa taille cest le poids du corps qui deacutetermine leacutenergie totale agrave disposition Par conseacutequent si un organe augmente en taille relativement au corps un autre doit diminuer Les organes les plus coucircteux en eacutenergie sont le cœur le foie les reins lestomac lintestin et le cerveau Il se trouve que la taille des trois premiers est fortement contrainte par la masse du corps et donc il ne peut y avoir dajustement quentre les derniers

On se trouve donc face agrave une boucle qui agrave partir dun reacutegime de meilleure qualiteacute (permettant une digestion plus facile) entraicircne une reacuteduction de lintestin ce qui libegravere de leacutenergie permettant un plus grand cerveau ce qui agrave son autour autorise des comportements plus complexes de recherche de nourriture amenant agrave une ameacutelioration du reacutegime et ainsi de suite164

Chez les humains laugmentation en taille du cerveau relativement aux grands singes sest accompagneacutee dune reacuteduction identique de la taille de lintestin alors que les autres organes ont le poids que lon attend pour un primate de cette taille

Gracircce entre autres aux ressources meacutetaboliques ainsi libeacutereacutees par la diminution de volume du systegraveme digestif les primates ont pu acqueacuterir des compeacutetences sociales fortement baseacutees sur la communication visuelle Dune part le bulbe olfactif a diminueacute et laire visuelle V1 a augmenteacute dautre part ils ont acquis une grande repreacutesentation corticale des muscles dexpression faciale permettant toute une palette dexpressions du visage Lamygdale cette structure sous-corticale proche de lhippocampe et impliqueacutee dans la reacuteponde eacutemotionnelle joue un rocircle important dans la perception des expressions faciales (mais aussi des intonations de voix)

Il existe encore dautres innovations dans larchitecture ceacutereacutebrale des primates Ainsi laire preacutemotrice ventrale eacutequivalent chez les primates non humains de notre aire de Broca est active pour la preacutehension piloteacutee visuellement les neurones dits miroirs reacutepondent aussi quand le sujet observe un autre en train deffectuer une action semblable et on peut supposer que cela pu parmi dautres choses ecirctre un des fondements de lapparition des aptitudes sociales (compreacutehension des autres communication langage)

Le neacuteocortex des primates agrave 50 agrave 100 aires identifiables et beaucoup de ces aires ont la mecircme organisation (tonotopique reacutetinotopique somatotopique) on peut penser quelles sont issues de la duplication de gegravenes reacutegulant leur deacuteveloppement Ce nombre eacuteleveacute daires veut-il dire que chaque aire a une fonction diffeacuterente Sucircrement que non Il se pourrait plutocirct que certaines fonctions neacutecessitent une interaction coopeacuterative entre aires En effet contrairement agrave ce que laissent penser les illustrations provenant deacutetudes dIRM fonctionnelle pour toute tacircche presque tout le cerveau est actif certaines zones (celles qui apparaissent dans les illustrations) accroissent simplement leur activiteacute plus que ne le font les autres lors de la tacircche expeacuterimentale relativement agrave une activiteacute dans une tacircche de controcircle Cela ne veut pas dire comme laffirme la croyance populaire que nous nutilisons que 10 de notre cerveau

164 Sauf erreur cette ideacutee est due au paleacuteoanthropologue Leslie Aiello

81

Chez les prosimiens les singes et les humains on trouve la mecircme caracteacuteristique Il y a eu drsquoabord des adaptations agrave la nouvelle niche eacutecologique et seulement ensuite enceacutephalisation Ainsi pour expliquer lenceacutephalisation des primates (dont nous-mecircmes) il convient de deacutecouvrir les particulariteacutes critiques de leur niche eacutecologique qui ont rendu avantageux le fait de posseacuteder un plus grand cerveau laugmentation de dimension du cerveau serait alors la reacuteponse eacutevolutive aux proprieacuteteacutes de la niche

05042017

Quelques repegraveres sur leacutetude cognitive des primates

Joni et Roody semblables et diffeacuterents

Isoleacutee dans la Moscou staliniste Nadezhda Ladygina-Kohts (1889-1963) ne subit pas linfluence des behavioristes et donc ne rejette pas leacutetude de lesprit de lanimal Preacutedatant leacutethologie de Lorenz elle emploie neacuteanmoins les mecircmes meacutethodes lobservation deacutetailleacutee et la description des comportements Encore eacutetudiante elle ouvre en 1917 le laboratoire de psychologie du Museacutee Darwin (museacutee fondeacute en 1907 par celui qui allait devenir son mari Alexandre Feodorovich Kohts) Lœuvre principale de Ladygina-Kohts est le compte-rendu de sa recherche avec Joni un jeune chimpanzeacute quelle suivit durant 2 ans et demi jusquagrave ce quil meure de maladie agrave lacircge de 4 ans en 1916 Une originaliteacute de son travail est la comparaison avec le deacuteveloppement de son propre fils Roody neacute en 1925

Son travail comparatif dobservation a eacuteteacute eacutediteacute il y a quelques anneacutees en anglais165 il se termine par deux chapitres de synthegravese (chapitres 16 et 17) Similarities (respectivement Differences) in Behavior of Human and Chimpanzee quil est inteacuteressant de lire car de maniegravere anectodique mais systeacutematique ils dressent le portrait vivant et contrasteacute de ces deux espegraveces agrave la fois proches et eacuteloigneacutees lhumain et le chimpanzeacute

Les eacutetudes sur la cognition des primates

[TOC-3] La tradition intellectuelle occidentale est le fait de gens qui habitaient sur un continent ne posseacutedant aucun autre primate indigegravene Sil y en avait eu la croyance que lhumain est le seul animal doueacute de raison ne serait sans doute pas aussi fortement ancreacutee La situation est en particulier complegravetement diffeacuterente au Japon ougrave lobservation des macaques est courante hors des villes

Cela dit depuis longtemps certains chercheurs avaient compris la nature biologique de la raison cest-agrave-dire des processus cognitifs

Apregraves Romanes disciple de Darwin qui avait deacutejagrave eacutetudieacute les primates les premiegraveres eacutetudes systeacutematiques sur la cognition des primates sont le fait de Wolfgang Koumlhler Isoleacute par la 1egravere guerre mondiale aux Canaries ce psychologue de leacutecole gestaltiste se retrouve avec un eacutechantillon de 9 chimpanzeacutes agrave sa disposition Il leur soumet des problegravemes agrave reacutesoudre (comme atteindre une nourriture en hauteur agrave laide de caisses et de bacirctons) il se demande comment ces primates restructurent perceptivement leur monde pour reacutesoudre les problegravemes

165 [LAD] Ladygina-Kohts NN (19352002) Infant chimpanzee and human child Oxford University Press

82

Robert Yerkes vers 1916 creacutee aux Etats-Unis un laboratoire deacutetude de tous les aspects du comportement des primates Vers les anneacutees 1940 on tente dans ce labo les premiegraveres expeacuteriences deacutelevage de singes comme sils eacutetaient des enfants

Cette peacuteriode est suivie par une eacuteclipse due au beacutehaviorisme et agrave leacutethologie classique - inteacuteresseacutee davantage aux comportements inneacutes et pas agrave la cognition et neacutegligeant deacutelibeacutereacutement les primates Mais lesprit geacuteneacuteral de leacutethologie influencera les eacutetudes subseacutequentes sur les primates par exemple celles de Jane Goodall sur lutilisation doutils en milieu naturel chez les chimpanzeacutes

La reacutevolution cognitive dans les anneacutees 60 ramegravene (lentement) le cognitif dans leacutetude du comportement animal

Emil Menzel (tout agrave gauche dans limage) dans le deacutebut des anneacutees 70 sinteacuteresse ainsi notamment agrave la communication et agrave la connaissance spatiale (cf le ceacutelegravebre problegraveme du Voyageur de Commerce) chez les singes

David Premack utilise des singes eacuteleveacutes pas les humains pour eacutetudier la cognition depuis les concepts matheacutematiques jusquagrave la theacuteorie de lesprit

Les Gardner (Beatrix T Gardner et Robert Allen Gardner) font œuvre de pionniers en apprenant lAmeslan (la langue des signes) agrave un chimpanzeacute (project Washoe 1966) de mecircme que Duane Rumbaugh et Sue Savage-Rumbaugh qui utilisent des lexigrammes pour communiquer avec des singes

Marler Cheney Seyfarth sinteacuteressent agrave la communication chez les singes en nature Kawai sinteacuteresse agrave la transmission culturelle chez les macaques du Japon Hans Kummer eacutetudie les socieacuteteacutes de primates (babouins) Frans de Waal la politique (les alliances) chez les chimpanzeacutes et lempathie chez les bonobos

Cette liste de chercheurs nest eacutevidemment pas exhaustive et nous en deacutecouvrirons certains autres plus loin en particulier Tetsuro Matsuzawa (transmission de compeacutetences chez les antropoiumldes) Daniel Povinelli (repreacutesentation de la causaliteacute physique theacuteorie de lesprit) et Michael Tomasello (idem)

Les hominoiumldes Dans la classification actuelle le clade166 des hominoiumldes regroupe les singes anthropoiumldes les ecirctres humains et tous les ancecirctres de ces deux groupes jusquagrave leur ancecirctre commun

Lhumain un parmi les hominoiumldes

Le classement taxonomique des ecirctres humains est donc le suivant (selon les chercheurs des variantes sont possibles167)

166 A clade (from Ancient Greek κλάδος klados branch) is a group consisting of an organism and all its descendants In the terms of biological systematics a clade is a single branch on the tree of life The idea that such a natural group of organisms should be grouped together and given a taxonomic name is central to biological classification In cladistics (which takes its name from the term) clades are the only acceptable units The term was coined in 1958 by English biologist Julian Huxley () A clade is termed monophyletic meaning it contains one ancestor which can be an organism population or species and all its descendants The term clade refers to the grouping of the ancestor and its living andor deceased descendants together The ancestor can be a theoretical or actual species [wikipedia nov 2010] Les reptiles dans leur deacutefinition usuelle ne forment pas un clade car on en exclut habituellement les oiseaux alors que ces derniers descendent des reptiles

83

Ordre des primates

Sous-ordre des haplorhiniens (nont pas des truffes mais des nez)

Infra-ordre des catarrhiniens ( ouverts vers le bas)

Superfamille des hominoiumldes (singes sans queue gibbons chimpanzeacutes bonobos gorilles orangs-outans ainsi que nos ancecirctres eacuteteints)

Famille des hominideacutes (les mecircmes sans les gibbons)

Sous-famille des hominineacutes (les mecircmes sans les orangs-outans)

Tribu des hominiens (les mecircmes sans les gorilles Il reste donc seulement les humains les chimpanzeacutes et bonobos et les ancecirctres eacuteteints)

Genre Homo

Espegravece Homo sapiens

Le clade (une superfamille) des hominoiumldes est donc celui des humains actuels de leurs ancecirctres et des autres singes sans queue (gibbons orangs-outans gorilles chimpanzeacutes bonobos) ainsi que de leurs ancecirctres agrave eux

Tous ces primates ont un pied preacutehensile (sauf lhumain) et des mains preacutehensiles Le bout des doigts possegravede des coussinets tactiles (corpuscules de Meissner) organes sensoriels autorisant une perception tactile tregraves fine

La premiegravere radiation des hominoiumldes

Lorsquun reacutechauffement se produit au Miocegravene (23-17 millions danneacutees) commence lacircge dor des mammifegraveres et la tectonique des plaques en refermant certaines mers permet aussi de nombreux eacutechanges entre Asie et Afrique Notamment les primates hominoiumldes et les cercopithegravecoiumldes (singes agrave queue comme les macaques) colonisent lEurope

Une importante radiation danthropoiumldes se produit en Afrique orientale on y observe une grande gamme de tailles Proconsul date de cette eacutepoque-lagrave (il y a 15 agrave 20 millions danneacutees) ancecirctre probable des hominoiumldes cest encore un quadrupegravede arboricole de taille moyenne agrave grande (20-50 kg) qui ne sest pas encore entiegraverement engageacute dans des adaptations modernes Proconsul preacutesente en effet des caracteacuteristiques mixtes de singes agrave queue (la longueur des membres la marche quadrupegravede sur les paumes) et de singes anthropoiumldes les dents et en particulier labsence de queue Cest ce caractegravere deacuteriveacute labsence de queue qui

167 Cest un cas classique dambiguiumlteacutes sur la deacutenomination des groupes taxonomiques Classiquement on parlait dHominideacutes agrave propos de la ligneacutee humaine placeacutee en groupe-fregravere des Chimpanzeacutes et le clade (= groupe monophyleacutetique) (Hominideacutes + Chimpanzeacute (Pan) + Gorille (Gorilla) + Orang-Outan (Pongo parfois sorti du lot et en groupe-fregravere)) formait les Hominoideacutes En raison de la tregraves faible diffeacuterence geacuteneacutetique entre Homo (+ apparenteacutes fossiles) et Chimpanzeacute certains proposent dappeler cet ensemble (Homo + Australopithegraveques et consort + Pan) Hominideacutes le clade laquo en-dessous raquo (Homo + Australopithegraveques) devenant alors le clade des Hominineacutes Rigoureusement le groupe des Panineacutes nest pas correct laquo cladistiquement parlant raquo car il sagit dun groupe paraphyleacutetique puisquil regroupe Orang-Outan Gorille et Chimpanzeacute cest-agrave-dire les laquo grands singes raquo La litteacuterature anglo-saxonne pour sa part montre le conflit entre ces deux deacutenominations Hominids ou Hominines et pour lheure cest lappellation classique dHominids (Hominideacutes) qui est la plus usiteacutee pour deacutesigner la ligneacutee humaine [Cyril Langlois (Laboratoire Paleacuteoenvironnements amp Paleacuteobiosphegravere Universiteacute Claude Bernard Lyon 1) httpplanet-terreens-lyonfrplanetterreXMLdbplanetterremetadataLOM-hominides-homininesxml]

84

laisse supposer que Proconsul eacutetait deacutejagrave sur la branche qui seacutetait seacutepareacutee des cercopitheacutecoiumldes donc sur une ligneacutee menant aux anthropoiumldes

Plusieurs espegraveces de Proconsul de tailles tregraves diffeacuterentes ont eacuteteacute trouveacutees et il se pourrait que les grandes aient donneacute naissance par la suite aux gorilles et les petites aux chimpanzeacutes et humains168

Il y a 16 millions danneacutees la mise en place du systegraveme actuel de courants oceacuteaniques saccompagne dun nouveau refroidissement avec extinction de nombreuses espegraveces et ouverture des milieux en Afrique (la forecirct fait place agrave la savane aux prairies) ce qui favorise les herbivores mais aussi les primates ainsi les cercopithegravecoiumldes (singes agrave queue) colonisent les frontiegraveres forecirct-savane

En Europe du sud il reste des forecircts tropicales humides ougrave se reacutefugient les hominoiumldes africains on trouve ainsi le singe des checircnes ou dryopithegraveque en France169 (13-11 millions danneacutees) ou encore loreacuteopithegraveque isoleacute en Toscane qui est alors une icircle (9-7 millions) il est peut-ecirctre agrave la fois arboricole et bipegravede comme le montre la forme de son bassin mais il seacuteloigne nettement par certains traits de la ligneacutee des hominideacutes Des donneacutees reacutecentes suggegraverent en fait quil neacutetait pas bipegravede170

Reacutechauffements et peacuteriodes glaciaires se succegravedent de maniegravere reacutepeacuteteacutee modifiant le paysage asseacutechant la Meacutediterraneacutee pour un temps Aux alentours de 8 millions danneacutees la ligneacutee europeacuteenne des hominoiumldes (dryopithegraveque oreacuteopithegraveque) disparaicirct171 et on doit donc se poser la question du lien existant entre cette ligneacutee et les hominoiumldes africains quon rencontrera plus tard

Une hypothegravese relativement reacutecente vient peut-ecirctre eacuteclairer cette zone dombre En effet chez les espegraveces mentionneacutees lanalyse des dents indique que les individus subissaient des peacuteriodes de famine cest donc bien que le climat eacutetait devenu inhospitalier Lexamen de la disseacutemination dune certaine mutation inactivant luricase (une enzyme lieacutee agrave la digestion des sucres et dont linactivation rend la digestion des fruits plus rentable172) suggegravere une hypothegravese puisque tous les grands singes et lhumain en sont porteurs les primates hominoiumldes europeacuteens agrave cette eacutepoque auraient migreacute dans deux directions lAsie ougrave ils auraient donneacute naissance aux ancecirctres des orangs-outans et gibbons lAfrique (dont ils venaient originellement) ougrave ils auraient meneacute agrave leacutemergence des gorilles des chimpanzeacutes et des ancecirctres des humains

168 Cf Relethford JH (2017) 50 Great Myths of Human Evolution Chichester UK John Wiley amp Sons [REL] 169 En 1856 pregraves de Saint-Gaudens en Haute-Garonne Cette deacutecouverte de fossile ouvrit la voie agrave la paleacuteontologie humaine [COP-151] 170 Russo GA amp Shapiro LJ (2013) Reevaluation of the lumbosacral region of Oreopithecus bambolii Journal of Human Evolution 65 (3) 253-265 171 Sauf pour un temps loreacuteopithegraveque isoleacute sur son icircle de Toscane 172 Speacutecifiquement la mutation - preacutesente chez lhomme et tous les grands singes et qui se serait produite il y a 154 millions danneacutees - rend luricase non fonctionnelle ce qui augmente la concentration seacuterique dacide urique ce qui agrave son tour potentialise le stockage des graisses agrave partir du fructose Cela constitue un problegraveme en preacutesence dune abondance de fructose (comme dans notre socieacuteteacute) mais un avantage quand la nourriture manque Comme tous les grands singes sont porteurs de cette mutation elle a ducirc se produire dans lancecirctre commun il y a 15 millions danneacutees donc tregraves probablement en Europe dans des conditions ougrave elle constituait un avantage seacutelectif Cf Johnson R J amp Andrews P (2010) Fructose uricase and the back-to-Africa hypothesis Evolutionary Anthropology 19 250-257

85

De maniegravere geacuteneacuterale ce quon peut dire avec certitude cest quil y a deacuteclin des hominoiumldes degraves le Miocegravene supeacuterieur agrave lexception des plus grands (orangs-outans gorilles chimpanzeacutes) et des plus agiles (gibbons) tous sont chasseacutes de leur niche eacutecologique par des concurrents plus performants [COP-165] les cercopitheacutecoiumldes Cest le groupe de primates actuels le plus important qui a coloniseacute mecircme certains milieux froids comme on le voit par exemple chez les macaques du Japon

Le propre de lHomme Agrave part le langage articuleacute un caractegravere deacuteriveacute propre agrave lespegravece humaine quel est le propre de lHomme Plusieurs eacuteleacutements ont eacuteteacute avanceacutes et si on se limite aux caractegraveres dont on peut suivre lhistoire fossile (le langage ne se fossilise pas par exemple mais les outils oui) on peut avancer la liste suivante

Bipeacutedie obligeacutee lhumain ne se deacuteplace que de maniegravere bipegravede Certes il peut occasionnellement ou agrave certains acircges se deacuteplacer agrave quatre pattes mais il est tregraves inefficace dans ce mode de locomotion pour lequel il a notamment des bras trop courts La bipeacutedie obligeacutee est un caractegravere des humains uniquement

Grand cerveau avec son cerveau de presque un kilo et demi compareacute aux 400 g de celui des chimpanzeacutes lhumain est unique parmi les primates

Petites canines bien quon ny songe en geacuteneacuteral pas les dents des humains sont compareacutees agrave celles des autres hominoiumldes tregraves diffeacuterentes de par la taille reacuteduite des canines

Usage doutils lutilisation raffineacutee des outils est eacutevidemment un caractegravere fondamental de lespegravece humaine

Quels liens peut-on faire entre ces caractegraveres

La bipeacutedie

On a longtemps penseacute que la bipeacutedie a preacuteceacutedeacute les autres caractegraveres et en est a lorigine Libeacuterant les mains pour lusage doutils elle aurait provoqueacute aussi la diminution des canines (remplaceacutees par les outils) et laugmentation de la taille du cerveau La bipeacutedie (entraicircnant ces conseacutequences) aurait alors eacuteteacute le propre de lHomme

Agrave part le fait que chez les singes actuels tous sont bipegravedes au moins occasionnellement la bipeacutedie (et mecircme la bipeacutedie obligeacutee) existe dans bien des espegraveces ainsi tous les oiseaux sont bipegravedes En outre certains marsupiaux sont bipegravedes (kangourous) certains leacutezards pratiquent la bipeacutedie et eacutevidemment les dinosaures theacuteropodes eacutetaient des bipegravedes obligeacutes (et ils utilisaient probablement leurs membres anteacuterieurs pour saider agrave maintenir les proies) Tout ceci montre que la bipeacutedie nest pas si exceptionnelle Mais quel rocircle a joueacute la bipeacutedie chez les hominoiumldes

La bipeacutedie preacutecegravede les autres caractegraveres

En reacutealiteacute la bipeacutedie est ancienne dans la ligneacutee des ecirctres humains comme le montrent les caracteacuteristiques des fossiles deacutecouverts ces derniegraveres deacutecennies

Sahelanthropus tchadensis deacutecouvert au Tchad et dateacute de -7 millions danneacutees montre deacutejagrave des indications claires de bipeacutedie son foramen magnum - le trou dans le cracircne par lequel passe la moelle eacutepiniegravere - est situeacute sous son cracircne (et non pas

86

dans une position plus occipitale) ce qui est tout agrave fait lieacute agrave une position de station verticale La diffeacuterence de position du foramen magnum chez lhumain moderne le chimpanzeacute et le loup est dailleurs parlante agrave ce sujet

Orrorin tugenensis (deacutecouvert au Kenya mais dont on na pas le cracircne il est dateacute de -6 millions danneacutees) montre des feacutemurs dont les caractegraveres sont typiques de la marche bipegravede

Ardipithecus ramidus deacutecouvert en Ethiopie et dateacute de -44 millions danneacutees montre eacutegalement clairement des caractegraveres lieacutes agrave la bipeacutedie notamment la forme de son bassin avec les points dattache des tendons

Toutes ces espegraveces avaient de petits cerveaux et nutilisaient pas doutils Les outils les plus anciens apparaissent plus dun million danneacutees apregraves lardipithegraveque Donc la bipeacutedie na pas eacuteteacute favoriseacutee car elle libeacuterait les mains pour les outils et elle na pas eacuteteacute un facteur deacuteclenchant pour lusage de ceux-ci (trop de temps sest eacutecouleacute entre apparition de la bipeacutedie et apparition des outils pour que lexplication tienne) elle na pas non plus deacuteclencheacute lenceacutephalisation qui est elle-mecircme bien posteacuterieure agrave lapparition des outils Dailleurs concernant ce lien entre bipeacutedie et usage doutils lorsque lon observe les chimpanzeacutes et les bonobos on constate que la manipulation dobjets est surtout lieacutee agrave la position assise et pas du tout agrave la position debout pour ajuster les gestes avec preacutecision il faut avoir le corps au repos

Au passage la diminution des canines nest pas due non plus agrave lapparition des outils puisque la macircchoire de lardipithegraveque montre deacutejagrave des canines tregraves reacuteduites par rapport agrave celles des autres hominoiumldes

Le Rift seacutepare des zones climatiques et des espegraveces

Lhistoire qui va vous ecirctre raconteacutee ici traduit la version classique (East Side Story avanceacutee par le ceacutelegravebre paleacuteontologue franccedilais Yves Coppens) de leacutevolution africaine des humains Les deacutecouvertes reacutecentes indiquent que cette version est sans doute beaucoup trop simple Larbre eacutevolutif actuellement connu173 des humains montre surtout que bien des filiations entre espegraveces sont incertaines et le resteront sans doute encore un moment De nouvelles deacutecouvertes et de nouvelles espegraveces viendront sans doute encore eacutetoffer (et compliquer) ce tableauhellip ou au contraire le simplifier puisque des hypothegraveses reacutecentes vont dans ce sens174 Il faut retenir que leacutevolution de lespegravece humaine na rien de lineacuteaire la version classique ci-dessous pourtant deacutejagrave bien entortilleacutee nest sucircrement pas la derniegravere

173 Scientific American Septembre 2014 174 The site of Dmanisi Georgia has yielded an impressive sample of hominid cranial and postcranial remains documenting the presence of Homo outside Africa around 18 million years ago Here we report on a new cranium from Dmanisi (D4500) that together with its mandible (D2600) represents the worlds first completely preserved adult hominid skull from the early Pleistocene D4500D2600 combines a small braincase (546 cubic centimeters) with a large prognathic face and exhibits close morphological affinities with the earliest known Homo fossils from Africa The Dmanisi sample which now comprises five crania provides direct evidence for wide morphological variation within and among early Homo paleodemes This implies the existence of a single evolving lineage of early Homo with phylogeographic continuity across continents Lordkipanidze D de Leoacuten M S P Margvelashvili A Rak Y Rightmire G P Vekua A amp Zollikofer C P (2013) A complete skull from Dmanisi Georgia and the evolutionary biology of early Homo Science 342(6156) 326-331

87

[COP-194] Tout commence (probablement) par la mise en place du Rift dans lest africain Cette grande fracture175 sest formeacutee suite agrave une activiteacute tectonique intense mais surtout vers 8 millions danneacutees la reacuteactivation du Rift oriental se traduit par la genegravese de montagnes qui feront barriegravere climatique A lest le climat est sec agrave louest humide Les primates hominoiumldes se trouvent diviseacutes Ceux de louest sadaptent agrave la nourriture plus tendre des forecircts ils seront les ancecirctres des gorilles et des chimpanzeacutes Ceux de lest agrave une nourriture progressivement plus difficile agrave trouver dans les forecircts clairsemeacutees et dans les savanes arboreacutees leurs descendants seront nos ancecirctres

Plusieurs indices confirment la divergence des humains et des autres anthropoiumldes aux alentours de 6 agrave 8 millions danneacutees dans le passeacute peut-ecirctre un peu plus notamment les donneacutees danthropologie moleacuteculaire degraves la fin des anneacutees 60 qui se fondent sur la vitesse de divergence des moleacutecules biologiques La diffeacuterence immunologique entre espegraveces vivant actuellement permet agrave laide dune calibration connue par des fossiles plus anciens de calculer le temps eacutecouleacute depuis la seacuteparation des deux ligneacutees176

La bipeacutedie nest pas une adaptation agrave la savane

La bipeacutedie est-elle alors neacutee agrave cause de la vie dans la savane comme reacuteponse agrave cette niche eacutecologique En effet pour se nourrir dans un milieu ouvert avec des bouquets darbres seacutepareacutes par des eacutetendues dherbe il faut se deacuteplacer davantage Or la bipeacutedie est plus efficace eacutenergeacutetiquement que le deacuteplacement quadrupegravede Dans un grand espace il peut ecirctre avantageux de disposer des mains pour transporter de la nourriture pour la ramener au groupe ou pour transporter les beacutebeacutes et les mettre en seacutecuriteacute La station verticale permet aussi de mieux eacutechapper au soleil tropical et eacutegalement de voir les preacutedateurs (ou la nourriture) de plus loin

Cela semble une bonne hypothegravese et cependant elle nest pas correcte En effet lanalyse des dents de lardipithegraveque deacutejagrave clairement bipegravede montre des patrons dusure typiques dun reacutegime diversifieacute tel quon laurait dans un environnement forestier ou semi-forestier Les fossiles de plantes et danimaux trouveacutes177 en association avec lardipithegraveque sont aussi typiques des milieux de ce type En outre lanalyse des isotopes stables dans les dents montre de par la proportion des isotopes de carbone 13 et carbone 12 (proportion qui diffegravere entre les feuilles

175 Depuis 2005 un nouveau rift est en train de se former en Ethiopie qui deviendra agrave terme un nouvel oceacutean Cf site de lUniversiteacute de Rochester In 2005 a gigantic 35-mile-long rift broke open the desert ground in Ethiopia At the time some geologists believed the rift was the beginning of a new ocean as two parts of the African continent pulled apart but the claim was controversial Now scientists from several countries have confirmed that the volcanic processes at work beneath the Ethiopian rift are nearly identical to those at the bottom of the worlds oceans and the rift is indeed likely the beginning of a new sea () Atalay Ayele professor at the Addis Ababa University in Ethiopia led the investigation painstakingly gathering seismic data surrounding the 2005 event that led to the giant rift opening more than 20 feet in width in just days () Ayeles reconstruction of events showed that the rift did not open in a series of small earthquakes over an extended period of time but tore open along its entire 35-mile length in just days A volcano called Dabbahu at the northern end of the rift erupted first then magma pushed up through the middle of the rift area and began unzipping the rift in both directions 176 Cf REL-54 177 150000 fossiles divers couvrant une peacuteriode de moins de 10000 ans notamment beaucoup doiseaux et de petits mammifegraveres de forecirct

88

darbre et les feuilles dherbe) que la nourriture de lardipithegraveque eacutetait plutocirct de type forestier Lardipithegraveque vivait donc en forecirct ou en zone arboreacutee

Il sen suit que la bipeacutedie est neacutee plutocirct en milieu forestier ougrave elle apportait sans doute une partie des mecircmes avantages quon avait suggeacutereacute pour la savane (transport de la nourriture et des petits etc) la station debout dailleurs est typique chez les chimpanzeacutes lorsquils se nourrissent en prenant des choses sur les arbres alors quils sont agrave terre ou sur les branches Par la suite ces avantages se sont maintenus voire accentueacutes avec louverture progressive des forecircts laissant place agrave la savane A nouveau cest plus une coeacutevolution complexe quune relation causale simple

Les australopithegraveques Entre 8 et 55 millions danneacutees vont apparaicirctre alors que la forecirct se transforme progressivement en savane deux ligneacutees dhominiens celle des australopithegraveques bipegravedes terrestres mais aussi arboricoles178 et plus tard celle des hommes bipegravedes entiegraverement terrestres vers 4 millions danneacutees Les australopithegraveques longtemps consideacutereacutes comme tregraves semblables aux singes se sont en fin de compte reacuteveacuteleacutes surprenants

Une bipeacutedie efficace

La bipeacutedie des australopithegraveques attesteacutee notamment par la structure de leur squelette ne fait pas de doute les traces179 trouveacutees par Mary Leakey agrave Laetoli en Tanzanie vieilles de 36 millions danneacutees sont lagrave pour la prouver180 (par contre on ne sait pas si cette bipeacutedie eacutetait permanente ou occasionnelle) On a pu dater exactement ces traces car elles eacutetaient prises en sandwich entre deux couches de cendres volcaniques qui sont datables aux isotopes A cocircteacute de cette bipeacutedie indiscutable des australopithegraveques la forme de leurs bras tregraves longs atteste dun mode de vie fortement arboricole

[COP-200] A partir de 4 millions danneacutees avant le preacutesent il est probable que leur locomotion bipegravede efficace a permis aux australopithegraveques doccuper tout lest de lAfrique et mecircme au-delagrave (cf le fossile Abel au Tchad181) puisquon a retrouveacute des fossiles de leurs diffeacuterentes espegraveces un peu partout Le plus connu de ces fossiles est Lucy dont le squelette inhabituellement complet deacutecouvert182 en

178 Le plus ancien connu est Orrorin tugenensis vieux de 6 millions danneacutees trouveacute au Kenya 179 On peut en voir un moulage au museacutee des Eyzies-de-Tayac (Dordogne) pregraves de la ceacutelegravebre grotte orneacutee de Lascaux et de ses copies visitables 180 Pour tous les hominineacutes voir les sites httpwwwhominidescom et httphomininesportail-svtcom toujours actualiseacutes 181 Abel (en fait juste une mandibule avec quelques dents) deacutecouvert en 1995 dans loasis de Koro-Toro au Tchad preacutesente des caractegraveres humains plus marqueacutes que ceux dafarensis mais surtout sa deacutecouverte intervient agrave 2000 km du territoire attribueacute aux australopithegraveques jusque-lagrave Son deacutecouvreur Michel Brunet sappuyait sur le modegravele de lEast Side Story et cherchait en fait des fossiles de singes [GAL-243] 182 [wikipedia] Lucy a eacuteteacute deacutecouverte le 30 novembre 1974 par les membres de lInternational Afar Research Expedition un groupe drsquoune trentaine de chercheurs ameacutericains franccedilais et eacutethiopiens au nombre desquels figuraient Yves Coppens Donald Johanson et Maurice Taieb Reacutepertorieacutee sous le code AL 288-1 Lucy a eacuteteacute surnommeacutee ainsi par ses inventeurs en reacutefeacuterence agrave la chanson des Beatles Lucy in the Sky with Diamonds La deacutecouverte de Lucy fut tregraves importante pour lrsquoeacutetude des Australopithegraveques il srsquoagit du premier fossile relativement complet qui ait eacuteteacute deacutecouvert pour une peacuteriode aussi ancienne Lucy compte en effet les fragments de 52 ossements dont une mandibule

89

1974 a permis une bonne reconstitution et a donneacute une impulsion forte agrave la paleacuteontologie humaine

On notera au passage la petite taille de cette espegravece la meilleure faccedilon de se rendre compte de sa dimension est daller voir la statue de Lucy en grandeur reacuteelle qui se trouve au Museacuteum de Genegraveve En raison de sa taille on a pu dabord penser que Lucy eacutetait un enfant mais elle eacutetait adulte (environ 25 ans) au moment de son deacutecegraves car toutes ses molaires avaient pousseacute Comme lindique son bassin Lucy eacutetait une femelle et en outre compareacutee agrave dautres individus adultes trouveacutes ceacutetait une femelle de petite taille

On en deacutenombre pas moins de 5 espegraveces diverses montrant une grande palette dadaptations agrave des environnements en mosaiumlque Cest la premiegravere radiation connue de la ligneacutee des hominineacutes Les diffeacuterentes espegraveces ont des caractegraveres leacutegegraverement diffeacuterents et donc des reacutegimes diffeacuterents

Reacutegime et vie sociale

De ces australopithegraveques qui sont nos lointains cousins ou ancecirctres directs on sait quils vivent en marge des savanes arboreacutees sur le pourtour de la forecirct eacutequatoriale

Ils ont sans doute de maniegravere geacuteneacuterale un reacutegime agrave base de fruits et de feuilles (on le voit aux dents qui ont des facettes lustreacutees et des stries) auquel sajoute une consommation de parties souterraines de plantes tubercules (comme les ignames qui sont encore actuellement une nourriture importante sous les tropiques) etc (les molaires sont marqueacutees de longues stries traces des poussiegraveres abrasives qui proviennent de la terre restant accrocheacutee aux tubercules) Probablement ils y ajoutent insectes et viande si loccasion se preacutesente comme les chimpanzeacutes et babouins actuels Leur reacutegime est donc eacuteclectique

Ce reacutegime amegravene probablement une vie sociale La vie aux marges de la savane neacutecessite lexploitation de domaines vitaux eacutetendus (des dizaines de km2 comme pour les singes des savanes actuels) et une coheacutesion sociale en raison des risques de preacutedation (de groupes de plusieurs dizaines dindividus peuvent mieux deacutetecter les preacutedateurs et surtout se deacutefendre183)

Il y a dimorphisme sexuel les macircles sont plus corpulents que les femelles leurs canines sont plus grandes que celles des femelles (mais moins que chez les chimpanzeacutes) Degraves lors on peut supposer sur la base des meacutecanismes connus en

des eacuteleacutements du cracircne mais surtout des eacuteleacutements post-cracircniens dont une partie du bassin et du feacutemur Ces derniers eacuteleacutements se sont reacuteveacuteleacutes extrecircmement importants pour reconstituer la locomotion de lrsquoespegravece Australopithecus afarensis Si Lucy eacutetait incontestablement apte agrave la locomotion bipegravede comme lrsquoindiquent son port de tecircte la courbure de sa colonne verteacutebrale la forme de son bassin et de son feacutemur elle devait ecirctre encore partiellement arboricole pour preuve ses membres supeacuterieurs eacutetaient un peu plus longs que ses membres infeacuterieurs ses phalanges eacutetaient plates et courbeacutees et lrsquoarticulation de son genou offrait une grande amplitude de rotation Sa bipeacutedie nrsquoest donc pas exclusive et sa structure corporelle a eacuteteacute qualifieacutee de laquo bilocomotrice raquo puisqursquoelle allie deux types de locomotion une forme de bipeacutedie et une aptitude au grimper Lucy est probablement un sujet feacuteminin si lrsquoon en juge par sa petite stature et les caracteacuteristiques de son sacrum et de son bassin Elle devait mesurer entre 110 m et 120 m et peser au maximum 25 kg Elle est morte agrave environ 20 ans et le fait que ses ossements nrsquoaient pas eacuteteacute disperseacutes par un charognard indique un enfouissement rapide peut-ecirctre agrave la suite drsquoune noyade Depuis 1974 dautres fossiles de primates plus anciens ont eacuteteacute deacutecouverts mais peu sont aussi complets 183 Dans les zones agrave risques des Rocheuses canadiennes il est interdit de partir en randonneacutee agrave moins de six adultes en raison de la menace que repreacutesentent les grizzlis

90

eacuteco-eacutethologie concernant leacutevolution des comportements une similitude avec les communauteacutes de chimpanzeacutes une structure de type harem avec des macircles apparenteacutes qui restent ensemble toute leur vie et des femelles non apparenteacutees184

Un cerveau un peu plus grand

Le cerveau des australopithegraveques pegravese environ 400 g voire jusquagrave 500 g pour les plus tardifs (un cerveau de jeune chimpanzeacute adulte pegravese entre 380 et 420 g) En plus des compeacutetences cognitives lieacutees agrave la vie sociale et des compeacutetences spatiales lieacutees agrave leacutetendue de leur domaine vital ils devaient avoir les capaciteacutes cognitives techniques de localiser et dextraire les tubercules eacutetant donneacute que ces plantes sont souterraines Il nest pas impossible quils aient utiliseacute des bacirctons agrave fouir pour creuser le sol mais les bacirctons ne se fossilisent en geacuteneacuteral pas et ne laissent donc pas de trace

Alors la bipeacutedie

Pour revenir agrave la bipeacutedie historiquement elle appartient mecircme peut-ecirctre agrave un ancecirctre commun aux australopithegraveques aux humains et aux grands singes ces derniers auraient acquis seulement par la suite une speacutecialisation plus arboricole ainsi que la marche quadrupegravede sur les articulations des doigts185 En tout eacutetat de cause elle nest pas propre aux humains On en trouve mecircme une variante pas si diffeacuterente de la nocirctre chez un hominoiumlde actuel le bonobo

En effet si les chimpanzeacutes sont des bipegravedes peu agiles les bonobos par contre comme lexplique Sue Savage-Rumbaugh pratiquent une bipeacutedie bien plus raffineacutee En fait les bonobos pratiquent une marche bipegravede ressemblant assez agrave celle des humains Ils peuvent passer de la station debout agrave la marche (au contraire des autres singes) cependant seuls les humains maicirctrisent la course bipegravede et pratiquent la bipeacutedie de maniegravere permanente et sur de longues distances

On peut donc dire en reacutesumeacute que la bipeacutedie nrsquoest pas vraiment le propre de lrsquohomme mais que

les australopithegraveques aussi bien que les humains ont des speacutecialisations agrave la bipeacutedie qui leur permettent de rester longtemps debout et de courir

certains autres primates tels le bonobo sont adapteacutes (mais pas speacutecialiseacutes) agrave la bipeacutedie

le lien entre bipeacutedie speacutecialiseacutee et enceacutephalisation nrsquoest pas clair (cf les australopithegraveques des bipegravedes assez speacutecialiseacutes mais peu enceacutephaliseacutes)

184 Au passage une exogamie femelle veut dire que ce sont les femelles qui exportent les caractegraveres culturels dun groupe familial agrave lautre 185 Cest Yvette Deloison qui propose que lecirctre humain na pas acquis la bipeacutedie et quil laurait en fait conserveacutee dune ancecirctre bipegravede indiffeacuterencieacute Voir par exemple httpwwwhominidescomhtmlreferencesempreintes-pas-laetoli-deloisonhtml [novembre 2009]

91

Deux ligneacutees contemporaines A partir de cette eacutepoque lointaine deux ligneacutees vont se seacuteparer et coexister sur terre une ligneacutee agrave la fois bipegravede et arboricole les australopithegraveques et une ligneacutee strictement bipegravede les humains

Les australopithegraveques vrais (ceux qui ressemblent agrave Lucy) sont remplaceacutes progressivement vers -25 Ma par des espegraveces un peu diffeacuterentes Ces australopithegraveques tardifs Australopithecus boisei et A robustus sont maintenant classeacutes parfois dans un genre agrave part Paranthropus (mais ils restent des australopithegraveques) Ils se caracteacuterisent par des macircchoires massives tregraves muscleacutees et des molaires eacutenormes traduisant une adaptation morphologique agrave de la nourriture longue et difficile agrave macirccher Ces paranthropes subsistent jusquagrave -1 Ma et la ligneacutee des australopithegraveques disparaicirct avec eux apregraves avoir occupeacute lAfrique quasiment entiegravere durant tout de mecircme 4 ou 5 millions danneacutees

Ces australopithegraveques tardifs robustus et boisei sont contemporains de deux espegraveces classeacutees dans le genre Homo H habilis et H rudolfensis dont la position taxonomique nest pas claire pour certains chercheurs ils ont davantage de caractegraveres daustralopithegraveques que dhumains archaiumlques quand on analyse leur taille la forme de leur corps leur locomotion leurs macircchoires Neacuteanmoins leurs cerveaux sont plus grands et les fossiles retrouveacutes montrent des caractegraveres traduisant une eacutevolution en mosaiumlque (meacutelangeant des caractegraveres archaiumlques et modernes) des hominideacutes

Les moulages endocracircniens de ces Homo incertains montrent deacutejagrave (mais comme les singes) davantage dasymeacutetries ceacutereacutebrales que chez les australopithegraveques et on peut mecircme supposer sur la base du traceacute des artegraveres lexistence daires de Broca et de Wernicke - peut-ecirctre signe quils maicirctrisent un langage rudimentaire ou gestuel

Le rocircle du climat

On la vu plus haut le climat a joueacute un rocircle important en transformant le milieu les forecircts laissant place agrave la savane ce qui agrave son tour a fait apparaicirctre de nouvelles adaptations fondeacutees sur les adaptations preacuteexistantes comme la bipeacutedie Il est inteacuteressant de lire leacutevolution du climat dans les plantes et pollens deacuteposeacutes dans les seacutediments oceacuteaniques et terrestres et den faire le parallegravele avec les types de veacutegeacutetaux consommeacutes par les diffeacuterentes branches des hominiens On y voit notamment un glissement des paranthropes ces australopithegraveques aux macircchoires robustes vers une nourriture agrave base dherbes alors que la ligneacutee des Homo (vivant pourtant dans les mecircmes zones geacuteographiques au mecircme moment) continue agrave avoir un reacutegime mixte

Encore dautres espegraveces

Ce panorama rapide des australopithegraveques et de leurs liens supposeacutes avec nous autres nest certainement pas complet En 2008 lanthropologue Lee Berger (ou plus exactement son fils Matthew alors acircgeacute de neuf ans) a mis agrave jour en Afrique du Sud une nouvelle espegravece daustralopithegraveque quon a nommeacutee A sediba Cette

92

espegravece preacutesente des caractegraveres en mosaiumlque tout agrave fait frappants186 et il nest pas impossible quelle soit lancecirctre direct de la ligneacutee des Homo (bien que dautres anthropologues contestent cette hypothegravese)

Et tout derniegraverement en septembre 2015 Lee Berger (toujours lui) a annonceacute la deacutecouverte (faite deux ans plus tocirct) dune nouvelle espegravece encore aussi en Afrique du Sud et apparemment plus Homo quaustralopithegraveque Homo naledi Cette fois ce sont les restes dune quinzaine dindividus que lon a trouveacutes ensemble dans une caviteacute souterraine (un recircve pour lanthropologue) Laissons de cocircteacute le mystegravere de la preacutesence au mecircme endroit de nombreux cadavres (qui ne sexplique apparemment ni par le transport par leau ni par laction dun preacutedateur) pour observer les caractegraveres de ces ossements ici aussi cest le mosaiumlcisme de ces caractegraveres qui est frappant Dans les mots de Lee Berger187

This species combines a humanlike body size and stature with an australopith-sized brain features of the shoulder and hand apparently well-suited for climbing with humanlike hand and wrist adaptations for manipulation australopith-like hip mechanics with humanlike terrestrial adaptations of the foot and lower limb small dentition with primitive dental proportions In light of this evidence from complete skeletal samples we must abandon the expectation that any small fragment of the anatomy can provide singular insight about the evolutionary relationships of fossil hominins

La culture oldowayenne Parmi les australopithegraveques vrais on savait que deacutejagrave A garhi (-25 Ma) eacutetait associeacute agrave des outils tranchants (parfois en silex) et des os briseacutes (pour acceacuteder agrave la moelle) dantilope et de chevaux Ces outils sont simplement des galets casseacutes preacutesentant un tranchant Mais cet australopithegraveque fabriquait-il ces outils ou se contentait-il dutiliser des galets trouveacutes casseacutes Ou eacutetaient-ce les repreacutesentants les plus anciens du genre Homo avec leurs plus grands cerveaux qui les utilisaient Par chauvinisme humain on heacutesitait agrave attribuer aux australopithegraveques ces singes du sud (cest le sens du mot australopithegraveque) des capaciteacutes si humaines

La question a pris un nouveau tournant depuis que des outils encore bien plus anciens ont eacuteteacute trouveacutes tregraves reacutecemment188 dans la reacutegion du lac Turkana ce sont des galets briseacutes189 (avec subseacutequent enlegravevement deacuteclats par percussion) dont lutilisation comme outils ne fait pas de doute mais ils sont vieux de 33 millions

186 Cf Berger L R de Ruiter D J Churchill S E Schmid P Carlson K J Dirks P H amp Kibii J M (2010) Australopithecus sediba A new species of Homo-like australopith from South Africa Science 328(5975) 195-204 ainsi que pour les caractegraveres de la main par exemple Kivell T L Kibii J M Churchill S E Schmid P amp Berger L R (2011) Australopithecus sediba hand demonstrates mosaic evolution of locomotor and manipulative abilities Science 333(6048) 1411-1417 187 Berger L R Hawks J de Ruiter D J Churchill S E Schmid P Delezene L K amp Zipfel B (2015) Homo naledi a new species of the genus Homo from the Dinaledi Chamber South Africa ELife 4 e09560 188 Harmand S Lewis J E Feibel C S Lepre C J Prat S Lenoble A amp Roche H (2015) 33-million-year-old stone tools from Lomekwi 3 West Turkana Kenya Nature 521(7552) 310-315 Les auteurs proposent dailleurs de donner un nom agrave cette culture (Lomekwien) qui preacutedate lOldowayen de 800000 ans 189 Sur limage (a) montre un galet et un eacuteclat deacutecolleacute (b) et (c) sont des galets travailleacutes sur une seule face (d) sont des eacuteclats

93

danneacutees Ceci exclut absolument quils aient eacuteteacute faits par des repreacutesentants de la ligneacutee des Homo ils ne peuvent ecirctre dus quagrave des australopithegraveques ou dautres espegraveces apparenteacutees190

Plus tard lusage doutils sest transformeacute en une veacuteritable industrie Dans cette mecircme reacutegion du lac Turkana on trouve des traces de bivouacs vieilles de 24 Ma mais surtout des ateliers vieux de 234 Ma ils sont joncheacutes de piegraveces de lave et de phonolite (3000 piegraveces sur une surface totale de 10m2) Le travail de ces piegraveces montre deacutejagrave une excellente connaissance de la matiegravere lartisan reacuteussissait agrave deacutetacher 30 eacuteclats dun seul galet La reconstruction de lordre de deacutetachement des eacuteclats montre aussi que les artisans eacutetaient droitiers191

Cognitivement ces ateliers et leur localisation indiquent en outre une organisation en termes de seacutelection de sites de mateacuteriaux (ils allaient chercher la pierre pour la travailler ailleurs dans des sites plus proteacutegeacutes ou confortables)

Les plus anciens camps de base des accumulations doutils et dossements et plus tardivement des traces de feu sont agrave Olduvai et datent de 18 Ma Ils sont associeacutes agrave des fossiles dHomo habilis de Paranthropus boisei et dautres encore

Ces sites indiquent une gestion complexe du temps et de lespace et une organisation sociale il y a un dedans un dehors la nourriture et les matiegraveres premiegraveres doivent y ecirctre rameneacutees et partageacutees

Cette culture est dite oldowayenne (de la gorge dOlduvai lendroit ougrave les outils ont eacuteteacute deacutecouverts et deacutecrits agrave lorigine) le prototype en est le chopper oldowayen (suivant le cas percuteur ou tranchoir) obtenu par simple enlegravevement deacuteclats Cette culture perdure donc depuis leacutepoque -3300000 ans jusquagrave -300000 ans le chopper restera un outil utiliseacute reacuteguliegraverement durant trois millions danneacutees mecircme si dautres outils apparaissent entretemps

La culture oldowayenne est visiblement le fait de plusieurs espegraveces dhominiens en succession ou en parallegravele (Kenyanthropes Australopithegraveques Paranthropes Espegraveces intermeacutediaires Homo habilis et rudolfensis ou autres Premiers vrais hommes de notre ligneacutee H ergastererectus) et on ne sait toujours pas exactement qui faisait quoi Mais on sait cependant que cette culture oldowayenne finira par disparaicirctre192 quand les australopithegraveques se seront eacuteteints et quil ne restera plus que la ligneacutee des vrais hommes

Les autres utilisateurs doutils [PIC-70] Christophe Boesch fait le reacutecit suivant

En ce deacutebut de matineacutee au coeur de la forecirct de Taiuml en Cocircte-dIvoire Salomeacute vient de donner la teacuteteacutee agrave sa derniegravere-neacutee Son devoir maternel accompli elle se met en quecircte de noix de Panda oleosa dont elle sait ses petits friands Sartre son fils acircgeacute de sept ans laccompagne dans sa recherche Salomeacute a pris soin de se

190 En fait le site de deacutecouverte correspond en temps et en localisation agrave Kenyanthropus platyops 191 [BRA p 181] Westergaard et Suomi (1996) ont observeacute que les capucins en laboratoire sont preacutefeacuterentiellement droitiers lorsquils percutent des pierres sur une surface dure pour obtenir des couteaux La lateacuteralisation lieacutee agrave lutilisation doutils est donc anteacuterieure agrave celle des premiers hominideacutes 192 Remplaceacutee par la culture dite acheuleacuteenne marqueacutee par la fabrication de bifaces Lacheuleacuteen et loldowayen ont eacuteteacute parallegraveles pendant un long moment cependant

94

munir dune pierre de cinq kilos car les noix de Panda sont particuliegraverement dures agrave casser Cette tacircche requiert en outre un dosage subtil des coups afin deacuteviter dendommager la noix et un repositionnement preacutecis de celle-ci apregraves chaque coup porteacute de faccedilon agrave atteindre lune apregraves lautre chacune des trois amandes contenues agrave linteacuterieur dune mecircme noix Salomeacute et Sartre utilisent tour agrave tour le marteau lun mangeant pendant le travail de lautre Lorsque les deacutebris damandes se reacutevegravelent trop difficiles agrave extraire agrave laide des seuls ongles Salomeacute se fabrique une baguette en bois Beacutebeacute Simone se glisse parfois sous le bras de sa megravere pour goucircter les miettes damande que celle-ci lui tend Pendant trois heures megravere et fils vont casser des noix de maniegravere meacutethodique avec le mecircme outil sans que survienne aucun conflit Une fois repus tous deux se couchent calmement

La fabrication de diffeacuterents types doutils leur utilisation pendant des heures en vue dextraire une nourriture de grande qualiteacute la coopeacuteration entre individus et le partage de nourriture ces comportements ont toujours eacuteteacute consideacutereacutes comme des aspects typiques de lhumaniteacute Pourtant Salomeacute et Sartre appartiennent agrave la communauteacute des chimpanzeacutes sauvages vivant dans la forecirct tropicale du parc national de Taiuml en Cocircte dIvoire

Fabrication et planification

Un outil peut ecirctre fabriqueacute de deux faccedilons pas semblables pas les meacutecanismes cognitifs quelles impliquent

Par essais et erreurs (apregraves coup ne neacutecessitant fondamentalement que les meacutecanismes de lapprentissage associatif)

Par ajustement anticipeacute (avec planification neacutecessitant des meacutecanismes de repreacutesentation du futur et de controcircle exeacutecutif)

Les chimpanzeacutes sont-ils capables de planifier lusage agrave venir dun outil et de le preacute-ajuster en conseacutequence On peut se poser la question en voyant comment un chimpanzeacute (dune population isoleacutee donc sans contact avec les humains qui auraient pu servir de modegravele) modifie davance une longue branche pour ensuite aller chercher des algues dans un plan deau

12042017

Laquelle de ces deux meacutethodes ndash par essais et erreurs ou avec planification preacutealable - observe-t-on chez les chimpanzeacutes sauvages Une population en particulier celle de la forecirct tropicale193 du parc national de Taiuml en Cocircte dIvoire a eacuteteacute eacutetudieacutee dans les deacutetails agrave ce sujet

Les chimpanzeacutes de la forecirct de Taiuml modifient des baguettes pour atteindre de la nourriture difficilement accessible restes damande dans des noix ouvertes moelle des os de singes tueacutes fourmis dans leurs nids miel des abeilles meacutelipones Les tacircches sont semblables mais les chimpanzeacutes ajustent les baguettes en fonction de la nature preacutecise de la tacircche (voir les diffeacuterentes distributions de longueur illustreacutees ici mais les ajustements portent aussi sur le diamegravetre)

Dans 76 des observations ils apportent 3 modifications ou plus agrave la baguette choisie (reacuteduction de la longueur effeuillage affinage dune extreacutemiteacute) Chez les

193 La forecirct de Taiuml qui couvre 3300 km2 est une des derniegraveres forecircts tropicales intactes dAfrique de louest

95

chimpanzeacutes de Taiuml 935 de ces modifications aux outils sont faites avant utilisation (observations de Boesch et Boesch 1990) Donc la modification des outils reacutesulte dun processus ougrave lanimal se repreacutesente mentalement la forme que devra avoir loutil pour remplir sa fonction et il se repreacutesente aussi davance les modifications quil doit apporter agrave lobjet brut

Toutes les populations de chimpanzeacutes sauvages (aussi bien en savane qursquoen forecirct dense) utilisent des outils De plus lrsquohomme et le chimpanzeacute sont les seules espegraveces agrave utiliser des outils sur toute leur aire de reacutepartition194

Mais pourquoi seulement les chimpanzeacutes

[TOC-80] Les chimpanzeacutes sont donc les seuls singes agrave utiliser reacuteguliegraverement des outils en nature dans toutes leurs populations Chez les bonobos pourtant si semblables aux chimpanzeacutes on na jamais observeacute dutilisation complexe doutils dans des populations sauvages (agrave lexception de branches tireacutees dune main ou deacuteponges aussi utiliseacutees dune seule main)

Curieusement cela ne veut pas dire que les bonobos soient incapables dutiliser des outils En effet en captiviteacute ils utilisent facilement des outils avec un mecircme degreacute de dexteacuteriteacute et de complexiteacute que les chimpanzeacutes Kanzi le bonobo dont parlait Sue Savage-Rumbaugh est particuliegraverement adroit il peut allumer un feu et plus spectaculaire il a appris agrave obtenir des outils lithiques par percussion agrave la maniegravere de nos ancecirctres du paleacuteolithique ce qui est extraordinairement difficile Dans des situations moins artificielles on a reacutecemment eacutetudieacute195 agrave ce sujet une population de bonobos reacutehabiliteacutes c-agrave-d repris agrave des braconniers et libeacutereacutes dans une reacuteserve cette population montre eacutegalement un reacutepertoire dutilisation doutils semblable agrave celui des chimpanzeacutes preacutesentant plusieurs meacutethodes de frappe et plusieurs prises de maintien

Par ailleurs ni les gorilles ni les orangs-outans nutilisent reacuteellement doutils en nature Par contre en captiviteacute les orangs-outans sont drsquoextraordinaires utilisateurs drsquooutils Ils font mecircme des meacuteta-outils des outils pour fabriquer des outils (comme faire une lame pour couper une corde qui sert agrave prendre de la nourriture)

Finalement agrave lautre extrecircme les chimpanzeacutes accultureacutes parmi les ecirctres humains font usage dune immense varieacuteteacute drsquooutils et drsquoinstruments (voir agrave ce sujet les descriptions de Jody par Nadezhda Ladygyna-Kohts) de nos jours cela inclut mecircme les jeux videacuteo

Il y a lagrave quelque chose agrave creuser Agrave ce jour cette diffeacuterence entre nature et captiviteacute reste inexplicable Il ny a pas de diffeacuterences deacutecologie suffisantes entre ces quatre espegraveces pour expliquer leurs diffeacuterences dutilisation doutils en nature surtout quils en ont les capaciteacutes en captiviteacute Comme le disent Tomasello et Call [TOC-88]

194 Certains animaux utilisent dans certaines populations seulement des outils percnoptegraveres en Egypte (des cailloux pour casser les oeufs) loutres de Californie (cailloux pour ouvrir les moules poseacutees sur leur ventre) corbeaux de Nouvelle-Caleacutedonie orang-outans 195 Neufuss J Humle T Cremaschi A amp Kivell T L (2017) Nut‐cracking behaviour in wild‐born rehabilitated bonobos (Pan paniscus) a comprehensive study of hand‐preference hand grips and efficiency American Journal of Primatology 79(2) 1-16

96

In all there must be an interesting evolutionary story to tell about the tool use of nonhuman primates but at present we dont know what that story is

Nous reviendrons plus tard sur lideacutee queacuteventuellement toutes ces espegraveces disposent des capaciteacutes cognitives adeacutequates (vu la souplesse et la geacuteneacuteraliteacute des adaptations cognitives) mais que cest limmersion dans une culture (ougrave on utilise ou non des outils) qui instancie ces capaciteacutes en utilisation doutils

Le reacutepertoire dutilisation doutils

[TOC-73 (sauts de lignes et intertitres ajouteacutes)] Tomasello et Call classent les emplois doutils par les chimpanzeacutes de la maniegravere suivante

The types of tool use that are common and widespread in chimpanzees mostly fall into four broad functional categories

Augmenter la porteacutee du geste

The most common of these is the use of implements to extend the reach or to probe into places where the hand cannot go usually for food The best known example is termite fishing in which the individual pokes a twig or stem down a hole in a termite mound sometimes wiggling it until some termites bite and grab hold of the stick the individual then extracts the stick and eats the termites Similar but different techniques are used to get ants out of holes in trees or holes in the ground and to pry bone marrow or the meat of nuts out of difficult places (Goodall 1986)

Deacutefense attaque

The second most common type of tool use is the use of sticks and stones as weapons Individuals often brandish or throw sticks and stones at opponents in fights (Goodall 1986)

Amplification de force

The third type of tool use is the use of objects to amplify force again usually for food The best known example of this is nut cracking in which an individual places a nut on a wood or stone anvil and cracks it open with a wood or stone hammer (Boesch amp Boesch 1990)

Eponger des liquides

The fourth major function of chimpanzee tool use is to sponge up liquids for example crumpling up leaves and inserting them into crevices containing water and then sucking the leaves and dipping sticks into bee hives for honey (Goodall 1986)

Hygiegravene et sexualiteacute

Chimpanzees on occasion use tools for other purposes as well for example for personal hygiene (eg wiping their bodies clean with leaves) and in communicative situations as attention-getters (eg stripping a brittle leaf to make a loud noise) (McGrew 1992)

Sans parler ndash ce qui nest pas rapporteacute par Tomasello et Call ndash dun usage doutils que tregraves pudiquement on ne mentionne jamais les femelles de chimpanzeacute utilisent toute une varieacuteteacute dobjets pour se masturber Comme pour les autres fonctions des

97

outils celle-ci fait aussi appel agrave des compeacutetences cognitives dans le choix et ladaptation de linstrument

Le reacutepertoire varie selon la population

Les diffeacuterentes populations de chimpanzeacutes vivant dans des milieux diffeacuterents (forecirct agrave Taiuml savane agrave Gombe par exemple) preacutesentent des reacutepertoires dutilisation doutils en partie diffeacuterents ce qui peut sexpliquer par des contraintes eacutecologiques et des opportuniteacutes variables dans ces milieux Certaines diffeacuterences nous le verrons plus tard ne sexpliquent cependant pas par des diffeacuterences de milieu On remarque en tout cas que le reacutepertoire des usages lorsquon considegravere toutes les populations extrecircmement vaste

Folk physics folk biology folk psychology Ainsi que nous lavons vu dans la section sur leacutevolution des cerveaux ceux-ci ont eacutevolueacute en tant que protection contre la variabiliteacute (impreacutevisibiliteacute) du milieu

Geary [GEA-4] suggegravere davantage peut-ecirctre quils ont eacutevolueacute comme moyen de controcircler le milieu physique biologique et social ndash autrement dit dagir sur eux agrave son propre avantage Cela implique quil existerait donc des domaines de compeacutetences relatives agrave ces trois volets

La compreacutehension inheacuterente et intuitive du monde physique (folk physics theacuteorie de la causaliteacute physique)

La compreacutehension des espegraveces biologiques (folk biology dont nous ne parlerons pas)

La compreacutehension des autres individus (folk psychology theacuteorie de lrsquoesprit [des autres])

Le terme franccedilais theacuteorie de (la causaliteacute physique lesprit) est sans doute un peu deacutesorientant en raison des sens multiples de ce mot (mecircme sil correspond ici agrave lemploi correct du mot theacuteorie) et il vaut mieux le concevoir comme synonyme de intuition de ou mieux encore repreacutesentation mentale de il y aurait ainsi chez les individus des compeacutetences en lien avec une repreacutesentation mentale de la causaliteacute physique ou en lien avec une repreacutesentation mentale de lesprit des autres

Theacuteorie de la causaliteacute physique chez les singes Au vu des compeacutetences sophistiqueacutees manifesteacutees par les chimpanzeacutes dans leur usage doutils en milieu naturel on pourrait supposer que leur modegravele mental de la causaliteacute physique est semblable au nocirctre quils sont agrave mecircme de comprendre comme nous les liens entre action et reacutesultat et donc den infeacuterer la conduite agrave tenir pour reacuteussir certaines tacircches comme atteindre de la nourriture hors de porteacutee Cest ce que suggeacuteraient dailleurs les vieilles expeacuteriences de Koumlhler dont les chimpanzeacutes semblaient faire preuve dinsight lorsquil sagissait dempiler des caisses pour atteindre des bananes suspendues

Mais peut-ecirctre que notre theacuteorie de lesprit du chimpanzeacute (notre intuition de ce quil comprend du monde physique et des relations de causaliteacute) est fausse Cest du moins ce que semblent indiquer les expeacuteriences de Daniel Povinelli

98

Les eacutechecs des singes de Povinelli

Dans une de ces expeacuteriences on montre agrave un chimpanzeacute de la nourriture sur une planchette hors de porteacutee Cette planchette est munie dun arceau Par essais et erreurs le singe deacutecouvre quun crochet qui est agrave sa disposition lui permet daccrocher larceau et de ramener la planchette (et donc la nourriture) agrave porteacutee de ses mains

Cela eacutetant si on preacutesente le problegraveme ensuite un peu diffeacuteremment en ocirctant larceau le singe saura-t-il le reacutesoudre en geacuteneacuteralisant les proprieacuteteacutes causales des eacuteleacutements en sa preacutesence (autrement dit comprend-il que le crochet accroche toute partie protubeacuterante solidaire de la planchette et permet de la rapprocher)

Lorsque lors du test on preacutesente cocircte agrave cocircte deux planchettes lune dans le bon sens (bacircton agrave porteacutee du crochet) lautre agrave lenvers le singe contre toute attente choisit au hasard

Comment reacuteconcilier ce reacutesultat avec les capaciteacutes eacutetonnantes observeacutees en nature

Utilisation doutils chez les platyrrhiniens

On a vu plus haut au passage que les capaciteacutes cognitives supeacuterieures ne sont pas reacuteserveacutees aux grands singes anthropoiumldes (hominideacutes) Certains singes du nouveau monde aussi montrent de telles capaciteacutes On savait deacutejagrave que les capucins (Cebus apella) avaient des capaciteacutes exploratoires et de manipulation tregraves fines Ils possegravedent la prise de preacutecision (pouce opposable) qui facilite la manipulation drsquoobjets En captiviteacute on les avait vus utiliser des cailloux pour ouvrir des noix quen est-il en nature

Les capucins utilisent des outils

Il y a quelques anneacutees lrsquoeacutequipe196 dElisabetta Visalberghi197 a pu observer en nature une utilisation systeacutematique doutils dans certains groupes Dans une reacutegion aride du Breacutesil il ne reste durant la saison segraveche quune ressource abondante les noix de coco des palmiers nains Ces fruits sont deacutesalteacuterants et nourrissants mais leur coque est extrecircmement dure et difficile agrave ouvrir Dans ce milieu les capucins utilisent des marteaux de quartzite et des rochers comme enclumes Les marteaux sont de veacuteritables masses pouvant peser un tiers du poids du singe qui les manie

196 Fragaszy D Izar P Visalberghi E Ottoni E B amp de Oliveira M G (2004) Wild capuchin monkeys (Cebus libidinosus) use anvils and stone pounding tools American Journal of Primatology 64(4) 359ndash366 197 Le Prix Geoffroy Saint-Hilaire 2012 a eacuteteacute deacutecerneacute agrave Elisabetta M Visalberghi Directrice de recherches CNR Rome La carriegravere drsquoElisabetta Visalberghi reflegravete la richesse et la diversiteacute de lrsquoeacutethologie Elle a grandement contribueacute au deacuteveloppement de lrsquoeacutethologie cognitive et les avanceacutees qursquoont produit ses travaux en font lrsquoun des leaders incontesteacutes Avec le prix Geoffroy Saint-Hilaire la SFECA reacutecompense une scientifique reconnue au plan international et ambassadrice de notre discipline Elisabetta Visalberghi dirige lrsquoIstituto di Scienze e Tecnologie della Cognizione du Consiglio Nazionale delle Ricerche (eacutequivalent du CNRS) agrave Rome Ses eacutetudes en cognition animale ont porteacute principalement sur les singes capucins Sa recherche vise agrave comprendre la biologie le comportement et les capaciteacutes cognitives des capucins dans une perspective comparative et eacutevolutionniste () (site de la SFECA 2012)

99

Des eacutetudes assez reacutecentes198 ont montreacute que les capucins de plus positionnent la noix dune maniegravere speacutecifique qui diminue le risque quelle roule hors de place et qui permet aussi de mieux la casser

Les ceacutebideacutes ont divergeacute des hominideacutes depuis 20 agrave 40 millions danneacutees il est donc assez eacutetonnant que ces singes utilisent comme les chimpanzeacutes des outils qui neacutecessitent force et preacutecision Et comme le remarque Visalberghi il sagit dune tradition qui sest transmise dun individu agrave lautre par les opportuniteacutes que chacun avait dapprendre gracircce agrave la structure sociale

ldquoIl nostro studio mostra che i cebi sono capaci di usare strumenti anche quando il compito egrave cognitivamente difficile e richiede forza e precisione In questo caso non solo ci riescono ma sono anche in grado di creare tradizioni comportamentali Infatti non si tratta di un caso isolato ma di un comportamento che si egrave diffuso grazie alle maggiori opportunitagrave di apprenderlo attraverso la vita di gruppo I cebi lo hanno imparato non dagli altri ma con gli altrirdquo199

Dautres capucins qui vivent agrave des centaines de kilomegravetres des premiers utilisent des cailloux pour creuser et extraire les tubercules du sol Lensemble de ces observations montre que quand les ressources sont rares les capucins reacuteussissent agrave exploiter celles qui restent

Des fouilles ont reacutecemment mis agrave jour200 des outils lithiques enfouis depuis 700 ans clairement utiliseacutes par des capucins (ce qui se reconnaicirct aux traces de nourriture laisseacutees avec les outils) en labsence de trace dhumains Les capucins cassaient donc deacutejagrave des noix avec des pierres agrave leacutepoque preacutecolombienne

Les macaques utilisent aussi des outils en nature

Dautres donneacutees portent sur les macaques crabiers (ou macaques agrave longue queue) Macaca fascicularis Au cours dun recensement des macaques en Thaiumllande apregraves le tsunami du 26 deacutecembre 2004 des scientifiques201 ont observeacute par hasard le cassage de coquillages par des macaques Des observations plus preacutecises ont permis de confirmer par la suite que les macaques tenant un caillou dans une main ou des deux mains cassent les huicirctres pour en extraire la nourriture Comme dans le cas des capucins les cailloux peuvent ecirctre lourds (1780 kg observeacute) comparativement agrave lanimal (4-6 kg pour ladulte) Les cailloux sont eacutegalement utiliseacutes pour deacutetacher les coquillages ou les crabes de la roche

198 Fragaszy DM Liu Q Wright BW Allen A Brown CW et al (2013) Wild bearded capuchin monkeys (Sapajus libidinosus) strategically place nuts in a stable position during nut-cracking PLoS ONE 8 (2) e56182 199 Notre eacutetude montre que les capucins sont capables dutiliser des outils mecircme quand cette tacircche est cognitivement difficile et neacutecessite force et preacutecision Non seulement ils y arrivent mais ils sont capables eacutegalement de creacuteer des traditions comportementales En effet il ne sagit pas dun cas isoleacute mais dun comportement qui sest reacutepandu gracircce aux occasions de lapprendre qui sont fournies par la vie en groupe Les capucins ne lont pas appris des autres mais avec les autres 200 Haslam M Luncz L V Staff R A Bradshaw F Ottoni E B amp Faloacutetico T (2016) Pre-Columbian monkey tools Current Biology 26(13) R521-R522 201 Malaivijitnond S et al (2007) Stone-tool usage by thai long-tailed macaques (Macaca fascicularis) American Journal of Primatology 69 1-7

100

Dans une population de ces macaques reacutecemment eacutetudieacutee202 sur deux icircles en Thaiumllande 80 des individus utilisent de tels outils lithiques avec en tout 17 types dactions diffeacuterentes (1 agrave 4 actions diffeacuterentes par individu) avec la pointe avec le cocircteacute avec une ou deux mains de maniegravere symeacutetrique ou pas ce qui montre bien la complexiteacute et la souplesse de comportement instrumental de ces singes agrave queue

Mais ont-ils une repreacutesentation correcte de la causaliteacute

Pour savoir quelles repreacutesentations les singes ont des rapports de causaliteacute en jeu dans lusage doutils lobservation en nature ne suffit pas il faut des eacutetudes expeacuterimentales strictes Comment comprendre sinon pourquoi les chimpanzeacutes ratent certains tests apparemment simples comme on la vu plus haut Cest aussi neacutecessaire pour se faire une ideacutee preacutecise de leur compreacutehension profonde des relations impliqueacutees par les situations dusage doutils

[POV] Dans un premier ensemble deacutetudes portant sur des capucins203 Visalberghi et Trinca (1989) ont repris une tacircche agrave lorigine conccedilue par Haggerty en 1913 plus tard systeacutematiseacutee par Yerkes en 1916 On place un morceau de nourriture agrave linteacuterieur dun long tube et on fournit agrave lanimal un bacircton pour le pousser dehors lanimal va-t-il trouver la solution

Visalberghi et coll ont chercheacute agrave sonder quelles eacutetaient les connaissances fondamentales quavaient les capucins apregraves quils ont appris agrave reacutesoudre le problegraveme Les singes apprennent-ils un ensemble de rapports tregraves vagues au sujet du bacircton et du trou dans lequel il doit ecirctre inseacutereacute ou bien comprennent-ils les qualiteacutes speacutecifiques (longueur eacutepaisseur etc) quun bacircton doit ou ne doit pas avoir afin de fonctionner efficacement

Pour eacutetudier ceci ces auteurs ont preacutesenteacute agrave quatre capucins un tube transparent de plexiglas dans lequel une arachide avait eacuteteacute inseacutereacutee et des bacirctons qui pouvaient facilement sadapter agrave linteacuterieur du tube pour en retirer larachide Trois des quatre capucins ont spontaneacutement appris agrave inseacuterer les bacirctons pour deacuteloger la reacutecompense Ceci a permis ensuite aux chercheurs de demander aux animaux ce quils avaient compris au sujet de leur solution Pour ce faire les capucins ont eacuteteacute confronteacutes agrave plusieurs conditions diffeacuterentes dans lesquelles une arachide eacutetait de nouveau placeacutee agrave linteacuterieur du tube mais la nature des outils potentiels avait eacuteteacute modifieacutee Les outils eacutetaient par exemple trop courts (et par conseacutequent devaient ecirctre inseacutereacutes seacutequentiellement lun derriegravere lautre) trop eacutepais (constitueacutes de plusieurs bacirctons attacheacutes ensemble quil fallait donc seacuteparer) ou avaient une forme en H dont il fallait ocircter les barres extrecircmes

Les capucins ont reacuteussi ces eacutepreuves tregraves rapidement Cependant les singes faisaient des erreurs qui persistaient malgreacute leurs succegraves ils inseacuteraient les bacirctons courts alors mecircme que les longs eacutetaient agrave disposition ils inseacuteraient un bacircton trop court dun cocircteacute du tube puis de lautre ils ocirctaient la branche orthogonale du bacircton en H dun cocircteacute mais tentaient dinseacuterer lautre cocircteacute etc Non seulement ces

202 Tan A Tan S H Vyas D Malaivijitnond S amp Gumert M D (2015) There is more than one way to crack an oyster identifying variation in Burmese long-tailed macaque (Macaca fascicularis aurea) stone-tool use PloS one 10(5) e0124733 203 Visalberghi E amp Trinca L (1989) Tool use in capuchin monkeys Distinguishing between performing and understanding Primates 30(4) 511ndash521

101

erreurs se sont-elles produites lors des premiers essais mais elles ont persisteacute dans toute lexpeacuterience

Le test du tube agrave trappe

Dans un deuxiegraveme essai Visalberghi et un autre de ses collegravegues Luca Limongelli ont poseacute une question leacutegegraverement diffeacuterente204 ils ont modifieacute le tube de plexiglas en apposant une trappe en son centre larachide eacutetait placeacutee agrave linteacuterieur du tube agrave gauche ou agrave droite de ce piegravege Pour pouvoir la pousser sans quelle tombe dans la trappe et y reste pieacutegeacutee le bacircton devait donc ecirctre inseacutereacute dans louverture de tube la plus eacuteloigneacutee de larachide Un seul de leurs singes a appris agrave reacutesoudre ce problegraveme apregraves 140 essais

Avait-il compris la fonction du piegravege ou avait-il simplement appris une regravegle proceacutedurale du type inseacuterer le bacircton dans louverture du tube la plus eacuteloigneacutee de la reacutecompense Les chercheurs ont retourneacute le tube piegravege vers la haut le singe a continueacute agrave employer sa strateacutegie dinseacuterer le bacircton dans louverture la plus eacuteloigneacutee de la reacutecompense sur 87 pour cent des essais quoiquil ny ait eu aucun besoin de faire ainsi En deacutepit de leurs excellentes capaciteacutes demploi doutils les capucins semblent tregraves peu comprendre pourquoi leurs actions reacuteussies sont efficaces

Notons au passage que cette tacircche nest pas reacuteussie par les enfants humains avant lacircge de 3 ans par contre agrave partir de 3 ans les enfants peuvent deacutecrire davance correctement ce qui va se passer suivant sils poussent la reacutecompense dun cocircteacute ou de lautre205

Les anthropoiumldes sont-ils meilleurs

Visalberghi et ses collegravegues en 1995 ont eacutegalement eacutetudieacute les reacuteactions de chimpanzeacutes communs de bonobos et dun orang-outan au mecircme problegraveme206 Comme preacutevu ces singes ont rapidement compris comment utiliser le bacircton pour obtenir les reacutecompenses

Par contre les essais critiques avec les bacirctons assembleacutes ou de forme inadeacutequate ont donneacute des reacutesultats meacutelangeacutes Tous les singes ont immeacutediatement deacutesassembleacute les bacirctons reacuteunis en paquet pour le bacircton en H ces singes ont par contre fait autant derreurs que les capucins

En se basant sur ces reacutesultats meacutelangeacutes Visalberghi et ses collegravegues ont conclu quen ce qui concerne les rapports causals inheacuterents agrave lutilisation doutils les grands singes semblent accomplir un plus grand progregraves que les capucins ce qui ne veut pas dire grand-chose Il a fallu attendre les expeacuteriences de Povinelli pour quon aborde la question plus preacuteciseacutement

204 Visalberghi E amp Limongelli L (1994) Lack of comprehension of cause-effect relations in tool-using capuchin monkeys (Cebus apella) Journal of Comparative Psychology 108 15ndash15 205 Limongelli L 1995 Comprensione delle relazioni di causa-effetto nei primati uno studio sperimentale PhD Thesis University of Rome Citeacute dans Visalberghi E amp Tomasello M (1998) Primate causal understanding in the physical and psychological domains Behavioural Processes 42(2) 189-203 206 Visalberghi E Fragaszy D M amp Savage-Rumbaugh S (1995) Performance in a tool-using task by common chimpanzees (Pan troglodytes) bonobos (Pan paniscus) an orangutan (Pongo pygmaeus) and capuchin monkeys (Cebus apella) Journal of Comparative Psychology 109(1) 52ndash59

102

Les expeacuteriences de Povinelli

Daniel Povinelli chercheur agrave lUniversiteacute de Louisiane agrave Lafayette agrave la fin des anneacutees 90 a reacutepliqueacute lexpeacuterience du tube agrave trappe dans des conditions mieux controcircleacutees207 ougrave la disposition du bacircton sur le sol en deacutebut dexpeacuterience eacutetait systeacutematiquement alteacutereacutee Un seul de ses quatre chimpanzeacutes (Megan une femelle) a reacuteussi agrave apprendre agrave reacutesoudre le problegraveme (comme le montre sa courbe dapprentissage) apregraves environ 60 essais

Lorsque la situation a eacuteteacute inverseacutee (trappe vers le haut donc inefficace) Megan comme les capucins mentionneacutes plus haut a continueacute agrave employer sa strateacutegie dinseacuterer le bacircton dans louverture la plus eacuteloigneacutee de la reacutecompense dans la majoriteacute des essais quoiquil ny ait eu aucun besoin de faire ainsi

En reacutesumeacute suite agrave ces expeacuteriences Povinelli conclut que la compreacutehension de la causaliteacute physique eacutechappe aux primates infrahumains (tous y compris les singes anthropoiumldes) Notamment bien quen nature les chimpanzeacutes aient des problegravemes semblables agrave reacutesoudre (sortir la nourriture de fentes etc) ils reacutepondent au hasard pendant plus de 70 essais Quand enfin ils font la bonne chose et quon retourne alors le tube apparemment ils ne reacutealisent pas que le trou ne repreacutesente plus un danger

Leacuteventuel rocircle de lexpeacuterience (donc de la culture)

Une quantiteacute substantielle de donneacutees suggegravere que les enfants humains degraves 2 ou 3 ans comprennent que les interactions entre objets sont gouverneacutees par des causes sous-jacentes et parfois invisibles (cf les observations de Nadezhda Ladygina-Kohts sur son propre enfant par comparaison avec le chimpanzeacute) Chez les singes cela ne semble pas ecirctre le cas les succegraves seraient plutocirct dus agrave un apprentissage par essais et erreurs rapide Ces diffeacuterences sont-elles dues au milieu dans lequel les individus sont eacuteleveacutes

Povinelli [POV-324] relegraveve quon lui adresse souvent la remarque suivante

You have consistently portrayed the problem of comparing the psychological abilities of humans and chimpanzees as if it were a matter of identifying which cognitive developmental pathways are present and fixed in each species But isnt it likely that the differences between chimpanzees and humans are in a large part due to their different experiences In other words with enough experience with particular objects and events wouldnt chimpanzees develop the same concepts as human infants and children

Quel rocircle joue lexpeacuterience dans le deacuteveloppement des structures mentales

soit les structures mentales sont speacutecifieacutees de maniegravere inneacutee et nont besoin des interactions avec lenvironnement que pour deacuteclencher leur maturation (une position inneacuteiste agrave la Jerry Fodor)

soit elles sont construites petit agrave petit durant les interactions avec lenvironnement (une position constructiviste agrave la Jean Piaget)208

soit encore et plus probablement cest un meacutelange des deux209

207 Voir le chapitre 4 de [POV] (Folk Physics for Apes 2000) 208 Nous nenvisagerons pas ici la possibiliteacute suggeacutereacutee par les beacutehavioristes que lorganisme soit une table rase sur laquelle tout vient seacutecrire par apprentissage

103

Il se pourrait (ainsi que le dit Povinelli qui ny croit cependant pas) que lexpeacuterience altegravere drastiquement les croyances de base quont les chimpanzeacutes sur le monde Les deux espegraveces (humains et chimpanzeacutes) deacutemarreraient leur vie avec des repreacutesentations semblables mais en raison des expeacuteriences diffeacuterentes quils reccediloivent leurs repreacutesentations divergeraient agrave mesure quils grandissent Degraves lors il semblerait logique de penser que si les chimpanzeacutes recevaient les mecircmes types et quantiteacutes dexpeacuteriences que les humains ils arriveraient au mecircme ensemble de croyances

Mais Povinelli note quil se peut aussi au contraire que les humains et les chimpanzeacutes possegravedent une constellation complexe de structures de deacutepart en partie semblables et en partie diffeacuterentes et des regravegles dextraction de regravegles (face agrave lexpeacuterience) en partie semblables et en partie diffeacuterentes qui les megraveneraient finalement agrave des outputs agrave la fois semblables et diffeacuterents

Comment interpreacuteter les erreurs des chimpanzeacutes

On se souviendra ici des reacutesultats de Megan un chimpanzeacute femelle qui avait appris agrave reacutesoudre correctement le test de la trappe mais qui quand la trappe neacutetait plus opeacuterationnelle inseacuterait tout de mecircme le bacircton du cocircteacute lointain dans 39 essais sur 40 une preacutecaution inutile que Povinelli interpreacutetait en disant que ccedila indique quelle na pas compris les relations causales en jeu dans cette situation Ce type derreur (continuer agrave utiliser une strateacutegie devenue inutile) montre-t-il neacutecessairement une incompreacutehension des relations causales

Les humains font aussi des erreurs

Silva et al (2005)210 relegravevent et critiquent certaines incoheacuterences dans les raisonnements de Daniel Povinelli

209 One line of thinking is that our cognitive structures are innately specified requiring only appropriate experiences in order to trigger their maturation (eg Fodor 1983) At the other extreme some theorists maintain that our cognitive structures are literally constructed bit by bit through a complex feedback process between the organism and its environment (eg Piaget 1954) There is some middle ground between these two extremes namely the idea that the infant arrives into the world with a set of innately endowed starting conditions from which point later developments depart (eg Leslie 1994) As Alison Gopnik and Andy Meltzoff (1997) have pointed out there are actually two camps that uncomfortably inhabit this middle ground On the one hand some theorists argue that infants arrive in the world with a set of core beliefs that are primitive building blocks for all later concepts These initial beliefs are shielded from experience and operate as fundamental unalterable units of thought (eg Spelke et al 1995) On the other hand a less constrained view can be found in theorists who maintain that infants are equipped at birth with a set of biases in how incoming sensory information is represented (along with rules for operating on these representations) (eg Astington and Gopnik 1991) This latter view can be wedded to the idea that in addition to a set of starting conditions infants are born with a central cognitive system that serves as an engine for future discoveries about the world-including the discovery that some of the initial assumptions about the world are incorrect (eg Gopnik and Meltzoff 1997) This view of cognitive development has been branded the theory-theory because it maintains that the central engine of cognitive development from infancy forward is a psychological system that operates very much like the way scientists construct falsify and revise theories about the world [POV] 210

Silva F J Page D M and Silva K M (2005) Methodological-conceptual problems in the

study of chimpanzees folk physics how studies with adult humans can help Learning amp Behavior 33 47-58

104

Povinelli a souvent fait la remarque que quand on observe les chimpanzeacutes on est tenteacute de leur attribuer les mecircmes eacutetats mentaux quagrave nous-mecircmes agrave cause de leur similitude de fonctionnement avec nous Mais dit-il il ne faut pas conclure que des comportements semblables reposent neacutecessairement sur des cognitions semblables Largument par analogie dit-il nest pas valable

Oui mais lorsque Povinelli observe que les singes ne fonctionnent pas comme lhumain dans certaines tacircches il en conclut quils nont pas les mecircmes capaciteacutes cognitives Or cette affirmation et la preacuteceacutedente sont en contradiction logique ce quil est facile de veacuterifier

De plus oui les singes ratent certains de ces tests mais Silva et al remarquent quil nest pas certain que ce soit parce quils ne se repreacutesentent pas des relations causales ndash cela pourrait ecirctre pour de nombreuses autres raisons Une raison qui vient agrave lesprit est la transparence du tube qui fait que la visibiliteacute continuelle de la cible risque dempecirccher lanimal daccorder de lattention aux caracteacuteristiques du dispositif et de la trappe (cf le pheacutenomegravene bien connu de lovershadowing211 dans le conditionnement) Quant agrave Megan sa persistance tenait peut-ecirctre simplement au fait quen introduisant le bacircton du cocircteacute le plus eacuteloigneacute de la nourriture elle diminuait le temps de parcours de celle-ci sous laction du bacircton ce qui rendait lopeacuteration plus facile et plus efficace

Par ailleurs si les singes ont des biais et quon interpregravete ces biais en disant quils les ont parce quils ne comprennent pas les relations causales sous-jacentes et que les humains ont les mecircmes biais faut-il en conclure agrave la Povinelli que nous aussi nous ne comprenons pas les relations causales sous-jacentes

Pour mettre en eacutevidence que les humains ont effectivement aussi des biais Silva et al proposent dabord lexpeacuterience habituelle de tube agrave trappe leacutegegraverement modifieacutee (tube opaque) agrave des humains adultes (eacutetudiants) Lorsque la trappe est effective et quil faut donc leacuteviter les humains reacuteussissent agrave 100 (groupes 3 et 4 dans la figure) Si par contre la trappe est inefficace (releveacutee au-dessus du tube comme dans le cas de Megan) les sujets montrent un biais tregraves marqueacute (groupe 1 dans la figure) environ 16 sur 20 introduisent le bacircton du cocircteacute le plus eacuteloigneacute de la cible alors que ccedila ne sert en principe agrave rien exactement comme Megan

Silva et coll font eacutegalement dautres expeacuteriences (preacutesenteacutees dans le mecircme article) demandant cette fois simplement des reacuteponses verbales et obtiennent les mecircmes reacutesultats Par exemple dans leur derniegravere expeacuterience ils preacutesentent aux sujets une situation ougrave il faut ramener un item de nourriture placeacute sur une surface agrave laide dun racircteau Chaque situation est double dun cocircteacute il y a un trou ougrave

211 Probably the simplest experiment comparing two CSs [conditional stimuli] is a demonstration of the phenomenon of overshadowing In this experiment two CSs CS1 and CS2 are always presented together during training In the test-phase the strength of conditioning to the stimuli CS1 and CS2 presented individually are measured The typical outcome shows that the strength of conditioning to each CS depends on their relative intensity If CS1 is a dim light and CS2 a bright light then after conditioning to the CS1-CS2 combination the CR to the bright light is very strong while the dim light alone produces little or no reaction The general perceived strength of stimuli is commonly referred to as their salience Although it might be related to the physically measurable intensity of stimuli salience is refers to the intensity of the subjective experience of stimuli not of the objective intensity of the stimuli themselves Salience as subjective experience varies between individuals and more importantly between species [httpwwwbrembsnet classicalovershadowinghtml]

105

pourrait potentiellement tomber la nourriture de lautre pas de trou mais seulement un rectangle peint sur la table (dans lequel eacutevidemment la nourriture ne peut pas tomber)

Les sujets choisissent (verbalement) majoritairement (voir les nombres sur la figure) dagir sur le racircteau qui nest pas du cocircteacute ougrave il y a un trou alors mecircme que la geacuteomeacutetrie de la situation est telle que le racircteau ne peut pas tirer la nourriture dans le trou

Il se pourrait que les sujets adoptent la strateacutegie seacutecuritaire suivante si je tire du cocircteacute ougrave il ny a pas de trou du tout cela garantit que la reacutecompense nira pas dans le trou ndash une strateacutegie tout agrave fait raisonnable Cela ne veut pas dire que lhumain (ou le singe) se trompe car il ne comprend pas le concept de graviteacute mais bien quil deacutecide parce quil comprend la graviteacute Les humains dailleurs (agrave qui on peut demander contrairement aux singes de deacutecrire leur raisonnement) expliquent leur deacutecision exactement comme cela en opeacuterant du cocircteacute sans trou de toute maniegravere la difficulteacute ou le coucirct de laction sont les mecircmes mais le risque est nul que la reacutecompense tombe dans le trou

Dans une seacuterie dexpeacuteriences plus tardives212 les auteurs ont obtenu des reacutesultats tout aussi eacutetonnants et contre-intuitifs en preacutesentant par paires des bananes (veacuteritables) avec des cordes poseacutees par-dessus ou par-dessous et en demandant sur laquelle des deux situations les sujets (humains) voulaient agir pour reacutecupeacutereacuter la banane Presque un tiers des sujets choisissaient contre toute logique de tirer la corde poseacutee sur la banane Dans ce cas les sujets eacutetaient plutocirct victimes dun biais perceptif la corde entortilleacutee sur la banane eacutetait plus visible et semblait plus en contact que celle poseacutee dessous Au fond des nuances subtiles dans la repreacutesentation que les sujets se font du problegraveme viennent influencer leur comportement sans quon doive conclure que leur repreacutesentation de la causaliteacute physique est fondamentalement erroneacutee ou inexistante

Eviter les conclusions hacirctives

Comme le relegravevent les auteurs de ces eacutetudes il est risqueacute de tirer des conclusions drsquoexpeacuteriences deacutependant de ldquoconditions critiquesrdquo dans lesquelles lanimal ne reacuteussit pas la tacircche

En effet si la reacuteussite dune telle expeacuterience apporte au moins la preuve que certains individus reacuteussissent la tacircche et renseigne (potentiellement) sur lexistence de structures cognitives sous-jacentes leacutechec agrave une tacircche peut ne pas ecirctre ducirc agrave labsence de compeacutetences cognitives mais agrave lapplication inattendue de ces compeacutetences En effet dans les expeacuteriences ci-dessus il serait ridicule de supposer sur la base des donneacutees que les humains ne comprennent pas les relations causales (fonctionnement drsquoune trappe) Mais ils ajoutent agrave la repreacutesentation attendue un certain nombre deacuteleacutements qui sont inaccessibles au concepteur de la tacircche et qui modifient la performance

Et finalement peut-ecirctre faudrait-il eacuteviter de tirer des conclusions hacirctives agrave propos de la theacuteorie de la causaliteacute physique chez les singes Au fait a-t-on vraiment bien poseacute la question aux singes

212 Silva F J Silva K M Cover K R Leslie A L amp Rubalcaba M A (2008) Humansrsquo folk physics is sensitive to physical connection and contact between a tool and reward Behavioural processes 77(3) 327-333

106

Mieux prendre en compte les comportements speacutecifiques

[GOU-A11] Keller et Marian Breland des behavioristes purs et durs autour de 1951 avaient appliqueacute les meacutethodes de Skinner213 (conditionnement opeacuterant sur des chaicircnes de comportement de plus en plus complexes une meacutethode appeleacutee shaping214) pour mettre au point des proceacutedures dapprentissage automatiseacute (par conditionnement opeacuterant) destineacutees agrave apprendre agrave des animaux agrave exeacutecuter des tours (des spectacles publicitaires itineacuterants pour une entreprise montreacutes dans les foires etc) Ils avaient ainsi entraicircneacute un cochon qui allumait la radio prenait son petit deacutejeuner agrave table ramassait le linge sale et le mettait dans un panier se choisissait un paquet de nourriture ndash eacutevidemment de la marque qui sponsorisait ndash et reacutepondait aux questions du public en allumant un panneau oui ou non

En 1951 les Breland publiaient un article optimiste (A field of Applied Animal Psychology) sur les applications possibles de ces techniques de shaping behavioriste

En 1961 un nouvel article sappelait cette fois The Misbehavior of Organisms Ayant ainsi conditionneacute 6000 individus de 38 espegraveces les Breland ont rencontreacute des difficulteacutes que rien dans la theacuteorie du conditionnement ne permettait de preacutevoir

Par exemple un raton-laveur (une espegravece pourtant facile agrave conditionner) devait ecirctre conditionneacute agrave ramasser une piegravece de monnaie et agrave la deacuteposer dans une boicircte meacutetallique ensuite il recevait la reacutecompense Or le raton-laveur avait de la peine agrave lacirccher la piegravece Il la frottait contre linteacuterieur de la boicircte la ressortait et la tenait fermement pendant diverses secondes avant de la lacirccher Les Breland lont ensuite mis agrave un reacutegime de 2 (c-agrave-d il devait mettre 2 piegraveces avant decirctre reacutecompenseacute) A leur grande surprise le raton-laveur ne lacircchait plus les piegraveces il passait des minutes agrave les frotter lune contre lautre (comme un avare disent les Breland) et agrave les tremper dans la boicircte en deacutepit de labsence de tout renforcement agrave ce comportement non deacutesireacute

Les conclusions des Breland eacutetaient que les hypothegraveses implicites du behaviorisme (agrave savoir que lanimal arrive comme une tabula rasa au laboratoire que les diffeacuterences entre espegraveces ne sont pas pertinentes et que toutes les reacuteponses peuvent ecirctre conditionneacutees sur tous les stimuli) eacutetaient fausses

213 [McFA-324] Burrus Skinner (plus pragmatique que theacuteoricien) pensait que tout comportement reacutesultait de renforcements mais il admettait que la seacutelection naturelle est responsable du fait que le comportement change en fonction des contingences de renforcement ce qui eacuteclaire la question de quelles sortes de conseacutequences sont renforccedilantes et pourquoi 214 In shaping the form of an existing response is gradually changed across successive trials towards a desired target behavior using differential reinforcement The successive approximations reinforced are increasingly accurate approximations of a response desired by a trainer As training progresses the trainer stops reinforcing the less accurate approximations For example in training a rat to press a lever the following successive approximations might be reinforced 1 simply turning toward the lever will be reinforced 2 only stepping toward the lever will be reinforced 3 only moving to within a specified distance from the lever will be reinforced 4 only touching the lever with any part of the body such as the nose will be reinforced 5 only touching the lever with a specified paw will be reinforced 6 only depressing the lever partially with the specified paw will be reinforced 7 only depressing the lever completely with the specified paw will be reinforced The trainer would start by reinforcing all behaviors in the first category then restrict reinforcement to responses in the second category and then progressively restrict reinforcement to each successive more accurate approximation As training progresses the response reinforced becomes progressively more like the desired behavior [wikipedia]

107

Les exemples des Breland montrent que (souvent) lanimal na pas des capaciteacutes universelles eacutegales dapprentissage qui sappliquent indiffeacuteremment agrave toutes les tacircches mais que ses capaciteacutes lui donnent les cleacutes du succegraves pour reacutesoudre les problegravemes particuliers agrave son environnement Il est donc neacutecessaire den tenir compte lorsquon monte une expeacuterience supposeacutee deacutecisive En effet si les biais speacutecifiques interfegraverent avec les apprentissages on peut supposer quils risquent dinterfeacuterer aussi avec les repreacutesentations en jeu dans les tests de causaliteacute physique quon applique sans trop de preacutecautions eacutethologiques aux primates en laboratoire

Leacutexpeacuterience de la trappe modifieacutee

Mulcahy et Call en 2006215 partent de lideacutee que les expeacuteriences avec des tubes de Visalberghi et Povinelli ont un deacutefaut certes elles ressemblent agrave une tacircche effectueacutee par les animaux en nature (aller chercher de la nourriture avec une baguette dans un trou) mais elles sont de ce point de vue-lagrave agrave lenvers (pousser plutocirct que ramener vers soi) Les auteurs se demandent si une action plus semblable aux actions speacutecifiques agrave lespegravece va mieux marcher car les comportements speacutecifiques inneacutes (et les repreacutesentations impliqueacutees) ne viendront alors pas interfeacuterer avec la repreacutesentation de la tacircche

Ils conccediloivent une expeacuterience avec un tube agrave trappe de modegravele diffeacuterent de diamegravetre assez grand pour pouvoir passer le bacircton par-dessus la nourriture et donc pouvoir la ramener vers soi en tirant

Le sujet est positionneacute en face du milieu du dispositif on lui montre la nourriture et on la met au milieu du tube via une trappe Apregraves 3 secondes lexpeacuterimentateur donne le bacircton au singe par le milieu du dispositif Le sujet doit prendre le bacircton aller dun cocircteacute ou de lautre du dispositif et inseacuterer le bacircton dans le tube pour en extraire la nourriture

Tous les sujets sauf un preacutefegraverent tirer vers eux que pousser (voir la premiegravere partie de la videacuteo) En ce qui concerne le cocircteacute ndash relativement agrave la trappe ndash vers lequel ils dirigent la nourriture (et donc leurs succegraves dans sa capture) au deacutebut ils reacutepondent tous au hasard Par la suite trois sujets sur les 10 (Walter et Toba des orangs macircles Fifi un chimpanzeacute femelle) apprennent agrave reacutesoudre la tacircche en 24 agrave 60 essais

Comme dans les autres eacutetudes on constate que seulement environ un tiers de sujets apprennent agrave reacutesoudre la tacircche Il semble donc y avoir de grandes diffeacuterences cognitives entre individus chez les singes anthropoiumldes

Ces trois singes qui reacuteussissent agrave apprendre (leur performance en fin dapprentissage est indiqueacutee dans la figure sous Initial phase) ont-ils compris les relations causales en jeu Pour le savoir on leur fait passer trois tests suppleacutementaires Avec la trappe retourneacutee puis de nouveau en bonne position puis avec un tube plus eacutetroit du modegravele utiliseacute par Povinelli

Dans ce cas contrairement aux observations de Povinelli lorsque la trappe est releveacutee et donc rendue inopeacuterante (Trap up dans la mecircme figure) les trois singes lignorent choisissant arbitrairement un cocircteacute ou lautre pour ramener la nourriture

215

Mulcahy N J and Call J (2006) How great apes perform on a modified trap-tube task Animal

Cognition 9 193-9

108

Par contre degraves quelle est remise en position efficace (Trap down) ils leacutevitent agrave nouveau Ceci semble indiquer quils ont compris les relations causales en jeu dans cette situation (notamment quagrave cause de la graviteacute le bacircton ne peut pas pousser la nourriture dans le piegravege quand celui-ci est en haut du tube)

Finalement lorsque dans le dernier test (Original) on change le diamegravetre du bacircton ce qui les empecircche de ramener la nourriture vers eux et quils doivent donc la pousser ils ne reacuteussissent plus (voir aussi la seconde partie de la mecircme videacuteo)

Comment expliquer la diffeacuterence avec les autres eacutetudes

Outre la modification de la tacircche (tirer vers soi plutocirct que pousser) les auteurs pensent que davoir mis la reacutecompense au milieu du tube a pu empecirccher les singes de deacutevelopper une reacuteponse proceacutedurale simple (une association) de type de celle observeacutee par Povinelli (toujours se mettre du cocircteacute opposeacute agrave la reacutecompense pour pousser ndash pas besoin de reacutefleacutechir) reacuteponse dans laquelle les singes de Povinelli ont persisteacute dans la phase de post-test

En effet des animaux bien entraicircneacutes ayant automatiseacute la proceacutedure sur la base dune configuration stable dindices ne font plus de la reacutesolution de problegraveme ils appliquent simplement la regravegle deacutecouverte (pourquoi diable ne le feraient-ils pas) Ceci rappelle la vielle expeacuterience de Donald Hebb qui apregraves avoir entraicircneacute des rats agrave sauter dune plate-forme agrave une autre dans une piegravece avait deacuteplaceacute la plate-forme darriveacutee agrave lessai suivant les rats sautaient sans reacutefleacutechir dans le vide

Comme on la vu lorsque la geacuteomeacutetrie du tube les empecircche de tirer vers eux ces trois singes narrivent plus agrave reacutesoudre le problegraveme On pourrait penser quils ne comprennent pas la relation causale mais cela peut aussi ecirctre que le fait de devoir pousser la reacutecompense loin deux perturbe leur application de ces regravegles causales quils avaient pourtant correctement deacutetermineacutees

Pas seulement les primates les oiseaux aussi

Les corvideacutes en geacuteneacuteral ont des performances cognitives eacutetonnantes quon pense agrave la meacutemorisation de milliers de caches pendant des mois chez les casse-noix agrave la reacutesolution de problegravemes chez les grands corbeaux (atteindre la nourriture en tirant sur une corde) Leurs eacutetonnantes capaciteacutes ont eacuteteacute mises agrave contribution dans diffeacuterentes expeacuteriences de ces derniegraveres anneacutees

Test du tube agrave trappe chez le corbeau freux

Les corbeaux freux Corvus frugilegus216 sont une espegravece hautement sociale certains groupes comportent des dizaines de milliers dindividus on verra plus loin que des arguments relient degreacute de socialiteacute et compeacutetences cognitives

Seed et al (2006)217 ont adapteacute le test de la trappe aux corbeaux freux Ceux-ci nutilisent pas doutils en nature le bacircton qui sert agrave agir sur la nourriture est donc directement monteacute dans le dispositif sous la forme dune tige Des pistons qui sont solidaires de cette tige se deacuteplacent et entraicircnent la nourriture quand le corbeau agit sur la tige Les freux apprennent agrave reacutesoudre ce test et agrave pousser ou

216 On trouve aussi la forme frugileus ndash apparemment cest plutocirct frugilegus qui est la bonne 217

Seed A M Tebbich S Emery N J and Clayton N S (2006) Investigating physical cognition

in rooks Corvus frugilegus Current Biology 16 697-701

109

tirer la nourriture dans le sens qui permet de lattraper (situations A et B sur la figure) Ont-ils compris les relations causales en jeu Il se pourrait simplement quils utilisent une regravegle proceacutedurale baseacutee sur un indice eacuteviter le bouchon noir au fond de la trappe (tirer dans le sens qui seacuteloigne de ce bouchon)

Deux situations de transfert (situations C et D sur la figure) sont creacuteeacutees par les auteurs situations qui ne preacutesentent pas cet indice (le bouchon au fond de la trappe) Par exemple la situation D est une modification de la B ougrave la sortie vers le bas qui eacutetait opeacuterante en B est devenue un piegravege parce que le tube a eacuteteacute poseacute sur un support A ces situations de transfert les oiseaux eacutechouent tous sauf une femelle (9 reacuteussites sur 10 agrave C 1010 agrave D)

Comment expliquer la reacuteussite de cette unique femelle

Ou bien elle a compris les proprieacuteteacutes inobservables de la tacircche (notion de graviteacute etc)

ou bien elle a construit des ldquoconceptsrdquo ou ldquorepreacutesentationsrdquo baseacutes sur des proprieacuteteacutes observables des problegravemes continuiteacute des surfaces non-peacuteneacutetrabiliteacute des barriegraveres

Dans ce dernier cas ce serait une connaissance concregravete des objets celle qui apparaicirct chez lrsquoenfant humain plus tocirct que les connaissances abstraites (cf stade opeacuteratoire concret chez Piaget)

Par ailleurs disent les auteurs ce nrsquoest qursquoun seul individu Mais on peut au moins prendre ces reacutesultats comme preuve dexistence chez certains (rares) individus il existerait les meacutecanismes cognitifs suffisants pour geacuteneacuterer des repreacutesentations approprieacutees des relations causales en jeu

Les freux savent faire monter le niveau deau

Dans une de ses fables la Corneille et la Cruche Eacutesope au VIIegrave-Viegrave s av J-C met en scegravene une anecdote quon pourrait croire sortie tout droit de son imagination

La Corneille ayant soif trouva par hasard une Cruche ougrave il y avait un peu deau mais comme la Cruche eacutetait trop profonde elle ny pouvait atteindre pour se deacutesalteacuterer Elle essaya dabord de rompre la Cruche avec son bec mais nen pouvant venir agrave bout elle savisa dy jeter plusieurs petits cailloux qui firent monter leau jusquau bord de la Cruche Alors elle but tout agrave son aise 218

En reacutealiteacute comme lavaient visiblement deacutejagrave observeacute les anciens Grecs les capaciteacutes cognitives des corbeaux dans le domaine de la causaliteacute physique sont encore plus eacutetonnantes que ce agrave quoi on aurait pu sattendre sur la base de lexemple preacuteceacutedent du corbeau freux maicirctrisant les tubes agrave trappe (apregraves tout ce neacutetait quun seul individu) et il ne serait pas si eacutetonnant de voir une corneille reacutesoudre le problegraveme de la cruche

218 De Cornice et Urna (la version originale grecque dans la trad latine du 1er s apregraves J-C due agrave Brabius) Ingentem sitiens cornix adspexerat urnam Quae minimam fundo continuisset aquam Hanc enisa diu planis effundere campis Scilicet ut nimiam pelleret inde sitim Postquam nulla viam virtus dedit ammovet omnes Indignata nova calliditate dolos Nam brevis immersis accrescens sponte lapillis Potandi facilem praebuit unda viam Viribus haec docuit quam sit prudentia maior Qua coeptum volucri explicuisset opus

110

En effet il y a quelques anneacutees219 Bird220 et Emery ont mis en eacutevidence en eacutecho agrave la fable dEsope ci-dessus que des freux mis pour la premiegravere fois face agrave un tube contenant de leau sur laquelle flotte une nourriture pas directement atteignable reacutesolvent immeacutediatement degraves le premier essai le problegraveme en lacircchant des cailloux dans leau pour faire monter le niveau deau et ainsi atteindre la proie

De plus au bout de divers essais ils apprennent agrave seacutelectionner de preacutefeacuterence des gros cailloux plutocirct que des petits

Bien entendu ces oiseaux eacuteleveacutes en captiviteacute ont sans doute deacutejagrave eu loccasion de voir de leau (abreuvoir dans leur cage) et peut-ecirctre mecircme de constater quun objet (ou une partie de leur propre corps) plongeacute dans le liquide en fait monter le niveau Mais tout de mecircme ils sont mis en preacutesence dune situation complexe et tout agrave fait nouvelle

Et il est agrave noter que si on leur propose un tube rempli de sable sur lequel repose la nourriture (donc avec la mecircme geacuteomeacutetrie que la situation preacuteceacutedente) les oiseaux nessaient pas du tout de mettre des cailloux dans le sable pour faire monter le niveau Ce sont donc bien les proprieacuteteacutes de leau qui sont connues de ces oiseaux

Quelle est la puissance des repreacutesentations cognitives sous-jacentes agrave ces capaciteacutes Impliquent-elles des proprieacuteteacutes abstraites pas directement observables ou sont-elles fondeacutees uniquement sur des repreacutesentations des proprieacuteteacutes concregravetes des objets Il est difficile de le savoir sans faire des expeacuteriences compleacutementaires qui impliqueraient geacuteneacuteralisation agrave dautres cas concrets (et donc recours agrave des proprieacuteteacutes abstraites)

Les corbeaux de Nouvelle-Caleacutedonie aussi

Sans entrer ici dans les deacutetails on sait que les corbeaux de Nouvelle Caleacutedonie221 (Corvus moneduloides) sociaux eux aussi fabriquent en nature deux types doutils des crochets creacuteeacutes agrave partir de branchettes et utiliseacutes pour pousser des larves hors de trous par des mouvements lents et deacutelibeacutereacutes222 et des feuilles deacutecoupeacutees reacutealiseacutees en plusieurs eacutetapes qui sont utiliseacutees comme piques pour embrocher des proies sous des tas de feuilles en deacutecomposition En plus de ses compeacutetences sociales cette espegravece a donc des capaciteacutes de manipulation doutils sophistiqueacutees Comment comprend-elle les problegravemes de causaliteacute physique

Plusieurs expeacuteriences deacutetailleacutees223 ont montreacute que ces animaux maicirctrisent les problegravemes qui leurs sont proposeacutes avec un niveau de compeacutetence semblable agrave celui dun enfant humain acircgeacute de 5 agrave 7 ans On peut voir notamment que comme lenfant

219 Bird CD amp Emery NJ (2009) Rooks use stones to raise the water level to reach a floating worm Current Biology 19 1-5 220 Oui le chercheur sappelle bien Bird 221 Pour meacutemoire un territoire doutre-mer franccedilais situeacute dans le Pacifique Sud tout pregraves de lAustralie 222 Voir pex les refs C R Hunt R D Gray Proc R Soc London Ser B 271 88 (2004) G R Hunt Nature 379 249 (1996) G P Hunt Proc R Soc London Ser B- 267 403 (2000) C R Hunt R D Gray M C Corbattis Nature 414 707(2001) R Ruttedge G R Hunt Animal Behaviour 67 327 (2004) A A S Weir B Kenward J Chappe L A Kaceinik Proc R Soc London Ser B 271 344 (2004) 223 Jelbert S A Taylor A H Cheke L G Clayton N S amp Gray R D (2014) Using the Aesops Fable paradigm to investigate causal understanding of water displacement by New Caledonian crows PloS one 9(3) e92895

111

humain lanimal est trompeacute par la situation impliquant la conservation des volumes (un tube plus large vs un tube plus eacutetroit) et quil ne parvient pas agrave reacutesoudre un problegraveme ougrave laction des pierres sur le niveau deau se fait de maniegravere indirecte par un canal invisible en bas de tubes qui nont pas lair decirctre relieacutes les uns aux autres

Causaliteacute physique outils et eacutevolution un retour rapide

Leacutevolution du cervelet

On a jusquici parleacute dans les sections sur leacutevolution du cerveau des changements de taille du cortex Or le cervelet cette structure quelque peu neacutegligeacutee dans les eacutetudes sur la cognition contient quatre fois plus de neurones que le neacuteorcortex et semble ecirctre bien plus impliqueacute dans des fonctions cognitives que ce que lon croyait Traitant le controcircle du mouvement le cervelet pourrait bien ecirctre impliqueacute notamment dans les fonctions cognitives lieacutees agrave la manipulation sophistiqueacutee dobjets

Si on trace dans un graphe log-log la droite de reacutegression montrant la relation entre taille du cervelet et taille du neacuteocortex chez les primates comme la fait une eacutetude224 cela montre que ce lien sest modifieacute dans leacutevolution reacutecente le cervelet est devenu plus grand chez les primates hominoiumldes (singes anthropoiumldes y compris gibbons et humains) que chez les autres primates la droite de reacutegression des hominoiumldes bien que parallegravele agrave celle des autres primates se situe leacutegegraverement en-dessus de cette derniegravere Il serait inteacuteressant de savoir ougrave se situent les capucins des primates non hominoiumldes qui eux aussi utilisent des outils de maniegravere raffineacutee

De plus de maniegravere similaire chez les oiseaux on a montreacute que les parties trigeacuteminale et visuelle du cervelet sont plus grandes dans les familles qui utilisent des mouvements preacutecis du bec pour des actions instrumentales (corvideacutes perroquets pics) que dans dautres familles doiseaux225

Les chondrychtiens et la causaliteacute physique

Ainsi quon la vu en deacutebut de cours les chondrychtiens (poissons cartilagineux requins et raies) sont plus enceacutephaliseacutes que les autres poissons (teacuteleacuteosteacuteens) agrave lexception des Mormyrideacutes226 En fait leur enceacutephalisation est supeacuterieure pour certaines familles agrave celle de certaines familles doiseaux et de mammifegraveres De plus les chondrychtiens sont phylogeacuteneacutetiquement anciens (ils sont parmi les plus anciennes ligneacutees de verteacutebreacutes seacutetant seacutepareacutes des autres au Silurien supeacuterieur ou au Deacutevonien infeacuterieur il y a plus de 400 millions danneacutees) et la question de leacutevolution de leur intelligence est donc inteacuteressante Cependant peu de travaux ont porteacute sur leur cognition

224 Barton R A amp Venditti C (2014) Rapid evolution of the cerebellum in humans and other great apes Current Biology 225 Emery N J amp Clayton N S (2009) Tool use and physical cognition in birds and mammals Current opinion in neurobiology 19(1) 27-33 226 Il est agrave noter que contrairement agrave ce quon pourrait croire les poissons teacuteleacuteosteacuteens sont cognitivement inteacuteressants aussi et que de nombreux travaux agrave partir surtout des anneacutees 2000 se sont attacheacutes agrave comprendre les caracteacuteristiques de leurs capaciteacutes cognitives Un livre entier a dailleurs paru agrave ce sujet Brown C Laland K amp Krause J (2006) Fish cognition and behavior Oxford Blackwell

112

Parmi les chondrychtiens les raies ont les plus grands cerveaux de plus elles ont un cervelet dont larchitecture tregraves eacutelaboreacutee montre un niveau de diffeacuterenciation et de complexiteacute comparable agrave celui des oiseaux et mammifegraveres Certaines raies deau douce ayant montreacute des capaciteacutes cognitives inteacuteressantes227 une eacutetude agrave porteacute sur leur capaciteacute agrave utiliser un outil pour reacutecupeacuterer de la nourriture228 Sagissant de raies elles nont eacutevidemment pas de capaciteacutes manipulatives Par contre elles peuvent geacuteneacuterer un courant deau soit avec la bouche soit avec le corps Utiliser un agent exteacuterieur agrave soi (ici leau) pour atteindre un but correspond agrave la deacutefinition consensuelle de lutilisation doutils

Dans laquarium eacutetait disposeacute un tube aux extreacutemiteacutes de couleur diffeacuterente (blanc et noir) Le tube eacutetait fermeacute par un grillage dun cocircteacute (le cocircteacute noir) mais pas de lautre De la nourriture eacutetait disposeacutee au milieu du tube Lorientation du tube dans laquarium eacutetait modifieacutee agrave chaque essai Les raies ont appris agrave reacutecupeacuterer la nourriture en geacuteneacuterant un courant deau (de diffeacuterentes maniegraveres en ondulant le corps en lutilisant comme ventouse ou pour un seul individu en produisant un jet deau avec la bouche) progressivement sans se tromper de cocircteacute Il est agrave remarquer que les diffeacuterents individus manifestent des capaciteacutes diffeacuterentes dans cette situation deux individus sur les cinq testeacutes ont appris remarquablement vite

Les raies sont donc capables de maicirctriser un problegraveme dapprentissage simple en lui-mecircme mais qui implique lutilisation dun outil Les capaciteacutes de base dexploiter des regravegles de causaliteacute physique tremplin possible pour leacutevolution de capaciteacutes plus eacutelaboreacutees sont donc agrave trouver mecircme chez des espegraveces ougrave on ne les attendrait peut-ecirctre pas

26042017

Des traditions chez lanimal Quel rocircle joue le milieu culturel - sil en joue un - dans la compreacutehension de la causaliteacute physique Il convient dabord de remarquer que la culture chez les chimpanzeacutes ne se limite pas aux traditions dutilisations doutils

Les cultures ne se limitent pas aux outils

De fait la majoriteacute de comportements culturels ne sont pas lieacutes aux outils Voici quelques exemples [PIC-194] les croix dans les colonnes indiquent dans quelles populations (non explicitement identifieacutees ici) ces comportements sont reacutepandus

Casser des noix avec des pierres (marteau+enclume) x x

Creuser avec un pilon x

Reacutecupeacuterer des fourmis sur une brindille x

Reacutecupeacuterer de la moelle x

Lancer vers une cible x x x x x x

Deacutechirer des feuilles avec bruit x x x x x x

Poigneacutee de main lors du toilettage x x x x

227 Potamotrygon motoro avait montreacute une capaciteacute agrave apprendre un labyrinthe sur la base dune repreacutesentation de type carte cognitive et agrave utiliser aussi bien des strateacutegies allocentreacutees queacutegocentreacutees reacutefeacuterences dans Kuba et al 2010 note suivante 228 Kuba M J Byrne R A amp Burghardt G M (2010) A new method for studying problem solving and tool use in stingrays (Potamotrygon castexi) Animal Cognition 13 507-513

113

Frapper avec les doigts replieacutes pour faire du bruit x x x x x

Danser lentement sous la pluie x x x x x x

De plus il est agrave noter que les traditions culturelles ne sobservent pas seulement chez les hominoiumldes ni mecircme uniquement chez les primates comme on le verra plus bas

Une culture aussi chez les orangs-outans

Dans une eacutetude assez reacutecente229 leacutequipe de Carel van Schaik (Institut dAnthropologie et Museacuteum Universiteacute de Zurich) a analyseacute les diffeacuterences geacuteneacutetiques et comportementales entre populations dorangs-outans sur les icircles de Sumatra et Borneacuteo Les auteurs ont trouveacute de grandes diffeacuterences geacuteneacutetiques entre populations mais ces variations geacuteneacutetiques nexpliquent quune faible partie (4) de la variance comportementale alors que les variations environnementales expliquent plus de 25 de la variance La premiegravere conclusion est quil existe une plasticiteacute deacuteveloppementale chez les orangs-outans les individus se conforment agrave lenvironnement durant leur deacuteveloppement

De plus une seacuterie de variantes comportementales supposeacutees culturelles (10 variantes dans une premiegravere approche 24 dans la seconde) qui avaient eacuteteacute reacutepertorieacutees auparavant nont pu ecirctre expliqueacutees ni par les diffeacuterences geacuteneacutetiques ni par les diffeacuterences environnementales Donc ni la canalisation geacuteneacutetique ni la plasticiteacute individuelle face agrave lenvironnement ne peuvent expliquer les diffeacuterences entre populations par conseacutequent ces variations geacuteographiques dans le comportement ont ducirc apparaicirctre via des innovations locales disseacutemineacutees et perpeacutetueacutees par un apprentissage social - il sagit bien dune culture autrement dit

Une tradition chez les baleines agrave bosse

Il est difficile de quantifier la transmission culturelle en geacuteneacuteral car les eacutetudes de terrain sont le plus souvent insuffisantes pour exclure dautres explications (geacuteneacutetiques ou eacutecologiques) et cela est dautant plus vrai pour les espegraveces marines peu visibles et peu accessibles La naissance et la disseacutemination dune tradition culturelle a cependant eacuteteacute documenteacutee chez les baleines agrave bosse (Megaptera novaeangliae)

La technique de la chasse agrave laide dun rideau de bulles est communeacutement utiliseacutee par les baleines agrave bosse dans diffeacuterentes populations lanimal produit des bulles sous et autour des proies agrave 20-25 m sous la surface et ensuite traverse bouche grande ouverte les proies ainsi emprisonneacutees par les bulles Dans le Golfe du Maine en 1980 on a observeacute une baleine qui utilisait une technique diffeacuterente frappant leau de sa queue une agrave quatre fois avant de plonger pour produire le

229 Kruumltzen M Willems EP van Schaik CP (2011) Culture and geographic variation in orangutan behavior Current Biology 21 1808-1812 Commentaire dans ScienceDaily In their study the researchers used the largest dataset ever compiled for a great ape species They analyzed over 100000 hours of behavioral data created genetic profiles for over 150 wild orangutans and measured ecological differences between the populations using satellite imagery and advanced remote sensing techniques The novelty of our study says co-author Carel van Schaik is that thanks to the unprecedented size of our dataset we were the first to gauge the influence genetics and environmental factors have on the different behavioral patterns among the orangutan populations

114

rideau de bulles Cette technique sest ensuite reacutepandue dans 40 de la population en lien semble-t-il avec la baisse dramatique de la population de harengs (la proie preacutefeacutereacutee des baleines agrave bosse) et le passage agrave dautres espegraveces de proies Dans ce cas preacutecis comme le montrent les auteurs la disseacutemination de cette technique sexplique beaucoup mieux par des modegraveles impliquant une transmission culturelle que par les autres types de modegraveles230

Les macaques laveurs

Un autre exemple tregraves eacutetudieacute et toujours citeacute de transmission culturelle chez lanimal est celui des macaques japonais (Macaca fuscata) de licircle de Koshima [GOA-81 AVI-97] Cette icircle est une reacuteserve naturelle et les macaques sont nourris artificiellement

Au deacutebut des anneacutees cinquante pour pouvoir mieux les observer en les faisant sortir de la forecirct les scientifiques seacutetaient mis agrave jeter des patates douces sur des terrains ouverts et finalement sur la plage (ce qui a eu pour reacutesultat malheureux denduire la nourriture de sable)

En 1953 une jeune femelle de 18 mois Imo231 sest mise agrave porter sa patate jusque dans leau et agrave la laver Cette habitude qui a commenceacute dans une riviegravere sest peu agrave peu transmise aux camarades de jeu dImo puis agrave tous les jeunes macaques ensuite aux femelles plus acircgeacutees et finalement aux macircles dominants de la troupe tout cela tregraves lentement (3 ans pour que 11 membres de la troupe sur les 60 le fassent 17 individus au bout de 6 ans 36 au bout de 9 ans) De plus lhabitude sest modifieacutee en ce que les singes ont effectueacute le lavage dans la mer en outre ils se sont mis agrave croquer dans les patates avant de les tremper dans leau de sorte que cela les assaisonnait aussi

Les chercheurs ont ensuite jeteacute du bleacute sur la plage Imo (encore elle) maintenant acircgeacutee de 4 ans se mit agrave lancer le bleacute dans leau le bleacute flotte le sable coule Lhabitude sest reacutepandue232 ensuite de la mecircme maniegravere233

Ces habitudes se sont-elles transmises par imitation Et dailleurs comment deacutefinit-on limitation vraie Sur quelle compeacutetence cognitive sous-jacente repose-t-elle

230 Allen J Weinrich M Hoppitt W amp Rendell L (2013) Network-based diffusion analysis reveals cultural transmission of lobtail feeding in humpback whales Science 340(6131) 485-488 231 Pour la petite histoire ce mot veut dire patate en japonais 232 19 individus laveurs de bleacute apregraves 6 ans 233 [MAN-] Cet exemple est aussi inteacuteressant par les conseacutequences quon pourrait imaginer agrave long terme Les membres de la sous-culture des macaques qui lavent la nourriture se sont maintenant deacuteplaceacutes en bordure de mer pour laver leur nourriture Certains petits porteacutes par leur megravere durant lopeacuteration de lavage se sont habitueacutes accidentellement agrave leau et se sont mis agrave y jouer Nager sauter dans leau et plonger sont devenus des passe-temps favoris et sont devenus des caracteacuteristiques de toute la troupe Derniegraverement une nouvelle habitude est neacutee manger du poisson cru Cette habitude a pris chez des macircles peacuteripheacuteriques affameacutes puis sest reacutepandue Les macaques naiment pas beaucoup le poisson cru mais en temps de disette ils le consomment Ces comportements tout agrave fait nouveaux ont ameneacute en fin de compte agrave un changement de style de vie (par accumulation de variations transmises socialement par imitation) On pourrait mecircme imaginer ensuite des modifications morphologiques et physiologiques reacutepondant agrave ces nouveaux comportements (des membranes aux mains) Des changements culturels pourraient donc mener une espegravece le long de chemins eacutevolutionnaires tout agrave fait diffeacuterents

115

Diffeacuterents regards sur la transmission culturelle

Comme le remarquent Boesch et Tomasello234 la maniegravere dont on juge les comportements culturels deacutepend aussi dagrave quelle approche on se reacutefegravere

Dans une approche strictement biologique toutes les informations transmises non geacuteneacutetiquement entre membres dun groupe sont inteacuteressantes en ce quelles constituent une adaptation comportementale augmentant tregraves probablement le succegraves reproducteur des individus Donc du point de vue des biologistes chez les macaques de Koshima une technique acquise sest transmise entre individus et a ameacutelioreacute les techniques dapprovisionnement

La litteacuterature scientifique en a fait un cas deacutecole de transmission culturelle qui illustrerait les racines eacutevolutives profondes de la culture humaine Mais dans une approche plus psychologique linteacuterecirct principal porte sur lidentification des meacutecanismes cognitifs preacutecis par lesquels cette information est transmise ceci permet de mieux saisir en quoi ce cas illustre les racines eacutevolutives de la culture

Dans cette perspective Bennett G Galef dans les anneacutees 90 reacuteanalysant les donneacutees sur les macaques de Koshima a supposeacute non quil y avait imitation mais que chaque individu apprenait en fait probablement par lui-mecircme235 A lappui de cette hypothegravese il a mis en avant la lenteur de la transmission (on sattendrait agrave plus rapide sil y avait imitation) et labsence dacceacuteleacuteration (on sattendrait agrave une transmission exponentielle agrave mesure quil y aurait davantage de deacutemonstrateurs) Par contre il a constateacute que les jeunes suivaient leurs megraveres dans leau et y trouvaient des patates ce qui eacutetait une excellente occasion dapprentissage individuel Le comportement serait ducirc non agrave une imitation mais au fait que chaque individu reacuteinvente la roue dans des circonstances rendues favorables par ceux qui savent deacutejagrave un apprentissage par eacutemulation

On voit des transmission culturelle certes dans les cas qui ont eacuteteacute illustreacutes Mais ces comportements se sont-ils transmis par imitation - par imitation vraie celle qui suppose on le deacutetaillera une repreacutesentation des intentions de lautre

De la transmission culturelle chez les bourdons

On est obligeacute de se poser la question de la complexiteacute des structures cognitives sous-jacentes quand on constate que des animaux beaucoup plus simples que les macaques ou les baleines montrent des pheacutenomegravenes semblables agrave de la transmission culturelle Ainsi une eacutetude tregraves reacutecente236 a montreacute que les bourdons (Bombus terrestris) qui sont une espegravece dabeille sociale (comme les abeilles agrave miel mais formant des colonies beaucoup plus petites) sont capables de transmettre des comportements nouveaux dun individu agrave lautre

Dans cette eacutetude des individus eacutetaient conditionneacutes progressivement237 agrave exeacutecuter un comportement entiegraverement nouveau et assez complexe tirer sur une ficelle

234 Boesch C amp Tomasello M (1998) Chimpanzee and human cultures Current Anthropology 39(5) 591-614 235 Cf p ex Galef B G (1992) The question of animal culture Human Nature 3(2) 157-178 236 Alem S Perry C J Zhu X Loukola O J Ingraham T Soslashvik E amp Chittka L (2016) Associative mechanisms allow for social learning and cultural transmission of string pulling in an insect PLoS Biol 14(10) e1002564 237 Par une proceacutedure de shaping dabord un comportement simple est appris (prendre la nourriture dans la fleur) ensuite on complique peu agrave peu la fleur est un peu en-dessous du

116

pour reacutecupeacuterer une fleur artificielle (un disque bleu) de dessous une plaque de plexiglas et ainsi atteindre la nourriture au centre de la fleur

Ces individus conditionneacutes eacutetaient remis dans leurs colonies respectives et tous les individus par paires qui se formaient au hasard pouvaient ensuite acceacuteder aux fleurs artificielles pendant une peacuteriode constitueacutee en tout de 150 occasions pour des paires de bourdons dacceacuteder aux fleurs Les auteurs ont observeacute comment une partie des autres individus dans chaque colonie apprenaient progressivement par observation des animaux conditionneacutes agrave faire la mecircme chose En observant la maniegravere dont se transmettent les comportements les auteurs ont aussi pu constater que certains individus apprenaient indirectement non pas du modegravele conditionneacute lui-mecircme mais en observant un bourdon qui avait copieacute le comportement du modegravele (donc de maniegravere transitive)

Sur les trois colonies testeacutees (47 29 et 28 individus) agrave chaque fois environ une moitieacute des bourdons avait acquis le comportement agrave la fin de la peacuteriode deacutetude Dans trois colonies controcircle (qui ne disposaient pas de modegravele agrave observer) aucun bourdon navait deacutecouvert le comportement au bout de la mecircme peacuteriode Cest donc bien dans les colonies expeacuterimentales que le comportement sest transmis des individus modegraveles aux autres

Si mecircme des bourdons peuvent se transmettre culturellement un comportement on est obligeacute de se demander quels meacutecanismes sont agrave loeuvre dans ces pheacutenomegravenes de transmission

Les meacutecanismes de transmission culturelle En ce qui concerne les primates les gens de terrain qui observent les grands singes dans leurs comportements quotidiens - des gens comme Jane Goodall et Christophe Boesch - pensent tous que lutilisation doutils est transmise culturellement avec limitation comme meacutecanisme-cleacute geacuteneacuteral de la transmission culturelle (imitation qui serait donc aussi agrave la base de lexemple des macaques japonais citeacute plus haut)

Dautres chercheurs (par exemple Tetsuro Matsuzawa agrave qui sa propre insertion culturelle donne un regard diffeacuterent sur ces questions) pensent mecircme que les traditions peuvent se transmettre par imitation dans un contexte denseignement dun maicirctre vers un eacutelegraveve

Les autres chercheurs de laboratoire ont souvent un regard plus meacutefiant vis-agrave-vis de cette hypothegravese Ainsi agrave la suite de Galef Michael Tomasello soppose agrave cette vision selon lui il faut ecirctre prudent car il y a des meacutecanismes autres que limitation vraie qui en ont pratiquement les mecircmes effets Sarah Shettleworth [SHC-467] partant des ideacutees de Tomasello a avanceacute les meacutecanismes candidats suivants la mise en relief du stimulus lapprentissage par eacutemulation et mecircme le conditionnement simple (pavlovien) On reviendra plus en deacutetail sur ces meacutecanismes

plexiglas mais la nourriture est atteignable quand mecircme ensuite la fleur est encore un peu plus difficile agrave atteindre et ainsi de suite cinq eacutetapes en tout

117

Des situations denseignement

Quen est-il de lenseignement Observe-t-on des situations ougrave des animaux enseignent une technique agrave dautres Lenseignement chez lanimal sil existe a ducirc apparaicirctre pour les comportements particuliegraverement complexes (chasse usage doutils)

Pour aborder (tregraves briegravevement) cette question il faut dabord cerner de maniegravere opeacuterationnelle le concept denseignement

[SHC-468] Pour ecirctre qualifieacute denseignement le comportement doit

ecirctre marqueacute par un changement de comportement

ecirctre eacuteventuellement coucircteux (en temps en eacutenergie en risque encourus)

apparaicirctre seulement en preacutesence dindividus naiumlfs et

aboutir agrave faciliter leur apprentissage

Enseignement de la chasse chez le chat

On peut observer des situations de type enseignement chez les carnivores par exemple pour la chasse chez le chat domestique lorsque une chatte a des petits dabord elle les quitte pour manger ses proies loin du nid plus tard elle ramegravene les proies mortes aux chatons puis elle ramegravene des proies vivantes que les petits testent (la megravere continue agrave rattraper les proies si elles seacutechappent) finalement les petits chassent seuls

On pourrait certainement appeler cela de lenseignement suivant la deacutefinition supra encore faudrait-il mesurer le beacuteneacutefice pour les petits mais il y en a sucircrement puisquil y a tregraves probablement des coucircts pour la megravere - perte de temps et deacutenergie attente avant la consommation de la nourriture - qui dans une approche eacuteco-eacutethologique doivent ecirctre accompagneacutes de beacuteneacutefices compensatoires sans quoi ils auraient eacuteteacute contre-seacutelectionneacutes lors de leacutevolution

Enseignements instrumentaux chez les grands singes

Ce nest pas parce que les gorilles nutilisent que peu des outils en nature quils ne font pas des choses compliqueacutees avec leurs mains en effet ils effectuent une longue preacuteparation des feuilles avant de les consommer par des mouvements finement controcircleacutes organiseacutes ils ocirctent la tige et les eacutepines Ces comportements sont appris (non inneacutes) sous supervision de la megravere Mais chaque individu utilise son propre jeu de variantes seules les geacuteneacuteraliteacutes du comportement de la megravere sont imiteacutees Est-ce un enseignement

Des observations reacutecentes238 (reacutealiseacutees agrave laide de cameacuteras cacheacutees filmant des chimpanzeacutes sauvages qui pecircchent les termites agrave laide de bacirctonnets) montrent aussi que les megraveres donnent parfois activement agrave leurs petits loccasion dapprendre en leur fournissant des outils deacutejagrave preacutepareacutes

238 Musgrave S Morgan D Lonsdorf E Mundry R amp Sanz C (2016) Tool transfers are a form of teaching among chimpanzees Scientific Reports 6 34783 httpdoiorg101038srep34783

118

Que penser de tout cela

Pour Matsuzawa un chercheur japonais le cas est clair selon lui les megraveres chimpanzeacutes enseignent les techniques instrumentales de maniegravere active agrave leurs petits Le jeune joue le rocircle de leacutelegraveve attentif lindividu expeacuterimenteacute celui de deacutemonstrateur ou de maicirctre qui nagit pas directement sur le comportement de son eacutelegraveve mais sert intentionnellement de modegravele

On a cependant limpression que ces diffeacuterentes affirmations plutocirct prudentes agrave la Boesch ou Tomasello ou au contraire plutocirct engageacutees agrave la Matsuzawa reacutesultent plus dopinions personnelles et de regards diffeacuterents que dune veacuteritable approche expeacuterimentale de la question ainsi Matsuzawa est inseacutereacute dans la culture japonaise ougrave lenseignement par des maicirctres joue un rocircle fondamental - quon pense par exemple aux arts martiaux - et il nest pas eacutetonnant que son regard soit coloreacute par son insertion dans cette culture

Il semble cependant clair que dune maniegravere ou dune autre lenvironnement social apporte des opportuniteacutes speacutecifiques dapprentissage Ottoni et al en 2006 ont pu quantifier le fait que les capucins (Cebus apella) vont venir observer preacutefeacuterentiellement les meilleurs casseurs de noix de coco239 Les capucins observent les casseurs de noix indeacutependamment de la familiariteacute quils ont avec ces individus ou du statut de ceux-ci En fait ils observent ceux qui sont meilleurs qursquoeux-mecircmes (donc ils savent qui est meilleur) Observer les bons casseurs de noix ccedila rapporte avant tout directement des noix (comme chez les chimpanzeacutes chez les capucins le chapardage240 est toleacutereacute par les individus casseurs) Mais ccedila peut aussi rapporter accessoirement des occasions drsquoapprentissage social pour les juveacuteniles

AInsi le comportement des autres peut favoriser lapprentissage des individus du mecircme groupe Par quels meacutecanismes cela se produit-il

Mise en relief du stimulus

Lexemple le plus citeacute de transmission culturelle chez lanimal date des anneacutees trente en Angleterre et ne neacutecessite pour explication que ce quon a appeleacute la mise en relief du stimulus (local enhancement ou stimulus enhancement)

A leacutepoque le lait eacutetait livreacute en bouteilles laisseacutees sur le pas de la porte Les bouteilles eacutetaient fermeacutees par un opercule en carton et le lait neacutetant pas homogeacuteneacuteiseacute comme maintenant la cregraveme montait en surface

Des clients dun certain quartier de Londres se sont mis agrave se plaindre que les bouteilles eacutetaient eacutecreacutemeacutees au matin Apparemment le coupable eacutetait une meacutesange bleue (Parus caeruleus) qui seacutetait mise agrave ouvrir les bouteilles en pelant le carton pour consommer la cregraveme

Les plaintes des clients se sont eacutetendues depuis le point original (Londres) agrave une bonne partie du sud de lAngleterre (et agrave lencontre dune deuxiegraveme espegravece de meacutesange la meacutesange charbonniegravere Parus major) indiquant que dautres meacutesanges suivaient lexemple de la premiegravere Un peu avant 1950 ce pillage fut stoppeacute par des changements dans la technique demballage du lait

239 Ottoni E B de Resende B D amp Izar P (2005) Watching the best nutcrackers what capuchin monkeys (Cebus apella) know about othersrsquo tool-using skills Animal Cognition 8(4) 215-219 240 Pilfering en anglais

119

On a donc assisteacute agrave la naissance dune tradition culturelle neacutee chez un individu et se reacutepandant dans la population cette tradition a pu se reacutepandre assez facilement car elle repose sur un comportement preacuteexistant les meacutesanges mangent entre autres des larves dinsectes quelles attrapent sur les arbres en pelant leacutecorce Le comportement qui consiste agrave peler un obstacle fait donc partie du reacutepertoire comportemental de ces animaux

Dans ce cas de transmission les individus sont attireacutes par le reacutesultat de laction de ceux qui savent deacutejagrave vers un lieu ou vers un stimulus ce qui les met dans une situation favorable agrave apprendre ce quils nauraient sinon pas appris Ce quils apprennent ainsi (individuellement) est souvent identique agrave ce que les conspeacutecifiques apprennent Les meacutesanges eacutetaient attireacutees perceptivement par les bouteilles deacutecapsuleacutees et apprenaient ainsi agrave appliquer le comportement de peler leacutecorce agrave une nouvelle cible (lopercule de la bouteille) Il neacutetait pas neacutecessaire quelles voient une meacutesange agrave lœuvre

Simple conditionnement

Le conditionnement simple (pavlovien) peut parfois ecirctre le meacutecanisme qui permet la transmission culturelle de traditions Ceci a eacuteteacute montreacute expeacuterimentalement pour le mobbing (rameutage harcegravelement) chez les oiseaux

Le comportement de mobbing est une reacuteponse des oiseaux (geacuteneacuteralement de petite taille) agrave lapproche dun preacutedateur Les oiseaux layant aperccedilu vont lattaquer tout en eacutemettant des cris dalarme speacutecifiques facilement localisables qui vont attirer des conspeacutecifiques (rameutage) Le preacutedateur gecircneacute dans sa chasse peut mecircme ecirctre repousseacute vaincu simplement par le nombre doiseaux qui lagressent

Chez les merles (Turdus merula) lalarme et donc le mobbing est deacuteclencheacutee de maniegravere inneacutee sans apprentissage par la vue dun preacutedateur commun (hibou) mais il y a par contre apprentissage social des preacutedateurs inhabituels Cet apprentissage se produit par conditionnement Des vieilles expeacuteriences dEberhard Curio un des collaborateurs de Konrad Lorenz avaient tregraves eacuteleacutegamment montreacute ce type dapprentissage social [voir SHC-439]

Dans ces expeacuteriences deux merles sont dans des cages qui se font face A laide dun dispositif rotatif un preacutedateur commun (empailleacute) est subitement preacutesenteacute agrave un des merles (mais pas agrave lautre) Le second merle lui est subitement confronteacute agrave un oiseau empailleacute inoffensif dune espegravece inconnue (un oiseau nectarivore dun autre continent pex) ou agrave un stimulus non aversif quelconque Le premier merle reacuteagit immeacutediatement de maniegravere inneacutee au preacutedateur par un comportement de harcegravelement (cris dalarme excitation etc)

En reacuteponse aux cris du premier le second merle va eacutegalement se mettre dans leacutetat dexcitation du harcegravelement par association il apprend alors agrave identifier et harceler le stimulus arbitraire qui lui est preacutesenteacute (en termes de conditionnement pavlovien les cris du premier merle sont le stimulus inconditionnel qui provoque la reacuteponse inconditionnelle dexcitation et loiseau inoffensif est le stimulus conditionnel qui va ecirctre associeacute agrave cette reacuteponse) Curio a veacuterifieacute que ce comportement pouvait ecirctre transmis ainsi doiseau en oiseau sur au moins six eacutetapes Curio a obtenu mecircme un mobbing transmis culturellement envers une bouteille de lessive liquide quil avait mise dans la place du stimulus conditionnel

120

Eacutemulation (facilitation sociale)

Dans certains cas les individus apprennent quil existe des possibiliteacutes daction dans lenvironnement en observant directement les autres faire quelque chose Par exemple en observant un individu en train de casser des noix on peut constater quune noix peut ecirctre casseacutee et que linteacuterieur peut ecirctre consommeacute En observant le lavage des patates on peut deacutecouvrir que le sable quitte la patate lorsquon la frotte dans leau Cet apprentissage par eacutemulation revient agrave ecirctre pousseacute agrave chercher agrave deacutecouvrir par soi-mecircme une technique du fait quon a vu dautres individus aboutir agrave un reacutesultat inteacuteressant

Dans la terminologie du psychologue James J Gibson (1979) les animaux qui observent apprennent des affordances (possibiliteacutes daction latentes)241 dans lenvironnement quils nauraient probablement pas deacutecouvertes seuls A partir de ces deacutecouvertes lanimal construit ses propres strateacutegies comportementales De fait lindividu naccorde pas dattention au comportement de lautre rien nest appris agrave son sujet

Cest agrave ce type dapprentissage que se reacutefegravere la relecture faite par Galef des donneacutees sur les macaques japonais lobservation des conspeacutecifiques et du reacutesultat de leurs actions aurait permis un apprentissage par eacutemulation

Imitation lautre comme agent intentionnel

Contrairement aux autres meacutecanismes de transmission limitation vraie repose sur la possibiliteacute de se repreacutesenter que les autres ont des intentions quils sont des agents intentionnels

Pour Tomasello la particulariteacute des humains serait en effet quils perccediloivent et comprennent le comportement des autres en termes dintention (nettoyer la fenecirctre plutocirct que faire des ronds sur la surface dune fenecirctre en tenant un chiffon) donc quand ils cherchent agrave reproduire le comportement ils mettent laccent sur la reproduction de lintention et si laction ne leur est pas connue ils vont logiquement reproduire tous ses deacutetails puisque lagent est intentionnel et que laction sert lintention de lagent cest donc que tous les deacutetails de laction sont utiles

Donc quand des individus cherchent agrave reproduire preacuteciseacutement le comportement des autres jusque dans des deacutetails non pertinents on peut supposer quils imitent reacuteellement et quils ne retrouvent pas par eux-mecircmes une solution inspireacutee par la situation

Si limitation repose sur la repreacutesentation des intentions (ce qui nous rapproche de meacutecanismes raffineacutes lieacutes agrave la theacuteorie de lesprit et de lagrave agrave la conscience peut-ecirctre comme on le discutera plus tard) faut-il degraves lors consideacuterer que limitation est reacuteserveacutee aux primates supeacuterieurs et agrave dautres groupes hautement enceacutephaliseacutes

241 Psychologist James J Gibson originally introduced the term in 1966 then explored it more fully in his book The Ecological Approach to Visual Perception in 1979 He defined affordances as referring to all action possibilities latent in the environment objectively measurable and independent of the individuals ability to recognize those possibilities Further those action possibilities are dependent on the capabilities of the actor For instance a set of steps with risers four feet high does not afford the act of climbing if the actor is a crawling infant So affordances must be measured always in relation to the relevant actor(s) [wikipedia]

121

Peut-ecirctre maishellip et sil en allait autrement Trouve-t-on de limitation deacutetailleacutee chez des animaux peu enceacutephaliseacutes Et si cest le cas que faut-il en conclure

De limitation chezhellip les leacutezards

Dans une expeacuterience dAnna Kis reacutecemment publieacutee242 les auteurs ont conccedilu une ingeacutenieuse expeacuterience pour voir comment des agames barbus Pogona vitticeps reacuteagissent agrave un modegravele montrant comment apprendre agrave ouvrir une grille pour atteindre de la nourriture

Un agame modegravele a eacuteteacute entraicircneacute agrave ouvrir une grille lateacuteralement (en poussant la grille vers la gauche et en passant ensuite par sa droite) et filmeacute pendant quil le faisait Dans le dispositif expeacuterimental le film dune dureacutee de 11 secondes a ensuite eacuteteacute montreacute sur eacutecran agrave des agames naiumlfs Pour une moitieacute de ces sujets le film eacutetait inverseacute en miroir ces sujets voyaient donc le leacutezard modegravele ouvrir la porte en passant par la gauche de celle-ci Il y avait aussi un groupe controcircle ces leacutezards-ci voyaient un film sans lien entre action du leacutezard modegravele et reacutesultat obtenu (la porte souvrait sans que le leacutezard modegravele nagisse dessus)

Chaque leacutezard eacutetait testeacute deux fois par jours pendant 5 jours A chaque essai il voyait dabord une seule fois le film de 11 secondes puis eacutetait deacuteplaceacute dans la partie de laregravene fermeacutee par la porte

Les leacutezards testeacutes essaient-ils de reproduire le deacutetail de laction du leacutezard modegravele Ceux du groupe controcircle narrivaient simplement pas agrave ouvrir la porte ceux du groupe gauche ouvraient majoritairement la porte par la gauche et ceux du groupe droite majoritairement par la droite

Les reacutesultats montrent donc que les agames barbus ne se contentent pas dessayer de retrouver par eux-mecircmes le moyen douvrir la porte quand ils ont vu lassociation conspeacutecifique porte qui souvre mais ils sont attentifs agrave davantage de deacutetails liant laction preacutecise du modegravele au reacutesultat

Des analyses suppleacutementaires des auteurs indiqueraient quune explication se fondant sur un simple biais moteur (provenant de lobservation dune action asymeacutetrique) ne suffit pas agrave expliquer le comportement des agames Alors que conclure

Que les agames barbus ont une repreacutesentation du fait que les autres agames ont des intentions Que la reproduction exacte de laction nest pas un indicateur suffisant ou fiable dune repreacutesentation de lintention et qualors les agames nont quand mecircme que des repreacutesentations de bas niveau Et finalement ougrave est la frontiegravere entre ces formes de repreacutesentation du lien action reacutesultat Agrave quel moment une repreacutesentation de bas niveau devient-elle une repreacutesentation de haut niveau Cette question va nous poursuivre jusquagrave la fin du cours

242 Kis A Huber L amp Wilkinson A (2015) Social learning by imitation in a reptile (Pogona vitticeps) Animal cognition 18(1) 325-331

122

Chimpanzeacutes vs enfants relations physiques vs intentions

Une expeacuterience deacutejagrave ancienne243 visait agrave tester les diffeacuterences de copie dactions entre chimpanzeacutes juveacuteniles (4 agrave 8 ans) et enfants humains acircgeacutes de 23 agrave 25 mois Un outil (une barre en T ayant des dents au bout comme un racircteau) eacutetait placeacute devant le sujet dents vers le bas un autre se trouvait devant lexpeacuterimentateur Celui-ci prenait loutil en main et lutilisait pour ramener de la nourriture Pour une moitieacute des sujets de chaque espegravece lexpeacuterimentateur retournait ostensiblement le racircteau (dents vers le haut) avant de lutiliser Un groupe voyait donc un usage de loutil lautre un usage diffeacuterent (aboutissant au mecircme reacutesultat attraper un item de nourriture deacutesirable mecircme si dents vers le bas est moins efficace puisque la reacutecompense risque de passer entre les dents) La mise en relief du stimulus eacutetait donc la mecircme pour chaque groupe seule la meacutethode preacutecise diffeacuterait

Les auteurs ont constateacute que seuls les enfants copiaient la meacutethode exactement les chimpanzeacutes utilisaient loutil mais sans subir linfluence du modegravele dutilisation en clair ils imitaient lusage geacuteneacuteral du racircteau mais deacutecidaient pour lessentiel eux-mecircmes de mettre les dents en haut ou en bas On en conclut quils ont perccedilu les relations fonctionnelles geacuteneacuterales entre outil et nourriture mais ne se sont pas attardeacutes au comportement montreacute ils redeacutecouvraient leur propre solution et apprenaient donc par eacutemulation les enfants par contre ont focaliseacute leur attention sur le modegravele se le repreacutesentant comme un agent intentionnel Ils ont donc fait de lapprentissage par imitation reproduisant alors le deacutetail du comportement du modegravele

Mais les chimpanzeacutes peuvent imiter reacuteellement

Dapregraves les expeacuteriences mentionneacutees ci-dessus le chimpanzeacute et lenfant nimitent pas pareil on pourrait mecircme penser que les chimpanzeacutes nimitent pas les deacutetails du comportement du modegravele et quen fait ils nont pas les capaciteacutes dimiter

Cependant si on leur propose une tacircche plus complexe tireacutee dun contexte dapprovisionnement (de type ouvrir des coquilles de fruits) on trouve quils peuvent imiter vraiment ainsi que lont montreacute Andrew Whiten et collegravegues244 en 1996 Dans leur expeacuterience de deacutepart une boicircte contenant de la nourriture est fermeacutee par deux verrous Elle peut ecirctre ouverte soit en poussant les verrous soit en les tirant Le deacutemonstrateur (un humain) fait soit une action soit lautre Un autre individu (singe ou enfant) qui a observeacute les actions du premier ouvre agrave son tour la boicircte Cette opeacuteration est filmeacutee et des juges (naiumlfs quant agrave laction faite par le modegravele) visionnant la bande doivent dire quel eacutetait le modegravele de deacutepart qui a eacuteteacute copieacute

Les reacutesultats montrent que les chimpanzeacutes imitent moins que les enfants dune maniegravere moins fidegravele mais ils imitent quand mecircme Pour preuve les juges naiumlfs pouvaient dire sans se tromper quelle action-modegravele le sujet avait vu

243 Nagell K Olguin R S amp Tomasello M (1993) Processes of social learning in the tool use of

chimpanzees (Pan troglodytes) and human children (Homo sapiens) Journal of Comparative Psychology 107 174-186 244 Whiten A Custance D M Gomez J C Teixidor P amp Bard K A (1996) Imitative learning of artificial fruit processing in children (Homo sapiens) and chimpanzees (Pan troglodytes) Journal of comparative psychology 110(1) 3-14 Voir aussi Shettleworth chapitre Learning from others

123

Il reste vrai que les chimpanzeacutes davantage que les enfants utilisent leur propre meacutethode pour obtenir le reacutesultat (on verra plus tard en quoi ceci a une importance pour expliquer la diffeacuterence de complexiteacute entre les cultures des chimpanzeacutes et les cultures humaines) A noter dailleurs quen terme de performances les chimpanzeacutes sont meilleurs que les enfants

Transmission culturelle artificielle en laboratoire

Les auteurs qui ont eacutetudieacute les chimpanzeacutes en nature pensent que des meacutecanismes plus simples que limitation ne suffisent pas agrave expliquer les caracteacuteristiques culturelles observeacutees dans leurs sept populations notamment au niveau des deacutetails des comportements sociaux et du fait que tous les individus dune population suivent une coutume donneacutee

Peut-on mettre en eacutevidence en laboratoire une transmission spontaneacutee des deacutetails dune technique dun individu agrave lautre par imitation vraie Ce serait une indication de plus en faveur de lexistence de meacutecanismes imitatifs en nature Victoria Horner et ses collegravegues ont publieacute en 2006 lexpeacuterience suivante245 portant sur des chimpanzeacutes (acircgeacutes denviron 20 ans)

Deux individus sont explicitement entraicircneacutes agrave sortir une reacutecompense dune boicircte en suivant une certaine meacutethode agrave lun on montre comment ouvrir une trappe vers le haut agrave lautre on montre une meacutethode diffeacuterente faire coulisser la trappe horizontalement Il sagit de la mecircme boicircte et les deux meacutethodes sont eacutequivalentes et permettent de louvrir facilement cette proceacutedure rappelle donc celle appliqueacutee aux leacutezards mentionneacutee ci-dessus

Par la suite un second individu est mis dans la mecircme piegravece quun des deux modegraveles entraicircneacutes et peut observer reacutepeacutetitivement le premier ouvrir la boicircte (10 fois ou bien jusquagrave ce que lobservateur lui-mecircme repousse le modegravele et prenne sa place) Lindividu modegravele est alors ocircteacute de la piegravece et le second peut reacutecupeacuterer 10 fois de suite la nourriture par ses propres moyens Le lendemain cest cet individu qui sera le modegravele pour un autre et ainsi de suite On creacutee ainsi des pseudo-geacuteneacuterations qui forment ce que les auteurs appellent des chaicircnes de diffusion de la mecircme maniegravere que Curio avait fait des chaicircnes avec ses merles conditionneacutes

La fideacuteliteacute sur six transmissions est de 100 (tous les membres successifs de la chaicircne adoptent toujours la meacutethode quils ont vue donc font tous comme le premier individu de la chaicircne)

Par contre dans un groupe controcircle ougrave les singes nont pas de modegravele agrave suivre chacun reacuteinvente facilement sa propre meacutethode pour ouvrir la boicircte Dune part il y a donc reacutepartition entre les meacutethodes dautre part cela montre que rien ne forccedilait vraiment les singes agrave faire comme leur modegravele

Donc dans cette situation cest bien une forme dimitation vraie qui semble ecirctre agrave lœuvre chez les singes Les reacutesultats sont dailleurs semblables lorsque les sujets sont des enfants humains de 3 ans et demi

245 Horner V Whiten A Flynn E amp de Waal F B (2006) Faithful replication of foraging

techniques along cultural transmission chains by chimpanzees and children Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America 103 13878-83

124

Imitation vs eacutemulation causes et conseacutequences

Les chimpanzeacutes apprennent-ils par eacutemulation (facilitation sociale) parce quils ne peuvent pas apprendre par imitation Ce quon a vu jusquagrave maintenant montre que ce nest probablement pas le cas Mais alors pourquoi ou dans quelles conditions ces animaux recourent-ils agrave ce parent pauvre de limitation Et quelle en est la conseacutequence tout agrave fait fondamentale

Leacutemulation est une strateacutegie pas une obligation

Une expeacuterience de leacutequipe de Victoria Horner et Andrew Whiten246 jette un nouvel eacuteclairage sur la question cela pourrait deacutependre du degreacute de visibiliteacute des relations causales en combinaison avec les tendances en partie lieacutees agrave lespegravece agrave utiliser une strateacutegie plutocirct quune autre

Les sujets eacutetaient des chimpanzeacutes (2-6 ans neacutes en liberteacute vivant dans un refuge mais ayant accegraves quotidiennement agrave un milieu de type forecirct on ne peut pas les consideacuterer comme accultureacutes chez les humains ce sont plutocirct les humains qui adoptaient une attitude de chimpanzeacutes dans les interactions mutuelles) un autre groupe eacutetait constitueacute par des enfants humains (41-59 mois)

Dans cette expeacuterience un humain montrait au sujet de quelle maniegravere sortir une reacutecompense dune boicircte La deacutemonstration contenait des actions pertinentes et des actions non pertinentes du point de vue causal en raison de la nature du dispositif

La boicircte eacutetait faite de telle maniegravere que certaines actions bien que possibles naidaient pas agrave atteindre la nourriture Ainsi agir sur le verrou sur le dessus de la boicircte et introduire le bacircton dans le trou du sommet eacutetaient des actions toutes deux inutiles car une paroi horizontale interne bloquait la boicircte agrave mi-hauteur

Dautre part la boicircte eacutetait soit transparente soit opaque Dans ce dernier cas il eacutetait impossible de deacuteterminer quelles eacutetaient les actions pertinentes ou non Au contraire quand la boicircte eacutetait transparente les sujets pouvaient voir quelle action eacutetait pertinente et produisait un effet dans le sens souhaiteacute

Les reacutesultats montrent un fonctionnement consideacuterablement diffeacuterent entre chimpanzeacutes et enfants humains

Si la boicircte eacutetait opaque les chimpanzeacutes refaisaient toutes les actions et imitaient donc la structure totale de laction Au contraire quand la boicircte eacutetait transparente ils ignoraient les actions inutiles et ne les recopiaient pas adoptant une strateacutegie dapprentissage par eacutemulation (reproduire les reacutesultats sans copier les actions) Ces diffeacuterences eacutetaient significatives (voir histogramme colonnes AB) Ceci suggegravere que lapprentissage par eacutemulation est la strateacutegie preacutefeacutereacutee des chimpanzeacutes quand il y a suffisamment dinformation causale

Au contraire les enfants eux utilisaient limitation dans tous les cas ce qui est dans ce cas-ci moins efficace (cest-agrave-dire quils copiaient aussi les actions visiblement inutiles) Les enfants semblent plus sensibles aux conventions culturelles et peut-ecirctre se focalisent diffeacuteremment de maniegravere plus pointue sur les reacutesultats actions et intentions du deacutemonstrateur dautant que lenfant est

246 Horner V and Whiten A (2005) Causal knowledge and imitationemulation switching in

chimpanzees (Pan troglodytes) and children (Homo sapiens) Animal Cognition 8 164-181

125

preacutedisposeacute agrave ce quon lui apprenne des choses dans une relation maicirctre-eacutelegraveve typique des humains Il est agrave noter que ce comportement diffeacuterent des enfants se manifeste dans toutes les cultures ougrave on a fait ce test

Cette diffeacuterence de strateacutegie entre chimpanzeacutes et humains qui nest finalement quune diffeacuterence de degreacute ou daccent a pourtant potentiellement eu des conseacutequences tregraves importantes sur leacutevolution diffeacuterentielle des cultures de ces deux espegraveces comme on le verra ci-dessous

Limitation mais pas leacutemulation permet leacutevolution culturelle

[BRA-183] Leacutevolution du cerveau se deacuteroule de maniegravere darwinienne (des variations geacuteneacutetiques preacutealables agrave lexistence de lindividu impliquent pour lui des conseacutequences pheacutenotypiques menant en fin de compte agrave des avantages ou des deacutesavantages en termes de reproduction)

Par contre leacutevolution de la culture et des techniques suit plutocirct un modegravele lamarckien il y a transmission dune geacuteneacuteration agrave lautre de caractegraveres acquis au cours de lexistence de lindividu Ces caractegraveres ne se transmettent pas par les gegravenes mais par apprentissage Lapprentissage est donc responsable de lexistence mecircme de la culture Mais quel apprentissage Comment des nouveauteacutes radicales peuvent-elles ecirctre diffuseacutees

Ainsi que le remarquent Boyd et Richerson247 mecircme dans les socieacuteteacutes de chasseurs-cueilleurs les plus simples la survie des individus deacutepend de connaissances et dune technologie complexes qui ont eacutevolueacute au cours des acircges qui sont transmises culturellement et quaucun individu ne pourrait inventer seul dun coup

Pour survivre dans le deacutesert du Kalahari les Kung San doivent savoir quelles plantes sont comestibles comment et ougrave les trouver aux diffeacuterentes saisons comment trouver de leau comment trouver le gibier comment faire des arcs et des flegraveches empoisonneacutees et doivent avoir bien dautres compeacutetences Ce qui est eacutetonnant cest que cest le mecircme cerveau qui permet aux Inuit dacqueacuterir les connaissances tout agrave fait diffeacuterentes neacutecessaires pour vivre dans la toundra et les glaces du Nord et aux Acheacute pour vivre dans la forecirct tropicale du Paraguay

Ces diffeacuterences reacutesultent dune eacutevolution culturelle cumulative des traditions complexes et deux types de donneacutees lindiquent

dune part les changements graduels sont mentionneacutes dans les traces historiques et archeacuteologiques

dautre part on trouve une arborescence des traditions dans laquelle des populations plus proches lune de lautre ont aussi des caracteacuteristiques culturelles plus semblables que des populations plus distantes

247 Boyd et Richerson [BOY-54] contrastent ici lapprentissage par mise en relief du stimulus (local enhancement) et lapprentissage par observation (observational learning) Ce dernier nest pas tregraves bien deacutefini car aussi bien lapprentissage par eacutemulation que lapprentissage par imitation reposent sur lobservation des actions des autres Afin que les choses soient plus claires jai reformuleacute en contrastant lapprentissage faciliteacute par les conditions dobservation indirecte ou directe (apprentissage par mise en relief du stimulus et apprentissage par eacutemulation) et apprentissage par imitation vraie celui qui preacuteserve tous les deacutetails mecircme ceux en apparence inutiles

126

Cette nature en arbre eacutevolutif de la culture est montreacutee par exemple par le fait quon peut utiliser les meacutethodes phylogeacuteneacutetiques des biologistes pour reconstituer larbre eacutevolutif du conte du Petit Chaperon Rouge248

Or aussi bien lapprentissage par mise en relief du stimulus ou eacutemulation que lapprentissage par imitation conduisent agrave des diffeacuterences comportementales persistantes entre populations par contre seul lapprentissage par imitation permet les changements culturels cumulatifs

03052017

Pour comprendre pourquoi seule limitation vraie (baseacutee sur la compreacutehension du fait quautrui est un agent intentionnel ce qui a pour conseacutequence quon imite tout y compris les actions quon ne comprend pas ou dont on ne voit pas lutiliteacute) permet leacutevolution culturelle cumulative consideacuterons la transmission culturelle de lusage doutils de pierre

Supposons que suite agrave des conditions favorables un hominideacute primitif avait appris agrave frapper des cailloux entre eux pour faire des eacuteclats utilisables Ses compagnons qui passaient du temps pregraves de lui auraient eacuteteacute exposeacutes au mecircme type de conditions et certains dentre eux auraient aussi appris agrave faire des eacuteclats mais entiegraverement par eux-mecircmes

Ce comportement pourrait donc ecirctre preacuteserveacute par mise en relief du stimulus (les groupes ougrave il y a usage doutils passeraient plus de temps agrave proximiteacute des pierres approprieacutees) ou apprentissage par eacutemulation (les individus verraient que dautres agissent sur les pierres et en tirent quelque chose) - mais cela nirait pas plus loin Mecircme si un individu particuliegraverement talentueux trouvait un moyen dameacuteliorer les eacuteclats cette innovation ne se transmettrait pas agrave dautres membres du groupe puisque chacun redeacutecouvre la technique par lui-mecircme

Par contre par imitation les innovations peuvent persister aussi longtemps que des individus plus jeunes peuvent acqueacuterir les deacutetails les plus fins du nouveau comportement

Lapprentissage par imitation peut donc mener agrave leacutevolution cumulative de comportements quaucun individu naurait pu inventer par lui-mecircme

Bien que les chimpanzeacutes soient tout agrave fait capables dimiter au sens propre leur strateacutegie preacutefeacutereacutee reste lapprentissage par eacutemulation Serait-ce alors que les diffeacuterences de complexiteacute entre cultures humaine et chimpanzeacute ne seraient dues agrave lorigine quagrave un changement de strateacutegie chez les humains qui na pas eu lieu chez les chimpanzeacutes

248 Cet arbre montre que le conte ancestral date du 1er siegravecle et que le Petit Chaperon Rouge a divergeacute vers lan 1000 La branche africaine a donneacute entre autres des contes tregraves similaires au Petit Chaperon Rouge par eacutevolution convergente Labstract de larticle dit notamment Researchers have long been fascinated by the strong continuities evident in the oral traditions associated with different cultures According to the lsquohistoric-geographicrsquo school it is possible to classify similar tales into ldquointernational typesrdquo and trace them back to their original archetypes However critics argue that folktale traditions are fundamentally fluid and that most international types are artificial constructs Here these issues are addressed using phylogenetic methods that were originally developed to reconstruct evolutionary relationships among biological species and which have been recently applied to a range of cultural phenomena Tehrani JJ (2013) The phylogeny of Little Red Riding Hood PLoS ONE 8(11) e78871 doi 101371journalpone0078871

127

Des preacutedispositions leacutegegraverement diffeacuterentes auraient donc pu ecirctre en partie au coeur des diffeacuterences de complexiteacute culturelle que lon observe entre ecirctre humains et chimpanzeacutes bien que tous deux soient des espegraveces technologiques

De maniegravere inteacuteressante on voit aussi une diffeacuterence de preacutedisposition initiale entre bonobos (qui nutilisent pas doutils en nature) et chimpanzeacutes Alors mecircme que rien dans leacutecologie des ces deux espegraveces ne les distingue on constate dans les populations sauvages249 une preacutedisposition agrave manipuler des objets plus marqueacutee chez les chimpanzeacutes juveacuteniles que chez les bonobos juveacuteniles Evidemment cela pose la question de la direction de la relation causale est-ce parce que les jeunes chimpanzeacutes sont plus manipulateurs que lusage doutils est apparu chez cette espegravece et pas chez lautre ou est-ce parce que les chimpanzeacutes juveacuteniles sont dans une culture agrave outils quils sont plus porteacutes agrave prendre des objets en main

Neurones miroirs et perception des intentions

On a vu dans les expeacuteriences de Whiten en 1996 que si singes et enfants imitent tous deux les singes le font tout de mecircme avec un degreacute moindre

Selon Tomasello les chimpanzeacutes nemploient pas (ou moins) les capaciteacutes imitatives que lon observe chez lenfant humain car ils perccediloivent moins ou naccordent que peu dimportance aux intentions dautrui

Pour les enfants lintention (le but) du sujet modegravele est centrale agrave ce quils perccediloivent donc son comportement exact (la meacutethode) devient important Pour les chimpanzeacutes ce sont les relations physiques (outil-nourriture) qui sont preacutegnantes lintention du modegravele neacutetant pas jugeacutee cruciale pour donner un sens agrave laction

A fortiori il doit en aller de mecircme chez les autres primates en particulier les primates moins proches de nous que les chimpanzeacutes et autres hominoiumldes On pourrait mecircme naiumlvement supposer que ces primates-lagrave nont pas du tout le moyen de se repreacutesenter les intentions dautrui sauf si on reacutealise que dans un groupe social traiter les intentions est absolument indispensable Pour en savoir davantage on peut sinteacuteresser aux donneacutees eacutelectrophysiologiques une approche compleacutementaire

Au deacutebut des anneacutees 90 Giacomo Rizzolatti agrave Parme eacutetudiait les correacutelats de la deacutecharge de neurones moteurs du cortex preacutemoteur ventral (aire F5) Ces neurones deacutechargeaient lorsque le singe faisait un mouvement de preacutehension Alors que le systegraveme denregistrement eacutetait en fonction une personne dans le laboratoire a effectueacute un geste de preacutehension (fortuit) en vue du singe et le mecircme neurone qui deacutechargeait lors de laction du singe lui-mecircme a deacutechargeacute lors de lobservation de laction faite par un autre individu

Rizzolatti intrigueacute par ce pheacutenomegravene en a poursuivi leacutetude et a nommeacute ce type de neurone des neurones miroirs qui sont devenus bien connus depuis250

249 Koops K Furuichi T amp Hashimoto C (2015) Chimpanzees and bonobos differ in intrinsic motivation for tool use Scientific Reports 5 11356 DOi 101038srep11356 250 Voir p ex la revue Rizzolatti G Fogassi L amp Gallese V (2006) Mirrors in the Mind Scientific American 16 octobre 2006 ainsi que Fabbri-Destro M amp Rizzolatti G (2008) Mirror neurons and mirror systems in monkeys and humans Physiology 23 171-179

128

Caracteacuteristiques des neurones miroirs

Parmi les proprieacuteteacutes qui ont eacuteteacute deacutecouvertes ensuite certaines nous inteacuteressent

Ces neurones ne deacutechargent pas uniquement en fonction de laction mais en fonction de laction et de son intention Cela a eacuteteacute montreacute dans une expeacuterience ougrave le singe voyait une main effectuer un geste de preacutehension Un neurone donneacute deacutechargeait lorsque le geste aboutissait vraiment agrave prendre un objet mais pas sil avait lieu sur une table vide (situations A et B sur la figure)

On pourrait objecter que la situation perceptive neacutetait pas la mecircme dans un cas il y avait un objet dans la scegravene dans lautre rien Rizzolatti et collegravegues ont donc fait le controcircle suivant la fin de laction eacutetait cacheacutee par un eacutecran (situations C et D) seul le deacutebut eacutetait visible (mais le singe savait par auparavant sil y avait ou non un objet) Dans ce cas la stimulation visuelle eacutetait exactement la mecircme Pourtant le neurone miroir ne deacutechargeait que quand laction avait vraiment pour cible lobjet (invisible) indiquant par lagrave semble-t-il une participation au traitement des intentions dautrui

Dans une eacutetude plus reacutecente251 les auteurs se sont demandeacute si ceacutetait plutocirct le but (lintention) ou plutocirct la forme exacte du mouvement lui-mecircme qui deacuteterminait la reacuteponse des neurones miroirs leur eacutetude a montreacute chez des humains cette fois que la reacuteaction des aires preacutemotrices (et associeacutees) reste la mecircme que laction observeacutee soit faite par un ecirctre humain (dont on ne voit que le bras) ou par un bras robotiseacute A leacutevidence la forme du mouvement est tregraves dissemblable (le robot eacutetait dailleurs programmeacute pour que son mouvement soit aussi peu biologique que possible)252 ce nest donc pas agrave une ressemblance de surface quest due la similitude des reacuteponses

Les auteurs pensent que leurs reacutesultats renforcent lideacutee que le systegraveme des neurones miroirs peut aussi servir agrave repreacutesenter des actions dont nous comprenons lintention mais pour lesquelles notre faccedilon dy arriver ne correspond pas agrave celle du modegravele

Un support agrave la compreacutehension immeacutediate de lintention

Pour ce qui nous concerne ici Rizzolatti et ses collegravegues pensent donc que les neurones miroirs font partie dun module de traitement qui permet de comprendre les actions et intentions des autres de maniegravere immeacutediate auparavant on pensait

251 Gazzola V Rizzolatti G Wicker B amp Keysers C (2007) The anthropomorphic brain The mirror neuron system responds to human and robotic actions Neuroimage 35 1674-1684 252 cf The construction of the robot was such that it could move its arm up and down and for- and backwards Its wrist could turn around the main axis of his arm The robotrsquos claw was composed of two pieces of metal that could translate parallel to the axis of the arm Movements were controlled by a computer To ensure that the robotic kinematics would be clearly non-biological only one degree of freedom was moved at a time (vertical or horizontal or rotational) In addition the movements of the robot were slow of constant velocity and were later accelerated to match the duration of natural human movements using video-editing (Adobe Premiere pro) This resulted in linear velocity profiles that differed very much from the bell-shaped acceleration profiles typical for biological motion The human agent was instructed to perform the actions as naturally as possible and the most natural of 5 repetitions of each action was selected To reduce overt visual differences the claw of the robot was spray-painted in yellow to resemble the skin color of the human hand and the human wore a black jumper to resemble the color of the arm of the robot

129

que linterpreacutetation des actions devait se fonder sur lexpeacuterience acquise et donc deacutependait dune forme de raisonnement baseacute sur lapprentissage un traitement complexe Linterpreacutetation immeacutediate des intentions repreacutesente bien sucircr un avantage adaptatif certain dans une espegravece hautement sociale

Selon ces auteurs les neurones miroirs pourraient ecirctre de par leur fonction de repreacutesentation de laction des autres agrave la base des capaciteacutes dapprendre par imitation253 (ou en tout cas faire partie du circuit qui permet cette forme dapprentissage)

Alors pourquoi limitation - qui se baserait sur lidentification des intentions - serait-elle impossible chez les singes et mecircme les singes non anthropoiumldes - puisque cest chez le macaque quon a deacutecouvert ces neurones miroirs

Un systegraveme tregraves reacutepandu

Cette question se pose de maniegravere dautant plus aigueuml depuis quon sait (ou quon a de bonnes raisons de soupccedilonner) quil existe des neurones dans de nombreux clades qui nont rien agrave voir avec les primates hominoiumldes Des donneacutees anatomo-fonctionnelles ont ainsi mis en eacutevidence des neurones miroirs non seulement chez les humains et les macaques comme on vient de le voir mais aussi chez les oiseaux (ougrave ils sont lieacutes agrave lapprentissage du chant chez les macircles des oiseaux chanteurs chant qui se transmet dans certaines espegraveces selon de veacuteritables variantes culturelles et par imitation des autres oiseaux entendus) Des indications anatomiques et comportementales laissent supposer que des neurones miroirs existent chez les rongeurs et finalement sur la base dobservations comportementales seules on sattend agrave en trouver chez les carnivores (cf observations chez les chiens voir plus bas) les onguleacutes (observations deacutejagrave mentionneacutees chez les baleines observations chez les eacuteleacutephants et les dauphins254) chez les reptiles (observations chez les leacutezards deacutejagrave mentionneacutees) et chez les mollusques (poulpes)

Les macaques remarquent quon les imite

Jusquagrave maintenant cependant on na jamais observeacute dimitation chez les singes non hominoiumldes quon a testeacutes agrave ce sujet (capucins macaques) Ils ne reacutepegravetent pas des actions qui sont nouvelles relativement agrave leur reacutepertoire comportemental255 Donc on pourrait penser quil leur manque un meacutecanisme autorisant un matching perceptif (une mise en correspondance perceptive) entre soi et les autres et permettant de reproduire des actions Mais au vu du fait que cest justement chez les macaques quon a deacutecouvert les neurones miroirs cela semblerait bien eacutetrange

Il faut peut-ecirctre aborder le problegraveme autrement pour mettre en eacutevidence certains de ces meacutecanismes cognitifs la capaciteacute de simplement reconnaicirctre quand on est imiteacute pourrait reposer en effet sur les mecircmes meacutecanismes Les actions que lon fait doivent alors quand mecircme pouvoir ecirctre compareacutees agrave celles que fait lautre Cette capaciteacute devrait logiquement deacutependre de meacutecanismes plus simples que limitation

253 Vois aussi la courte revue de Bonini L amp Ferrari P F (2011) Evolution of mirror systems a simple mechanism for complex cognitive functions Annals of the New York Academy of Sciences 1225(1) 166-175 254 Les ceacutetaceacutes sont issus donguleacutes terrestres et donc font partie de ce clade 255 Cependant il semble y avoir des indices suggeacuterant une imitation vraie chez les marmosets voir Voelkl B amp Huber L (2000) True imitation in marmosets Animal Behaviour 60(2) 195-202

130

dans limitation le sujet doit reconstruire toute laction agrave imiter (il faut meacutemoire planification controcircle inhibiteur) Dans la simple reconnaissance de limitation toute la partie planification tombe

Dans une expeacuterience datant dune dizaine danneacutees256 dix macaques (Macaca nemestrina) ont eacuteteacute testeacutes de la maniegravere suivante un agrave la fois le macaque en cage agrave qui on avait donneacute divers objets eacutetait face agrave deux expeacuterimentateurs assis cocircte agrave cocircte Pendant un laps de temps donneacute lun des deux humains imitait exactement chaque action faite par le singe alors que le second faisait des actions en mecircme temps que le singe mais dune autre nature Une cameacutera filmait le singe et un observateur naiumlf (qui ne voyait pas les humains) notait de quel cocircteacute le singe regardait Les reacutesultats montrent que le singe est plus inteacuteresseacute par (c-agrave-d regarde plus longtemps) lhumain qui est en train de vraiment limiter mais cela uniquement pendant les actions de manipulation (pas pendant que les objets sont porteacutes agrave la bouche) Le macaque peut donc bien distinguer si on imite ses actions manipulatrices ou non

Comme le suggegraverent ces auteurs les neurones miroirs mettent en correspondance les actions observeacutees avec le reacutepertoire moteur interne ils peuvent ecirctre agrave la base dun meacutecanisme qui serait agrave la base de la reconnaissance de limitation (aussi bien que de limitation elle-mecircme dans les espegraveces ougrave elle apparaicirct)

On ne sait pas si les macaques ont une compreacutehension explicite ou seulement implicite du fait quils sont imiteacutes Nadel suggegravere que si la compreacutehension est explicite elle devrait donner lieu agrave des comportements de test (faire un geste particulier pour voir si lautre le fait aussi) ce quon na pas observeacute dans cette eacutetude On pourrait donc penser que chez ces singes agrave queue il ny a pas de reconnaissance explicite de limitation ce qui est en accord avec le fait quon na pas dindications quil existerait une theacuteorie de lesprit chez ces singes - mais on y reviendra

Complexiteacute sociale et cognition Ce qui eacutetait auparavant consideacutereacute comme une frontiegravere claire seacuteparant les humains des autres animaux devient peu agrave peu une zone floue et grise certains animaux semblent posseacuteder certaines parties de lensemble des aptitudes que nous consideacuterons appartenir agrave la cognition avanceacutee En partie cela est ducirc au fait que dautres animaux que nous sont sociaux La vie dans un groupe social amegravene des avantages (p ex en termes de protection contre les preacutedateurs) mais elle introduit aussi une situation de concurrence permanente pour laccegraves aux ressources (nourriture et partenaires sexuels) le reacutesultat en est une grande complexiteacute des relations entre individus pour la maicirctrise de laquelle il faut des meacutecanismes cognitifs sophistiqueacutes

256 Paukner A Anderson J R Borelli E Visalberghi E amp Ferrari P F (2005) Macaques (Macaca nemestrina) recognize when they are being imitated Biology Letters 1 219-222

131

Les espegraveces sociales ont des meacutecanismes cognitifs plus deacuteveloppeacutes

Lideacutee que vivre en groupe neacutecessite plus de cerveau que dautres aspects de la vie est due agrave Nicholas Humphrey et est comparativement reacutecente257 (1976) Et cest Andrew Whiten dont on a deacutejagrave parleacute qui a proposeacute vers la fin des anneacutees 1980 que les gros cerveaux des humains avaient eacutevolueacute avant tout pour reconnaicirctre et reacutegler les dilemmes sociaux Cette ideacutee a eacuteteacute reprise et eacutelaboreacutee par la suite par dautres auteurs comme Robin Dunbar avec sa social brain hypothesis 258

De nos jours la theacuteorie de lesprit (TE la compreacutehension intuitive immeacutediate de lesprit dautrui) est reconnue comme une aptitude cognitive fondamentale sous-jacente agrave ladaptation agrave la vie sociale en geacuteneacuteral mais aussi agrave lenseignement la tromperie peut-ecirctre mecircme au langage et sans doute son eacutevolution a-t-elle eacuteteacute massivement lieacutee agrave celle de la conscience la capaciteacute de penser agrave ses propres penseacutees et de simaginer en tant quacteur dans un sceacutenario social On y reviendra dailleurs plus tard

Donc socialiteacute et cognition pourraient bien aller de pair Pour eacutetablir si les espegraveces sociales ont vraiment des capaciteacutes cognitives supeacuterieures une bonne meacutethode consiste agrave comparer cognitivement entre elles deux espegraveces (ou deux ordres etc) que seule la complexiteacute sociale diffeacuterencie

Chez les mammifegraveres lenceacutephalisation est lieacutee agrave la socialiteacute

Ainsi dans une eacutetude assez reacutecente les auteurs259 ont mis en eacutevidence que dans les diffeacuterents ordres et sous-ordres de mammifegraveres il existait un lien entre socialiteacute et taux daccroissement de lenceacutephalisation au cours de leacutevolution

Dans cette eacutetude la socialiteacute est mesureacutee en regardant dans chaque ordre ou sous-ordre consideacutereacute la proportion despegraveces vivant en groupes sociaux stables Quant agrave la vitesse denceacutephalisation au cours du temps elle a eacuteteacute eacutevalueacutee en calculant laccroissement de taille relative des cerveaux entre lapparition de lordre (resp du sous-ordre) et le preacutesent La valeur numeacuterique de la pente reacutesultante (slope) est repreacutesenteacutee en abscisse sur les deux graphes Les valeurs de pente proches de zeacutero veulent dire quil ny a pas eu daccroissement sur le temps consideacutereacute (pex chez les feacuteliformes et les ruminants)

Si on regarde les ordres260 ce sont ceux qui ont la plus grande proportion despegraveces sociales qui se sont enceacutephaliseacutes le plus Si maintenant on regarde le deacutetail des sous-ordres agrave linteacuterieur de chaque ordre la mecircme chose apparaicirct les sous-ordres preacutesentant le plus despegraveces sociales se sont enceacutephaliseacutes le plus

257 Dans le chapitre The Social Function of Intellect publieacute pour la premiegravere fois en 1976 dans Growing Points in Ethology (ed PPG Bateson and RA Hinde) Cambridge University Press pp 303- 317 258 Voir pex Dunbar R I (1998) The social brain hypothesis Brain 9(10) 178-190 259 Shultz S amp Dunbar R (2010) Encephalization is not a universal macroevolutionary phenomenon in mammals but is associated with sociality Proceedings of the National Academy of Sciences 107(50) 21582-21586 260 Les ordres et sous-ordres indiqueacutes sont les suivants insectivores (p ex heacuterisson) primates (anthropoiumldes p ex chimpanzeacute strepsirrhiniens p ex leacutemurien) peacuterissodactyles (onguleacutes agrave doigts impairs hippomorphes p ex cheval ceacuteratomorphes p ex tapir et rhinoceacuteros) ceacutetaceacutes (odontocegravetes p ex orque) artiodactyles (onguleacutes agrave doigts pairs ruminants pex girafe tylopodes p ex chameau) carnivores (caniformes p ex loup feacuteliformes p ex tigre)

132

Ainsi chez les carnivores les feacuteliformes (chats et apparenteacutes) ont conserveacute de plus petits cerveaux relativement agrave leur corps que les caniformes (chiens et apparenteacutes) ces derniers sont eacutegalement plus sociaux De mecircme parmi les artiodactyles (onguleacutes agrave nombre pair de doigts) les tylopodes (chameaux) sont plus enceacutephaliseacutes et plus sociaux que les ruminants Degreacute de socialiteacute et enceacutephalisation semblent donc bien aller de pair

Capaciteacutes cognitives des corvideacutes testeacutees en laboratoire

Bond Kamil et Balda ont compareacute261 les capaciteacutes cognitives dune espegravece de geais non sociale (scrub jay Aphelocoma californica vit en couple avec enfants) et celles dune espegravece hautement sociale (pinyon jay Gymnorhinus cyanocephalus groupes stables de 50 agrave 500 individus) ces deux espegraveces sont agrave part cela tregraves semblables

Tenir le compte de relations sociales demande davoir une meacutemoire pour un grand nombre de relations deux agrave deux (dyadiques) et de maicirctriser les infeacuterences transitives (si A est dominant sur B et B sur C alors A est dominant sur C) Voit-on des diffeacuterences entre une espegravece et lautre dans ce type de traitement cognitif mecircme appliqueacute agrave des informations non sociales

On entraicircne les oiseaux (pris individuellement) agrave frapper sur un eacutecran pour obtenir une reacutecompense agrave lapparition de taches de couleur Les couleurs apparaissent par paires et il faut frapper lune uniquement si elle est accompagneacutee de la bonne autre (reacutecompense nourriture punition deacutelai de 30 secondes avant lessai suivant) Par exemple lanimal doit retenir (mais dans le deacutesordre) que si B et C sont preacutesenteacutes simultaneacutement B est la cible correcte et que si C et D sont preacutesenteacutes C est correct (ceci creacutee un ordre implicite des couleurs qui servira agrave lautre partie de lexpeacuterience)

Les geais sociaux sont bien meilleurs que les autres ils apprennent plus vite (comme lindique leur courbe dapprentissage plus pentue) lensemble des 6 dyades et leurs performances sont comparables agrave celles de macaques

Des essais de transfert occasionnels permettent aux auteurs de mesurer les capaciteacutes dinfeacuterence transitive Par exemple on preacutesente ensemble les couleurs B et D Si lanimal applique la regravegle dinfeacuterence transitive sur les relations apprises preacuteceacutedemment B gagne sur C et C gagne sur D alors il va en tirer B gagne sur D et donc reacutepondre B

A nouveau les geais sociaux sont meilleurs262 agrave ce test et appliquent plus que les autres la regravegle dinfeacuterence

Comment le disent les auteurs The evolutionary origin of human intellectual capabilities is one of the most challenging issues in behavioural biology Often the question is treated as one that can be approached only through observational studies of higher primates But some of the factors leading to the evolution of

261 Bond A B Kamil A C amp Balda R P (2003) Social complexity and transitive inference in corvids Animal Behaviour 65(3) 479-487 262 Les auteurs remarquent que diverses diffeacuterences dans leacutecologie de ces deux espegraveces pourraient participer aussi agrave ces diffeacuterences cognitives Lespegravece sociale est aussi celle qui cache des graines et a donc des compeacutetences spatiales raffineacutees pour tirer cela au clair dautres expeacuteriences devraient comparer cette fois les casse-noix moucheteacutes et les choucas corvideacutes proches lun de lautre mais dont les compeacutetences spatiales et les compeacutetences sociales sont inverseacutees

133

human intelligence must be general having effects on the cognitive abilities and organization of other vertebrate species The experiments and results reported here demonstrate the possibility of testing hypotheses about the evolution of intellectual abilities with nonprimate species263

Et les reacutesultats obtenus vont dans le sens de lhypothegravese agrave savoir que les espegraveces sociales ont ducirc deacutevelopper une panoplie de capaciteacutes cognitives dapplication passablement geacuteneacuterale neacutees du besoin de maicirctriser les relations sociales complexes Ces capaciteacutes ont pu ecirctre co-opteacutees par la suite pour dautres situations dautres eacuteleacutements agrave analyser etc (ce quen biologie on appelle des exaptations - des adaptations utiliseacutees pour autre fonction)

Utilisation de meacuteta-outils par des corbeaux

Ces capaciteacutes supeacuterieures des animaux sociaux se trouvent eacutegalement confirmeacutees par des manifestations en nature par exemple en ce qui concerne lusage doutils ainsi on a vu que les corbeaux de Nouvelle Caleacutedonie font en nature deux types doutils des crochets fabriqueacutes agrave partir de branchettes et des feuilles deacutecoupeacutees agrave coup de bec en forme de scie

Des donneacutees de laboratoire dAlex Taylor et collegravegues264 sur cette mecircme espegravece montrent que ces corbeaux vont spontaneacutement utiliser un objet comme outil pour semparer dun autre objet qui servira doutil cette utilisation dun outil sur un autre - dun meacuteta-outil - est consideacutereacutee par certains comme une eacutetape cruciale de leacutevolution des hominideacutes

Les auteurs ont placeacute les corbeaux dans une situation ougrave la nourriture eacutetait dans une boicircte trop eacutetroite et profonde pour y mettre le bec ou la patte (agrave droite sur limage) Il y avait aussi deux cagettes dont lune contenait un bacirctonnet de longueur suffisante pour reacutecupeacuterer la nourriture il eacutetait cependant inatteignable directement lui aussi Un autre bacirctonnet plus court eacutetait agrave porteacutee devant les cagettes La solution consistait agrave prendre le petit bacirctonnet lutiliser pour reacutecupeacuterer le bacirctonnet plus grand pour finalement aller chercher la nourriture

Une partie des oiseaux reacuteussit le test dembleacutee une autre partie met plus longtemps agrave comprendre Cela eacutetant on a bien des individus qui manifestent la capaciteacute agrave planifier une action en deux eacutetapes impliquant laction sur un outil pour pouvoir utiliser le second outil

La performance des corbeaux est comparable agrave celle des grands singes 5 gorilles sur 6 3 orangs sur 5 et 3 chimpanzeacutes sur 5 avaient montreacute cette capaciteacute dans des expeacuteriences de Mulcahy et al (2005) et pour les chimpanzeacutes de Koumlhler (1925)

Dautres expeacuteriences plus reacutecentes de la mecircme eacutequipe sur les Corvideacutes montrent que certains individus peuvent coordonner des moyens et des buts sur trois eacutetapes

263 Lorigine eacutevolutive des capaciteacutes intellectuelles humaines est lun des problegravemes les plus difficiles de la biologie du comportement Souvent la question est traiteacutee comme ne pouvant ecirctre abordeacutee que par des eacutetudes dobservation des primates supeacuterieurs Mais certains des facteurs qui conduisent agrave leacutevolution de lintelligence humaine sont probablement geacuteneacuteraux et ont ducirc avoir des effets sur les capaciteacutes cognitives et lorganisation dautres espegraveces de verteacutebreacutes Les expeacuteriences et les reacutesultats preacutesenteacutes ici deacutemontrent la possibiliteacute de tester des hypothegraveses sur leacutevolution des capaciteacutes intellectuelles en travaillant avec des espegraveces autres que des primates 264 Taylor A H Hunt G R Holzhaider J C and Gray R D (2007) Spontaneous metatool use

by New Caledonian crows Current Biology 17 1504-7

134

voire bien davantage Un oiseau star 007 aussi du laboratoire de Taylor a pu ainsi construire la concateacutenation de huit eacutetapes pour arriver agrave se saisir de la nourriture On trouve la videacuteo de cet exploit sur Youtube265 Notons au passage que ces oiseaux sont des individus sauvages captureacutes et testeacutes durant six mois avant decirctre relacirccheacutes

Mais lintelligence et la vie sociale ne suffisent pas

[BOY] Malgreacute ce quon pourrait croire ladaptation par eacutevolution culturelle cumulative (baseacutee sur limitation vraie) nest apparemment pas un sous-produit ineacutevitable de lintelligence et de la vie sociale

Pour preuve les ceacutebideacutes (capucins etc) sont parmi les creacuteatures les plus intelligentes En nature ils utilisent des outils et reacutealisent des comportements complexes et en captiviteacute on peut leur apprendre des tacircches tregraves exigeantes Les ceacutebideacutes vivent en groupes sociaux et ont tout agrave fait loccasion dobserver le comportement dautres membres de leur espegravece Mais apparemment ils napprennent jamais rien par imitation ceci suggegravere que limitation nest pas un sous-produit automatique de lintelligence et des occasions fournies par la vie sociale Il semblerait plutocirct que des meacutecanismes psychologiques speacutecifiques sont neacutecessaires et ont ducirc eacutevoluer sous des pressions speacutecifiques

Ceci suggegravere agrave son tour que les meacutecanismes psychologiques qui permettent aux humains dapprendre par imitation sont des adaptations qui ont eacuteteacute mises en place par la seacutelection naturelle car la culture est avantageuse

Cela dit il se pourrait aussi que les capaciteacutes dimitation soient un sous-produit dune autre adaptation la bipeacutedie la communication vocale complexe la capaciteacute de tromper autrui

La culture agit en retour sur les meacutecanismes cognitifs

Faut-il penser que le milieu socio-culturel dans lequel est inseacutereacute lindividu modifie sa tendance agrave imiter

Tomasello Savage-Rumbaugh et Kruger266 ont compareacute en 1993 des bonobos et chimpanzeacutes eacuteleveacutes par leur megravere dautres accultureacutes267 (eacuteleveacutes comme des enfants humains et exposeacutes agrave un systegraveme de communication langagier) 8 enfants humains de 18 mois ainsi que 8 de 30 mois Les deux groupes de chimpanzeacutes avaient eacuteteacute preacutepareacutes agrave la tacircche sur plusieurs jours en eacutetant mis dans des situations de tacircches dimitation268

On a preacutesenteacute agrave chaque sujet 16 nouveaux objets (surtout de loutillage levier pince bobine adapteacutes pour que les sujets puissent les utiliser) dans lespace de

265 httpyoutubeAVaITA7eBZE 266 Tomasello M Savage-Rumbaugh S amp Kruger AC (1993) Imitative learning of actions on objects by children chimpanzees and enculturated chimpanzees Child Development 64(6) 1688-1705 267 Bonobos Kanzi Panbanisha chimpanzeacute Panzee Ces sujets avaient eacuteteacute eacuteleveacutes degraves lenfance en contact permanent avec des humains et participaient quotidiennement au mecircme genre dactiviteacutes que des enfants auraient faites On les encourageait agrave sinteacuteresser agrave des objets de maniegravere en mecircme temps que les humains (attention partageacutee) et agrave agir sur ces objets De plus tous ces singes ont eacuteteacute exposeacutes agrave la parole humaine et agrave un systegraveme de communication par lexigrammes Voir Savage-Rumbaugh et al 1986 268 Pas deacutecrites dans larticle

135

deux jours Pour douze de ces objets un expeacuterimentateur humain deacutemontrait une action simple puis une action complexe (cela pouvait ecirctre par exemple ouvrir une boicircte de peinture avec un levier) et demandait au sujet de faire comme lui Pour les 4 derniers objets une seule action eacutetait deacutemontreacutee et lordre dimiter neacutetait donneacute que 48 heures plus tard

Des personnes travaillant sans connaicirctre les hypothegraveses de leacutetude ont ensuite codeacute les comportements enregistreacutes sur videacuteo et ont mesureacute (a) si le sujet reproduisait le but de laction et (b) sil reproduisait les moyens (cest-agrave-dire le deacuteroulement de laction)

Pour ce qui est de limitation immeacutediate les chimpanzeacutes eacuteleveacutes par leur megravere ont obtenu des scores dimitation bien infeacuterieurs agrave ceux des enfants de 18 et 30 mois et des chimpanzeacutes accultureacutes aupregraves des humains (accessoirement pour limitation retardeacutee de 48 heures les seuls agrave y parvenir eacutetaient les chimpanzeacutes accultureacutes) En reacutesumeacute les chimpanzeacutes eacuteleveacutes avec leur megravere ne reproduisent pas les actions les autres (chimpanzeacutes accultureacutes chez les humains et beacutebeacutes humains) oui269

269 [Les auteurs pp 1701-1702 jusfifient ainsi leur maniegravere dinterpreacuteter leurs reacutesultats] There are three explanations for these findings that immediately suggest themselves First the mother reared chimpanzees have had less experience with human artifacts than the other those groups of subjects (although they have had some experience) and it is thus possible that the differences observed are not due to differences of imitative learning per se but rather to differences in the abilities of subjects to perform the experimental actions We do not believe that this interpretation is correct for two reasons First caretakers familiar with the animals chose the experimental objects and actions to be within the performance capabilities of the subjects including the mother-reared chimpanzees Second the mother-reared chimpanzees showed no signs of having any more difficulty performing the target actions than at least some of the other subjects In both sets of trials for which there were no demonstrations free play and teaching trials the mother reared chimpanzees performed the target actions as often or more often than at least one other group of subjects usually the 18 month old children In the free play period all four groups of subjects performed the simple tasks equally often and the mother reared chimpanzees and 18 month old children performed the complex actions equally often as well In the teaching trials administered only after trials on which subjects had not imitated successfully the mother reared chimpanzees successfully performed both types of target actions proportionally as often as the 18-month old children It is thus unlikely that the poorer performance of the mother reared chimpanzees can be attributed to lesser cognitive or motoric abilities with the tasks at hand A second possible explanation concerns the subjects understanding of what they were to do in the experimental session We adopted for this study a Do what I do format (see Whiten amp Ham 1992 for a discussion) This required some means of communicating to subjects that their task was to reproduce in their own behavior the demonstrated actions This was communicated to the human children by means of linguistic and nonlinguistic instructions from the experimenter Both groups of chimpanzees on the other hand were given some training in what was expected of them prior to our experiment The problem is that it is possible that the mother reared chimpanzees still did not understand what they were supposed to do in the same way as other subjects perhaps because their ability to communicate with human experimenters is not as sophisticated Once again however we do not believe that this was a major factor in determining our results Mother reared chimpanzees performed the target actions or attempted to do so (by producing the means only) much more after a demonstration than they did during the free play period demonstrating at the very least the effect of their having watched the demonstration and possibly their understanding of the instructions in some very general sense Further evidence for this interpretation is the fact that they clearly expected praise when they successfully imitated the demonstration (eg by looking to the experimenter expectantly) and they showed signs of guilt when they were not cooperating (eg by looking away and down) Finally when only those trials in which subjects seemed to be attempting to perform the target behavior were analyzed (ie by eliminating the subset of Neither trials in which the subject seemed to not be cooperating at all) mother reared

136

De maniegravere geacuteneacuterale les eacutetudes y compris reacutecentes montrent que les chimpanzeacutes non accultureacutes ne copient pas des actions nouvelles Comme le soulignent Tennie et al (2012) suite agrave une eacutetude sur limitation par des chimpanzeacutes

Our study supports the idea that non-enculturated chimpanzees generally do not (or even cannot) copy novel actions (hellip) Together with the apparent rareness of copying of familiar actions (hellip) our results suggest the following Chimpanzees do not readily action copy in general (based also on a literature reviewhellip) It takes special situations andor subjects in order even to copy familiar actions (contextual imitation) which renders the evolution of culture in chimpanzees a difficult and highly unlikely process (hellip) This data would suggest that non-enculturated chimpanzees could not sustain a culture based even to a small degree on the copying of actions

Il reste une question eacutepineuse Lacculturation permet-elle simplement de faire sexprimer des capaciteacutes dapprentissage par imitation preacutesentes dans lespegravece (mais qui ne deviennent apparentes quagrave cause de lenvironnement enrichi veacutecu par les singes accultureacutes) Ou est-ce que la socialisation humaine geacutenegravere des capaciteacutes atypiques semblables agrave celles des humains

Une parenthegravese Le chien - comme lenfant

Apregraves avoir eacuteteacute longtemps neacutegligeacute car consideacutereacute comme un animal domestique-donc-deacutegeacuteneacutereacute Canis familiaris270 est depuis le deacutebut du 21egraveme siegravecle au coeur dune veacuteritable explosion deacutetudes cognitives et en effet comme chaque proprieacutetaire de chien (pas neacutecessairement tregraves objectif il est vrai) vous le dira les chiens montrent des capaciteacutes cognitives tout agrave fait eacutetonnantes - et inattendues pour un carnivore pas excessivement enceacutephaliseacute compareacute aux primates La lecture de lamusant et fascinant ouvrage de Brian Hare et Vanessa Woods The Genius of Dogs271 en convaincra mecircme le lecteur le plus sceptique

Nous reviendrons plus loin en deacutetail sur ces capaciteacutes Mais remarquons ici deacutejagrave que le chien est accultureacute parmi les humains depuis tregraves longtemps la ligneacutee de loups qui a donneacute les chiens aurait commenceacute agrave diverger des autres loups il y a 100000 ans lanalyse de lADN mitochondrial des chiens laisse supposer une reacuteelle domestication entre il y a 40000 et 15000 ans et les traces indiscutables de domestication du chien ont environ 15000 ans272 Les chiens ont probablement

chimpanzees were still well below the other three groups in imitative (Both) behaviors and well above them in Neither behaviors A third possibility and the one that we prefer is that what we observed in this study were genuine differences in the imitative learning abilities of enculturated and mother reared chimpanzees This would accord with previous research finding little if any imitative learning of tool use by mother-reared chimpanzees (Nagell et al 1993 Tomasello et al 1987) and some signs of imitative learning of actions on objects in a single enculturated chimpanzee (Hayes amp Hayes 1951 1952) A careful analysis of all of the reported anecdotes of chimpanzee imitative learning of actions on objects (collated by Whiten amp Ham 1992) shows this same enculturated versus mother reared split We conclude thus that the process of what we have been calling enculturation is necessary if the capacity of chimpanzees to imitatively learn from others actually becomes phenotypically expressed during ontogeny 270 Certains chercheurs preacutefegraverent Canis lupus familiaris 271 [HAW] en bibliographie 2013 Voir aussi [MIK] 272 cf Savolainen P et al (2002) Genetic evidence for an East Asian origin of domestic dogs Science 298 1611-1613 Le chat au contraire nest domestiqueacute que depuis un temps tregraves court environ 4000 ans cf Serpell JA (2000) Domestication and history of the cat In The Domestic Cat

137

commenceacute par suivre des groupes de chasseurs-cueilleurs (profitant ainsi des restes de la chasse) ce qui les a ameneacutes agrave abandonner leur territorialiteacute et les a isoleacutes reproductivement des autres loups273 comme on le voit actuellement pour une population de loups migrateurs au Canada (ils suivent les caribous mais au retour dans les territoires de deacutepart ils ne se reproduisent plus avec les autres loups)

Durant ces dizaines de milliers danneacutees les humains ont exerceacute des pressions de seacutelection (implicitement ou explicitement) qui ont faccedilonneacute les chiens pour en faire des animaux aptes agrave vivre parmi les hommes agrave les comprendre et agrave leur obeacuteir Les diffeacuterentes races reacutesultent elles aussi de la seacutelection artificielle les humains ayant choisi pour la reproduction les individus qui correspondaient le plus agrave leurs besoins du moment dans diffeacuterentes fonctions (chien de berger chien de chasse chien de pecirccheur ou chien de compagnie) On compte actuellement plus de 350 races de chiens dont une analyse geacutenomique274 reacutecente portant sur 161 races a pu eacutetablir le cladogramme deacutetailleacute qui se divise en 23 clades distincts

De plus au niveau des individus les chiens sont eacutegalement degraves un tregraves jeune acircge inseacutereacutes dans le milieu des humains Le jeune chien dans un eacutelevage par exemple est socialiseacute sur les ecirctres humains condition sine qua non pour que son comportement soit normal en preacutesence dhumains par la suite Aussi bien au niveau phylogeacuteneacutetique quau niveau ontogeacuteneacutetique les chiens portent la marque des humains et de la socieacuteteacute humaine Sil est vrai comme on le suggeacuterait plus haut que le milieu humain encourage le deacuteveloppement de compeacutetences socio-cognitives et imitatives de type humain peut-on alors trouver des capaciteacutes imitatives complexes chez le chien

Avant tout il faut savoir que les chiens (ou du moins certains individus) sont capables dimiter sur ordre apregraves un entraicircnement approprieacute ainsi que la montreacute une seacuterie deacutetudes275 Il faut noter queacutetant donneacute son anatomie diffeacuterente le chien reproduit laction en se fondant sur des actes moteurs diffeacuterents ce qui implique eacutevidemment une repreacutesentation de haut niveau (c-agrave-d pas simplement au niveau des deacutetails des actions motrices) de laction agrave entreprendre Mais le chien se repreacutesente-t-il quautrui a des intentions et mecircme quelles sont ces intentions Deux eacutetudes tregraves fines lune chez lenfant en bas acircge lautre inspireacutee de la premiegravere chez le chien vont nous apporter ici un deacutebut de reacuteponse

The Biology of its Behaviour 2nd edn (Ed by DC Turner amp P Bateson) pp 179-192 Cambridge University Press Des donneacutees morphologiques de 2012 indiquent une domestication effective du chien encore plus ancienne en -33000 cf Nikolai D Ovodov Susan J Crockford Yaroslav V Kuzmin Thomas F G Higham Gregory W L Hodgins Johannes van der Plicht (2011) A 33000-year-old incipient dog from the Altai mountains of Siberia evidence of the earliest domestication disrupted by the last glacial maximum PLoS ONE 6 (7) 273 Thalmann O Shapiro B Cui P Schuenemann V J Sawyer S K Greenfield D L amp Wayne R K (2013) Complete mitochondrial genomes of ancient canids suggest a European origin of domestic dogs Science 342(6160) 871-874 274 Parker H G et al (2017) Genomic analyses reveal the influence of geographic origin migration and hybridization on modern dog breed development Cell Reports 19(4) 697-708 275 Voir par exemple Topaacutel J Byrne R W Mikloacutesi A amp Csaacutenyi V (2006) Reproducing human actions and action sequencesldquoDo as I Dordquo in a dog Animal cognition 9(4) 355-367 ainsi que le livre [MIK]

138

Imitation seacutelective chez lenfant

Gergely et ses collegravegues en Hongrie ont reacutealiseacute une variante276 dune expeacuterience originelle de Meltzoff277 sur des enfants de 14 mois Dans cette expeacuterience en preacutesence du beacutebeacute tenu sur les genoux de sa megravere et observant la scegravene un modegravele adulte allumait une lampe de maniegravere inhabituelle avec la tecircte Soit le modegravele seacutetait mis une couverture sur le dos (pour se proteacuteger du froid) mais avait les mains libres et poseacutees sur la table de part et dautre de la lampe soit il seacutetait enrouleacute dans la couverture quil tenait serreacutee autour de lui et donc ses mains neacutetaient pas utilisables

Les beacutebeacutes revenaient une semaine plus tard et eacutetaient placeacutes devant la lampe Ils pouvaient alors essayer de lallumer 75 des enfants qui avaient un modegravele mains libres ont utiliseacute la tecircte contre seulement 27 de ceux qui avaient eu pour modegravele la personne enrouleacutee dans sa couverture Les autres utilisaient le geste qui est le plus spontaneacute dans cette situation c-agrave-d dallumer avec la main

Gergely et al expliquent donc que les enfants imitent mais analysent la rationaliteacute du comportement du modegravele Limitation chez ces enfants de 14 mois est un processus dinterpreacutetation seacutelective des intentions dautrui

Cette capaciteacute dimitation seacutelective ne se montrait apparemment pas chez les enfants compareacutes aux chimpanzeacutes dans lexpeacuterience de Horner et Whiten Comment expliquer la diffeacuterence

Dans une revue plus reacutecente278 Over et Carpenter se sont inteacuteresseacutees agrave faire la somme des influences subies par lenfant et qui pourraient expliquer que sa forme dimitation diffegravere dune situation agrave lautre Elles concluent que limitation ne peut pas ecirctre comprise sans prendre ne compte le contexte social Lenfant disent ces auteurs (1) poursuit agrave la fois des buts dapprentissage et des buts sociaux (2) sidentifie plus ou moins au modegravele et au groupe social en geacuteneacuteral et (3) est soumis agrave des pressions sociales qui le poussent agrave imiter dune certaine maniegravere

Ainsi dans une situation ougrave les enfants ressentent une forte pression sociale agrave imiter (par exemple en face dun maicirctre ou geacuteneacuteralement dun adulte) ils peuvent agir dune maniegravere qui paraicirct irrationnelle comme lorsquils imitent des actions de toute eacutevidence inutile

Chez les chiens aussi

La capaciteacute dimitation seacutelective manifestant une analyse fine de laction dun agent intentionnel peut-elle ecirctre observeacutee chez le chien

276 Gergely G Bekkering H amp Kiraacutely I (2002) Rational imitation in preverbal infants Nature 415 755 Un meacutemoire interne de 2001 intituleacute Rational imitation of goal-directed actions in 14-month-olds contient un peu plus de deacutetails et dillustrations 277 Meltzoff et Moore (1977) sont les chercheurs qui ont reacutealiseacute des eacutetudes controcircleacutees de limitation de la protrusion de la langue de louverture de la bouche et de la protrusion des legravevres chez des nouveau-neacutes 278 Over H amp Carpenter M (2012) Putting the social into social learning Explaining both selectivity and fidelity in childrens copying behavior Journal of Comparative Psychology 126(2) 182

139

Range279 et al (2007) ont fait une expeacuterience semblable agrave celle de Gergely sur limitation seacutelective chez lenfant dans laquelle des chiens devaient obtenir une reacutecompense en agissant sur une poigneacutee en tirant dessus la nourriture qui eacutetait dans une boicircte au-dessus de lindividu tombait au sol Un chien-modegravele avait eacuteteacute dresseacute agrave agir sur la poigneacutee non avec la bouche (ce qui est le comportement naturel des chiens dans cette situation) mais avec la patte De plus ce modegravele pouvait avoir la bouche occupeacutee par une balle ou non

Les chiens sont testeacutes un par un reacutepartis en trois groupes denviron 20 sujets chacun un groupe controcircle (qui na pas affaire agrave un modegravele) un groupe qui voit le modegravele agir avec la patte alors quil a la gueule occupeacutee et ne peut donc pas lutiliser un groupe qui voit le modegravele agir avec la patte alors quil a la gueule libre (pas de balle) Chaque chien apregraves avoir vu le modegravele agrave lœuvre est libre dessayer agrave son tour dobtenir la nourriture

Les chiens du groupe controcircle utilisent majoritairement la bouche pour tirer sur la poigneacutee (comme on sy attendait) Il en va de mecircme pour les chiens qui ont vu le chien-modegravele utiliser sa patte avec la bouche occupeacutee dans ce cas-ci ils ne suivent pas le modegravele Par contre les chiens qui ont vu le dernier cas - le modegravele utilise sa patte alors que sa bouche est libre - vont en majoriteacute utiliser la patte pour agir sur la poigneacutee Cest donc quils nimitent le comportement exact du modegravele que quand celui-ci semble bien avoir lintention dutiliser la patte (puisquil na rien dans la bouche il pourrait utiliser la bouche mais il ne le fait pas)

Ces capaciteacutes du chien sont donc tout agrave fait semblables agrave celles que lon observe chez les enfants de 14 mois ce qui est tout de mecircme surprenant pour un carnivore ayant un cerveau nettement moins complexe que celui dun primate anthropoiumlde

Retour aux singes de Tomasello

Tomasello et al avaient conclu de leurs divers reacutesultats that a human-like sociocultural environment is an essential component in the development of human-like social-cognitive and imitative learning skills for chimpanzees and perhaps for human beings as well Ces auteurs supposent donc que lenvironnement socioculturel de type humain est neacutecessaire au deacuteveloppement de compeacutetences socio-cognitives et imitatives de type humain

Dans cette optique pour reproduire les strateacutegies comportementales dautrui il faut comprendre ses intentions et cette compreacutehension ne se deacuteveloppe que dans le contexte de certains types dinteractions avec autrui En particulier lindividu qui apprend doit ecirctre traiteacute comme ayant des intentions lautrui encourage lattention et les comportements de lapprenti qui ont pour cible un objet dinteacuterecirct mutuel

Cortex preacutefrontal et utilisation doutils

[BRA-185 et suivantes] Lutilisation complexe doutils est eacutevidemment un sous-ensemble des actions intentionnelles planifieacutees orienteacutees vers un but Lecirctre humain y excelle en effet relativement aux autres espegraveces de verteacutebreacutes les humains ont acquis une capaciteacute particuliegravere agrave preacutedire et agrave planifier et agrave initier les

279 Range F Viranyi S amp Huber L (2007) Selective imitation in domestic dogs Current Biology 17 868-872

140

reacuteponses approprieacutees tout en inhibant celles qui ne le sont pas Cette capaciteacute avanceacutee quon peut deacutecrire par le terme geacuteneacuteral de fonctions exeacutecutives est sous le controcircle du cortex preacutefrontal cest lui qui sous-tend notre capaciteacute agrave penser agrave planifier agrave modeacuteliser la reacutealiteacute

Ces reacutegions frontales280 ont longtemps constitueacute un mystegravere On sait maintenant quelles nont pas de fonction sensorielle ou motrice simple et quelles jouent surtout un rocircle de planification et dexeacutecution de supervision organisant les buts les intentions et seacutelectionnant les seacutequences dactions volontaires qui megravenent agrave la reacutealisation de ces buts Cest en grande partie dans les reacutegions preacutefrontales que reacuteside notre personnaliteacute

Chez lhumain les reacutegions frontales sont tregraves grandes elles repreacutesentent un tiers du neacuteocortex On a longtemps cru quelles eacutetaient plus grandes chez lhumain que chez les singes cest vrai si on considegravere les primates non humains en bloc mais en reacutealiteacute le lobe frontal est pratiquement aussi deacuteveloppeacute proportionnellement chez les anthropoiumldes (agrave lexception des gibbons) que chez les humains comme le montre pex une eacutetude par IRM structurelle sur des sujets vivants (une technique qui eacutevite les erreurs dues au reacutetreacutecissement des cerveaux disseacutequeacutes) reacutealiseacutee par Semendeferi et al (2002)281 Sil y a avantage frontal chez lhumain il reacuteside plus dans la connectiviteacute supeacuterieure (ie il y a davantage de matiegravere blanche) et dans les aires speacutecialiseacutees que dans le simple volume du cortex frontal

Des outils quasi-oldowayens latelier des singes

Leacutequipe de Boesch282 a appliqueacute les techniques archeacuteologiques classiques agrave lexcavation de sites (anciens ateliers de cassage de noix) dans la forecirct de Taiuml

Les outils excaveacutes dans ces ateliers fossiles vieux de 4300 ans et davantage tombent selon les auteurs283 dans lempan de paramegravetres morphologiques et de taille qui correspondent aux plus anciens artefacts oldowayens (lieacutes typiquement

280 Le lobe frontal est diviseacute en six reacutegions Le cortex moteur speacutecialiseacute dans le controcircle volontaire des mouvements (notamment des mouvements fins) il intervient peu dans les mouvements automatiques non appris (2) Le cortex lateacuteral preacutemoteur reccediloit des entreacutees du cortex parieacutetal (aspects spatiaux) et du cervelet (coordination musculaire) et assure en sortie vers le cortex moteur la seacutelection des mouvements approprieacutes (3) Le cortex preacutemoteur meacutesial (incluant laire motrice suppleacutementaire) est impliqueacute dans les activiteacutes volontaires geacuteneacutereacutees de maniegravere interne plutocirct quen reacuteponse agrave un stimulus il reccediloit des entreacutees du ganglion basal via le thalamus en lien avec le seacutequenccedilage du comportement Les aires motrice suppleacutementaires ferment la boucle en ayant des sorties sur le cortex moteur le cervelet et le ganglion basal (4) Les champs visuels frontaux se situent devant le cortex preacutemoteur et assurent le controcircle des mouvements exploratoires des yeux et les fixations (5) Le cortex preacutefrontal dorso-lateacuteral est encore plus en avant son rocircle est plus geacuteneacuteral il est impliqueacute lorsque la reacuteponse doit ecirctre retardeacutee ou lorsque des deacutecisions doivent ecirctre prises (geacuteneacuteration dhypothegraveses planification orientation vers un but) ses outputs vont vers les cortex lateacuteral et preacutemoteur meacutesial ainsi que vers le ganglion basal (6) Le cortex ventral (orbitofrontal) est agrave la base des lobes frontaux et reccediloit des entreacutees des reacutegions limbiques du lobe temporal de lhippocampe et de lamygdale ses sorties suivent le mecircme chemin et ciblent le systegraveme nerveux autonome (pulsions reacutecompenses recherche de nouveauteacute exploration) il agit aussi sur le systegraveme dopaminergique [BRA-186 ssq] 281 Semendeferi K Lu A Schenker N Damasio H (2002) Humans and great apes share a large frontal cortex Nature Neuroscience 5 272-276 282 Mercader J Panger M Boesch C (2002) Excavation of a chimpanzee stone tool site in the african rainforest Science 5572 1452-1455 Mercader J et al (2007) 4300-year-old chimpanzee sites and the origins of percussive stone technology PNAS 104 (9) 3043-3048 283 Mais ce nest pas lavis de tout le monde

141

aux australopithegraveques de type robuste ou paranthropes)284 Et pourtant eacutevidemment ces outils-ci ont eacuteteacute fabriqueacutes par des chimpanzeacutes

Les chimpanzeacutes sont-ils sur le mecircme chemin culturel que nos ancecirctres mais avec du retard Et dailleurs que sest-il passeacute agrave partir du moment ougrave les australopithegraveques etou les premiers repreacutesentants du genre Homo peut-ecirctre de la mecircme maniegravere que ces chimpanzeacutes actuels ont commenceacute agrave maicirctriser les techniques de cassage de pierres Comment et agrave quelle vitesse ont eacutevolueacute les techniques lithiques Devra-t-on supposer des transmissions de ces techniques par eacutemulation ou par imitation

10052017

Cognition sociale et Theacuteorie de lEsprit

Quatre espegraveces contemporaines

Ainsi quon la deacutejagrave mentionneacute aux alentours de -18 millions danneacutees quatre espegraveces dhominineacutes (au moins) peuplent les mecircmes reacutegions dAfrique aux alentours du lac Turkana Paranthropus boisei Homo rudolfensis Homo habilis et Homo ergaster285 Le premier est un australopithegraveque et les deux suivants sont maintenant consideacutereacutes comme appartenant aussi agrave ce genre Par contre Homo ergaster (ou early African H erectus) est le premier humain incontesteacute Ses proportions ressemblent deacutejagrave beaucoup agrave celles des humains modernes Les macircchoires et les dents sont semblables en dimension agrave celles des humains actuels le cerveau par contre na que 800-900 cm3 au deacutebut

Vers -25 millions danneacutees les australopithegraveques vrais disparaissent Vers -10 millions danneacutees cest au tour des paranthropes (australopithegraveques tardifs comme Paranthropus robustus et boisei) peut-ecirctre en raison dun reacutegime speacutecialiseacute en nourriture de faible qualiteacute (cf leurs macircchoire et dentition robustes voir plus loin)

Erectus et les bifaces de lAcheuleacuteen

Degraves environ -15 millions danneacutees et jusquagrave -300000 ans en Afrique Homo ergastererectus est systeacutematiquement associeacute agrave la culture dite acheuleacuteenne286 caracteacuteriseacutee par des outils plus aboutis (en particulier les bifaces) dabord de taille comparable aux choppers oldowayens puis devenant progressivement miniaturiseacutes Il faut noter cependant quon continuera tregraves longtemps agrave cocircteacute de ces outils sophistiqueacutes et dautres agrave faire des outils plus simples sans doute parce que ceux-ci suffisent dans bien des cas

[BRA-181] Alors que ces artefacts oldowayens simples semblaient nexiger quun modegravele mental tregraves simple (cest essentiellement la taille forme et nature du

284 Voir aussi Bradshaw [BRA] pages 178 ssq 285 Des eacutetudes reacutecentes (publieacutees en septembre 2013) de leacutequipe de Zollikofer agrave Zurich baseacutees sur la deacutecouverte dune seacuterie de cracircnes bien conserveacutes en Geacuteorgie qui montrent une grande variation alors quils proviennent sans doute de la mecircme espegravece remettent en cause cette multipliciteacute despegraveces contemporaines Et sil seacutetait agi de variations morphologiques agrave linteacuterieur dune seule espegravece Cf Lordkipanidze D et al (2013) A complete skull from Dmanisi Georgia and the evolutionary biology of early Homo Science 342 326-331 286 De St-Acheul une localiteacute franccedilaise en Picardie pregraves dAmiens

142

mateacuteriel brut - le galet - qui deacutetermine le reacutesultat mecircme si les artisans eacutetaient capables didentifier les bons angles de frappe) les artefacts acheuleacuteens avec leur standardisation et leur symeacutetrie indiquent que lartisan avait une repreacutesentation preacutecise du but agrave atteindre

Par ailleurs leur manufacture est cognitivement plus exigeante impliquant des aires ceacutereacutebrales diffeacuterentes avec notamment une plus grande implication de la meacutemoire de travail visuo-spatiale (gyrus precentral ventral) de linteacutegration multisensorielle (cortex temporal) et de la planification (aire motrice suppleacutementaire) Ceci a eacuteteacute montreacute dans une eacutetude287 ougrave des sujets avaient eacuteteacute entraicircneacutes agrave fabriquer des outils oldowayens ou acheuleacuteens et ensuite le faisaient alors quon enregistrait leur activiteacute corticale par fNIRS (functional near-infrared spectroscopy spectroscopie fonctionnelle par infrarouge proche) on pouvait donc comparer leur activiteacute ceacutereacutebrale pour les deux types doutils

La raison decirctre de la forme des bifaces reste un mystegravere symeacutetrique aplatie en forme de goutte et avec une lame tout autour - pourquoi faire On peut peut-ecirctre se demander si la forme eacutetonnante de ces artefacts provient de consideacuterations estheacutetiques ainsi dans le contexte du choix de partenaire sexuel la symeacutetrie des ornements (plumes bois) et de lanatomie est perccedilue comme attirante dans le regravegne animal en geacuteneacuteral car elle traduit une plus grande reacutesistance aux perturbations de deacuteveloppement288 Parfois la symeacutetrie qui sert de critegravere de choix sest exporteacutee au cours de leacutevolution vers des eacuteleacutements exteacuterieurs au corps Ainsi le macircle de loiseau satin (Ptilonorhynchus violaceus) construit un berceau en forme dalleacutee qui deacutebouche sur une esplanade ougrave sont exposeacutees des deacutecorations coquilles cailloux plumes objets manufactureacutes La femelle de passage explore les berceaux et deacutecide si elle accepte ou non de saccoupler avec le constructeur La symeacutetrie du berceau semble ecirctre un des critegraveres qui influencent le choix de la femelle

Chez Homo ergaster la symeacutetrie - ou plus geacuteneacuteralement la qualiteacute - du biface rendait-elle lartisan (macircle ou femelle) plus deacutesirable aux yeux de lautre sexe Cette explication est proposeacutee par Denis Dutton dans une merveilleuse confeacuterence de TED illustreacutee presque en temps reacuteel par Andrew Park289 Il est vrai que lartisan H ergaster qui reacutealiserait un biface de belle qualiteacute montrerait des capaciteacutes cognitives (notamment perceptives de controcircle moteur fin et de planification) au-dessus de la moyenne et eacutevidemment ces capaciteacutes sont utiles dans dautres contextes (protection chasse et cueillette soins aux jeunes constructionhellip) ce qui leur donne une valeur adaptative et peut ecirctre inteacuteressant aux yeux du partenaire potentiel290

287 Putt S S Wijeakumar S Franciscus R G amp Spencer J P (2017) The functional brain networks that underlie Early Stone Age tool manufacture Nature Human Behaviour 1 0102 288 Cela est montreacute par les donneacutees expeacuterimentales en lien avec la question de lasymeacutetrie fluctuante 289 TED (Technology Entertainment Design - Ideas Worth Spreading) 2010 confeacuterence intituleacutee A Darwinian theory of beauty) lien vers la confeacuterence httpwwwtedcomtalkslangendenis_dutton_a_darwinian_theory_of_beautyhtml -- aller agrave 937 pour les bifaces) On la trouve aussi sous Youtube en cherchant ted dutton 290 Voir aussi pour une explication leacutegegraverement diffeacuterente Hiscock P (2014) Learning in lithic landscapes a reconsideration of the hominid ldquotoolmakingrdquo niche Biological Theory 9(1) 27-41 (Artifacts and their manufacturing processes probably acquired functions as social signalsmdashas honest signals of valuable capacities The magnification of these signals through competition

143

Plus simplement peut-ecirctre la symeacutetrie des bifaces rend leur prise en main rapide facile et efficace il suffit den saisir un pour sen convaincre De plus la forme complexe en fait de veacuteritables couteaux suisses du paleacuteolithique la pointe pour percer le talon pour frapper et casser la partie rectiligne pour couper et racler Le passage dune fonction agrave lautre se fait tregraves simplement par un changement de prise291 Il faut noter cependant quagrave ma connaissance aucun marquage (trace dusure) sur les bifaces trouveacutes ne vient confirmer un usage multiple de type couteau suisse Lapparente polyvalence de ces outils naurait donc eacuteteacute que latente Quant agrave leur eacuteventuel usage comme arme (suggeacutereacute par leur pointe redoutable il est vrai) aucun article que jai pu trouver ne le mentionne si cette forme suggegravere un fer de lance les bifaces ne montrent pas non plus de trace davoir eacuteteacute emmancheacutes

Homo ergaster erectus conquiert lAncien Monde

Tregraves tocirct (avant mecircme la mise au point des outils acheuleacuteens292) le genre Homo migre hors de lAfrique Homo ergaster Homo erectus293 conquiert tout lrsquoAncien Monde non atteint par la glaciation Afrique Europe du Sud Indoneacutesie Asie ses repreacutesentants les plus orientaux sont lHomme de Peacutekin et lHomme de Java

Mais tout porte agrave croire que lhistoire complegravete est encore plus eacutetonnante agrave Dmanisi en Geacuteorgie (agrave mi-chemin entre la Mer Noire et la Mer Caspienne) on a fait des trouvailles eacutetonnantes des petits cracircnes primitifs (600 cm3) Ces cracircnes dHomo georgicus sont les plus vieux cracircnes dhominideacutes hors dAfrique puisquils sont dateacutes de 1750000 ans et ce pourraient ecirctre dans ce cas les ancecirctres dHomo erectus (la forme asiatique plus tardive de H ergaster) Ils seraient alors originaires dune des premiegraveres radiations hors de lAfrique Lenvironnement de Dmanisi eacutetait rude (climat preacutedateurs) quest-ce qui a permis agrave ces hominideacutes dy migrer Quest-ce qui les y a pousseacutes Le mystegravere reste entier

Notons aussi que les cinq cracircnes trouveacutes cocircte agrave cocircte et donc issus de la mecircme espegravece preacutesentent (en raison des variations interindividuelles) des caractegraveres suffisamment diffeacuterents pour que sils avaient eacuteteacute trouveacutes en des endroits seacutepareacutes ils aient risqueacute decirctre attribueacutes agrave des espegraveces diffeacuterentes294 Cela souligne une fois

between knappers and through inspiring later craftspeople may account for a substantial amount of the accumulated elaboration visible in the archaeological record Consequently lithic artifacts operated as material symbols from an early time in hominid evolution) 291 Cest juste mon propre avis apregraves mecirctre amuseacute quelque temps avec mon biface mauritanien une tregraves belle piegravece acheuleacuteenne vieille de 300000 ans acheteacutee agrave un collectionneur 292 Ceci explique quau nord dune ligne est-ouest qui traverse lEurope et lAsie on ne trouve pas doutils acheuleacuteens les erectus qui sont alleacutes coloniser ces terres ne posseacutedaient pas encore cette technique 293 Homo ergaster lHomme artisan Homo erectus lHomme debout Suivant les auteurs ce sont une ou deux espegraveces Cf En 1991 Bernard Wood agrave leacutepoque agrave luniversiteacute de Liverpool [a proposeacute] de deacutesigner sous le nom dHomo ergaster le groupe africain [de fossiles dH erectus] plus geacuteneacuteraliste et plus primitif que le groupe indoneacutesien et chinois raquo Dans cette optique Homo erectus eacutetait deacutesormais consideacutereacute comme exclusivement eurasiatique Ce point de vue a eacuteteacute assez largement adopteacute et les fossiles africains autrefois attribueacutes agrave H erectus sont souvent preacutesenteacutes aujourdhui comme relevant dHomo ergaster une espegravece assez proche des H erectus asiatiques mais plus primitive Certains scientifiques sont cependant hostiles agrave une telle distinction (Wikipedia) 294 Lordkipanidze D de Leoacuten M S P Margvelashvili A Rak Y Rightmire G P Vekua A amp Zollikofer C P (2013) A complete skull from Dmanisi Georgia and the evolutionary biology of early Homo Science 342(6156) 326-331

144

encore la difficulteacute agrave reconstituer exactement larbre eacutevolutif des humains - pas par manque de fossiles mais en quelque sorte par excegraves

Caractegraveres

H ergaster est grand mince il a de longues jambes cest un vrai bipegravede terrestre de milieu aride Son intestin est court ce qui traduit une nourriture de meilleure qualiteacute Son cerveau de 900-1000 cm3 et donc deacutejagrave deacutemarqueacute nettement de tous les autres primates australopithegraveques compris absorbe deacutejagrave 17 de son budget eacutenergeacutetique total

Il est tregraves probablement sans pelage et nu car des eacutetudes geacuteneacutetiques indiquent que le pelage humain aurait disparu au plus tard il y a environ 1200000 ans et peut-ecirctre bien plus tocirct et les vecirctements ne semblent pas dater de plus de 170000 ans295 en tout cas chez Homo sapiens

Compareacute agrave ses preacutedeacutecesseurs ergastererectus preacutesente un moindre dimorphisme sexuel ce qui traduit probablement un remaniement du comportement socio-sexuel seacuteloignant du modegravele harem Ceci implique eacutegalement une plus grande similitude des comportements des macircles et des femelles

Ses dents sont franchement humaines son volume cracircnien passera progressivement agrave 1250 cm3 (chez erectus) Il taille eacutevidemment la pierre et finalement utilisera mecircme le feu

Quest-ce qui a pousseacute vers une augmentation du cerveau

Le cerveau a donc beaucoup grossi dans cette espegravece relativement agrave ses preacutedeacutecesseurs Une explication parfois invoqueacutee pour expliquer ce changement anatomique lusage doutils ne tient eacutevidemment pas On a vu plus haut que les outils les plus anciens dataient de bien avant ergaster vers -33 millions danneacutees

La reacuteponse tient sans doute au climat encore une fois Des changements climatiques (seacutecheresse et refroidissement progressifs) se sont accompagneacutes dune diminution dans la varieacuteteacute de la nourriture Alors que les australopithegraveques tardifs (paranthropes) reacutepondaient agrave cette pression de seacutelection en se speacutecialisant morphologiquement pour lexploitation des plantes tregraves dures (macircchoires robustes dentition renforceacutee comme le montre la comparaison avec celle dergaster) les Homo se speacutecialisaient eux cognitivement pour lrsquoexploitation de ressources exigeantes (difficiles agrave trouver et agrave apprecircter mais tregraves rentables) deux voies eacutevolutives divergentes deux morphologies speacutecialiseacutees tregraves diffeacuterentes296

Quest-ce qui a permis cette augmentation

Une autre part de la raison tient agrave des adaptations nouvelles qui permettent une meilleure thermoreacutegulation du cerveau un organe sensible agrave la tempeacuterature et

295 Rogers Iltis amp Wooding (2004) citeacute par Toups M A Kitchen A Light J E amp Reed D L (2011) Origin of clothing lice indicates early clothing use by anatomically modern humans in Africa Molecular biology and evolution 28(1) 29-32 Rogers et al ont utiliseacute les mutations du reacutecepteur agrave la meacutelanocortine I pour estimer lacircge de disparition du pelage Et dapregraves les eacutetudes de Toups et al sur les poux les vecirctements seraient eux apparus vers -170000 ans chez les humains modernes Par contre on na pas de donneacutees concernant lusage de vecirctements chez les erectus (car on na pas pu eacutetudier leurs poux) 296 Voir aussi les fossiles scanneacutes en 3D httpafricanfossilsorghominidsknmer-406o=1 et httpafricanfossilsorghominidsknmer-3733o=1

145

dautant plus quil est plus grand La station debout la minceur et les cheveux sur la tecircte constituent autant de protections contre le soleil297

Le refroidissement corporel par transpiration du corps nu qui remplace le refroidissement par halegravetement (quon observe par exemple chez les chiens) libegravere la respiration pour dautres fonctions et on peut supposer que cette eacutetape eacutetait neacutecessaire pour permettre plus tard lapparition dun langage vocal

Finalement laccroissement de la taille du cerveau gourmand en eacutenergie est aussi rendu possible par un reacutegime riche en calories Mais est-ce le fait de la consommation de viande (10 fois plus riche en eacutenergie que les feuilles deux fois plus que les fruits) ou de tubercules comme chez les australopithegraveques mais cuits cette fois

La chasse

Certains chercheurs pensent que cest la consommation accrue de viande qui a permis lamplification du cerveau des humains en libeacuterant des ressources deacutevolues au systegraveme digestif on se souviendra de Leslie Aiello et de limage repreacutesentant les proportions respectives de cerveau et dintestin telles quon les attendrait chez un primate moyen et telles quon les trouve chez lhomme La viande en effet est riche en calories et sa digestion est aiseacutee (moins de ressources neacutecessaires)

La consommation de viande aurait neacutecessiteacute des activiteacutes de chasse coordonneacutee par les macircles Ce type dexploitation neacutecessite un grand territoire 10 fois plus grand que celui que neacutecessite la cueillette est-ce lagrave la source des grandes migrations de cette espegravece

Quelques arguments ont eacuteteacute avanceacutes en faveur de lhypothegravese chasse

On trouve des associations de restes de grands onguleacutes et drsquooutils de pierre

On trouve des traces de transport des proies agrave un site lointain

Chez les chasseurs-cueilleurs actuels la structure est celle de familles nucleacuteaires avec division du travail les hommes allant agrave la chasse

A ces arguments on peut opposer les suivants

Il peut sagir de traces de deacutepeccedilage de charognes pas neacutecessairement de traces de chasse

Les indications de transports de proies ne sont pas sucircres

Comme on le voit dans les socieacuteteacutes de chasseurs-cueilleurs actuelles le rendement de la chasse au gros gibier est en fait infeacuterieur au rendement de la cueillette

297 La perte du pelage (on ne sait rien sur le pelage dergaster mais eacutevidemment on sait que sapiens na plus de pelage) est souvent expliqueacutee par lhypothegravese que ce serait un facteur de thermoreacutegulation Le passage de la forecirct agrave la savane aurait impliqueacute une plus grande exposition au soleil et nos ancecirctres auraient donc perdu leur couverture pileuse parce que cela leur permettait deacuteviter le surchauffement En fait la comparaison avec dautres espegraveces indique que ce raisonnement est faux les singes de savane ont en geacuteneacuteral une couverture pileuse plus dense que leurs cousins de forecirct car les poils assurent une bonne thermoreacutegulation Il existe toute une seacuterie dautres hypothegraveses pour expliquer la nuditeacute acquise des Homo Pour une revue de ces hypothegraveses voir Rantala M J (2007) Evolution of nakedness in Homo sapiens Journal of Zoology 273 1-7

146

De plus les traces attesteacutees de chasse organiseacutee ne datent que du Pleacuteistocegravene Moyen qui deacutebute en -780000 ans (encore que pas de trace ne veut pas dire pas de chasse et on sait au moins gracircce agrave des traces fossiles298 que des groupes derectus de sexe masculin se deacuteplaccedilaient ensemble)

[PIC-156] En fin de compte cette hypothegravese de la chasse est inteacuteressante et peut-ecirctre partiellement justifieacutee Mais si on compare les humains aux singes frugivores omnivores (et pas agrave tous les singes) la morphologie de leur tractus intestinal na rien de speacutecial (il nest pas si petit que ccedila) le reacutegime des erectus devait ecirctre encore fortement baseacute sur des veacutegeacutetaux

La cuisson des tubercules

Notre reacutegime au fond est encore aujourdhui celui des australopithegraveques Par contre un progregraves est venu changer la donne la cuisson (qui rend inutile en particulier pour les parties souterraines des plantes la mastication soutenue et la digestion longue et complexe)

Les plus anciennes traces dutilisation du feu incertaines datent de 14 million danneacutees cette peacuteriode charniegravere ougrave cohabitent plusieurs espegraveces Des traces de foyer associeacute agrave des traces derectus datent de plus dun million danneacutees (ceci implique eacutegalement une maicirctrise de la peur du feu)

Lrsquoutilisation reacuteguliegravere du feu en un seul endroit impliquant maicirctrise de lrsquoallumage est attesteacutee depuis 790000 ans299 en Israeumll Les traces claires de foyers structureacutes napparaissent que plus tard (600000-500000) mais il ny a pas besoin de foyers pour faire cuire des aliments (ainsi les feux des Pygmeacutees ne laissent aucune trace dans la forecirct au bout de quelques semaines)

Des chercheurs pensent que le chemin vers les grands cerveaux a pu passer par la cuisson des aliments les tubercules une fois cuits libegraverent facilement lamidon et fournissent le double deacutenergie En effet bien que tous les hominideacutes (y compris les australopithegraveques et les chimpanzeacutes) soient des mangeurs de viande leur reacutegime repose essentiellement sur des veacutegeacutetaux (cf appareil masticatoire) Cuire les tubercules ce qui double la possibiliteacute dassimiler lamidon a donc eacuteteacute un progregraves important300

Les grands-megraveres moteur de leacutevolution du cerveau

Hawkes OConnell301 et al (1999) proposent en addition agrave ce qui preacutecegravede un rocircle pour les grands-megraveres dans leacutevolution de la taille du cerveau humain Selon eux

298 Hatala K G Roach N T Ostrofsky K R Wunderlich R E Dingwall H L Villmoare B A amp Richmond B G (2016) Footprints reveal direct evidence of group behavior and locomotion in Homo erectus Scientific Reports 6 28766 299 Au site dit GBY Cf Goren-Inbar N et al (2004) Evidence of Hominin control of fire at Gesher Benot Yaaqov Israel Science 304 725-727 et Alperson-Afil N (2008) Continual fire-making by Hominins at Gesher Benot Yaaqov Israel Quaternary Science Reviews 27 1733-1739 300 En ce qui concerne la viande il en va dailleurs de mecircme Le temps de mastication de la viande cuite diminue dun facteur 5 ce qui libegravere du temps pour autre chose les calories sont plus facilement assimileacutees la macircchoire peut ecirctre moins puissante le cracircne voit sa morphologie se modifier ce qui autorise une augmentation du volume du cerveau 301 Hawkes K OConnell J F Blurton Jones N G Alvarez H amp Charnov E L (1999) Grandmothering menopause and the evolution of human life histories Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA 95 1336-1339

147

(ils se basent sur des observations sur des populations de chasseurs-cueilleurs actuelles) les femmes meacutenopauseacutees contribuaient (indirectement) agrave leur propre succegraves reproducteur en utilisant les tubercules quelles extrayaient du sol pour se nourrir elles-mecircmes et surtout pour nourrir leurs petits-enfants en voie de sevrage

En fait la meacutenopause des femmes est elle-mecircme un mystegravere eacutevolutif que cette hypothegravese essaie dexpliquer Aucune autre femelle de primate ne survit reacuteellement au-delagrave de sa peacuteriode reproductive302 et de maniegravere plus geacuteneacuterale on ne connaicirct de femelles meacutenopauseacutees agrave part chez les humains que chez des ceacutetaceacutes les orques les globiceacutephales tropicaux et les fausses orques303

Du fait de la longeacuteviteacute des grand-megraveres au-delagrave de leur peacuteriode de reproduction les megraveres (les filles de ces grand-megraveres) pouvaient sevrer leurs enfants (nourris aussi par les grands-megraveres) plus tocirct et donc recommencer un cycle de reproduction plus tocirct Les femmes meacutenopauseacutees (ces grand-megraveres justement) qui avaient une espeacuterance de vie supeacuterieure eacutetaient donc avantageacutees du point de vue reproducteur bien que neacutetant plus des reproductrices elles-mecircmes gracircce agrave leur longeacuteviteacute elles permettaient agrave leurs filles (et donc agrave elles-mecircmes) davoir plus de descendants304

Si on raisonne en termes eacutevolutifs ces femmes agrave plus grande longeacuteviteacute avaient donc plus de descendants que les femmes agrave moindre longeacuteviteacute et si la longeacuteviteacute est partiellement heacuteritable il sen suit que peu agrave peu lespeacuterance de vie post-meacutenopausale a ducirc augmenter (et par la mecircme occasion lespeacuterance de vie des macircles car elle est au moins partiellement lieacutee agrave celle des femelles) Selon les auteurs cet allongement de la vie a entraicircneacute agrave son tour une cascade de changements augmentation de la taille et surtout allongement de la dureacutee du deacuteveloppement et maturation ralentie ce qui agrave son tour aurait permis le deacuteveloppement dun plus grand cerveau305

302 Humans are unique among primates in a definitive postmenopausal phase of life that may have co-evolved with our exceptional longevity The chimpanzee age at menopause at about 52 years observed in captivity is close to their maximum lifespan In natural populations no postreproductive phase has been observed for chimpanzees or for shorter lived monkeys which also have definitive menopause in captivity The evolution of the extended post-reproductive phase of the human life history is a definitive human innovation () Finch C E (2014) The menopause and aging a comparative perspective The Journal of steroid biochemistry and molecular biology 142 132-141 303 Brent L J Franks D W Foster E A Balcomb K C Cant M A amp Croft D P (2015) Ecological knowledge leadership and the evolution of menopause in killer whales Current Biology 25(6) 746-750 Chez les orques le succegraves reproducteur des femelles meacutenopauseacutees se fait via celui de leurs fils quelles accompagnent et aident en effet les vieilles femelles sont les deacutetentrices de lexpeacuterience et conduisent le groupe lorsque la nourriture est difficile agrave trouver De maniegravere inteacuteressante alors quil en va de mecircme chez les eacuteleacutephants dAfrique il ny a pas de meacutenopause chez ceux-ci cf Lee P C Fishlock V Webber C E amp Moss C J (2016) The reproductive advantages of a long life longevity and senescence in wild female African elephants Behavioral ecology and sociobiology 70(3) 337-345 304 Bien entendu le succegraves reproducteur donc lrsquoeacutevolution est lieacute au nombre de descendants mais contrairement agrave ce qursquoon pense sans y reacutefleacutechir plus ce nrsquoest pas uniquement laquo les descendants qursquoon a soi-mecircme raquo 305 Ainsi que releveacute par une eacutetudiante une pression de seacutelection similaire est agrave lœuvre sur les megraveres elles-mecircmes Agrave partir dun certain acircge le risque de mourir en couches lors dune nouvelle grossesse avec le coucirct quil implique pour les enfants encore jeunes dont la megravere soccupe toujours nest plus compenseacute par le beacuteneacutefice reproducteur direct ducirc agrave la naissance suivante ce qui peut mettre en place une meacutenopause preacuteceacutedant la fin de la vie Il est agrave noter que dans ce cas cette dureacutee ne devrait augmenter que du temps neacutecessaire agrave rendre indeacutependants ses propres enfants

148

Cette hypothegravese tregraves inteacuteressante de par le fait qursquoelle explique lrsquoexistence de femmes acircgeacutees non reproductrices est neacuteanmoins difficile agrave veacuterifier On peut y opposer la constatation que pour que les grand-megraveres puissent jouer le rocircle que cette hypothegravese postule il faut quelles restent associeacutees agrave leurs petits-enfants donc quil y ait une philopatrie femelle Or chez les humains actuels cest la philopatrie macircle (ce sont les macircles qui restent sur place les femelles qui changent dendroit de vie et quittent le groupe pour un autre) qui est la regravegle et ceacutetait deacutejagrave le cas semble-t-il chez lHomme de Neacuteandertal306 Cependant la philopatrie est tregraves relative et partageacutee entre hommes et femmes chez les chasseurs-cueilleurs actuels307 la question reste donc ouverte

Conseacutequences sociales

Aussi bien la consommation de gros gibier que celle de tubercules cuits entraicircne des conseacutequences sur le plan des interactions sociales La chasse neacutecessite une coordination entre individus mais plus encore le partage des piegraveces de viande saccompagne neacutecessairement de comportements sociaux complexes impliquant eacutegalement une organisation spatiale particuliegravere (campements avec endroits speacutecialiseacutes pour le deacutebitage des piegraveces etc) Il en va de mecircme pour la nourriture cuite aussi bien en ce qui concerne la preacuteparation de la cuisson que le partage et la consommation elle-mecircme

[PIC-161] Si on propose agrave des chimpanzeacutes de la nourriture tregraves appreacutecieacutee les individus se livrent agrave des manifestations de joie et de contacts amicaux Ces comportements ont pour fonction de reacuteguler la distribution et de limiter le risque de conflits Chez les chimpanzeacutes comme chez les humains les repas sont formels les individus occupent toujours la mecircme place agrave table en fonction de leur statut En nature ce sont les nourritures les plus difficiles agrave obtenir et agrave preacuteparer (noix viande fourmis) qui font lobjet du plus grand investissement social deacutechange

Toutes ces coordinations sociales rendent la socieacuteteacute cognitivement complexe et il est avantageux pour les individus davoir un cerveau complexe permettant de geacuterer cette complexiteacute par un effet en retour un cerveau plus puissant autorise aussi la socieacuteteacute agrave devenir plus complexe avec des regravegles de plus en plus compliqueacutees impliquant de plus en plus de monde et ainsi de suite Ce nest sans doute pas un accident que chez les primates la taille relative du neacuteocortex est fortement lieacutee agrave la dimension des groupes sociaux308

Retour aux chimpanzeacutes

Les primates et la vie en socieacuteteacute pourquoi

[PIC-212] La motivation eacutevolutionnaire la plus probable pour leacutemergence de la vie en commun chez les primates diurnes est la pression de preacutedation la vie en commun offre une meilleure protection (deacutetection avanceacutee deacutefense plus efficace cf mobbing chez le merle)

306 Lalueza-Fox C et al (2010) Genetic evidence for patrilocal mating behavior among Neandertal groups PNAS 108 (1) 250-253 307 Marlowe FW (2005) Hunter-gatherers and human evolution Evolutionary Anthropology 14 54-67 308 Dunbar R I M (1998) The social brain hypothesis Evolutionary Anthropology 6(5) 178-190

149

Mais la vie en groupe a aussi des deacutesavantages notamment une concurrence accrue pour la nourriture (ainsi pour trouver assez de nourriture pour tous les macaques de grands groupes doivent se deacuteplacer plus longtemps) mais aussi pour les partenaires sociaux ou sexuels

Pression de preacutedation et concurrence sont donc opposeacutees309

Ces pressions opposeacutees ont donneacute lieu agrave une grande varieacuteteacute (encore grandement inexpliqueacutee) dorganisations socio-sexuelles chez les primates

Un facteur deacuteterminant semble ecirctre le type de ressource (nourriture partenaires sociaux sexuels) est-ce une ressource monopolisable ou non

Si elle est monopolisable on aura davantage dinteractions de type combat et une exacerbation des relations de dominance plus un animal est fort plus il peut sapproprier la ressource donc leacutevolution a meneacute agrave des dispositions orienteacutees vers la dominance (et des relations de neacutepotisme agrave cause de linclusive fitness formation de coalitions entre apparenteacutes)

Si la ressource est tregraves disperseacutee non monopolisable cest alors simplement le premier arriveacute qui est le premier servi ce qui est la cause dune plus grande eacutegaliteacute entre les individus mais si ressources sont limiteacutees cela implique eacutegalement une limitation active de la taille des groupes par exemple par exclusion des nouveaux venus

Chimpanzeacutes des relations entre macircles

Une particulariteacute est commune aux humains et aux chimpanzeacutes (et agrave eux seuls) il y a toleacuterance des macircles les uns envers les autres qui conduisent agrave des collaborations et agrave des alliances dans diffeacuterents contextes

Pour la chasse

[PIC-184]310 La chasse de verteacutebreacutes est rare chez primates mais toutes les populations de chimpanzeacutes chassent un peu Les chimpanzeacutes de Taiuml par contre sont de vrais chasseurs Ils chassent et consomment de la viande reacuteguliegraverement (186 g de viande par jour en moyenne pour les macircles) une activiteacute dont dautres singes les colobes font particuliegraverement les frais Dans ce milieu de forecirct dense un chasseur seul na pratiquement aucune chance dattraper sa victime La meilleure rentabiliteacute est obtenue par des groupes de 3-5 individus (voir pic de la partie supeacuterieure de la figure) Au contraire agrave Gombe un milieu plus ouvert il suffit de moins dindividus et un seul peut deacutejagrave avoir du succegraves

Une reacuteelle collaboration

La chasse a lieu en groupe mais est-elle collaborative Lexistence dun groupe nimplique pas collaboration (il faut coordination) le simple fait que les individus soient en mecircme temps en train de chasser nimplique pas coordination (ccedila peut

309 Ceci a donneacute lieu parfois agrave des associations entre espegraveces ayant des niches eacutecologiques diffeacuterentes les individus vivent ensemble (alarme plus efficace) mais ils ne sont pas en concurrence 310 Certains deacutetails relatifs agrave la chasse et quon trouve dans une monographie de bachelor reacutecente de la section de Biologie eacutecrite par Emilie Cavallo devraient ecirctre inteacutegreacutes ici dans lavenir

150

ecirctre simple coordination spatiale accidentelle tous attaquent en mecircme temps individuellement la mecircme proie)

La deacutefinition de la collaboration implique des actions diffeacuterentes et compleacutementaires faites de concert pour attraper la proie Chez les chimpanzeacutes on peut effectivement observer des rocircles speacutecifiques conducteur bloqueur rabatteur chasseur agrave laffucirct qui va pieacuteger la proie

Les diffeacuterentes populations de chimpanzeacutes nont pas la mecircme collaboration elle est eacuteleveacutee agrave Taiuml (77 des chasses en groupe) faible agrave Gombe (19) absente agrave Mahale et Ngogo Ceci sexplique par la difficulteacute de la chasse agrave Taiuml (un solitaire ne reacuteussit qu 16 des chasses un groupe 36)

Le partage

La capture dun singe (comme on la vu un colobe typiquement) est suivie par une phase dexcitation intense mais le partage suit des regravegles Ces regravegles deacutependent des pressions lieacutees agrave la collaboration lors de la chasse (est-elle neacutecessaire ou moins)

A Taiuml milieu de forecirct tropicale ougrave la chasse neacutecessite collaboration de 3-6 individus le partage est eacutetroitement lieacute au rocircle tenu par les individus lors de la chasse (les plus actifs sont plus reacutecompenseacutes) ce qui se traduit par lingestion eacutenergeacutetique moyenne diffeacuterente selon le rocircle joueacute (voir courbes diffeacuterentes sur la figure supeacuterieure) Les plus reacutecompenseacutes sont les chasseurs actifs ensuite viennent les simples spectateurs ceux qui reccediloivent le moins de nourriture sont les chasseurs retardataires autrement dit ceux qui nont pas tenu correctement leur rocircle lors de la chasse

Curieusement les femelles (elles ne repreacutesentent quune minoriteacute des chasseurs) reccediloivent la mecircme quantiteacute de nourriture quel que soit leur rocircle cela laisse supposer que dautres motivations sont en jeu quand il sagit de partager avec des femelles

A Gombe (ougrave la collaboration est moins neacutecessaire) les regravegles de partage privileacutegient les individus preacutesents lors du partage et suivent la hieacuterarchie et non le rocircle des chasseurs il y a moins de diffeacuterence entre les ingestions eacutenergeacutetiques

Donc le partage de nourriture permet de maintenir la coheacutesion du groupe et les strateacutegies de chasse coopeacuterative agrave Taiuml ougrave cest justement neacutecessaire bien plus quagrave Gombe Les regravegles sociales sont donc issues ici in fine des caracteacuteristiques eacutecologiques du milieu

Ce partage met par ailleurs en eacutevidence la deacutependance de certaines classes dindividus envers dautres (expeacuterimenteacuteinexpeacuterimenteacute chasseurnon chasseur macirclefemelle) agrave linteacuterieur dun mecircme groupe social Il recoupe un nombre important de caracteacuteristiques attribueacutees aux humains

Coopeacuteration entre macircles pour la deacutefense du territoire

[PIC-185] Il y a eacutegalement coopeacuteration entre macircles lors des activiteacutes de deacutefense territoriale entre communauteacutes voisines Constitueacutees autour de plusieurs macircles et femelles adultes elles peuvent regrouper de trente agrave plus de cent individus Lorganisation en est souple avec de nombreuses interactions entre sous-groupes toujours variables La communauteacute couvre 15-25 km2 et elle est activement

151

deacutefendue contre les voisins Cette deacutefense entraicircne des actes de violence et parfois des morts voire lextermination dune communauteacute faible par une autre311

On a parfois voulu expliquer la violence de ces affrontements en invoquant un effet des pressions eacutecologiques dues aux ecirctres humains Une meacuteta-analyse reacutecente312 a montreacute que ce neacutetait pas le cas et a aussi eacutetabli que ceacutetaient bien les macircles qui eacutetaient le plus impliqueacutes et le plus souvent dans des attaques inter-communautaires Les auteurs ont compileacute les donneacutees de 18 communauteacutes de chimpanzeacutes et 4 communauteacutes de bonobos eacutetudieacutees durant plus de cinq deacutecennies Elles comprennent 152 meurtres commis par les chimpanzeacutes dans 15 communauteacutes et un seul meurtre (preacutesumeacute seulement) par un bonobo Les macircles eacutetaient les attaquants les plus freacutequents (92) mais aussi les victimes les plus nombreuses (73) La plupart des meurtres impliquaient (66) des attaques inter-communautaires dans des situations ougrave les attaquants eacutetaient beaucoup plus nombreux que leurs victimes (rapport meacutedian 8 contre 1) La variation du taux de meurtres eacutetait sans rapport avec les diffeacuterentes mesures relatives aux impacts humains sur le milieu des singes

Outre ces geacuteneacuteraliteacutes et de maniegravere plus proches des questions cognitives on sait que les chimpanzeacutes de Taiuml ont diffeacuterentes strateacutegies dattaque quils appliquent en fonction des circonstances

Attaque frontale directe

Attaque avec arriegravere-garde bruyante qui trompe les adversaires sur la distance effective ougrave se trouvent les premiers attaquants (qui sont eux silencieux)

Attaque avec changement de front les attaquants sapprochent dabord dun groupe mais changent de cible au dernier moment (tactique mise en œuvre quand les attaquants sont peu nombreux elle deacutesorganise la deacutefense)

Attaque de type commando (incursion profondes dans le territoire agression par surprise de petits groupes)

Dans toutes ces attaques il y a collaboration et coordination entre macircles et le comportement global (le type dattaque si on attaque ou pas) deacutepend du nombre de macircles dans le groupe et du nombre dopposants Il sagit donc dun comportement cognitivement exigeant qui demande danticiper ce que les autres (amis ou ennemis) vont faire Il est agrave noter dans ce contexte que souvent les groupes de patrouilleurs sont composeacutes des mecircmes individus que les groupes de chasseurs ces individus se connaissent donc bien

La socieacuteteacute est source de conflits

Les singes qui ont une grande longeacuteviteacute eacutetablissent entre eux des relations privileacutegieacutees qui peuvent durer toute une vie La plus grande menace sur les relations sociales de ce type ne vient pas de lexteacuterieur du groupe mais de

311 Au passage il faut rappeler que les chimpanzeacutes en captiviteacute ou eacuteleveacutes comme animaux domestiques sont extrecircmement dangereux Les macircles sont grands et ils ont une force herculeacuteenne En novembre 2009 un macircle de 90 kg censeacutement domestiqueacute a attaqueacute une femme et la deacutefigureacutee agrave Stamford Connecticut [site de Scientific American] 312 Wilson M L Boesch C Fruth B Furuichi T Gilby I C Hashimoto C amp Lloyd J N (2014) Lethal aggression in Pan is better explained by adaptive strategies than human impacts Nature 513(7518) 414-417

152

linteacuterieur les querelles entre partenaires Pour assurer malgreacute les ineacutevitables situations de compeacutetition la stabiliteacute du groupe social il a fallu que se mettent en place des meacutecanismes de protection des relations sociales

Reacutesolution de conflits

Souvent des individus jouent un rocircle actif dans la reacutesolution ou le deacutesamorccedilage de conflits chez les singes Le macircle dominant (par exemple chez les macaques) pourra par exemple proteacuteger un individu plus faible contre un agresseur en jouant un rocircle darbitrage Il peut eacutegalement sagir dune intervention pacifique un contact affiliatif envers lagresseur va le pacifier sans que la relation sociale entre celui qui agit et lautre nen souffre

[de Waal et Thierry dans PIC-426] Chez les chimpanzeacutes () un individu tiers - le meacutediateur - reacuteunit deux adversaires qui sans lui ne pourraient se reacuteconcilier Voici un exemple de la tactique adopteacutee par une femelle adulte lors des graves conflits qui opposegraverent deux chimpanzeacutes macircles au cours dun renversement de dominance laquo La femelle approchait lun des macircles se preacutesentait agrave lui ou bien le touchait ou encore lui donnait un baiser sur la bouche Elle se dirigeait ensuite lentement vers lautre macircle si le premier la suivait ce dernier marchait sur ses pas souvent en lui inspectant la croupe et sans regarder le second macircle Quelquefois la femelle tournait la tecircte vers le macircle qui restait en arriegravere et lui passait le bras autour des eacutepaules pour linciter agrave la suivre Quand la femelle arrivait aupregraves du second macircle les deux macircles commenccedilaient agrave la toiletter Apregraves quelle fut partie ils continuaient simplement agrave se toiletter lun lautre raquo (De Waal et Van Roosmalen 1979)

17052017

Consolation

Un autre comportement participe agrave reacuteduire les tensions sociales celui quon a nommeacute par analogie avec le comportement humain consolation Un individu impliqueacute dans un conflit cherche alors refuge aupregraves dun autre qui lui prodiguera eacutetreintes montes ou toilettage Parfois cest un tiers qui simplique spontaneacutement et sen va consoler un des opposants De Waal a deacutecrit un chimpanzeacute juveacutenile qui sapprochait dun macircle adulte vaincu dans une confrontation et lembrassait Parmi les grands singes ces comportements ne sont attesteacutes que chez les chimpanzeacutes et bonobos

Il faut comprendre les autres pour les consoler ou pas

Comme le remarque Frans de Waal il semble difficile de comprendre les consolations actives et les meacutediations attesteacutees chez les chimpanzeacutes et bonobos sans eacutemettre lhypothegravese quils sont capables de reconnaicirctre les eacutemotions ou les objectifs dun autre individu et den eacutevaluer les effets ainsi que les effets de leur propre intervention Cela reviendrait alors agrave dire que les individus auraient une repreacutesentation de ce qui se passe dans lesprit dautrui

Comme dans le domaine de la cognition rien nest simple on peut se demander si cette infeacuterence est vraiment solide En effet on trouve des comportements de consolation aux endroits ougrave on ne sy attendrait pas

153

Une eacutequipe comprenant justement Frans de Waal ainsi que Larry Young313 a montreacute reacutecemment314 que les campagnols des prairies petits rongeurs sociaux et monogames reacuteagissent agrave la preacutesence dun conspeacutecifique stresseacute en le toilettant Lexpeacuterience bien controcircleacutee eacutetait la suivante

Deux campagnols sont mis ensemble dans une cage durant 30 minutes Ensuite un des deux est enleveacute de la cage et mis durant 24 minutes dans une condition parmi deux soit il est simplement laisseacute dans une autre cage soit il subit une expeacuterience stressante (en eacutetant soumis agrave des leacutegers chocs eacutelectriques et des sons deacutesagreacuteables) finalement il est remis en preacutesence du premier individu

Les reacutesultats montrent que lindividu resteacute dans la cage va se mettre agrave toiletter lindividu revenu et beaucoup plus lorsque ce dernier a veacutecu une situation anxiogegravene et montre donc des signes de stress Il est agrave noter que ce comportement de consolation (appelons-le comme cela faute de mieux) ne se produit que si lindividu stresseacute est un familier du premier Lexpeacuterience montre aussi (a) que les signes de stress (y compris hormonaux) diminuent plus vite quand lindividu est toiletteacute (b) que le comportement de toilettage repose sur une forme dempathie car lindividu toiletteur montre lui aussi des signes de stress (auto-toilettage) en preacutesence dun individu stresseacute et (c) que ce comportement de consolation repose sur les effets de locytocine hormone de la socialiteacute de la confiance et de lattachement eacutevolutivement conserveacutee puisquon la trouve aussi bien chez les poissons315 que chez les humains

Faudra-t-il en conclure que les campagnols des prairies sont capables au moins un peu de tout ce quon attribue volontiers aux chimpanzeacutes agrave savoir reconnaicirctre les eacutemotions dun autre individu et anticiper les effets de leur propre intervention Nous choisirons peut-ecirctre de penser que la reacuteponse est neacutegative (eacuteventuellement en la ponctuant dun meacuteprisant ce ne sont que des rongeurs) mais lhonnecircteteacute intellectuelle commande je crois de laisser la question ouverte

Pour en revenir au chimpanzeacute heureusement bien plus proche de nous (et dont il nous semble agrave tort ou agrave raison plus facile dinterpreacuteter le comportement par des meacutecanismes sous-jacents proches de ceux des humains) ce que nous savons agrave son sujet sur la consolation la chasse coordonneacutee et le partage nous conduit directement agrave nous demander si cette espegravece possegravede une repreacutesentation de comment les autres fonctionnent psychologiquement une theacuteorie de lesprit

La question de la theacuteorie de lesprit

La theacuteorie de lesprit

Le terme de theacuteorie de lesprit quon pense issue de la psychologie vient en fait de la primatologie et plus preacuteciseacutement de Premack et Woodruff en 1978 dans le titre de leur article Does the Chimpanzee have a Theory of Mind

313 Le speacutecialiste des soubassements biologiques de lattachement 314 Burkett J P Andari E Johnson Z V Curry D C de Waal F B amp Young L J (2016) Oxytocin-dependent consolation behavior in rodents Science 351(6271) 375-378 315 Une variante de cette hormone lisotocine est ainsi (conjointement avec une variante de larginine vasopressine) agrave la base des comportements parentaux des poissons-clowns macircles (Amphiprion ocellaris cf Le Monde de Nemo chez Disney) Voir DeAngelis R Gogola J Dodd L amp Rhodes J S (2017) Opposite effects of nonapeptide antagonists on paternal behavior in the teleost fish Amphiprion ocellaris Hormones and Behavior 90 113-119

154

Avoir une theacuteorie de lesprit (TE) cest avoir la capaciteacute dattribution de croyances de connaissances deacutetats mentaux agrave lautre On trouve dautres mots qui traduisent la mecircme capaciteacute ou des capaciteacutes semblables meacutetacognition mind reading

Donc avoir une TE cest posseacuteder des concepts deacutetats mentaux croire savoir deacutesirer mais aussi simplement voir (le fait de voir est un eacutetat mental et il est eacutevidemment lieacute au fait dacqueacuterir des connaissances - un savoir - par voie visuelle)

Le concept de TE est lieacute agrave celui dintentionnaliteacute (la tromperie par exemple repose sur la capaciteacute dattribuer une croyance et de sen servir)

Intuitivement Vous avez une theacuteorie de lesprit vous pouvez interpreacuteter de maniegravere immeacutediate automatique non reacutefleacutechie les signaux ou le comportement des autres en termes de leur eacutetat interne Ainsi vous attribuez immeacutediatement un eacutetat interne (ennui ou tristesse peut-ecirctre) au singe Joni dessineacute par Nadejda Ladygyna-Kohts

Comme le suggegraverent Gallagher et Frith (2003)316 Les meacutecanismes de la TE deacutependent dune repreacutesentation de circonstances imaginaires deacutecoupleacutees de la reacutealiteacute En effet lorsque nous expliquons le comportement dune personne en termes de croyances nous devons admettre que ces croyances peuvent ne pas correspondre agrave la reacutealiteacute Neacuteanmoins cest la croyance de lindividu et pas la reacutealiteacute qui deacuteterminera son comportement

Pour avoir une TE nous devons

savoir que les individus ont un comportement deacutetermineacute par des buts

savoir quils ont un autre point de vue sur le monde que nous317

Une TE incomplegravete avant 4 ans

Avant 4 ans les enfants humains narrivent pas agrave faire explicitement cette dissociation entre le contenu de la penseacutee des autres et la reacutealiteacute queux connaissent leur TE est incomplegravete ou inexistante Ceci a eacuteteacute montreacute depuis longtemps agrave laide de paradigmes dits de fausse croyance de type Sally-Ann tels que proposeacutes dans les anneacutees 80 par Simon Baron-Cohen

Dans ce paradigme lenfant est confronteacute agrave une petite histoire dans laquelle Sally met une balle dans un panier Sally sabsente un moment et pendant ce temps Ann deacuteplace la balle dans une boicircte qui se trouve agrave cocircteacute du panier Lorsque Sally revient on dit agrave lenfant quelle veut jouer avec la balle et alors ougrave va-t-elle chercher cette balle dans le panier ou dans la boicircte Avant 4 ans les enfants reacutepondent dans la boicircte ne pouvant dissocier leur repreacutesentation de la situation (ils ont vu que la balle est dans la boicircte) de celle que doit avoir Sally (qui a laisseacute la balle dans le panier)

Tregraves reacutecemment une eacutetude de tractographie par IRMf a montreacute que la maicirctrise tardive (mais apparaissant relativement subitement) de ces tacircches de fausses

316 Gallagher H L amp Frith C D (2003) Functional imaging of theory of mind Trends in Cognitive Sciences 72(2) 77-83 317 Ceci est manifeste dans le cas ougrave il y a des croyances erroneacutees Christian sait que Julie veut des chocolats Il sait aussi que Julie croit que les chocolats sont dans larmoire Lui-mecircme sait que les chocolats sont dans le tiroir Va-t-il degraves lors penser que Julie va aller les chercher dans le tiroir Non car il tient compte de ce que Julie croit

155

croyances est notamment concomitante dune maturation du faisceau arqueacute qui relie des zones temporoparieacutetales et frontales infeacuterieures318 Comme on peut le voir le faisceau arqueacute passe eacutegalement par les aires de Broca et de Wernicke impliqueacutees dans le langage ce qui pourrait laisser supposer que cest la repreacutesentation explicite des fausses croyances et de leurs conseacutequences lieacutee agrave la compreacutehension et agrave la production du langage qui se met finalement en place agrave ce moment-lagrave

Mais tout de mecircme des compeacutetences preacutecoces

En ce qui concerne la repreacutesentation implicite des (fausses) croyances dautrui les travaux de leacutequipe de la queacutebeacutecoise Reneacutee Baillargeon ont montreacute depuis longtemps quelle est bien plus preacutecoce319 Par exemple degraves 15 mois les beacutebeacutes semblent sattendre agrave un comportement dautrui controcircleacute par ses croyances et reacuteussissent agrave deacutecoupler la croyance dautrui de la leur Dans ces expeacuteriences qui se deacuteroulent quand mecircme en gros sur le modegravele du paradigme Sally-Ann les beacutebeacutes ne doivent eacutevidemment pas donner une reacuteponse verbale on mesure simplement le temps quils passent agrave regarder la situation finale dun petit sceacutenario qui se joue devant eux Sils regardent une fin plus longtemps quune autre cest quelle les surprend davantage cest donc quils avaient une attente concernant le comportement de la personne den face et que la fin proposeacutee contredit cette attente

Par exemple dans la situation la plus simple (datant de 2006) il y a deux boicirctes une jaune et une verte en face du beacutebeacute Le beacutebeacute voit dabord une personne mettre un objet dans la boicircte verte et apregraves mettre deux fois de plus sa main dans la mecircme boicircte verte Ensuite un rideau tombe empecircchant la personne (mais pas le beacutebeacute) de voir que lobjet cacheacute passe de la boicircte verte agrave la jaune Le rideau se relegraveve et la personne den face met sa main dans une des boicirctes visiblement pour reprendre lobjet Les beacutebeacutes regardent plus longtemps la situation ougrave la personne cherche lobjet dans la boicircte jaune puisque normalement elle ne devrait pas sattendre agrave le trouver (elle ne la pas vu passer de la boicircte verte agrave la jaune) Ceci indique que le beacutebeacute sattend agrave une action guideacutee par la fausse croyance qua la personne den face ce qui teacutemoigne dune compreacutehension (implicite) de cette fausse croyance Evidemment de nombreuses situations de controcircle (p ex une ougrave la boicircte fait un aller-retour boicircte verte - boicircte jaune - boicircte verte agrave linsu de la personne den face) permettent dexclure des explications alternatives

Alors si les beacutebeacutes se repreacutesentent les fausses croyances pourquoi ratent-ils les tacircches de type Sally-Ann Dapregraves Baillargeon parce que dans ces tacircches explicites il faut au beacutebeacute trois processus (1) une repreacutesentation de la fausse croyance de lautre (2) un processus de seacutelection de la reacuteponse explicite (3) un processus

318 Tract-based spatial statistics and probabilistic tractography show that the developmental breakthrough in false belief understanding is associated with age-related changes in local white matter structure in temporoparietal regions the precuneus and medial prefrontal cortex and with increased dorsal white matter connectivity between temporoparietal and inferior frontal regions Wiesmann C G Schreiber J Singer T Steinbeis N amp Friederici A D (2017) White matter maturation is associated with the emergence of Theory of Mind in early childhood Nature Communications 8 14692 319 Voir par exemple la revue de question Baillargeon R Scott R M amp He Z (2010) False-belief understanding in infants Trends in Cognitive Sciences 14(3) 110-118

156

dinhibition de la tendance agrave reacutepondre dapregraves leur propre croyance Dans les tacircches agrave reacuteponse spontaneacutee par le regard (2) et (3) tombent

Un deacuteficit chez les personnes autistes

Gallagher et Frith dans larticle preacuteceacutedemment citeacute rappellent quon peut deacutevelopper des paires de situations tregraves semblables dont lune neacutecessite quon se repreacutesente leacutetat mental dautrui et lautre pas et que ceci constitue donc un bon test pour cibler les deacuteficits speacutecifiques en TE

On soupccedilonnait depuis longtemps que les personnes souffrant dun trouble du spectre autistique avaient une TE eacutegalement incomplegravete Ceci a eacuteteacute confirmeacute par nombre deacutetudes par exemple une expeacuterience ancienne320 comportant la double situation suivante Cette expeacuterience portait sur un eacutechantillon denfants normaux denfants autistes et denfants souffrant de retard mental de mecircme acircge mental que les enfants autistes

On met en vue du sujet un bonbon dans un coffret Deux marionnettes apparaissent eacutegalement dans cette situation lune deacutecrite comme un ami lautre comme un voleur on dit au sujet de toujours aider lami et de ne jamais aider le voleur

Dans la situation non-TE (appeleacutee Sabotage) le coffret peut ecirctre verrouilleacute Lorsque lami respectivement le voleur approche on demande agrave lenfant que vas-tu faire Les enfants normaux les controcircles aussi bien que les enfants autistes reacuteussissent tous la tacircche si cest le voleur qui approche ils verrouillent le coffret

Dans la situation TE (appeleacutee Deception cest-agrave-dire Tromperie en anglais) le coffret ne peut pas ecirctre verrouilleacute et on demande agrave lenfant que vas-tu dire Les enfants normaux et les controcircles reacuteussissent la tacircche si cest le voleur qui approche les enfants lui disent le coffret est verrouilleacute - ce qui implique quils se repreacutesentent quainsi ils plantent une croyance dans le cerveau du voleur et dautre part quils savent que le voleur va agir en suivant sa croyance (et non leacutetat reacuteel de la situation) Les enfants autistes par contre eacutechouent Puisquils reacuteussissent dans lautre situation cest donc que cet eacutechec nest pas ducirc au fait quils ne comprennent pas la situation cest bien plutocirct lesprit de lautre quils ne comprennent pas

Substrat neural

Les mecircmes auteurs (ainsi que dautres) ont deacutetermineacute quanatomiquement la TE semble reposer sur quelques zones circonscrites du cerveau le cortex paracingulaire anteacuterieur (aires 9 et 32 de Brodmann) tregraves fortement lieacute agrave la capaciteacute de TE et accessoirement laire STS (sillon temporal supeacuterieur)

Ceci a eacuteteacute mis en eacutevidence par des expeacuteriences du type suivant on a mis les sujets dont on enregistrait lactiviteacute ceacutereacutebrale par PET321 (ou en franccedilais TEP tomographie

320 Sodian B amp Frith U (1992) Deception and sabotage in autistic retarded and normal children Journal of Child Psychology and Psychiatry 33 591-605 321 Dans la TEP on injecte au sujet de leau marqueacutee radioactivement Latome doxygegravene de la moleacutecule est remplaceacute par un atome dO15 dont le noyau a un excegraves de protons la demi-vie de cet isotope est de quelque 2 minutes seulement Durant la deacutesinteacutegration le proton exceacutedentaire devient un neutron alors quest produite une paire neutrino-positon Ce dernier qui est en fait un antieacutelectron emporte la charge exceacutedentaire positive Le positon se combine rapidement dans le

157

par eacutemission de positons) face agrave une version informatique du jeu papier caillou ciseaux En reacutealiteacute lopposant eacutetait un ordinateur Une partie des sujets savait quil sagissait dun ordinateur mais lautre partie croyait avoir affaire agrave un ecirctre humain Selon les auteurs ceux qui pensaient ecirctre face agrave un humain passaient dans un mode intentionnel (intentional stance) interpreacutetant lopposant comme ayant des intentions et cherchant les deacuteterminer En comparant les PET des deux groupes (on soustrait lactiviteacute PET du groupe controcircle de celle du groupe intentionnel) on peut mettre en eacutevidence la (ou les) zone(s) diffeacuterentiellement activeacutee(s) Il ressort de cette comparaison que la diffeacuterence reacuteside dans une activiteacute bilateacuterale du cortex paracingulaire anteacuterieur Cette activiteacute paracingulaire anteacuterieure a eacuteteacute mise en eacutevidence dans diverses autres eacutetudes (cf losanges mauves sur limage)

Plus geacuteneacuteralement on constate aussi une activiteacute dans laire STS (sillon temporal supeacuterieur) une aire lieacutee agrave la compreacutehension de sceacutenarios de causaliteacute dintentionnaliteacute la prise de perspective ainsi que la perception de mouvements des mains du visage et de ses expressions du corps les signaux qui signalent les actions et les intentions des autres Les aires temporales (lieacutees agrave la meacutemoire notamment eacutepisodique) sont aussi actives pour savoir les croyances de quelquun il faut eacutevidemment sen souvenir Lamygdale ne semble par contre pas directement impliqueacutee dans la theacuteorie de lesprit du moins pas dans ces circonstances

Evolution convergente de neurones particuliers

Pour certains auteurs le cortex paracingulaire anteacuterieur (aire 32 de Brodmann) fait partie du cortex cingulaire anteacuterieur (avec les aires 24 25 et 33) Le CCA qui fait partie du lobe limbique possegravede uniquement chez lhomme et les singes anthropoiumldes (mais pas chez les autres singes) chez certains ceacutetaceacutes (baleines agrave bosse orques cachalots et dauphins322) et chez les eacuteleacutephants323 un type particulier de neurone les cellules fusiformes (spindle cells) ou cellules de Von Economo plus allongeacutees que les cellules pyramidales Ces cellules ne se deacuteveloppent chez lhumain quagrave partir de lacircge de 4 mois apregraves la naissance

Leur preacutesence chez les humains et les grands singes anthropoiumldes mais pas chez les autres primates laisse supposer quelles auraient eacutevolueacute il y a 15 millions danneacutees chez les primates Chez les ceacutetaceacutes elles seraient apparues il y a au moins 30

milieu avec un eacutelectron libre ou peu lieacute cette rencontre antimatiegravere-matiegravere aboutit agrave la deacutemateacuterialisation des particules en deux photons de 511 keV chacun sur des trajectoires antiparallegraveles Ce sont ces deux photons qui sont deacutetecteacutes par des scintillateurs entourant la tecircte du sujet La ligne rejoignant les deux scintillateurs activeacutes passe par le point de deacutesinteacutegration des deux particules et est donc proche du point ougrave eacutetait latome doxygegravene initial La distribution de leau radioactive eacutetant un indicateur de la distribution du deacutebit sanguin dans le cerveau on a donc une image finale des zones ougrave ce deacutebit est eacuteleveacute La preacutecision spatiale est de lordre de 8 mm Par ailleurs lexposition agrave la radioactiviteacute durant un examen TEP est relativement faible elle correspond agrave lexposition agrave la radioactiviteacute naturelle durant un an Degraves lors il est interdit agrave une personne qui aurait subi un TEP den faire un autre durant lempan dune anneacutee [Houdeacute et al (2002) Cerveau et Psychologie Paris PUF] 322 En anglais respectivement humpback whale killer whale et sperm whale Les deux derniers sont des odontocegravetes Voir Marino L et al (2007) Cetaceans have complex brains for complex cognition PLOS Biology 5 (5) 966-972 Butti C Sherwood C C Hakeem A Y Allman J M amp Hof P R (2009) Total number and volume of Von Economo neurons in the cerebral cortex of cetaceans Journal of Comparative Neurology 515(2) 243-259 323 Hakeem AY et al (2009) Von Economo neurons in the elephant brain The Anatomical Record 292 242-248

158

millions danneacutees pour meacutemoire les ceacutetaceacutes sont originellement des onguleacutes artiodactyles324 et sont donc apparenteacutes aux hippopotames chameaux cerfs et girafes pour nen citer que quelques-uns Quant aux eacuteleacutephants ils ne sont pas apparenteacutes aux onguleacutes ce qui fait que ce type de neurone serait apparu de maniegravere indeacutependante au moins trois fois (constituant alors un cas rare deacutevolution convergente)

Ces cellules particuliegraveres seraient impliqueacutees dans le traitement rapide des informations eacutemotionnelles dans un contexte social Dans les mots de Patrick Hof un des auteurs de leacutetude sur les ceacutetaceacutes they are like the lsquoexpress trainsrsquo of the nervous system that bypass unnecessary connections enabling us to instantly process and act on emotional cues during complex social interactions Spindle cells are most likely to emerge in unusually large brains which need extra circuitry to handle increasingly complex social interactions

Dans la veine de ce qui preacutecegravede de nombreuses observations montrent que les dauphins observent les autres individus et adoptent seacutelectivement certains comportements de leurs modegraveles325 Par exemple quand une machine agrave faire des anneaux de bulles est introduite dans leur environnement les plus timides des dauphins commencent par observer les plus teacutemeacuteraires qui jouent avec les bulles pour ensuite adopter un comportement exactement identique La reproduction preacutecise de comportements arbitraires nayant aucun rendement particulier est un indice suggeacuterant de veacuteritables capaciteacutes imitatives impliquant de comprendre le modegravele comme eacutetant un agent intentionnel

Une theacuteorie de lesprit ou pas chez les singes

En raison de la complexiteacute des relations sociales des chimpanzeacutes (et de beaucoup de primates) on va naturellement tendre agrave penser quils doivent posseacuteder une Theacuteorie de lEsprit (TE) une repreacutesentation des eacutetats mentaux des autres individus

Cependant on se souvient que les expeacuteriences de Povinelli avaient mis en eacutevidence que les chimpanzeacutes auxquels on tend agrave attribuer un fonctionnement psychologique proche du nocirctre en raison de la similitude apparente des comportements se reacutevegravelent eacutetonnamment diffeacuterents dans certaines situations La maniegravere dont ils semblent ne pas comprendre parfois la causaliteacute physique en est un exemple

Dans les anneacutees 2000 Tomasello relevait que peu de temps auparavant en 1997 on pensait encore que les primates non humains comprennent le comportement mais pas les eacutetats psychologiques On pensait quils apprennent (assez) facilement des relations de cause agrave effet (je tire ici jobtiens la nourriture ou bien dans le domaine psychologique il y a un bruit mes congeacutenegraveres fuient) mais tout semblait indiquer quils ne comprennent pas les causes sous-jacentes les causes physiques comme on la vu dans certains cas mais les causes psychologiques encore moins

Cette opinion eacutetait partageacutee par les deux grands laboratoires qui travaillaient dans ce domaine celui de Tomasello et celui de Povinelli Dans les deux eacutequipes les

324 Artiodactyles ayant un nombre pair de doigts (contrairement aux peacuterissodactyles comme le cheval) Pour lhistoire des ceacutetaceacutes voir pex Thewissen JGM et al (2009) From land to water the origin of whales dolphins and porpoises Evolution Education and Outreach 2 272-288 325 Kuczaj I I Stan A Yeater D amp Highfill L (2012) How selective is social learning in dolphins International Journal of Comparative Psychology 25(3)

159

reacutesultats allaient dans le mecircme sens Plus reacutecemment les positions de ces deux eacutequipes ont divergeacute comme on le verra ci-dessous

Alors comment savoir si et agrave quel degreacute les primates anthropoiumldes possegravedent une theacuteorie de lesprit Quelle est la faccedilon la plus simple de sattaquer agrave cette question

Le rocircle du regard

Regard du papillon regard humain

Chez beaucoup de verteacutebreacutes et pas seulement les mammifegraveres supeacuterieurs les yeux jouent un rocircle de signal la preacutesence dyeux scheacutematiseacutes un stimulus antipreacutedation suffit agrave provoquer un comportement de fuite ou de surprise chez les oiseaux mis en preacutesence des ailes ouvertes de papillons (pex les papillons indoneacutesiens Taenaris catops) Dans la mecircme veine plusieurs eacutetudes montrent que les animaux reacuteagissent dautant plus agrave lapproche dun humain que la tecircte de celui-ci est tourneacutee vers eux et que ses yeux sont visibles

A cocircteacute de sa fonction dans les interactions agonistiques chez les animaux sociaux la perception du regard pourrait jouer un rocircle dans la communication deacutetecter la direction de lattention dun conspeacutecifique (sur la base dindices comportementaux dont le regard) est adaptatif car cette direction est preacutedictive des actions agrave venir de cet individu

Chez les humains les yeux sont la premiegravere source de ce type dinformation Il est dailleurs probable que le contraste eacuteleveacute entre iris et scleacuterotique (contraste qui existe uniquement chez notre espegravece et par exemple pas chez le chimpanzeacute) reacutesulte de pressions de seacutelection sur la qualiteacute et la lisibiliteacute de cette information326

Voir eacutemergence chez lenfant humain

[POV-19] Les yeux sont on la vu plus haut une fenecirctre sur lesprit des autres La relation entre les yeux et les eacuteleacutements du monde est conccedilue par les humains comme une expeacuterience psychologique elle me voit

Ce niveau de compreacutehension semble eacutemerger vers deux ans chez les beacutebeacutes Il est sous-jacent agrave toute la question de la TE toutes les interactions sociales commencent par la deacutetermination de leacutetat attentionnel de lautre Pour les animaux sociaux le regard donne des informations importantes sur les interactions sociales qui vont se produire En outre le regard des uns fournit aux autres des informations sur la direction dans laquelle peut se trouver un danger

Peut-ecirctre des 6 mois et en tout cas agrave 18 lenfant va suivre le regard de quelquun dautre localisant sa cible avec preacutecision mecircme si la tecircte de la personne observeacutee ne bouge pas et que seuls ses yeux sorientent vers une cible

Pour certains (pex Simon Baron-Cohen) ceci indique les enfants sont conscients de la connexion psychologique entre eux et les autres lenfant tourne la tecircte pour suivre le regard de leur megravere parce quils savent quelle regarde quelque chose Dautres notamment Povinelli et Tomasello pensent que suivre le regard pourrait

326 Kobayashi H amp Kohshima S (2001) Unique morphology of the human eye and its adaptive meaning comparative studies on external morphology of the primate eye Journal of human evolution 40(5) 419-435

160

potentiellement navoir rien agrave faire avec une compreacutehension de leacutetat psychologique dautrui (selon ces auteurs les reacuteflexes lapprentissage associatif lamorccedilage attentionnel font potentiellement laffaire pour lexpliquer)

Les expeacuteriences sur voir donc savoir

Avoir une TE cest posseacuteder entre autres une repreacutesentation que voir implique savoir Parmi les concepts deacutetats mentaux eacuteventuellement preacutesents dans lesprit des beacutebeacutes et des animaux la repreacutesentation de voir donc savoir est peut-ecirctre celle dont lexistence est la plus facile agrave tester Peut-on en particulier mettre en eacutevidence que les chimpanzeacutes se repreacutesentent quautrui voit (donc sait)

Les expeacuteriences de Povinelli

Les expeacuteriences les plus analytiques dans ce domaine sont celles de Daniel Povinelli agrave Atlanta (USA)327 Povinelli et ses collegravegues ont creacuteeacute une situation ougrave le chimpanzeacute est derriegravere une vitre perceacutee de deux trous En face de lui deux humains le singe sait quil peut demander une reacutecompense aux humains pour cela il doit passer la main dans un des trous (celui qui est en face de lhumain quil choisit) et faire un signe de queacutemandage agrave lhumain

Si lun des deux humains porte un bandeau sur les yeux le chimpanzeacute va-t-il adresser son geste preacutefeacuterentiellement agrave lautre celui qui voit comme on sy attendrait

Etonnamment les chimpanzeacutes sadressent indiffeacuteremment agrave lhumain aux yeux bandeacutes ou agrave lhumain voyant Povinelli en deacuteduit que les chimpanzeacutes nont pas le concept de voir autrement dit ne se repreacutesentent pas que leacutetat des connaissances dautrui deacutepend de ce que cet autrui peut voir De nombeuses autres expeacuteriences de son eacutequipe vont dans le mecircme sens

Les expeacuteriences de Tomasello

Les expeacuteriences de Povinelli impliquent un contexte collaboratif (le chimpanzeacute doit demander que lon partage la nourriture avec lui) qui nest pas du tout typique des chimpanzeacutes en nature normalement et sauf dans les cas de chasse les chimpanzeacutes ne partagent pas la nourriture au contraire ils cherchent agrave la chaparder Pour eacuteviter les biais eacuteventuellement induits par cette situation pas naturelle Michael Tomasello (Leipzig) propose aux chimpanzeacutes non une situation de coopeacuteration avec un humain mais une situation de compeacutetition avec un autre chimpanzeacute Un subordonneacute est derriegravere une porte ajoureacutee en face de lui une autre porte retient un dominant Deux items de nourriture se trouvent agrave mi-chemin entre les deux de part et dautre Un eacutecran cache une des deux nourritures agrave la vue du dominant par contre le subordonneacute peut voir les deux

Si un subordonneacute et un dominant se retrouvent agrave vouloir prendre en mecircme temps la mecircme nourriture eacutevidemment le dominant va chasser le subordonneacute et sapproprier la nourriture Il est donc avantageux pour le subordonneacute dessayer de se saisir de la piegravece de nourriture que le dominant ne va pas cibler quand il y en a plusieurs Le chimpanzeacute subordonneacute est-il capable danticiper dans cette situation vers quelle nourriture le dominant va se preacutecipiter

327 deacutetailleacutees dans POV

161

On libegravere le subordonneacute quelques secondes avant de libeacuterer le dominant Le subordonneacute se preacutecipite alors du cocircteacute ougrave la nourriture est invisible pour le dominant ce qui indique selon Tomasello quil sait que le dominant na pas pu voir cette nourriture-lagrave (et quil va donc aller vers lautre laissant ainsi le subordonneacute semparer de la premiegravere) Il aurait donc bien ce que nous pourrions appeler une repreacutesentation de voir (lautre voit donc il sait)

Comme on peut le constater nous avons ici des donneacutees irreacuteconciliables et il faudra bien expliquer cette contradiction

Rappel les trois controcircles

Ainsi que nous lavons vu dans la section sur leacutevolution des cerveaux ceux-ci ont eacutevolueacute en tant que protection contre la variabiliteacute (impreacutevisibiliteacute) du milieu

[GEA-4] Geary suggeacuterait quils ont eacutevolueacute comme moyen de controcircler le milieu physique biologique et social Cela implique quil existerait donc des domaines de compeacutetences relatives agrave ces trois volets

La compreacutehension inheacuterente et intuitive du monde physique (folk physics theacuteorie de la causaliteacute physique)

La compreacutehension des espegraveces biologiques (folk biology)

La compreacutehension des autres individus (folk psychology theacuteorie de lrsquoesprit [des autres])

Pour illustrer le controcircle que lon peut exercer sur le milieu social si on en a une repreacutesentation approprieacutee (de quelque niveau que ce soit) nous pouvons nous reacutefeacuterer agrave une observation de Toshisada Nishida rapporteacutee par Josep Call (2001)328 Un chimpanzeacute juveacutenile (KB) voulait ecirctre allaiteacute par sa megravere (CH) mais celle-ci le repoussait reacutepeacutetitivement occupeacutee quelle eacutetait agrave toiletter un macircle adulte KB a alors produit des gestes et des vocalisations qui laissaient supposer quil eacutetait attaqueacute par un adolescent (MS) qui pourtant se tenait tranquillement agrave son cocircteacute La megravere venant alors (inutilement) agrave son secours il a pu en profiter pour se faire allaiter Cet exemple peut servir pour analyser les niveaux de repreacutesentation que lon peut supposer agrave lœuvre

Repreacutesentations bas niveau haut niveau

[Call 2001] Une compeacutetence importante dans les situations coopeacuteratives et compeacutetitives est la possibiliteacute de preacutedire et danticiper (Geary dirait mecircme controcircler) le comportement des conspeacutecifiques Les animaux qui peuvent preacutedire ce comportement rapidement et avec preacutecision (agrave la maniegravere du bon joueur deacutechecs qui voit les coups plus loin dans le futur) et cela mecircme si la situation est nouvelle auront un avantage clair sur ceux qui nont pas cette capaciteacute Donc les meacutecanismes cognitifs qui rendent possibles ces preacutedictions efficaces auront eacuteteacute favoriseacutes particuliegraverement dans les espegraveces ougrave lenvironnement social est complexe

Les meacutecanismes permettant la preacutediction comportementale sont encore mal compris De maniegravere geacuteneacuterale on a postuleacute deux classes de meacutecanismes

328 Toutes les citations Call (2001) font reacutefeacuterence agrave un article de revue qui en cite de nombreux autres Call J (2001) Chimpanzee social cognition Trends in Cognitive Sciences 5 (9) 388-393

162

Selon la premiegravere explication (meacutecanismes reposant sur des repreacutesentations de bas niveau) baseacutee sur des indices les individus reacutepondent bien agrave certaines situations (aux indices ou stimulus comportementaux des autres individus) mais sans comprendre les pheacutenomegravenes et sans pouvoir geacuteneacuteraliser agrave de nouvelles situations

La seconde explication (meacutecanismes reposant sur des repreacutesentations de plus haut niveau) est baseacutee sur lacquisition de connaissances Non seulement les animaux arrivent agrave associer certains stimuli agrave certaines reacuteponses mais ils sont aussi capables dextraire les relations entre stimuli et de former des regravegles geacuteneacuterales qui ne sont pas attacheacutees aux stimuli speacutecifiques agrave une situation Ce sont ces regravegles qui leur permettent de preacutedire le comportement des autres Au plus haut niveau les meacutecanismes impliquent la repreacutesentation des repreacutesentations dautrui donc une TE

Revenons un instant sur la situation de tromperie deacutecrite ci-dessus un jeune chimpanzeacute fait semblant decirctre attaqueacute par un adolescent pour que sa megravere soccupe agrave nouveau de lui

Cette situation peut toujours sexpliquer de trois maniegraveres diffeacuterentes formant une gradation dans les niveaux de repreacutesentation La toute premiegravere (qui correspond agrave une hypothegravese du plus bas niveau) nimplique aucune repreacutesentation329 mais de simples apprentissages associatifs Le petit a associeacute le fait que lorsquil crie ensuite il est dans la situation agreacuteable decirctre consoleacute par sa megravere

Dans la seconde (une hypothegravese de bas niveau impliquant des repreacutesentations quant aux comportements uniquement) le petit a une repreacutesentation anticipeacutee des eacuteveacutenements sociaux qui vont se passer (mais pas des penseacutees des autres individus) il se repreacutesente que sil crie sa megravere va venir chasser ladolescent et ensuite il va ecirctre consoleacute

Dans la troisiegraveme qui correspond agrave lhypothegravese de plus haut niveau le petit se repreacutesente les repreacutesentations des autres En loccurrence il se repreacutesente que sil crie sa megravere va penser quil est attaqueacute et agir en conseacutequence

Expeacuteriences sur suivre la direction du regard

Povinelli a fait lexpeacuterience suivante le chimpanzeacute est en face de lexpeacuterimentateur et il sait que ce dernier va lui donner une reacutecompense parmi deux devant lui Controcircle lexpeacuterimentateur regarde le singe avant de donner le fruit expeacuterimentaux il regarde lun des deux fruits ou bien il regarde par-dessus le singe Le fait est que les chimpanzeacutes regardent ougrave regardent les gens suivent la direction du regard de lhumain dans la piegravece

Mais est-ce que ccedila veut dire que le singe essaie de savoir ce que vous regardez (hypothegravese qui fait appel agrave des repreacutesentations de haut niveau)

Ou bien ne fonctionne-t-il quen surface c-agrave-d sur la base de votre comportement se tournant et regardant dans la mecircme direction que vous sans avoir la moindre ideacutee de votre eacutetat attentionnel interne Par lusage donc dun simple indice directionnel (hypothegravese faisant appel agrave des repreacutesentations de bas niveau)

329 Cest-agrave-dire si on considegravere que la meacutemoire dassociations (de contingences) ne constitue pas une repreacutesentation

163

Evidemment le simple fait de regarder mecircme approximativement dans la direction ougrave lautre regarde aurait eacuteteacute renforceacute lors de leacutevolution (quon pense agrave la deacutetection de preacutedateurs Mecircme si la viseacutee nest pas exacte sil y a quelque chose agrave voir le reacuteflexe dorientation visuelle finit alors le travail de foveacutealisation) Il nest donc pas neacutecessaire de postuler des repreacutesentations de haut niveau

Pour aller plus loin on peut se demander ce qui se passe quand la ligne de vision est interrompue par un obstacle Si cest lexplication de haut niveau qui est la bonne lanimal devrait savoir que lautre voit ce que lui ne voit pas et donc se deacuteplacer pour obtenir une meilleure vue Si lexplication de bas niveau est la bonne le singe devrait alors faire comme avant simplement projeter son regard le long du mecircme vecteur

Lexpeacuterience a eacuteteacute meneacutee de la maniegravere suivante la paroi qui divisait verticalement le labo a eacuteteacute rendue opaque sur la moitieacute Lorsque le chimpanzeacute entrait dans la piegravece lexpeacuterimentateur faisait le mouvement de regarder attentivement la partie opaque de la vitre Selon lHBN le singe devrait regarder le mur derriegravere lui selon lHHN essayer de contourner la partie opaque de la vitre pour voir ce que voit lhumain

Cest bien cette derniegravere chose quils font (mais pas dans une situation controcircle quand les mouvements de lhumain sont deacutesordonneacutes et ne correspondent pas agrave regarder) Ils semblent donc comprendre que le regard permet de voir et pas simplement quils suivent la direction pointeacutee par la flegraveche du regard

Le rocircle reacutefeacuterentiel du regard

Ces expeacuteriences avec la paroi opaque semblent indiquer que lanimal peut comprendre laspect attentionnel du regard alors que les expeacuteriences des bandeaux et autres obstacles au regard dont nous avons vu plus haut un exemple montrent le contraire Il nest pas aiseacute de reacuteconcilier ces deux faits

Le regard en raison de son aspect attentionnel a aussi une composante reacutefeacuterentielle le regard indique ougrave porte lattention de celui qui regarde il fait reacutefeacuterence agrave lobjet ou agrave lindividu regardeacute Il est possible de tirer des informations de cette reacutefeacuterence Une expeacuterience a voulu deacuteterminer si les chimpanzeacutes comprennent et peuvent utiliser laspect reacutefeacuterentiel du regard

Dans cette expeacuterience des singes et des jeunes enfants (3 ans) apprennent agrave chercher une reacutecompense sous une boicircte opaque parmi deux Dans certains essais il y a un humain qui soit regarde la bonne boicircte soit regarde le plafond Si les chimpanzeacutes comprennent laspect reacutefeacuterentiel du regard ils devraient chercher sous la bonne boicircte dans le premier cas au hasard dans le second Cest ce que font les enfants mais pas les chimpanzeacutes Pourtant ces derniers voient bien le regard et le suivent par-dessus leur propre eacutepaule (71 des essais plafond) quand lexpeacuterimentateur regarde dans le vide ils ont donc dexcellentes capaciteacutes de suivre le regard mais ils ne comprennent peut-ecirctre pas en quoi le regard est lieacute agrave des eacutetats dattention subjectifs

Les chiens agrave nouveau plus humains que les singes

Dans cette tacircche des deux boicirctes opaques dont lune contient une reacutecompense les chiens se comportent comme les enfants humains quand lexpeacuterimentateur regarde une des boicirctes ils choisissent preacutefeacuterentiellement celle-lagrave quand il regarde au-

164

dessus dune des boicirctes (attitude distraite) ils choisissent au hasard Les chimpanzeacutes par contre continuent agrave choisir la boicircte du cocircteacute vers lequel est tourneacute le regard (pourtant au plafond) comme sils ne comprenaient pas laspect attentionnel du regard

Dans un article de 2004 Viraacutenyi et al330 deacutecrivent une expeacuterience subtile portant sur le chien Un ordre verbal eacutetait donneacute par le maicirctre du chien (Coucheacute) Il y avait quatre situations leacutegegraverement diffeacuterentes qui impliquaient toujours deux humains en plus du chien le maicirctre et un partenaire qui regardait toujours le maicirctre (a) le maicirctre regardait le chien et ne regardait pas le partenaire (b) le maicirctre eacutetait tourneacute vers le chien mais un eacutecran opaque lempecircchait de le voir (c) le maicirctre eacutetait tourneacute dans la direction du partenaire (d) le maicirctre eacutetait tourneacute dans la mecircme direction mais le partenaire eacutetait un peu de cocircteacute non aligneacute avec le regard du maicirctre Lordre verbal eacutetait donneacute par la voix enregistreacutee du maicirctre de sorte quil eacutetait eacutenonceacute exactement de la mecircme maniegravere dans les 4 situations La mesure eacutetait le degreacute de non-obeacuteissance du chien

Les reacutesultats sur 23 chiens indiquent que le chien obeacuteit bien quand le maicirctre le regarde (colonne marqueacutee A) et tregraves mal quand le maicirctre est derriegravere leacutecran ou bien regarde le partenaire (colonnes marqueacutees C) Quand le maicirctre regarde dans le vide (situation d ci-dessus) les reacutesultats sont intermeacutediaires Ceci suggegravere que les chiens sont capables de deacuteterminer sur quoi porte lattention de leur maicirctre ou des humains en geacuteneacuteral (cest particuliegraverement clair si on compare les situations c et d puisque le maicirctre preacutesente exactement le mecircme aspect et regarde dans la mecircme direction la seule diffeacuterence eacutetant la preacutesence ou labsence de la deuxiegraveme personne dans la direction ougrave regarde le maicirctre le chien distingue donc le cas ougrave le maicirctre parle agrave une tierce personne et donc probablement pas au chien de celui ougrave le maicirctre parle dans le vide et donc plus probablement au chien)

Le chien sait-il quon le voit

Alors si le chien sait quon le regarde ou quon sadresse agrave lui ou pas sait-il vraiment quon le voit Des observations anecdotiques (que chaque proprieacutetaire de chien a pu faire) montrent que parfois les chiens vont activement fuir le regard du maicirctre par exemple en allant se cacher derriegravere un obstacle pour consommer une nourriture que le maicirctre a interdit de consommer Quest-ce que les chiens savent en ce qui concerne la perception visuelle des humains

Plusieurs expeacuteriences montrent que les chiens en tout cas agissent comme sils savaient quon les voit ou pas Ainsi dans une expeacuterience portant sur 28 chiens de la nourriture eacutetait poseacutee au sol dans une salle obscurcie et le maicirctre avait donneacute lordre de ne pas la prendre331 Il y avait deux spots tregraves ponctuels lun eacuteclairant la nourriture lautre le maicirctre Chaque chien a eacuteteacute soumis agrave quatre situations diffeacuterentes correspondant aux quatre possibiliteacutes dallumage des deux lampes et on a mesureacute le temps dheacutesitation du chien avant quil craque et prenne la nourriture malgreacute linterdiction

330

Viraacutenyi Z Topal J Gacsi M Mikloacutesi A and Csanyi V (2004) Dogs respond appropriately to

cues of humans attentional focus Behavioural Processes 66 161-72 331 Kaminski J Pitsch A amp Tomasello M (2013) Dogs steal in the dark Animal cognition 16(3) 385-394 La zone eacuteclaireacutee recevait une illumination de 112 lux la zone sombre de 2 lux

165

Les reacutesultats montrent notamment que le chien heacutesite plus quand la nourriture est eacuteclaireacutee (donc quand le maicirctre peut le voir prendre la nourriture interdite) que quand elle ne lest pas332 Ceci est donc une indication que le chien sait quon le voit et ajuste son comportement en fonction de cette connaissance On verra dans la section suivante que les chimpanzeacutes savent aussi que pour chaparder il faut ecirctre invisible

Le chimpanzeacute sait aussi si on le voit ou pas

On sait que les chimpanzeacutes savent ce que les autres voient ou ne voient pas (cf expeacuteriences de compeacutetition contre un dominant) On peut se fonder sur cela pour faire un test pour savoir si non seulement ils savent que lautre voit ou ne voit pas mais sils utilisent cette connaissance pour manipuler la connaissance de lautre (en lempecircchant de voir) donc pour le tromper

Hare et coll333 (2006) sarrangent pour mettre le chimpanzeacute dans une situation ougrave il voudra chercher agrave tromper lhumain pour cela ils mettent sur pied une expeacuterience dont le contexte est compeacutetitif Cette situation a eacutegalement pour avantage quil ny a pas besoin de veacuteritable phase preacutealable dapprentissage

Un expeacuterimentateur E inconnu du singe est le compeacutetiteur qui ocircte toujours la nourriture hors de porteacutee du singe Il est agrave linteacuterieur dune sorte de cabine vitreacutee dans laquelle des tirettes une agrave gauche lautre agrave droite portent de la nourriture Si les tirettes sont assez proches dune ouverture le singe peut attraper la nourriture Durant quelques essais de deacutepart E retire la nourriture chaque fois que le singe essaie de lattraper Cet humain au contraire des autres humains que le singe connaicirct se comporte donc comme les autres chimpanzeacutes

La tacircche pour le singe est de commencer lessai au milieu (face agrave la vitre centrale ougrave il reccediloit du jus par un tube) et de deacutecider de quel cocircteacute il va essayer datteindre la nourriture

Plusieurs situations sont proposeacutees qui diffegraverent par la vision que E a (ou non) du chimpanzeacute Par exemple E peut ecirctre tourneacute dun cocircteacute ou une des fenecirctres lateacuterales est fermeacutee par un eacutecran etc Les situations sont preacutesenteacutees dans un ordre aleacuteatoire

Dans chaque cas le singe part du distributeur de jus dorange et va essayer dacceacuteder agrave la nourriture dun cocircteacute ou de lautre On regarde de quel cocircteacute le singe va essayer dattraper la nourriture On constate que le singe va preacutefeacuterentiellement venir par le cocircteacute ougrave E ne peut pas le voir (dans son dos ou du cocircteacute ougrave la fenecirctre est opaque)

Bien plus inteacuteressant on constate aussi quil fait des approches visant agrave induire lhumain en erreur Depuis la vitre centrale le singe fait semblant de sen aller puis il revient en catimini par le cocircteacute ougrave on ne peut que difficilement le voir (en bas sur la figure)

332 Des situations de controcircle montrent que ce nest pas simplement que les chiens eacutevitent de prendre de la nourriture eacuteclaireacutee quand lhumain nest pas lagrave les chiens nheacutesitent pas au contraire ils prennent la nourriture plus vite quand elle est eacuteclaireacutee 333 Hare B Call J amp Tomasello M (2006) Chimpanzees deceive a human competitor by hiding Cognition 101 495-514

166

Cette expeacuterience de leacutequipe de Tomasello montre que les chimpanzeacutes ont les mecircmes capaciteacutes que le chien de fuir le regard de lecirctre humain qui leur interdit laccegraves agrave la nourriture

Une Theacuteorie de lEsprit peut-ecirctre mais laquelle

Si on revient aux situations de Tomasello vues plus haut (Tomasello Call et Hare 2003) qui impliquent deux chimpanzeacutes en compeacutetition elles indiquent bien que le chimpanzeacute si on sait lui poser la question de la bonne maniegravere manifeste une compreacutehension de ce quautrui sait ou ne sait pas Les conclusions de Povinelli par contre disent geacuteneacuteralement le contraire Au-delagrave des questions de meacutethode pourrait-on supposer que les chimpanzeacutes possegravedent bien une Theacuteorie de lEsprit mais incomplegravete Cela pourrait expliquer les conclusions opposeacutees auxquelles arrivent des eacutequipes diffeacuterentes testant sans le savoir des modules diffeacuterents de la TE

Comprendre que lautre sait pas que lautre croit

Dans une autre seacuterie dexpeacuteriences assez reacutecentes334 leacutequipe du Max-Planck de Leipzig arrive justement agrave montrer que si le chimpanzeacute sait ce que lautre sait par contre il semble ne pas pouvoir se repreacutesenter ce que lautre croit (agrave tort)

Comme on peut limaginer ces expeacuteriences sont complexes et ont requis la mise au point dune nouvelle meacutethode baseacutee elle aussi sur la compeacutetition avec un conspeacutecifique

Il sagit dun jeu ougrave le sujet et un concurrent choisissent agrave tour de rocircle un conteneur parmi trois dont certains contiennent de la nourriture On manipule la connaissance que les animaux ont de la situation en montrant agrave lun ou agrave lautre ougrave la nourriture est placeacutee

Dans la premiegravere eacutetude (savoir ce que lautre sait) 10 chimpanzeacutes (4-29 ans) 12 enfants (6 ans) et 12 adultes sont testeacutes Le sujet est dun cocircteacute dun dispositif (leacutegegraverement diffeacuterent pour les humains et pour les chimpanzeacutes) le concurrent est en face Entre les deux il y a trois conteneurs dans deux lexpeacuterimentateur va deacuteposer une reacutecompense en pleine vue du sujet Ce que le concurrent voit par contre deacutepend de la condition (a) il ne voit que la mise en place de la 1egravere reacutecompense (b) la mise en place des deux reacutecompenses lui est invisible (donc il ne sait rien) (c) il a tout vu Il y a 12 essais par condition (24 pour la a) Au cours dun essai une fois que la mise en place est faite lexpeacuterimentateur permet agrave lun ou lautre de choisir en premier Deacutetail fondamental ce premier choix nest pas visible pour lautre conspeacutecifique Donc lanimal qui choisit en second na pas vu ce que le premier a fait il doit infeacuterer ce qui a eacuteteacute fait sur la base de ce quil sait que lautre sait

Si le sujet choisit en second et quil sait que lautre na pas vu une des reacutecompenses il devrait donc choisir celle-lagrave (car le concurrent a probablement pris celle quil a vue) Sil choisit en premier il faut plutocirct prendre celle qui eacutetait visible pour lopposant (qui devra donc choisir au hasard entre les deux qui restent)

334 Kaminski J Call J amp Tomasello M (2008) Chimpanzees know what others know but not what they believe Cognition 109 224-234

167

Les reacutesultats sont que si le chimpanzeacute reacutepond en second il va choisir dans environ 60 des cas la reacutecompense qui eacutetait invisible pour son opposant Si par contre il reacutepond en premier il ne fait ce choix que dans 50 des cas et la diffeacuterence est significative Pour comparaison chez les humains enfants et adultes les diffeacuterences vont dans le mecircme sens mais sont bien plus marqueacutees (environ 75-40 et 80-35)

Les chimpanzeacutes adaptent donc leur reacuteponse agrave la situation en tenant compte de ce que lopposant a ducirc faire si lopposant a vu la mise en place de la reacutecompense il sait ougrave elle se trouve donc il est plus probable quil la prise Les humains font pareil mais il y a une diffeacuterence lorsquils choisissent en premier ils prennent la reacutecompense qui a eacuteteacute vue par lopposant probablement parce quils anticipent ce quils pourront faire quand ce sera agrave nouveau leur tour (agrave la maniegravere du joueur deacutechecs) ainsi ils diminuent les chances de succegraves de lopposant tout en augmentant les leurs

Dans la seconde eacutetude on introduit une variation sur le mecircme paradigme qui va permettre deacutetudier la capaciteacute qua le singe de se repreacutesenter que lautre agit sur la base de croyances (qui peuvent ecirctre diffeacuterentes de la reacutealiteacute) Dans cette variante le sujet observe lexpeacuterimentateur qui induit lopposant en erreur Lexpeacuterimentateur fait semblant de mettre la reacutecompense dans un conteneur mais en reacutealiteacute la deacuteplace ensuite dans un autre Le dispositif est essentiellement le mecircme sauf que

une seule reacutecompense est cacheacutee par lexpeacuterimentateur dans un des trois conteneurs

une petite table est placeacutee agrave cocircteacute du sujet avec une reacutecompense de peu de valeur toujours accessible une sorte de prix de consolation Si le chimpanzeacute choisit celle-ci cest donc probablement quil sait que la vraie reacutecompense a eacuteteacute prise par son opposant

Lexpeacuterimentateur en vue des deux individus place la reacutecompense dans un des conteneurs Ensuite qui voit quoi deacutepend de la condition

(a) les deux voient lexpeacuterimentateur deacuteplacer la reacutecompense dun conteneur agrave un autre

(b) les deux voient lexpeacuterimentateur soulever la reacutecompense et la remettre dans le mecircme conteneur

(c) seul le sujet voit lexpeacuterimentateur deacuteplacer la reacutecompense dun conteneur agrave un autre

(d) seul le sujet voit lexpeacuterimentateur soulever la reacutecompense et la remettre

Ensuite lopposant est toujours le premier agrave choisir et le sujet ne peut pas voir ce quil choisit Cest ensuite le tour du sujet qui va donc devoir choisir sur la base de ce quil imagine que son concurrent a fait Peut-il savoir que dans la situation (c) son opposant a une fausse croyance et a ducirc agir en fonction de cette fausse croyance

Les attentes sont donc les suivantes si le sujet a les moyens cognitifs de raisonner sur les fausses croyances de lopposant dans la situation (c) lopposant a ducirc agir sur la base de sa fausse croyance et donc se tromper la reacutecompense est probablement encore ougrave le sujet la vue en dernier il devrait donc soulever ce

168

conteneur Par contre dans les autres situations (a b et d) lopposant ne sest certainement pas trompeacute la reacutecompense est probablement prise et le sujet devrait se rabattre sur la reacutecompense de consolation La situation (c) devrait se distinguer de toutes les autres au niveau des reacutesultats

Cest ce quon voit pour les enfants de 6 ans (histogramme de droite sur la figure lhistogramme repreacutesente la proportion de choix du conteneur ougrave le sujet a vu la reacutecompense en dernier pour les situations (a) agrave (d) de gauche agrave droite) Les enfants savent que dans la situation (c) lopposant a ducirc se tromper et agissent significativement en fonction de cela

Les enfants de 3 ans (au centre) ne maicirctrisent pas du tout la situation et se rabattent majoritairement sur le prix de consolation sans traiter diffeacuteremment les quatre cas

Finalement les chimpanzeacutes (agrave gauche) vont davantage chercher la reacutecompense ougrave ils lont vue en dernier quand lopposant na rien vu (situations c et d) que quand lopposant a pu voir le placement final de la reacutecompense (situations a et b) mais ils ne raisonnent pas sur la fausse croyance (pas de diffeacuterence de choix entre c et d)

En reacutesumeacute le chimpanzeacute a bien une Theacuteorie de lEsprit mais incomplegravete si le chimpanzeacute sait ce que lautre sait par contre il ne peut pas se repreacutesenter ce que lautre croit Il peut donc adapter son comportement pour prendre lavantage sur un compeacutetiteur sur la base de ce que ce dernier a pu voir ou non mais il ne peut pas mettre agrave profit les situations ougrave le compeacutetiteur a acquis visuellement une information devenue fausse ensuite (parce que la situation a changeacute ensuite agrave linsu du compeacutetiteur)

Le singe peut donc se repreacutesenter assez bien ce que lautre sait et deacutecider dune strateacutegie sur cette base mais il ne semble pas pouvoir se repreacutesenter ce que lautre croit (et qui est diffeacuterent de ce que lui-mecircme sait) pour pouvoir en infeacuterer la meilleure strateacutegie335

Donc comme le montre aussi lexpeacuterience de 2008 il est probable que les chimpanzeacutes comprennent seulement certains eacutetats psychologiques notamment

335 Il faudrait sans doute ecirctre plus prudentNegative results are always tricky to interpret And

although Kaminski et als interpretation of the above findings is plausible it is not the only plausible interpretation Here is another It is quite possible that the subject animal in the test condition is confused by the novel introduction of the screen before the competitor while the experimenter manipulates the bait When this screen is lowered and then another is raised in front of the subject animal the subject animal may not understand that at this point the competitor is choosing a cup on the table For all the subject knows nothing is happening behind the screen in the critical test or perhaps the subject (not unreasonably) assumes that the experimenter is extending to the competitor the same courtesy of lifting or shifting the bait around as he did for the subject Either way the subject animal may well think that when the screen before it is removed it is actually choosing first not after the competitor This would explain why subjects in the unknown-lift and unknown-shift tests choose the higher-quality baited container on the table at the same rate -- they assume that in both cases they are choosing first It is not unreasonable then to suppose that chimpanzees failures on the knowledge-ignorance experiments are not indicative of their inability to attribute beliefs but of their difficultly with understanding when the competitor has chosen and when he has not This problem however could be addressed by some type of sound cue such as a buzzer which sounded whenever the competitor makes a choice The subject animal could then use the sound cue as evidence that the competitor is choosing a container behind the screen during the test trials [R Lurz dans Animal Minds amp Animal Ethics Connecting Two Separate Fields (ed Klaus Petrus Markus Wild)]

169

certains de ceux qui sont impliqueacutes par la direction du regard en mecircme temps ils nont pas une Theacuteorie de lEsprit aussi complegravete que les humains ne comprenant pas neacutecessairement les intentions ni les croyances

Mais lanalyse du regard semble indiquer autre chose

Des donneacutees tregraves fraicircches336 obtenues par leacutequipe de Tomasello agrave la maniegravere de Baillargeon en mettant en scegravene des situations de fausses croyances et en analysant le regard de grands singes (chimpanzeacutes bonobos orang-outans) semblent cependant indiquer que avec la mecircme compeacutetence que les beacutebeacutes de 15 mois les singes dirigent leur regard par anticipation vers le lieu de laction que fera lindividu den face (montreacute dans un film) sur la base de ses croyances y compris quand ces croyances sont fausses et sopposent agrave ce que le singe sait lui-mecircme Ces donneacutees qui meacuteritent confirmation parleraient en faveur dune TE chez les grands singes plus aboutie que ce quon croyait jusquici

En conclusion Povinelli a agrave la fois raison et tort

Simon Baron-Cohen337 disait que avec leacutemergence des systegravemes sociaux complexes la Nature nrsquoa pas eu drsquoautre alternative que drsquoeffectuer une seacutelection (au sens darwinien) en direction de la Theacuteorie de lEsprit (cest-agrave-dire quil eacutetait ineacutevitable selon lui quapparaisse la compeacutetence de se repreacutesenter lesprit dautrui)

Mais il existe en reacutealiteacute une alternative et en cela Povinelli a (et aura toujours) raison que se soit ameacutelioreacutee continuellement durant leacutevolution lrsquoaptitude agrave raisonner (en surface en quelque sorte) sur le comportement (et non les penseacutees) des autres Peut-ecirctre cela suffit-il pour que tous les pheacutenomegravenes sociaux qui nous donnent limpression de neacutecessiter une Theacuteorie de lEsprit soient rendus possibles

Cependant Tomasello Call et Hare dans un bref article338 de revue dateacute de 2003 font la remarque suivante Povinelli dit pour lessentiel que les humains ont une Theacuteorie de lEsprit et que les chimpanzeacutes nen ont pas Mais cest une image en noir et blanc manicheacuteiste En fait la question de la Theacuteorie de lEsprit nest pas agrave trancher en tout ou rien Il faut plutocirct consideacuterer que leacutetiquette Theacuteorie de lEsprit recouvre en fait toute une palette de processus de cognition sociale

Certes les chimpanzeacutes tregraves probablement ne comprennent pas les autres esprits de la mecircme maniegravere que nous ils comprennent certains processus psychologiques pas dautres Cela na rien deacutetonnant les enfants humains jusquagrave lacircge de 4 ans eux non plus ne se repreacutesentent pas bien par exemple les fausses croyances (comme on la vu plus haut) Et pourtant degraves 1-2 ans ils montrent dans diffeacuterents paradigmes expeacuterimentaux quils comprennent ce que veulent dire voir ecirctre attentif deacutesirer avoir lintention donc ils ont bien une Theacuteorie de lEsprit mais incomplegravete (cest-agrave-dire diffeacuterente de celle des adultes)

336 Krupenye C Kano F Hirata S Call J amp Tomasello M (2016) Great apes anticipate that other individuals will act according to false beliefs Science 354(6308) 110-114 337 Baron-Cohen a beaucoup travailleacute sur ce quon pouvait apprendre sur la theacuteorie de lesprit en eacutetudiant divers syndromes (Down autisme Williams) Chercher [theory of mind authors baron-cohen] sous Scholar Google 338 Tomasello M Call J amp Hare B (2003) Chimpanzees understand psychological states - the question is which ones and to what extent Trends in Cognitive Science 7 (4) 153-156

170

Pour sassurer que les singes nont pas pu avoir dexpeacuterience preacutealable qui leur aurait permis dapprendre par association (en soi un deacutesir honorable) Povinelli et ses collegravegues ont mis sur pied des situations tregraves nouvelles mais Tomasello et son eacutequipe trouvent que ces situations seacuteloignent trop de situations eacutecologiquement valables Par exemple mettre des seaux sur la tecircte ou agrave cocircteacute de la tecircte (une des variantes de lexpeacuteriences des bandeaux sur les yeux) na pas une signification eacutecologique tregraves pertinente et dailleurs on a montreacute que jusquagrave lacircge de scolariteacute les enfants comme les chimpanzeacutes eacutechouent souvent agrave des tests de ce type

Il reste possible disent Tomasello et collegravegues que les humains soient la seule espegravece qui comprend les processus psychologiques dautrui et dailleurs cest ce quils pensaient eux-mecircmes il ny a pas si longtemps (p ex dans Primate Cognition de Tomasello et Call en 1997) mais il y a de plus en plus de preuves que ce nest pas le cas

La question reste passablement ouverte il me semble mais la reacuteponse a une grande importance pour comprendre lrsquoeacutevolution du genre Homo

24052017

De la Theacuteorie de lEsprit agrave la conscience

Homo erectus cegravede le pas agrave dautres hominineacutes

Dans leacutepisode preacuteceacutedent nous avions laisseacute les humains alors que Homo ergaster contemporain de trois espegraveces daustralopithegraveques (Paranthropus boisei Homo rudolfensis Homo habilis339) eacutemergeait lentement en Afrique et sen allait coloniser en particulier lAsie sous une forme leacutegegraverement plus eacutevolueacutee plus enceacutephaliseacutee Homo erectus Cette espegravece occupe le continent entre -17 millions danneacutees et -50000 voire mecircme plus tard A leacutevidence cest une espegravece qui a du succegraves puisquelle occupe lAncien Monde durant si longtemps Neacuteanmoins en fin de compte elle seacutetiole et disparaicirct Ses plus reacutecents repreacutesentants sils sont confirmeacutes seraient les Hommes de Flores (Homo floresiensis) une espegravece dont les fossiles dateacutes de -11000 ans ont eacuteteacute reacutecemment deacutecouverts sur licircle indoneacutesienne du mecircme nom340 Cette espegravece a eacuteteacute passablement contesteacutee ne serait-ce quen raison de sa taille (1 m) qui en fait un veacuteritable Hobbit Sa capaciteacute cracircnienne et ses caractegraveres correspondraient assez bien agrave ceux derectus mis agrave leacutechelle On heacutesite toujours agrave le classer certains ont mecircme suggeacutereacute quil sagirait dun Homo sapiens pathologique atteint de microceacutephalie341 Les donneacutees plus reacutecentes confirment cependant quil sagit bien dune nouvelle espegravece et pas dune pathologie342 finalement une reacuteanalyse toute fraicircche343 (avril 2017) semble

339 Pour meacutemoire ces deux Homo tendent maintenant agrave ecirctre classeacutes parmi les australopithegraveques avec qui ils partagent plus de caractegraveres quavec le genre humain 340 Il est possible que la disparition de floresiensis soit due agrave une terrible explosion volcanique dans les parages de Flores En effet les fouilles montrent une couche de cendre dun megravetre deacutepaisseur au-dessus de laquelle on na plus trouveacute aucun fossile de steacutegodon (eacuteleacutephant nain) ni de floresiensis 341 Cf Vannucci R C Barron T F amp Holloway R L (2011) Craniometric ratios of microcephaly and LB1 Homo floresiensis using MRI and endocasts Proceedings of the National Academy of Sciences 108(34) 14043 -14048 342 Baab KL McNulty KP amp Harvati K (2013) Homo floresiensis contextualized a geometric morphometric comparative analysis of fossil and pathological human samples PLoS ONE 8 (7) e69119

171

indiquer que lHomme de Floregraves serait issu non derectus mais bien plutocirct de H habilis cette espegravece plus ancienne querectus dont les caractegraveres la placcedilaient agrave mi-chemin des australopithegraveques et des Homo

Mais voici qui nous concerne davantage En Afrique toujours erectus va donner naissance agrave Homo heidelbergensis344 une forme intermeacutediaire qui va migrer elle aussi et dont on va deacutejagrave trouver trace en France345 (p ex lhomme de Tautavel dans les Corbiegraveres dateacute de -400000 ans dont le classement est encore incertain mais qui semblait ignorer lusage du feu)

Les technologies se raffinent lentement On trouve des lances vieilles de 400000 ans La mecircme eacutepoque voit la naissance des outils en deux eacutetapes de lAcheuleacuteen moyen -800000 agrave -600000 une meacutethode dite de deacutebitage levallois ougrave les frappes successives finissent par deacutetacher un eacuteclat central dont la forme a eacuteteacute ainsi en quelque sorte preacute-calculeacutee ce qui teacutemoigne de capaciteacutes cognitives raffineacutees

Les Neacuteandertaliens premiers Europeacuteens

H heidelbergensis est probablement notre ancecirctre (c-agrave-d lancecirctre de Homo sapiens) mais il est aussi lancecirctre dune autre ligneacutee celle des premiers vrais Europeacuteens lHomme de Neacuteandertal (Homo neanderthalensis346)

Lhomme de Neacuteandertal347 est lieacute au continent europeacuteen mecircme si des Neacuteandertaliens ont eacutemigreacute par la suite au Proche-Orient348 en Asie centrale et peut-ecirctre en Sibeacuterie Leacutetendue du territoire occupeacute montre quil sagissait aussi dune espegravece agrave succegraves en deacutepit des rudes conditions

Il faut dire que pendant un million danneacutees depuis la glaciation de Guumlnz lEurope est une sorte dicircle cerneacutee par les glaciers dont les habitants sont resteacutes pratiquement isoleacutes du reste de lhumaniteacute La deacuterive geacuteneacutetique qui en a reacutesulteacute a donneacute un type dhomme particulier

343 Argue D Groves C P Lee M S amp Jungers W L (2017) The affinities of Homo floresiensis based on phylogenetic analyses of cranial dental and postcranial characters Journal of Human Evolution 107 107-133 344 Je simplifie un peu ici cf [Wikipedia] Homo heidelbergensis (Heidelberg Man) is an extinct species of the genus Homo and the direct ancestor of Homo neanderthalensis in Europe According to the Recent Out of Africa theory similar Archaic Homo sapiens found in Africa (ie Homo rhodesiensis and Homo sapiens idaltu) existing in Africa as a part of the operation of the Saharan pump and not the European forms of Homo heidelbergensis are thought to be direct ancestors of modern Homo sapiens Homo antecessor is likely a direct ancestor living 750000 years ago evolving into Homo heidelbergensis appearing in the fossil record living roughly 600000 to 250000 years ago through various areas of Europe Homo heidelbergensis remains were found in Mauer near Heidelberg Germany and then later in Arago France and Petralona Greece The best evidence found for these hominins date between 400000 and 500000 years ago H heidelbergensis stone tool technology was considerably close to that of the Acheulean tools used by Homo erectus 345 Un article reacutecent mentionne une implantation en Angleterre vers -700000 346 Lorthographe de ce nom pose toujours problegraveme La valleacutee (en Allemagne du cocircteacute de Duumlsseldorf) ougrave les premiers fossiles de cette espegravece furent deacutecouverts en 1856 sappelait Neanderthal la reacuteforme orthographique de lallemand ayant fait disparaicirctre le h du mot Tal (valleacutee) lorthographe du toponyme est maintenant Neandertal mais les regravegles de la nomenclature taxonomique interdisent de changer lorthographe du nom despegravece et cest donc toujours Homo neanderthalensis En franccedilais on est censeacute utiliser Neacuteandertal sans le h 347 Adapteacute agrave partir de Wikipedia et de GAL-328 ssq 348 sur les territoires actuels de lIraq de la Syrie et dIsraeumll

172

Les plus anciens fossiles indeacuteniablement neacuteandertaliens apparaissent entre -250000 et -110000 ans Les Neacuteandertaliens les plus typiques ont des ancienneteacutes comprises entre -100 000 ans et -28 000 ans date de leur disparition349

Des recherches conduites de 1999 agrave 2005 dans la grotte de Gorham agrave Gibraltar suggegraverent que les Neacuteandertaliens y ont veacutecu jusquagrave -28000 ans voire -24000 ans Ils auraient donc longuement cohabiteacute avec les Hommes anatomiquement modernes (Homo sapiens dits de Cro-Magnon) preacutesents dans la reacutegion depuis -32000 ans

Ce sont donc des habitants de pays froids mais il ne faut tout de mecircme pas imaginer leur vie dans un paysage du type du dessin animeacute LAcircge de Glace Mecircme si les glaciers avaient lors des maxima glaciaires une eacutetendue eacutenorme et que Genegraveve eacutetait enfouie sous un kilomegravetre de glace le paysage eacutetait typiquement celui de la steppe agrave mammouths

Caractegraveres

Les Neacuteandertaliens sont de corpulence souvent tregraves massive et robuste 90 kg et 165 m en moyenne pour les macircles et 70 kg et 155 m pour les femelles (des individus auraient atteint 190 m) Lensemble de leur structure et leurs attaches musculaires laissent entrevoir une tregraves importante force physique

Bien quils possegravedent certains caractegraveres archaiumlques (voir ci-dessous) ils sont loin de correspondre avec limage quon en a geacuteneacuteralement dindividus frustes et simiesques Les reconstitutions les plus modernes donnent deux une image au fond tregraves proche de ce que nous sommes comme le montre par exemple la reconstitution dune fillette neacuteandertalienne350 travail dune eacutequipe de Zurich (Zollikofer) baseacute sur une approche sophistiqueacutee combinant paleacuteontologie classique steacutereacuteolithographie et eacutetudes anatomiques

Une mosaiumlque de caractegraveres

Les Neacuteandertaliens preacutesentent quelques caractegraveres archaiumlques heacuteriteacutes de leur preacutedeacutecesseur (caractegraveres dits pleacutesiomorphes351)

la preacutesence dun eacutepaississement osseux au-dessus des orbites (dit bourrelet sus-orbitaire)

un front fuyant

labsence de menton

Ils preacutesentent eacutegalement des caractegraveres eacutevolueacutes (caractegraveres apomorphes) Les caractegraveres eacutevolueacutes peuvent ecirctre partageacutes avec les Homo sapiens (caractegraveres synapomorphes) ou bien ecirctre des caractegraveres deacuteriveacutes speacutecifiques (caractegraveres autapomorphes) Seuls ces derniers permettent didentifier lespegravece lors de lexamen dun fossile

349 Parmi les fossiles de Neacuteandertaliens classiques outre les vestiges de Neanderthal mecircme (env 42 000 ans) il faut mentionner les squelettes de La Chapelle-aux-Saints du Moustier de La Ferrassie de La Quina de Saint-Ceacutesaire dans le Sud-Ouest de la France ou de Spy en Belgique pour ne citer que les plus complets 350 Laspect familier de cette enfant tient aussi au fait que les caractegraveres neanderthaliens les plus frappants en particulier le bourrelet sus-orbitaire ne sont pas marqueacutes durant lenfance 351 Inutile de retenir cette terminologie

173

Les caractegraveres autapomorphes (c-agrave-d qui leur sont speacutecifiques) des Neacuteandertaliens sont par exemple352

une face allongeacutee de forme particuliegravere

des orbites hautes et arrondies

une vaste caviteacute nasale

Mais surtout ce qui nous inteacuteresse ici ils partagent des caractegraveres synapomorphes avec Homo sapiens

des molaires de dimensions reacuteduites

et surtout un cerveau eacutetonnamment volumineux leur capaciteacute cracircnienne moyenne est mecircme leacutegegraverement supeacuterieure agrave celle de lhumain moderne si lHomme de Neanderthal disparaicirct apregraves tant de milleacutenaires de preacutesence ce nest pas faute de cerveau le sien est donc de fait plus grand (jusquagrave 1750 cmsup3) que celui de nos ancecirctres de Cro-Magnon (1350-1650 cmsup3) Cependant le deacuteveloppement du cerveau moderne et celui du cerveau de Neanderthal montrent une diffeacuterence marqueacutee dans la premiegravere anneacutee qui donne agrave lacircge adulte des cerveaux de forme diffeacuterente353 Evidemment ceci ne nous renseigne pas sur les eacuteventuelles diffeacuterences cognitives qui en auraient reacutesulteacute

Les traits speacutecifiques aux Neacuteandertaliens ont souvent eacuteteacute preacutesenteacutes comme des adaptations au froid Cela est vrai en partie et les membres courts et robustes des Neacuteandertaliens trouvent des analogues modernes dans les populations vivant dans les reacutegions proches du pocircle (pex les Inuit)

Un cousin lointainhellip et pas le seul

Le seacutequenccedilage degraves 2010 par leacutequipe de Svante Paumlaumlbo354 du geacutenome neacuteandertalien agrave partir de la chromatine reacutecupeacutereacutee dans les fossiles avait permis

352 Les autres sont une arcade dentaire et un nez avanceacutes des pommettes en retrait la preacutesence dun espace seacuteparant les dents du fond de la branche montante de la mandibule dit laquo espace reacutetro-molaire raquo un cracircne au profil circulaire en vue posteacuterieure (alors que le cracircne de tous les autres Hominideacutes preacutesente un profil pentagonal) un os occipital formant une sorte de chignon et preacutesentant une fosse en son centre dite fosse sus-iniaque 353 Seul le cerveau de sapiens passe dune forme allongeacutee agrave la naissance agrave une forme globulaire agrave la fin de la premiegravere anneacutee Le cerveau de Neanderthal reste allongeacute Ces trajectoires deacuteveloppementales diffeacuterentes laissent supposer que des reacuteorganisations neurales diffeacuterentes sous-tendent les deux cerveaux et suggegraverent des systegravemes cognitifs diffeacuterents Voir Gunz P et al (2010) Brain development after birth differs between Neanderthals and modern humans Current Biology 20 R921-R922 354 Par leacutequipe du geacuteneacuteticien sueacutedois Svante Paumlaumlbo directeur du Department of Evolutionary Genetics Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology Leipzig When I started this field 25 years ago I thought we might be able to extract DNA from bones of people born a few thousand years ago and learn something about the ancient Egyptians or about the people who brought agriculture into Europe says Paumlaumlbo It was beyond my wildest dreams to think we could resurrect genomes that are hundreds of thousands of years old To have done that well its really cool It is also incredibly difficult DNA the stuff from which our genes are made decays the moment an organism dies The long coils break down into fragments and the longer the passage of time the shorter the fragments become Trying to put these tiny pieces together is a stunningly complex task that has been likened by writer Elizabeth Kolbert to trying to reassemble a Manhattan telephone book from pages that have been put through a shredder mixed with yesterdays trash and left to rot in a landfill Yet Paumlaumlbo has succeeded in this remarkable task a story he recalls with striking frankness in Neanderthal Man In Search of Lost Genomes published by Basic Books later this

174

deacutetablir que les populations de sapiens et de neanderthalensis se sont complegravetement seacutepareacutees il y a 370000 ans On croyait il y a encore peu de temps quil ny avait pratiquement plus eu de flux geacuteneacutetique entre les deux espegraveces depuis leacutepoque de leur seacuteparation Les progregraves dans le seacutequenccedilage du geacutenome des Neacuteandertaliens et sa comparaison avec notre propre geacutenome ont montreacute de maniegravere surprenante mais au fond assez sympathique que chacun dentre nous est porteur de 1 agrave 4 de gegravenes speacutecifiquement neacuteandertaliens355 (ceci nest vrai que pour les humains modernes dorigine eurasienne ceux qui sont dorigine sub-saharienne ne preacutesentent pas de gegravenes dorigine neanderthalienne ce qui est tout agrave fait logique dailleurs) De plus comme les diffeacuterents individus portent des bouts diffeacuterents de ce geacutenome ancien cest en tout quelque 40 du geacutenome de Neacuteandertal que lon peut trouver en nous

Pour une raison inconnue il semble que les actes sexuels inter-espegraveces agrave lorigine de ces traces geacuteneacutetiques aient eacuteteacute asymeacutetriques les macircles de neanderthalensis couchaient plus volontiers avec les femelles de sapiens que le contraire

En 2010 et 2011 on a trouveacute dans la grotte de Denisov en Sibeacuterie meacuteridionale une dent et deux petits os dont la deacutetermination geacuteneacutetique356 a montreacute quils eacutetaient issus dune espegravece distincte contemporaine de H neanderthalensis et qui a contribueacute pour 4 agrave 6 au geacutenome des actuels meacutelaneacutesiens (mais pas des eurasiens) notamment certains gegravenes permettant aux Tibeacutetains de prospeacuterer aux tregraves hautes altitudes trouveraient leur origine chez ces Denisoviens357 Ceux-ci auraient divergeacute des Neacuteanderthaliens apregraves que ceux-ci aient divergeacute des humains vrais

Une vie organiseacutee mais difficile

Des donneacutees reacutecentes indiquent une vie sociale complexe des traditions culturelles distinctes existaient dans les diffeacuterentes populations358 De plus on a pu montrer que lorganisation spatiale des campements (notamment dans les cavernes en

month Near the beginning the 58-year-old geneticist says he was inspired to a life scientific by his biochemist father It is only later that he reveals how odd was this paternal inspiration I grew up as the secret extra-marital son of Sune Bergstroumlm who won the 1982 Nobel prize for discovering prostaglandins he says Bergstroumlms official family knew nothing of the existence of Paumlaumlbo and his mother the Estonian chemist Karin Paumlaumlbo with whom the Nobel laureate had had an affair He would only visit us on Saturdays says Paumlaumlbo It was pretty weird with hindsight Bergstrom died in 2005 It was only then my half-brother learned about me says Paumlaumlbo Fortunately he adjusted and we get on all right [httpswwwtheguardiancomscience2014feb15svante-paabo-dna-neanderthal-genetics] 355 Cf Green RE et al (2010) A draft sequence of the Neandertal genome Science 328 710-722 Les auteurs ont utiliseacute 400 mg de poudre dos pour geacuteneacuterer 53 gigabases de la seacutequence ADN ce qui montre lefficaciteacute actuelle de ces meacutethodes 356 Reich D Green R E Kircher M Krause J Patterson N Durand E Y Viola B et al (2010) Genetic history of an archaic hominin group from Denisova Cave in Siberia Nature 468(7327) 1053-1060 357 Huerta-Saacutenchez E Jin X Bianba Z Peter B M Vinckenbosch N Liang Y amp Nielsen R (2014) Altitude adaptation in Tibetans caused by introgression of Denisovan-like DNA Nature 512(7513) 194-197 358 Ruebens K (2013) Regional behaviour among late Neanderthal groups in Western Europe A comparative assessment of late Middle Palaeolithic bifacial tool variability Journal of Human Evolution 65 (4) 341-362

175

Italie) eacutetait tout agrave fait speacutecifique avec des endroits preacutevus pour des fonctions diffeacuterentes359

La vie des Neacuteandertaliens devait ecirctre rude et difficile Ils semblent avoir souffert freacutequemment de fractures360 Ces fractures sont souvent ressoudeacutees et ne montrent pas ou peu de signes dinfection ce qui suggegravere que les individus eacutetaient pris en charge au cours de leur peacuteriode dinvaliditeacute Dautres traces de traumatismes semblent lieacutees agrave des blessures perforantes Ils eacutetaient eacutegalement toucheacutes par des maladies deacutegeacuteneacuteratives tregraves reacutepandues parmi eux arthrite arthrose

Tregraves souvent les Neacuteandertaliens devaient souffrir de sous-alimentation Une eacutetude a montreacute des signes dhypoplasie de leacutemail dentaire (indiquant un stress survenu durant le deacuteveloppement des dents) plus ou moins prononceacutes sur 75 dentre elles Les carences alimentaires en eacutetaient la cause principale pouvant aller jusquagrave entraicircner la perte des dents

Dans le tartre des dents justement on a retrouveacute des restes daliments indiquant que les Neacuteandertaliens avaient probablement des connaissances sur les proprieacuteteacutes de certaines espegraveces biologiques des restes de peuplier (le peuplier comme le saule contient de lacide salicylique autrement dit de laspirine) et de nourriture portant de la pourriture de type penicillium (qui produit un antibiotique la peacutenicilline)361

Malgreacute leurs connaissances avanceacutees leurs techniques et leur reacutesistance physique les Neacuteandertaliens avaient une espeacuterance de vie courte plus de la moitieacute dentre eux natteignaient pas lacircge de vingt ans Une faible proportion moins de 5 atteignaient tout de mecircme la cinquantaine362

Pour finir la disparition

Apregraves avoir occupeacute lEurope et le Moyen-Orient les Neacuteandertaliens ont disparu de maniegravere assez surprenante il y a environ 28000-24000 ans Leur disparition est encore en grande partie inexpliqueacutee Les donneacutees archeacuteologiques montrent quil ny a pas eu une extinction massive mais au contraire une disparition progressive

La disparition des Neacuteandertaliens semble coiumlncider avec larriveacutee de groupes dHommes anatomiquement modernes (H sapiens) ayant quitteacute le Proche-Orient pour lEurope il y a environ 40000 ans sans doute agrave la faveur dun eacutepisode climatique tempeacutereacute de la derniegravere glaciation363

359 Riel-Salvatore J Ludeke IC Negrino F amp Holt BM (2013) A spatial analysis of the late Mousterian levels of Riparo Bombrini (Balzi Rossi Italy) Canadian Journal of Archaeology 37 (1) 070-092 360 En particulier au niveau des cocirctes du feacutemur du peacuteroneacute de la colonne verteacutebrale et du cracircne 361 Weyrich L S Duchene S Soubrier J Arriola L Llamas B Breen J amp Farrell M (2017) Neanderthal behaviour diet and disease inferred from ancient DNA in dental calculus Nature 544(7650) 357-361 362 Source GAL p 333 363 Parfois appeleacutes Hommes de Cro-Magnon du nom dun abri sous roche situeacute en France aux Eyzies-de-Tayac Dordogne ougrave furent mis au jour en 1868 lors des travaux de construction dune route des ossements humains et des outils en silex Ces hommes sont porteurs dune nouvelle culture mateacuterielle appeleacutee Aurignacien caracteacuteriseacutee par son type de deacutebitage et la fabrication doutils en matiegraveres dures animales (notamment des pointes de sagaies en os) Les hommes de lAurignacien sont eacutegalement les auteurs des plus anciennes œuvres de lart parieacutetal et mobilier dEurope

176

Il est probable que les Hommes de Neacuteandertal et les Hommes modernes aient cohabiteacute pendant quelques milleacutenaires mecircme si aucune preuve claire dinteraction (hormis eacutevidemment les traces geacuteneacutetiques dhybridisation) na eacuteteacute eacutetablie Il est notable cependant que les techniques des Neacuteandertaliens subissent pendant ces milleacutenaires dinteraction possible des modifications laissant supposer des eacutechanges entre les deux espegraveces

Parmi les hypothegraveses proposeacutees pour expliquer la disparition des Neacuteandertaliens nous en mentionnerons ici uniquement quelques-unes qui semblent avoir actuellement la faveur des chercheurs364 Les Neacuteandertaliens auraient eacuteteacute deacutecimeacutes par une eacutepideacutemie lieacutee agrave une infection virale ou bacteacuterienne cette hypothegravese est plausible dans la mesure ougrave les groupes dhommes modernes ont pu apporter des maladies eacutepideacutemiques dorigine tropicale auxquelles eux eacutetaient reacutesistants mais pas les Neacuteandertaliens Une autre hypothegravese est que sapiens et neanderthalensis aient eacuteteacute en concurrence pour la mecircme niche eacutecologique et que cette concurrence deacutemographique et en ressources ait eacuteteacute en deacutefaveur des Neacuteandertaliens parce quils eacutetaient deacutejagrave peu nombreux avant larriveacutee des sapiens Finalement il se peut aussi que ce qui restait de la population des Neacuteandertaliens ait simplement eacuteteacute assimileacute parmi les humains modernes nos gegravenes Neacuteandertaliens seraient alors les traces de cette assimilation

364 Autres hypothegraveses encore admises (a) Problegravemes dordre geacuteneacutetique lieacutes agrave une forte consanguiniteacute etou des mutations spontaneacutees ayant entraicircneacute des tares telles que lheacutemophilie le diabegravete insulino-deacutependant ou une forme de steacuteriliteacute ayant suffisamment affecteacute la deacutemographie de la population pour la faire disparaicirctre (b) Disparition progressive de la population neanderthalienne lieacutee agrave la possibiliteacute daccouplements feacuteconds mais donnant des hybrides steacuteriles chez les Neanderthaliennes hypothegravese eacutemise par le paleacuteontologue finlandais Bjoumlrn Kurteacuten inteacuteressante mais difficile agrave tester Hypothegraveses abandonneacutees ou peu vraisemblables (c) Eacutelimination physique des Neacuteandertaliens par les hommes modernes par conflits violents sur les zones de contact et reacuteduction des territoires Neacuteandertaliens hypothegravese deacutementie par les donneacutees archeacuteologiques (aucune preuve de mort violente aucune trace de cohabitation prolongeacutee sur un mecircme territoire) (d) Disparition des Neacuteandertaliens lieacutee agrave larriveacutee des hommes modernes et agrave la compeacutetition territoriale pour lexploitation des ressources hypothegravese peu probable dans la mesure ougrave les deux groupes ne devaient pas occuper lensemble du territoire europeacuteen et ougrave les Neacuteandertaliens avaient une meilleure connaissance du territoire europeacuteen et de ses ressources que les nouveaux arrivants (e) Disparition lieacutee aux difficulteacutes dadaptation des Neacuteandertaliens face agrave un changement environnemental (disparition du gibier modifications climatiques etc) hypothegravese deacutementie par la longue histoire des Neacuteandertaliens (pregraves de 200 000 ans) et leurs capaciteacutes dadaptation agrave des conditions climatiques fluctuantes (f) Intoxication alimentaire par des produits toxiques (champignons veacuteneacuteneux ou levures sels meacutetalliques de plomb de cuivre darsenichellip) hypothegravese peu probable agrave leacutechelle dune population continentale (g) Carence alimentaire notamment en vitamine (A B6 ou B12 E F etc) ou en sels mineacuteraux essentiels (iodure iodate ferriquehellip) ayant entraicircneacute progressivement un taux de mortaliteacute tregraves eacuteleveacute non compensable par la reproduction hypothegravese peu probable dans la mesure ougrave mecircme les populations animales arrivent agrave assurer leur subsistance dans leur milieu naturel (h) Deacutecalage entre les dynamiques deacutemographiques respectives des deux populations les Neanderthaliennes ayant leacutegegraverement moins denfants que les femelles H sapiens hypothegravese peu probable dans la mesure ougrave les facteurs deacutemographiques sont tregraves difficiles agrave appreacutehender pour des populations fossiles et surtout dans la mesure ougrave la population neanderthalienne seacutetait maintenue jusque lagrave (i) Dissolution de la population neanderthalienne dans la population Homo sapiens par accouplement feacutecond Cette hypothegravese pourrait reprendre du poil de la becircte depuis les indications geacuteneacutetiques dhybridisation des deux espegraveces

177

Une vie symbolique Tout lindique

Outillage complexe

H neanderthalensis est lauteur dun outillage complexe et eacutelaboreacute et notamment des industries dites du Mousteacuterien (racloirs pointes scies lames formant un outillage varieacute faits de pierre rectifieacutees sur une seule face) Ses meacutethodes de deacutebitage apportent en outre la preuve de ses capaciteacutes dabstraction et danticipation en particulier en ce qui concerne le deacutebitage de type Levallois deacutecrit plus haut

Des preuves directes (traces dadheacutesif naturel en bitume ou en reacutesine) ou indirectes (reacutepartition des traces dutilisation) montrent que certains outils eacutetaient utiliseacutes avec des manches (qui ne se sont pas conserveacutes) En revanche des conditions particuliegraverement favorables ont permis la conservation de quelques objets en bois Le plus spectaculaire est sans conteste un fragment deacutepieu en if ficheacute dans le thorax dun eacuteleacutephant agrave deacutefenses droites mis au jour agrave Lehringen (Basse-Saxe) et dateacute dil y a 125000 ans Dans le mecircme site ont eacuteteacute deacutecouverts des eacuteclats Levallois ayant servi agrave deacutecouper de la peau et de la viande

Chasse coordonneacutee

Ce qui preacutecegravede est la preuve directe que les Neacuteandertaliens pratiquaient la chasse aux grands herbivores (donc la chasse coordonneacutee) autant on nen est pas sucircr pour Homo ergaster autant cela ne fait pas de doute ici A certains endroits on trouve aussi des accumulations dos de bovideacutes (bison aurochs) dont on suppose quelles reacutesultent de la chasse saisonniegravere Il est probable que les Neacuteandertaliens exploitaient aussi des charognes (en eacutecartant les preacutedateurs ayant tueacute une proie ou en reacutecupeacuterant des animaux morts accidentellement)

Un langage articuleacute

Laptitude physique au langage articuleacute des Neacuteandertaliens a longtemps eacuteteacute controverseacutee En 1983 un os hyoiumlde neanderthalien tregraves semblable agrave celui de lhomme moderne a eacuteteacute deacutecouvert agrave Keacutebara (Israeumll) Los hyoiumlde est un petit os qui maintient la base de la langue et qui est indispensable agrave leacutelocution

De nombreux chercheurs considegraverent de toute maniegravere que la complexiteacute de loutillage mousteacuterien attribueacute agrave lHomme de Neacuteandertal est une preuve indirecte de ses capaciteacutes cognitives incluant une forme de langage articuleacute365

En outre Neacuteandertal eacutetait porteur de la variante moderne du gegravene FOXP2 qui est semble-t-il impliqueacute dans le deacuteveloppement du langage et de la parole366 Ceci ferait alors remonter le langage agrave une eacutepoque dapparition bien plus ancienne (un

365 Dapregraves une eacutetude reacutecente le larynx des Neacuteandertaliens aurait eacuteteacute plus court que celui des hommes modernes Le ton moyen eacutemis par les Neacuteandertaliens aurait donc eacuteteacute plus aigu que chez Homo sapiens agrave lopposeacute des grognements simiesques que leur attribue limagerie populaire Notons cependant que dautres chercheurs comme Jean-Louis Heim reconstituent une voix tregraves proche de ladulte moderne Voir httpwwwbugue-perigord-noirinfofrprehistoireheimmainhtml Heim est professeur au Museacuteum National dHistoire Naturelle agrave Paris 366 Krause J Lalueza-Fox C Orlando L Enard W Green R E Burbano H A Hublin J-J et al (2007) The derived FOXP2 variant of modern humans was shared with Neandertals Current Biology 17(21) 1908-1912

178

demi-million danneacutees) que ce quon admet habituellement (cinquante mille agrave cent mille ans)367

Preacuteoccupations estheacutetiques ou symboliques

Au Paleacuteolithique moyen apparaissent eacutegalement - toujours chez Neanderthal - les premiegraveres manifestations de preacuteoccupations estheacutetiques ou symboliques notamment

On trouve trace de collections de fossiles ou de mineacuteraux rares clairement assembleacutes uniquement pour des raisons estheacutetiques des perles de diffeacuterentes matiegraveres perceacutees suggegraverent lusage dornementations comme des colliers Plus impressionnant des serres (griffes) de rapaces avec des deacutecoupes suggeacuterant quelles ont eacuteteacute monteacutees sur des ornements368 ainsi que des coquillages perceacutes portant des traces de pigment rouge (ocre)

Les premiers exemples de gravure de traits de lignes ou de signes geacuteomeacutetriques simples graveacutes sur des os ou des pierres (comme dans la grotte de Gorham) sont eacutegalement associeacutes aux Neacuteandertaliens neacuteanmoins des signes graveacutes attribuables agrave erectus et donc bien plus anciens ont reacutecemment eacuteteacute trouveacutes sur un coquillage369

Mecircme sil est difficile de connaicirctre le sens de ces gravures (peut-ecirctre mecircme navaient-elles quun but pratique) tout parle en faveur dune vie symbolique dorigine ancienne neacuteandertalienne ou plus preacutecoce encore

Rites de seacutepulture

Les premiegraveres veacuteritables seacutepultures370 connues sont neanderthaliennes Les plus anciennes datent denviron -100000 ans et ont eacuteteacute mises au jour au Proche-Orient Elles se multiplient ensuite et on en trouve en France (La Chapelle-aux-Saints La Ferrassie La Quina Le Moustier Saint-Ceacutesaire) en Belgique (Spy) en Israeumll (Keacutebara Amud) au Kurdistan irakien (Shanidar) en Ouzbeacutekistan (Teshik-Tash) Dans certains cas elles comprennent des deacutepocircts funeacuteraires (outils lithiques fragments de faune fleurs coloreacutees) dont on ne sait pas sils eacutetaient volontaires ou accidentels

Ces seacutepultures comportent souvent des fosses intentionnelles et sont pratiquement toujours associeacutees agrave des habitats Il est peu probable quelles naient eu quun rocircle fonctionnel simplement destineacute agrave se deacutebarrasser dune deacutepouille mecircme si leur interpreacutetation en termes de religiositeacute est sujette agrave discussion

Autres rites

La chose la plus mysteacuterieuse reste agrave ce jour la construction eacutetrange trouveacutee par des speacuteleacuteologues agrave 330 m agrave linteacuterieur de la grotte de Bruniquel dans le Tarn-et-

367 Dediu D amp Levinson S C (2013) On the antiquity of language the reinterpretation of Neandertal linguistic capacities and its consequences Frontiers in psychology 4 397 368 Radovčić D Sršen A O Radovčić J amp Frayer D W (2015) Evidence for Neandertal jewelry modified white-tailed eagle claws at Krapina PloS one 10(3) e0119802 369 Joordens J C drsquoErrico F Wesselingh F P Munro S de Vos J Wallinga J amp Roebroeks W (in press in 2014) Homo erectus at Trinil on Java used shells for tool production and engraving Nature 370 Le scheacutema montre la seacutepulture de Keacutebara avec des outils lithiques associeacutes agrave la deacutepouille

179

Garonne (sud de la France) Dateacutee derniegraverement371 de -176500 ans composeacutee de 400 morceaux de stalagmites briseacutes disposeacutes en cercles et pesant en tout plus de deux tonnes cet assemblage unique au monde est la plus ancienne structure connue ameacutenageacutee par lHomme dans une grotte Oeuvre de Neacuteandertaliens anciens (preacutedatant la peacuteriode typique de cette espegravece) elle montre que ces humains archaiumlques se sont approprieacutes le monde souterrain une chose agrave laquelle on ne sattendait pas Cela implique capaciteacute agrave se deacuteplacer dans ces espaces par endroit tregraves eacutetroits et agrave seacuteclairer Finalement comme le remarquent les anthropologues preacutehistoriques qui ont fait ces eacutetudes on ne va pas au fond dune telle grotte pour trouver de la nourriture Peut-ecirctre sagissait-il alors dun rite particulier du domaine du symbolique Les Neacuteandertaliens avaient-ils donc une vie symbolique bien plus riche que ce quon en pensait jusquagrave preacutesent

Une conscience de la mort chez les chimpanzeacutes

Lexistence de rites de seacutepulture indique en tout cas que chez les Neacuteandertaliens il existait une conscience de la mort et peut-ecirctre une interrogation agrave son propos Trouve-t-on une eacutebauche de conscience du mecircme type chez les singes anthropoiumldes Cette question nous fera deacuteboucher ensuite sur le problegraveme plus geacuteneacuteral de la conscience

Pour avoir un deacutebut de reacuteponse citons ici des observations de Boesch [PIC-197 chapitre de Boesch]

Pour nombre dauteurs la notion de mort reflegravete la complexiteacute de la penseacutee abstraite de lhomme et cest avec fascination que nous prenons connaissance des premiers indices du culte des morts chez nos ancecirctres Toutefois la non-existence de cette notion chez les animaux reste agrave deacutemontrer Cette ideacutee repose principalement sur le fait que nous connaissons mal le comportement des animaux placeacutes dans une telle situation Deux exemples illustrent cependant le comportement des chimpanzeacutes face agrave la mort (Boesch et Boesch-Achermann 2000)

Le 8 mars 1989 dans la forecirct de Taiuml un groupe de douze chimpanzeacutes entoure le corps inerte de Tina une jeune femelle de dix ans terrasseacutee par une panthegravere Chacun dentre eux inspecte le corps Ulysse secoue la main de Tina guettant vainement sa reacuteaction avant deacutepouiller longuement son cadavre aideacute de Macho et de Brutus Pendant six heures les trois macircles monteront activement la garde empecircchant les membres infeacuterieurs du groupe et les jeunes dapprocher - agrave lexception de Tarzan le jeune fregravere de Tina - et veillant agrave linteacutegriteacute du corps Ils ocircteront les oeufs de mouches fraicircchement pondus dans les oreilles et les yeux de Tina Le long eacutepouillement du corps de la femelle effectueacute par ses congeacutenegraveres est particuliegraverement frappant car ils nauraient jamais eu ce comportement de son vivant En revanche aucun dentre eux na leacutecheacute le sang de la victime alors quune telle attitude est freacutequente agrave leacutegard des blesseacutes

Sans vouloir sur-interpreacuteter ces observations il nen reste pas moins que le comportement de chimpanzeacutes femelles vis-agrave-vis de leur petit deacuteceacutedeacute laisse songeur

371 Jaubert J Verheyden S Genty D Soulier M Cheng H Blamart D amp Edwards R L (2016) Early Neanderthal constructions deep in Bruniquel Cave in southwestern France Nature 534(7605) 111-114

180

Griffin un pionnier contesteacute

Le pionnier de leacutetude de la conscience celui qui a voulu redonner agrave cette question une leacutegitimiteacute scientifique eacutetait Donald Griffin (1915-2003) Ses travaux et prises de position ont eacuteteacute cependant (et sont encore) tregraves contesteacutes Cest lui qui a inventeacute le terme eacutethologie cognitive pour parler de leacutetude de la conscience chez lanimal ce terme a pris un autre sens ensuite celui plus geacuteneacuteral de leacutetude des processus cognitifs chez lanimal - y compris la conscience

En effet comme le soutenait Griffin agrave raison la conscience est clairement un pheacutenomegravene biologique elle deacutepend des opeacuterations dun organe le cerveau Mais elle se distingue des autres pheacutenomegravenes biologiques nous navons pas dexplication concernant comment lactiviteacute du cerveau produit la conscience nous navons mecircme pas de vrai modegravele pouvant nous dire agrave quoi une telle explication doit ressembler (contrairement par exemple agrave la naissance de la vie) Cela dit des chercheurs comme Christoph Koch372 en neurosciences ou Stephen Grossberg373 en modeacutelisation neuromimeacutetique travaillent dans cette direction

Notons que la conscience humaine nest pas hors du champ dinvestigation de la science sous preacutetexte quelle est priveacutee Ainsi les illusions doptique ou les images conseacutecutives (after-effects comme lorsque vous regardez longtemps une chute deau et quensuite quand vous deacutetournez le regard tout le paysage vous semble monter) sont pourtant tout aussi priveacutees et pourtant les psychologues les eacutetudient scientifiquement

Les degreacutes de la conscience

Bien quil y ait plusieurs deacutefinitions des degreacutes de la conscience nous choisirons ici de parler de ceux indiqueacutes dans la Stanford Encyclopaedia of Philosophy374

On distingue classiquement cinq degreacutes de conscience

Degreacute 1 Leacutetat qui diffegravere du sommeil ou du coma

Degreacute 2 La conscience perceptuelle La capaciteacute de base des organismes de percevoir et de reacutepondre agrave des traits de lenvironnement - ce qui les rend conscients de ces traits (ils sont conscients de ce qui est en train decirctre traiteacute mais ils ne sont pas conscients quils en sont conscients)

Dans ces deux premiegraveres acceptions la conscience est eacutevidemment preacutesente dans des organismes dun grand nombre de groupes taxonomiques

Degreacute 3 La conscience daccegraves se reacutefegravere agrave lutilisation de repreacutesentations mentales precirctes agrave ecirctre utiliseacutees pour le controcircle rationnel de laction Le retour de la fourmi du deacutesert au nid (mentionneacute dans le cours sur les arthropodes) neacutecessite une repreacutesentation mentale qui nest pas utiliseacutee avant le retour celle de la distance et de la direction entre le nid et lanimal Chez labeille cest cette mecircme repreacutesentation qui est agrave la base de la danse en huit qui la communique aux autres

372 Christoph Koch lactuel directeur du Allen Institute for Brain Science (Seattle) postule que la conscience est une proprieacuteteacute eacutemergente des entiteacutes complexes organiseacutees en reacuteseau Cf son livre The Quest for Consciousness 373 Stephen Grossberg (Boston University) cherche depuis la fin des anneacutees 50 agrave modeacuteliser les reacuteseaux de neurones biologiques et sinteacuteresse agrave la conscience agrave travers une classe de modegraveles lAdaptive Resonance Theory 374 Cf Griffin D (1998) From cognition to consciousness Animal Cognition 1 3-16

181

abeilles Descartes qui niait la raison chez lanimal sopposait agrave lexistence de la conscience mecircme de ce degreacute

Degreacute 4 La conscience pheacutenomeacutenologique correspond aux aspects qualitatifs subjectifs de lexpeacuterience consciente autrement dit comment cest (Nagel 1974)375 decirctre un chien ou un vautour (pour le vautour lodeur de pourriture est-elle agreacuteable) Comment cest pour la chauve-souris decirctre une chauve-souris Il est peut-ecirctre impossible dimaginer ou de deacutecrire en termes scientifiques (objectifs) comment cest decirctre une chauve-souris mais on peut supposer quil y a un tel comment On saccorde geacuteneacuteralement (mais sur quelle base) pour penser que la conscience pheacutenomeacutenologique est plus probable chez les oiseaux et mammifegraveres que chez les inverteacutebreacutes alors que pour les reptiles amphibiens et poissons on nen sait rien (les requins et raies qui sont plus enceacutephaliseacutes que les autres poissons sont-ils papables pour la conscience pheacutenomeacutenologique)

Degreacute 5 La conscience de soi est la capaciteacute pour un organisme davoir une repreacutesentation de ses propres eacutetats mentaux En raison de ce caractegravere de second ordre (une penseacutee agrave propos de sa propre penseacutee) cette forme de conscience est lieacutee aux questions sur la theacuteorie de lesprit - ie agrave la question de savoir si certains animaux sont capables dattribuer des eacutetats mentaux agrave dautres individus de penser agrave la penseacutee des autres Ces questions font comme on la vu lobjet deacutetudes scientifiques par des moyens empiriques (au travers dexpeacuteriences)

Cest eacutevidemment ce dernier type de conscience qui a le plus intrigueacute les philosophes les chercheurs mais aussi monsieur et madame tout-le-monde Et comme le remarque Griffin (op cit) beaucoup de scientifiques et de philosophes pensent quecirctre conscient cest avoir cette conscience-lagrave

Une conscience chez lanimal

Comme les animaux et les humains partagent la mecircme biologie de base il ny a pas de raison biologique fondamentale de ne pas attribuer de conscience aux animaux cela mecircme sil ny a pas de consensus quant au substrat physique ou neurologique de la conscience

De fait les ressemblances entre humains et animaux non humains sont nombreuses et diverses de par la continuiteacute historique (eacutevolutive) entre les uns et les autres nous sommes cousins des autres espegraveces avec lesquelles nous avons donc des caractegraveres communs Par exemple

Ressemblances de perception

Ressemblances de comportement (eacutevidemment)

Ressemblances danatomie et de physiologie (pex en ce qui concerne la douleur on utilise les mecircmes anestheacutesiques antidouleurs etc)

Des ressemblances de perception inattendues

Le triangle de Kanisza376 et ses variantes rectangulaires font apparaicirctre agrave lecirctre humain qui les regarde des contours illusoires triangle ou bien rectangle en

375 Nagel T (1974) What is it like to be a bat Philosophical Review 83(4) 435-50 376 Illusion preacutesenteacutee par Gaetano Kanisza en 1976

182

fonction des eacuteleacutements preacutesents dans limage On peut se demander si un animal bien plus simple labeille perccediloit aussi des formes illusoires

Evidemment on ne peut pas lui poser la question donc il faut proceacuteder agrave laide dun paradigme dapprentissage discriminatif comme la fait Srinivasan377 Dans son expeacuterience les abeilles eacutetaient entraicircneacutees agrave trouver reacutepeacutetitivement de la nourriture dans un labyrinthe en Y La nourriture eacutetait toujours du cocircteacute (gauche ou droite aleacuteatoirement) ougrave des barres diagonales eacutetaient orienteacutees den bas agrave gauche vers en haut agrave droite de lautre cocircteacute leur sens eacutetait inverseacute Une fois lapprentissage termineacute on testait les abeilles sans nourriture soit avec des stimuli semblables agrave ceux de lapprentissage soit avec des rectangles en diagonale soit encore avec des figures de Kanisza Dans tous les cas les abeilles vont preacutefeacuterentiellement du cocircteacute preacutedit par lorientation de la figure y compris quand la figure (rectangle) nest quillusoire Ceci deacutemontre que les abeilles comme les humains voient un rectangle lagrave ougrave il ny en a pas

Ressemblance continuiteacute est-ce un argument

Mais les ressemblances et la continuiteacute font un dossier faible ce nest pas parce que nous posseacutedons un trait que nos plus proches cousins lont aussi (les bonobos ne jouent pas aux eacutechecs) De plus des observations semblables en surface ne garantissent pas que les meacutecanismes cognitifs soient les mecircmes (jusquagrave quel point peut-on dire que les meacutecanismes cognitifs de labeille qui lui font voir des contours illusoires ougrave nous les voyons sont les mecircmes que les nocirctres avec seulement 960000 neurones contre nos dix milliards) Alors conscience ou pas

Philosophes

Bien des philosophes mecircme actuels (pex Daniel Dennett) pensent comme Descartes quil ny a pas de conscience chez les animaux en cela il font eacutecho agrave Nicolas Malebranche qui en 1689 disait (et son argument nest pas stupide)

ils mangent sans plaisir ils crient sans douleur ils ne savent ni ne deacutesirent rien et sils ont lair decirctre intelligents et dagir en fonction de buts ce nest que parce que Dieu les a fait propres agrave survivre et a construit leur corps de telle maniegravere quils eacutevitent (automatiquement sans le savoir) tout ce qui risquerait de les deacutetruire ils donnent donc limpression den avoir peur (on dirait eacutevolution pour Dieu maintenant)

Pas de langage pas de conscience

Pour ceux qui pensent que les animaux ont une vie mentale beaucoup pensent que cette vie mentale est dune qualiteacute infeacuterieure agrave la nocirctre en particulier parce que les animaux nont pas de langage et ne pourraient donc formuler des concepts geacuteneacuteraux

Des concepts et meacutetaconnaissances sans langage

On peut se demander si le langage est vraiment neacutecessaire pour former des concepts geacuteneacuteraux Deux exemples les concepts sociaux chez les macaques et les

377 Srinivasan M V (1993) Even insects experience visual illusions Current Science 64(9) 649-655

183

cris dalarme chez les vervets (quon naura pas le temps de voir) laissent supposer que non

Concepts sociaux chez les macaques

Verena Dasser (chez Hans Kummer agrave Zurich)378 a travailleacute sur les macaques de Java (Macaca fascicularis) et a voulu savoir si ces animaux pouvaient se repreacutesenter le concept de filiation (ecirctre le fils de)

Pour cela elle a utiliseacute le paradigme suivant consistant agrave preacutesenter trois diapositives cocircte agrave cocircte Celle au centre est le modegravele les lateacuterales forment maniegravere de poser la question On entraicircne le sujet sur une seacuterie de triplets de photos preacutesentant une megravere (centre) - son enfant - un autre enfant et on reacutecompense le macaque quand il choisit son enfant jusquagrave ce que le singe reacuteussisse reacuteguliegraverement A-t-il simplement appris des associations entre paires de stimuli ou bien a-t-il extrait le concept fils de de cette seacuterie dexemples Pour le savoir Dasser preacutesente ensuite des triplets de diapos nouvelles une autre megravere son enfant un autre enfant (NB le plus souvent un animal de la mecircme ligneacutee matrilineacuteaire donc un cousin) Lanimal reacutepond correctement sur ces nouveaux stimuli il semble donc bien faire reacutefeacuterence agrave une cateacutegorie abstraite la filiation megravereenfant379

On peut aussi se demander sil y a un lien neacutecessaire entre langage et conscience de soi Certes le langage donne la capaciteacute de penser en mots agrave propos de soi-mecircme ce qui donne une sorte de recul ougrave une partie de moi regarde moi Mais le langage est-il reacuteellement neacutecessaire pour ce recul380

Connaissance sur la connaissance

Les humains ont un des capaciteacutes de meacutetaconnaissance ils savent ce quils savent Ceci semble indiquer un degreacute supeacuterieur de conscience car la connaissance sur la connaissance est souvent consideacutereacutee comme un indicateur de conscience Mais en trouve-t-on des eacutequivalents chez lanimal

Lorsque des primates ou des dauphins doivent faire un choix discriminatif dans une expeacuterience et quon leur donne la possibiliteacute de reacutepondre leacutequivalent de je ne peux pas reacutepondre je ne sais pas ils prennent cette voie de sortie dune maniegravere qui rappelle exactement celle des humains

Lexpeacuterience bien connue de Hampton381 notamment montre que les macaques rheacutesus savent sils se souviennent ou pas Une image leur est dabord montreacutee ils devront sen souvenir plus tard pour faire un choix discriminatif parmi 4 Sils reacuteussissent ils reccediloivent une nourriture quils aiment beaucoup sils eacutechouent ils ne reccediloivent rien Mais entre-deux il y a dabord apregraves un deacutelai une eacutetape ougrave les singes peuvent deacutecider sils vont essayer la tacircche ou sils renoncent agrave se tester et reccediloivent doffice une nourriture moins bonne Pour cela ils choisissent sur une

378 Dasser V (1988) A social concept in Java monkeys Animal Behaviour 36 225-230 379 Notons au passage que expeacuteriences du mecircme type sur les relations de dominance (2 diapos agrave la fois dominant - domineacute) donnent les mecircmes reacutesultats les macaques ont un concept abstrait de hieacuterarchie 380 Je me souviens de recircves sans paroles ougrave je me voyais (et je savais que celui que je voyais eacutetait moi) 381 Hampton R R (2001) Rhesus monkeys know when they remember PNAS 98 5359-5362 Jai leacutegegraverement simplifieacute lexpeacuterience

184

nouvelle image parmi deux symboles lun voulant dire essayer lautre voulant dire renoncer

Si le deacutelai eacutetait court (15 agrave 30 s) ils se testent mais apregraves 2-4 min ils choisissent souvent de renoncer agrave faire le test et de recevoir la nourriture moins bonne (mais qui est toujours mieux que rien) Apparemment ils savent quils ne savent pas ils ont une connaissance sur la qualiteacute de leur connaissance

Cette meacuteta-connaissance est-elle un indicateur fiable de conscience En tout cas cela montre un parallegravele fonctionnel important avec la meacutemoire consciente chez les humains Les donneacutees montrent que les animaux ont des traits qui sont fonctionnellement semblables agrave ceux de la cognition consciente chez lhumain

La conscience de soi

[PIC-368] Viki cinq ans saffaire sous les yeux de deux psychologues Depuis trois ans les eacutepoux Hayes eacutelegravevent cette jeune chimpanzeacute pourvoyant agrave tous ses besoins Leur projet vise agrave lui apprendre agrave vivre dans un environnement humain ce qui inclut des tentatives - infructueuses - pour lui enseigner la langue anglaise Aujourdhui la tacircche de Viki consiste agrave classer quarante photographies en deux cateacutegories laquo animaux raquo et laquo ecirctres humains raquo Viki scrute attentivement chaque photographie et la place sur la bonne pile Confronteacutee agrave la photo dun autre chimpanzeacute - son pegravere en loccurrence - la jeune femelle le classe sans heacutesitation avec les autres animaux En revanche se reconnaissant sur lun des clicheacutes Viki place son portrait parmi les laquo ecirctres humains raquo

Viki a-t-elle conscience delle-mecircme et alors se considegravere-t-elle comme un ecirctre humain

Un soi pour se repreacutesenter dans le contexte social

[PIC-370] Lacquisition du concept de soi est consideacutereacutee comme fondamentale dans leacutevolution de lintelligence humaine

On la vu la chasse lusage doutils la vie en commun sont souvent preacutesenteacutes comme des eacuteleacutements importants parmi la mosaiumlque des facteurs qui ont deacutetermineacute notre eacutevolution Dans ce type dactiviteacute les capaciteacutes cognitives baseacutees sur une repreacutesentation de soi sont eacutevidemment avantageuses Il faut un soi pour eacutelaborer (et reacutepeacuteter mentalement) des strateacutegies sociales complexes dans lesquelles soi joue un rocircle au mecircme titre que les autres individus

Conscience de soi et meacutemoire eacutepisodique

La conscience de la mort surtout telle quelle est indiqueacutee par le fait que les vivants depuis lHomme de Neacuteandertal probablement approvisionnent les morts en ajoutant dans la tombe nourriture et objets utiles indique une capaciteacute de penser au futur (mecircme assez lointain) de se projeter dans le futur

Parmi les regards reacutecents sur la question de la conscience celui dEndel Tulving382 se rapporte directement agrave cette ideacutee de projection dans le futur Il avance que la conscience de soi (self-reflective consciousness que lui appelle autonoetic consciousness) est unique aux humains elle implique la possibiliteacute de se deacuteplacer

382 [TER] Terrace HJ Metcalfe J (2005) The Missing Link in Cognition Origins of Self-Reflective Consciousness Oxford University Press

185

mentalement vers le passeacute (ce qui correspond agrave la meacutemoire eacutepisodique383) et vers le futur - en mecircme temps quon peut dalleurs se deacuteplacer mentalement en dautres endroits Selon Tulving la meacutemoire eacutepisodique est une forme particuliegravere fonctionnellement diffeacuterente des autres formes de meacutemoire (ce sur quoi tout le monde saccorde) et serait propre aux humains seuls384 - ce qui par contre fait problegraveme

La meacutemoire eacutepisodique semble fortement lieacutee agrave lhippocampe385 une structure du lobe temporal meacutedian De rares patients ayant subi des leacutesions tregraves particuliegraveres sont priveacutes uniquement de leur meacutemoire eacutepisodique386 tout en ayant une meacutemoire seacutemantique preacuteserveacutee De maniegravere significative pour ce qui nous occupe ici ils sont eacutegalement incapables de penser agrave leur futur ce quils vont faire plus tard dans la journeacutee etc

Mais les animaux aussi voyagent dans le temps

Comme le suggegravere Tulving il y a sans doute un lien entre meacutemoire eacutepisodique et conscience de soi Mais la meacutemoire eacutepisodique nest sans doute pas propre aux humains Quelles indications avons-nous que les animaux contrairement agrave lideacutee de Tulving voyagent eux aussi en penseacutee sur la ligne du temps vers le passeacute ou vers le futur

383 La meacutemoire est habituellement deacutecrite comme portant sur trois empans de temps de tregraves bref agrave tregraves long (1) La meacutemoire sensorielle (ou registre sensoriel) est tregraves bregraveve une seconde environ pour la meacutemoire visuelle environ trois pour la meacutemoire auditive elle correspond au court moment ougrave les informations sont conserveacutees dans les structures danalyse sensorielle comme en eacutecho agrave la stimulation originelle (2) La meacutemoire agrave court terme recouvre le concept de meacutemoire de travail elle correspond agrave un espace de meacutemoire ougrave les eacuteleacutements sont stockeacutes temporairement pour pouvoir ecirctre traiteacutes (lanalogie informatique serait sans doute la meacutemoire vive ou encore les registres du processeur) et certains auteurs comme Baddeley y voient plusieurs sous-systegravemes boucle phonologique calepin visuo-spatial et un meacutecanisme attentionnel interne nommeacute lexeacutecutif central (3) La meacutemoire agrave long terme se subdivise en (3a) meacutemoire proceacutedurale ou implicite qui concerne les habileteacutes automatiseacutees et (3b) meacutemoire deacuteclarative qui concerne ce qui peut ecirctre consciemment rappeleacute Dans cette derniegravere on distingue encore meacutemoire eacutepisodique (meacutemoire des eacuteveacutenements veacutecus) et meacutemoire seacutemantique (meacutemoire des connaissances geacuteneacuterales) savoir que les chutes du Niagara sont agrave la frontiegravere Canada-USA implique la meacutemoire seacutemantique par contre savoir ce qui sest passeacute durant la leccedilon de geacuteo ougrave on a appris cela implique la meacutemoire eacutepisodique Des structures neurales diffeacuterentes sous-tendent tous ces diffeacuterents types de meacutemoire 384 Tulving mentionne un peu agrave la maniegravere de Povinelli que ce qui semble des manifestations de la meacutemoire eacutepisodique chez lanimal pourrait bien ne pas en ecirctre Ainsi dit-il lorsque vous cherchez votre voiture dans un parking vous essayez de vous souvenir de leacutepisode je lai parqueacutee lagrave vous faites donc appel agrave votre meacutemoire eacutepisodique Lorsque vous voyez un chien deacuteterrer un os vous supposez quil utilise le mecircme meacutecanisme Il ne vous vient pas agrave lideacutee que ce meacutecanisme est terriblement complexe eacutevolutivement reacutecent et mecircme pas disponible pour un enfant de moins de 4 ans Le chien retrouve peut-ecirctre los sur la base dune meacutemoire seacutemantique il sait ougrave est los sans se souvenir de leacutepisode concernant le moment ougrave il la enterreacute Tulving remarque que la terminologie meacutemoire seacutemantique est un heacuteritage historique et quon ferait mieux dappeler cela connaissance sur le monde en effet si le langage facilite les opeacuterations de la meacutemoire il nest pas neacutecessaire pour quelles puissent avoir lieu [TER-1213] Voir sa deacutefinition preacutecise en TER-9 et une table des proprieacuteteacutes compareacutees de la meacutemoire seacutemantique et de la meacutemoire eacutepisodique en TER-11 385 Whishaw et Wallace (2003) reacutepliquent agrave Tulving que linteacutegration du chemin (dans laquelle lhippocampe est impliqueacute) pourrait ecirctre agrave lorigine de la meacutemoire autobiographique dont les anteacuteceacutedents seraient donc tregraves anciens 386 Voir Rosenbaum et al (2005) The case of KC contributions of a memory-impaired person to memory theory Neuropsychologia 43 989-1021

186

Corvideacutes cacheurs

En nature les corvideacutes cacheurs comme les geais ou les casse-noix anticipent leurs besoins agrave tregraves long terme puisquils stockent de la nourriture pour lhiver en des milliers de caches quils vont retrouver des mois plus tard sur la base de repegraveres visuels - un extraordinaire exploit de meacutemoire Mais possegravedent-ils quelque chose comme une meacutemoire eacutepisodique La possibiliteacute danticiper Des expeacuteriences deacutejagrave anciennes (Clayton et Dickinson 1998) avaient montreacute par exemple que les geais (ici Aphelocoma coerulescens) se souviennent de quand ils ont cacheacute quoi ougrave387 et quandquoiougrave est effectivement le triplet de classes dinformation qui correspond agrave la deacutefinition du contenu de la meacutemoire eacutepisodique

Une vaste seacuterie dexpeacuteriences plus reacutecentes par les mecircmes auteurs et leurs collegravegues ont eacutetabli les speacutecificiteacutes du traitement cognitif reacutealiseacute par ces oiseaux mais on naura pas le temps den parler ici dans tous les deacutetails Par exemple dans des expeacuteriences388 sur Aphelocoma californica les auteurs ont exploiteacute le fait connu suivant si on donne aux geais beaucoup dune certaine nourriture jusquagrave ce que les oiseaux en quelque sorte en aient marre ensuite les oiseaux consomment et cachent preacutefeacuterentiellement une autre nourriture

Pour exploiter cela on leur fait subir lexpeacuterience suivante ils sont nourris agrave satieacuteteacute de la nourriture A on leur laisse lopportuniteacute de cacher de la nourriture A et B librement on laisse passer une demi-heure on les nourrit agrave satieacuteteacute de la nourriture B et finalement on les laisse retrouver la nourriture quils ont eux-mecircmes cacheacutee auparavant On fait les preacutedictions suivantes Si seul leur eacutetat motivationnel immeacutediat pilote leur comportement dans le moment ougrave ils ont lopportuniteacute de cacher la nourriture ils vont cacher le type B (puisquils ont eacuteteacute nourris juste avant agrave satieacuteteacute avec A) Par contre sils peuvent anticiper leur eacutetat motivationnel futur ils vont cacher le type A (ils en sont actuellement deacutegoucircteacutes mais ils savent que plus tard cest de lautre nourriture quils seront deacutegoucircteacutes)

Les reacutesultats sont les suivants Au premier essai les oiseaux gaveacutes de A et qui ne connaissent pas encore le deacuteroulement de lexpeacuterience cachent eacutevidemment la nourriture autre (B) Degraves le deuxiegraveme essai cependant ils cachent presque 80 de nourriture de type A (dont ils ont pourtant mangeacute agrave satieacuteteacute juste auparavant) au troisiegraveme essai ils cachent uniquement de la nourriture de ce mecircme type Ces reacutesultats indiquent que les oiseaux anticipent leur eacutetat motivationnel futur ils cachent non en fonction de comment ils se sentent maintenant mais de comment ils pensent () quils se sentiront plus tard Sous une forme ou sous une autre ils ont donc une repreacutesentation de ce quils seront dans le futur

Singes anthropoiumldes

On se souviendra par exemple quen nature les chimpanzeacutes anticipent leur utilisation de cailloux pour casser des noix en laboratoire Mulcahy et Call (2006) montrent389 que les anthropoiumldes anticipent leur utilisation doutils Ces chercheurs

387 Dans ces expeacuteriences on faisait cacher des cacahuegravetes ou des vers aux geais et on les laissait les deacuteterrer apregraves un deacutelai variable (4h 120h) Les geais deacuteterraient preacutefeacuterentiellement les vers apregraves un deacutelai court mais les cacahuegravetes apregraves un deacutelai long (car les vers pourrissent mais pas les cacahuegravetes) 388 Correia SPC et al (2007) Western scrub-jays anticipate future needs independently of their current motivational state Current Biology 17 856-861 389 Mulcahy NJ amp Call J (2006) Apes save tools for future use Science 312 1038-1040

187

preacutesentent aux animaux (des bonobos et des orangs-outans deux espegraveces qui en nature nutilisent pas doutils) une palette doutils et un distributeur de reacutecompenses auquel sadapte un des outils (les singes ont eacuteteacute entraicircneacutes preacutealablement agrave utiliser loutil pour obtenir la reacutecompense) puis ils sortent lanimal de la piegravece et lui montrent quon enlegraveve les outils agrave ce moment Lanimal reste hors de la piegravece pendant un certain deacutelai (1h ou toute la nuit) et ensuite ils le remettent dans la piegravece avec le meacutecanisme sur lequel il faut opeacuterer pour obtenir une reacutecompense

Une fois quils ont compris de quoi il sagit les sujets prennent davance le bon outil avec eux et le reprennent au retour avec un taux de succegraves supeacuterieur au hasard voire franchement bon Ainsi dans les tests avec 14 heures dintervalle le bonobo testeacute a pratiquement reacuteussi tous les essais agrave partir du second390

Comme le disent les auteurs Planning for future needs not just current ones is one of the most formidable human cognitive achievements Whether this skill is a uniquely human adaptation is a controversial issue (hellip) These findings suggest that the precursor skills for planning for the future evolved in great apes before 14 million years ago when all extant great ape species shared a common ancestor

Dautres observations moins expeacuterimentales et plus anecdotiques rapporteacutes par Frans de Waal vont dans le mecircme sens Une femelle bonobo semi-captive qui portait son petit a ainsi mis sur son dos un gros caillou et a continueacute son chemin sur un demi-kilomegravetre ramassant en route des noix pour finalement arriver agrave un rocher-enclume ougrave elle a utiliseacute son caillou-marteau pour casser les noix Lensemble demandait eacutevidemment une projection de soi dans le futur

Cest toujours de Waal qui raconte que les chimpanzeacutes planifient avec un jour davance les agressions quils feront pour grimper dans la hieacuterarchie En effet un jour avant le conflit (quils vont eux-mecircmes deacuteclencher) on les voit toiletter longuement des conspeacutecifiques qui se comporteront ensuite le lendemain en allieacutes Cela suppose lagrave aussi de la part de lindividu qui toilette les allieacutes potentiels (pour renforcer les liens) une capaciteacute de penser au futur sous quelque forme que ce soit

La reconnaissance de soi

[PIC-371 chapitre de James R Anderson] Au niveau le plus eacuteleacutementaire la capaciteacute agrave se reconnaicirctre dans un miroir teacutemoignerait de la conscience de soi cest du moins lavis de nombreux chercheurs

Enfants

[MOU-119 et passim] Les enfants en bas acircge reacuteagissent rapidement au miroir notamment par des reacuteactions dexcitation et de plaisir (sourires vocalises attouchements) quon observe sur un empan tregraves long de 1 agrave 24 mois avec un maximum au cours de la seconde anneacutee Disons grossiegraverement jusquagrave deux ans les enfants manifestent des comportements tregraves sociaux envers leur image dans le miroir regard soutenu embrassement tapotement Ces comportements dirigeacutes vers le miroir ressemblent selon certains auteurs agrave des comportements adresseacutes agrave

390 Des observations en nature vont dans le mecircme sens Crickette Sanz et ses collegravegues ont observeacute que les chimpanzeacutes arrivent aux termitiegraveres eacutequipeacutes des outils quil faut et mecircme de deux types doutils diffeacuterents quand cela simpose [voir Tool Use in Animals p 59]

188

dautres personnes au cours de la seconde anneacutee ce type de comportement tend agrave diminuer

Comme ces comportements sont difficilement interpreacutetables en termes de concept de soi on a chercheacute agrave mettre au point une tacircche qui leacutetablisse sans ambiguiteacute

Cest Amsterdam (dans sa thegravese en 1968 Mirror behavior in children under two years of age qui a donneacute lieu agrave une publication ensuite391) qui a inventeacute la situation la plus communeacutement utiliseacutee (aujourdhui encore) chez lhumain A linsu du sujet son visage est marqueacute par une tache de peinture rouge on enregistre ensuite ses reacuteactions face au miroir Opeacuterationnellement la reconnaissance de soi est signaleacutee par des comportements dirigeacutes vers la marque par exemple la toucher avec la main (le sujet doit reconnaicirctre que limage dans le miroir est en fait la sienne et que la marque se trouve non sur limage mais sur lui-mecircme)

Ce comportement nest jamais observeacute chez les beacutebeacutes avant 15 mois Entre 15 et 18 mois une minoriteacute denfants (0-25 selon les eacutetudes) le produisent De 18 agrave 20 mois il y a une augmentation importante Entre 18 et 24 mois 75 des beacutebeacutes le manifestent Bien entendu on prend garde dexclure les explications alternatives392 On peut en conclure que vers deux ans les beacutebeacutes identifient la personne dans limage speacuteculaire comme moi

La reconnaissance de soi sur une videacuteo ou une photographie est pratiquement contemporaine [PIC-371] et elle lest eacutegalement dautres comportements indicateurs dune conscience de soi imitation empathie description verbales des eacutetats internes

Une fois la capaciteacute agrave se reconnaicirctre eacutetablie lenfant va suivre un deacuteveloppement qui lui permettra de prendre en compte le point de vue dautrui de comprendre les penseacutees des autres et leurs eacutemotions leurs intentions Vers 4 ans il attribue des eacutetats mentaux aux autres personnes

391 Amsterdam BK (1972) Mirror self-images reactions before age two Developmental Psychology 5 297-305 392 [Lewis et Brooks-Gunn 1979 repris dans MOU p 126] Tout dabord le fait dappliquer la marque pourrait sensibiliser lenfant et provoquer des attouchements de son corps Neacuteanmoins le fait de toucher le nez sans y appliquer du rouge ne saccompagne pas dune augmentation des comportements dirigeacutes vers le nez invalidant ainsi cette explication Ensuite le temps passeacute devant le miroir pourrait faciliter lapparition de comportements dirigeacutes vers la marque agrave la maniegravere dont les beacutebeacutes se touchent spontaneacutement le nez si le temps passeacute devant le miroir est suffisamment long Mais des modifications dans la dureacutee du temps passeacute devant le miroir et de lordre temporel des essais (temps dobservation dans le miroir avant ou apregraves le marquage) nont pas modifieacute nos reacutesultats De plus les beacutebeacutes ont tendance agrave toucher la marque immeacutediatement ou alors pas du tout Finalement Gallup (l977) a suggeacutereacute que des indices olfactifs et visuels (des parties du nez peuvent ecirctre vues en louchant) pourraient intervenir dans ces reacutesultats Les indices visuels relatifs agrave la marque sur le nez ne semblent pas pertinents eacutetant donneacute que des adultes marqueacutes de rouge sont incapables de voir la marque De plus aucun observateur na mentionneacute des conduites de strabisme convergent La meilleure faccedilon de rendre compte des comportements dirigeacutes vers la marque est de dire que les beacutebeacutes ont deacutecouvert la marque en sobservant dans le miroir Ces comportements sont clairement la mesure la plus pertinente de reconnaissance de soi disponible dans les eacutetudes utilisant le miroir Le deacuteveloppement de la capaciteacute motrice agrave pointer et le deacuteveloppement neuromusculaire de cette habileteacute suggegravere que le pointage est une conduite qui donne lieu agrave une genegravese et nappartiendrait pas au reacutepertoire des conduites de lenfant avant lacircge de 15 mois Par conseacutequent le recours agrave cette seule reacuteponse pour infeacuterer la reconnaissance de soi doit ecirctre utiliseacute avec preacutecaution

189

Cercopitheacutecoiumldes

Malgreacute une multitude dapproches expeacuterimentales qui ont tenteacute doptimaliser la compreacutehension de ce quest le reflet dans le miroir aucune technique na abouti agrave un reacutesultat positif chez les singes non anthropoiumldes (cercopitheacutecoiumldes singes agrave queue) Ces singes manifestent uniquement des reacuteponses sociales - souvent agressives - envers le miroir (comme si ceacutetait un autre individu) qui diminuent avec le temps mais aucun signe dauto-reconnaissance

Cela est dautant plus curieux que les macaques par exemple comprennent dans une certaine mesure la correspondance entre le monde reacuteel et le reflet dans le miroir ils peuvent ainsi apprendre (tregraves lentement il est vrai) agrave utiliser un miroir pour controcircler le deacuteplacement de la main vers une friandise invisible

En fait des donneacutees assez reacutecentes ont montreacute que des macaques rheacutesus dans certaines circonstances accidentelles peuvent sauto-explorer dans un miroir En loccurrence ces animaux avaient des implants sur le cracircne car ils allaient subir par la suite des enregistrements eacutelectrophysiologiques et ils ont observeacute dans le miroir les implants quils ne pouvaient pas voir directement ainsi que leurs organes geacutenitaux et se sont habitueacutes agrave se regarder dans le miroir Comme le disent les auteurs393 ces donneacutees montrent que si on narrive en geacuteneacuteral pas agrave mettre en eacutevidence une reconnaissance de soi dans le miroir car les reacuteponses sociales (agression deacutetournement des yeux) dominent elle semble ecirctre possible quand lanimal parvient agrave deacutepasser leacutetape de ces reacuteponses primaires Il semble y avoir donc une plus grande continuiteacute eacutevolutive quon le pensait en ce qui concerne la reconnaissance de soi

Chimpanzeacutes

Par contre mis en preacutesence dun miroir les chimpanzeacutes ont pratiquement immeacutediatement des reacuteactions dauto-toilettage (comme nous le faisons dans la glace de lascenseur nous cherchons agrave reacuteajuster notre apparence physique agrave limage mentale que nous avons de nous-mecircmes) ce qui semble indiquer quils sidentifient rapidement dans le miroir et auraient donc conscience deux-mecircmes

393 Rajala AZ Reininger KR Lancaster KM amp Populin LC (2010) Rhesus monkeys (Macaca mulatta) do recognize themselves in the mirror implications for the evolution of self-recognition PLoS ONE 5(9) e12865 Cf leur abstract Self-recognition in front of a mirror is used as an indicator of self-awareness Along with humans some chimpanzees and orangutans have been shown to be self-aware using the mark test Monkeys are conspicuously absent from this list because they fail the mark test and show persistent signs of social responses to mirrors despite prolonged exposure which has been interpreted as evidence of a cognitive divide between hominoids and other species In stark contrast with those reports the rhesus monkeys in this study who had been prepared for electrophysiological recordings with a head implant showed consistent self-directed behaviors in front of the mirror and showed social responses that subsided quickly during the first experimental session The self-directed behaviors which were performed in front of the mirror and did not take place in its absence included extensive observation of the implant and genital areas that cannot be observed directly without a mirror We hypothesize that the head implant a most salient mark prompted the monkeys to overcome gaze aversion inhibition or lack of interest in order to look and examine themselves in front of the mirror The results of this study demonstrate that rhesus monkeys do recognize themselves in the mirror and therefore have some form of self-awareness Accordingly instead of a cognitive divide they support the notion of an evolutionary continuity of mental functions

190

Le paradigme de la tache

Ayant constateacute les reacuteactions des chimpanzeacutes au miroir Gordon Gallup a adapteacute la tacircche dAmsterdam au chimpanzeacute394 en 1970 pour poser la question de la reconnaissance de soi de maniegravere plus formelle et mieux controcircleacutee

Lanimal est anestheacutesieacute et deux taches de peinture sont apposeacutees lune sur son front lautre sur son oreille Lorsque lanimal se reacuteveille on veacuterifie dabord quil na aucune reacuteaction vis-agrave-vis de ces taches (invisibles pour lui) ensuite on lui donne un miroir Typiquement le chimpanzeacute va utiliser le miroir pour explorer les taches et les frotter avec la main

Cette compeacutetence apparait chez les chimpanzeacutes au mecircme acircge que chez les enfants humains mais il y a une tregraves grande variabiliteacute entre individus beaucoup nutilisent pas le miroir pour sexplorer

Au final Gallup avance une diffeacuterence cognitive fondamentale entre cercopitheacutecoiumldes et anthropoiumldes seuls les humains et les anthropoiumldes auraient une conscience de soi suffisamment bien inteacutegreacutee pour permettre la reconnaissance de sa propre image (ou en tout cas au vu des donneacutees reacutecentes la reconnaissance et lexploitation faciles de sa propre image)

Pourquoi une conscience de soi

Diverses hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees pour rendre compte de lexistence dune conscience de soi chez les primates non humains

A-t-elle eacutevolueacute en raison de limportance croissante de lapprentissage technique dans lusage doutils (donc lavantage de se repreacutesenter soi-mecircme en interaction avec loutil et les autres) Comme on la vu les capucins sont de bons utilisateurs doutils mais (comme tous les cercopitheacutecoiumldes) ils ne se reconnaissent pas ou pas facilement dans le miroir

[PIC-387] A-t-elle eacutevolueacute en lien avec lintelligence sociale et la repreacutesentation de lesprit des autres Gallup deacutejagrave pensait quil devait y avoir de plus grandes compeacutetences socio-cognitives chez les espegraveces qui se reconnaissent que chez les autres Si un animal est capable de focaliser son attention sur lui-mecircme il peut le faire sur ses penseacutees ses intentions et les utiliser pour eacutelaborer une repreacutesentation de ce quelles sont chez les autres Le soi de soi-mecircme servirait donc de modegravele pour comprendre le soi des autres (on peut utiliser lexpeacuterience quon a de soi-mecircme pour modeacuteliser lexistence de processus semblables chez les autres) Il y aurait donc correacutelation entre reconnaissance de soi et Theacuteorie de lEsprit

La capaciteacute dinfeacuterer des eacutetats mentaux chez les autres serait donc un effet collateacuteral du fait decirctre conscient de soi-mecircme ou vice versa Se pourrait-il donc en fin de compte que la conscience soit une adaptation sociale apparue car elle facilite la construction et la perception dautres esprits

394 Gallup GG Jr (1970) Chimpanzees Self-recognition Science 167 86-87

191

Les origines phylogeacuteneacutetiques de la conscience de soi

Chez les primates

Si leacutemergence de la conscience de soi est monophyleacutetique chez les primates (ie tous les cas de conscience de soi actuellement observables seraient descendus dune seule eacutemergence) cet eacuteveacutenement important a ducirc se produire au cours du Miocegravene il y a environ 14 millions danneacutees apregraves la seacuteparation de la ligneacutee qui aboutit aux gibbons (les moins anthropoiumldes des singes anthropoiumldes) et avant lapparition des orangs-outans

Si les observations de reconnaissance dans le miroir de macaques se confirment il faudra revoir cette datation pour la faire remonter agrave lancecirctre commun des anthropoiumldes et des macaques - ce qui est eacutevidemment bien plus ancien aux alentours de 25 millions danneacutees

Dautres espegraveces sont hautement sociales

Dautres espegraveces que les primates dont nous avons parleacute ont des vies sociales extrecircmement complexes et sont tregraves enceacutephaliseacutees les espegraveces qui viennent agrave lesprit immeacutediatement sont les corvideacutes les dauphins (et autres ceacutetaceacutes) et les eacuteleacutephants395 Chez ces derniers on note eacutegalement un comportement particulier vis-agrave-vis des congeacutenegraveres morts et une sorte de fascination pour les ossements et les deacutefenses dindividus deacuteceacutedeacutes

En deacutepit de la phylogenegravese tregraves diffeacuterente y a-t-il eu eacutevolution convergente des capaciteacutes de raisonnement sur soi-mecircme lieacutees alors agrave la neacutecessiteacute de raisonner sur les autres individus du groupe social Si cest le cas on devrait trouver des indices de la reconnaissance de soi aussi bien chez les dauphins que chez les eacuteleacutephants ou chez les corvideacutes

Conscience de soi chez les dauphins

Diana Reiss et Lori Marino en 2001396 ont placeacute un miroir dans le bassin de dauphins (Tursiops truncatus grand dauphin bottlenose dolphin) ce qui comme chez le chimpanzeacute na pas provoqueacute de reacuteponses sociales (agression invitation au jeu) envers le reflet Au contraire au bout dun moment de familiarisation

395 [encarta] Les eacuteleacutephants sont greacutegaires et tregraves sensibles aux appels et aux mouvements de leurs congeacutenegraveres Ils sont organiseacutes en socieacuteteacutes matriarcales formant des groupes familiaux de quinze agrave trente animaux ou plus composeacutes de femelles et de jeunes meneacutes par une femelle dominante plus ou moins acircgeacutee Les macircles ayant atteint leur maturiteacute sexuelle vivent en solitaires (eacuteleacutephant drsquoAsie) ou constituent des troupes temporaires (eacuteleacutephants drsquoAfrique) La structure sociale est acquise tregraves tocirct dans la vie de lrsquoanimal alors que les jeunes femelles restent aupregraves de leur megravere et des autres femelles de la famille les jeunes macircles srsquoeacuteloignent souvent pour aller jouer avec les membres drsquoun autre groupe La communication chez les eacuteleacutephants neacutecessaire agrave la reconnaissance entre individus et agrave la coheacutesion des groupes est complexe Elle comprend des signaux visuels (mouvements drsquooreilles postures diverses) olfactifs (reconnaissance de lrsquoodeur des diffeacuterents individus) tactiles (caresses donneacutees avec la trompe) et auditifs (barrissements mais aussi infrasons eacutemis par les femelles mdash deacutepart du groupe appel des jeunes etc mdash et par le macircle comme la femelle agrave la saison des amours) Des recherches ont deacutemontreacute que les eacuteleacutephants sont capables de meacutemoriser les barrissements speacutecifiques des individus qursquoils rencontrent reacuteguliegraverement et ce pendant des anneacutees Une femelle acircgeacutee peut ainsi faire la diffeacuterence entre quelque 150 eacuteleacutephants diffeacuterents au seul son de leur voix 396 Reiss D amp Marino L (2001) Mirror self-recognition in the bottlenose dolphin A case of cognitive convergence PNAS 98 (10) 5937-5942

192

lindividu sest mis agrave explorer son propre reflet agrave ouvir la bouche pour en regarder linteacuterieur voire mecircme agrave tirer la langue ou agrave se retourner pour regarder son ventre ou encore agrave produire des bulles tecircte en bas Ce genre de comportement est dailleurs typique de tous les dauphins face au miroir

Ensuite au cours de plusieurs essais ils ont pendant le nourrissage marqueacute le corps et la tecircte dun individu de 17 ans agrave diffeacuterents endroits agrave laide dun marqueur non-toxique en prenant soin pour les controcircles de pseudo-marquer le dauphin sans mettre de peinture vraiment avec un marqueur rempli deau

Les reacutesultats (releveacutes par des juges travaillant sur videacuteo et qui ne pouvaient pas voir la marque sur le dauphin) indiquent que durant la peacuteriode dobservation qui suit le marquage le dauphin marqueacute passe beaucoup plus de temps en face des miroirs que dans la situation controcircle (sham) et oriente eacutegalement son corps de maniegravere agrave pouvoir reacutepeacutetitivement regarder la marque (ce quils ne fait pas quand la marque est invisible)

Ces expeacuteriences ont eacuteteacute reacutepliqueacutees sur un second individu avec la mecircme proceacutedure et les mecircmes reacutesultats Dautres observations de Diana Reiss ont montreacute que ces capaciteacutes se deacuteveloppent chez les dauphins au mecircme acircge quelles se deacuteveloppent chez les enfants humains voire mecircme plus tocirct

Conscience de soi chez les eacuteleacutephants

Les eacuteleacutephants on le sait ont un comportement curieux en preacutesence des ossements dun des leurs deacuteceacutedeacutes ils les explorent de la trompe les manipulent les prennent en bouche et les poussent avec leurs pattes Ils ont vis-agrave-vis de la mort dun membre du groupe des attitudes qui laissent supposer quils ont des eacutemotions intenses face agrave cela Est-ce agrave dire quils auraient eux aussi un degreacute de conscience de soi

Plotnik de Waal et Reiss ont publieacute en octobre 2006 une eacutetude397 reacutealiseacutee en installant un grand miroir dans lenclos des eacuteleacutephants dAsie dun zoo

Dans un premier temps on a constateacute que des comportements de type auto-exploration devant le miroir apparaissaient progressivement en quelques jours Par exemple lanimal mettait sa trompe dans sa bouche pour eacutecarter ses legravevres comme pour regarder dedans Ou alors il se saisissait de son oreille et leacutecartait de sa tecircte en direction du miroir Ce type de comportement neacutetait jamais observeacute dans la peacuteriode qui preacuteceacutedait linstallation du miroir ni agrave dautres moments seulement en face du miroir

Une fois cette phase de familiarisation passeacutee les auteurs ont apposeacute deux marques sur la tecircte de lanimal La peinture utiliseacutee eacutetait pigmenteacutee pour une marque non pigmenteacutee pour lautre (donc invisible agrave titre de controcircle)

Un des eacuteleacutephants (un seul) devant le miroir a reacuteagi immeacutediatement agrave la preacutesence de la marque visible en la touchant de maniegravere reacutepeacuteteacutee avec sa trompe et sans toucher la marque invisible (voir aussi la videacuteo)

397 Plotnik J M de Waal F B M amp Reiss D (2006) Self-recognition in an Asian elephant PNAS 103 (45) 17053-17057

193

Conscience de soi chez les pies

Finalement des donneacutees398 dune autre eacutequipe (incluant Helmut Prior et Onur Guumlntuumlrkuumln) indiquent quun autre corvideacute la pie (Pica pica) est capable aussi (du moins certains individus sont capables) de reconnaissance de soi dans un miroir Lexpeacuterience a eacuteteacute faite de la maniegravere usuelle dabord les individus ont eacuteteacute mis en preacutesence dun miroir et leurs reacuteactions ont eacuteteacute observeacutees On a constateacute que les oiseaux manifestent en preacutesence du miroir des comportements de nature diffeacuterente selon les individus Comme le montrent les videacuteos alors que certains agressent le miroir comme si le reflet eacutetait un conspeacutecifique dautres explorent visuellement les caracteacuteristiques du reflet et analysent ses proprieacuteteacutes contingentes (cest-agrave-dire semblent veacuterifier le fait que le reflet agit en eacutecho agrave soi-mecircme)

Dans un deuxiegraveme temps on a proceacutedeacute en en marquant lanimal en un endroit quil ne peut pas voir directement (une tache jaune ou rouge sur le plumage en-dessous du bec la condition controcircle eacutetant une marque noire et donc invisible sur le plumage noir) Chez certains individus (qui sont ceux qui avaient des comportements dexploration des proprieacuteteacutes contingentes du reflet) les marquages suscitent des tentatives daction sur la tache agrave laide du bec ou des pattes

Ces reacuteactions des individus mis en preacutesence ou non dun miroir qui occupe une paroi de la cage sont eacutevalueacutees suivant des critegraveres stricts pour identifier les comportements qui indiquent une activiteacute dirigeacutee vers soi-mecircme susciteacutee par la vision dans le miroir de la tache sur le plumage Les reacutesultats ainsi quantifieacutes indiquent que deux ou trois individus sur les cinq testeacutes (Gerti et Goldie et Schatzi dans une moindre mesure) manifestent des comportements significativement plus marqueacutes en direction de la zone ougrave figure la tache quand il y a un miroir dans la cage que quand il ny a pas de miroir

Comme le concluent les auteurs si on juge les pies selon les mecircmes critegraveres que les primates elles montrent des signes de reconnaissance de soi (ce qui ne veut pas dire que cette reconnaissance est aussi deacuteveloppeacutee et complexe que chez nous) Les eacutetudes de la derniegravere deacutecennie ont montreacute que les oiseaux et les mammifegraveres ont subi des pressions de seacutelection semblables en ce qui concerne leurs capaciteacutes cognitives ce qui a meneacute agrave leacutevolution dune architecture neurale (notamment sagissant des aires associatives) et cognitive semblable chez les uns et les autres Mecircme la capaciteacute de distinguer soi et les autres aurait donc eacutevolueacute indeacutependamment dans ces deux classes de verteacutebreacutes

En fin de comptehellip

Chez certains individus au moins chez les pies et les eacuteleacutephants comme chez les dauphins il semble donc y avoir capaciteacute (du moins selon ce test) agrave se reconnaicirctre dans le miroir autrement dit agrave savoir que lindividu dans le miroir est en reacutealiteacute soi-mecircme Et encore une fois on remarque au passage les eacutetonnantes diffeacuterences interindividuelles existant dans les capaciteacutes cognitiveshellip

En fin de compte tout porte donc agrave penser que la conscience de soi apparaicirct de maniegravere manifeste chez des espegraveces hautement sociales celles-lagrave mecircme ougrave se sont

398 Prior H Schwarz A amp Guumlntuumlrkuumln O (2008) Mirror-induced behavior in the magpie (Pica pica) Evidence of self-recognition PLoS Biology 6(8) e202 1642-1650

194

deacuteveloppeacutees les capaciteacutes lieacutees agrave la theacuteorie de lesprit On a peine agrave croire quil sagisse dune coiumlncidence

La conscience de soi que nous consideacuterons souvent comme le summum des compeacutetences mentales presque (ou totalement) magique ou spirituelle dans sa nature et propre aux humains seuls ne serait-elle alors peut-ecirctre que le reacutesultat de lavantage de comprendre et anticiper les situations sociales un meacutecanisme ayant agrave cause de cela co-eacutevolueacute avec la theacuteorie de lesprit une sorte de simple effet collateacuteral ni unique dans sa forme (puisque les degreacutes de theacuteorie de lesprit varient dune espegravece agrave lautre dun individu agrave lautre) ni propre agrave lecirctre humain Elle descendrait alors de son pieacutedestal pour devenir un processus cognitif comme les autres sans rien de plus mysteacuterieux quun autre

En guise de conclusion rapide

Sapiens le dernier des Homo

Evidemment nous navons pas eu le temps de parler du dernier des Homo Homo sapiens lui aussi issu en Afrique des formes anciennes de H heidelbergensis Leacutemergence de sapiens saccompagne de progregraves techniques reacuteguliers en ce qui concerne notamment le deacutebitage des pierres et lutilisation de matiegraveres comme los Seacuteloignant de la culture chacirctelperronienne (deacutejagrave bien avanceacutee) des derniers Neacuteanderthal (vers -38000 agrave -32000) les techniques des nouveaux humains se raffinent jusquau Magdaleacutenien (-17000 agrave -10000) derniegravere peacuteriode du paleacuteolithique (acircge de la pierre tailleacutee)

Ensuite ce sera la fin des temps glaciaires une peacuteriode intermeacutediaire ougrave lEurope se couvrira de forecircts et le deacutebut du neacuteolithique (acircge de la pierre polie vers -7000) et de la seacutedentarisation la domestication des animaux et la naissance de lagriculture Mais tout ceci est une autre histoire

La progression du symbolique

Aux alentours de -30000 les œuvres symboliques se limitent encore agrave des gravures simples et geacuteomeacutetriques mais ensuite apparaissent les figures animales et humaines dabord simples mais devenant de plus en plus extraordinaires quon pense aux grottes peintes Lascaux Chauvet Cosquer pour les plus connues Heacutelas toutes ces grottes sont fermeacutees au public et on nen peut visiter que les copies ce qui ocircte toute dimension eacutemotionnelle agrave la visite

Il reste cependant un autre bijou une grotte plus modeste mais encore visitable elle Pech-Merle dans le Lot aux oeuvres dateacutees de -29000 agrave -20000 ans Belle grotte du point de vue des concreacutetions geacuteologiques elle contient des images de mammouths de chevaux de mains en neacutegatif au pochoir mais aussi la trace dans le sol dun pas dadolescent vieille de plus de 10000 ans Pech-Merle est je lai dit encore ouverte au public contrairement agrave bien dautres alors ne tardez pas agrave y aller ccedila ne va pas durer

195

Reacutefeacuterences et lectures suggeacutereacutees

Beaucoup dindications bibliographiques sont donneacutees dans le texte en notes de bas de page en particulier pour les articles Si des reacutefeacuterences vous manquent nheacutesitez pas agrave me les demander

La plupart des livres citeacutes sont indiqueacutes dans le texte mecircme du cours sous forme abreacutegeacutee par exemple [COP-nnn] ougrave nnn (pas toujours indiqueacute) repreacutesente le numeacutero de la page Ce code se retrouve eacutegalement parfois dans les noms des fichiers image

Il manque probablement des livres dans cette liste il y en a aussi passablement en trop les sujets dont ils traitent nayant pas eu le temps decirctre abordeacutes en cours (ou les ouvrages reacutecemment deacutecouverts nayant pas encore trouveacute le chemin du cours) cette liste sert donc aussi de suggestion de lectures additionnelles

Pour les personnes qui seraient inteacuteresseacutees je possegravede la plupart des livres et pratiquement tous les articles citeacutes en notes de bas de page pour ces derniers cest en geacuteneacuteral sous forme de PDF que je peux vous fournir rapidement sur demande (rolandmaurerunigech) Une partie non neacutegligeable des ouvrages sont eacutegalement disponibles agrave la bibliothegraveque de la FPSE mais je nai pas eu leacutenergie de veacuterifier pour chacun dentre eux

Mise agrave jour de la bibliographie mai 2017

Sur leacutevolution en geacuteneacuteral

LEG Lecointre G Fortin C amp Guillot G (2009) Guide critique de lrsquoeacutevolution Paris Belin

Sur leacutethologieeacutecologie cognitive (ou la psychologie compareacutee) en geacuteneacuteral

BAL Balda RP Pepperberg IM Kamil AC (1998) Animal Cognition in Nature The Convergence of Psychology and Biology in Laboratory and Field San Diego Academic Press

DEW Dewsbury DA (1990) Contemporary issues in Comparative Psychology Sunderland Massachusetts Sinauer

DUK Dukas R (1998) Cognitive Ecology The Evolutionary Ecology of Information Processing and Decision Making University of Chicago Press

GER Gervet J Pratte M (1999) Eleacutements dEthologie Cognitive Du Deacuteterminisme Biologique au Fonctionnement Cognitif Paris Hermegraves

POU Pouydebat E (2017) Lintelligence animale Cervelle doiseaux et meacutemoire deacuteleacutephants Paris Odile Jacob

TOM Tommasi L Peterson MA amp Nadel L (2009) Cognitive Biology Evolutionary and Developmental Perspectives on Mind Brain and Behavior Cambridge Mass MIT Press

196

VAK Vauclair J Kreutzer M (2004) LEthologie Cognitive Paris Editions Ophrys

VAU Vauclair J (1996) Animal Cognition An Introduction to Modern Comparative Psychology Cambridge Mass Harvard University Press

WAB de Waal F (2016) Sommes-nous trop becirctes pour comprendre lintelligence des animaux Paris Les Liens qui Libegraverent

WAS Wasserman E A amp Zentall T R (Eds) (2006) Comparative cognition Experimental explorations of animal intelligence Oxford University Press

Sur leacutevolution des systegravemes nerveux

ALL Allman J (2000) Evolving Brains New York Scientific American Library

CAL Calvin WH (2004) A Brief History of the Mind From Apes to intellect and Beyond Oxford University Press

GEA Geary D C (2005) The Origin of Mind Evolution of Brain Cognition and General Intelligence Washington DC American Psychological Association

STR Striedter GF (2005) Principles of Brain Evolution Sunderland Mass Sinauer

Sur lorientation spatiale

DOL Dolins FL Mitchell RW (2010) Spatial Cognition Spatial Perception Mapping the Self and Space Cambridge University Press

DUD Dudchenko PA (2010) Why people get lost The psychology and neuroscience of spatial cognition Oxford University Press

GOL Golledge RG (1999) Wayfinding Behavior Cognitive Mapping and Other Spatial Processes Baltimore Johns Hopkins University Press

HEA Healy S (1998) Spatial Representation in Animals Oxford Oxford University Press

WAL Waller D Nadel L (2013) Handbook of Spatial Cognition Washington DC American Psychological Association

Sur leacutevolution des humains

GAL Gallien C-L (2002) Homo Histoire plurielle dun genre tregraves singulier Paris Presses Universitaires de France

PAT Patou-Mathis M (2006) Neanderthal Une autre humaniteacute Paris Perrin

Sur leacutevolution des humains regards particuliers

BJO Bjorklund DF Pellegrini AD (2002) The Origins of Human Nature Evolutionary Developmental Psychology Washington DC American Psychological Association

197

BOY Boyd R Richardson PJ (2005) The Origin and Evolution of Cultures Oxford University Press

BRA Bradshaw JL (2003 eacutedition originale en anglais 1997) Evolution Humaine Une Perspective Neuropsychologique Bruxelles De Boeck

COC Cochran G Harpending H (2009) The 10000 Year Explosion How Civilization Accelerated Evolution New York Basic Books

DON Donald M (1999) Les origines de lesprit moderne Trois eacutetapes dans leacutevolution de la culture et de la cognition Paris De Boeck

KAP Kappeler PM Silk JB (2010) Mind the Gap Tracing the Origins of Human Universals Heidelberg Springer

TOP Tommasi L Peterson MA Nadel L (2009) Cognitive Biology Evolutionary and Developmental Perspectives on Mind Brain and Behavior Cambridge Mass MIT Press

VAN Van der Henst JB Mercier H (2009) Darwin en tecircte LEvolution et les Sciences Cognitives Presses Universitaires de Grenoble

Sur leacutevolution des humains et la comparaison avec les primates non humains

COP Coppens Y Picq P (2002) Aux Origines de lHumaniteacute (volume 1) Paris Fayard

PIC Picq P Coppens Y (2002) Aux Origines de lHumaniteacute (volume 2) Paris Fayard

Sur la cognition chez les primates

LAD Ladygina-Kohts N N (2002 eacutedition originale 1935) Infant Chimpanzee and Human Child A Classic 1935 Comparative Study of Ape Emotions and Intelligence Oxford University Press

POV Povinelli DJ (2000) Folk Physics for Apes The Chimpanzees Theory of How the World Works Oxford University Press

PRE Premack D Premack A (2003) Le beacutebeacute le singe et lhomme Paris Odile Jacob

SAN Sanz CM Call J amp Boesch C (2013) Tool Use in Animals Cognition and Ecology Cambridge University Press

TOC Tomasello M Call J (1997) Primate Cognition Oxford University Press

Sur la cognition chez les chiens

HAW Hare B amp Woods V (2013) The genius of dogs how dogs are smarter than you think Penguin

MIK Mikloacutesi Aacute (2015) Dog behaviour evolution and cognition (2nd edition) Oxford University Press

198

Sur les eacutemotions chez les primates

DEW de Waal F (2006) Le singe en nous Paris Fayard Assez anecdotique il compare le comportement des humains et des grands singes en contrastant les chimpanzeacutes (notre face agressive) et les bonobos (notre versant doux et empathique)

SUS Sussman RW amp Cloninger CR (2011) Origins of Altruism and Cooperation New York Springer

Sur la question du langage

SAV Savage-Rumbaugh S (1986) Ape Language From Conditioned Response to Symbol Oxford University Press

Sur la question de la conscience

KOC Koch C (2004) The Quest for Consciousness A Neurobiological Approach Englewood Colorado Roberts amp Co

MOU Mounoud P Vinter A (1981) La reconnaissance de son image chez lenfant et lanimal Neuchacirctel Delachaux et Niestleacute

TER Terrace HS Metcalfe J (2005) The Missing Link in Cognition Origins of Self-Reflective Consciousness Oxford University Press

Sur les compeacutetences cognitives des oiseaux

EME Emery N (2016) Bird brain An exploration of avian intelligence Lewes UK Ivy Press

PEP Pepperberg IM (1999) The Alex Studies Cognitive and Communicative Abilities of Grey Parrots Cambridge Mass Harvard University Press

199

Notes personnelles

200

Page 2: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie

2

Ceci constitue un assemblage du cours de lanneacutee 2016-2017 (cours donneacute au semestre de printemps 2017) Le contenu est exactement eacutegal (sauf quelques ajustements de niveau hieacuterarchique des sections et quelques petites corrections dans les titres pour clarifier la table des matiegraveres) agrave ce qui se trouve dans les pages du site httpethologieunigech moins les illustrations Le texte souligneacute dans ce document indique les liens qui existent sur le site vers les illustrations

Date dassemblage 26052017

3

Table des matiegraveres

Partie A Mise en place 13

La continuiteacute humain ndash animal une illustration 13

Chez les marins La navigation agrave lestime 13

Le problegraveme 13

Proceacutedure additionner les segments 14

Primitives 15

Fonctions se situer construire la carte ou aller vers un but deacutejagrave connu 15

Chez ladulte etou lenfant linteacutegration du chemin 16

Inteacutegration du chemin chez la fourmi 17

Leacutetude de la continuiteacute entre lanimal et lhumain 17

Des traditions parallegraveles 18

Le deacutebut du 20egraveme siegravecle deux courants sopposent 19

Plusieurs tendances dans la psychologie compareacutee 19

Leacutethologie classique pense en termes deacutevolution 20

Programmes anthropocentrique et eacutecologique 24

Introduction agrave leacutevolution des cerveaux 25

Le cerveau protegravege de la variabiliteacute mais est coucircteux 25

Leacutevolution et les gegravenes 25

Les gegravenes homeacuteotiques 26

Rocircle initial du cerveau 27

La comparaison des cerveaux 27

Les cerveaux sont heacuteteacuterogegravenes 27

Les cerveaux preacutesentent neacuteanmoins des constantes 29

Une faccedilon simple de comparer des cerveaux 29

Allomeacutetrie et enceacutephalisation 30

Leacutemergence des systegravemes nerveux 31

Des animaux sans neurones 32

Repegraveres les temps geacuteologiques en bref 32

Leacuteleacutement de base le neurone 33

Lexplosion cambrienne 34

Les verteacutebreacutes 35

Des cordeacutes aux verteacutebreacutes 35

Evolution des yeux un miracle qui nen est pas un 35

Les yeux des verteacutebreacutes 36

4

La chimioreacuteception 36

Une structure en carte pour lanalyse visuelle 36

La myeacuteline une invention des verteacutebreacutes 37

Dautres innovations 38

Dautres grands cerveaux les ceacutephalopodes 38

Des convergences avec les verteacutebreacutes 38

Limitations aux cerveaux des poulpes 38

La conquecircte de la terre ferme 39

Un milieu hostile 39

Des amphibiens aux reptiles 39

Trois ligneacutees de reptiles 40

Lextinction permo-triassique 40

Des reptiles aux mammifegraveres 41

Lhomeacuteothermie un avantage et une contrainte 41

Des cynodontes aux mammifegraveres 42

Des adaptations particuliegraveres 42

Pourquoi les premiers mammifegraveres avaient-ils de plus grands cerveaux que les reptiles 44

Un cerveau complexe 44

Structure en couches 44

Des grands et des petits cerveaux 44

Des cartes partout 45

Pourquoi des cartes 45

Le cas des oiseaux 46

Des dinosaures agrave plumes des oiseaux agrave dents 46

Des similitudes et des diffeacuterences 47

Une intelligence plus rigide plus speacutecialiseacutee 48

Les mammifegraveres remplacent les dinosaures 49

Les mammifegraveres restent longtemps dans lombre 49

Leacuteveacutenement K-T 50

Les mammifegraveres survivent et prospegraverent 51

Partie B Orientation spatiale 53

Les arthropodes des cerveaux compacts et efficaces 53

Les capaciteacutes cognitives de Portia fimbriata 53

Linteacutegration du chemin de lanecdotique au Nobel 54

Linteacutegration du chemin chez les arthropodes 55

Lanimal aussi peut faire de la navigation agrave lestime 55

Darwin pose le problegraveme 55

5

Murphy Lideacutee dinteacutegration 56

Balises empiriques 56

Le retour peut ecirctre vectoriel sans recours agrave des traces ou des repegraveres 56

Le retour peut se faire par triangulation 57

Il existe une inteacutegration spatio-temporelle chez lanimal 57

Mittelstaedt suggegravere path integration 58

Fonctions de linteacutegration du chemin chez les arthropodes 59

Revenir au nid 59

Neacutegocier des deacutetours lors du retour 60

Plus geacuteneacuteralement retrouver le dernier point connu 60

Garder une recherche centreacutee 60

Anticiper les changements de perspective 61

Effet collateacuteral reacuteduction du trajet agrave une information transmissible 62

Seacutelectionner les repegraveres agrave apprendre 62

Deacuteclencher le rappel au bon moment 63

Une carte cognitive 64

Limitations de linteacutegration du chemin 65

Erreurs aleacuteatoires 65

Connaicirctre lincertitude 65

Deux volets agrave lIC acquisition traitement 66

Acquisition de linformation sur la composante lineacuteaire 66

Chez la fourmi surtout la proprioception 66

Chez labeille le flux visuel 67

Acquisition dinformation sur la composante angulaire 68

Le soleil comme boussole 68

La polarisation du ciel 69

Loeil-boussole polarisant de la fourmi 70

Percevoir la polarisation nest pas exceptionnel 71

Le mouvement azimutal doit ecirctre compenseacute 72

Traitement de linformation 73

La nature du calcul 73

Les structures ceacutereacutebrales en jeu 74

Partie C Compeacutetences cognitives de haut niveau 75

Lavegravenement des primates 75

Les primates actuels en bref 75

La place des primates 76

6

Classification moderne des primates deux sous-ordres 76

Les adaptations propres aux primates 77

Des modes de locomotions varieacutes 77

Des yeux vers lavant traitant la profondeur 77

La deacutetection du mouvement et de la forme 77

La vision trichromatique 78

Les esprits sont aussi des adaptations 79

La compeacutetition systegraveme digestifcerveau 79

Quelques repegraveres sur leacutetude cognitive des primates 81

Joni et Roody semblables et diffeacuterents 81

Les eacutetudes sur la cognition des primates 81

Les hominoiumldes 82

Lhumain un parmi les hominoiumldes 82

La premiegravere radiation des hominoiumldes 83

Le propre de lHomme 85

La bipeacutedie 85

La bipeacutedie preacutecegravede les autres caractegraveres 85

Le Rift seacutepare des zones climatiques et des espegraveces 86

La bipeacutedie nest pas une adaptation agrave la savane 87

Les australopithegraveques 88

Une bipeacutedie efficace 88

Reacutegime et vie sociale 89

Un cerveau un peu plus grand 90

Alors la bipeacutedie 90

Deux ligneacutees contemporaines 91

Le rocircle du climat 91

Encore dautres espegraveces 91

La culture oldowayenne 92

Les autres utilisateurs doutils 93

Fabrication et planification 94

Mais pourquoi seulement les chimpanzeacutes 95

Le reacutepertoire dutilisation doutils 96

Le reacutepertoire varie selon la population 97

Folk physics folk biology folk psychology 97

7

Theacuteorie de la causaliteacute physique chez les singes 97

Les eacutechecs des singes de Povinelli 98

Utilisation doutils chez les platyrrhiniens 98

Les capucins utilisent des outils 98

Les macaques utilisent aussi des outils en nature 99

Mais ont-ils une repreacutesentation correcte de la causaliteacute 100

Le test du tube agrave trappe 101

Les anthropoiumldes sont-ils meilleurs 101

Les expeacuteriences de Povinelli 102

Leacuteventuel rocircle de lexpeacuterience (donc de la culture) 102

Comment interpreacuteter les erreurs des chimpanzeacutes 103

Les humains font aussi des erreurs 103

Eviter les conclusions hacirctives 105

Mieux prendre en compte les comportements speacutecifiques 106

Leacutexpeacuterience de la trappe modifieacutee 107

Comment expliquer la diffeacuterence avec les autres eacutetudes 108

Pas seulement les primates les oiseaux aussi 108

Test du tube agrave trappe chez le corbeau freux 108

Les freux savent faire monter le niveau deau 109

Les corbeaux de Nouvelle-Caleacutedonie aussi 110

Causaliteacute physique outils et eacutevolution un retour rapide 111

Leacutevolution du cervelet 111

Les chondrychtiens et la causaliteacute physique 111

Des traditions chez lanimal 112

Les cultures ne se limitent pas aux outils 112

Une culture aussi chez les orangs-outans 113

Une tradition chez les baleines agrave bosse 113

Les macaques laveurs 114

Diffeacuterents regards sur la transmission culturelle 115

De la transmission culturelle chez les bourdons 115

Les meacutecanismes de transmission culturelle 116

Des situations denseignement 117

Enseignement de la chasse chez le chat 117

Enseignements instrumentaux chez les grands singes 117

Que penser de tout cela 118

Mise en relief du stimulus 118

8

Simple conditionnement 119

Eacutemulation (facilitation sociale) 120

Imitation lautre comme agent intentionnel 120

De limitation chezhellip les leacutezards 121

Chimpanzeacutes vs enfants relations physiques vs intentions 122

Mais les chimpanzeacutes peuvent imiter reacuteellement 122

Transmission culturelle artificielle en laboratoire 123

Imitation vs eacutemulation causes et conseacutequences 124

Leacutemulation est une strateacutegie pas une obligation 124

Limitation mais pas leacutemulation permet leacutevolution culturelle 125

Neurones miroirs et perception des intentions 127

Les macaques remarquent quon les imite 129

Complexiteacute sociale et cognition 130

Les espegraveces sociales ont des meacutecanismes cognitifs plus deacuteveloppeacutes 131

Chez les mammifegraveres lenceacutephalisation est lieacutee agrave la socialiteacute 131

Capaciteacutes cognitives des corvideacutes testeacutees en laboratoire 132

Utilisation de meacuteta-outils par des corbeaux 133

Mais lintelligence et la vie sociale ne suffisent pas 134

La culture agit en retour sur les meacutecanismes cognitifs 134

Une parenthegravese Le chien - comme lenfant 136

Imitation seacutelective chez lenfant 138

Chez les chiens aussi 138

Retour aux singes de Tomasello 139

Cortex preacutefrontal et utilisation doutils 139

Des outils quasi-oldowayens latelier des singes 140

Cognition sociale et Theacuteorie de lEsprit 141

Quatre espegraveces contemporaines 141

Erectus et les bifaces de lAcheuleacuteen 141

Homo ergaster erectus conquiert lAncien Monde 143

Caractegraveres 144

Quest-ce qui a pousseacute vers une augmentation du cerveau 144

Conseacutequences sociales 148

Retour aux chimpanzeacutes 148

Les primates et la vie en socieacuteteacute pourquoi 148

Chimpanzeacutes des relations entre macircles 149

Une reacuteelle collaboration 149

Le partage 150

9

La socieacuteteacute est source de conflits 151

La question de la theacuteorie de lesprit 153

La theacuteorie de lesprit 153

Une TE incomplegravete avant 4 ans 154

Mais tout de mecircme des compeacutetences preacutecoces 155

Une theacuteorie de lesprit ou pas chez les singes 158

Le rocircle du regard 159

Regard du papillon regard humain 159

Voir eacutemergence chez lenfant humain 159

Les expeacuteriences sur voir donc savoir 160

Les expeacuteriences de Povinelli 160

Les expeacuteriences de Tomasello 160

Rappel les trois controcircles 161

Repreacutesentations bas niveau haut niveau 161

Expeacuteriences sur suivre la direction du regard 162

Le rocircle reacutefeacuterentiel du regard 163

Les chiens agrave nouveau plus humains que les singes 163

Le chien sait-il quon le voit 164

Le chimpanzeacute sait aussi si on le voit ou pas 165

Une Theacuteorie de lEsprit peut-ecirctre mais laquelle 166

Comprendre que lautre sait pas que lautre croit 166

Mais lanalyse du regard semble indiquer autre chose 169

En conclusion Povinelli a agrave la fois raison et tort 169

De la Theacuteorie de lEsprit agrave la conscience 170

Homo erectus cegravede le pas agrave dautres hominineacutes 170

Les Neacuteandertaliens premiers Europeacuteens 171

Caractegraveres 172

Une mosaiumlque de caractegraveres 172

Un cousin lointainhellip et pas le seul 173

Une vie organiseacutee mais difficile 174

Pour finir la disparition 175

Une vie symbolique Tout lindique 177

Une conscience de la mort chez les chimpanzeacutes 179

Griffin un pionnier contesteacute 180

Les degreacutes de la conscience 180

Une conscience chez lanimal 181

Des ressemblances de perception inattendues 181

10

Ressemblance continuiteacute est-ce un argument 182

Philosophes 182

Pas de langage pas de conscience 182

Des concepts et meacutetaconnaissances sans langage 182

Concepts sociaux chez les macaques 183

Connaissance sur la connaissance 183

La conscience de soi 184

Un soi pour se repreacutesenter dans le contexte social 184

Conscience de soi et meacutemoire eacutepisodique 184

Mais les animaux aussi voyagent dans le temps 185

La reconnaissance de soi 187

Enfants 187

Cercopitheacutecoiumldes 189

Chimpanzeacutes 189

Le paradigme de la tache 190

Pourquoi une conscience de soi 190

Les origines phylogeacuteneacutetiques de la conscience de soi 191

Chez les primates 191

Dautres espegraveces sont hautement sociales 191

Conscience de soi chez les dauphins 191

Conscience de soi chez les eacuteleacutephants 192

Conscience de soi chez les pies 193

En fin de comptehellip 193

En guise de conclusion rapide 194

Sapiens le dernier des Homo 194

La progression du symbolique 194

Reacutefeacuterences et lectures suggeacutereacutees 195

Sur leacutevolution en geacuteneacuteral 195

Sur leacutethologieeacutecologie cognitive (ou la psychologie compareacutee) en geacuteneacuteral 195

Sur leacutevolution des systegravemes nerveux 196

Sur lorientation spatiale 196

Sur leacutevolution des humains 196

Sur leacutevolution des humains regards particuliers 196

Sur leacutevolution des humains et la comparaison avec les primates non humains 197

Sur la cognition chez les primates 197

Sur la cognition chez les chiens 197

11

Sur les eacutemotions chez les primates 198

Sur la question du langage 198

Sur la question de la conscience 198

Sur les compeacutetences cognitives des oiseaux 198

Notes personnelles 199

13

22022017

Partie A Mise en place

La continuiteacute humain ndash animal une illustration Lobjectif de ce cours eacutetant de montrer lexistence dune continuiteacute de traitement de linformation entre lanimal1 et lhumain nous verrons tout dabord un exemple utile par ailleurs pour la suite du cours de traitement cognitif dans le domaine spatial Ce traitement dinformation est dune part reacutealiseacute par les marins pour savoir ougrave ils sont lors de la navigation en haute mer (cest donc une compeacutetence explicite formaliseacutee enseigneacutee et apprise par certains humains) mais il est eacutegalement reacutealiseacute de maniegravere automatique et essentiellement inconsciente lors de la locomotion par les ecirctres humains finalement on trouve le mecircme meacutecanisme ou une variante aussi dans de tregraves nombreuses espegraveces animales parfois sous une forme extrecircmement sophistiqueacutee

Chez les marins La navigation agrave lestime

Le problegraveme

A leacutepoque des premiers grands navigateurs (15egraveme s) la carte du monde est encore en grande partie muette Les navigateurs comme Christophe Colomb en 1492 se lancent souvent dans linconnu Mais ils souhaitent tout de mecircme reporter leurs eacuteventuelles trouvailles sur la carte et plus encore ils souhaitent pouvoir revenir chez eux ensuite Pour cela ils doivent eacutevidemment connaicirctre leur position durant le voyage

Or au quinziegraveme siegravecle le GPS nexiste bien sucircr pas et la navigation astronomique est encore en grande partie impossible On connaicirct deacutejagrave depuis le 13egraveme siegravecle le compas (terme de marine pour boussole) magneacutetique2 mais la boussole ne donne que la direction de marche et ne renseigne pas du tout sur la position (lendroit ougrave on se trouve) Les instruments preacutecis permettant de faire le point (en particulier le sextant3 pour mesurer la latitude et des horloges de bord suffisamment preacutecises pour deacuteterminer la longitude4) napparaissent pas avant la fin du 18egraveme siegravecle

1 Pour ne pas alourdir le discours je ne vais pas faire la distinction comme on devrait normalement la faire entre humains et animaux non humains Animal fera reacutefeacuterence par deacutefaut agrave animal non humain 2 Lusage nautique de la magneacutetite (Fe3O4) est citeacute par Marco Polo en 1280 agrave la mecircme eacutepoque il en est aussi question dans les Sagas scandinaves Il y a donc deux thegraveses en concurrence selon lune la boussole aurait eacuteteacute inventeacutee en Chine transmise aux Arabes puis importeacutee en Europe par les Veacutenitiens selon lautre la boussole aurait eacuteteacute apporteacutee en Meacutediterranneacutee par les Normands au XIegraveme siegravecle 3 Loctant preacutecurseur du sextant permettant de deacuteterminer preacuteciseacutement la latitude a eacuteteacute inventeacute par John Hadley en 1731 le sextant en 1757 Lutilisation dhorloges preacutecises (chronomegravetres) pour la deacutetermination de la longitude date du second voyage de James Cook (1772-1775) 4 Pour meacutemoire la longitude est la coordonneacutee est-ouest Une horloge preacutecise (dite chronomegravetre) permet de la deacuteterminer en mesuranthellip le deacutecalage horaire Par deacutefinition de midi le soleil culmine agrave midi heure solaire locale On regarde lors de la culmination lheure indiqueacutee sur le

14

Lors du trajet exploratoire (laller) il est donc impossible dutiliser une information spatiale relative au lieu ougrave on se trouve (on est sur une carte muette au milieu de nulle part en des endroits non encore reacutepertorieacutes et on ne peut mecircme pas mesurer la latitude et la longitude) Si on na pas dinformation sur les lieux par contre on a des informations prises en route relatives au chemin parcouru Cest ces informations qui pendant des siegravecles ont permis aux marins ndash aventuriers vikings grands navigateurs europeacuteens ou explorateurs polyneacutesiens ndash de traverser dimmenses eacutetendues deau sans se perdre

Proceacutedure additionner les segments

Comment faisait-on donc pour connaicirctre sa propre position Pour lessentiel on estimait la direction de marche (agrave laide dune boussole du soleil des eacutetoiles de la direction de la houle de la direction des vents) et le chemin parcouru entre deux changements de cap ou changements de vitesse sur la base dune mesure du temps eacutecouleacute et pour la vitesse agrave laide de la voilure mise drsquoune estimation de la force du vent (sur la base de laspect des vagues) et aussi dun instrument simple appeleacute loch une sorte de bucircche au bout dune corde munie de nœuds reacuteguliers On jetait cet objet agrave leau et on comptait le nombre de noeuds qui deacutefilaient entre les mains de celui qui tenait la corde en un temps donneacute Les noeuds eacutetaient eacutetalonneacutes pour que le nombre qui passe soit directement traduisible en milles nautiques (1852 m) agrave lheure On dit encore filer huit noeuds pour un bateau qui va agrave 8 milles de lheure5

On utilisait de plus (en tout cas sur les navires des grands navigateurs) une meacutemoire de travail dans laquelle on pouvait facilement noter les directions et les vitesses estimeacutees linstrument appeleacute renard (traverse board en anglais) Leacutequipage y reportait agrave laide de chevilles disposeacutees sur les diffeacuterentes directions de la rose des vents les directions et les distances suivies pour chaque intervalle de mesure

Ensuite lofficier de bord responsable de la navigation reportait sur une carte (qui pouvait ecirctre vide dans le cas dun voyage dans linconnu) bout agrave bout ces

chronomegravetre de bord qui a eacuteteacute reacutegleacute dans le port de deacutepart Sil est midi sur le chronomegravetre cest quon est agrave la mecircme longitude que le port de deacutepart Si par exemple le chronomegravetre indique quatre heures de lapregraves-midi cest quon est agrave quatre heures de deacutecalage vers louest par rapport au port de deacutepart ou encore 424 du tour de la terre ndash autrement dit agrave la longitude de 60degouest relativement au port de deacutepart 5 Pour meacutemoire le mille nrsquoest pas une mesure arbitraire il correspond agrave une minute drsquoarc (un soixantiegraveme de degreacute) le long drsquoun grand cercle (lrsquoeacutequateur par exemple) la circonfeacuterence de la terre est donc de 360 x 60 = 21600 milles nautiques Cf wikipedia Loch vient du neacuteerlandais log (bucircche morceau de bois)()Les premiers lochs (loch agrave bateau) eacutetaient constitueacutes par un flotteur (triangle de bois appeleacute bateau lesteacute pour senfoncer perpendiculairement au sens davancement du navire) relieacute agrave une ligne dont les graduations eacutetaient constitueacutees par des nœuds espaceacutees de 1440 megravetres (47 pieds et 3 pouces mesure anglaise car les premiers lochs furent utiliseacutes par des anglais ) le bateau eacutetait lanceacute agrave la mer par larriegravere et on laissait filer la ligne une premiegravere longueur correspondait agrave la longueur du navire et est signaleacutee par un morceau de tissu la houache Lorsque la houache passait par dessus bord on deacuteclenchait le sablier et on comptait le nombre de nœuds qui deacutefilaient pendant 28 secondes ce nombre donne la vitesse du navire en nœuds En effet 1 nœud = 1 mille marin par heure soit 1 852 megravetres en 3 600 secondes soit agrave peu pregraves 15 megravetres en 30 secondes (1543 megravetres exactement) Cest pour tenir compte de lentrainement du bateau par le navire que leacutecart entre les nœuds eacutetait infeacuterieur agrave 15 megravetres

15

segments parcourus agrave vitesse et direction constantes (entre deux changements de vitesse ou de direction)

Chacun de ces segments eacutetant orienteacutes avec une longueur et une direction il sagit de vecteurs En les mettant bout agrave bout sur la carte depuis le point de deacutepart on obtient leur somme (ce qui eacutequivaut agrave reacutealiser graphiquement lopeacuteration daddition vectorielle en matheacutematique) Lextreacutemiteacute de cette somme de vecteurs donnait lestimation de la position actuelle relativement au point de deacutepart

Linversion de 180deg de cette somme donnait eacutevidemment eacutegalement un vecteur le cap agrave suivre pour revenir en ligne droite au point de deacutepart et la distance agrave parcourir

Primitives

En reacutesumeacute de quoi devait disposer un navigateur pour calculer sa position

Dun point de deacutepart clairement deacutefini (du voyage et du calcul)

Ensuite pour chaque segment rectiligne de parcours (a) dune information sur la direction de marche du navire indices directionnels comme le soleil le coucher et le lever de soleil les eacutetoiles le nord magneacutetique la direction du vent de la houle et (b) dune information sur la longueur du segment parcouru normalement en multipliant la vitesse instantaneacutee (mesureacutee pex en filant le loch) par le temps de parcours (obtenu agrave laide du sablier de lalternance des jours et des nuits)

Dune meacutemoire agrave (comparativement) court terme une meacutemoire de travail en fait pouvant contenir ces informations vectorielles le temps neacutecessaire agrave les utiliser dans le calcul subseacutequent Cette meacutemoire eacutetait simplement videacutee apregraves usage

Dune proceacutedure de calcul de la reacutesultante (typiquement en effectuant le report de chaque segment sur la carte au bon endroit cest-agrave-dire au bout du vecteur preacuteceacutedent) qui donne la position actuelle du navire sur la carte

Fonctions se situer construire la carte ou aller vers un but deacutejagrave connu

La fonction de base de la navigation agrave lestime est de savoir ougrave on est pour pouvoir revenir chez soi ndash une fonction eacutevidemment essentielle comme on le verra aussi plus loin chez lanimal

Une seconde fonction pour le navigateur est de pouvoir inscrire sur la carte agrave peu pregraves au bon endroit les repegraveres rencontreacutes ndash donc deacutetablir le contenu de la carte de construire la carte Pour porter sur la carte en 1492 les Indes Occidentales quil avait abordeacutees (les Antilles) Christophe Colomb a utiliseacute cette mecircme meacutethode il a estimeacute le chemin total parcouru (en direction et en distance) depuis la derniegravere terre connue et porteacutee sur la carte pour placer les Antilles sur la partie encore vide de celle-ci

Une fonction compleacutementaire est de viser un point deacutejagrave porteacute sur la carte Ainsi la cocircte dAfrique avait eacuteteacute cartographieacutee de proche en proche par des marchands naviguant le long des cocirctes (ce type de navigation quon appelle cabotage) Vasco de Gama sur la base de la carte eacutetablie auparavant par dautres que lui a ainsi pu naviguer agrave lestime vers un point connu de la cocircte dAfrique en 1497 plutocirct que de suivre la cocircte il a croiseacute au large et pris un trajet plus efficace tirant parti des vents du large

16

Chez ladulte etou lenfant linteacutegration du chemin

Un traitement cognitif implicite automatique et largement inconscient semblable agrave la navigation agrave lestime est agrave lœuvre lors de la locomotion chez lhumain suite agrave des travaux sur lanimal dans les anneacutees 80 on a nommeacute ce traitement particulier inteacutegration du chemin6 On le met en eacutevidence dans des expeacuteriences ougrave les sujets ne peuvent faire recours agrave des repegraveres visuels ou autres pour revenir agrave un point de lespace de locomotion En labsence de repegraveres le sujet ne peut se fonder que sur les informations lieacutees agrave son propre mouvement et sur une opeacuteration mentale dont on doit supposer quelle est isomorphe agrave lopeacuteration de calcul nommeacutee navigation agrave lestime

Bien que linteacutegration du chemin ait eacuteteacute eacutetudieacutee depuis des anneacutees chez lanimal elle a eacuteteacute relativement peu eacutetudieacutee chez lhumain et il nexiste agrave notre connaissance presque aucune donneacutee publieacutee sur ce processus au travers du deacuteveloppement de lenfant

Nous avons testeacute7 dans des expeacuteriences encore non publieacutees des sujets adultes jeunes des sujets acircgeacutes (70 ans env) et des enfants (1E et 6P entre autres) Dans tous les cas on a demandeacute au sujet de faire un trajet guideacute agrave deux segments les yeux bandeacutes et une protection auriculaire sur les oreilles et de revenir agrave son point de deacutepart (donc de fermer le triangle) On a releveacute les points darrecirct et calculeacute le centroiumlde8 de ces points qui traduit le comportement moyen du groupe de sujets pour

10 sujets jeunes (245 ans plusmn 35) apregraves un trajet de 35 m un coude puis 2 m

9 sujets acircgeacutes (704 ans plusmn 72) idem

20 enfants de 1E (premiegravere enfantine ou 1e Harmos)9 apregraves 6 m un coude puis 3 m

20 enfants de 6P (sixiegraveme primaire ou 8e Harmos) idem

Si ce traitement spatial est visiblement imparfait chez les 1E (qui partent neacuteanmoins agrave peu pregraves dans la bonne direction) il est nettement meilleur chez les 6P

Chez les adultes pour des trajets plus courts les jeunes ont une bonne performance mais elle est deacutegradeacutee agrave 70 ans Cette modification chez les personnes acircgeacutees est inteacuteressante car outre laugmentation de la dispersion typique des personnes acircgeacutees on y observe un biais vers le premier segment du trajet biais qui pourrait ecirctre adaptatif

6 Mittelstaedt M L amp Mittelstaedt H (1980) Homing by path integration in a mammal Naturwissenschaften 67(11) 566-567 7 Expeacuteriences faites sous la direction de R Maurer et Alan Pegna par Virginie Descloux ainsi quexpeacuteriences faites chez lenfant par Denis Gudet Nathalie Mottaz et Karin Hoegen 8 Ou centre de graviteacute des points correspondant au x moyen et au y moyen Lellipse dessineacutee est une ellipse de confiance la probabiliteacute que le centre de graviteacute pour la population se trouve quelque part dans cette ellipse est de 95 9 Les donneacutees des enfants (1E et 6P) repreacutesentent la superposition de trajets avec un coude vers la droite et un coude vers la gauche une moitieacute dentre eux eacutetant retourneacutes en miroir

17

Inteacutegration du chemin chez la fourmi

En septembre 2002 Ruumldiger Wehner alors directeur de lInstitut de Zoologie de lUniversiteacute de Zurich10 a reccedilu le prix Marcel Benoist la plus haute distinction scientifique de la Confeacutedeacuteration une sorte de Nobel suisse pour ses travaux sur la fourmi coureuse du deacutesert (genre Cataglyphis11)

Les fourmis du genre Cataglyphis ont coloniseacute tout le pourtour de la Meacutediterraneacutee Ce sont des fourmis dassez grande taille hautes sur pattes et facilement reconnaissables agrave leur abdomen releveacute (caracteacuteristiques qui sont toutes des adaptations agrave la chaleur) Leur deacuteplacement est particuliegraverement rapide (1 ms) Contrairement agrave beaucoup despegraveces de fourmis les Cataglyphis ne laissent pas de trace olfactive lors de leurs deacuteplacements (sans doute que dans les milieux extrecircmes coloniseacutes le vent et la chaleur effaceraient rapidement les traces de plus celles-ci ont un coucirct meacutetabolique et hydrique)

Le nid (signaleacute seulement par un trou dans le sol) est parfois situeacute dans des milieux extrecircmement hostiles plaines salines totalement deacutenudeacutees et sans repegraveres visuels notables Lors de leurs trajets exploratoires les ouvriegraveres quittent le nid individuellement et sen eacuteloignent pour lessentiel radialement mais avec des sinuements Lorsquelles trouvent de la nourriture (cadavre dinsecte ou miette deacuteposeacutee par lexpeacuterimentateur) elles sen emparent et reviennent directement au nid En raison de la tempeacuterature il est vital pour lanimal de revenir aussi vite que possible au nid sans quoi il meurt de chaud

Lors de ce retour il est manifeste que ces fourmis ne retracent pas le chemin parcouru agrave laller mais prennent la ligne droite (le plus court chemin) en direction du nid Ces excursions peuvent ecirctre extraordinairement longues (il faut se les repreacutesenter relativement agrave la dimension de lanimal environ un centimegravetre de long) Wehner a ainsi mesureacute un aller de 592 megravetres en zig-zag suivi dun retour quasi lineacuteaire de 140 m

Par quel moyen ces ouvriegraveres reacuteussissent-elles agrave revenir avec autant de preacutecision vers un point invisible quand aucun repegravere alentour ne permet de le localiser Lagrave aussi en faisant le mecircme calcul que le navigateur par addition vectorielle des segments de chemin dont la direction leur est fournie par le soleil utiliseacute comme boussole Autrement dit les fourmis remontent le vecteur qui va du nid agrave elles et quelles ont calculeacute en continu lors de leur trajet aller

Consideacuterant quil doit y avoir en plus une correction en route pour tenir compte du fait que le soleil se deacuteplace dans le ciel on ne manquera pas de seacutetonner de ce que peut faire un cerveau de fourmi qui a moins dun million de neurones

Leacutetude de la continuiteacute entre lanimal et lhumain Cest avec Aristote (4egrave s av JC) le preacutecepteur dAlexandre le Grand quest vraiment neacutee la classification des animaux12 Aristote eacutetait un excellent

10 Le site du groupe Wehner existe toujours (sept 2015) Cf httpwwwimlsuzhchresearchfgrzoolWehnerhtml Wehner a eacutegalement une page agrave lEcole Polytechnique Feacutedeacuterale de Zurich httpwwwneuroscienceethzchresearchsensory_systemswehner 11 Wehner a travailleacute sur plusieurs espegraveces Cataglyphis bicolor C fortis C albicans 12 Hippocrate (5egraveme s) avait cependant deacutejagrave fait une classification selon le reacutegime alimentaire

18

collationneur dobservations (il a rassembleacute les observations de nombreux naturalistes de leacutepoque) et comme dautres philosophes il eacutetait tregraves proche par moments dune penseacutee scientifique moderne

Dans ses eacutecrits la biologie et la psychologie sont intimement lieacutees Au cours de ses Enquecirctes concernant les animaux13 il a rassembleacute des descriptions portant sur pas moins de 540 espegraveces et trois livres sur un total de dix concernent la psychologie des animaux

Aristote a utiliseacute le mot grec psukhegrave14 (quon traduit souvent assez mal par acircme) pour deacutesigner le principe de vie (incluant toutes les fonctions vitales telles que la sensation la reproduction la locomotion la raison) Les plantes les animaux lhomme se distingueraient par leacutetendue de leurs fonctions (ainsi la raison noucircs15 nexisterait en forme aboutie que chez lhomme) les fonctions seraient indissociables du corps (sauf le noucircs) Autrement dit Aristote croyait en une continuiteacute animal-homme le long dune eacutechelle de complexiteacute des fonctions16 Pour lui la diffeacuterence eacutetait plutocirct quantitative mecircme en ce qui concerne lesprit et il la comparait agrave la diffeacuterence entre enfants et adultes () de la mecircme maniegravere quon observe chez les enfants les traces et graines de ce qui sera un jour des habitudes psychologiques abouties alors mecircme que psychologiquement un enfant ne diffegravere que peu au deacutepart dun animal

Des traditions parallegraveles

[CAS-12 ssq] Campan et Scapini dans leur manuel deacutethologie essaient de distinguer et de deacutetailler les filiations des diffeacuterents courants de penseacutee (agrave vrai dire tregraves imbriqueacutes les uns dans les autres) qui reacutegissent leacutetude du comportement animal degraves les 17egraveme et 18egraveme siegravecle Pour simplifier on peut voir deux grandes tendances

Dune part le courant issu de la tradition naturaliste remontant agrave Aristote parmi ses repreacutesentants Georges-Louis Leclerc Comte de Buffon (1707-1788) met 40 ans agrave eacutecrire agrave raison de huit heures par jour une Histoire Naturelle en 36 volumes Reneacute Antoine de Reacuteaumur (1683-1757) linventeur du thermomegravetre publie 6 volumes sur les insectes il eacutetudie aussi les poissons et les fourmis17 Inteacutegrant ensuite la theacuteorie darwinienne ce courant va donner naissance agrave leacutethologie naturaliste18 de la fin du 19egraveme siegravecle et du deacutebut du 20egraveme

Dautre part le courant issu de la philosophie meacutecaniciste de Reneacute Descartes (1596-1650) qui donnera naissance agrave lapproche neurophysiologique19 et de lagrave agrave

13 Περὶ Τὰ Ζῷα Ἱστορίαι litteacuteralement enquecirctes sur les animaux 14 ψυχή 15 Du grec νοῦς prononceacute no-ouss ou nouss 16 Lideacutee deacutechelle de complexiteacute saccompagnait dune ideacutee deacutechelle dans la perfection lhomme eacutetant consideacutereacute plus parfait que les autres ecirctres Ce type de penseacutee perdure jusquagrave nous avec lideacutee que lhomme est plus adapteacute etc alors queacutevidemment toutes les espegraveces sont adapteacutees agrave leur milieu (au sens large) sans quoi elles ne seraient plus lagrave 17 Et dautres encore comme Georges Leroy (1723-1789) qui est le premier agrave deacutecrire le comportement en pratiquant une eacutethologie de forme moderne (en deacutepassant les clivages taxonomiques et en sinteacuteressant au comportement comme expression de compeacutetences) 18 Spalding Fabre Wheeler Craig von Uexkuumlll Heinroth von Frisch Tinbergen Lorenzhellip 19 pex La Mettrie Galvani (1737-1798) qui montre la nature eacutelectrique de linflux nerveux leacutecole reacuteductionniste allemande Muumlller (les processus vivnants peuvent ecirctre deacutecrits en termes de lois)

19

lapproche expeacuterimentale du comportement (psycho-physique20 puis psychologie animale expeacuterimentale21 puis psychologie comparative expeacuterimentale22 et beacutehaviorisme23)

Le deacutebut du 20egraveme siegravecle deux courants sopposent

[GOO-11] Dans la suite des deux traditions mentionneacutees plus haut on observe dans la premiegravere moitieacute du 20egraveme siegravecle une scission seacutevegravere entre deux faccedilons opposeacutees deacutetudier le comportement scission mateacuterialiseacutee par lOceacutean Atlantique de part et dautre de cet oceacutean les questions de base sur le comportement neacutetaient mecircme pas identiques

Les eacutethologues objectivistes (dits classiques) dont le repreacutesentant le plus connu est certainement Konrad Lorenz (1903-1989 prix Nobel en 1973) posent la question des meacutecanismes du comportement de sa fonction et de son eacutevolution Ils eacutetudient les comportements inneacutes dans de nombreuses espegraveces (notamment afin de saisir les diffeacuterences et les points communs) et pour comprendre la fonction normale du comportement ils essaient souvent deacutetudier lanimal dans son habitat naturel ou dans des environnements simulant cet habitat naturel

La psychologie compareacutee et particuliegraverement leacutecole beacutehavioriste de John B Watson (1878-1958) et Burrhus F Skinner (1904-1990) met par contre laccent sur les meacutecanismes et le deacuteveloppement du comportement A ce titre ils eacutetudient surtout lapprentissage Ils sont agrave la recherche de lois geacuteneacuterales du comportement (sans soccuper de leacutevolution des comportements) et pensent que le comportement doit ecirctre eacutetudieacute de maniegravere controcircleacute dans un laboratoire Tregraves peu despegraveces les inteacuteressent essentiellement le rat surmulot (dans sa version de laboratoire) Rattus norvegicus et le pigeon Columba livia ces animaux ne sont que des instruments pour eacutetudier les meacutecanismes et on ne sinteacuteresse donc pas agrave leur bagage comportemental inneacute24

Plusieurs tendances dans la psychologie compareacutee

[DEW25-431] Comme on le voit ci-dessus on assimile volontiers la psychologie compareacutee historiquement au beacutehaviorisme contre lequel leacutethologie classique

Helmholtz Plus tard Sherrington (1857-1952) et Setchenov (1829-1905) dont les travaux sur les reacuteflegravexes seront poursuivis par Pavlov 20 Weber (1795-1878) mesure la vitesse de linflux nerveux et deacutecrit linhibition nerveuse Il fonde la psycho-physique Fechner (1801-1887) eacutetablit la relation entre intensiteacute du stimulus et intensiteacute de la sensation 21 Thorndike (1874-1949) il introduit les meacutethodes expeacuterimentales quantitatives en psychologie deacutebut de lexpeacuterimentation dans des environnements controcircleacutes apprentissage par essai et erreur dans des boicirctes (lanimal doit presser un levier pour obtenir une reacutecompense) Le rat blanc de laboratoire devient un sujet classique Ivan Petrovich Pavlov (1849-1936) deacutecouvre le conditionnement 22 Loeb Jennings plus tard Koumlhler et Koffka (psychologie de la forme ou Gestalt) 23 Watson (1878-1953) geacuteneacuteralise le scheacutema S-R agrave tous les comportements de toutes les espegraveces et cherche agrave eacutetablir les lois de ce scheacutema Burrus Frederic Skinner (1904-) Hull Tolman 24 De plus deacutesireux de seacuteloigner de la psychologie de lintrospection et de ses piegraveges et de faire une psychologie calqueacutee sur les sciences dures fondeacutee sur des entiteacutes clairement observables et mesurables les beacutehavioristes renoncent totalement agrave eacutetudier la cognition par essence non mesurable puisque interne Seul le lien entre les observables (stimuli et reacuteponses) les inteacuteresse 25 [DEW] Dewsbury DA (1990) Contemporary issues in Comparative Psychology Sunderland Massachusetts Sinauer

20

objectiviste seacutetait reacutevolteacutee Mais en fait [DEW-432] il y avait diverses tendances dans la psychologie compareacutee Celle-ci eacutetait neacutee en reacutealiteacute avec Darwin (cf lExpression des Emotions chez lAnimal et chez lHomme)

Ainsi une ligne de penseacutee (celle de George Romanes un eacutelegraveve de Darwin) de la psychologie compareacutee explorait la conscience et le fonctionnement mental cherchant agrave mettre en eacutevidence la continuiteacute existant entre animaux et humains C Lloyd Morgan J Lubbock EL Thorndike travaillegraverent dans cette optique

Une autre ligne sinteacuteressait agrave la question nature-culture autrement dit agrave la question de linneacute et de lacquis et donc des instincts Douglas Spalding James Mark Baldwin et mecircme John B Watson firent partie de ces penseurs Les psychologues sinteacuteressegraverent eacutegalement par voie de conseacutequence agrave la fonction du comportement en lien avec laccent mis par Darwin sur ladaptation Et dans les anneacutees 30 et 40 leacutethologie est venue eacutepauler la psychologie compareacutee tout en sopposant agrave lapproche beacutehavioriste

01032017

Leacutethologie classique pense en termes deacutevolution

Autant la psychologie compareacutee neacutegligeait dans la majoriteacute des cas lhistoire eacutevolutive des meacutecanismes quelle eacutetudiait autant la relation entre eacutethologie naturaliste et eacutevolution eacutetait profonde et intime En effet dans le programme de leacutethologie il sagissait deacutetudier linstinct donc les comportements inneacutes qui dit inneacute dit transmis de geacuteneacuteration en geacuteneacuteration et donc on ne pouvait faire abstraction de linteraction comportement-eacutevolution Sagissant de la cognition dans une approche eacutethologique on sera ameneacute agrave reacutefleacutechir agrave (1) limpact de leacutevolution sur la cognition et (2) limpact de la cognition sur leacutevolution Pour ce second point pensons au fait que si un animal voit son comportement modifieacute par lapprentissage et que cela lui permet de davantage se reproduire alors on comprend bien que la cognition influence aussi leacutevolution en une interaction complexe26

La danse des abeilles et son eacutevolution

Un bel exemple dapproche eacutevolutive dun comportement de traitement de linformation issu de leacutethologie classique est celui du deacutecryptage de la danse des abeilles

Labeille est probablement europeacuteenne agrave lorigine et faisait alors des nids ouverts Ces espegraveces ont eacuteteacute expulseacutees dEurope quand le climat sy est deacuteteacuterioreacute et se sont installeacutees en Asie du Sud-Est Par la suite une espegravece sest adapteacutee aux climats plus tempeacutereacutes cette espegravece ndash lancecirctre de cerana et mellifera ndash a ducirc revenir coloniser vers louest du cocircteacute de la Mer Caspienne Deux populations ont pu alors ecirctre seacutepareacutees par le climat aride du plateau central iranien Ainsi ces deux espegraveces ont divergeacute (il y a donc peu de temps elles sont geacuteneacutetiquement isoleacutees mais il ny a pas de barriegraveres empecircchant laccouplement entre espegraveces et il ny a pas non plus de zones sympatriques) Mellifera est agrave louest du deacutesert iranien et a coloniseacute lArabie et lAfrique Cerana reste agrave lest Ces deux espegraveces ont ensuite

26 Voir par exemple Nolfi S Parisi D amp Elman J L (1994) Learning and evolution in neural networks Adaptive Behavior 3(1) 5-28

21

divergeacute en diverses races mais elles sont trop reacutecentes pour que ces races soient devenues des espegraveces agrave part entiegravere

Lorsquelle sort du nid (de la ruche pour les abeilles domestiques) labeille butineuse calcule en continu la reacutesultante de ses deacuteplacements comme la somme vectorielle des eacuteleacutements du chemin parcouru (on retrouve donc ici la navigation agrave lestime ou inteacutegration du chemin) la direction de chacun des vecteurs quelle additionne lui est donneacutee par reacutefeacuterence agrave la direction du soleil la longueur probablement en grande partie par le flux visuel

Ce vecteur-somme calculeacute agrave laller lui permet une fois la nourriture trouveacutee de revenir au nid par le plus court chemin en ligne droite comme la fourmi du deacutesert Dans le nid et pour autant que la source de nourriture en vaille la peine leacuteclaireuse va recruter des autres abeilles pour aller au mecircme endroit chercher le nectar ou le pollen Ce recrutement pourrait faire appel agrave la vision (les autres abeilles suivraient visuellement la premiegravere lorsquelle revient agrave la nourriture) ou agrave lolfaction (via des pheacuteromones de recrutement eacutemises en vol par la premiegravere) On sait que cest en partie le cas mais lessentiel du recrutement semble passer par un comportement eacutetonnant la danse des abeilles sur un des rayons de la ruche verticaux et plongeacutes dans lobscuriteacute

Forme de la danse et information transmise

Karl von Frisch qui obtiendra en 1973 le prix Nobel avec les eacutethologues Konrad Lorenz et Niko Tinbergen recourt degraves 1919 agrave une technique de conditionnement pour comprendre la fonction exacte de cette danse

Les abeilles sont entraicircneacutees individuellement agrave butiner une source de sirop de sucre quon eacuteloigne de plus en plus de la ruche jusquagrave la position deacutesireacutee27 Cette source nest au deacutepart pas tregraves riche ce qui fait quil ny aurait pas avantage agrave recruter dautres abeilles pour la mecircme source Une fois labeille bien entraicircneacutee agrave faire le trajet la source de nourriture est rendue plus riche la butineuse va donc vouloir recruter dautres abeilles Au moment ougrave elle rentre agrave la ruche elle va se mettre agrave danser sur le rayon

Von Frisch observe deux formes de la danse une danse en rond bidirectionnel qui dure une trentaine de seconde et une danse en huit dont la partie centrale est assortie dun freacutetillement agrave 13 Hz (waggle dance) Von Frisch pensait au deacutepart que le type de danse deacutependait simplement de la nourriture et que le recrutement eacutetait olfactif

En 1944 il deacutecouvre accidentellement que la danse en rond se produit pour une source plus proche que 90 m si la source est plus lointaine il y a toujours danse en huit De plus il observe que la dureacutee de la phase freacutetillante (le nombre de freacutetillements ce qui modifie donc la dureacutee de tout le huit) augmente avec la distance agrave la source

Von Frisch se dit alors que la direction doit ecirctre indiqueacutee aussi Il observe que diffeacuterentes abeilles dansent sous diffeacuterents angles et fait des expeacuteriences avec ses sources de nourriture mises dans diffeacuterentes directions depuis la ruche Il constate que la partie rectiligne de la danse au milieu du 8 (lagrave ougrave labeille freacutetille) fait avec la verticale (le zeacutenith) le mecircme angle que la source avec le soleil

27 A raison de 25 de plus par eacutetape on peut ainsi les faire voler jusquagrave 13 km

22

Transmettant la direction et la distance agrave la nourriture la danse traduit donc directement le vecteur reacutesultant de linteacutegration du chemin (et alors le chemin le plus court de la ruche agrave la source mecircme si lors de ses trajets preacutealables la danseuse avait fait des deacutetours en route)

Se reacutefeacuterant agrave des sujets eacuteloigneacutes dans le temps et dans lespace et reposant sur des conventions arbitraires (zeacutenith = direction du soleil un freacutetillement = un certain nombre de megravetres) la danse peut ecirctre consideacutereacutee comme un langage simple non geacuteneacuteratif (il ne peut dire quune seule cateacutegorie de choses)

Ce moyen de communication semblait invraisemblable pour un animal ayant moins dun million de neurones et des chercheurs se sont opposeacutes aux conclusions de von Frisch en mettant en avant des insuffisances de sa meacutethode La preuve deacutefinitive de lexistence de ce langage est venue dans les anneacutees 80 dune part par des expeacuteriences tregraves subtiles de James L Gould (il arrivait agrave faire en sorte que le code des danseuses et celui des spectatrices soit deacutecaleacute en angle28 et cela donnait donc une erreur preacutevisible lors des sorties des butineuses recruteacutees) dautre part agrave laide de labeille-robot de Michelsen Lindauer et al gracircce agrave laquelle on pouvait envoyer agrave loisir les butineuses agrave dans des directions et agrave des distances choisies arbitrairement

Hypothegraveses sur leacutevolution de la danse

Lapproche de la reconstruction de la phylogenegravese des comportements repose sur une logique simple un trait commun agrave deux espegraveces doit avoir existeacute chez un ancecirctre commun avant que les deux ligneacutees (menant agrave ces deux espegraveces) ne divergent

Von Frisch a commenceacute par consideacuterer les espegraveces actuelles du genre Apis A part mellifera qui danse agrave la verticale dans le noir il existe en Asie trois espegraveces dabeilles tropicales cerana qui fait de mecircme (rayons verticaux agrave linteacuterieur des arbres creux) dorsata une abeille geacuteante qui danse agrave la verticale mais sur des rayons ouverts et florea une abeille naine qui danse agrave lhorizontale sur des rayons eux aussi ouverts

Von Frisch eacutetait parti de lideacutee que labeille actuelle a eacutevolueacute dun ancecirctre ressemblant agrave Apis florea Il sest fondeacute pour cela sur des traits morphologiques et concernant le comportement sur la logique mentionneacutee ci-dessus En effet aussi bien dorsata que mellifera peuvent si on les y force danser agrave lhorizontale et utiliser les repegraveres ceacutelestes comme florea

28 Cette expeacuterience complexe repose sur le fait (1) dune part que si on met une lampe agrave linteacuterieur de la ruche les abeilles vont lutiliser comme reacutefeacuterence (plutocirct que la verticale) pour danser et (2) dautre part que les ocelles situeacutees sur le sommet de la tecircte modulent la sensibiliteacute de labeille agrave la lumiegravere Si les ocelles sont recouvertes de peinture opaque la sensibiliteacute de labeille chute (mais cela ne lempecircche pas de butiner en utilisant le soleil) Si labeille danseuse a les ocelles recouvertes et que la lampe inteacuterieure nest pas trop forte elle va utiliser la verticale comme reacutefeacuterence Les spectatrices elles nayant pas les ocelles recouvertes vont utiliser la lampe comme reacutefeacuterence Degraves lors danseuse et spectatrice emploient deux codes diffeacuterents et si la position de la lampe nest pas congruente avec la verticale on peut injecter chez les recruteacutees une erreur preacutevisible elles iront donc chercher la nourriture dans une direction entacheacutee de cette erreur ce quon peut veacuterifier en disposant des sources de nourriture en cercle autour de la ruche

23

Apis florea danse agrave lhorizontale sur le sommet dun rayon ouvert elle pointe vers la nourriture et pour orienter sa danse elle utilise les repegraveres visibles dans le ciel Si on force des florea agrave danser agrave la verticale elle pointent leur danse autant que possible en direction de la nourriture

Von Frisch supposa que la danse avait deacutemarreacute comme cela sur une surface horizontale et que le preacutecurseur de la danse eacutetait la preacuteparation au deacutecollage (qui est aligneacutee avec la cible) si les ouvriegraveres salignaient pour deacutecoller ce geste aurait pu devenir par ritualisation les fondements de la danse Le freacutetillement aurait pu correspondre agrave la ritualisation du vol lui-mecircme (les abeilles volent toujours en zig-zag) et de leacutechauffement qui preacutecegravede le vol En fin de compte la danse serait devenue une sorte de miniature du vol lui-mecircme

Il fallait ensuite expliquer le passage agrave la verticale Cela est neacutecessaire pour labeille geacuteante qui construit ses immenses rayons suspendus sous des branches Von Frisch a supposeacute que la transposition a exploiteacute une tendance commune des insectes de convertir sans raison apparente un angle de marche relatif au soleil en un angle de marche relatif agrave la verticale dans le noir (mecircme notre coccinelle le fait avec parfois des erreurs de signe) Lagrave aussi la ritualisation aurait nettoyeacute ce comportement pour le rendre ideacuteal agrave la communication

Selon cette deacutemarche de Von Frisch larbre eacutevolutif du genre Apis serait donc le suivant (avec les donneacutees temporelles issues de la paleacuteontologie)

- 1rsquo000rsquo000

-500rsquo000

-10rsquo000 agrave -100rsquo000

A mellifera

A cerana

A dorsata

A florea

La danse (horizontale agrave ciel ouvert pointant directement vers la nourriture) serait apparue il y a plus de 1 million danneacutees chez les ancecirctres communs de A florea et des autres apideacutes (puisque dorsata et mellifera peuvent aussi danser comme cela) sur la base sune ritualisation de diffeacuterents eacuteleacutements de comportement (mouvements dintention preacuteparation au vol effet comportemental de leffort ducirc au vol voir ci-dessus) Avant la divergence de dorsata et des autres il y aurait eu transposition de la danse dans un autre systegraveme de reacutefeacuterence (la verticale) peut-ecirctre par mise en service dans une nouvelle fonction deacuteleacutements comme la tendance observeacutee chez la coccinelle tendance quil faut alors supposer preacutesente chez cette abeille ancestrale Avant la divergence de cerana et mellifera il y a eu reacutecupeacuteration eacutevolutive des vibrations de preacutechauffage de la musculature mueacutees en son pour ces espegraveces qui non seulement dansent agrave la verticale mais dans le noir

24

Effectivement des travaux bien posteacuterieurs agrave ceux de Von Frisch portant sur des informations geacuteneacutetiques (similariteacute de certaines proteacuteines) ont permis de reconstruire un arbre eacutevolutif tout agrave fait semblable agrave celui de Von Frisch Son arbre eacutevolutif est en effet exactement isomorphe agrave celui quon eacutetablirait agrave partir des diffeacuterences dans les acides amineacutes qui composent la meacutelitine principale proteacuteine du venin dabeille Mellifera et cerana ont exactement la mecircme meacutelitine il y a deux diffeacuterences avec dorsata et encore trois autres avec florea [MEN-13]

Programmes anthropocentrique et eacutecologique

Pourquoi souhaite-t-on comparer des espegraveces animales quant agrave leurs meacutecanismes cognitifs La reacuteponse nest pas unique En effet dans lapproche cognitive de lanimal il y a deux programmes tout agrave fait diffeacuterents29 opposeacutes mais compleacutementaires et traduisant toujours lopposition historique dans les maniegraveres daborder lanimal vue plus haut (1) le programme anthropocentrique comprendre lhumain en utilisant lanimal comme modegravele (2) le programme eacutecologique comprendre lanimal dans un contexte biologique

caracteacuteristique (1) programme anthropocentrique

[cf approche meacutecaniciste]

(2) programme eacutecologique

[cf approche naturaliste]

but eacutetudier la continuiteacute et la geacuteneacuteraliteacute des processus cognitifs entre espegraveces

eacutetudier limpact de leacutevolution sur la cognition comprendre la cognition comme un pheacutenomegravene biologique

pheacutenomegravenes analyseacutes cognition animale dans des tacircches suggeacutereacutees par ce que font les humains

processus cognitifs utiliseacutes par les animaux en nature

espegraveces compareacutees espegraveces distantes humain vs non-humains

espegraveces proches avec des niches ou besoins divergents espegraveces eacuteloigneacutees avec des niches convergentes

lien avec les neurosciences

indication de continuiteacute justifiant les modegraveles animaux

comprendre leacutevolution des meacutecanismes ceacutereacutebraux

Dans ce contexte leacutetude de certains meacutecanismes spatiaux communs aux fourmis et aux humains se reacutefegravere eacutevidemment agrave un programme anthropocentrique quant agrave leacutetude des singes anthropoiumldes qui fera lobjet de la 2egraveme partie du cours elle se situe plutocirct dans le programme eacutecologique ou entre-deux

29 Shettelworth 1993 aussi [SHE] (1998) p 17

25

Introduction agrave leacutevolution des cerveaux

Le cerveau protegravege de la variabiliteacute mais est coucircteux

Pour survivre30 et se reproduire un organisme doit pouvoir eacuteviter les dangers trouver de la nourriture obtenir les faveurs dun partenaire Or la distribution des ressources et des dangers varie dans lrsquoespace et le temps En deacutepit de cette variabiliteacute les reacuteponses de lorganisme doivent cependant ecirctre adaptatives il y a donc pour lorganisme un avantage agrave pouvoir preacutedire les variations

A ce titre les cerveaux sont des protections contre la variabiliteacute On constate dailleurs que quand les ressources sont rares quand elles sont hautement variables quand lrsquoorganisme a de forts besoins en eacutenergie quand il doit survivre longtemps pour se reproduire alors les cerveaux sont geacuteneacuteralement grands et complexes

Une meacuteta-analyse31 montre bien ce rocircle du cerveau ndash une machine agrave survivre ndash chez les oiseaux Dans les populations doiseaux eacutetudieacutees (303 populations issues de 224 espegraveces de zones polaires tempeacutereacutees et tropicales) il y a une correacutelation claire entre taille relative du cerveau et taux de mortaliteacute annuelle plus le cerveau est grand moindre est la mortaliteacute Une correacutelation ne donne pas la direction du lien causal (il se pourrait que les oiseaux agrave plus grande longeacuteviteacute aient plus de temps de deacuteveloppement agrave disposition pour la croissance de leur cerveau) mais les auteurs en consideacuterant les diffeacuterentes situations eacutecologiques des populations ont pu montrer que cest bien la taille du cerveau qui influence la survie et pas le contraire

Les cerveaux et les gros cerveaux en particulier sont donc avantageux mais ils sont aussi coucircteux Les neurones coucirctent beaucoup drsquoeacutenergie et les cerveaux sont en compeacutetition avec les autres organes pour lrsquoeacutenergie disponible Ils sont coucircteux aussi dune autre maniegravere les grands cerveaux mettent longtemps agrave maturer ce qui ralentit la reproduction Il ressort de tout cela que les animaux agrave grand cerveau sont rares

Mais il existe quand mecircme des cerveaux et mecircme de grands cerveaux Quelle est lhistoire des cerveaux Peut-on avoir une ideacutee de certains meacutecanismes qui auraient conduit agrave lenceacutephalisation au cours de leacutevolution Comment comprendre aussi la multiplication des structures ceacutereacutebrales larchitecture de ces structures ou la lamination du cortex

Leacutevolution et les gegravenes

Les gegravenes32 existent en variantes nommeacutees allegraveles Ces gegravenes sont passeacutes dune geacuteneacuteration agrave lautre et les variantes causent des diffeacuterences en morphologie et en

30 Lessentiel de ce cours est agrave lorigine repris parfois verbatim du livre Evolving Brains dAllman [ALL] avec de nombreux ajouts 31 Sol D Szeacutekely T Liker A amp Lefebvre L (2007) Big-brained birds survive better in nature Proceedings of the Royal Society B 274 763-769 32 Avec tout ce quon deacutecouvre progressivement sur lactiviteacute reacutegulatrice des parties dites non codantes du geacutenome cest-agrave-dire ces parties situeacutees entre les gegravenes proprement dits (ces parties codant pour des proteacuteines) il est probable quil faudra revoir la terminologie peut-ecirctre en eacutetendant la notion de gegravene agrave lensemble des parties du geacutenome qui sont transcrites en ARN jouant un rocircle actif

26

comportement qui agrave leur tour produisent des diffeacuterences en potentiel reproductif Cest au travers de ce meacutecanisme quagit leacutevolution les allegraveles qui donnent de meilleures chances de reproduction agrave leurs porteurs se reacutepandent progressivement dans la population

La variabiliteacute geacuteneacutetique peut provenir en quelque sorte de linteacuterieur lors des meacutecanismes lieacutes agrave la reproduction (geacuteneacuteration des gamegravetes par meacuteiose) il peut y avoir crossing-over (ce qui revient agrave prendre un paquet de cartes et les meacutelanger) deacuteleacutetion (ce qui eacutequivaut agrave supprimer des cartes) etc

Les deux cas preacuteceacutedents napportent jamais de nouvelle carte dans le paquet [ALL-50] Comment de nouveaux gegravenes programmant de nouvelles fonctions peuvent-ils apparaicirctre Uniquement de lexteacuterieur par mutation Cependant un gegravene qui mute perd probablement sa fonction originelle ou agrave tout le moins cette fonction est diminueacutee Comme cette fonction a certainement une importance ce gegravene muteacute qui rend lorganisme non (ou moins) viable va ecirctre eacutelimineacute avant davoir pu en quelque sorte ecirctre essayeacute A priori les mutations donc ne devraient pas pouvoir donner lieu agrave des changements eacutevolutifs

Les gegravenes homeacuteotiques

Cependant sil y a duplication du gegravene (avant la mutation) il y a alors deux copies une peut continuer agrave assurer ses fonctions usuelles lautre est libre de deacutevelopper une nouvelle fonction via la seacutelection naturelle La duplication de gegravenes permet de fait au geacutenome daugmenter sa capaciteacute en information33 puisque le gegravene originel continue agrave assurer une fonction et que le gegravene nouveau peut assurer une fonction suppleacutementaire

Ce meacutecanisme qui permet lapparition de changements radicaux au cours de leacutevolution avait eacuteteacute pressenti par William Bateson (1894) il suggeacutera que la reacuteplication de structures (quil appela homeacuteosis) pourrait ecirctre agrave la base de leacutemergence de nouvelles espegraveces

Bien plus tard Calvin Bridges un collegravegue de Thomas Hunt Morgan deacutecouvrit la premiegravere mutation de gegravenes causant une duplication de structures chez la drosophile (duplication du 2egraveme segment thoracique qui porte les ailes les individus porteurs de cette mutation au lieu davoir une paire dailes et une paire de haltegraveres ont deux segments avec des ailes)

Edward B Lewis (Nobel 1995) reacuteussit agrave identifier les gegravenes homeacuteotiques ou gegravenes Hox ces gegravenes qui reacutegulent larchitecture de deacuteveloppement et conccedilut lideacutee quils eacutetaient les reacutepliques dun gegravene primordial dont la fonction eacutetait de reacuteguler le deacuteveloppement embryonnaire

Comme on peut sy attendre sagissant de reacutepliques dun gegravene les gegravenes homeacuteotiques contiennent une seacutequence commune appeleacutee homeobox ou boicircte homeacuteotique Le produit de cette seacutequence appeleacute homeacuteodomaine est une

33 La question de linformation contenue dans le geacutenome nest pas simple il ne suffit pas de compter les paires de bases En effet certaines seacutequences sont purement aleacuteatoires et ne contiennent aucune information (elles ne sont pas utiliseacutees par lorganisme) alors que les seacutequences hautement conserveacutees qui exercent une fonction importante contiennent une information maximale soit 2 bits par paire de bases (puisquil y a 4 nucleacuteotides diffeacuterents) On ne peut pas parler de linformation contenue dans le geacutenome sans consideacuterer comment cette information potentielle se traduit dans le deacuteveloppement et le fonctionnement de lorganisme

27

seacutequence de 60 acides amineacutes qui agissent sur lexpression (activation deacutesactivation) dautres gegravenes agrave la maniegravere dune main qui glisserait le long de lADN identifierait des seacutequences-cleacutes et activerait ou deacutesactiverait alors le gegravene qui suit la cleacute

Il est inteacuteressant de constater que les gegravenes homeacuteotiques sont extrecircmement semblables chez le drosophile et chez la souris Chez lune et lautre espegravece ces gegravenes homeacuteotiques sont arrangeacutes dans un ordre semblable le long du chromosome et ils vont sexprimer lors de lembryogenegravese dans lordre ougrave ils sont arrangeacutes ceci qui correspond au deacuteveloppement du nez vers la queue chez lembryon34

Chez la souris la seacuterie homeacuteotique est reacutepeacuteteacutee 4 fois (ce qui ne figure pas sur limage qui ne montre que les gegravenes Hox du chromosome 11 les autres trois jeux sont semblables mais pas identiques)

Chez les embryons de verteacutebreacutes le systegraveme nerveux central forme un tube allongeacute Les bulbes de la partie anteacuterieure vont devenir les structures du cerveau Ainsi la partie anteacuterieure devient le cortex chez les mammifegraveres une partie du troisiegraveme bulbe devient le cervelet

Un des gegravenes35 qui controcirclent le deacuteveloppement de la tecircte et du cerveau chez la drosophile trouve son correspondant chez les mammifegraveres un double duplicat (appeleacute Emx-1 et Emx-2) qui regravegle la formation du cortex36 Il est remarquable que des gegravenes extrecircmement semblables regraveglent le deacuteveloppement embryonnaire du cerveau chez la souris et chez la drosophile sachant que la divergence entre les embranchements ndash arthropodes et cordeacutes ndash dont sont issues ces espegraveces date du Preacutecambrien il y a quelque 600 millions danneacutees

Rocircle initial du cerveau

Chez la plupart des animaux le cerveau se trouve pregraves de lentreacutee du systegraveme digestif Le cerveau aurait-il fondamentalement eacutevolueacute comme moyen pour le systegraveme digestif de controcircler ce quil absorbe (pex accepter la nourriture pas les toxines)

Dans cette optique il est inteacuteressant de constater que certains des gegravenes qui controcirclent le deacuteveloppement du systegraveme digestif sont de la mecircme famille que les gegravenes qui controcirclent le deacuteveloppement du cerveau

La comparaison des cerveaux

Les cerveaux sont heacuteteacuterogegravenes

La comparaison des cerveaux de diffeacuterentes espegraveces nest pas chose aiseacutee Dune part les cerveaux sont faits de diffeacuterents types de cellules pas seulement de

34 Les gegravenes homeacuteotiques reacutepondent en sactivant agrave un marqueur embryonnaire qui agit comme une

hormone lacide reacutetinoiumlque (la forme active de la vitamine A) Lexpression a lieu en seacutequence parce que les diffeacuterents gegravenes homeacuteotiques sont de moins en moins sensibles agrave lacide reacutetinoiumlque agrave mesure quon avance sur le chromosome Lorsque la concentration dacide reacutetinoiumlque augmente les gegravenes les plus sensibles (cocircteacute nez sur le chromosome si on veut) sactivent en premier et ainsi de suite 35 Empty spiracles 36 Et une certaine mutation de Emx-1 empecircche la formation du corps calleux qui nest preacutesent que chez les mammifegraveres placentaires

28

neurones Outre les neurones il y a des vaisseaux sanguins et des cellules gliales (astrocytes) Ces derniegraveres notamment guident la migration des axones (leur croissance vers une cible) De plus elles fabriquent la myeacuteline et regraveglent leacutequilibre chimique du cerveau

Des donneacutees de la derniegravere quinzaine danneacutees37 indiquent que les cellules gliales prennent eacutegalement part au traitement de linformation et aux processus dapprentissage via une communication chimique En effet les cellules gliales voisines dun axone reacuteagissent au signal neuronal qui y passe (plus exactement elles reacuteagissent aux fuites dATP en provenance de ce neurone) et y reacutepondent apregraves un certain deacutelai en augmentant leur propre concentration en calcium et en eacutemettant agrave leur tour de lATP agrave destination des autres cellules gliales A leur tour les cellules gliales influencent lactiviteacute synaptique et la synaptogenegravese (et donc la meacutemoire)38

A part cette complexiteacute dans les eacuteleacutements cellulaires constitutifs des cerveaux il faut aussi remarquer que les cerveaux sont constitueacutes de sous-structures qui peuvent prendre des proportions variables selon les espegraveces

En effet si tous les cerveaux de verteacutebreacutes ont la mecircme structure globale avec les mecircmes sous-structures fondamentales (teacutelenceacutephale dienceacutephale meacutesenceacutephale rhombenceacutephale et moeumllle eacutepiniegravere) chacune avec des sous-structures semblables aussi (par exemple pour le dienceacutephale aire preacuteoptique reacutetine hypothalamus hypophyse posteacuterieure thalamus ventral thalamus dorsal eacutepithalamus pretectum tubercule posteacuterieur) il est cependant manifeste que le volume de ces sous-structures nest pas le mecircme dans les diffeacuterentes espegraveces de verteacutebreacutes

par exemple De Winter et Oxnard39 ont mesureacute le volume de 19 sous-structures de cerveaux de diverses espegraveces de mammifegraveres et ont reacuteduit ces donneacutees agrave trois dimensions par une analyse en composantes principales Les ordres quils ont eacutetudieacutes se sont clairement diffeacuterencieacutes (sur limage chaque point repreacutesente une espegravece les primates en rouge les insectivores en vert les chauves-souris en bleu) On constate que cette seacuteparation le long de trois grands axes correspond agrave une diffeacuterenciation selon les styles de vie

On retrouve le mecircme type de distinction baseacute cette fois sur la locomotion le long de la branche qui contient les primates les prosimiens avec les marmosets et les tamarins se trouvent pregraves du milieu du graphe ces espegraveces se deacuteplacent en sautant agrave laide des pattes arriegraveres Plus loin sur la branche on trouve les cercopitheacutecoiumldes et les singes hurleurs qui se deacuteplacent agrave quatre pattes Ensuite les singes araigneacutees et les grands singes anthropoiumldes qui se deacuteplacent par brachiation (suspension agrave laide des pattes avant) Finalement on trouve les humains isoleacutes tout en bout de branche dont la locomotion eacutevidemment est bipegravede

Donc il existe des radiations phyleacutetiques majeures correspondant aux contraintes globales de style de vie des diffeacuterents ordres A linteacuterieur des ordres des

37 Voir par exemple Scientific American numeacutero davril 2004 38 Peut-ecirctre nest-ce pas une coiumlncidence que le cortex associatif du cerveau dEinstein eacutetait plus riche en cellules gliales que la moyenne 39 De Winter W amp Oxnard C E (2001) Evolutionary radiations and convergences in the structural organization of mammalian brains Nature 409(6821) 710-714

29

convergences (pex le singe araigneacutee pregraves des grands singes) indiquent un fort effet de pressions de seacutelection similaires

Un autre exemple de cette heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des cerveaux due au style de vie concerne le raton laveur et le coatimundi Bien que tregraves semblables le raton laveur et le coatimundi ont des repreacutesentations corticales somatosensorielles diffeacuterentes en taille notamment pour la patte (les pattes avant sont tregraves utiliseacutees pour la manipulation par le raton laveur alors que le coatimundi utilise le museau)

Les cerveaux preacutesentent neacuteanmoins des constantes

Alors que les traits morphologiques eacutevoluent et se diversifient assez rapidement les traits comportementaux et leur substrat neural peuvent rester stables pendant de longues peacuteriodes Ceci est ducirc agrave la plasticiteacute du tissu neural dont le programme deacuteveloppemental geacuteneacutetique est assez geacuteneacuteral et compte sur le feedback de lenvironnement pendant le deacuteveloppement pour compleacuteter ses reacuteglages adaptatifs Ceci explique que le programme geacuteneacutetique peut garder des traits communs dans des espegraveces tregraves distantes Ainsi les meacutecanismes dapprentissage chez les rats et les pigeons sont presque identiques

Par ailleurs il y a eacutegalement une certaine uniteacute des cerveaux les neurones des mammifegraveres mesurent 10 agrave 20 microm de diamegravetre et le nombre de synapses par uniteacute de volume semble constant au travers des diffeacuterentes espegraveces De mecircme il y a toujours le mecircme nombre de cellules sous une aire donneacutee de surface (15 millions de neurones par centimegravetre carreacute) sauf dans le cortex visuel des primates ougrave il y en a le double

De plus la surface corticale est complegravetement correacuteleacutee agrave la dimension du cerveau chez les mammifegraveres La pente de la droite de reacutegression est de 91 ce qui est davantage que la pente attendue si la surface du cerveau croissait comme la surface dun objet croicirct avec son volume (ce serait une pente de 23 comme le carreacute est lieacute au cube donc 66) cest-agrave-dire quagrave mesure quils ont crucirc au cours de leacutevolution les cerveaux ont eacutegalement changeacute de forme en se repliant vers linteacuterieur de maniegravere tout agrave fait ordonneacutee

Une faccedilon simple de comparer des cerveaux

Sur la base de ces reacutegulariteacutes Harry Jerison propose en 1973 une faccedilon simple de comparer les cerveaux il suffit de mesurer le poids du cerveau et celui du corps et dinscrire le point correspondant agrave chaque espegravece sur un graphe log-log On repreacutesentera une classe (poissons oiseaux) ou un autre ensemble despegraveces par le plus petit polygone convexe qui englobe tous les points

Sur la base de ce calcul on trouve que chez les verteacutebreacutes

Le cerveau croicirct au travers des espegraveces moins vite que le corps

Dans les diffeacuterentes classes ou groupes de verteacutebreacutes le rapport nest pas identique 075 pour les mammifegraveres 05 pour les autres

Les mammifegraveres et les oiseaux sont enceacutephaliseacutes de maniegravere semblable et sont consideacutereacutes des verteacutebreacutes supeacuterieurs Les reptiles les amphibiens et les poissons sont les verteacutebreacutes infeacuterieurs Cette classification est correcte pour la plupart des 50000 espegraveces de verteacutebreacutes actuels mais il y a 2 dexceptions notamment les

30

chondrichtyens (poissons cartilagineux en vert sur la figure) et les mormyrideacutes (poissons faiblement eacutelectriques en rouge vif)

Lenceacutephalisation des chondrichtyens et en particulier des eacutelasmobranches (requins et raies) est un mystegravere A quoi cela sert-il aux requins et aux raies davoir un grand cerveau Cette caracteacuteristique est dautant plus eacutetonnante quelle est tregraves ancienne les fossiles montrent quil y a 300 millions danneacutees certains requins eacutetaient deacutejagrave fortement enceacutephaliseacutes En fait les requins ont eacuteteacute les premiers verteacutebreacutes agrave expeacuterimenter lenceacutephalisation

Les requins sont pour la plupart des preacutedateurs et donc on peut imaginer quils neacutecessitent des cerveaux de preacutedateurs (anticipant le comportement des proies etc) par contre les requins mangeurs de plancton (comme le requin grande-gueule Megachasma pelagios) ont de petits cerveaux On pourrait sattendre agrave ce que les raies manta qui sont des mangeuses de plancton aient aussi de petits cerveaux Or les raies manta ont de tregraves grands cerveaux bien plus grands que ceux des requins grandes-gueules Serait-ce parce que au contraire des requins grandes-gueules elles sont sociales On y reviendra

Le grand cerveau des mormyrideacutes sexplique par contre aiseacutement ces poissons disposent dun systegraveme sensoriel suppleacutementaire (et donc ont des besoins accrus de traitement de linformation sensorielle) ils produisent un courant eacutelectrique agrave laide de muscles modifieacutes dans la queue et deacutetectent le champ eacutelectrique qui les entoure gracircce agrave leur ligne lateacuterale modifieacutee (elle est normalement composeacutee de deacutetecteurs de pression deau) Ce systegraveme agrave relativement courte porteacutee est neacuteanmoins dune exquise sensitiviteacute et peut mecircme deacutetecter des objets enfouis dans le sable du fond

Des donneacutees reacutecentes40 indiquent que le systegraveme eacutelectrique et le gros cerveau qui ont co-eacutevolueacute ont eacutegalement permis le deacuteveloppement dans une partie des Mormyrideacutes dun systegraveme de communication exploitant les pulsation eacutelectriques ce qui a provoqueacute une rapide speacuteciation (seacutegreacutegation des populations menant agrave la formation de nouvelles espegraveces) chaque population ayant deacuteveloppeacute des signaux leacutegegraverement diffeacuterents

Allomeacutetrie et enceacutephalisation

De maniegravere geacuteneacuterale la taille du cerveau est correacuteleacutee agrave celle du corps Dans chaque classe de verteacutebreacutes cette correacutelation vaut r = 09 environ (variance expliqueacutee 80) cest ce quon appelle la relation allomeacutetrique

Le reacutesidu est la distance entre le point de mesure repreacutesentant une espegravece et la droite de reacutegression Le reacutesidu est appeleacute le quotient drsquoenceacutephalisation (QE)

En effet sur le graphe log-log qui exprime le poids des cerveaux en fonction du poids du corps puisque leacutechelle est logarithmique la distance verticale entre un point et la droite de reacutegression correspond agrave un rapport41 (un quotient) Le

40 Carlson BA et al (2011) Brain evolution triggers increased diversification of electric fishes Science 332 583-586 41 En effet on peut faire une division de la maniegravere suivante (qui eacutetait enseigneacutee dans les eacutecoles avant lapparition des calculettes) si on veut diviser m par n on chercher dans une table de logarithmes les logs de m et de n On soustrait le second du premier obtenant donc la diffeacuterence d qui est aussi un logarithme En cherchant dans la mecircme table mais agrave lenvers agrave quel nombre correspond d on trouve le nombre qui est le quotient de m et de n

31

Quotient dEnceacutephalisation est donc le rapport du poids du cerveau mesureacute au poids du cerveau tel quattendu si on se fie agrave la droite de reacutegression (correspondant agrave la relation allomeacutetrique) Un animal typique de son groupe a donc un QE de 1 ce qui vaut 0 en base logarithmique cest-agrave-dire quil est agrave une distance verticale de zeacutero de la droite de reacutegression ndash autrement dit son cerveau pegravese exactement ce quon attend42

Ainsi chez les mammifegraveres un poids corporel de 65 kg preacutedit un cerveau de 200 g (voir la droite de reacutegression) Puisque le poids du cerveau humain est de 1400 g le rapport du poids vrai au poids preacutedit est de 1400 g 200 g = 7 (soit 085 en logarithmes de base 10)43 Le poids du cerveau humain est donc 7 fois plus grand que le cerveau dun mammifegravere typique par rapport au poids de son corps

Les cerveaux des primates et des non-primates croissent de la mecircme maniegravere avec le poids du corps (selon une fonction puissance 34) mais les cerveaux de primates sont 23 fois plus grands que ceux des non primates pour le mecircme poids du corps Pour la petite histoire cette diffeacuterence est vraie eacutegalement pour les fœtus agrave nimporte quelle eacutetape du deacuteveloppement

Leacutemergence des systegravemes nerveux

Les principes de base des systegravemes nerveux sont anciens Mecircme les bacteacuteries qui sont des unicellulaires et nont eacutevidemment pas de systegraveme nerveux manifestent deacutejagrave des proprieacuteteacutes de type neural Escherischia coli a par exemple une douzaine de types de reacutecepteurs sur sa membrane elle peut distinguer les nutriments (sucre acides amineacutes) et les toxines elle peut deacutetecter un gradient (une augmentation ou diminution de la concentration en nutriment ou en toxines) ce qui neacutecessite une meacutemoire (comment eacutetaient les stimulations linstant davant) Elle integravegre ces diffeacuterentes sources dinformation et change de mode de natation en fonction de la situation Les 6 cils moteurs (flagelles) dont elle est munie tournent dans le sens horaire et en coopeacuteration aussi longtemps que la concentration de nutriment est stable ou croissante mais si la concentration diminue les flagelles changent de sens de rotation ce qui deacutesassemble leur faisceau et provoque une rotation aleacuteatoire de la bacteacuterie avant quelle reprenne son mouvement Cela augmente donc la probabiliteacute que la bacteacuterie rencontre agrave nouveau une concentration croissante de nutriment De fait cette clinocinegravese a pour conseacutequence (statistique) quon trouvera plus de bacteacuteries en fin de compte dans les zones favorables que dans les zones deacutefavorables aucun individu na

42 Il y a dautres faccedilons de calculer la taille relative du cerveau mais la meacutethode des reacutesidus semble ecirctre la plus approprieacutee ainsi que mentionneacute dans Sol et al (2007) Previous work has shown that it is not brain size per se but the extent to which the brain is either larger or smaller than that expected for a given body size which indicates adaptation for enhanced neural processing (Jerison 1973) Three general methods have been proposed to remove the allometric effect of body size on brain size (Deaner et al 2000 2002) (i) estimate the residuals of a logndashlog least-square linear regression of brain mass against body mass (ii) calculate the fraction of the body mass that corresponds to brain mass and (iii) include absolute brain size and body mass (both log- transformed) as covariates in a multivariate model Since there is still no consensus on which is the most appropriate method (Reader amp Laland 2002) we validated the cognitive buffer hypothesis using the three approaches The three methods yielded qualitatively similar results although the second method did not appropriately remove the effect of body size and the third created problems of colinearity due to the high correlation between brain and body masses (r=099) Thus we report in the text the results obtained using the method of residuals 43 log 1400 ndash log 200 = log 7 ie 315 ndash 230 = 085

32

reacuteellement de comportement orienteacute mais la population dans son ensemble sagglutine dans les meilleures zones

Des animaux sans neurones

Un cerveau nest donc pas neacutecessaire pour avoir des comportements complexes ni des neurones dailleurs ceci peut ecirctre constateacute mecircme chez des meacutetazoaires primitifs Trichoplax adhaerens un animal multicellulaire tregraves simple (il na pas de systegraveme digestif interne et seulement 11500 gegravenes) na que six types de cellules (contre des centaines pour nous) et aucune synapse mais son comportement montre une organisation complexe44 Ainsi les trichoplax rampent sur le substrat par une action coordonneacutee des cils moteurs qui leur permet aussi de changer de direction et lorsquils passent au-dessus dune touffe de micro-algues ils sarrecirctent et secreacutetent alors par des cellules lipophiles de leur surface infeacuterieure des sucs permettant lexodigestion de cette nourriture qui est absorbeacutee alors au travers des membranes cellulaires

08032017

Repegraveres les temps geacuteologiques en bref

A titre dorientation le tableau suivant donne de maniegravere simplifieacutee les principales eacutepoques geacuteologiques depuis le passeacute le plus lointain (en haut) jusquau preacutesent Les principales formes de vie correspondantes sont indiqueacutees Les acircges (tregraves arrondis) sont donneacutes en millions danneacutees La vie se deacuteveloppe tocirct les premiegraveres bacteacuteries il y a au moins 38 milliards danneacutees les premiers pluricellulaires (Gaboniontes) en -21 presque un milliard danneacutees plus tard et sans quon puisse dire sil y a un lien les algues rouges en -12 la faune extraordinaire de lEdiacarien (deacutenigmatiques animaux en forme de feuille ou de tube) en -585 millions ce qui nous megravene aux portes du Cambrien peacuteriode dexplosion de la diversiteacute animale

44 Smith C L Pivovarova N amp Reese T S (2015) Coordinated feeding behavior in Trichoplax an animal without synapses PloS one 10(9) e0136098

33

Leacuteleacutement de base le neurone

Nous ne rappellerons pas ici les deacutetails relatifs au neurone eacuteleacutement constitutif de tous les systegravemes nerveux supposeacutes connus Mentionnons seulement que le neurone combine les proprieacuteteacutes des ordinateurs analogiques (inteacutegration continue des signaux au niveau de larbre dendritique) et digitaux (la sortie du neurone c-agrave-d le potentiel daction est sous forme tout-ou-rien donc binaire) En contrepartie de ces proprieacuteteacutes avanceacutees de traitement le neurone est coucircteux en eacutenergie car maintenir leacutequilibre ionique est coucircteux Il y a de nombreuses mitochondries (les organelles responsables du stockage de leacutenergie) dans les dendrites

Les neurones sont anciens les neurones des cnidaires (meacuteduses) ont les mecircmes canaux potassium K+ que nous alors que les cteacutenophores (pex les groseilles de mer) et les eacuteponges ont une version moins diffeacuterencieacutee45 ceci permet de situer leacutemergence des neurones modernes au moment de leur divergence autour de 600 millions danneacutees dans le passeacute

Les premiers fossiles de cnidaires (meacuteduses polypes et aneacutemones) sont dateacutes de 580 millions danneacutees dans le passeacute (eacutepoque eacutediacarienne en Chine et dans les ceacutelegravebres strates dEdiacara en Australie) Ils possegravedent les premiers systegravemes digestifs et les premiers systegravemes nerveux (en loccurrence un reacuteticule de cellules dans tout le corps pour certaines espegraveces ce systegraveme disseacutemineacute se regroupe par endroits en reacuteseau compact comme dans lanneau nerveux des Tripedalia) Les meacuteduses soit dit en passant se deacutebrouillent tregraves bien avec ces neurones organiseacutes sans cerveau puisque une espegravece actuelle comme Tripedalia cystophora possegravede 24 yeux et quelle en utilise certains pour sorienter en regardant hors de leau les arbres de la canopeacutee dans les mangroves

Certaines meacuteduses vont eacutevoluer vers une grande taille leacutevolution de laxone et du potentiel daction a rendu possible leacutemergence de grands animaux (puisque la propagation du potentiel daction nest pas limiteacutee en distance) Ceci aura pour conseacutequence la tendance par la suite agrave la ceacutephalisation dans beaucoup dembranchements46

Les premiers systegravemes nerveux et des systegravemes visuels sophistiqueacutes apparaissent donc au Preacutecambrien Lapparition de la preacutedation conduira agrave une course aux armements entre proies et preacutedateurs et lune des armes est preacuteciseacutement la complexification des systegravemes nerveux les proies deacuteveloppent des strateacutegies de fuite ou de camouflage de plus en plus efficaces en reacuteponse aux strateacutegies de plus en plus efficaces de deacutetection et de poursuite etc des preacutedateurs - et reacuteciproquement bien sucircr

Les premiers bilateacuteriens (comme le minuscule fossile de Vernanimalcula guizhouena qui ne mesure que 02 mm) sont attesteacutes vers 580-600 millions danneacutees47 Ils sont caracteacuteriseacutes par une symeacutetrie bilateacuterale (comme leur nom

45 Cf Li X Liu H Luo J C Rhodes S A Trigg L M van Rossum D B amp Kamel B (2015) Major diversification of voltage-gated K+ channels occurred in ancestral parahoxozoans Proceedings of the National Academy of Sciences 112(9) E1010-E1019 46 Embranchement = phylum en anglais 47 () The fossils turned out to be the oldest examples of a bilaterian -- animals that display bilateral symmetry meaning their right and left halves are mirror images The remarkable 2004 discovery pushed back the genesis of complex animal life by as many as 50 million years (hellip)

34

lindique) une polariteacute corporelle anteacutero-posteacuterieure des synapses unidirectionnelles une concentration des organes sensoriels et preacutehensiles pregraves de la bouche et des gegravenes homeacuteotiques organiseacutes selon laxe anteacutero-posteacuterieur comme on la vu plus haut chez la mouche et la souris Tous les arthropodes et tous les verteacutebreacutes bien sucircr sont descendants de ces anciens bilateacuteriens

Lexplosion cambrienne

Au deacutebut du Cambrien48 (le deacutebut exact du Cambrien est agrave -541 millions danneacutees) il y a apparition explosive (en un temps relativement court une trentaine de millions danneacutees) de multiples formes animales

Parmi toute une seacuterie assez extraordinaire de ces formes de bilateacuteriens issues du Preacutecambrien et qui nauront apparemment pas de descendance apparaissent aux environs de -530 millions danneacutees les premiers cordeacutes (qui donneront naissance aux verteacutebreacutes) les premiers arthropodes les premiers mollusques dont les descendants sont toujours parmi nous

Lancienneteacute de ces formes de vie ne veut pas dire quelles eacutetaient primitives (au sens de simple) Ainsi un des super-preacutedateurs de cette eacutepoque Anomalocaris apparenteacute aux arthropodes et mesurant environ un megravetre posseacutedait des yeux composeacutes (comme les insectes actuels) de 3 cm de diamegravetre avec 16000 ommatidies par oeil49 ce qui est comparable aux yeux des libellules actuelles et assurant certainement une vision de tregraves haute qualiteacute (ce qui implique aussi des structures neurales pour traiter le signal de ces 2x16000 yeux)

Au cours de leacutevolution agrave partir du Cambrien deux groupes les verteacutebreacutes (parmi les cordeacutes) et les ceacutephalopodes (parmi les mollusques) ont deacuteveloppeacute des systegravemes

Looking like teensy gumdrops or squashed helmets they contain tissue layers a gut mouth and anus [sciencdaily] Reacutef Chen J Y Bottjer D J Oliveri P Dornbos S Q Gao F Ruffins S amp Davidson E H (2004) Small bilaterian fossils from 40 to 55 million years before the Cambrian Science 305(5681) 218-222 48 Many of the species which evolved during the Cambrian Explosion possessed the basic anatomy common to all subsequent forms of sea life This included completely modern eyes that quite suddenly evolved seemingly ex nihilo in the absence of intermediate forms Trilobites for example which evolved quite suddenly in the absence of intermediate forms could see in their immediate environment with amazingly sophisticated optical devices in the form of large composite eyes (Levi-Setti 1995) However the genes coding for the eyes and visual perception such as the PAX genes did not randomly evolve but were inherited from ancestral species who in turn obtained their genes from prokaryotes Pax genes involved in eye development known as Pax-6 and opsin in vertebrates and eyeless in fruit flies have been isolated from numerous species Over 1000 genes involved in visual functioning including Pax 6 are homologous between phyla (Quiring et al 1994 Gehring and Ikeo 1999 Tomarev et al 1997) Between 70 to 80 of these visual genes are evolutionary conserved and common in the genomes of mammals squid octopus flatworm ribbonworm ascidian and nematode mosquitos flies tunicates and vertebrate genomes including humans (Ogura et al 2004) Moreover of 1052 genes associated with the human eye 1019 had already existed in the common ancestor of bilateria (Ogura et al 2004) which diverged anywhere from 13 bya to 830 mya (eg Wray et al 1996 Peterson et al 2004 Nei et al 2001 Gu 1998) In fact the single most prerequisite for the development of vision is the vitamin-A-related chromophores in the visual pigment and this is also found in bacteria as well as algae and cyanobacteria (Seki and Vogt 1998 von Lintig J Vogt 2004) [httpcosmologycomCosmology15html] 49 Paterson J R Garciacutea-Bellido D C Lee M S Brock G A Jago J B amp Edgecombe G D (2011) Acute vision in the giant Cambrian predator Anomalocaris and the origin of compound eyes Nature 480(7376) 237-240

35

nerveux grands et complexes Un autre groupe a deacuteveloppeacute des comportements tregraves complexes baseacutes sur de petits systegravemes nerveux les arthropodes

Les verteacutebreacutes

Des cordeacutes aux verteacutebreacutes

De lancecirctre commun des mouches et des cordeacutes les premiers cordeacutes ont heacuteriteacute le jeu de gegravenes homeacuteotiques et ils lont eacutetendu progressivement comme on peut le constater chez Amphioxus un cordeacute primitif actuel Ce jeu de gegravenes homeacuteotiques preacutesent chez Amphioxus et ses ancecirctres a eacuteteacute quadrupleacute de sorte que tous les verteacutebreacutes y compris les poissons sans macircchoire les plus primitifs (agnathes) en ont quatre jeux

Par la suite certains gegravenes se sont perdus dautres ont muteacute (et ne sont plus exprimeacutes ils sont indiqueacutes par des cercles dans le scheacutema) Ces jeux multiples de gegravenes reacutegulateurs ont probablement acquis par la multiplication un plus grand pouvoir combinatoire daction sur la reacutegulation des gegravenes et donc la possibiliteacute dune plus grande diffeacuterentiation des structures du cerveau et du corps

Alors que les cordeacutes se nourrissaient en filtrant leau de mer et en retenant les micro-organismes les premiers verteacutebreacutes eacutetaient de petits preacutedateurs Les innovations eacutevolutives donnent souvent un avantage seacutelectif pour la preacutedation et ceci sest reacutepeacuteteacute de nombreuses fois au cours de leacutevolution

Evolution des yeux un miracle qui nen est pas un

L oeil du verteacutebreacute ou de la pieuvre (voir plus bas) semble si complexe quil paraicirct difficile dimaginer comment il a pu eacutevoluer simplement sous la pression de la seacutelection Pour eacutevaluer la probabiliteacute de cette eacutevolution Nilsson et Pelger ont reacutealiseacute50 une simulation deacutevolution par ordinateur

Ils sont partis dun stade eacuteleacutementaire un photoreacutecepteur constitueacute dune couche de cellules photosensibles51 prise en sandwich entre un eacutepitheacutelium transparent et une couche pigmenteacutee profonde A chaque geacuteneacuteration simuleacutee ils geacuteneacuteraient de multiples copies de ces proto-yeux en autorisant des modifications aleacuteatoires de 1 dans les dimensions et dans lindice de reacutefraction Ils mesuraient le pouvoir reacutesolvant (la finesse de vision) des yeux qui reacutesultaient et conservaient les meilleures sur lesquelles ils appliquaient agrave nouveau des modifications aleacuteatoires et ainsi de suite pseudo-geacuteneacuteration apregraves pseudo-geacuteneacuteration

Apregraves 1000 eacutetapes de simulation loeil a deacutejagrave eacutevolueacute en oeil cameacuterulaire (chambre agrave trou)52 puis la lentille (cristallin) se met agrave eacutevoluer par modification locale de la reacutefraction de leacutepitheacutelium A partir de lagrave ce cristallin a eacutevolueacute et finit par avoir une focale eacutegale au diamegravetre de loeil Un oeil typique de verteacutebreacute est ainsi atteint en agrave peine 2000 eacutetapes dans cette simulation

50 Nilsson D E amp Pelger S (1994) A pessimistic estimate of the time required for an eye to evolve Proceedings of the Royal Society of London B Biological Sciences 256(1345) 53-58 51 Ce ne sont pas des preacutemisses tregraves exotiques Il existe de nombreux types de pigments photosensibles 52 Leacutequivalent de lappareil de photo nommeacute steacutenoscope ou camera oscura qui na pas de lentille mais seulement un trou

36

Pour comparer avec la reacutealiteacute de leacutevolution biologique les auteurs se basent sur des estimations dheacuteritabiliteacute et de coefficient de seacutelection et estiment agrave seulement 400000 le nombre de geacuteneacuterations neacutecessaires quil faut pour obtenir un tel oeil Comme la dit Darwin leacutevolution des organes complexes pose un problegraveme davantage agrave limagination quagrave la raison

Hypothegraveses que tout cela Certes mais on trouve les eacutetapes de deacutepart p ex chez Euglena un protiste (des eucaryotes unicellulaires) ainsi que loeil en forme de coupe chez la Planaire De plus les eacutetapes intermeacutediaires existent chez les mollusques y compris leacutetrange oeil cameacuterulaire (en forme de sphegravere creuse mais sans cristallin donc en contact avec lexteacuterieur et rempli deau) du nautile53

Les yeux des verteacutebreacutes

Les yeux des verteacutebreacutes ont donc eacutevolueacute dans leau de mer et leur sensibiliteacute aux longueurs donde eacuteleacutectromagneacutetiques reflegravete cette origine marine en effet il se trouve que leau de mer est opaque agrave la majeure partie du spectre eacutelectromagneacutetique agrave lexception dune bande eacutetroite de freacutequences eacuteleveacutees et dune autre bande de (basses) freacutequences La premiegravere correspond exactement agrave la plage de sensibiliteacute des yeux des verteacutebreacutes la seconde au spectre deacutelectroreacuteception des mormyrideacutes54

La chimioreacuteception

Les moleacutecules sensibles agrave la lumiegravere ou photopigments (comme la rhodopsine de loeil humain) sont des reacutecepteurs 7 fois transmembranaires Cette vaste cateacutegorie de proteacuteines traversant sept fois la membrane cellulaire contient aussi les chimioreacutecepteurs (reacutecepteurs olfactifs et gustatifs)

La chimioreacuteception un sens tregraves ancien est utiliseacutee pour localiser les proies identifier les nutriments et les toxines communiquer socialement et donc faciliter la reproduction De multiples variantes de ces reacutecepteurs issues de duplications des gegravenes permettent agrave lolfaction une extrecircme speacutecificiteacute Le cerveau sest peut-ecirctre dabord deacuteveloppeacute comme processeur olfactif (on a mentionneacute plus haut la neacutecessiteacute deacutejagrave pour les systegravemes digestifs les plus anciens que lorganisme soit capable de distinguer nourriture et toxines)

Une structure en carte pour lanalyse visuelle

Alors que les informations olfactives ne sont pas (ou peu) ordonneacutees spatialement de maniegravere intrinsegraveque lespace visuel lui est ordonneacute il y a des relations de voisinage et dordre dans le spectacle visuel par exemple si un point A est agrave gauche de B et B agrave gauche de C alors A est agrave gauche de C Ceci est valable dans tous les spectacles visuels (quelle que soit lespegravece quon considegravere) et donc lexistence de telles relations est un invariant qui a pu ecirctre extrait lors de

53 Nautilius pompilius (chambered nautilus) un ceacutephalopode agrave coquille enrouleacutee courant il y a 500 millions danneacutees dont le comportement est rudimentaire compareacute aux ceacutephalopodes plus reacutecents 54 Probablement le gegravene codant la proteacuteine photoreacuteceptrice sest dupliqueacute deacutejagrave au Cambrien et la fonction des copies a divergeacute une pour les bas niveaux de lumiegravere et lautre qui a encore redupliqueacute a formeacute la base de la perception dichromatique puis trichromatique Un gegravene Pax-6 est homologue chez la drosophile et les mammifegraveres la version souris de ce gegravene peut encore induire la formation dyeux chez les mouches donc Pax-6 existait chez lancecirctre commun des mouches et des mammifegraveres au Cambrien ou au Preacutecambrien

37

leacutevolution et incorporeacute dans les structures neurales qui vont traiter linformation visuelle optimalisant ainsi leur fonctionnement

Cette structuration spatiale a donc conditionneacute le deacuteveloppement des structures neurales autrement dit lexistence dune topographie de lespace visuel a influenceacute leacutevolution vers une organisation topographique des structures qui traitent linformation relative agrave cet espace Le reacutesultat actuel (une organisation reacutetinotopique des circuits) laisse supposer que les preacutecurseurs de cette organisation eacutetaient plus efficaces (etou plus faciles agrave mettre en place lors du deacuteveloppement) que dautres architectures

Ainsi une des plus anciennes cartes topographiques du cerveau se trouve dans le toit du meacutesenceacutephale Cette carte existe chez tous les verteacutebreacutes actuels il sagit du tectum optique ou colliculus supeacuterieur55 Chez tous les non-mammifegraveres la voie reacutetino-tectale est la voie principale de traitement visuel56

La myeacuteline une invention des verteacutebreacutes

Une autre invention de leacutevolution a augmenteacute lefficaciteacute des systegravemes nerveux des verteacutebreacutes la myeacutelinisation des axones

La myeacuteline est seacutecreacuteteacutee par les cellules oligodendriales qui senroulent autour des axones Elle isole les axones et reacuteduit le cross-talk (interfeacuterence) entre axones voisins De plus elle augmente la vitesse et lefficaciteacute du signal axonal gracircce aux nœuds de Ranvier ces interruptions dans la gaine de myeacuteline les potentiels daction sautent de nœud en nœud (conduction saltatoire) Comme leacutequilibre ionique ne doit ecirctre recreacuteeacute quaux nœuds et pas tout le long de laxone laxone myeacuteliniseacute est beaucoup moins gourmand en eacutenergie

Les verteacutebreacutes agrave macircchoires sont presque le seul clade57 agrave posseacuteder des axones myeacuteliniseacutes Presque car les copeacutepodes des petits crustaceacutes au grand succegraves eacutecologique58 tregraves abondants dans toutes les eaux en possegravedent aussi Les copeacutepodes se deacuteveloppent dans tous les milieux aquatiques du plus grand des oceacuteans au plus petit des eacutetangs Ce sont les organismes pluricellulaires les plus

55 Un gegravene (BF-1) qui agit au deacutebut du deacuteveloppement embryonnaire est exprimeacute dans la moitieacute nasale de la reacutetine de cheque œil et il est aussi impliqueacute dans la croissance des axones allant de lagrave au colliculus supeacuterieur du cocircteacute opposeacute du cerveau via les corps genouilleacutes lateacuteraux Il est donc aussi impliqueacute dans lordonnancement topographique du colliculus BF-2 la copie dupliqueacutee de BF-1 sexprime de la mecircme maniegravere mais pour lautre moitieacute de la reacutetine la moitieacute temporale 56 () about 10 of the axons emerging from the retina project to a part of the tectum (roof) of the midbrain called the superior colliculus This pathway is relatively large It comprises about 150 000 axons equivalent to the total number of ganglion cells in the retina of a cat In fact the superior colliculus corresponds to the optical tectum in all non-mammalian vertebrates in which this retinotectal projection is the main efferent pathway from the retina Because of the way that receptive fields overlap one another in the retina a beam of light shined on the retina activates a large population of neurons in the superior colliculus These neurons trigger movements of the eyes and head via the motor neurons of the brainstem to try to bring the image of the light beam onto the fovea Thus the retinotectal pathway is involved in orienting the eye toward a stimulus that initially appears in its peripheral field of vision [httpthebrainmcgillca] 57 Un groupe constitueacute dun organisme et de tous ses descendants ndash autrement dit une branche (du grec ancien κλάδος klados branche) distincte des autres branches dans larbre eacutevolutif 58 Les copeacutepodes sont de petits crustaceacutes dont les adultes ne mesurent le plus souvent quun ou deux millimegravetres (les espegraveces les plus petites mesurent environ 02 mm et les plus grandes environ 10 mm) Le terme de copeacutepode est issus de deux racines grecques kope qui signifie rame et podos qui signifie pied Le nom de ces animaux fait ainsi reacutefeacuterence agrave leurs pattes en forme de rames

38

abondants de la planegravete et ils sont lune des principales composantes du zooplancton ils repreacutesentent rarement moins de 60 et parfois plus de 80 de la biomasse zooplanctonique Peut-ecirctre leur succegraves est-il ducirc pour partie au moins agrave lefficaciteacute de leur systegraveme nerveux permise par la myeacutelinisation des axones

Dautres innovations

Dautres innovations eacutevolutives sont le fait des premiers verteacutebreacutes et leur permettent un mode de vie plus actif

- une cuirasse proteacutegeant le corps59

- des branchies et des muscles respiratoires

- des macircchoires

- le systegraveme vestibulaire (qui permet en particulier la stabilisation de limage reacutetinienne et lorientation du corps relativement agrave le verticale)

- lheacutemoglobine agrave 4 chaicircnes

Dautres grands cerveaux les ceacutephalopodes

Des convergences avec les verteacutebreacutes

Les mollusques ceacutephalopodes (poulpes60 calmars) comme les premiers verteacutebreacutes sont des preacutedateurs Leacutevolution de leur systegraveme sensoriel et de leur cerveau est parallegravele agrave celle des verteacutebreacutes Comme ces derniers les ceacutephalopodes possegravedent

- des meacutecanismes respiratoires speacutecialiseacutes

- des meacutecanismes sensoriels eacutelaboreacutes (vision odorat statocystes)

- un controcircle moteur raffineacute (manipulation agrave laide de nombreux tentacules - huit chez les poulpes) et une locomotion eacutelaboreacutee (agrave reacuteaction)

- une bonne meacutemoire visuelle

- des capaciteacutes de cognition sociale il semble effectivement que les individus se reconnaissent entre eux dapregraves des eacutetudes reacutecentes61

Limitations aux cerveaux des poulpes

Deux limitations fondamentales ont empecirccheacute le cerveau des ceacutephalopodes deacutevoluer vers de plus grandes capaciteacutes - sans quoi les ecirctres intelligents de cette planegravete seraient peut-ecirctre leurs descendants et pas des verteacutebreacutes

59 la cuirasse deacuterive de la crecircte neurale un groupe de cellules embryonnaires propres aux verteacutebreacutes ces cellules sont eacutegalement agrave lorigine du cracircne des macircchoires des dents et du systegraveme nerveux peacuteripheacuterique 60 Au passage ces animaux sont agrave proprement parler nommeacutes poulpes et pas pieuvres Le nom pieuvre leur a eacuteteacute accoleacute par Victor Hugo Le mot pieuvre est dorigine plus reacutecente et est introduit en 1865 dans la langue franccedilaise par Victor Hugo dans son roman Les Travailleurs de la mer Le mot est emprunteacute du vocabulaire guernesiais de pecirccheurs entendu lors de son seacutejour sur licircle anglo-normande Il supplante rapidement le mot poulpe dans lusage courant [wikipedia] 61 Tricarico E Borrelli L Gherardi F amp Fiorito G (2011) I know my neighbour individual recognition in Octopus vulgaris PLoS One 6(4) e18710

39

En effet les axones des ceacutephalopodes sont non myeacuteliniseacutes ce qui implique on la vu plus basse vitesse de transmission neurale et gaspillage deacutenergie

Dautre part la moleacutecule qui transporte loxygegravene dans le sang des ceacutephalopodes nest pas lheacutemoglobine (fondeacutee sur le fer) mais lheacutemocyanine (fondeacutee sur le cuivre) quatre fois moins efficace que la premiegravere62

Le coucirct meacutetabolique extrecircme du tissu nerveux constitue donc pour ce groupe un handicap qui prend tout son sens ici cest ce coucirct mecircme qui conjoint aux limitations mentionneacutees aurait rendu impossible leacutevolution vers des cerveaux encore plus massifs agrave supposer mecircme que les conditions pour leur eacutemergence aient par ailleurs eacuteteacute favorables

La conquecircte de la terre ferme

Un milieu hostile

Lorsque les premiers organismes se lancent agrave la conquecircte de la terre ferme (les plantes dabord avec les plus anciens fossiles dateacutes de -425 millions danneacutees les animaux ensuite) ils sont face agrave un challenge En effet sur terre ferme les variations environnementales sont plus marqueacutees et plus rapides que dans leau (quon pense agrave la variation de tempeacuterature entre le jour et la nuit par exemple) Lagrave aussi sagissant des animaux ceci donnera lavantage agrave ceux dont les adaptations comportementales seront le plus raffineacutees donc agrave ceux qui auront les cerveaux les plus efficaces

Des amphibiens aux reptiles

Au cours de leacutevolution des premiers amphibiens agrave partir des premiegraveres espegraveces teacutetrapodes agrave se propulser sur le fond et agrave y laisser des traces puis agrave saventurer hors de leau comme Tiktaalik roseae il y a 375 millions danneacutees apparaicirct un second jeu de reacutecepteurs olfactifs dans la voucircte de la bouche (lorgane vomeacuteronasal ou organe de Jacobson) Cet organe qui sajoute au systegraveme olfactif majeur est speacutecialiseacute dans la deacutetection des pheacuteromones (les signaux chimiques de communication intra-speacutecifique) en milieu terrestre ces moleacutecules sont volatiles alors quen milieu marin elles eacutetaient solubles

Plus tard les reptiles issus des amphibiens se deacutemarquent en saffranchissant progressivement des milieux humides Les plus anciennes traces connues de reptiles qui seacutetaient manifestement eacuteloigneacutes des plans deau permanents remontent en effet agrave -318 millions danneacutees63

Ce sont les œufs des reptiles qui leur permettent de conqueacuterir ces nouveaux territoires Si les amphibiens devaient au moins trouver de leau pour se reproduire les œufs des reptiles eux ont une coquille semi-permeacuteable agrave membranes (amnios) qui les empecircche de se desseacutecher ce qui permet agrave ces premiers reptiles -

62 Les limules (horseshoe crab) des arthropodes primitifs utilisent la mecircme moleacutecule dans leur sang 63 Falcon-Lang H J Gibling M R Benton M J Miller R F amp Bashforth A R (2010) Diverse tetrapod trackways in the Lower Pennsylvanian Tynemouth Creek Formation near St Martins southern New Brunswick Canada Palaeogeography Palaeoclimatology Palaeoecology 296(1) 1-13

40

des preacutedateurs insectivores de 20 cm de long - de conqueacuterir de nouveaux milieux allant jusquagrave des milieux semi-arides64

Trois ligneacutees de reptiles

Ces premiers reptiles vont rapidement se diviser en trois ligneacutees aux destins tregraves diffeacuterents les anapsideacutes65 qui donneront naissance aux tortues les diapsideacutes qui deviendront les autres reptiles (crocodiles leacutezards et serpents) y compris les dinosaures (et donc les oiseaux) et les synapsideacutes qui aboutiront finalement aux mammifegraveres

Les synapsideacutes donnent naissance aux peacutelycosaures un groupe de preacutedateurs de taille petite agrave moyenne comme le dimeacutetrodon66 Les peacutelycosaures seacuteteignent cependant au bout de 50 millions danneacutees Dautre part les synapsideacutes donnent naissance aux theacuterapsideacutes un groupe qui contiendra des grands herbivores et des grands carnivores et formera le groupe dominant sur la terre ferme et survivra mecircme partiellement agrave lextinction permo-triassique

Lextinction permo-triassique

La fin du Permien il y a 248 millions danneacutees est marqueacutee par une extinction massive - lextinction la plus massive en fait de lhistoire de la Terre (qui soit dit en passant en verra plusieurs au cours des acircges y compris celle dont nous sommes responsables actuellement) Cette extinction semble due agrave une succession deacuteveacutenements une forte activiteacute volcanique en Sibeacuterie une baisse du niveau des oceacuteans une baisse de loxygegravene dans les oceacuteans et pour finir une acidification massive de ces mecircmes oceacuteans67 peut-ecirctre due agrave lactiviteacute volcanique sibeacuterienne qui aurait mis une quantiteacute massive de composeacutes en circulation dans latmosphegravere Les donneacutees les plus reacutecentes indiquent que surtout cette mise en circulation aurait reacutesulteacute en une glaciation rapide et massive dune dureacutee de 89000 ans68 (qui explique la baisse de niveau des oceacuteans)

Lors de cette extinction marquant aussi le deacutebut du Trias 95 des espegraveces seacuteteignent69 Les theacuterapsideacutes notamment disparaissent presque tous Ceux qui

64 Les amniotes forment un taxon de verteacutebreacutes regroupant les espegraveces chez lesquelles lembryon puis le fœtus sont proteacutegeacutes par un sac amniotique appeleacute amnios Le petit qui se deacuteveloppe dans une coquille ou luteacuterus maternel grandit dans un milieu aqueux preacuteserveacute gracircce agrave lamnios [wwwfutura-sciencescom] 65 Ces termes se reacutefegraverent au nombre des fenecirctres temporales (des sortes de fosses dans le cracircne en arriegravere des yeux celle du cracircne humain est bien visible) Les anapsideacutes nen ont pas les synapsideacutes en ont une seule par cocircteacute du cracircne en position basse et les diapsideacutes en ont deux (les euryapsideacutes eacuteteints avaient une seule fenecirctre en position haute) Techniquement les mammifegraveres actuels sont les seuls synapsideacutes survivants On pense que ces types cracircniens descendent dun type ancestral diapside par perte dune ou deux fosses temporales Les fosses temporales sont une adaptation au reacutegime alimentaire de lanimal elles facilitent linsertion des muscles de la macircchoire tout en rigidifiant et en alleacutegeant le cracircne 66 Non malgreacute son apparence ce nest pas un dinosaure 67 Voir pex Clarkson M O Kasemann S A Wood R A Lenton T M Daines S J Richoz S amp Tipper E T (2015) Ocean acidification and the Permo-Triassic mass extinction Science 348(6231) 229-232 68 Baresel B Bucher H Bagherpour B Brosse M Guodun K amp Schaltegger U (2017) Timing of global regression and microbial bloom linked with the Permian-Triassic boundary mass extinction implications for driving mechanisms Scientific Reports [online] DOI 101038srep43630 69 Il est inteacuteressant de remarquer que les ammonites reacutecupegraverent toute leur diversiteacute en moins de deux millions danneacutees agrave partir de tregraves peu despegraveces (voire une seule) ayant surveacutecu agrave lextinction

41

survivent (en particulier le groupe des dicynodontes pex lystrosaurus) occupent le terrain au deacutebut du Trias (premiegravere peacuteriode de legravere secondaire ou meacutesozoiumlque)

Les archosauriens (dinosaures primitifs) apparaissent au mecircme moment au deacutebut du Trias70 Ces deux groupes dinosaures et theacuterapsideacutes sont bien adapteacutes agrave leurs niches eacutecologiques mais ils sont en concurrence Les theacuterapsideacutes perdent la compeacutetition et disparaissent sauf les cynodontes Ce sont ceux-ci qui donneront naissance bientocirct aux mammifegraveres qui seront porteurs de caractegraveres originaux

Des reptiles aux mammifegraveres

Lhomeacuteothermie un avantage et une contrainte

Les mammifegraveres en particulier comme les oiseaux sont homeacuteothermes Pourquoi finira-t-on par aboutir agrave des animaux homeacuteothermes Il existe plusieurs hypothegraveses agrave ce sujet mais nous ne nous poserons la question que sous la forme suivante Quel est lavantage dune tempeacuterature corporelle constante

Les processus vivants (ceux du deacuteveloppement notamment) deacutependent dune succession deacutetapes dont certaines ont lieu en parallegravele Si les reacuteactions des diffeacuterentes eacutetapes sont deacutesynchroniseacutees le processus entier peut ecirctre compromis De maniegravere plus geacuteneacuterale puisque les reacuteactions biochimiques sont influenceacutees par la tempeacuterature (y compris la transmission synaptique et la viscositeacute des fibres musculaires) les processus deacuteveloppementaux et meacutetaboliques sont plus efficaces et moins perturbables si la tempeacuterature est constante lhomeacuteothermie est un avantage71

Des donneacutees assez reacutecentes72 suggegraverent eacutegalement que la tempeacuterature eacuteleveacutee du corps des mammifegraveres reacutepreacutesentait un avantage important dans la lutte contre les parasites fongiques (mycoses) La grande majoriteacute de ces parasites ne peuvent pas se deacutevelopper dans des organismes agrave tempeacuterature eacuteleveacutee Il est inteacuteressant de

Cf Brayard A et al (2009) Good genes and good luck ammonoid diversity and the end-permian mass extinction Science 325 (5944) 1118-1121 70 Selon des donneacutees de 2010 (Brusatte SL et al Footprints pull origin and diversification of dinosaur stem lineage deep into Early Triassic Proceedings of the Royal Society B sous presse) et comme pour les ammonites ils apparaissent mecircme extrecircmement vite apregraves lextinction permo-triassique Des traces fossiles de pattes ayant clairement appartenu agrave des dinosaures ont eacuteteacute releveacutees dans des strates acircgeacutees dagrave peine 1 agrave 2 millions danneacutees apregraves lextinction 71 Maintaining a constant body temperature is an ecological adaptation for remaining active over a wider range of ambient temperature Although in principle this includes high ambient temperatures the effect is perhaps more striking at the low ambient temperature of night-time Thermoregulation also serves another distinctly physiological function Maintenance of a precisely constant internal temperature is an essential prerequisite for the higher degree of organizational complexity of endotherms compared with ectotherms The rates of enzyme-controlled metabolic pathways diffusion rates such as that of transmitter molecules across synapses and the viscosity and therefore speed of contraction of muscle fibres such as the heart muscle are all temperature dependent and therefore can only occur at the reliably predictable rates necessary for sustaining the integrity of a complex system if the body temperature is maintained constant Given the degree of sensitivity of the greatly enlarged and complex mammalian brain to induced temperature changes it is evident that the central nervous system more than anything depends critically for its proper functioning on maintenance of the correct temperature Kemp TS (2006) The origin of mammalian endothermy a paradigm for the evolution of complex biological structure Zoological Journal of the Linnean Society 147 473ndash488 72 Robert VA amp Casadevall A (2009) Vertebrate endothermy restricts most fungi as potential pathogens JID 200 1623-1626

42

noter que lornithorhynque qui a une temperature basale de 32deg seulement est bien plus susceptible aux mycoses que les placentaires avec leur tempeacuterature plus eacuteleveacutee

Cependant garder la tempeacuterature eacuteleveacutee et constante est extrecircmement coucircteux Le meacutetabolisme au repos des mammifegraveres et des oiseaux est de 5 agrave 10 fois supeacuterieur agrave celui de reptiles ectothermes de taille eacutegale il leur faut donc 5 agrave 10 fois plus de nourriture73 Pour obtenir autant deacutenergie il aura fallu des changements de corps et de comportement et donc de cerveau

Des cynodontes aux mammifegraveres

Nous avons vu plus haut que presque tous les theacuterapsideacutes ont disparu face agrave la concurrence des dinosaures74 sauf les cynodontes Quelles sont les caracteacuteristiques de ce groupe qui expliqueraient leur survie

Leurs dents sont diffeacuterentes les unes des autres75 speacutecialiseacutees (alors que les reptiles nont quun type de dent) ils ont des legravevres et une truffe muscleacutees ils peuvent respirer et manger en mecircme temps leur respiration et leur olfaction sont efficaces leur cerveau est plus grand ils ont peut-ecirctre un comportement parental

Les premiers vrais mammifegraveres (pex Megazostrodon) issus des cynodontes sont nettement plus petits que ceux-ci Apparus agrave la fin du Trias vers -220 millions danneacutees ils sont comparables aux actuelles musaraignes par la taille (30 g) et le style de vie76 ce sont des preacutedateurs insectivores tregraves actifs et nocturnes

Leur petite taille est une protection contre les preacutedateurs pendant la journeacutee ils peuvent sabriter dans des terriers En fait durant toute legravere Meacutesozoiumlque (ie secondaire) il ny a eu aucun mammifegravere plus grand quun chat

Des adaptations particuliegraveres

Les mammifegraveres sont caracteacuteriseacutes eacutegalement par le fait quils nont que deux jeux successifs de dents (dents de lait et dents deacutefinitives) les dents peuvent ainsi sajuster les unes aux autres au cours du deacuteveloppement garantissant une meilleure jonction donc une meilleure mastication et une digestion plus rapide

En outre des adaptations anatomiques permettent aux mammifegraveres de deacutetecter les hautes freacutequences sonores inaccessibles aux reptiles (chez les mammifegraveres actuels on trouve des espegraveces entendant des freacutequences jusquagrave 100000 Hz alors

73 Au passage notons quil faut plus deacutenergie pour refroidir le corps que pour le chauffer ce qui explique que les verteacutebreacutes agrave sang chaud ont des tempeacuteratures basales de lordre de 37-38deg proches de lextreacutemiteacute supeacuterieure de la fourchette de tempeacuteratures environnementales 74 Dinosaurs originated about 230 million years ago and survived the Late Triassic mass extinction (228 million years ago) when some 35 per cent of all living families died out It was their predecessors dying out during this extinction that allowed herbivorous dinosaurs to expand into the niches they left behind The rapid expansion of carnivorous and armoured dinosaur groups did not happen until after the much bigger mass extinction some 200 million year ago at the Triassic-Jurassic boundary At least half of the species now known to have been living on Earth at that time became extinct which profoundly affected life on land and in the oceans [httpwwwsciencedailycomreleases200809080930102631htm] 75 Les cynodontes comme les mammifegraveres sont dits heacuteteacuterodontes 76 Ces premiers mammifegraveres nont pas contrairement aux cynodontes de barre orbitale qui protegravege lœil Cest eacutegalement le cas des petits mammifegraveres nocturnes actuels comme la musaraigne

43

que chez les non-mammifegraveres louiumle cesse agrave 10000 Hz) Cela leur est utile pour deacutetecter les proies au bruit mais aussi pour communiquer sans ecirctre repeacutereacutes

Les adaptations anatomiques en question sont les suivantes dans loreille interne un muscle (stapedius) agit sur la chaicircne des osselets (issue dos qui faisaient originellement partie de larticulation de la macircchoire)77 et bloque les basses freacutequences ce qui permet agrave loreille interne danalyser les hautes freacutequences De plus les mammifegraveres sont seuls agrave posseacuteder un second jeu de cellules cilieacutees (dites externes) le long de la membrane basilaire78 Ces cellules changent de forme tregraves rapidement ce qui change les proprieacuteteacutes meacutecaniques du systegraveme par deacuteflexion de la membrane basilaire et permet aux cellules cilieacutees internes de mieux analyser les freacutequences eacuteleveacutees

Il faut ajouter ici encore lextraordinaire sens tactile agrave (courte) distance constitueacute par le systegraveme des vibrisses (moustaches) deacutejagrave preacutesent chez les mammifegraveres primitifs comme la musaraigne Ce systegraveme qui permet lidentification des formes et des textures dans lobscuriteacute totale comme le montrent des expeacuteriences de discrimination comprend eacutegalement des structures neurales speacutecifiques pour lanalyse (le barrel cortex partie du cortex somatosensoriel qui reccediloit des entreacutees thalamiques et preacutesente une structure en colonnes (barrels) chaque colonne recevant les informations dune vibrisse79

Si les niches eacutecologiques des mammifegraveres eacutetaient majoritairement celles des insectivores des deacutecouvertes de ces dix derniegraveres anneacutees montrent cependant quil y avait chez ces mammifegraveres ancestraux une bien plus grande diversiteacute que ce quon avait dabord penseacute Par exemple Castorocauda eacutetait un mammifegravere primitif du Jurassique moyen pesant environ 800 g et ayant un mode de vie aquatique et une queue de castor80 Une partie de cette diversiteacute a eacuteteacute favoriseacutee par leacutemergence des plantes agrave fleurs (angiospermes) au Jurassique81 les fruits et les

77 Au passage cest un caractegravere deacuteterminant des mammifegraveres tous les mammifegraveres y compris les monotregravemes ont dans leur oreille interne ces deux os qui chez les autres amniotes forment larticulation de la macircchoire Le passage de petits os articulaires externes agrave des os internes agrave loreille pour eacutetrange quil puisse paraicirctre est documenteacute par des formes fossiles intermeacutediaires ainsi que par la maniegravere dont se fait le deacuteveloppement embryonnaire des mammifegraveres 78 Les vibrations du tympan sont transmises par la chaicircne des osselets agrave la membrane de la fenecirctre ovale Celle-ci agrave son tour souvre sur la cochleacutee qui est lorgane de lanalyse du son La cochleacutee comme son nom lindique est en forme de colimaccedilon Elle est parcourue dans sa longueur par la membrane basilaire Cette membrane est mise en vibration par la fenecirctre ovale et lendroit ougrave se produira le plus de vibration va deacutependre de la freacutequence du son Les sons graves produiront une vibration de la membrane basilaire pregraves de son deacutebut les sons plus aigus plus loin agrave linteacuterieur de la cochleacutee Le long de cette membrane des cellules cilieacutees ont leurs cils plongeacutes dans la membrane et donc ces cils agrave leur tour sont mis en mouvement par la vibration Les cellules ainsi stimuleacutees envoient des potentiels daction au cerveau On comprend donc que des sons de freacutequence diffeacuterente vont stimuler des populations diffeacuterentes de ces cellules cilieacutees ce qui permet une discrimination fine des freacutequences des sons (mecircme si plusieurs freacutequences sont superposeacutees) 79 Voir la revue de question Diamond ME et al (2008) Where and what in the whisker sensorimotor system Nature Reviews Neuroscience 9 601-612 voir aussi larticle barrel cortex de Wikipedia 80 Cf Ji Q et al (2006) A swimming mammaliaform from the middle Jurassic and ecomorphological diversification of early mammals Science 311 1123-1127 81 Voire mecircme bien plus tocirct au deacutebut du Trias dapregraves les grains de pollen reacutecupeacutereacutes par des carotages souterrains dans le nord de la Suisse Hochuli P A amp Feist-Burkhardt S (2013) Angiosperm-like pollen and Afropollis from the Middle Triassic (Anisian) of the Germanic Basin (northern Switzerland) Frontiers in plant science 4 article 344

44

fleurs apportant aux mammifegraveres des sources de nourriture varieacutees et en ce qui concerne les fruits eacutenergeacutetiquement tregraves riches

Pourquoi les premiers mammifegraveres avaient-ils de plus grands cerveaux que les reptiles

Les reptiles du paleacuteozoiumlque (les therapsideacutes) eacutetaient diurnes les reptiles du meacutesozoiumlque (les dinosaures) ont repris leurs niches eacutecologiques et les ont eacutelimineacutes Seuls les therapsideacutes en quelque sorte aberrants (nocturnes) ont surveacutecu les (futurs) mammifegraveres

Chez les reptiles une grande partie de lanalyse visuelle a lieu dans la reacutetine Donc passer aux sens non visuels (ouiumle sens des vibrisses) neacutecessitait de la machinerie neurale centrale additionnelle par rapport aux reptiles De plus la preacutesence de plusieurs sens qui doivent parler du mecircme monde neacutecessite encore plus de machinerie neurale et des structures speacutecialiseacutees

En effet linformation en provenance des diffeacuterents systegravemes sensoriels tregraves diffeacuterente selon la modaliteacute sensorielle eacutevidemment se reacutefegravere pourtant agrave des eacuteveacutenements uniques speacutecifiques du monde reacuteel impliquant des objets situeacutes dans lespace et dans le temps Il est neacutecessaire didentifier au travers des diffeacuterents sens les traits communs agrave ces eacuteveacutenements dunifier la repreacutesentation indeacutependamment du canal sensoriel dougrave leacutemergence de codes pour quoi ougrave et quand et des structures qui les repreacutesentent et vont les traiter Ce nouveau cerveau creacutee donc une repreacutesentation complexe du monde reacuteel

Un cerveau complexe

Structure en couches

Le neacuteocortex qui comporte six couches est unique aux mammifegraveres et eacutetait probablement preacutesent deacutejagrave chez les premiers vrais mammifegraveres Cinq couches de neurones pyramidaux ayant des dendrites horizontales (basales) et des dendrites verticales (apicales) ont des terminaisons se trouvant dans la couche supeacuterieure (couche 1) Chaque couche a des connexions speacutecifiques vers dautres parties du cerveau Lentreacutee vient des structures sous-corticales thalamiques et se fait de maniegravere topographique vers la couche 4

Quelle pression de seacutelection a pu mener agrave la constitution dune structure si eacutelaboreacutee agrave partir de la structure corticale beaucoup plus simple des reptiles Peut-ecirctre la neacutecessiteacute de trouver plus de nourriture plus vite en raison des contraintes eacutenergeacutetiques les mammifegraveres primitifs eacutetaient homeacuteothermes dissipaient beaucoup de chaleur (en raison de leur petite taille ils avaient un rapport surfacevolume deacutefavorable) et ne pouvaient stocker beaucoup de graisse (toujours agrave cause de leur taille)

15032017

Des grands et des petits cerveaux

Le neacuteocortex varie de maniegravere extrecircme chez les mammifegraveres Mecircme en tenant compte de la taille de lanimal le plus petit neacuteocortex est 125 fois plus petit que le plus grand (alors que lhippocampe ne varie que dun facteur 8) Certains

45

mammifegraveres ont des cortex tregraves agrandis les humains et les odontocegravetes (dauphins orques etc)

Le neacuteocortex comporte des plis (comme on la vu dautant plus que le cerveau est grand) et a une eacutepaisseur typique de 2 agrave 3 mm Une fois deacuteplieacute celui des humains a une surface de quelque 20 dm2 (leacutequivalent dun disque de 50 cm de diamegravetre) Lextrecircme repliage observeacute chez lhumain tient sans doute aux neacutecessiteacutes deacuteconomie de cacircblage mais aussi agrave la neacutecessiteacute pour la tecircte de passer au travers du bassin lors de la naissance

Des cartes partout

Degraves le 19egraveme siegravecle on commence agrave eacutetablir la cartographie du cerveau82 et on y trouve des zones qui maintiennent une correspondance entre lorganisation des reacutecepteurs sensoriels et lorganisation des neurones des cartes (somatotopiques reacutetinotopiques tonotopiques) Sherrington observe aussi que certaines de ces zones corticales sont agrandies ainsi chez les singes les zones motrices et sensorielles repreacutesentant la main et le visage Ces dilatations de zones sont manifestes dans les images bien connues (homoncules) mettant en relation la surface des zones du cortex sensoriel et moteur et la surface correspondante des zones du corps chez lhumain

On sait en outre maintenant que la repreacutesentation corticale (notamment motrice) loin decirctre figeacutee chez ladulte varie partiellement avec lexpeacuterience donc peut changer au cours de la vie de lindividu Des singes eacutecureuils (Saimiri sciureus) entraicircneacutes agrave reacutecupeacuterer de la nourriture au fond dun trou tel quil fallait y aller du bout des doigts avaient en fin de compte une repreacutesentation corticale des doigts plus grande que si le trou eacutetait suffisamment large pour y passer toute la main la plasticiteacute ceacutereacutebrale se manifeste aussi chez ladulte

Pourquoi des cartes

Pourquoi le cerveau des mammifegraveres est-il organiseacute en cartes La raison principale est peut-ecirctre leacuteconomie de cacircblage et lefficaciteacute de traitement Lrsquoanalyse sensorielle neacutecessite souvent des comparaisons locales par exemple entre zones proches du champ visuel (deacutetection des frontiegraveres augmentation des contrastes analyse binoculaire de la profondeur etc) dans ce cas si la structure qui analyse est organiseacutee topographiquement les zones en question seront repreacutesenteacutees par des groupes de neurones proches permettant une comparaison agrave courte distance de cacircblage donc rapide et eacuteconomique

Le nombre et la meacutetrique des cartes sont lieacutes agrave la complexiteacute de comportement et de traitement dinformation Les heacuterissons sont des mammifegraveres insectivores primitifs semblables agrave ceux qui vivaient il y a 60 millions danneacutees ils ont des capaciteacutes visuelles limiteacutees et ne possegravedent quun nombre restreint de cartes visuelles corticales de densiteacute uniforme A lopposeacute les primates ont de nombreuses cartes visuelles corticales qui surrepreacutesentent le centre du champ visuel

82 Notamment avec les travaux de Jackson sur leacutepilepsie ceux de Fritsch et Hitzig qui agissaient en stimulant le cortex moteur chez le chien et ceux de Ferrier qui faisait de mecircme chez le singe

46

Mecircme chez les mammifegraveres primitifs actuels (le heacuterisson qui est un eutheacuterien ou placentaire83 lornithorynque un monotregraveme et lopossum un marsupial) la majeure partie du neacuteocortex contient des cartes sensorielles topographiquement ordonneacutees Ces cartes sont donc au moins aussi anciennes que lancecirctre commun des mammifegraveres eutheacuteriens monotregravemes et marsupiaux84 elles datent du deacutebut du Jurassique ou plus tocirct

Bien quil y ait une consideacuterable plasticiteacute dans la formation des aires corticales le patron geacuteneacuteral est passablement constant dun individu agrave lautre ce qui implique quil y a une reacutegulation geacuteneacutetique du deacuteveloppement issue (a) de lordonnement spatial des connexions thalamiques et (b) de signaux internes au cortex

Le cas des oiseaux

Des dinosaures agrave plumes des oiseaux agrave dents

On sait bien maintenant que les oiseaux sont des descendants des dinosaures Plusieurs lignes deacutevidences vont dans ce sens dont seules certaines sont eacutevoqueacutees ici

Lanatomie des oiseaux actuels est tregraves proche de celle des dinosaures Leacutetude des fossiles darcheacuteopteacuteryx forme intermeacutediaire deacutecouverte en 1855 avait suggeacutereacute agrave Darwin lui-mecircme une filiation entre les reptiles et les oiseaux (alors que la position de larcheacuteopteacuteryx dans cette filiation reste peu claire mecircme de nos jours)

Outre ces ressemblances anatomiques cette filiation est devenue encore plus manifeste durant les derniegraveres deacutecennies quand on a mis agrave jour de nombreux fossiles de dinosaures portant des plumes (depuis des proto-plumes ressemblant plutocirct agrave des poils jusquagrave des plumes proches de celles des oiseaux) Plus fort encore on a pu dans certains cas deacuteterminer les couleurs de ces plumages de dinosaures en identifiant les meacutelanosomes (les cellules qui produisent les pigments

83 Cest-agrave-dire un placentaire (eutheacuterien vient du grec eu-thecircrion ie vrai animal sauvage) Les marsupiaux (ou meacutetatheacuteriens les autres animaux sauvages) donnent naissance agrave des petits encore agrave un stade simili-larvaire qui rampent jusquagrave la poche marsupiale et sattachent aux teacutetons Les monotregravemes (qui ne sont pas des theacuteriens car ils ne portent pas leur petits mais pondent des œufs) ont un cloaque crsquoest-agrave-dire un unique orifice pour uriner deacutefeacutequer et se reproduire comme les leacutezards et les oiseaux (monotregraveme signifie agrave un seul trou) Les premiers mammifegraveres placentaires dont on ait retrouveacute des fossiles datent dil y a 160 millions danneacutees 84 there are similar genetic regions in all three mammalian lineages suggesting that the genes for casein (a protein found in milk) arose in the mammalian common ancestor between 200 and 310 million years ago prior to the evolution of the placenta Eggs contain a protein called vitellogenin as a major nutrient source The authors looked for the genes associated with the production of vitellogenin of which there are three in the chicken They found that while monotremes still have one functional vitellogenin gene in placental and marsupial mammals all three have become pseudogenes (regions of the DNA that still closely resemble the functional gene but which contain a few differences that have effectively turned the gene off) The gene-to-pseudogene transitions happened sequentially for the three genes with the last one losing functionality 30-70 million years ago Therefore mammals already had milk before they stopped laying eggs Lactation reduced dependency on the egg as a source of nutrition for developing offspring and the egg was abandoned completely in the marsupial and placental mammals in favor of the placenta This meant that the genes associated with egg production gradually mutated becoming pseudogenes without affecting the fitness of the mammalian lineages Journal reference Brawand D Wahli W Kaessmann H (2008) Loss of egg yolk genes in mammals and the origin of lactation and placentation PLoS Biol 6(3) e63 doi101371journalpbio0060063 [sciencedaily]

47

coloreacutes) dans les fossiles de plumes85 en effet les meacutelanosomes diffegraverent par leur forme en fonction du pigment quils produisent Plus reacutecemment encore86 on a trouveacute dans de lambre figeacute au Mesozoiumlque un segment de la queue dun petit dinosaure87 conserveacute avec ses plumes et leurs exquis deacutetails

Finalement si les oiseaux actuels nont pas de dents la preacutesence de gegravenes promoteurs et de gegravenes codant pour les dents a eacuteteacute mise en eacutevidence chez des embryons de poulet porteurs dune certaine mutation (par ailleurs leacutetale)88 Chez ces embryons les gegravenes promoteurs activeacutes (situeacutes dans leacutepitheacutelium buccal) se trouvent agrave proximiteacute du tissu embryonnaire89 qui peut geacuteneacuterer les dents alors que chez les embryons normaux ils sont deacutecaleacutes Cette proximiteacute chez les mutants fait que des bourgeons de dents apparaissent lors du deacuteveloppement comme il manque le reste des structures ces bourgeons ne se deacuteveloppent cependant pas davantage Le bourgeonnement de dents chez lembryon mutant montre que les oiseaux ont gardeacute des dinosaures le substrat geacuteneacutetique neacutecessaire pour produire des dents mecircme sil nest plus utiliseacute

Les oiseaux sont donc des descendants directs des dinosaures en reacutealiteacute du point de vue de la systeacutematique les oiseaux sont des dinosaures issus probablement des theacuteropodes (dont le repreacutesentant le plus connu est Tyrannosaurus rex)90 et le poulet est effectivement un cousin pas si lointain du tyrannosaure

Des similitudes et des diffeacuterences

On constate que le deacuteveloppement du cerveau est globalement semblable chez tous les verteacutebreacutes en utilisant des marqueurs geacuteneacutetiques (lun exprimeacute ventralement lautre dorsalement un troisiegraveme entre-deux) on constate lors du deacuteveloppement lexistence de zones homologues entre les diffeacuterents verteacutebreacutes qui sont donc deacuteriveacutees de zones preacutesentes chez lancecirctre commun le cortex des mammifegraveres (qui inclut le neacuteocortex et lhippocampe) est homologue au cortex dorsal des amphibiens et des reptiles (hippocampe inclus) et agrave lhyperstriatum des oiseaux (qui inclut le wulst cf plus bas) le septum lieacute agrave lhippocampe est preacutesent chez tous de mecircme que le striatum qui joue un rocircle dans le controcircle des muscles

Cependant le cerveau a suivi un chemin eacutevolutif diffeacuterent chez les reptiles et ensuite chez les oiseaux qui sont leurs descendants par rapport aux mammifegraveres

85 Li Q Gao K Q Vinther J Shawkey M D Clarke J A Drsquoalba L amp Prum R O (2010) Plumage color patterns of an extinct dinosaur Science 327(5971) 1369-1372 86 Xing L McKellar R C Xu X Li G Bai M Persons W S amp Yi Q (2016) A feathered dinosaur tail with primitive plumage trapped in mid-cretaceous amber Current Biology 26 3352ndash3360 87 Lanatomie des vertegravebres et la longueur du segment excluent quil sagisse dun oiseau et suggegraverent une queue de coerulosaure basal un groupe qui contient les theacuteropodes proches des oiseaux Les coerulosaures montrent une enceacutephalisation plus eacuteleveacutee que dautres dinosaures 88 Harris M P Hasso S M Ferguson M W amp Fallon J F (2006) The development of archosaurian first-generation teeth in a chicken mutant Current Biology 16(4) 371-377 89 Dit meacutesenchyme 90 Tout le monde nest pas daccord avec cette hypothegravese Certains minoritaires pensent que les oiseaux descendent darchosaures plus anciens que les dinosaures ou alors parmi les dinosaures quils sont issus des ornithischiens et pas des theacuteropodes Il nen reste pas moins que leurs ancecirctres sont des dinosaures ou des animaux tregraves apparenteacutes agrave ceux-ci

48

Cette eacutevolution divergente des zones homologues (cortex vs hyperstriatum) est manifeste quand on compare les cerveaux du hibou moyen-duc et du singe de nuit (douroucouli Aotus trivirgatus) celui de loiseau montre une structure appeleacutee wulst qui ne contient quune seule carte fortement organiseacutee spatialement Le wulst au contraire du neacuteocortex des mammifegraveres ne contient pas de cellules pyramidales seulement des cellules stellaires (cest dailleurs une speacutecialisation des oiseaux les reptiles dont ils sont issus ont des neurones pyramidaux) De plus le cortex des mammifegraveres est clairement structureacute en couches comme on la vu plus haut Ces couches sont bien visibles dans une coupe alors que dans le wulst des oiseaux il ny a rien de semblable

Etant donneacute que le neacuteocortex des mammifegraveres contient de nombreuses cartes adjacentes il neacutecessite davantage de fibres connectrices (matiegravere blanche) que le wulst (en raison des connexions entre cartes) Dans le neacuteocortex le volume de la matiegravere blanche (axones) croicirct comme la puissance 1318 du volume de la matiegravere grise (corps cellulaires) donc plus vite que la matiegravere grise91 le cacircblage du neacuteocortex des mammifegraveres est coucircteux

En termes denceacutephalisation Archaeopteryx avait un cerveau deux fois plus grand que si ccedila avait eacuteteacute un dinosaure mais il navait pas encore de wulst le wulst apparaicirct agrave la fin du Meacutesozoiumlque ou au deacutebut du Ceacutenozoiumlque il y a 60 millions danneacutees Lenceacutephalisation actuelle des oiseaux est reacutecente elle date de seulement 20 millions danneacutees

Une intelligence plus rigide plus speacutecialiseacutee

Les oiseaux semblent avoir deacuteveloppeacute une intelligence plus speacutecialiseacutee moins souple que les mammifegraveres On peut trouver une illustration de cela dans les comportements de parade nuptiale la maniegravere dont loiseau macircle fait la cour agrave la femelle est beaucoup plus codifieacutee steacutereacuteotypeacutee rigide chez les oiseaux92 que chez les mammifegraveres Cela eacutetant les oiseaux ont du succegraves il y a deux fois plus despegraveces que chez les mammifegraveres et leur biomasse est comparable

A titre dexemple de speacutecialisation extrecircme de lintelligence consideacuterons la meacutemoire spatiale des casse-noix Les casse-noix sont des corvideacutes (comme les corneilles les corbeaux les geais et les pies) qui sont avec les psittacideacutes (perroquets) les oiseaux les plus enceacutephaliseacutes

Le casse-noix de Clark (Nucifraga columbiana) un corvideacute ameacutericain montre un comportement de cachage agrave lautomne au cours de ses explorations agrave la recherche de nourriture non peacuterissable il remplit sa poche sublinguale de pignons de pin et vole au loin pour cacher ces graines agrave raison de 4 ou 5 agrave la fois dans un trou du sol en une opeacuteration qui ne lui prend que quelques secondes il creuse le trou avec son bec y deacutepose les graines referme le trou et eacuteventuellement le

91 Par exemple si la matiegravere grise double en volume le volume de la matiegravere blanche va se voir multiplieacute par 25 92 On le voit sur nos lacs chez le colvert par exemple Les canards colverts forment en automne des couples stables jusquau printemps (ougrave la femelle est feacutecondeacutee) En hiver il y a des copulations non-fonctionnelles Le macircle effectue une parade nuptiale complexe et complegravetement steacutereacuteotypeacutee (a) redressement hors de leau sifflement retombeacutee grognement (b) lanimal se dresse en se raccourcissant (01 s) (c) le macircle regarde la femelle nage autour delle (d) il lui preacutesente larriegravere-tecircte en dressant les plumes (e) se baisse et se redresse dans leau en eacutemettant des vocalisations bisyllabiques Tous les macircles effectuent cette parade preacuteciseacutement de la mecircme maniegravere

49

camoufle Le casse-noix fait ainsi des reacuteserves de septembre agrave novembre dans un total de quelque 8000 caches il va cacher jusquagrave 33000 graines

Pour survivre et se reproduire il va devoir en retrouver 2500 agrave 3000 pendant la saison ougrave la nourriture fraicircche manque En observant ponctuellement ces oiseaux par la suite on peut eacutevaluer leur taux de succegraves dans la recherche des caches (loiseau cherche quelque part ramegravene-t-il des graines ou pas)

Ce taux varie de 85 (en deacutebut de saison) agrave 30 (ce dernier cas leacuteteacute dapregraves soit 9 mois apregraves la creacuteation des caches alors quelles ont pu ecirctre entretemps pirateacutees par des rongeurs) Ces corvideacutes montrent donc une capaciteacute spectaculaire de meacutemorisation instantaneacutee de lieux sur la base des repegraveres visuels environnants quon ne peut comparer chez lecirctre humain quaux meacutemoires speacutecialiseacutees de certains individus et en particulier de certains autistes capables de meacutemoriser tous les deacutetails dun panorama dun coup ou le contenu de lannuaire teacuteleacutephonique

Les mammifegraveres remplacent les dinosaures

Les mammifegraveres restent longtemps dans lombre

Alors mecircme quils ont des avantages denceacutephalisation et autres les mammifegraveres restent dans lombre des dinosaures durant 150 millions danneacutees de la fin du Trias agrave la fin du Creacutetaceacute tout animal plus grand quun megravetre eacutetait un dinosaure

Pour une grande partie dentre eux malgreacute la diversification mentionneacutee plus haut les mammifegraveres sont confineacutes agrave des niches eacutecologiques speacutecialiseacutees celles des insectivores nocturnes actuels dont on peut dire quils occupent encore maintenant des niches meacutesozoiumlques

Notons au passage que si les mammifegraveres archaiumlques eacutetaient plus enceacutephaliseacutes que les dinosaures ceux-ci navaient par contre pas des cerveaux speacutecialement petits pour des reptiles contrairement agrave ce quon pense geacuteneacuteralement

En fait lenceacutephalisation des dinosaures correspond exactement agrave celle des reptiles actuels avec les preacutedateurs comme lallosaure et le tyrannosaure presque aussi enceacutephaliseacutes que les moins enceacutephaliseacutes des mammifegraveres les herbivores comme le brachiosaure ayant une enceacutephalisation moindre semblable aux moins enceacutephaliseacutes des reptiles actuels

Les moulages endocracircniens virtuels faits par tomographie sur le cracircne de Sue le magnifique tyrannosaure93 du Field Museum agrave Chicago montrent un cerveau dun litre donc 1000 g avec des bulbes olfactifs surdimensionneacutes ce qui nest pas si petit pour un poids total de quelque 6 tonnes En tout cas lenceacutephalisation du tyrannosaure eacutetait double de celle de ses plus grosses proies potentielles comme le triceacuteratops Par ailleurs le museau relativement eacutetroit du tyrannosaure lui permettait sans doute une vision binoculaire inhabituellement bonne pour un reptile vision qui devait se combiner avec un sens olfactif redoutablement efficace

93 Pour la petite histoire la croissance de Sue sest termineacutee agrave 19 ans et elle est morte agrave 28 ans Au contraire des dinosaures la croissance des autres reptiles ne marque pas darrecirct Voir sur le site du Field Museum httpwwwfieldmuseumorgat-the-fieldexhibitionssue-t-rex

50

Leacuteveacutenement K-T

A la fin du Creacutetaceacute agrave la limite dite K-T94 il y a 65 millions danneacutees se produit une nouvelle extinction massive due (selon toute probabiliteacute95) agrave leacutecrasement dune meacuteteacuteorite de 10 km de diamegravetre sur ce qui est actuellement le Mexique (agrave Chicxulub au Yucataacuten) impact suivi (selon certaines hypothegraveses) de gigantesques incendies96 et ensuite dun hiver prolongeacute ducirc aux poussiegraveres en suspension dans latmosphegravere97 La chute de la meacuteteacuteorite de Chicxulub semble avoir eacutegalement modifieacute rapidement et de maniegravere durable98 le volcanisme des plateaux du Deccan en Inde augmentant la production de gaz et de poussiegraveres durant un demi-million danneacutees et prolongeant les modifications climatiques Pregraves de 8 espegraveces sur 10 disparaissent aucun animal de masse supeacuterieure agrave 25 kg ne semble avoir surveacutecu la quasi-totaliteacute du plancton marin disparut eacutegalement

Suite agrave ces eacuteveacutenements tous les dinosaures agrave lexception des oiseaux seacuteteignent Cette disparition totale et seacutelective reste encore largement inexpliqueacutee99 mais le fait est quelle libegravere les niches eacutecologiques auparavant occupeacutees par les dinosaures

94 Pour Kreide-Tertiaumlr en allemand ou en franccedilais Creacutetaceacute-Tertiaire La limite geacuteologique est marqueacutee sur la Terre entiegravere par une abondance diridium un eacuteleacutement normalement rare dans la croucircte terrestre mais abondant dans les meacuteteacuteorites Dans la couche immeacutediatement au-dessus de cette couche riche en iridium le nombre despegraveces fossiles est cinq fois moindre que dans la couche immeacutediatement au-dessous 95 cf httpwwwsciencedailycomreleases201003100304142242htm 96 The conditions leading to the global firestorm were set up by the vaporization of rock following the impact which condensed into sand-grain-sized spheres as they rose above the atmosphere As the ejected material re-entered Earths atmosphere it dumped enough heat in the upper atmosphere to trigger an infrared heat pulse so hot it caused the sky to glow red for several hours even though part of the radiation was blocked from Earth by the falling material he said But there was enough infrared radiation from the upper atmosphere that reached Earths surface to create searing conditions that likely ignited tinder including dead leaves and pine needles If a person was on Earth back then it would have been like sitting in a broiler oven for two or three hours said Robertson The amount of energy created by the infrared radiation the day of the asteroid-Earth collision is mind-boggling said Robertson Its likely that the total amount of infrared heat was equal to a 1 megaton bomb exploding every four miles over the entire EarthA 1-megaton hydrogen bomb has about the same explosive power as 80 Hiroshima-type nuclear bombs [httpwwwsciencedailycomreleases201303130327144249htm] 97 Limpact sest accompagneacute de pluies acides de poussiegraveres et daeacuterosols dans latmosphegravere peut-ecirctre dune diminution de la couche dozone et de leacutemission de gaz carbonique de meacutethane et de vapeur deau Apregraves une peacuteriode de refroidissement due aux poussiegraveres et aeacuterosols en suspension (dau moins quelques anneacutees mais estimeacutee par certains agrave 2000 ans) il y a donc probablement eu une peacuteriode de reacutechauffement due agrave ces gaz agrave effet de serre qui restent dans latmosphegravere plus longtemps que les aeacuterosols et poussiegraveres Il ny a pas eu de deacutepleacutetion en oxygegravene par contre Voir par exemple Kring DA (2007) The Chicxulub impact event and its environmental consequences at the CretaceousndashTertiary boundary Palaeogeography palaeoclimatology palaeoecology 255 4ndash21 98 Renne P R Sprain C J Richards M A Self S Vanderkluysen L amp Pande K (2015) State shift in Deccan volcanism at the Cretaceous-Paleogene boundary possibly induced by impact Science 350(6256) 76-78 99 On a supposeacute par exemple que le sexe des dinosaures neacutetait pas deacutetermineacute geacuteneacutetiquement mais par la tempeacuterature dincubation des œufs comme chez les crocodiles actuels Une longue baisse de la tempeacuterature aurait biaiseacute fortement la sex ratio (on naurait eu que des macircles ou que des femelles) amenant agrave une extinction rapide Hypothegravese inteacuteressante mais alors pourquoi les crocodiles ont-ils surveacutecu

51

Les mammifegraveres survivent et prospegraverent

Pourquoi les mammifegraveres eux ont-ils surveacutecu agrave leacuteveacutenement K-T Est-ce parce quils sont nocturnes et moins affecteacutes par la baisse de lumiegravere Ou homeacuteothermes et mieux isoleacutes thermiquement que dautres espegraveces ils ont une fourrure (ce qui est attesteacute par des traces fossiles de fourrure dateacutees de 165 millions danneacutees100) et ils peuvent se reacutefugier dans des terriers pendant les pires moments Ou parce que plus tard leur homeacuteothermie les protegravege des mycoses dans un monde en deacutecomposition (comme les oiseaux homeacuteothermes eux aussi et seuls survivants des dinosaures)101 Ou encore parce que leur cerveau plus massif leur donne (encore une fois comme aux oiseaux) de plus grandes faculteacutes dadaptation

Peut-ecirctre tout cela plus le fait que la plupart dentre eux sont des insectivores (ils mangent donc des insectes et dautres petits arthropodes des vers de terre etc) Or la photosynthegravese a cesseacute agrave cause de lhiver prolongeacute les plantes sont mortes donc les herbivores et leurs preacutedateurs aussi mais il reste une grande quantiteacute de veacutegeacutetaux en deacutecomposition qui continuent agrave nourrir les insectes et les vers Les mammifegraveres primitifs se nourrissant justement de cela leur nourriture au moins dans les pires moments du deacutebut est assureacutee102

En tout eacutetat de cause au deacutebut du Ceacutenozoiumlque (Tertiaire) les mammifegraveres se diversifient en taille103 mais pas en taille de cerveau ils occupent les niches laisseacutees vacantes par la disparition des dinosaures et comme celle des dinosaures qui les ont preacuteceacutedeacutes leurs tailles varient beaucoup (allant jusquagrave 300 kg et plus) Mais la taille relative de leur cerveau ne change pas durant encore 10 millions danneacutees (sauf les ceacutetaceacutes dont lenceacutephalisation croicirct assez vite alors que de terrestres ils redeviennent marins) Cest donc louverture de niches eacutecologiques nouvelles qui conduit avec un retard agrave un surcroicirct denceacutephalisation

Durant le Ceacutenozoiumlque agrave mesure que lon avance vers le preacutesent certains ordres (opossums insectivores) gardent leur enceacutephalisation basique (Quotient dEnceacutephalisation de 025 par rapport agrave un eacutetalon de 1 correspondant agrave lenceacutephalisation moyenne des oiseaux et mammifegraveres actuels104) mais la plupart finissent par voir leur enceacutephalisation augmenter ainsi les rongeurs montent agrave un QE de 050 Une autre extinction moindre agrave la fin de lEocegravene agrave -35 millions

100 Zhou C F Wu S Martin T amp Luo Z X (2013) A Jurassic mammaliaform and the earliest mammalian evolutionary adaptations Nature 500(7461) 163-167 101 En lien avec la protection donneacutee par lhomeacuteothermie contre les infections fongiques on peut en effet supposer que dans le monde en deacutecomposition qui a suivi leacuteveacutenement K-T la quantiteacute de spores dans lenvironnement devait ecirctre tregraves eacuteleveacutee augmentant par lagrave mecircme les risques de parasitose fongique chez les animaux agrave sang froid il est inteacuteressant de noter que les oiseaux seuls survivants des dinosaures sont aussi agrave sang chaud Cf Casadevall A (2005) Fungal virulence vertebrate endothermy and dinosaur extinction is there a connection Fungal Genetics and Biology 42 98ndash106 102 Reacutefeacuterence agrave retrouver 103 Laugmentation de taille des mammifegraveres deacutemarre apregraves la disparition des dinosaures non aviens et est tregraves coheacuterente dans les diffeacuterents continents Une fois les niches vacantes occupeacutees leacutevolution de la taille nest pas un simple changement de type mouvement brownien mais elle est lieacutee notamment agrave des facteurs abiotiques concentration en oxygegravene de lair surface des continents Pour les deacutetails voir Smith FA et al (2010) The evolution of maximum body size of terrestrial mammals Science 330 1216-1219 104 Lopossum a donc un cerveau quatre fois plus petit relativement au poids de son corps que la moyenne des mammifegraveres et oiseaux

52

danneacutees sert de preacutelude agrave une acceacuteleacuteration de lenceacutephalisation dans certains ordres (onguleacutes carnivores primates notamment)

53

Partie B Orientation spatiale

Les arthropodes des cerveaux compacts et efficaces Ainsi que deacutejagrave mentionneacute degraves le Cambrien sont en quelque sorte en concurrence deux modegraveles diffeacuterents de systegravemes nerveux autorisant des comportements complexes les grands systegravemes nerveux qui sont lapanage des verteacutebreacutes et des mollusques ceacutephalopodes et les systegravemes nerveux quon pourrait comparer agrave des logiciels extrecircmement compacts et efficaces impleacutementeacutes sur un mateacuteriel tregraves restreint105 ceux des arthropodes

Les principaux groupes darthropodes passeacutes et actuels sont

les trilobites munis dyeux agrave facettes et de 10 paires de pattes extrecircmement communs et dont certaines espegraveces mesuraient plus de 70 cm de long mais qui ont disparu lors de lextinction permo-triassique

les crustaceacutes crabes cloportes crevettes etc (5 agrave 7 paires de pattes)

les arachnides araigneacutees tiques etc (4 paires de pattes)

et les insectes (3 paires de pattes106)

Les capaciteacutes cognitives en particulier dorientation spatiale ont eacuteteacute surtout eacutetudieacutees chez les insectes hymeacutenoptegraveres (eg fourmis abeilles guecircpes) mais eacutegalement parfois sur dautres groupes darthropodes comme les crabes les cloportes les araigneacutees (cf ci-dessous)

Les capaciteacutes cognitives de Portia fimbriata

Portia fimbriata107 est une petite108 araigneacutee salticide109 qui est un preacutedateur dautres araigneacutees Elle possegravede des yeux composeacutes (quelques centaines drsquoommatidies) mais lacuiteacute visuelle de ses yeux principaux est comparable agrave celle des primates (ce quils reacutealisent par un champ visuel extrecircmement eacutetroit un peu comme celui dun teacuteleacuteobjectif)

Cest une salticide atypique110

Elle construit parfois aussi des toiles (en geacuteneacuteral les salticides nen font pas)

Elle est geacuteneacuteraliste et attaquera nrsquoimporte quelle araigneacutee (110 agrave 2x sa taille)

Elle trompe les araigneacutees attaqueacutees en eacutemettant des vibrations sur la toile qui imitent les signaux lieacutes au comportement de cour (parade) de lespegravece chasseacutee (si lindividu se laisse tromper il approche de son preacutedateur) Si elle reconnaicirct que

105 De la mecircme maniegravere que le systegraveme opeacuterateur PCGeos un veacuteritable systegraveme multi-tacircche preacuteemptif multi-fenecirctres pouvait fonctionner sur des PC par-dessus MS-DOS avec seulement 512 kb de meacutemoire vive contre les quelques Gb de RAM quil faut maintenant pour Windows - au moins 1000 fois plus 106 Dougrave lautre nom hexapodes 107 Le meilleur article sur les capaciteacutes cognitives eacutetonnantes de ces araigneacutees est Wilcox RS Jackson RR (1998) Cognitive abilities of araneophagic jumping spiders In Balda RP Pepperberg IM Kamil AC (Eds) Animal Cognition in Nature (pp 411-434) San Diego Academic Press 108 Corps des femelles 7-10 mm des macircles 5-6 mm de long 109 Qui tue en sautant - en sautant sur sa proie donc 110 Larticle de Wikipedia en anglais httpenwikipediaorgwikiPortia_fimbriata est excellent

54

lrsquoespegravece figure dans son reacutepertoire elle eacutemet le signal approprieacute sinon elle eacutemet un kaleacuteidoscope de signaux et srsquoajuste agrave la reacuteponse de sa proie

Portia fimbriata manifeste encore dautres comportements complexes111 Celui qui nous inteacuteresse le plus ici est quelle peut faire des deacutetours compliqueacutes pour atteindre sa proie En effet parmi ses proies les argiopes font des toiles verticales et lorsquelles sentent approcher un intrus elles mettent la toile en mouvement rapide (ce qui cause leacutejection du preacutedateur) Si P fimbriata lors de son approche identifie quil sagit dune argiope elle va effectuer un deacutetour (qui peut lui prendre jusquagrave une heure) arriver au-dessus de la toile filer un fil et srsquoy suspendre pour approcher de sa proie sans en toucher la toile

Tarsitano et Jackson112 en 1997 montrent par des expeacuteriences que Portia fimbriata est effectivement capable de planifier des deacutetours complexes durant lesquels elle perd de vue sa proie Ces auteurs ont fait une expeacuterience ougrave laraigneacutee testeacutee est sur une plate-forme de deacutepart dougrave elle voit une proie sur une autre plate-forme alors quune autre plate-forme juste agrave cocircteacute ne contient pas de proie La distance entre laraigneacutee et sa proie est trop grande pour quelle puisse directement sauter dessus alors pour latteindre elle doit descendre de sa plate-forme (elle perd alors de vue sa proie) et partir agrave contre-sens pour choisir lun de deux chemins sureacuteleveacutes dont un seul megravene agrave la bonne plate-forme Aussi eacutetonnant que cela paraisse les araigneacutees en sont capables la grande majoriteacute des individus testeacutes (dans de nombreuses situations de difficulteacutes diverses) choisissent le bon chemin ce qui indique quelles sont capables de planifier un chemin complexe depuis leur poste dobservation et ensuite deffectuer ce chemin en maintenant en tecircte ougrave se trouve la proie En preacutelude agrave leur deacuteplacement les araigneacutees scannent avec leurs yeux-teacuteleacuteobjectifs le chemin depuis la proie jusquagrave un endroit accessible

Linteacutegration du chemin de lanecdotique au Nobel La navigation agrave lestime mentionneacutee plus haut a pour analogue biologique linteacutegration du chemin Ce meacutecanisme cognitif dorientation (qui dit donc en continu ougrave on se trouve sur la base des mouvements effectueacutes) a eacuteteacute longtemps consideacutereacute comme anecdotique et peu ou pas lieacute agrave des fonctions cognitives supeacuterieures

Progressivement cependant suivant la deacutecouverte chez le rat de cellules de lieu dans lhippocampe (par John OKeefe et John Dostrovsky en 1971) de cellules codant la direction de la tecircte agrave plusieurs endroits (thalamus par exemple) dans des voies se terminant pregraves de lhippocampe (deacutecouvertes par James Ranck Jr en 1984 puis surtout eacutetudieacutees par leacutequipe de Jeff Taube) et de cellules de grille dans le cortex entorhinal porte dentreacutee de lhippocampe (par leacutequipe dEdvard et May-Britt Moser en 2005) on sest aperccedilu que la remise agrave jour de la repreacutesentation de la position sur la base du mouvement locomoteur - autrement dit linteacutegration du chemin - est un meacutecanisme fondamental dans la construction et la stabilisation

111 Pex certaines araigneacutees deacutetectent la marche de P fimbriata sur leur toile et fuient ou attaquent P fimbriata profite des jours de vent (bruit sur la toile) ou elle produit elle-mecircme des vibrations qui atteacutenuent celles de ses pas (eacutecran de fumeacutee) Elle distingue les cas ougrave ce nrsquoest pas neacutecessaire (si elle a pour cible un insecte pris dans la toile ou des œufs) 112 Tarsitano MS Jackson RR (1997) Araneophagic jumping spiders discriminate between detour routes that do and do not lead to prey Animal Behaviour 53 (2) 257-266

55

de la repreacutesentation spatiale en effet les cellules spatiales mentionneacutees ci-dessus sont sous le controcircle dinformations notamment visuelles mais elles sactivent de maniegravere inchangeacutee durant les deacuteplacements de lanimal lorsque la lumiegravere est eacuteteinte donc sur la base des mouvements

Deux de ces deacutecouvertes (mais curieusement pas la troisiegraveme celle des cellules de direction) ont eacuteteacute dailleurs reacutecompenseacutees par le prix Nobel de Physiologie ou Meacutedecine en 2014

Linteacutegration du chemin chez les arthropodes Il nest pas inutile de rappeler que les insectes eusociaux (agrave haut degreacute de socialiteacute avec des castes speacutecialiseacutees y compris pour la reproduction) ont un grand succegraves eacutecologique dans une forecirct tropicale la biomasse des fourmis agrave elles seules vaut quatre fois la biomasse de lensemble des verteacutebreacutes Les capaciteacutes cognitives de ces insectes ne sont peut-ecirctre pas eacutetrangegraveres agrave ce succegraves

Nous allons commencer par aborder chez ces insectes ce meacutecanisme souvent neacutegligeacute voire ignoreacute mais fondamental de lrsquoorientation spatiale quest lrsquointeacutegration du chemin ce pendant de la navigation agrave lestime

On a deacutejagrave vu plus haut que ce meacutecanisme a fait lobjet dune eacutetude exhaustive chez les fourmis du deacutesert (genre Cataglyphis diffeacuterentes espegraveces) par Ruumldiger Wehner et ses collegravegues de Zurich Ils ont notamment releveacute lextrecircme performance montreacutee par des individus qui reviennent en ligne droite au nid (invisible) apregraves des trajets sinueux de plusieurs centaines de megravetres dans un terrain deacutesertique hostile sans aucun repegravere utilisable

Pour reacutealiser cette performance en labsence de tout repegravere (au fond comme si on eacutetait en haute mer) lanimal ne peut compter que sur les informations lieacutees agrave son propre mouvement ce qui eacutetait aussi le cas pour les navigateurs qui devaient faire recours agrave la navigation agrave lestime

Lanimal aussi peut faire de la navigation agrave lestime

Darwin pose le problegraveme

En 1873 Charles Darwin dans une lettre agrave Nature113 citait un explorateur de la Sibeacuterie du Nord Ferdinand von Wrangell qui avait observeacute que les natifs de cette contreacutee eacutetaient capables de garder un cap en direction dun point particulier sur de longues distances malgreacute des changements de direction incessants et la totale absence de repegraveres terrestres sur la toundra Darwin remarquait alors

We must bear in mind that neither a compass nor the north star nor any other such sign suffices to guide a man to a particular spot () when many deviations from a straight course are inevitable unless the deviations are allowed for or a sort of dead reckoning is kept

Le point crucial releveacute par Darwin est quaucun des repegraveres directionnels lointains comme les repegraveres ceacutelestes ou les autres indices purement directionnels comme le champ geacuteomagneacutetique ne peut diriger le deacuteplacement vers un point

113 Je ne donne pas ici les reacutefeacuterences deacutetailleacutees de ces articles de la fin du 19egrave siegravecle et du deacutebut du 20egraveme siegravecle mais je les possegravede tous (quelques-uns sont annoteacutes de la main dEdouard Claparegravede) si quelquun veut y avoir accegraves Certains sont difficiles agrave trouver autrement

56

particulier de lespace Ces indices fournissent au mieux une direction agrave savoir celle du pocircle aux eacutechelles qui nous inteacuteressent ici on peut consideacuterer que les vecteurs directionnels fournis par ces types de repegraveres sont en tous points parallegraveles et donc quils ne peuvent renseigner que sur lorientation (dans un reacutefeacuterentiel lieacute agrave la Terre) du mouvement mais pas sur la relation spatiale existant entre lorganisme (ou le bateau) et un point particulier de lespace114 Cette deacutetermination ne peut reacutesulter que dun processus de calcul la navigation agrave lestime ou en anglais dead reckoning

Murphy Lideacutee dinteacutegration

Murphy (1873) dans son commentaire agrave larticle de Darwin remarquait deacutejagrave que les animaux peuvent les yeux fermeacutes trouver le troisiegraveme cocircteacute dun triangle apregraves avoir parcouru les deux autres Bien plus il supposa que ce calcul pouvait se faire sur la base dun systegraveme de mesure inertiel quil deacutecrivait par une analogie meacutecanique (en quelque sorte semblable aux instruments inertiels qui existent dans les avions en compleacutement agrave la boussole magneacutetique et au GPS) quant agrave la reacutesultante des diffeacuterents deacuteplacements elle pouvait ecirctre selon lui directement obtenue par inteacutegration

Further it is possible to conceive the apparatus as so integrating its results as to enable the distance and direction of the point where the journey began to the point it has reached that they can be read off without any calculation being needed () Now I suppose such an integrating process as this (though of course not by any similar mechanism) to be effected in the brain of an animal unconsciously () (Murphy 1873)

Murphy suggeacuterait donc quun meacutecanisme dinteacutegration des acceacuteleacuterations et des changements de direction eacutetait preacutesent dans le cerveau des animaux (et de lecirctre humain) renseignant lorganisme en continu sur sa position sans que le meacutecanisme lui-mecircme ne soit accessible agrave la conscience

Balises empiriques

Le retour peut ecirctre vectoriel sans recours agrave des traces ou des repegraveres

La capaciteacute quont certains animaux de revenir agrave leur point de deacutepart sans recourir agrave des traces ou des configurations de repegraveres exteacuteroceptifs est connue et deacutecrite depuis longtemps

En effet au tournant du 20egraveme siegravecle de nombreux chercheurs sinteacuteressent aux fourmis dont le comportement social et les capaciteacutes dexploration et de reacutesolution de problegravemes nen finissent pas de les fasciner dautant quelles sont assez faciles agrave observer Mecircme le psychologue et peacutedagogue genevois Edouard Claparegravede - fondateur de linstitut Jean-Jacques Rousseau qui deviendra la FPSE - correspond avec des auteurs de monographies sur les fourmis qui lui envoient leurs publications

114 La hauteur de leacutetoile polaire au-dessus de lhorizon renseigne sur la latitude agrave laquelle on se trouve (au pocircle elle est au zeacutenith chez nous agrave quelque 43deg deacuteleacutevation) mais pour des deacuteplacements de quelques heures agrave pied ou agrave cheval les changements sont neacutegligeables

57

Dans les manuscrits conserveacutes par Claparegravede (et annoteacutes de sa main) on trouve que Pieacuteron en 1904 deacutejagrave observait agrave propos des fourmis Aphaenogaster barbara nigra que

Une ouvriegravere retournant agrave la fourmiliegravere deacuteplaceacutee sans que sa marche soit troubleacutee et placeacutee dans un milieu analogue connu ou inconnu se dirige vers un point correspondant tregraves sensiblement agrave lemplacement de sa fourmiliegravere tel que si elle navait pas eacuteteacute deacuteplaceacutee elle laurait assez exactement atteint (Pieacuteron 1904 p 175)

Cette orientation montre que lanimal construit et emporte avec lui au minimum une repreacutesentation vectorielle de lendroit agrave atteindre une certaine distance agrave parcourir dans une certaine direction ce qui caracteacuterise un vecteur

Le retour peut se faire par triangulation

Le fait que les animaux peuvent trouver leur chemin sans faire le mecircme chemin quagrave laller notamment en prenant un raccourci (lhypoteacutenuse dun triangle rectangle par exemple) implique un calcul de type triangulation (donc trigonomeacutetrique) On avait observeacute de tels retours chez les verteacutebreacutes mais eacutegalement chez les arthropodes

Ainsi Brun en 1915 deacutecrit de tels trajets chez la fourmi il force une exploratrice agrave parcourir deux cocircteacutes drsquoun triangle rectangle - en la guidant avec ses mains - puis il lui donne de la nourriture la fourmi prend alors le chemin direct du nid sans repasser par le chemin aller Elle a donc ducirc faire un calcul le long de ce chemin aller et crsquoest le reacutesultat de ce calcul qui lui permet de prendre la bonne direction correspondant agrave lhypoteacutenuse du triangle rectangle

Lors de ce retour on peut mettre en eacutevidence quun calcul de type trigonomeacutetrique tregraves preacutecis est effectivement en cours dans lanimal ainsi dans des expeacuteriences de Wehner et collegravegues dans les anneacutees quatre-vingt115 la fourmi eacutetait forceacutee agrave suivre un trajet en L (dans un tuyau coudeacute agrave ciel ouvert116) depuis le nid Au bout du L la rentreacutee directe est eacutevidemment lhypoteacutenuse du triangle Si on donne de la nourriture agrave la fourmi au bout du L et quon la deacuteplace agrave ce moment dans un tuyau parallegravele agrave lhypoteacutenuse elle va parcourir exactement la distance correspondant agrave cette hypoteacutenuse avant de se mettre agrave chercher ndash vainement ndash lentreacutee du nid Pourtant cette distance elle na jamais pu la mesurer directement elle a seulement pu la calculer117

22032017

Il existe une inteacutegration spatio-temporelle chez lanimal

Comme on la vu plus haut Murphy (1873) dans sa reacuteponse agrave Darwin supposait quil existerait dans le cerveau danimaux mecircme tregraves simples comme les fourmis

115 Wenner R (1982) Himmelsnavigation bei Insekten Neurophysiologie und Verhalten Neujahrsbl Naturforsch Ges Zuumlrich 184 1-132 116 La vision du ciel est en effet neacutecessaire En labsence de linformation de type boussole donneacutee par le soleil linteacutegrateur de la fourmi ne marche pas 117 De plus si on la deacuteplace au contraire dans un tuyau parallegravele agrave un des deux tuyaux dorigine elle va parcourir avant de se mettre agrave chercher la distance correspondant agrave la projection sur laxe correspondant (c-agrave-d la distance quelle avait parcouru dans le tuyau)

58

des meacutecanismes permettant linteacutegration (au sens matheacutematique du terme) de donneacutees spatiales

La deacutemonstration empirique que lanimal peut effectuer un calcul par inteacutegration portant sur des directions semble dater de lexpeacuterience-cleacute de Rudolf Jander (1957) Ses sujets des fourmis rousses (Formica rufa L) eacutetaient entraicircneacutees agrave se diriger reacutepeacutetitivement vers un disque noir au bas duquel se trouvait de la nourriture Pendant ces cheminements deux sources de lumiegravere agrave 135 degreacutes agrave gauche et agrave droite du disque eacutetaient allumeacutees alternativement Un cycle complet dallumage durait 40 secondes et eacutetait composeacute par exemple dun allumage de 30 secondes de la lampe de droite suivi dun allumage de 10 secondes de la lampe de gauche Apregraves une heure on testait la tendance directionnelle des fourmis relativement agrave une source de lumiegravere stationnaire On constatait alors que les fourmis choisissaient une direction comme sil y avait eu durant lapprentissage une seule source de lumiegravere fixe plutocirct que deux alternant et situeacutee entre ces deux clignoteurs agrave un angle repreacutesentant exactement le rapport de leurs temps dallumage

Lrsquointerpreacutetation de ce fait est la suivante Durant lrsquoapprentissage la fourmi estime la direction de son deacuteplacement relativement agrave la lampe (qui joue ici le rocircle que jouerait le soleil dans les conditions naturelles celui de reacutefeacuterence directionnelle de direction zeacutero du systegraveme de coordonneacutees en somme) Prenons le cas drsquoallumages symeacutetriques Si vous appelez laquo zeacutero raquo la direction entre les deux lampes (direction opposeacutee au disque noir) et que vous mesurez les angles en degreacutes dans le sens contraire des aiguilles drsquoune montre la fourmi se deacuteplace en direction 135deg une moitieacute du temps 225deg lrsquoautre moitieacute elle apprend donc qursquoau total elle srsquoest deacuteplaceacutee laquo en moyenne raquo en direction 180deg ( [135deg + 225deg] 2) relativement agrave la lampe Lors du test avec lampe fixe elle cherche agrave srsquoorienter dans cette direction moyenne autrement dit agrave 180deg de la lampe ndash elle lui tourne donc le dos Dans le cas asymeacutetrique deacutecrit plus haut la moyenne est de ( [135deg x 30 + 225deg x 10] 40 ) autrement dit 1575deg Dans ce cas la fourmi laisse la lampe 1575deg agrave sa droite autrement dit derriegravere elle agrave droite

Mittelstaedt suggegravere path integration

En 1973 Horst Mittelstaedt eacutelegraveve de Jander et collaborateur du physiologiste Erich von Holst118 fait de la recherche sur linteacutegration multimodale il deacutecouvre que si deux stimulations sensorielles spatiales donnent lieu agrave deux reacuteponses comportementales orienteacutees diffeacuteremment et quon preacutesente ces stimuli en mecircme temps souvent la reacutesultante (le comportement final) sera la moyenne vectorielle pondeacutereacutee des reacuteponses attendues (un compromis qui traduit le poids accordeacute agrave chacune des deux informations sensorielles)

118 Erich von Holst (1908-1962) fut le premier directeur de linstitut Max-Planck de Seewiesen ougrave travailla Konrad Lorenz (qui fut dailleurs co-directeur) Il deacutecouvrit notamment que les cellules sensorielles des organes de loreille interne (utricule et saccule) reacuteagissent aux forces de cisaillement imposeacutees par les acceacuteleacuterations Il est eacutegalement agrave lorigine avec Mittelstaedt du principe de reacuteaffeacuterence lideacutee quune copie effeacuterente (aussi appeleacutee deacutecharge corollaire) des commandes motrices est envoyeacutee au cerveau lui-mecircme lui permettant danticiper les changements sensoriels reacutesultant de lexeacutecution dun ordre moteur et donc de veacuterifier si le reacutesultat est bien conforme agrave lattente Von Holst a eacutegalement eacutetudieacute les diffeacuterents paramegravetres reacutegissant la sonoriteacute de violons quil fabriquait lui-mecircme

59

Lexemple classique de ce pheacutenomegravene est celui de lorientation de certains poissons exposeacutes agrave une lumiegravere venant non du haut comme dhabitude mais de cocircteacute ils se mettent de travers dans une orientation qui correspond agrave la somme vectorielle des reacuteponses orienteacutees susciteacutees par les deux stimulations sensorielles (lumiegravere sur la reacutetine dune part action de la graviteacute sur les statolithes dautre part) chacune pondeacutereacutee par le poids qui lui est accordeacute119

Ce modegravele vectoriel porte Mittelstaedt agrave sinteacuteresser dans un article intituleacute Orientierung ohne richtende Aussenreize120 agrave la possibiliteacute quauraient certains animaux de sorienter lors de la locomotion sans recourir du tout agrave des informations exteacuteroceptives en se basant uniquement sur des informations autogeacuteneacutereacutees par le mouvement mecircme de lanimal et additionneacutees vectoriellement Dans la fouleacutee sa femme Marie-Louise et lui baptisent ce meacutecanisme inteacutegration du chemin121 (path integration) dans un article122 de 1980 et proposent un modegravele du calcul effectueacute par lanimal (le modegravele est trigonomeacutetrique donc constitue une solution exacte et ne preacutedit pas derreurs)

Fonctions de linteacutegration du chemin chez les arthropodes

Revenir au nid

Comme on la vu dans lexemple de Cataglyphis la premiegravere des fonctions123 de linteacutegration du chemin (IC) est de revenir au point de deacutepart du trajet cest-agrave-dire au nid ceci par un chemin aussi rapide que possible mecircme si laller eacutetait sinueux Ceci implique que lanimal dispose agrave tout moment de la distance et de la direction au nid (puisquil peut deacutecider ce retour agrave tout moment)

Notons au passage lamusante proprieacuteteacute des petits crabes violonistes de lespegravece Uca lactea annulipes (les crabes sont des crustaceacutes donc des arthropodes aussi) qui lorsquils se deacuteplacent autour de leur terrier gardent toujours laxe lateacuteral de leur corps aligneacute avec le terrier que celui-ci soit visible ou pas (cest lateacuteralement que ces crabes se deacuteplacent le plus vite) Ces individus mateacuterialisent donc en continu la direction du vecteur nid-crabe quils calculent tout en se deacuteplaccedilant124

119 Ceci a eacuteteacute aussi observeacute en milieu naturel comme dans la Grotte Bleue de Capri ougrave la lumiegravere provient par endroits de cocircteacute ou de dessous cf Abel E (1954) Lichtruumlckenreflex eines Fisches in der blauen Grotte Oumlsterreich Zool Z 4 397-401 120 Orientation sans stimulation directionnelle externe Dans Fortschritten der Zoologie 21 46-58 121 On dit volontiers aussi inteacutegration du trajet 122 Mittelstaedt M-L Mittelstaedt H (1980) Homing by path integration in a mammal Naturwissenschaften 67 566 123 On se limitera ici aux fonctions spatiales Il en existe qui ne le sont pas ainsi chez la fourmi Cataglyphis fortis lrsquoeacutetat de lrsquointeacutegrateur (c-agrave-d la longueur du vecteur drsquoIC) controcircle le degreacute drsquoagressiviteacute envers des membres drsquoautres colonies Lorsque le vecteur est long (situation ougrave normalement la fourmi est loin de son propre nid ici 15 m) les fourmis sont deux fois moins agressives que lorsque le vecteur est proche de zeacutero (donc que la fourmi se croit proche du nid) Knaden M Wehner W (2004) Path integration in desert ants controls aggressiveness Science 305 60 124 Zeil J (1998) Homing in fiddler crabs (Uca lactea annulipes and Uca vomeris Ocypodidae) Journal of comparative physiology A 183(3) 367-377

60

Neacutegocier des deacutetours lors du retour

Il est agrave noter que le retour en ligne droite est une possibiliteacute fournie par lIC mais nest pas une neacutecessiteacute Lanimal peut revenir eacutegalement par un chemin sinueux sil y a avantage agrave le faire ou obligation (par exemple en cas dobstacle sur la ligne droite) Linteacutegration (le calcul) se poursuit simplement le long du retour de sorte que la longueur et la direction du vecteur nid-animal continue agrave ecirctre mise agrave jour durant ce retour Le vecteur revient donc progressivement proche drsquoun vecteur nul LIC tolegravere donc des deacutetours aussi bien agrave laller quau retour ce qui en fait un instrument dune certaine souplesse

De plus lanimal sait agrave tout moment agrave quelle distance il est du nid (ce qui est important par exemple pour la prise en compte des repegraveres proches du nid) Lorsque la longueur du vecteur est nulle cest quil est (ou doit ecirctre) au nid

Plus geacuteneacuteralement retrouver le dernier point connu

Une expeacuterience ancienne de Wehner125 sur la fourmi moissonneuse Messor semirufus montre que lIC permet aussi comme alternative de revenir au dernier point connu Cest le cas pour ces fourmis qui laissent des traces la trace suffit agrave retrouver le nid mais lorsquon est la premiegravere agrave explorer une zone on na pas de trace agrave suivre Pour ces exploratrices lIC permet de revenir agrave lendoit ougrave elles eacutetaient quand elles ont quitteacute la trace

On voit ici un exemple dinteraction constructive entre repegraveres (ici olfactifs) et IC lIC permet deacutetendre le territoire connu et marqueacute peu agrave peu sans danger de se perdre en retour les marquages olfactifs pour ainsi dire eacutetendent la porteacutee utile de lIC (sa zone dapplicabiliteacute) de plus en plus loin du nid

A ce titre lIC joue un rocircle fondamental dans lexploration progressive de lenvironnement et donc pour les espegraveces qui en ont les moyens cognitifs (cest douteux en ce qui concerne les insectes) dans la construction en meacutemoire dune repreacutesentation globale de cet environnement

Garder une recherche centreacutee

Lorsque lanimal revient dans la zone ougrave il pense se trouver le nid il peut le rater de peu (surtout dans des zones sans repegraveres visuels) Il lui faut degraves lors commencer un comportement de recherche126 centreacute sur le point de probabiliteacute maximale (autrement dit sur le point zeacutero du vecteur cest eacutevidemment lagrave que devrait se trouver le nid) Ce comportement de recherche ne doit pas deacuteriver il doit seacutetendre en cercles de plus en plus grands tout en restant centreacute sur le point ougrave le nid aurait ducirc se trouver Il est donc neacutecessaire ici aussi que lanimal sache agrave tout moment ougrave il se trouve par rapport agrave ce point

Les meilleurs exemples de ce type de comportement de recherche centreacutee sont obtenus quand on deacuteplace lanimal passivement dans une zone ougrave le nid ne se trouve pas (et ougrave il le cherche quand mecircme nayant pas les moyens percevoir et calculer le deacuteplacement passif subi) Lanimal fait une recherche en une sorte de spirale de plus en plus grande Loin drsquoecirctre entiegraverement aleacuteatoire la recherche est

125 Wehner R (1981) Astronomischer Kompass bei duftspurlegenden Ameisen (Messor) Jb Akad

Wiss Lit Mainz 81 112-116 126 Ce que la litteacuterature ancienne appelait un tournoiement de Turner

61

piloteacutee par lrsquoIC qui la maintient autour du point ougrave le nid devrait se trouver127 En effet eacutetant donneacute que la seule information agrave disposition de lanimal eacutetait le point fourni par le vecteur dIC ce point reste lendroit de plus grande probabiliteacute pour la localisation du nid et cest autour de lui quil faut chercher

On verra plus loin que les caracteacuteristiques de la recherche elle-mecircme montrent que lanimal eacutevalue le degreacute de fiabiliteacute de son estimation (baseacutee sur lrsquoIC) dougrave devrait se trouver le nid

Anticiper les changements de perspective

LIC a parfois un rocircle diameacutetralement opposeacute non pas revenir au point quitteacute mais aller vers un point et donc viser ce point Ceci nous rappellera la maniegravere dont Vasco de Gama avait viseacute la pointe sud de lAfrique tout en croisant au large

Chez lanimal on a pu observer par exemple que les araigneacutees salticides reacuteajustent lorientation de laxe sagittal de leur corps en cours de route En effet la salticide doit sapprocher de sa proie pour bondir dessus et pour bondir il faut quelle soit aligneacutee avec elle Elle reacuteoriente donc reacuteguliegraverement laxe de son corps en approchant de sa proie Hill dans une seacuterie dexpeacuteriences tregraves complegravetes128 portant sur des araigneacutees du genre Phidippus129 a montreacute que cette reacuteorientation se fait mecircme dans le noir ou en labsence de vision de la proie et repose donc aussi sur un processus dinteacutegration du chemin

Cette reacuteorientation de laxe sagittal correspond si on veut agrave lanticipation du changement de perspective ducirc au mouvement propre quand on se deacuteplace les objets de lenvironnement (ici la proie) changent de position relativement agrave soi (ie dans le reacutefeacuterentiel eacutegocentreacute lieacute agrave soi) On voit alors quil y a un lien fondamental entre IC et repreacutesentation spatiale lIC permet de mettre agrave jour en continu non seulement une repreacutesentation allocentreacutee de ougrave se trouve le sujet (par exemple un vecteur attacheacute au nid) mais aussi ses attentes spatiales eacutegocentreacutees (dans quelle direction est une cible relativement agrave soi)

En effet agrave un moment donneacute vous savez (ie vous vous repreacutesentez) par exemple que tel monument invisible agrave votre vue mais connu de vous se trouve dans telle direction par rapport agrave vous et agrave telle distance (comme le dit joliment Erik Jonsson130 vous voyez virtuellement ce monument comme si les obstacles eacutetaient transparents) Si vous vous deacuteplacez toujours sans voir le monument vos informations sur votre propre mouvement vont automatiquement remettre agrave jour cette vision virtuelle du monument de sorte que quand enfin il vous apparaicirctra au deacutetour dune maison il sera assez preacuteciseacutement lagrave ougrave vous lattendez et orienteacute comme vous lattendez

127 Le mouvement nest donc pas brownien 128 Hill D E (1979) Orientation by jumping spiders of the genus Phidippus (Araneae Salticidae) during the pursuit of prey Behavioral Ecology and Sociobiology 5 301-322 129 Essentiellement Phidippus pulcherrimus 130 Dans son ouvrage Inner Navigation Why We Get Lost and How We Find Our Way (New York Scribner 2002) Jonsson un vieil ingeacutenieur sueacutedois eacutetait une figure bien connue dans les confeacuterences du Royal Institute of Navigation sur lorientation spatiale qui avaient lieu tous les trois ans Bien que ne faisant pas de la recherche acadeacutemique dans ce domaine il avait fait suffisamment dobservations personnelles et dintrospection pour apporter un teacutemoignage inteacuteressant Son livre tregraves agreacuteable agrave lire rassemble une seacuterie danecdotes qui pour la plupart dentre nous sans doute eacutevoquent des situations veacutecues notamment des cas de deacutesorientation

62

Ces capaciteacutes danticipation en continu de ougrave se trouvent les choses relativement agrave soi ont eacutevidemment une grande importance dans le controcircle du comportement par exemple dans tout ce qui concerne le comportement de recherche de nourriture de preacutedation (cf les araigneacutees Phidippus mentionneacutees plus haut) et de fuite y compris chez tous les ancecirctres des humains

Effet collateacuteral reacuteduction du trajet agrave une information transmissible

LIC condense linformation portant sur un trajet complexe (sinueux etc) en une information simple (un vecteur c-agrave-d la valeur de deux variables distance et direction au nid) Cest au fond cette simplification qui permet agrave lanimal de faire son retour indeacutependamment de son aller De plus on la vu la charge en meacutemoire est ainsi minimale

Une autre plus-value est lieacutee agrave cette simplification de linformation celle-ci se precircte facilement agrave la transmission ce qui a donneacute prise agrave leacutevolution de la communication chez les abeilles par la danse en huit qui traduit symboliquement comme on la vu plus haut la distance et la direction agrave la source de nourriture vers laquelle lexploratrice veut envoyer dautres abeilles

La danse indique donc le vecteur reacutesultant de linteacutegration du chemin (et par conseacutequent le chemin le plus court de la ruche agrave la source) Comme la montreacute notamment von Frisch des abeilles progressivement conditionneacutees agrave contourner un obstacle pour aller agrave la nourriture et en revenir vont transmettre le vecteur correspondant agrave la ligne droite (la reacutesultante de leur chemin en forme de U) les abeilles recruteacutees vont donc passer par-dessus lobstacle (si cest possible) plutocirct que le contourner alors mecircme que les premiegraveres continuent agrave contourner lobstacle quand elles volent agrave nouveau vers la source

Seacutelectionner les repegraveres agrave apprendre

Sans entrer ici dans le deacutetail il faut savoir que les arthropodes nutilisent pas uniquement lIC pour sorienter (vous laurez devineacute) mais font aussi recours agrave des repegraveres visuels ou olfactifs Y a-t-il une interaction entre IC et apprentissage

Guy Beugnon et ses collegravegues agrave Toulouse ont justement eacutetudieacute lapprentissage de repegraveres visuels chez les fourmis et ont montreacute que linformation provenant de lIC est utiliseacutee pour seacutelectionner certains repegraveres lors de lapprentissage et en neacutegliger dautres En effet la capaciteacute en meacutemoire des fourmis et autres hymeacutenoptegraveres est faible de plus ils nont pas les meacutecanismes de constance perceptive qui nous permettent agrave nous humains de reconnaicirctre un repegravere sous diffeacuterents angles (de devant de derriegravere) Il est donc crucial pour ces insectes de ne pas surcharger leur meacutemoire ce quils reacutealisent en ne traitant que les repegraveres visuels les plus pertinents

Les chercheurs toulousains ont construit des labyrinthes composeacutes de deux parties Lune (la galerie infeacuterieure) va du nid agrave une source de nourriture lautre (la galerie supeacuterieure) revient vers le nid Le long de cette galerie de retour il y a quatre boicirctes munies chacune de deux portes Une porte est correcte et donne passage agrave la boicircte suivante lautre non Les portes sont marqueacutees par des repegraveres (symboles eacutetoile rond) A chaque nouvel essai droite et gauche sont inverseacutees de sorte que lanimal ne peut pas simplement apprendre une reacuteponse praxique on constate

63

que les animaux apprennent agrave choisir les bonnes portes ils sont donc capables dapprendre des repegraveres en route

Dans la variante131 qui nous inteacuteresse ici les chercheurs ont utiliseacute un labyrinthe forccedilant lanimal agrave prendre un chemin de retour en U pour tester le rocircle de linteacutegration du chemin dans cet apprentissage Dans ce labyrinthe le niveau du bas tregraves court permet daller du nid agrave la nourriture en ligne droite une soupape oblige lanimal agrave prendre lautre chemin beaucoup plus long et en forme de U pour le retour132 Deux des boicirctes de choix (numeacuteros 1 et 2) sont sur la 1egravere branche du U alors que les deux autres (numeacuteros 3 et 4) sont sur la seconde Les animaux doivent simplement apprendre ce labyrinthe c-agrave-d apprendre agrave choisir la bonne porte dans chaque boicircte sur la base des repegraveres qui la deacutecorent On deacutetermine la courbe dapprentissage des animaux pour les diffeacuterentes boicirctes

Les auteurs constatent que les fourmis napprennent progressivement agrave discriminer les portes que dans les boicirctes 3 et 4 elles en sont incapables dans les boicirctes 1 et 2 Pourquoi

Bien que toutes les boicirctes soient eacutevidemment sur le chemin du nid dans les boicirctes 1 et 2 la longueur du vecteur dIC (qui rappelons-le relie le nid agrave lanimal en ligne droite) augmente durant le cheminement de lanimal (autrement dit celui-ci se repreacutesente quil seacuteloigne du nid) alors que dans les boicirctes 3 et 4 elle diminue Pour retrouver le chemin du nid lanimal ne retient que les repegraveres rencontreacutes alors quil sen approche (selon linformation qui lui est donneacutee par lIC) Ceci est tout agrave fait explicable lanimal est en train de revenir au nid un chemin de retour donc dont il doit apprendre les repegraveres Or lors du retour le vecteur doit deacutecroicirctre sil croicirct cest quon nest pas sur un chemin de retour correct Cette situation (vecteur qui croicirct au retour) nexiste que dans les expeacuteriences monteacutees par les humains et normalement pas dans la nature

Deacuteclencher le rappel au bon moment

Beaucoup de repegraveres se ressemblent et linformation que les insectes gardent agrave leur sujet est tregraves simplifieacutee (en raison des contraintes de capaciteacute de leur meacutemoire) Comment ne pas se tromper et eacuteviter de se laisser guider par des repegraveres qui ne sont pas les bons

Les Cloportes de Reacuteaumur133 Hemilepistus reaumuri vivent en milieu deacutesertique en groupe familiaux dans un nid quils deacutefendent collectivement contre les intrus Le nid nest quun trou dans le sol mais ces animaux construisent un cercle de deacuteblais denviron 20 cm de rayon autour de ce nid (ce qui en fait une cible plus facile agrave retrouver) Dans certaines zones la densiteacute de population est eacuteleveacutee et les nids sont si proches les uns des autres que les cercles se touchent voire sentrecroisent Il est important quun individu puisse identifier malgreacute cela son propre nid car sinon il se fait attaquer comme un intrus

131 Schatz B Chameron S Beugnon G and Collett T S (1999) The use of path integration to guide route learning in ants Nature 399 769-772 132 La proceacutedure (et notamment la geacuteomeacutetrie du labyrinthe) est plus compliqueacutee que deacutecrite ici je renvoie le lecteur agrave larticle pour les deacutetails 133 Les cloportes ne sont pas non plus des insectes Ce sont des crustaceacutes (comme les crevettes)

64

Comme lont montreacute des expeacuteriences de G Hoffmann134 entre 1983 et 1990 lors de leurs trajets dexploration alimentaire les cloportes utilisent lIC pour garder agrave jour le lien spatial avec le nid et savoir quel cercle explorer Au retour ils ne vont peacuteneacutetrer et explorer un cercle de deacuteblais que si lIC indique quils sont revenus agrave proximiteacute du nid les autres cercles rencontreacutes agrave plus grande distance du nid sont simplement contourneacutes

LIC deacuteclenche donc les meacutecanismes de rappel au bon moment pour empecirccher que lanimal se fie agrave des informations erroneacutees LIC agit en quelque sorte au travers dun amorccedilage elle provoque le rappel dune meacutemoire ou non en fonction de la position lue sur le vecteur dIC les repegraveres lieacutes au nid ne sont pris en compte que quand le vecteur se rapproche dune longueur nulle (autrement dit quand on est censeacute ecirctre pregraves du nid)

On voit la mecircme chose dans une autre des nombreuses expeacuteriences de leacutequipe Wehner On donne de la nourriture agrave des fourmis Cataglyphis lorsquelles sont agrave 30 m du nid (point F en dehors de limage agrave droite en haut) Les fourmis sont ensuite preacuteleveacutees agrave deux moments diffeacuterents soit quand elles repartent de lendroit ougrave elles ont reccedilu la nourriture (donc en F) soit quand revenant de F elles sapprecirctent agrave rentrer dans le nid avec leur nourriture (rameneacutee de F) Elles sont toujours lacirccheacutees en R Dans le premier cas quand elles ont eacuteteacute prises alors que leur vecteur dIC eacutetait grand (il indique quelque chose comme 30 m vers le sud-ouest) elles ignorent purement et simplement les repegraveres proches du nid et suivent la direction donneacutee par le vecteur (trajets en bleu seacuteloignant vers la gauche) Quand au contraire elles sont deacuteplaceacutees au moment ougrave elles ont un vecteur dIC quasi nul elles utilisent les repegraveres visuels environnants et repartent de R vers le nid (trajets en rouge)

Donc comme on sy attendait lIC joue bien un rocircle important damorccedilage (ou dinhibition si on veut voir les choses dans lautre sens) lors du rappel des configurations meacutemoriseacutees

Une carte cognitive

En conclusion lIC joue relativement agrave lexploitation des repegraveres (et donc relativement agrave la meacutemoire spatiale) au moins deux rocircles chez les hymeacutenoptegraveres

Lors de lapprentissage seacutelectionner les repegraveres agrave meacutemoriser (en particulier ceux qui sont rencontreacutes durant lapproche du nid135) associeacute agrave la direction meacutemoriseacutee du moment de prise de vue (obtenue par IC) le souvenir de ces repegraveres fournit en plus une information compleacutementaire sur la direction agrave prendre lorsquils sont identifieacutes lors du rappel

Lors du rappel deacuteclencher le rappel au moment approprieacute (pour eacuteviter les fausses reconnaissances)

134

Voir par exemple Hoffmann G (1985) The influence of landmarks on the systematic search

behaviour of the desert isopod Hemilepistus reaumuri II Problems with similar landmarks and their solution Behavioral Ecology Sociobiology 17 335-348 135 Les repegraveres proches du nid sont aussi meacutemoriseacutes de mecircme que les repegraveres menant agrave une source de nourriture (dans ce cas lors de lapproche vers cette source au cours de trajets reacutepeacuteteacutes initialement guideacutes uniquement par linteacutegration du chemin)

65

On sait que chez les rongeurs et sans doute chez de nombreux verteacutebreacutes dont les ecirctres humains lIC joue un rocircle important dans la construction de ce quon appelle depuis Tolman en 1948 la carte cognitive la repreacutesentation en meacutemoire de lenvironnement et des repegraveres et des relations spatiales existant entre ceux-ci Ce lien IC ndash carte cognitive a eacuteteacute eacutetabli notamment par les travaux dEdvard et May-Britt Moser sur les cellules de grille du cortex entorhinal chez le rat (qui traitent le mouvement propre donc quelque chose comme lIC) travaux qui sont venus compleacuteter ceux plus anciens de John OKeefe sur les cellules de lieu de lhippocampe (qui repreacutesentent la position qui est eacutevidemment ce qui change lors du deacuteplacement) Ces diffeacuterents travaux ont fait lobjet du Prix Nobel de Physiologie ou Meacutedecine en 2014

Alors trouvera-t-on la mecircme chose (une carte cognitive ougrave sinscrivent les repegraveres mise agrave jour en lien avec les informations de deacuteplacement) chez les insectes Pour linstant les reacutesultats sont contradictoires et il ny a pas daccord entre les chercheurs agrave ce sujet

Limitations de linteacutegration du chemin

Erreurs aleacuteatoires

Si on se reporte agrave un exemple intuitif (marcher agrave laveugle et revenir au point de deacutepart en ligne droite) il vous sera eacutevident je suppose que plus votre chemin sera sinueux etou long moins vous serez preacutecis(e) dans votre tentative de revenir vers le point de deacutepart de votre chemin Pourquoi

Linteacutegration du chemin est un processus iteacutereacute (reacutepeacuteteacute) durant le deacuteplacement le calcul est continu et chaque nouveau vecteur se fonde sur la reacutesultante deacutejagrave obtenue jusque-lagrave au pas preacuteceacutedent

Or les erreurs sont ineacutevitables dans les inputs de lIC autrement dit dans la mesure du mouvement (la preacutecision des systegravemes biologiques nest pas infinie) De plus lIC repose sur un calcul (trigonomeacutetrique sil doit ecirctre preacutecis) et lagrave aussi il peut y avoir des imperfections Donc chaque pas chaque eacutetape du calcul apportent des erreurs qui vont saccumuler si rien ne vient les corriger Ceci amegravene eacutevidemment une incertitude sur la position dautant plus grande que le chemin a eacuteteacute long et tortueux

Connaicirctre lincertitude

Nous allons voir que le comportement des fourmis montre que leurs meacutecanismes dorientation incorporent des strateacutegies reacutepondant agrave ce problegraveme et donc implicitement une connaissance sur les limites de lIC (une connaissance sur la qualiteacute de la connaissance donc une meacuteta-connaissance)

Lorsquune Cataglyphis revient au nid par IC et quelle ne le trouve pas (pex parce que lexpeacuterimentateur lavait deacuteplaceacutee sur un autre terrain) elle se met agrave faire des mouvements de recherche systeacutematique pour explorer la zone ougrave devrait se trouver selon son vecteur dIC le nid

Or la distribution de densiteacute de recherche est plus ou moins pointue selon que le trajet daller eacutetait court ou long Si le trajet eacutetait court lanimal cherche de maniegravere tregraves cibleacutee autour du point ougrave le nid devrait se trouver par contre si le trajet daller seacutetait eacuteloigneacute de beaucoup du nid lanimal au retour va faire une

66

recherche bien plus eacutetaleacutee autour du point ougrave le nid devrait se trouver Le profil de recherche traduit donc directement lincertitude accompagnant la navigation par IC incertitude qui est dautant plus grande que le trajet daller eacutetait grand136 la fourmi manifeste donc une sorte de connaissance sur la qualiteacute de sa connaissance (ici le vecteur)

Deux volets agrave lIC acquisition traitement Comme la navigation agrave lestime lIC est un processus comportant deux volets lun dabord dacquisition de linformation relative au mouvement (agrave laide de capteurs sensoriels) et lautre de traitement de cette information afin den obtenir la position actuelle remise agrave jour Ces deux eacutetapes sont donc

(1) la mesure de la direction (absolue ou relative137) de deacuteplacement et de la longueur du segment parcouru (cette longueur pouvant ecirctre elles-mecircmes calculeacutee eacutevidemment comme le produit de la vitesse par le temps de deacuteplacement)

(2) le traitement de ces mesures qui sapparente agrave une addition vectorielle (impliquant trigonomeacutetrie)

Nous naborderons guegravere ici la partie traitement qui reste encore tregraves meacuteconnue bien quil y ait agrave son propos des modegraveles et des indications portant sur le traitement neuronal probablement effectueacute chez les mammifegraveres du cocircteacute du cortex entorhinal et de lhippocampe comme on la suggeacutereacute plus haut

Acquisition de linformation sur la composante lineacuteaire

Chez la fourmi surtout la proprioception

Le flux visuel joue un rocircle mais mineur

Ronacher et Wehner138 ont fait la deacutemonstration que les fourmis Cataglyphis utilisent eacutegalement le flux visuel pour estimer leur deacuteplacement mais que ce rocircle est mineur (la diffeacuterence avec labeille sexplique sans doute par le type de locomotion labeille vole la fourmi marche)

Dans cette expeacuterience on entraicircne la fourmi agrave se rendre du nid agrave une source de nourriture situeacutee agrave 10 m dans un canal dont le sol est transparent Sous cette surface transparente il y a des bandes alterneacutees noires et blanches immobiles lors de lentraicircnement

Apregraves lentraicircnement la fourmi est transfeacutereacutee depuis la source de nourriture (donc au moment ougrave elle va rentrer au nid et ougrave son vecteur acquis par IC lui donne la

136 Leacutequipe de Wehner a refait cette expeacuterience plus reacutecemment et a pu montrer en plus que le profil de recherche deacutepend de la distance directe au nid (la longueur du vecteur) et pas de la sinuositeacute du trajet aller ce qui semble indiquer que le vecteur lui-mecircme est la seule information agrave disposition dans la meacutemoire de lanimal (et pas des informations sur la forme du trajet) On pourrait preacutesenter plutocirct ces donneacutees reacutecentes Merkle T amp Wehner R (2010) Desert ants use foraging distance to adapt the nest search to the uncertainty of the path integrator Behav Ecol 21 349ndash355 137 Absolues cest-agrave-dire telles que mesureacutees dans un systegraveme de reacutefeacuterence lieacute agrave la Terre (comme le sont les directions lues sur une boussole) relatives cest-agrave-dire rapporteacutees agrave la direction du segment immeacutediatement preacuteceacutedent (dans ce cas ce sont les changements de direction que lon mesure en fait) 138 Ronacher B Wehner R (1995) Desert ants Cataglyphis fortis use self-induced optic flow to measure distances travelled Journal of Comparative Physiology A 177 21-27

67

valeur de 10 m agrave marcher) dans un second canal parallegravele au premier et mesurant 20 m On mesure la distance entre le lacirccher et le point ougrave lanimal commence agrave faire des zigzags agrave la recherche du nid

Si dans ce second canal le patron de bandes noir-blanc est immobile aussi les animaux (vitesse moyenne 25 cms pas influenceacutee par la condition) cherchent apregraves 95 m (plusmn 22 m) Par contre si les bandes noir-blanc sont en mouvement en approche (ie dans le sens opposeacute au mouvement de lanimal) le chemin parcouru avant la recherche raccourcit agrave 155 cms les fourmis cherchent agrave 83 m environ si les contrastes deacutefilent dans lautre sens elles prolongent leur chemin agrave 112 m

Il y a donc bien une influence du flux visuel ventral mais ce nest pas toute lhistoire En effet dans le dernier cas si elles seacutetaient fondeacutees uniquement sur le flux visuel elles auraient ducirc parcourir 26 m Cest donc que des informations autres (et visiblement de poids supeacuterieur) sont en jeu il ne peut sagir que dinformations sur les mouvements locomoteurs de type proprioceptif (informations sur les mouvements des pattes)139

Les informations proprioceptives (ou de commande motrice) pegravesent plus

Une expeacuterience plus reacutecente (2007) de leacutequipe de Wehner140 montre que lodomegravetre des fourmis est bien baseacute sur leacutequivalent dun comptage de pas ces auteurs ont fait faire un trajet aller de 10 m agrave des fourmis du deacutesert et au moment ougrave munies de nourriture elles allaient commencer leur retour ils ont modifieacute la longueur de leur pattes soit en les raccourcissant soit en les rallongeant Si un compteur proprioceptif (ou un compteur des commandes motrices donneacutees aux pattes) est agrave lœuvre les fourmis devraient se tromper lors du retour puisque par exemple un mecircme nombre de pas faits avec des pattes plus petites fait une plus petite distance En effet celles dont les pattes avaient eacuteteacute raccourcies pour le retour commenccedilaient agrave chercher le nid trop tocirct au contraire celles dont les pattes avaient eacuteteacute rallongeacutees parcouraient une trop longue distance avant de se mettre agrave chercher A titre de confirmation on peut veacuterifier quau trajet suivant (aller et retour avec les pattes modifieacutees) elles ne se trompaient pas et parcouraient correctement 10 m au retour ceci se comprend facilement si leur mesure de la distance se fonde sur un compteur de pas

Chez labeille le flux visuel

Pour un animal qui vole les informations visuelles se substituent probablement aux informations proprioceptives qui ne sont pas non plus fiables en vol (le mouvement rythmique des ailes par exemple ne deacutepend pas que de la vitesse relativement au sol mais aussi des conditions de vent) La vision apporte des informations sur le mouvement propre via lensemble des transformations de la scegravene visuelle dues agrave ce mouvement transformations quon appelle le flux optique ou flux visuel141

139 Et sans doute aussi de type copie effeacuterente (ou deacutecharge corollaire) 140 Wittlinger M Wehner R amp Wolf H (2007) The ant odometer stepping on stilts and stumps Science 312 (5782) 1965-1967 141 Je ne discuterai pas ici du flux visuel supposeacute connu des eacutetudiants en psychologie au moins Pour meacutemoire les deacuteplacements dun observateur dans lespace creacuteent une transformation de lensemble de sa scegravene visuelle transformation que Gibson (1950) a nommeacute flux optique ou (si on se place du point de vue du sujet) flux visuel (1958) There are quite specific forms of continuous transformations and the visual system can probably discriminate among them () This mode of

68

Parmi dautres Mandyam Srinivasan et ses collegravegues142 ont deacutetermineacute limportance du flux visuel pour lestimation de la distance chez labeille en utilisant un tunnel denviron 6 m de long deacutecoreacute inteacuterieurement de patrons contrasteacutes Ce tunnel eacutetait placeacute agrave 35 m de la ruche Les reacutesultats de diverses conditions expeacuterimentales montrent que labeille fait bien recours au flux visuel pour mesurer la distance parcourue

(1) Lorsque la source de nourriture eacutetait mise agrave lentreacutee du tunnel (cocircteacute ruche) les abeilles qui ne traversaient donc pas le tunnel faisaient une danse en rond une fois revenues dans la ruche En effet la ligneacutee dabeilles employeacutee danse en rond jusquagrave une distance de quelque 50 m et ce nest quapregraves quelle passe agrave la danse en huit

(2) Lorsque la nourriture eacutetait agrave lautre bout du tunnel les abeilles devaient le traverser et subissaient donc un flux visuel acceacuteleacutereacute (en raison de la proximiteacute des parois du tunnel) une stimulation en termes de deacutefilement visuel plus forte que celle quelles subissaient en dehors du tunnel Au retour les abeilles dansaient en huit (alors quelles navaient parcouru en fait que 41 m)

(3) Lorsque agrave titre de controcircle la texture inteacuterieure contrasteacutee du tunnel eacutetait remplaceacutee par des bandes longitudinales (ne produisant donc pas de flux) les abeilles revenaient agrave une danse en rond

(4) Leffet de ce flux augmenteacute par la proximiteacute est si fort que mecircme lorsque les abeilles ne parcouraient que 6 m avant dentrer dans le tunnel (la distance totale agrave la nourriture eacutetait alors de seulement 12 m) elles dansaient tout de mecircme en huit

Lensemble de ces doneacutees est une deacutemonstration eacuteclatante du rocircle majeur du flux visuel pour lestimation de distance chez labeille

Acquisition dinformation sur la composante angulaire

La mesure de la distance na eacutevidemment aucun inteacuterecirct pour savoir ougrave on est si on ne sait pas dans quelle direction on a avanceacute Comment les insectes hymeacutenoptegraveres mesurent-ils leur direction de marche ce quon appelle le cap en marine Au deacutebut du 20egraveme siegravecle beaucoup de chercheurs sinteacuteressent agrave cette question mais la reacuteponse sera apporteacutee par un chercheur suisse Santschi

Le soleil comme boussole

Feacutelix Santschi (1872-1940) eacutetait un Lausannois eacutemigreacute agrave Kairouan en Tunisie meacutedecin pratiquant mais aussi passionneacute de fourmis et speacutecialiste de la taxonomie de celles-ci (il a deacutecrit plus de 2000 espegraveces et variations de fourmis) Les gens du lieu lavaient dailleurs surnommeacute Tabib-en-neml le docteur143 des fourmis

Santschi sinteacuteressait lui aussi agrave lorientation des fourmis144 En 1911 il reacutealise lexpeacuterience qui la rendu ceacutelegravebre (mais pas de son vivant) lexpeacuterience du miroir

optical stimulation is an invariable accompaniment of locomotor behaviour and it therefore provides feedback stimulation for the control and guidance of locomotor behaviour It might be called visual kinesthesis(Gibson 1958 p 185) 142 Srinivasan M V Zhang S Altwein M amp Tautz J (2000) Honeybee navigation nature and calibration of the odometer Science 287 851-3 143 Tabib cf toubib 144 Voir Wehner R (1990) On the brink of introducing sensory ecology Felix Santschi (1872ndash1940) mdash Tabib-en-Neml Behavioral Ecology and Sociobiology 27 (4) 295-306

69

Il choisit pour cette expeacuterience une ouvriegravere chargeacutee en train de revenir au nid Il utilise alors un miroir pour renvoyer sur lanimal depuis une autre direction la lumiegravere du soleil en mecircme temps un assistant tient un carton de maniegravere agrave empecirccher les rayons directs du soleil de toucher la fourmi Du point de vue de la fourmi le soleil a donc changeacute de place brutalement dans le ciel Dans ces conditions le trajet de retour de lanimal est deacutevieacute du mecircme angle que limage du soleil est deacuteplaceacutee Il suffit docircter miroir et carton pour que la trajectoire reprenne son cours initial

Santschi ne sarrecircte pas lagrave il remarque aussi que lexpeacuterience marche mieux avec certaines fourmis (genre Messor) quavec dautres (Cataglyphis) quelle marche aussi mieux quand le soleil est bas Cela lui fait dire que la boussole solaire (ce quil appelle lœil-boussole) fait partie dun systegraveme plus complexe

Dautres chercheurs de son temps (notamment Cornetz autre grand observateur de fourmis) reacutecusent la possibiliteacute dutiliser le soleil agrave cause de son mouvement A cela Santschi reacutetorque que lanimal peut avoir une repreacutesentation interne du temps et associer la position du soleil agrave lheure du jour Un repegravere ceacuteleste mobile nest pas moins fiable quun repegravere terrestre immobile si son mouvement est complegravetement reacutegulier et preacutevisible

En 1923 Santschi montre que les fourmis sorientent mecircme si elles ne voient quune portion du ciel nincluant pas le soleil (pour cela il les entoure dun cylindre vertical en carton ouvert sur le ciel elles ne sont pas deacutesorienteacutees) Il en conclut que les fourmis deacutetectent quelque chose dans le ciel mais il ne sait pas quoi peut-ecirctre un gradient de lumiegravere ultraviolette (en cela il eacutetait tregraves proche de la bonne solution) Il suggegravere aussi faute de meilleure ideacutee quelles voient les eacutetoiles mecircme en plein jour On sait maintenant gracircce aux travaux de Wehner que les fourmis ne peuvent percevoir les eacutetoiles mecircme de nuit

La polarisation du ciel

Le mystegravere dure jusquen 1949 Von Frisch apprend de deux physiciens que le ciel est polariseacute et il reacutealise alors sur labeille des expeacuteriences montrant lutilisation de la lumiegravere polariseacutee Il force des abeilles agrave danser sur un rayon horizontal en vue du ciel Dans ce cas elles orientent leur danse non en utilisant la verticale comme zeacutero du systegraveme de coordonneacutees (eacutevidemment) mais en utilisant le soleil lui-mecircme145 A laide dun filtre polarisant von Frisch tourne la polarisation de la lumiegravere ceacuteleste et constate que les abeilles tournent la danse dautant

Cest donc que les abeilles (et les fourmis) perccediloivent la polarisation du ciel et lutilisent comme indice de la position du soleil A son tour le soleil combineacute agrave une information sur lheure quil est et sur la maniegravere dont lazimut solaire change au cours de la journeacutee fournit une boussole agrave lanimal

En effet en raison des proprieacuteteacutes de reacutefraction de lair la lumiegravere du ciel bleu est polariseacutee La lumiegravere est une onde eacutelectromagneacutetique Contrairement agrave leau ougrave les ondes ne se produisent que dans le plan vertical (ie un bateau lorsque passe la vague se deacuteplace dans le plan vertical) les ondes eacutelectromagneacutetiques se produisent dans tous les plans agrave la fois Cependant lorsque la lumiegravere est

145 Ce comportement de danse agrave lhorizontale en vue du soleil est eacutevolutivement plus ancien et visiblement il existe toujours mais inhibeacute en quelque sorte chez les abeilles modernes

70

polariseacutee certains plans sont supprimeacutes (la lumiegravere est ainsi en quelque sorte peigneacutee par un filtre polarisant)

Si deux filtres polarisants sont orthogonaux aucune lumiegravere ne passe (le premier ne laisse passer que les ondes dans un plan P et le deuxiegraveme ne laisse passer que les ondes dans un plan P orthogonal au premier et justement il ny en a plus)

La polarisation du ciel est maximale agrave 90deg du soleil (ie cest dans cette zone que le filtre est le plus efficace) De plus lorientation du vecteur de polarisation (le sens de peignage du filtre) deacutepend des positions respectives de lobservateur du soleil et du point observeacute (le vecteur est orthogonal au triangle ainsi deacutefini) Il sensuit que la polarisation du ciel permet de savoir ougrave est le soleil (agrave 180deg pregraves en raison de la symeacutetrie du patron de polarisation) mecircme sil nest pas visible

Loeil-boussole polarisant de la fourmi

Cest Ruumldiger Wehner de lInstitut de Zoologie de lUniversiteacute de Zurich et son eacutequipe qui deacutecryptent dans le deacutetail146 degraves les anneacutees 80 le fonctionnement de lœil-boussole de Cataglyphis Leur approche est aussi bien comportementale que neuroanatomique

Dune part ils suivent les fourmis dans le deacutesert agrave laide dun instrument eacutevoquant une tondeuse agrave gazon ce chariot pousseacute agrave bras de maniegravere agrave ce que la fourmi se trouve toujours dessous est surmonteacute dune structure qui (1) empecircche la fourmi de voir les eacuteventuels repegraveres et le soleil direct (2) lui donne une vue du ciel (3) qui peut ecirctre manipuleacutee par lexpeacuterimentateur (restriction du champ de vision mise en place de filtres etc)

29032017

Sur le plan neuroanatomique les ommatidies (yeux eacuteleacutementaires assembleacutes en un oeil composeacute) des fourmis sont eacutetudieacutees par leacutequipe de Wehner en ce qui concerne leurs proprieacuteteacutes de transformation de la lumiegravere en signal nerveux les proprieacuteteacutes des pigments sensibles agrave la lumiegravere leur orientation leurs caracteacuteristiques de polarisation de la lumiegravere qui les traverse etc Pour connaicirctre le champ visuel de chaque oeil la tecircte disseacutequeacutee de la fourmi est placeacutee dans un systegraveme steacutereacuteotaxique et eacuteclaireacutee par en-dedans ceci permet de deacuteterminer dans quelle direction la lumiegravere sort de chaque oeil eacuteleacutementaire en direction du ciel et par conseacutequent quelle portion du ciel est vue par chaque oeil chez lanimal vivant

On deacutecouvre ainsi que ce sont les 70-80 ommatidies supeacuterieures de chaque oeil (qui en compte environ 1000) constituant lAire Marginale Dorsale (Dorsal Rim Area DRA) qui forment loeil-boussole Chaque ommatidie est composeacutee de huit neurones sensoriels allongeacutes situeacutes derriegravere une lentille frontale (une sorte de corneacutee) suivie dun cristallin (jouant le rocircle dun condensateur) et arrangeacutes parallegravelement en roue la partie reacuteceptrice de chaque neurone (ougrave deacutemarre la transduction lumiegravere ndash deacutepolarisation du neurone) se trouve dans une sorte de peigne (constitueacute de cils sensoriels ou microvilli) qui prolonge lateacuteralement le soma Ces peignes reacuteunis au centre de la roue forment le rhabdomegravere Chaque peigne est plus sensible quand la polarisation de la lumiegravere est parallegravele agrave lui (car

146 Wehner R (1982) Himmelsnavigation bei Insekten Neujahrsblatt der Naturforschenden Gesellschaft in Zuumlrich 184 (tout le volume)

71

la rhodopsine est plus sensible agrave la lumiegravere quand la moleacutecule est parallegravele agrave la polarisation et les moleacutecules sont aligneacutees avec les peignes) Les peignes des diffeacuterentes cellules de lAire Marginale Dorsale (contrairement aux cellules des ommatidies en dehors de cette zone) forment un patron orthogonal donc pour une orientation de la tecircte certaines de ces cellules parmi les huit sont stimuleacutees drsquoautres pas Les deux ensembles de neurones convergent chacun sur une cellule ganglionnaire et celles-ci sont interconnecteacutees de maniegravere agrave maximaliser le contraste entre les deux inputs

Pour simplifier on peut dire que chaque ommatidie parmi les 70 reacuteagit seacutelectivement agrave la direction de la polarisation de la lumiegravere qui la traverse lensemble forme un filtre polarisant complexe En fonction de lorientation de la tecircte de lanimal la lumiegravere polariseacutee du ciel filtreacutee par ces ommatidies fournit donc agrave la fourmi une sorte de signature lumineuse traduisant cette orientation On a donc en fin de compte un deacutetecteur de lorientation de loeil relativement au ciel polariseacute Au cours de ses excursions la fourmi sarrecircte souvent pour scanner le ciel (elle tourne sur elle-mecircme) et ainsi deacuteterminer via son Aire Marginale Dorsale la direction du patron de polarisation du ciel par rapport auquel elle va mesurer la direction du prochain segment de son parcours147

Puisquelle recourt au patron de polarisation du ciel la fourmi peut savoir comment elle est orienteacutee par rapport au soleil mecircme si celui-ci nest pas directement visible (par exemple quand il est cacheacute par le paysage ou par des nuages couvrant partiellement le ciel)148

Percevoir la polarisation nest pas exceptionnel

Notons pour la petite histoire que la perception de la polarisation est reacutepandue dans plusieurs ordres dinsectes courante chez les oiseaux et mecircme que bien des gens sont capables de percevoir tregraves leacutegegraverement la polarisation de la lumiegravere On peut sauto-tester agrave laide dun eacutecran LCD (car les eacutecrans polarisent la lumiegravere) en affichant une surface blanche homogegravene en inclinant la tecircte de part et dautre tout en fixant un point de leacutecran on voit alors apparaicirctre pendant le mouvement de la tecircte une image tregraves peu distincte jaune et bleue (en diagonale pour un eacutecran LCD et sinversant quand le mouvement de la tecircte sinverse) nommeacutee brosse de Haidinger149 qui couvre un diamegravetre angulaire comme deux ou trois fois le pouce quand le bras est tendu

147 Lors de ses deacuteplacements la fourmi garde eacutegalement la tecircte en inclinaison immuable ceci garantit que la coiumlncidence ciel-oeil nest pas perturbeacutee par linclinaison 148 Il faut noter quen raison de la symeacutetrie de la polarisation du ciel lanimal pourrait se tromper de 180deg mais dautres informations du ciel ndash gradient de luminositeacute notamment ndash viennent deacutesambiguiumlser linformation de la polarisation 149 Wilhelm Haidinger a deacutecrit le pheacutenomegravene degraves 1844 en preacutecisant quil est possible de lobserver dans le bleu du ciel et donc dy deacuteterminer agrave loeil nu la direction de polarisation Blickt man schnell irgendwo and den blauen Himmel so erscheint deutlich fast wie zwei zarte gelbe mit einander verbundene neblige Flecken von den scheinbaren Groumlsse von etwa 2deg der gelbe Buumlschel in der Richtung des Hauptschnittes Cf Haidinger W (1846) Beobachtung der Lichtpolarisationsbuumlndel im geradlinig polarisirten Lichte Poggendorfs Annalen 68 73-87 On peut lobtenir en ligne via la BNF httpgallicabnffrark12148bpt6k15148nf39

72

Le mouvement azimutal doit ecirctre compenseacute

La boussole visuelle des fourmis et abeilles a eacutevidemment un point faible le soleil nest pas immobile dans le ciel Quest-ce que cela implique pour ces animaux en ce qui concerne les traitements cognitifs

Le problegraveme est preacuteciseacutement le suivant Lazimut solaire est la direction de la projection verticale du soleil sur lhorizon Et si le soleil se deacuteplace bien de 15degpar heure dans le ciel (un tour entier soit 360deg dans les 24 heures du jour solaire) sa projection elle (lazimut) se deacuteplace avec une vitesse qui varie selon la latitude la saison et lheure du jour

Or il faut se souvenir que la boussole solaire se fonde neacutecessairement (puisque le deacuteplacement de lanimal a lieu essentiellement dans le plan horizontal) sur lazimut solaire En effet ce nest pas la direction du soleil dans le ciel qui importe mais la direction quil indique dans le plan de locomotion et qui sert de reacutefeacuterence (il en est de mecircme chez les oiseaux autre groupe qui utilise massivement le soleil comme boussole)

On vient de le dire le deacuteplacement de lazimut nest pas reacutegulier Par exemple prenons un cas extrecircme agrave la latitude exacte dun tropique le jour du solstice deacuteteacute le soleil passe preacuteciseacutement au zeacutenith agrave midi (heure solaire) Donc le soleil reste exactement agrave lest depuis son lever jusquagrave midi et bascule brutalement agrave louest degraves midi et jusquau coucher la vitesse azimutale est nulle le matin et lapregraves-midi et tregraves eacuteleveacutee150 pendant une fraction de seconde juste agrave midi la fonction qui lie lazimut agrave lheure est donc en escalier (step function) A dautres latitudes agrave la mecircme date la fonction sera plutocirct en forme de S aplati (sigmoiumlde)

Le problegraveme agrave reacutesoudre pour lanimal nest donc pas simple Comment les hymeacutenoptegraveres font-ils pour utiliser lazimut solaire dont le deacuteplacement doit ecirctre pris en compte en continu pour que la direction de marche soit mesureacutee correctement

On sait par des expeacuteriences que les abeilles et fourmi expeacuterimenteacutees connaissent preacuteciseacutement lentier du deacuteplacement de lazimut solaire en fonction de lheure Elles apprennent la fonction deacutecrivant ce deacuteplacement azimutal lors de leurs diffeacuterentes sorties (soit dit en passant les oiseaux apprennent de la mecircme maniegravere) Mais quen est-il des individus naiumlfs (qui nont jamais eu loccasion de voir le parcours solaire)

En travaillant avec des abeilles151 et fourmis152 qui neacutetaient jamais sorties du nid auparavant les scientifiques ont pu eacutetablir que ces individus naiumlfs possegravedent de

150 Infinie en fait 151 Dyer et Dickinson ont fait une expeacuterience astucieuse et complexe sur les abeilles Ils ont entraicircneacute des abeilles naiumlves durant 7 jours ensoleilleacutes uniquement lapregraves-midi entre 15h et 19h Le 8egraveme jour par temps couvert les abeilles ont eacuteteacute relacirccheacutees et observeacutees degraves le matin et pour le reste de la journeacutee Comme le temps eacutetait couvert les abeilles utilisaient un repegravere (la ligneacutee darbres) pour retrouver la source de nourriture mais pour communiquer lemplacement de cette source elles ne pouvaient utiliser que la danse fondeacutee sur le soleil elles devaient donc se repreacutesenter la direction azimutale du soleil (en deacutepit de labsence de celui-ci) Lorientation de leur danse montra quelles se repreacutesentaient lazimut solaire comme constant le matin agrave une distance angulaire de 180deg de sa position de lapregraves-midi A partir denviron midi ces insectes inexpeacuterimenteacutes basculaient vers la repreacutesentation de la position solaire dapregraves-midi sans passer par des valeurs intermeacutediaires Dyer F C amp Dickinson J A (1994) Development of sun compensation by honeybees How partially

73

maniegravere inneacutee le squelette de linformation relative au parcours du soleil ils savent que lapregraves-midi le soleil est grossiegraverement agrave lopposeacute de sa position le matin Les abeilles et fourmis semblent donc recevoir geacuteneacutetiquement une information simplifieacutee concernant le parcours azimutal du soleil en premiegravere approximation le soleil est stable dans une certaine direction durant la matineacutee et agrave midi il passe dans la direction opposeacutee (agrave 180deg) ougrave il reste stable lapregraves-midi Ceci correspond agrave la fonction en escalier ou step function mentionneacutee plus haut

Bien quimparfaite cette fonction en escalier assure quand mecircme une orientation de base relativement correcte de plus lanimal peut certainement plus facilement raffiner cette fonction de base en lajustant (sur la base de ses observations du deacuteplacement du soleil par rapport aux repegraveres fixes du paysage) que sil devait la construire agrave partir de rien

Traitement de linformation

On a vu que linteacutegration du chemin repose sur deux volets lun dacquisition de linformation (sur les composantes lineacuteaire et angulaire du mouvement) et le second de traitement de cette information

Ce deuxiegraveme volet est celui de comment par quel calcul les donneacutees entreacutees vont ecirctre traiteacutees pour permettre agrave lanimal de garder agrave jour une repreacutesentation de la direction du point de deacutepart (ou dune autre cible)

La nature du calcul

Plusieurs auteurs se sont attacheacutes agrave modeacuteliser ce processus153 soit en se fondant sur des consideacuterations theacuteoriques soit en essayant dexpliquer plus directement des constatations empiriques Malgreacute linteacuterecirct de cette question nous naborderons pas les modegraveles ici faute de temps

On rappellera seulement et cest important que dans sa deacutefinition formelle le vecteur calculeacute lors de lIC correspond agrave la somme des vecteurs (segments du chemin) parcourus Pour cela lIC en tant que calcul se base alors eacutevidemment sur des vecteurs en entreacutee (correspondants aux segments de chemin) deacutenoteacutes par leur direction et leur longueur obtenues comme on la vu plus haut

Produisant une somme vectorielle instantaneacutee elle ne neacutecessite pas de meacutemoire si ce nest celle permettant le stockage tregraves volatil de la somme courante agrave laquelle viendra sajouter le pas suivant En particulier dans son acception

experienced bees estimate the suns course Proceedings of the National Academy of Sciences 91(10) 4471-4474 152 Wehner et Muumlller ont entraicircneacute des fourmis uniquement le matin avant 9h30 puis les ont enfermeacutees agrave lobscuriteacute Le troisiegraveme jour les fourmis ont eacuteteacute testeacutees on les a laisseacute sorienter lapregraves-midi sous un chariot ne leur laissant voir que 134deg de ciel centreacute sur le zeacutenith et incluant le soleil Les fourmis sorientaient comme si le soleil eacutetait agrave 180deg de sa position matinale Wehner R amp Muumlller M (1993) How do ants acquire their celestial ephemeris function Naturwissenschaften 80(7) 331-333 153 Pour une revue assez reacutecente des modegraveles de lIC voir Vickerstaff RJ amp Cheung A (2010) Which coordinate system for modelling path integration Journal of Theoretical Biology 263 242ndash261 Ce serait un bon point de deacutepart si on voulait parler des modegraveles

74

habituelle linteacutegration du chemin ne neacutecessite pas de meacutemoriser les segments du chemin154

Les structures ceacutereacutebrales en jeu

Au niveau des structures ceacutereacutebrales sous-tendant le calcul de la reacutesultante du deacuteplacement on est encore loin de savoir exactement lesquelles exactement sont impliqueacutees et comment cela se passe On a mentionneacute plus haut que chez les rongeurs les cellules de grille deacutecouvertes par leacutequipe des eacutepoux Moser (prix Nobel 2014) semblent impliqueacutees dans ce calcul et permettent la remise agrave jour lors du mouvement en lumiegravere ou dans lobscuriteacute de la carte cognitive repreacutesenteacutee dans les cellules de lieu de lhippocampe qui reccediloit des inputs du cortex entorhinal Par contre on en sait beaucoup moins pour ce qui est des insectes

On a deacutecouvert155 neacuteanmoins que le corps ellipsoiumlde (ellipsoid body) une petite structure ovale au centre du cerveau des mouches drosophiles semble inteacutegrer les changements de direction au cours du deacuteplacement aussi bien sur la base dentreacutees visuelles que sur la base des mouvements de pattes que fait linsecte Dans les eacutetudes qui lont montreacute la mouche est colleacutee par le dessus de la tecircte agrave un microscope agrave excitation par deux photons qui permet de visualiser en temps reacuteel lactiviteacute des canaux calcium dans les neurones La mouche marche sur une petite sphegravere ce qui lui permet de faire des mouvements de pattes correspondant agrave un deacuteplacement alors mecircme quelle est colleacutee et immobile Si ses mouvements de pattes correspondent agrave un changement de direction lactiviteacute dans le corps ellipsoiumlde tourne aussi indiquant que les informations du programme moteur de rotation sont inteacutegreacutees ce qui fournit la direction de marche reacutesultante

154 Certains auteurs notamment Fujita ont proposeacute une variante qui neacutecessite de meacutemoriser les segments Dans cette variante la somme est faite non en continu mais agrave la demande quand il est neacutecessaire de rentrer On voit mal pour la fourmi en tout cas ce qui pourrait justifier ce modegravele Pour les humains la question reste ouverte dans certains cas les donneacutees (notamment concernant le temps de latence des sujets avant quils initient leur retour il est plus long si le trajet aller a eacuteteacute plus long etou compliqueacute) semblent indiquer un traitement agrave la demande plutocirct quen continu mais dautres explications agrave cette latence variable sont envisageables 155 Seelig J D amp Jayaraman V (2015) Neural dynamics for landmark orientation and angular path integration Nature 521(7551) 186-191

75

Partie C Compeacutetences cognitives de haut niveau

Lavegravenement des primates [COP-53 ssq COP-72 ssq] Les primates sont un groupe de mammifegraveres speacutecialiseacutes tregraves tocirct diffeacuterencieacutes probablement originaire dAfrique

Ils appartiennent agrave un groupe ancien les Archontes (dont les autres descendants actuels sont les toupayes et les leacutemurs volants156) des mammifegraveres speacutecialement adapteacutes agrave la vie dans les arbres des forecircts chaudes ougrave il ny a pas de saisons pour la nourriture

Au deacutebut du Ceacutenozoiumlque apregraves lextinction Creacutetaceacute-Tertiaire qui vit disparaicirctre les dinosaures agrave lexception des oiseaux la Terre eacutetait tropicale partout marqueacutee de vastes forecircts pluviales un milieu ideacuteal pour la vie arboricole des premiers primates gracircce agrave ces conditions favorables il y a eu une grande phase de dispersion de ces premiers primates157

Selon ce modegravele couramment admis les primates ont donc eacutemergeacute il y a 60-80 millions danneacutees et sont alors peut-ecirctre contemporains des derniers dinosaures (ce nest pas eacutetonnant vu leurs racines chez les insectivores) Leur origine nest pas claire mais les plus anciens groupes connus clairement apparenteacutes aux primates sont les adapiformes agrave laspect de rongeurs Les premiers vrais primates apparenteacutes (et semblables) aux prosimiens actuels (tarsiers158 galagos loris leacutemurs) deviennent abondants vers -55 millions danneacutees dans tout lheacutemisphegravere nord

Les primates actuels en bref

Il y a actuellement plus de 180 espegraveces de primates presque exclusivement tropicaux on distinguait traditionnellement les prosimiens (ceux qui ne sont pas tout agrave fait des singes reacutepandus en Afrique et en Asie) les singes du Nouveau Monde (c-agrave-d de lAmeacuterique centrale et du sud) les singes de lAncien Monde (Afrique et Asie) et parmi ceux-ci les singes anthropoiumldes (apes en anglais)

Les prosimiens les loris (nocturnes solitaires) les tarsiers (nocturnes ils vivent soit solitaires soit en couple) et les leacutemuriens (diurnes ou nocturnes ils ont diverses structures sociales)

156 On y avait aussi mis les chauves-souris avant que les donneacutees moleacuteculaires ne les en sortent 157 Cependant ils nont pas pu aller partout agrave cause des oceacuteans qui isolaient et enclavaient certaines terres Ces enclavements ne concernent pas que les primates LAmeacuterique du Sud a heacuteriteacute dune faune secondaire isoleacutee durant 62 millions danneacutees et ce nest que depuis leacutemergence de lAmeacuterique centrale il y a 25 millions danneacutees quil y a eu eacutechange de faune (dougrave le fait aussi que les speacuteculations de Sir Arthur Conan Doyle dans the Lost World ndash qui a inspireacute Jurassic Park ndash ne sont pas aussi absurdes quil y paraicirct) 158 En reacutealiteacute la position des tarsiers est sujette agrave controverse Ils sont geacuteneacutetiquement apparenteacutes aux singes anthropoiumldes comme le montrent des donneacutees reacutecentes De toute maniegravere les tarsiers sont un cas agrave part avec leur cerveau de carnivore leur reacutegime de carnivore leurs yeux dont chacun est plus grand que le cerveau et leur capaciteacute de tourner leur tecircte de 180deg Cf Heads M (2010) Evolution and biogeography of primates a new model based on molecular phylogenetics vicariance and plate tectonics Zoologica Scripta 39(2) 107ndash127

76

Les singes du Nouveau Monde tous diurnes les marmosets et les tamarins (ils vivent en couples monogames) les ceacutebideacutes ou capucins (ils vivent en groupe sociaux)

Les singes de lAncien Monde les colobideacutes (colobes et langurs) et les cercopithegraveques (macaques babouins mangabeys) tous vivent en groupes sociaux de formes diverses

Les singes anthropoiumldes (ils se distinguent de tous les autres en nayant pas de queue) les gibbons (groupes familiaux monogames) les chimpanzeacutes les bonobos les gorilles (tous vivent en groupe sociaux) et les orangs-outans (qui sont solitaires)

La place des primates

Si le mot primate (issu du latin) veut dire qui occupe la premiegravere place cette deacutesignation nest due quagrave larrogance des humains qui aiment agrave se placer au-dessus de toutes les autres espegraveces En effet lordre des primates noccupe pas une place particuliegravere dans la phylogeacutenie des mammifegraveres il nest ni le premier ni le plus reacutecent Par exemple les proboscidiens (eacuteleacutephants) et les perissodactyles (dont font partie les chevaux) sont apparus plus reacutecemment

Compareacutes aux autres ordres de mammifegraveres et malgreacute diffeacuterentes extinctions les primates ont toujours eacuteteacute un groupe tregraves diversifieacute (il y aurait eu en tout quelque 5500 espegraveces de primates)

Alors que les primates primitifs eacutetaient auparavant abondants en Europe ils disparaissent vers -34 millions danneacutees sans doute agrave cause dun important refroidissement climatique Mais ils survivent en Asie dont le climat nest pas homogegravene et contient des zones qui leur sont favorables La plupart des ordres de mammifegraveres modernes puisent dailleurs leur origine en Asie rongeurs lagomorphes (liegravevres et lapins) artiodactyles (ruminants suiformes) ceacutetaceacutes rhinoceacuteros leacutemurs volants

Classification moderne des primates deux sous-ordres

La classification actuelle des primates a abandonneacute la dichotomie ancienne prosimiens simiens159 On distingue maintenant les strepsirhiniens et les haplorhiniens qui diffegraverent par leur nez (ou museau)

Les strepsirhiniens (nez retourneacute) possegravedent un museau termineacute par une truffe (peau sans poils humide narines fendues sur le cocircteacute relieacute agrave la legravevre) comme les chiens et tous les autres mammifegraveres Ce sont les leacutemuriens galagos loris ayes-ayes

Les haplorhininens (nez simple) ont le nez recouvert de la mecircme peau que le reste du visage (narines circulaires non fendues non lieacutees agrave la legravevre) et parmi eux on distingue encore les platyrrhiniens (nez plat narines eacutecarteacutees tous les singes dAmeacuterique) et les catarrhininens (narines rapprocheacutees tous les singes de lAncien Monde dont lecirctre humain)

159 Et pour cause les tarsiers qui font partie des prosimiens se sont reacuteveacuteleacutes ecirctre tregraves proches des anthropoiumldes

77

Les adaptations propres aux primates

Des modes de locomotions varieacutes

Les primates on la vu sont lieacutes au monde des arbres et au monde tropical (qui offre des fruits feuilles fleurs insectes le long de toutes les saisons) Cependant les diffeacuterentes expegraveces ont acquis au cours de leacutevolution une grande varieacuteteacute de postures et de modes de locomotion allant de la marche quadrupegravede agrave la bipeacutedie en passant par le saut et la brachiation

Des yeux vers lavant traitant la profondeur

Au cours de leur eacutevolution ces premiers primates vont deacutevelopper des yeux orienteacutes vers lavant Pour des preacutedateurs ou des frugivores qui vivent dans les arbres une tregraves bonne vision est neacutecessaire La proie analyseacutee par la partie centrale du champ visuel doubleacutee peut ecirctre mieux eacutevalueacutee (sa valeur et pour une proie ses possibiliteacutes de seacutechapper ou de se deacutefendre)

La vision steacutereacuteoscopique (3-D) binoculaire qui neacutecessite des yeux dont les champs visuels se recouvrent permet une localisation preacutecise de la proie en donnant la possibiliteacute de la deacutetecter par son relief mecircme si elle est camoufleacutee

Bela Julesz a dailleurs deacutemontreacute en preacutesentant des steacutereacuteogrammes agrave points aleacuteatoires agrave des sujets humains que le relief cacheacute dans une structure apparaicirct mecircme dans des images sans contenu identifiable contrairement agrave ce quon pensait jusqualors il nest pas besoin dinterpreacuteter dabord le sens de limage pour pouvoir en extraire le relief Ceci montre agrave quel point cette capaciteacute cognitive est fondamentale elle permet didentifier le contenu de la scegravene

De plus pour des animaux qui sautent de branche en branche en haut de la canopeacutee il est fondamental de pouvoir localiser tregraves preacuteciseacutement la branche cible au risque de se tuer 40 m plus bas Cette importance de la vision se manifeste eacutegalement par des aires corticales visuelles tregraves agrandies avec une repreacutesentation augmenteacutee du centre de la reacutetine (foveacutea)160

Il y a cependant un coucirct agrave avoir des yeux devant le champ visuel complet est plus eacutetroit et donc lanimal aura de la peine agrave deacutetecter un preacutedateur qui arrive par derriegravere Ceci a peut-ecirctre constitueacute une pression de seacutelection menant agrave la formation de groupes sociaux dans un groupe diffeacuterents individus peuvent regarder dans diffeacuterentes directions et donner lalarme agrave lapproche dun preacutedateur

La deacutetection du mouvement et de la forme

Parmi les speacutecialisations visuelles chez les primates apparaicirct un nouveau jeu de processeurs visuels destineacutes agrave mieux poursuivre et identifier des objets (proies preacutedateurs fruits) ce jeu est constitueacute de deux systegravemes distincts conduisant linformation de la reacutetine aux aires visuelles en passant par les corps genouilleacutes lateacuteraux lun pour le mouvement (voie magnocellulaire) lautre pour la forme (voie parvocellulaire) Les corps cellulaires de la voie magno sont plus grands que ceux de la voie parvo et la conduction du signal est plus rapide ce qui est avantageux pour un systegraveme devant analyser et anticiper le mouvement Notons au

160 Les eacutecureuils ont des yeux sur le cocircteacute mais la bande eacutetroite de champs visuels superposeacutes est surrepreacutesenteacutee dans leur cortex visuel

78

passage que les diffeacuterentes couches du CGL forment chacune une carte reacutetinotopique et que toutes ces cartes sont aligneacutees les unes sur les autres ce qui suggegravere une duplication eacutevolutive des structures ainsi que des pressions lieacutees agrave la neacutecessiteacute de faire des comparaisons locales comme on la vu plus haut

De plus chez tous les primates laire MT (aire temporale meacutediane ou V5) analyse le mouvement visuel Elle prend la forme dune carte corticale typique avec reacutegulariteacute dans la seacutelectiviteacute pour lorientation du mouvement (colonnes montrant une variation reacuteguliegravere de lorientation du stimulus efficace) et inhibition locale elle reccediloit des entreacutees logiquement de la voie magnocellulaire

La vision trichromatique

En ce qui concerne la vision en couleur les primates passent de dichromates agrave trichromates En effet la plupart des mammifegraveres sont dichromates161 (une situation qui est apparue avec les premiers verteacutebreacutes) les pigments162 originaux des cocircnes sont sensibles au rouge (pic de sensibiliteacute agrave 564 nanomegravetres) et au bleu (437 nm) Il y a 40 million danneacutees une duplication de gegravene a produit un 3egraveme pigment chez lancecirctre des singes de lAncien Monde et donc de lecirctre humain La courbe de reacuteponse du 3egraveme pigment a finalement divergeacute jusquagrave ecirctre comme maintenant (533 nm) Tous les primates de lAncien Monde ont donc la mecircme vision en couleur que les ecirctres humains163

Il y a un avantage seacutelectif agrave la vision trichromatique Les angiospermes (plantes agrave fleurs) sont apparues au Creacutetaceacute degraves lors bien deacutetecter les fleurs (nectar) et les fruits mucircrs eacutetait un avantage et la vision trichromatique permet justement de mieux identifier les uns et les autres Il se peut dailleurs que la coloration vive des fruits soit due pour partie aux primates ils consomment les fruits ce qui permet aux graines qui ne sont pas digeacutereacutees decirctre disseacutemineacutees (avec du fertilisant) Il eacutetait donc avantageux pour les plantes davoir des fruits deacutetectables et appeacutetissants pour les primates Tout ceci explique peut-ecirctre que lapparence des fruits et des fleurs nous soit plaisante

161 Ce nest donc pas quun chien ou un chat voit en noir et blanc comme on la souvent dit il voit les couleurs mais en confond certaines que nous ne confondons pas comme le font les daltoniens (ceux qui ont deux types de cocircnes du moins) 162 Pour meacutemoire les photopigments sont des reacutecepteurs 7 fois transmembranaires des moleacutecules inseacutereacutees au travers de la membrane cellulaire qui vont ecirctre activeacutees par la lumiegravere (le reacutetinal qui a absorbeacute un photon se deacutetache de lopsine) et produire dans la cellule une cascade deacuteveacutenements biochimiques Parmi cette famille de reacutecepteurs transmembranaires on trouve non seulement les photopigments mais aussi les chimioreacutecepteurs (reacutecepteurs olfactifs) 163 Chez les singes du Nouveau Monde la mutation sest produite autrement (deux pigments sont codeacutes par deux allegraveles du mecircme gegravene du chromosome X) et il y a des variations entre sexes et entre individus en ce qui concerne la vision des couleurs tous les macircles et certaines femelles sont dichromates les autres femelles sont trichromates Primates are vision-dependent mammals with acute three-dimensional sight and many possess trichromatic colour vision ([Fobes and King 1982] and [Jacobs 1996]) Long-wave-sensitive (L) middle-wave-sensitive (M) and short-wave-sensitive (S) opsins produced separately in the cone photoreceptive cells in the retina result in the trichromacy In most genera of New World monkeys (platyrrhines) the L and M opsins arise as alleles of a single LndashM opsin gene on the X chromosome resulting in the extensive colour vision polymorphism that is trichromacy for females heterozygous for the LndashM opsin alleles and dichromacy for all males and homozygous females (Jacobs 1998) Because of the wide variation in colour vision New World monkeys have been excellent subjects to study the utility of colour vision in natural environments Hiramatsu C et al(2009) Interplay of olfaction and vision in fruit foraging of spider monkeys Animal Behaviour 77(6) 1421-1426

79

Les esprits sont aussi des adaptations

En biologie dans le domaine de leacutevolution une adaptation est une structure anatomique un processus physiologique ou un trait comportemental qui a eacutevolueacute sous leffet de la seacutelection naturelle parce quil ameacuteliorait la survie et le succegraves reproductif agrave long terme dun organisme

Darwin deacutejagrave avait compris que les esprits (ce que nous pourrions appeler les processus cognitifs) sont des adaptations biologiques une adaptation cognitive est une adaptation comportementale dans laquelle les processus perceptifs et comportementaux

1 sont organiseacutes de maniegravere flexible (lindividu prend des deacutecisions entre plusieurs actions sur la base dune eacutevaluation de la situation actuelle en relation avec son but actuel)

2 impliquent une repreacutesentation mentale qui va au-delagrave de linformation directement donneacutee par la perception

En tant quadaptations les esprits ont une histoire eacutevolutive qui peut ecirctre eacutetudieacutee en partie en faisant des comparaisons systeacutematiques entre espegraveces apparenteacutees en utilisant les meacutethodes de la biologie compareacutee dont le but est de reacuteveacuteler aussi bien les similitudes que les diffeacuterences

Ils ont des traits dhistoire de vie typiques de mammifegraveres mais exageacutereacutes longue peacuteriode dimmaturiteacute (dans laquelle ils doivent apprendre ce qui concerne leur environnement physique et social) maturiteacute sexuelle tardive peu de petits agrave la fois grand investissement parental En outre les primates font face agrave des difficulteacutes speacutecifiques en ce qui concerne la recherche de nourriture et les interactions avec les conspeacutecifiques Pour les premiegraveres les primates ont souvent des reacutegimes alimentaires speacutecifiques avec une forte deacutependance dun type de nourriture qui est irreacuteguliegraverement distribueacute dans le temps et dans lespace (arbres agrave fruits) Dans le domaine social leurs groupes sont complexes avec de la compeacutetition pour la nourriture il a y des signaux eacutemotionnels dans la communication et les interactions consistent en des relations agrave long terme baseacutees sur lexpeacuterience

Ces contraintes particuliegraveres peuvent expliquer que les primates aient deacuteveloppeacute au cours de leacutevolution des solutions comportementales favorisant lapprentissage et donc des capaciteacutes cognitives flexibles et complexes En outre dans certaines espegraveces tout au moins il y a eu aussi une influence sur leacutevolution de la morphologie du cerveau et du neacuteocortex (dimension complexiteacute)

La compeacutetition systegraveme digestifcerveau

Lorsquon regarde le graphe log-log traduisant le rapport cerveaucorps pour les primates on repegravere dun coup doeil que les mangeurs de fruits sont plus enceacutephaliseacutes (ils sont souvent au-dessus de la droite) que les mangeurs de feuilles (qui sont au-dessous) A titre dillustration le singe hurleur et le singe araigneacutee ont des morphologies et des modes de vie tregraves semblables cependant le premier mange des feuilles le second des fruits Si on compare la taille de leurs cerveaux respectifs on ne peut quecirctre surpris par la diffeacuterence Comment expliquer ces donneacutees

80

La transformation des hydrates de carbone complexes des feuilles en sucres digestibles neacutecessite un intestin grand et speacutecialiseacute et requiert beacoup deacutenergie (ce qui nest pas le cas pour les sucres des fruits) Et leacutenergie utiliseacutee par un animal deacutepend de sa taille cest le poids du corps qui deacutetermine leacutenergie totale agrave disposition Par conseacutequent si un organe augmente en taille relativement au corps un autre doit diminuer Les organes les plus coucircteux en eacutenergie sont le cœur le foie les reins lestomac lintestin et le cerveau Il se trouve que la taille des trois premiers est fortement contrainte par la masse du corps et donc il ne peut y avoir dajustement quentre les derniers

On se trouve donc face agrave une boucle qui agrave partir dun reacutegime de meilleure qualiteacute (permettant une digestion plus facile) entraicircne une reacuteduction de lintestin ce qui libegravere de leacutenergie permettant un plus grand cerveau ce qui agrave son autour autorise des comportements plus complexes de recherche de nourriture amenant agrave une ameacutelioration du reacutegime et ainsi de suite164

Chez les humains laugmentation en taille du cerveau relativement aux grands singes sest accompagneacutee dune reacuteduction identique de la taille de lintestin alors que les autres organes ont le poids que lon attend pour un primate de cette taille

Gracircce entre autres aux ressources meacutetaboliques ainsi libeacutereacutees par la diminution de volume du systegraveme digestif les primates ont pu acqueacuterir des compeacutetences sociales fortement baseacutees sur la communication visuelle Dune part le bulbe olfactif a diminueacute et laire visuelle V1 a augmenteacute dautre part ils ont acquis une grande repreacutesentation corticale des muscles dexpression faciale permettant toute une palette dexpressions du visage Lamygdale cette structure sous-corticale proche de lhippocampe et impliqueacutee dans la reacuteponde eacutemotionnelle joue un rocircle important dans la perception des expressions faciales (mais aussi des intonations de voix)

Il existe encore dautres innovations dans larchitecture ceacutereacutebrale des primates Ainsi laire preacutemotrice ventrale eacutequivalent chez les primates non humains de notre aire de Broca est active pour la preacutehension piloteacutee visuellement les neurones dits miroirs reacutepondent aussi quand le sujet observe un autre en train deffectuer une action semblable et on peut supposer que cela pu parmi dautres choses ecirctre un des fondements de lapparition des aptitudes sociales (compreacutehension des autres communication langage)

Le neacuteocortex des primates agrave 50 agrave 100 aires identifiables et beaucoup de ces aires ont la mecircme organisation (tonotopique reacutetinotopique somatotopique) on peut penser quelles sont issues de la duplication de gegravenes reacutegulant leur deacuteveloppement Ce nombre eacuteleveacute daires veut-il dire que chaque aire a une fonction diffeacuterente Sucircrement que non Il se pourrait plutocirct que certaines fonctions neacutecessitent une interaction coopeacuterative entre aires En effet contrairement agrave ce que laissent penser les illustrations provenant deacutetudes dIRM fonctionnelle pour toute tacircche presque tout le cerveau est actif certaines zones (celles qui apparaissent dans les illustrations) accroissent simplement leur activiteacute plus que ne le font les autres lors de la tacircche expeacuterimentale relativement agrave une activiteacute dans une tacircche de controcircle Cela ne veut pas dire comme laffirme la croyance populaire que nous nutilisons que 10 de notre cerveau

164 Sauf erreur cette ideacutee est due au paleacuteoanthropologue Leslie Aiello

81

Chez les prosimiens les singes et les humains on trouve la mecircme caracteacuteristique Il y a eu drsquoabord des adaptations agrave la nouvelle niche eacutecologique et seulement ensuite enceacutephalisation Ainsi pour expliquer lenceacutephalisation des primates (dont nous-mecircmes) il convient de deacutecouvrir les particulariteacutes critiques de leur niche eacutecologique qui ont rendu avantageux le fait de posseacuteder un plus grand cerveau laugmentation de dimension du cerveau serait alors la reacuteponse eacutevolutive aux proprieacuteteacutes de la niche

05042017

Quelques repegraveres sur leacutetude cognitive des primates

Joni et Roody semblables et diffeacuterents

Isoleacutee dans la Moscou staliniste Nadezhda Ladygina-Kohts (1889-1963) ne subit pas linfluence des behavioristes et donc ne rejette pas leacutetude de lesprit de lanimal Preacutedatant leacutethologie de Lorenz elle emploie neacuteanmoins les mecircmes meacutethodes lobservation deacutetailleacutee et la description des comportements Encore eacutetudiante elle ouvre en 1917 le laboratoire de psychologie du Museacutee Darwin (museacutee fondeacute en 1907 par celui qui allait devenir son mari Alexandre Feodorovich Kohts) Lœuvre principale de Ladygina-Kohts est le compte-rendu de sa recherche avec Joni un jeune chimpanzeacute quelle suivit durant 2 ans et demi jusquagrave ce quil meure de maladie agrave lacircge de 4 ans en 1916 Une originaliteacute de son travail est la comparaison avec le deacuteveloppement de son propre fils Roody neacute en 1925

Son travail comparatif dobservation a eacuteteacute eacutediteacute il y a quelques anneacutees en anglais165 il se termine par deux chapitres de synthegravese (chapitres 16 et 17) Similarities (respectivement Differences) in Behavior of Human and Chimpanzee quil est inteacuteressant de lire car de maniegravere anectodique mais systeacutematique ils dressent le portrait vivant et contrasteacute de ces deux espegraveces agrave la fois proches et eacuteloigneacutees lhumain et le chimpanzeacute

Les eacutetudes sur la cognition des primates

[TOC-3] La tradition intellectuelle occidentale est le fait de gens qui habitaient sur un continent ne posseacutedant aucun autre primate indigegravene Sil y en avait eu la croyance que lhumain est le seul animal doueacute de raison ne serait sans doute pas aussi fortement ancreacutee La situation est en particulier complegravetement diffeacuterente au Japon ougrave lobservation des macaques est courante hors des villes

Cela dit depuis longtemps certains chercheurs avaient compris la nature biologique de la raison cest-agrave-dire des processus cognitifs

Apregraves Romanes disciple de Darwin qui avait deacutejagrave eacutetudieacute les primates les premiegraveres eacutetudes systeacutematiques sur la cognition des primates sont le fait de Wolfgang Koumlhler Isoleacute par la 1egravere guerre mondiale aux Canaries ce psychologue de leacutecole gestaltiste se retrouve avec un eacutechantillon de 9 chimpanzeacutes agrave sa disposition Il leur soumet des problegravemes agrave reacutesoudre (comme atteindre une nourriture en hauteur agrave laide de caisses et de bacirctons) il se demande comment ces primates restructurent perceptivement leur monde pour reacutesoudre les problegravemes

165 [LAD] Ladygina-Kohts NN (19352002) Infant chimpanzee and human child Oxford University Press

82

Robert Yerkes vers 1916 creacutee aux Etats-Unis un laboratoire deacutetude de tous les aspects du comportement des primates Vers les anneacutees 1940 on tente dans ce labo les premiegraveres expeacuteriences deacutelevage de singes comme sils eacutetaient des enfants

Cette peacuteriode est suivie par une eacuteclipse due au beacutehaviorisme et agrave leacutethologie classique - inteacuteresseacutee davantage aux comportements inneacutes et pas agrave la cognition et neacutegligeant deacutelibeacutereacutement les primates Mais lesprit geacuteneacuteral de leacutethologie influencera les eacutetudes subseacutequentes sur les primates par exemple celles de Jane Goodall sur lutilisation doutils en milieu naturel chez les chimpanzeacutes

La reacutevolution cognitive dans les anneacutees 60 ramegravene (lentement) le cognitif dans leacutetude du comportement animal

Emil Menzel (tout agrave gauche dans limage) dans le deacutebut des anneacutees 70 sinteacuteresse ainsi notamment agrave la communication et agrave la connaissance spatiale (cf le ceacutelegravebre problegraveme du Voyageur de Commerce) chez les singes

David Premack utilise des singes eacuteleveacutes pas les humains pour eacutetudier la cognition depuis les concepts matheacutematiques jusquagrave la theacuteorie de lesprit

Les Gardner (Beatrix T Gardner et Robert Allen Gardner) font œuvre de pionniers en apprenant lAmeslan (la langue des signes) agrave un chimpanzeacute (project Washoe 1966) de mecircme que Duane Rumbaugh et Sue Savage-Rumbaugh qui utilisent des lexigrammes pour communiquer avec des singes

Marler Cheney Seyfarth sinteacuteressent agrave la communication chez les singes en nature Kawai sinteacuteresse agrave la transmission culturelle chez les macaques du Japon Hans Kummer eacutetudie les socieacuteteacutes de primates (babouins) Frans de Waal la politique (les alliances) chez les chimpanzeacutes et lempathie chez les bonobos

Cette liste de chercheurs nest eacutevidemment pas exhaustive et nous en deacutecouvrirons certains autres plus loin en particulier Tetsuro Matsuzawa (transmission de compeacutetences chez les antropoiumldes) Daniel Povinelli (repreacutesentation de la causaliteacute physique theacuteorie de lesprit) et Michael Tomasello (idem)

Les hominoiumldes Dans la classification actuelle le clade166 des hominoiumldes regroupe les singes anthropoiumldes les ecirctres humains et tous les ancecirctres de ces deux groupes jusquagrave leur ancecirctre commun

Lhumain un parmi les hominoiumldes

Le classement taxonomique des ecirctres humains est donc le suivant (selon les chercheurs des variantes sont possibles167)

166 A clade (from Ancient Greek κλάδος klados branch) is a group consisting of an organism and all its descendants In the terms of biological systematics a clade is a single branch on the tree of life The idea that such a natural group of organisms should be grouped together and given a taxonomic name is central to biological classification In cladistics (which takes its name from the term) clades are the only acceptable units The term was coined in 1958 by English biologist Julian Huxley () A clade is termed monophyletic meaning it contains one ancestor which can be an organism population or species and all its descendants The term clade refers to the grouping of the ancestor and its living andor deceased descendants together The ancestor can be a theoretical or actual species [wikipedia nov 2010] Les reptiles dans leur deacutefinition usuelle ne forment pas un clade car on en exclut habituellement les oiseaux alors que ces derniers descendent des reptiles

83

Ordre des primates

Sous-ordre des haplorhiniens (nont pas des truffes mais des nez)

Infra-ordre des catarrhiniens ( ouverts vers le bas)

Superfamille des hominoiumldes (singes sans queue gibbons chimpanzeacutes bonobos gorilles orangs-outans ainsi que nos ancecirctres eacuteteints)

Famille des hominideacutes (les mecircmes sans les gibbons)

Sous-famille des hominineacutes (les mecircmes sans les orangs-outans)

Tribu des hominiens (les mecircmes sans les gorilles Il reste donc seulement les humains les chimpanzeacutes et bonobos et les ancecirctres eacuteteints)

Genre Homo

Espegravece Homo sapiens

Le clade (une superfamille) des hominoiumldes est donc celui des humains actuels de leurs ancecirctres et des autres singes sans queue (gibbons orangs-outans gorilles chimpanzeacutes bonobos) ainsi que de leurs ancecirctres agrave eux

Tous ces primates ont un pied preacutehensile (sauf lhumain) et des mains preacutehensiles Le bout des doigts possegravede des coussinets tactiles (corpuscules de Meissner) organes sensoriels autorisant une perception tactile tregraves fine

La premiegravere radiation des hominoiumldes

Lorsquun reacutechauffement se produit au Miocegravene (23-17 millions danneacutees) commence lacircge dor des mammifegraveres et la tectonique des plaques en refermant certaines mers permet aussi de nombreux eacutechanges entre Asie et Afrique Notamment les primates hominoiumldes et les cercopithegravecoiumldes (singes agrave queue comme les macaques) colonisent lEurope

Une importante radiation danthropoiumldes se produit en Afrique orientale on y observe une grande gamme de tailles Proconsul date de cette eacutepoque-lagrave (il y a 15 agrave 20 millions danneacutees) ancecirctre probable des hominoiumldes cest encore un quadrupegravede arboricole de taille moyenne agrave grande (20-50 kg) qui ne sest pas encore entiegraverement engageacute dans des adaptations modernes Proconsul preacutesente en effet des caracteacuteristiques mixtes de singes agrave queue (la longueur des membres la marche quadrupegravede sur les paumes) et de singes anthropoiumldes les dents et en particulier labsence de queue Cest ce caractegravere deacuteriveacute labsence de queue qui

167 Cest un cas classique dambiguiumlteacutes sur la deacutenomination des groupes taxonomiques Classiquement on parlait dHominideacutes agrave propos de la ligneacutee humaine placeacutee en groupe-fregravere des Chimpanzeacutes et le clade (= groupe monophyleacutetique) (Hominideacutes + Chimpanzeacute (Pan) + Gorille (Gorilla) + Orang-Outan (Pongo parfois sorti du lot et en groupe-fregravere)) formait les Hominoideacutes En raison de la tregraves faible diffeacuterence geacuteneacutetique entre Homo (+ apparenteacutes fossiles) et Chimpanzeacute certains proposent dappeler cet ensemble (Homo + Australopithegraveques et consort + Pan) Hominideacutes le clade laquo en-dessous raquo (Homo + Australopithegraveques) devenant alors le clade des Hominineacutes Rigoureusement le groupe des Panineacutes nest pas correct laquo cladistiquement parlant raquo car il sagit dun groupe paraphyleacutetique puisquil regroupe Orang-Outan Gorille et Chimpanzeacute cest-agrave-dire les laquo grands singes raquo La litteacuterature anglo-saxonne pour sa part montre le conflit entre ces deux deacutenominations Hominids ou Hominines et pour lheure cest lappellation classique dHominids (Hominideacutes) qui est la plus usiteacutee pour deacutesigner la ligneacutee humaine [Cyril Langlois (Laboratoire Paleacuteoenvironnements amp Paleacuteobiosphegravere Universiteacute Claude Bernard Lyon 1) httpplanet-terreens-lyonfrplanetterreXMLdbplanetterremetadataLOM-hominides-homininesxml]

84

laisse supposer que Proconsul eacutetait deacutejagrave sur la branche qui seacutetait seacutepareacutee des cercopitheacutecoiumldes donc sur une ligneacutee menant aux anthropoiumldes

Plusieurs espegraveces de Proconsul de tailles tregraves diffeacuterentes ont eacuteteacute trouveacutees et il se pourrait que les grandes aient donneacute naissance par la suite aux gorilles et les petites aux chimpanzeacutes et humains168

Il y a 16 millions danneacutees la mise en place du systegraveme actuel de courants oceacuteaniques saccompagne dun nouveau refroidissement avec extinction de nombreuses espegraveces et ouverture des milieux en Afrique (la forecirct fait place agrave la savane aux prairies) ce qui favorise les herbivores mais aussi les primates ainsi les cercopithegravecoiumldes (singes agrave queue) colonisent les frontiegraveres forecirct-savane

En Europe du sud il reste des forecircts tropicales humides ougrave se reacutefugient les hominoiumldes africains on trouve ainsi le singe des checircnes ou dryopithegraveque en France169 (13-11 millions danneacutees) ou encore loreacuteopithegraveque isoleacute en Toscane qui est alors une icircle (9-7 millions) il est peut-ecirctre agrave la fois arboricole et bipegravede comme le montre la forme de son bassin mais il seacuteloigne nettement par certains traits de la ligneacutee des hominideacutes Des donneacutees reacutecentes suggegraverent en fait quil neacutetait pas bipegravede170

Reacutechauffements et peacuteriodes glaciaires se succegravedent de maniegravere reacutepeacuteteacutee modifiant le paysage asseacutechant la Meacutediterraneacutee pour un temps Aux alentours de 8 millions danneacutees la ligneacutee europeacuteenne des hominoiumldes (dryopithegraveque oreacuteopithegraveque) disparaicirct171 et on doit donc se poser la question du lien existant entre cette ligneacutee et les hominoiumldes africains quon rencontrera plus tard

Une hypothegravese relativement reacutecente vient peut-ecirctre eacuteclairer cette zone dombre En effet chez les espegraveces mentionneacutees lanalyse des dents indique que les individus subissaient des peacuteriodes de famine cest donc bien que le climat eacutetait devenu inhospitalier Lexamen de la disseacutemination dune certaine mutation inactivant luricase (une enzyme lieacutee agrave la digestion des sucres et dont linactivation rend la digestion des fruits plus rentable172) suggegravere une hypothegravese puisque tous les grands singes et lhumain en sont porteurs les primates hominoiumldes europeacuteens agrave cette eacutepoque auraient migreacute dans deux directions lAsie ougrave ils auraient donneacute naissance aux ancecirctres des orangs-outans et gibbons lAfrique (dont ils venaient originellement) ougrave ils auraient meneacute agrave leacutemergence des gorilles des chimpanzeacutes et des ancecirctres des humains

168 Cf Relethford JH (2017) 50 Great Myths of Human Evolution Chichester UK John Wiley amp Sons [REL] 169 En 1856 pregraves de Saint-Gaudens en Haute-Garonne Cette deacutecouverte de fossile ouvrit la voie agrave la paleacuteontologie humaine [COP-151] 170 Russo GA amp Shapiro LJ (2013) Reevaluation of the lumbosacral region of Oreopithecus bambolii Journal of Human Evolution 65 (3) 253-265 171 Sauf pour un temps loreacuteopithegraveque isoleacute sur son icircle de Toscane 172 Speacutecifiquement la mutation - preacutesente chez lhomme et tous les grands singes et qui se serait produite il y a 154 millions danneacutees - rend luricase non fonctionnelle ce qui augmente la concentration seacuterique dacide urique ce qui agrave son tour potentialise le stockage des graisses agrave partir du fructose Cela constitue un problegraveme en preacutesence dune abondance de fructose (comme dans notre socieacuteteacute) mais un avantage quand la nourriture manque Comme tous les grands singes sont porteurs de cette mutation elle a ducirc se produire dans lancecirctre commun il y a 15 millions danneacutees donc tregraves probablement en Europe dans des conditions ougrave elle constituait un avantage seacutelectif Cf Johnson R J amp Andrews P (2010) Fructose uricase and the back-to-Africa hypothesis Evolutionary Anthropology 19 250-257

85

De maniegravere geacuteneacuterale ce quon peut dire avec certitude cest quil y a deacuteclin des hominoiumldes degraves le Miocegravene supeacuterieur agrave lexception des plus grands (orangs-outans gorilles chimpanzeacutes) et des plus agiles (gibbons) tous sont chasseacutes de leur niche eacutecologique par des concurrents plus performants [COP-165] les cercopitheacutecoiumldes Cest le groupe de primates actuels le plus important qui a coloniseacute mecircme certains milieux froids comme on le voit par exemple chez les macaques du Japon

Le propre de lHomme Agrave part le langage articuleacute un caractegravere deacuteriveacute propre agrave lespegravece humaine quel est le propre de lHomme Plusieurs eacuteleacutements ont eacuteteacute avanceacutes et si on se limite aux caractegraveres dont on peut suivre lhistoire fossile (le langage ne se fossilise pas par exemple mais les outils oui) on peut avancer la liste suivante

Bipeacutedie obligeacutee lhumain ne se deacuteplace que de maniegravere bipegravede Certes il peut occasionnellement ou agrave certains acircges se deacuteplacer agrave quatre pattes mais il est tregraves inefficace dans ce mode de locomotion pour lequel il a notamment des bras trop courts La bipeacutedie obligeacutee est un caractegravere des humains uniquement

Grand cerveau avec son cerveau de presque un kilo et demi compareacute aux 400 g de celui des chimpanzeacutes lhumain est unique parmi les primates

Petites canines bien quon ny songe en geacuteneacuteral pas les dents des humains sont compareacutees agrave celles des autres hominoiumldes tregraves diffeacuterentes de par la taille reacuteduite des canines

Usage doutils lutilisation raffineacutee des outils est eacutevidemment un caractegravere fondamental de lespegravece humaine

Quels liens peut-on faire entre ces caractegraveres

La bipeacutedie

On a longtemps penseacute que la bipeacutedie a preacuteceacutedeacute les autres caractegraveres et en est a lorigine Libeacuterant les mains pour lusage doutils elle aurait provoqueacute aussi la diminution des canines (remplaceacutees par les outils) et laugmentation de la taille du cerveau La bipeacutedie (entraicircnant ces conseacutequences) aurait alors eacuteteacute le propre de lHomme

Agrave part le fait que chez les singes actuels tous sont bipegravedes au moins occasionnellement la bipeacutedie (et mecircme la bipeacutedie obligeacutee) existe dans bien des espegraveces ainsi tous les oiseaux sont bipegravedes En outre certains marsupiaux sont bipegravedes (kangourous) certains leacutezards pratiquent la bipeacutedie et eacutevidemment les dinosaures theacuteropodes eacutetaient des bipegravedes obligeacutes (et ils utilisaient probablement leurs membres anteacuterieurs pour saider agrave maintenir les proies) Tout ceci montre que la bipeacutedie nest pas si exceptionnelle Mais quel rocircle a joueacute la bipeacutedie chez les hominoiumldes

La bipeacutedie preacutecegravede les autres caractegraveres

En reacutealiteacute la bipeacutedie est ancienne dans la ligneacutee des ecirctres humains comme le montrent les caracteacuteristiques des fossiles deacutecouverts ces derniegraveres deacutecennies

Sahelanthropus tchadensis deacutecouvert au Tchad et dateacute de -7 millions danneacutees montre deacutejagrave des indications claires de bipeacutedie son foramen magnum - le trou dans le cracircne par lequel passe la moelle eacutepiniegravere - est situeacute sous son cracircne (et non pas

86

dans une position plus occipitale) ce qui est tout agrave fait lieacute agrave une position de station verticale La diffeacuterence de position du foramen magnum chez lhumain moderne le chimpanzeacute et le loup est dailleurs parlante agrave ce sujet

Orrorin tugenensis (deacutecouvert au Kenya mais dont on na pas le cracircne il est dateacute de -6 millions danneacutees) montre des feacutemurs dont les caractegraveres sont typiques de la marche bipegravede

Ardipithecus ramidus deacutecouvert en Ethiopie et dateacute de -44 millions danneacutees montre eacutegalement clairement des caractegraveres lieacutes agrave la bipeacutedie notamment la forme de son bassin avec les points dattache des tendons

Toutes ces espegraveces avaient de petits cerveaux et nutilisaient pas doutils Les outils les plus anciens apparaissent plus dun million danneacutees apregraves lardipithegraveque Donc la bipeacutedie na pas eacuteteacute favoriseacutee car elle libeacuterait les mains pour les outils et elle na pas eacuteteacute un facteur deacuteclenchant pour lusage de ceux-ci (trop de temps sest eacutecouleacute entre apparition de la bipeacutedie et apparition des outils pour que lexplication tienne) elle na pas non plus deacuteclencheacute lenceacutephalisation qui est elle-mecircme bien posteacuterieure agrave lapparition des outils Dailleurs concernant ce lien entre bipeacutedie et usage doutils lorsque lon observe les chimpanzeacutes et les bonobos on constate que la manipulation dobjets est surtout lieacutee agrave la position assise et pas du tout agrave la position debout pour ajuster les gestes avec preacutecision il faut avoir le corps au repos

Au passage la diminution des canines nest pas due non plus agrave lapparition des outils puisque la macircchoire de lardipithegraveque montre deacutejagrave des canines tregraves reacuteduites par rapport agrave celles des autres hominoiumldes

Le Rift seacutepare des zones climatiques et des espegraveces

Lhistoire qui va vous ecirctre raconteacutee ici traduit la version classique (East Side Story avanceacutee par le ceacutelegravebre paleacuteontologue franccedilais Yves Coppens) de leacutevolution africaine des humains Les deacutecouvertes reacutecentes indiquent que cette version est sans doute beaucoup trop simple Larbre eacutevolutif actuellement connu173 des humains montre surtout que bien des filiations entre espegraveces sont incertaines et le resteront sans doute encore un moment De nouvelles deacutecouvertes et de nouvelles espegraveces viendront sans doute encore eacutetoffer (et compliquer) ce tableauhellip ou au contraire le simplifier puisque des hypothegraveses reacutecentes vont dans ce sens174 Il faut retenir que leacutevolution de lespegravece humaine na rien de lineacuteaire la version classique ci-dessous pourtant deacutejagrave bien entortilleacutee nest sucircrement pas la derniegravere

173 Scientific American Septembre 2014 174 The site of Dmanisi Georgia has yielded an impressive sample of hominid cranial and postcranial remains documenting the presence of Homo outside Africa around 18 million years ago Here we report on a new cranium from Dmanisi (D4500) that together with its mandible (D2600) represents the worlds first completely preserved adult hominid skull from the early Pleistocene D4500D2600 combines a small braincase (546 cubic centimeters) with a large prognathic face and exhibits close morphological affinities with the earliest known Homo fossils from Africa The Dmanisi sample which now comprises five crania provides direct evidence for wide morphological variation within and among early Homo paleodemes This implies the existence of a single evolving lineage of early Homo with phylogeographic continuity across continents Lordkipanidze D de Leoacuten M S P Margvelashvili A Rak Y Rightmire G P Vekua A amp Zollikofer C P (2013) A complete skull from Dmanisi Georgia and the evolutionary biology of early Homo Science 342(6156) 326-331

87

[COP-194] Tout commence (probablement) par la mise en place du Rift dans lest africain Cette grande fracture175 sest formeacutee suite agrave une activiteacute tectonique intense mais surtout vers 8 millions danneacutees la reacuteactivation du Rift oriental se traduit par la genegravese de montagnes qui feront barriegravere climatique A lest le climat est sec agrave louest humide Les primates hominoiumldes se trouvent diviseacutes Ceux de louest sadaptent agrave la nourriture plus tendre des forecircts ils seront les ancecirctres des gorilles et des chimpanzeacutes Ceux de lest agrave une nourriture progressivement plus difficile agrave trouver dans les forecircts clairsemeacutees et dans les savanes arboreacutees leurs descendants seront nos ancecirctres

Plusieurs indices confirment la divergence des humains et des autres anthropoiumldes aux alentours de 6 agrave 8 millions danneacutees dans le passeacute peut-ecirctre un peu plus notamment les donneacutees danthropologie moleacuteculaire degraves la fin des anneacutees 60 qui se fondent sur la vitesse de divergence des moleacutecules biologiques La diffeacuterence immunologique entre espegraveces vivant actuellement permet agrave laide dune calibration connue par des fossiles plus anciens de calculer le temps eacutecouleacute depuis la seacuteparation des deux ligneacutees176

La bipeacutedie nest pas une adaptation agrave la savane

La bipeacutedie est-elle alors neacutee agrave cause de la vie dans la savane comme reacuteponse agrave cette niche eacutecologique En effet pour se nourrir dans un milieu ouvert avec des bouquets darbres seacutepareacutes par des eacutetendues dherbe il faut se deacuteplacer davantage Or la bipeacutedie est plus efficace eacutenergeacutetiquement que le deacuteplacement quadrupegravede Dans un grand espace il peut ecirctre avantageux de disposer des mains pour transporter de la nourriture pour la ramener au groupe ou pour transporter les beacutebeacutes et les mettre en seacutecuriteacute La station verticale permet aussi de mieux eacutechapper au soleil tropical et eacutegalement de voir les preacutedateurs (ou la nourriture) de plus loin

Cela semble une bonne hypothegravese et cependant elle nest pas correcte En effet lanalyse des dents de lardipithegraveque deacutejagrave clairement bipegravede montre des patrons dusure typiques dun reacutegime diversifieacute tel quon laurait dans un environnement forestier ou semi-forestier Les fossiles de plantes et danimaux trouveacutes177 en association avec lardipithegraveque sont aussi typiques des milieux de ce type En outre lanalyse des isotopes stables dans les dents montre de par la proportion des isotopes de carbone 13 et carbone 12 (proportion qui diffegravere entre les feuilles

175 Depuis 2005 un nouveau rift est en train de se former en Ethiopie qui deviendra agrave terme un nouvel oceacutean Cf site de lUniversiteacute de Rochester In 2005 a gigantic 35-mile-long rift broke open the desert ground in Ethiopia At the time some geologists believed the rift was the beginning of a new ocean as two parts of the African continent pulled apart but the claim was controversial Now scientists from several countries have confirmed that the volcanic processes at work beneath the Ethiopian rift are nearly identical to those at the bottom of the worlds oceans and the rift is indeed likely the beginning of a new sea () Atalay Ayele professor at the Addis Ababa University in Ethiopia led the investigation painstakingly gathering seismic data surrounding the 2005 event that led to the giant rift opening more than 20 feet in width in just days () Ayeles reconstruction of events showed that the rift did not open in a series of small earthquakes over an extended period of time but tore open along its entire 35-mile length in just days A volcano called Dabbahu at the northern end of the rift erupted first then magma pushed up through the middle of the rift area and began unzipping the rift in both directions 176 Cf REL-54 177 150000 fossiles divers couvrant une peacuteriode de moins de 10000 ans notamment beaucoup doiseaux et de petits mammifegraveres de forecirct

88

darbre et les feuilles dherbe) que la nourriture de lardipithegraveque eacutetait plutocirct de type forestier Lardipithegraveque vivait donc en forecirct ou en zone arboreacutee

Il sen suit que la bipeacutedie est neacutee plutocirct en milieu forestier ougrave elle apportait sans doute une partie des mecircmes avantages quon avait suggeacutereacute pour la savane (transport de la nourriture et des petits etc) la station debout dailleurs est typique chez les chimpanzeacutes lorsquils se nourrissent en prenant des choses sur les arbres alors quils sont agrave terre ou sur les branches Par la suite ces avantages se sont maintenus voire accentueacutes avec louverture progressive des forecircts laissant place agrave la savane A nouveau cest plus une coeacutevolution complexe quune relation causale simple

Les australopithegraveques Entre 8 et 55 millions danneacutees vont apparaicirctre alors que la forecirct se transforme progressivement en savane deux ligneacutees dhominiens celle des australopithegraveques bipegravedes terrestres mais aussi arboricoles178 et plus tard celle des hommes bipegravedes entiegraverement terrestres vers 4 millions danneacutees Les australopithegraveques longtemps consideacutereacutes comme tregraves semblables aux singes se sont en fin de compte reacuteveacuteleacutes surprenants

Une bipeacutedie efficace

La bipeacutedie des australopithegraveques attesteacutee notamment par la structure de leur squelette ne fait pas de doute les traces179 trouveacutees par Mary Leakey agrave Laetoli en Tanzanie vieilles de 36 millions danneacutees sont lagrave pour la prouver180 (par contre on ne sait pas si cette bipeacutedie eacutetait permanente ou occasionnelle) On a pu dater exactement ces traces car elles eacutetaient prises en sandwich entre deux couches de cendres volcaniques qui sont datables aux isotopes A cocircteacute de cette bipeacutedie indiscutable des australopithegraveques la forme de leurs bras tregraves longs atteste dun mode de vie fortement arboricole

[COP-200] A partir de 4 millions danneacutees avant le preacutesent il est probable que leur locomotion bipegravede efficace a permis aux australopithegraveques doccuper tout lest de lAfrique et mecircme au-delagrave (cf le fossile Abel au Tchad181) puisquon a retrouveacute des fossiles de leurs diffeacuterentes espegraveces un peu partout Le plus connu de ces fossiles est Lucy dont le squelette inhabituellement complet deacutecouvert182 en

178 Le plus ancien connu est Orrorin tugenensis vieux de 6 millions danneacutees trouveacute au Kenya 179 On peut en voir un moulage au museacutee des Eyzies-de-Tayac (Dordogne) pregraves de la ceacutelegravebre grotte orneacutee de Lascaux et de ses copies visitables 180 Pour tous les hominineacutes voir les sites httpwwwhominidescom et httphomininesportail-svtcom toujours actualiseacutes 181 Abel (en fait juste une mandibule avec quelques dents) deacutecouvert en 1995 dans loasis de Koro-Toro au Tchad preacutesente des caractegraveres humains plus marqueacutes que ceux dafarensis mais surtout sa deacutecouverte intervient agrave 2000 km du territoire attribueacute aux australopithegraveques jusque-lagrave Son deacutecouvreur Michel Brunet sappuyait sur le modegravele de lEast Side Story et cherchait en fait des fossiles de singes [GAL-243] 182 [wikipedia] Lucy a eacuteteacute deacutecouverte le 30 novembre 1974 par les membres de lInternational Afar Research Expedition un groupe drsquoune trentaine de chercheurs ameacutericains franccedilais et eacutethiopiens au nombre desquels figuraient Yves Coppens Donald Johanson et Maurice Taieb Reacutepertorieacutee sous le code AL 288-1 Lucy a eacuteteacute surnommeacutee ainsi par ses inventeurs en reacutefeacuterence agrave la chanson des Beatles Lucy in the Sky with Diamonds La deacutecouverte de Lucy fut tregraves importante pour lrsquoeacutetude des Australopithegraveques il srsquoagit du premier fossile relativement complet qui ait eacuteteacute deacutecouvert pour une peacuteriode aussi ancienne Lucy compte en effet les fragments de 52 ossements dont une mandibule

89

1974 a permis une bonne reconstitution et a donneacute une impulsion forte agrave la paleacuteontologie humaine

On notera au passage la petite taille de cette espegravece la meilleure faccedilon de se rendre compte de sa dimension est daller voir la statue de Lucy en grandeur reacuteelle qui se trouve au Museacuteum de Genegraveve En raison de sa taille on a pu dabord penser que Lucy eacutetait un enfant mais elle eacutetait adulte (environ 25 ans) au moment de son deacutecegraves car toutes ses molaires avaient pousseacute Comme lindique son bassin Lucy eacutetait une femelle et en outre compareacutee agrave dautres individus adultes trouveacutes ceacutetait une femelle de petite taille

On en deacutenombre pas moins de 5 espegraveces diverses montrant une grande palette dadaptations agrave des environnements en mosaiumlque Cest la premiegravere radiation connue de la ligneacutee des hominineacutes Les diffeacuterentes espegraveces ont des caractegraveres leacutegegraverement diffeacuterents et donc des reacutegimes diffeacuterents

Reacutegime et vie sociale

De ces australopithegraveques qui sont nos lointains cousins ou ancecirctres directs on sait quils vivent en marge des savanes arboreacutees sur le pourtour de la forecirct eacutequatoriale

Ils ont sans doute de maniegravere geacuteneacuterale un reacutegime agrave base de fruits et de feuilles (on le voit aux dents qui ont des facettes lustreacutees et des stries) auquel sajoute une consommation de parties souterraines de plantes tubercules (comme les ignames qui sont encore actuellement une nourriture importante sous les tropiques) etc (les molaires sont marqueacutees de longues stries traces des poussiegraveres abrasives qui proviennent de la terre restant accrocheacutee aux tubercules) Probablement ils y ajoutent insectes et viande si loccasion se preacutesente comme les chimpanzeacutes et babouins actuels Leur reacutegime est donc eacuteclectique

Ce reacutegime amegravene probablement une vie sociale La vie aux marges de la savane neacutecessite lexploitation de domaines vitaux eacutetendus (des dizaines de km2 comme pour les singes des savanes actuels) et une coheacutesion sociale en raison des risques de preacutedation (de groupes de plusieurs dizaines dindividus peuvent mieux deacutetecter les preacutedateurs et surtout se deacutefendre183)

Il y a dimorphisme sexuel les macircles sont plus corpulents que les femelles leurs canines sont plus grandes que celles des femelles (mais moins que chez les chimpanzeacutes) Degraves lors on peut supposer sur la base des meacutecanismes connus en

des eacuteleacutements du cracircne mais surtout des eacuteleacutements post-cracircniens dont une partie du bassin et du feacutemur Ces derniers eacuteleacutements se sont reacuteveacuteleacutes extrecircmement importants pour reconstituer la locomotion de lrsquoespegravece Australopithecus afarensis Si Lucy eacutetait incontestablement apte agrave la locomotion bipegravede comme lrsquoindiquent son port de tecircte la courbure de sa colonne verteacutebrale la forme de son bassin et de son feacutemur elle devait ecirctre encore partiellement arboricole pour preuve ses membres supeacuterieurs eacutetaient un peu plus longs que ses membres infeacuterieurs ses phalanges eacutetaient plates et courbeacutees et lrsquoarticulation de son genou offrait une grande amplitude de rotation Sa bipeacutedie nrsquoest donc pas exclusive et sa structure corporelle a eacuteteacute qualifieacutee de laquo bilocomotrice raquo puisqursquoelle allie deux types de locomotion une forme de bipeacutedie et une aptitude au grimper Lucy est probablement un sujet feacuteminin si lrsquoon en juge par sa petite stature et les caracteacuteristiques de son sacrum et de son bassin Elle devait mesurer entre 110 m et 120 m et peser au maximum 25 kg Elle est morte agrave environ 20 ans et le fait que ses ossements nrsquoaient pas eacuteteacute disperseacutes par un charognard indique un enfouissement rapide peut-ecirctre agrave la suite drsquoune noyade Depuis 1974 dautres fossiles de primates plus anciens ont eacuteteacute deacutecouverts mais peu sont aussi complets 183 Dans les zones agrave risques des Rocheuses canadiennes il est interdit de partir en randonneacutee agrave moins de six adultes en raison de la menace que repreacutesentent les grizzlis

90

eacuteco-eacutethologie concernant leacutevolution des comportements une similitude avec les communauteacutes de chimpanzeacutes une structure de type harem avec des macircles apparenteacutes qui restent ensemble toute leur vie et des femelles non apparenteacutees184

Un cerveau un peu plus grand

Le cerveau des australopithegraveques pegravese environ 400 g voire jusquagrave 500 g pour les plus tardifs (un cerveau de jeune chimpanzeacute adulte pegravese entre 380 et 420 g) En plus des compeacutetences cognitives lieacutees agrave la vie sociale et des compeacutetences spatiales lieacutees agrave leacutetendue de leur domaine vital ils devaient avoir les capaciteacutes cognitives techniques de localiser et dextraire les tubercules eacutetant donneacute que ces plantes sont souterraines Il nest pas impossible quils aient utiliseacute des bacirctons agrave fouir pour creuser le sol mais les bacirctons ne se fossilisent en geacuteneacuteral pas et ne laissent donc pas de trace

Alors la bipeacutedie

Pour revenir agrave la bipeacutedie historiquement elle appartient mecircme peut-ecirctre agrave un ancecirctre commun aux australopithegraveques aux humains et aux grands singes ces derniers auraient acquis seulement par la suite une speacutecialisation plus arboricole ainsi que la marche quadrupegravede sur les articulations des doigts185 En tout eacutetat de cause elle nest pas propre aux humains On en trouve mecircme une variante pas si diffeacuterente de la nocirctre chez un hominoiumlde actuel le bonobo

En effet si les chimpanzeacutes sont des bipegravedes peu agiles les bonobos par contre comme lexplique Sue Savage-Rumbaugh pratiquent une bipeacutedie bien plus raffineacutee En fait les bonobos pratiquent une marche bipegravede ressemblant assez agrave celle des humains Ils peuvent passer de la station debout agrave la marche (au contraire des autres singes) cependant seuls les humains maicirctrisent la course bipegravede et pratiquent la bipeacutedie de maniegravere permanente et sur de longues distances

On peut donc dire en reacutesumeacute que la bipeacutedie nrsquoest pas vraiment le propre de lrsquohomme mais que

les australopithegraveques aussi bien que les humains ont des speacutecialisations agrave la bipeacutedie qui leur permettent de rester longtemps debout et de courir

certains autres primates tels le bonobo sont adapteacutes (mais pas speacutecialiseacutes) agrave la bipeacutedie

le lien entre bipeacutedie speacutecialiseacutee et enceacutephalisation nrsquoest pas clair (cf les australopithegraveques des bipegravedes assez speacutecialiseacutes mais peu enceacutephaliseacutes)

184 Au passage une exogamie femelle veut dire que ce sont les femelles qui exportent les caractegraveres culturels dun groupe familial agrave lautre 185 Cest Yvette Deloison qui propose que lecirctre humain na pas acquis la bipeacutedie et quil laurait en fait conserveacutee dune ancecirctre bipegravede indiffeacuterencieacute Voir par exemple httpwwwhominidescomhtmlreferencesempreintes-pas-laetoli-deloisonhtml [novembre 2009]

91

Deux ligneacutees contemporaines A partir de cette eacutepoque lointaine deux ligneacutees vont se seacuteparer et coexister sur terre une ligneacutee agrave la fois bipegravede et arboricole les australopithegraveques et une ligneacutee strictement bipegravede les humains

Les australopithegraveques vrais (ceux qui ressemblent agrave Lucy) sont remplaceacutes progressivement vers -25 Ma par des espegraveces un peu diffeacuterentes Ces australopithegraveques tardifs Australopithecus boisei et A robustus sont maintenant classeacutes parfois dans un genre agrave part Paranthropus (mais ils restent des australopithegraveques) Ils se caracteacuterisent par des macircchoires massives tregraves muscleacutees et des molaires eacutenormes traduisant une adaptation morphologique agrave de la nourriture longue et difficile agrave macirccher Ces paranthropes subsistent jusquagrave -1 Ma et la ligneacutee des australopithegraveques disparaicirct avec eux apregraves avoir occupeacute lAfrique quasiment entiegravere durant tout de mecircme 4 ou 5 millions danneacutees

Ces australopithegraveques tardifs robustus et boisei sont contemporains de deux espegraveces classeacutees dans le genre Homo H habilis et H rudolfensis dont la position taxonomique nest pas claire pour certains chercheurs ils ont davantage de caractegraveres daustralopithegraveques que dhumains archaiumlques quand on analyse leur taille la forme de leur corps leur locomotion leurs macircchoires Neacuteanmoins leurs cerveaux sont plus grands et les fossiles retrouveacutes montrent des caractegraveres traduisant une eacutevolution en mosaiumlque (meacutelangeant des caractegraveres archaiumlques et modernes) des hominideacutes

Les moulages endocracircniens de ces Homo incertains montrent deacutejagrave (mais comme les singes) davantage dasymeacutetries ceacutereacutebrales que chez les australopithegraveques et on peut mecircme supposer sur la base du traceacute des artegraveres lexistence daires de Broca et de Wernicke - peut-ecirctre signe quils maicirctrisent un langage rudimentaire ou gestuel

Le rocircle du climat

On la vu plus haut le climat a joueacute un rocircle important en transformant le milieu les forecircts laissant place agrave la savane ce qui agrave son tour a fait apparaicirctre de nouvelles adaptations fondeacutees sur les adaptations preacuteexistantes comme la bipeacutedie Il est inteacuteressant de lire leacutevolution du climat dans les plantes et pollens deacuteposeacutes dans les seacutediments oceacuteaniques et terrestres et den faire le parallegravele avec les types de veacutegeacutetaux consommeacutes par les diffeacuterentes branches des hominiens On y voit notamment un glissement des paranthropes ces australopithegraveques aux macircchoires robustes vers une nourriture agrave base dherbes alors que la ligneacutee des Homo (vivant pourtant dans les mecircmes zones geacuteographiques au mecircme moment) continue agrave avoir un reacutegime mixte

Encore dautres espegraveces

Ce panorama rapide des australopithegraveques et de leurs liens supposeacutes avec nous autres nest certainement pas complet En 2008 lanthropologue Lee Berger (ou plus exactement son fils Matthew alors acircgeacute de neuf ans) a mis agrave jour en Afrique du Sud une nouvelle espegravece daustralopithegraveque quon a nommeacutee A sediba Cette

92

espegravece preacutesente des caractegraveres en mosaiumlque tout agrave fait frappants186 et il nest pas impossible quelle soit lancecirctre direct de la ligneacutee des Homo (bien que dautres anthropologues contestent cette hypothegravese)

Et tout derniegraverement en septembre 2015 Lee Berger (toujours lui) a annonceacute la deacutecouverte (faite deux ans plus tocirct) dune nouvelle espegravece encore aussi en Afrique du Sud et apparemment plus Homo quaustralopithegraveque Homo naledi Cette fois ce sont les restes dune quinzaine dindividus que lon a trouveacutes ensemble dans une caviteacute souterraine (un recircve pour lanthropologue) Laissons de cocircteacute le mystegravere de la preacutesence au mecircme endroit de nombreux cadavres (qui ne sexplique apparemment ni par le transport par leau ni par laction dun preacutedateur) pour observer les caractegraveres de ces ossements ici aussi cest le mosaiumlcisme de ces caractegraveres qui est frappant Dans les mots de Lee Berger187

This species combines a humanlike body size and stature with an australopith-sized brain features of the shoulder and hand apparently well-suited for climbing with humanlike hand and wrist adaptations for manipulation australopith-like hip mechanics with humanlike terrestrial adaptations of the foot and lower limb small dentition with primitive dental proportions In light of this evidence from complete skeletal samples we must abandon the expectation that any small fragment of the anatomy can provide singular insight about the evolutionary relationships of fossil hominins

La culture oldowayenne Parmi les australopithegraveques vrais on savait que deacutejagrave A garhi (-25 Ma) eacutetait associeacute agrave des outils tranchants (parfois en silex) et des os briseacutes (pour acceacuteder agrave la moelle) dantilope et de chevaux Ces outils sont simplement des galets casseacutes preacutesentant un tranchant Mais cet australopithegraveque fabriquait-il ces outils ou se contentait-il dutiliser des galets trouveacutes casseacutes Ou eacutetaient-ce les repreacutesentants les plus anciens du genre Homo avec leurs plus grands cerveaux qui les utilisaient Par chauvinisme humain on heacutesitait agrave attribuer aux australopithegraveques ces singes du sud (cest le sens du mot australopithegraveque) des capaciteacutes si humaines

La question a pris un nouveau tournant depuis que des outils encore bien plus anciens ont eacuteteacute trouveacutes tregraves reacutecemment188 dans la reacutegion du lac Turkana ce sont des galets briseacutes189 (avec subseacutequent enlegravevement deacuteclats par percussion) dont lutilisation comme outils ne fait pas de doute mais ils sont vieux de 33 millions

186 Cf Berger L R de Ruiter D J Churchill S E Schmid P Carlson K J Dirks P H amp Kibii J M (2010) Australopithecus sediba A new species of Homo-like australopith from South Africa Science 328(5975) 195-204 ainsi que pour les caractegraveres de la main par exemple Kivell T L Kibii J M Churchill S E Schmid P amp Berger L R (2011) Australopithecus sediba hand demonstrates mosaic evolution of locomotor and manipulative abilities Science 333(6048) 1411-1417 187 Berger L R Hawks J de Ruiter D J Churchill S E Schmid P Delezene L K amp Zipfel B (2015) Homo naledi a new species of the genus Homo from the Dinaledi Chamber South Africa ELife 4 e09560 188 Harmand S Lewis J E Feibel C S Lepre C J Prat S Lenoble A amp Roche H (2015) 33-million-year-old stone tools from Lomekwi 3 West Turkana Kenya Nature 521(7552) 310-315 Les auteurs proposent dailleurs de donner un nom agrave cette culture (Lomekwien) qui preacutedate lOldowayen de 800000 ans 189 Sur limage (a) montre un galet et un eacuteclat deacutecolleacute (b) et (c) sont des galets travailleacutes sur une seule face (d) sont des eacuteclats

93

danneacutees Ceci exclut absolument quils aient eacuteteacute faits par des repreacutesentants de la ligneacutee des Homo ils ne peuvent ecirctre dus quagrave des australopithegraveques ou dautres espegraveces apparenteacutees190

Plus tard lusage doutils sest transformeacute en une veacuteritable industrie Dans cette mecircme reacutegion du lac Turkana on trouve des traces de bivouacs vieilles de 24 Ma mais surtout des ateliers vieux de 234 Ma ils sont joncheacutes de piegraveces de lave et de phonolite (3000 piegraveces sur une surface totale de 10m2) Le travail de ces piegraveces montre deacutejagrave une excellente connaissance de la matiegravere lartisan reacuteussissait agrave deacutetacher 30 eacuteclats dun seul galet La reconstruction de lordre de deacutetachement des eacuteclats montre aussi que les artisans eacutetaient droitiers191

Cognitivement ces ateliers et leur localisation indiquent en outre une organisation en termes de seacutelection de sites de mateacuteriaux (ils allaient chercher la pierre pour la travailler ailleurs dans des sites plus proteacutegeacutes ou confortables)

Les plus anciens camps de base des accumulations doutils et dossements et plus tardivement des traces de feu sont agrave Olduvai et datent de 18 Ma Ils sont associeacutes agrave des fossiles dHomo habilis de Paranthropus boisei et dautres encore

Ces sites indiquent une gestion complexe du temps et de lespace et une organisation sociale il y a un dedans un dehors la nourriture et les matiegraveres premiegraveres doivent y ecirctre rameneacutees et partageacutees

Cette culture est dite oldowayenne (de la gorge dOlduvai lendroit ougrave les outils ont eacuteteacute deacutecouverts et deacutecrits agrave lorigine) le prototype en est le chopper oldowayen (suivant le cas percuteur ou tranchoir) obtenu par simple enlegravevement deacuteclats Cette culture perdure donc depuis leacutepoque -3300000 ans jusquagrave -300000 ans le chopper restera un outil utiliseacute reacuteguliegraverement durant trois millions danneacutees mecircme si dautres outils apparaissent entretemps

La culture oldowayenne est visiblement le fait de plusieurs espegraveces dhominiens en succession ou en parallegravele (Kenyanthropes Australopithegraveques Paranthropes Espegraveces intermeacutediaires Homo habilis et rudolfensis ou autres Premiers vrais hommes de notre ligneacutee H ergastererectus) et on ne sait toujours pas exactement qui faisait quoi Mais on sait cependant que cette culture oldowayenne finira par disparaicirctre192 quand les australopithegraveques se seront eacuteteints et quil ne restera plus que la ligneacutee des vrais hommes

Les autres utilisateurs doutils [PIC-70] Christophe Boesch fait le reacutecit suivant

En ce deacutebut de matineacutee au coeur de la forecirct de Taiuml en Cocircte-dIvoire Salomeacute vient de donner la teacuteteacutee agrave sa derniegravere-neacutee Son devoir maternel accompli elle se met en quecircte de noix de Panda oleosa dont elle sait ses petits friands Sartre son fils acircgeacute de sept ans laccompagne dans sa recherche Salomeacute a pris soin de se

190 En fait le site de deacutecouverte correspond en temps et en localisation agrave Kenyanthropus platyops 191 [BRA p 181] Westergaard et Suomi (1996) ont observeacute que les capucins en laboratoire sont preacutefeacuterentiellement droitiers lorsquils percutent des pierres sur une surface dure pour obtenir des couteaux La lateacuteralisation lieacutee agrave lutilisation doutils est donc anteacuterieure agrave celle des premiers hominideacutes 192 Remplaceacutee par la culture dite acheuleacuteenne marqueacutee par la fabrication de bifaces Lacheuleacuteen et loldowayen ont eacuteteacute parallegraveles pendant un long moment cependant

94

munir dune pierre de cinq kilos car les noix de Panda sont particuliegraverement dures agrave casser Cette tacircche requiert en outre un dosage subtil des coups afin deacuteviter dendommager la noix et un repositionnement preacutecis de celle-ci apregraves chaque coup porteacute de faccedilon agrave atteindre lune apregraves lautre chacune des trois amandes contenues agrave linteacuterieur dune mecircme noix Salomeacute et Sartre utilisent tour agrave tour le marteau lun mangeant pendant le travail de lautre Lorsque les deacutebris damandes se reacutevegravelent trop difficiles agrave extraire agrave laide des seuls ongles Salomeacute se fabrique une baguette en bois Beacutebeacute Simone se glisse parfois sous le bras de sa megravere pour goucircter les miettes damande que celle-ci lui tend Pendant trois heures megravere et fils vont casser des noix de maniegravere meacutethodique avec le mecircme outil sans que survienne aucun conflit Une fois repus tous deux se couchent calmement

La fabrication de diffeacuterents types doutils leur utilisation pendant des heures en vue dextraire une nourriture de grande qualiteacute la coopeacuteration entre individus et le partage de nourriture ces comportements ont toujours eacuteteacute consideacutereacutes comme des aspects typiques de lhumaniteacute Pourtant Salomeacute et Sartre appartiennent agrave la communauteacute des chimpanzeacutes sauvages vivant dans la forecirct tropicale du parc national de Taiuml en Cocircte dIvoire

Fabrication et planification

Un outil peut ecirctre fabriqueacute de deux faccedilons pas semblables pas les meacutecanismes cognitifs quelles impliquent

Par essais et erreurs (apregraves coup ne neacutecessitant fondamentalement que les meacutecanismes de lapprentissage associatif)

Par ajustement anticipeacute (avec planification neacutecessitant des meacutecanismes de repreacutesentation du futur et de controcircle exeacutecutif)

Les chimpanzeacutes sont-ils capables de planifier lusage agrave venir dun outil et de le preacute-ajuster en conseacutequence On peut se poser la question en voyant comment un chimpanzeacute (dune population isoleacutee donc sans contact avec les humains qui auraient pu servir de modegravele) modifie davance une longue branche pour ensuite aller chercher des algues dans un plan deau

12042017

Laquelle de ces deux meacutethodes ndash par essais et erreurs ou avec planification preacutealable - observe-t-on chez les chimpanzeacutes sauvages Une population en particulier celle de la forecirct tropicale193 du parc national de Taiuml en Cocircte dIvoire a eacuteteacute eacutetudieacutee dans les deacutetails agrave ce sujet

Les chimpanzeacutes de la forecirct de Taiuml modifient des baguettes pour atteindre de la nourriture difficilement accessible restes damande dans des noix ouvertes moelle des os de singes tueacutes fourmis dans leurs nids miel des abeilles meacutelipones Les tacircches sont semblables mais les chimpanzeacutes ajustent les baguettes en fonction de la nature preacutecise de la tacircche (voir les diffeacuterentes distributions de longueur illustreacutees ici mais les ajustements portent aussi sur le diamegravetre)

Dans 76 des observations ils apportent 3 modifications ou plus agrave la baguette choisie (reacuteduction de la longueur effeuillage affinage dune extreacutemiteacute) Chez les

193 La forecirct de Taiuml qui couvre 3300 km2 est une des derniegraveres forecircts tropicales intactes dAfrique de louest

95

chimpanzeacutes de Taiuml 935 de ces modifications aux outils sont faites avant utilisation (observations de Boesch et Boesch 1990) Donc la modification des outils reacutesulte dun processus ougrave lanimal se repreacutesente mentalement la forme que devra avoir loutil pour remplir sa fonction et il se repreacutesente aussi davance les modifications quil doit apporter agrave lobjet brut

Toutes les populations de chimpanzeacutes sauvages (aussi bien en savane qursquoen forecirct dense) utilisent des outils De plus lrsquohomme et le chimpanzeacute sont les seules espegraveces agrave utiliser des outils sur toute leur aire de reacutepartition194

Mais pourquoi seulement les chimpanzeacutes

[TOC-80] Les chimpanzeacutes sont donc les seuls singes agrave utiliser reacuteguliegraverement des outils en nature dans toutes leurs populations Chez les bonobos pourtant si semblables aux chimpanzeacutes on na jamais observeacute dutilisation complexe doutils dans des populations sauvages (agrave lexception de branches tireacutees dune main ou deacuteponges aussi utiliseacutees dune seule main)

Curieusement cela ne veut pas dire que les bonobos soient incapables dutiliser des outils En effet en captiviteacute ils utilisent facilement des outils avec un mecircme degreacute de dexteacuteriteacute et de complexiteacute que les chimpanzeacutes Kanzi le bonobo dont parlait Sue Savage-Rumbaugh est particuliegraverement adroit il peut allumer un feu et plus spectaculaire il a appris agrave obtenir des outils lithiques par percussion agrave la maniegravere de nos ancecirctres du paleacuteolithique ce qui est extraordinairement difficile Dans des situations moins artificielles on a reacutecemment eacutetudieacute195 agrave ce sujet une population de bonobos reacutehabiliteacutes c-agrave-d repris agrave des braconniers et libeacutereacutes dans une reacuteserve cette population montre eacutegalement un reacutepertoire dutilisation doutils semblable agrave celui des chimpanzeacutes preacutesentant plusieurs meacutethodes de frappe et plusieurs prises de maintien

Par ailleurs ni les gorilles ni les orangs-outans nutilisent reacuteellement doutils en nature Par contre en captiviteacute les orangs-outans sont drsquoextraordinaires utilisateurs drsquooutils Ils font mecircme des meacuteta-outils des outils pour fabriquer des outils (comme faire une lame pour couper une corde qui sert agrave prendre de la nourriture)

Finalement agrave lautre extrecircme les chimpanzeacutes accultureacutes parmi les ecirctres humains font usage dune immense varieacuteteacute drsquooutils et drsquoinstruments (voir agrave ce sujet les descriptions de Jody par Nadezhda Ladygyna-Kohts) de nos jours cela inclut mecircme les jeux videacuteo

Il y a lagrave quelque chose agrave creuser Agrave ce jour cette diffeacuterence entre nature et captiviteacute reste inexplicable Il ny a pas de diffeacuterences deacutecologie suffisantes entre ces quatre espegraveces pour expliquer leurs diffeacuterences dutilisation doutils en nature surtout quils en ont les capaciteacutes en captiviteacute Comme le disent Tomasello et Call [TOC-88]

194 Certains animaux utilisent dans certaines populations seulement des outils percnoptegraveres en Egypte (des cailloux pour casser les oeufs) loutres de Californie (cailloux pour ouvrir les moules poseacutees sur leur ventre) corbeaux de Nouvelle-Caleacutedonie orang-outans 195 Neufuss J Humle T Cremaschi A amp Kivell T L (2017) Nut‐cracking behaviour in wild‐born rehabilitated bonobos (Pan paniscus) a comprehensive study of hand‐preference hand grips and efficiency American Journal of Primatology 79(2) 1-16

96

In all there must be an interesting evolutionary story to tell about the tool use of nonhuman primates but at present we dont know what that story is

Nous reviendrons plus tard sur lideacutee queacuteventuellement toutes ces espegraveces disposent des capaciteacutes cognitives adeacutequates (vu la souplesse et la geacuteneacuteraliteacute des adaptations cognitives) mais que cest limmersion dans une culture (ougrave on utilise ou non des outils) qui instancie ces capaciteacutes en utilisation doutils

Le reacutepertoire dutilisation doutils

[TOC-73 (sauts de lignes et intertitres ajouteacutes)] Tomasello et Call classent les emplois doutils par les chimpanzeacutes de la maniegravere suivante

The types of tool use that are common and widespread in chimpanzees mostly fall into four broad functional categories

Augmenter la porteacutee du geste

The most common of these is the use of implements to extend the reach or to probe into places where the hand cannot go usually for food The best known example is termite fishing in which the individual pokes a twig or stem down a hole in a termite mound sometimes wiggling it until some termites bite and grab hold of the stick the individual then extracts the stick and eats the termites Similar but different techniques are used to get ants out of holes in trees or holes in the ground and to pry bone marrow or the meat of nuts out of difficult places (Goodall 1986)

Deacutefense attaque

The second most common type of tool use is the use of sticks and stones as weapons Individuals often brandish or throw sticks and stones at opponents in fights (Goodall 1986)

Amplification de force

The third type of tool use is the use of objects to amplify force again usually for food The best known example of this is nut cracking in which an individual places a nut on a wood or stone anvil and cracks it open with a wood or stone hammer (Boesch amp Boesch 1990)

Eponger des liquides

The fourth major function of chimpanzee tool use is to sponge up liquids for example crumpling up leaves and inserting them into crevices containing water and then sucking the leaves and dipping sticks into bee hives for honey (Goodall 1986)

Hygiegravene et sexualiteacute

Chimpanzees on occasion use tools for other purposes as well for example for personal hygiene (eg wiping their bodies clean with leaves) and in communicative situations as attention-getters (eg stripping a brittle leaf to make a loud noise) (McGrew 1992)

Sans parler ndash ce qui nest pas rapporteacute par Tomasello et Call ndash dun usage doutils que tregraves pudiquement on ne mentionne jamais les femelles de chimpanzeacute utilisent toute une varieacuteteacute dobjets pour se masturber Comme pour les autres fonctions des

97

outils celle-ci fait aussi appel agrave des compeacutetences cognitives dans le choix et ladaptation de linstrument

Le reacutepertoire varie selon la population

Les diffeacuterentes populations de chimpanzeacutes vivant dans des milieux diffeacuterents (forecirct agrave Taiuml savane agrave Gombe par exemple) preacutesentent des reacutepertoires dutilisation doutils en partie diffeacuterents ce qui peut sexpliquer par des contraintes eacutecologiques et des opportuniteacutes variables dans ces milieux Certaines diffeacuterences nous le verrons plus tard ne sexpliquent cependant pas par des diffeacuterences de milieu On remarque en tout cas que le reacutepertoire des usages lorsquon considegravere toutes les populations extrecircmement vaste

Folk physics folk biology folk psychology Ainsi que nous lavons vu dans la section sur leacutevolution des cerveaux ceux-ci ont eacutevolueacute en tant que protection contre la variabiliteacute (impreacutevisibiliteacute) du milieu

Geary [GEA-4] suggegravere davantage peut-ecirctre quils ont eacutevolueacute comme moyen de controcircler le milieu physique biologique et social ndash autrement dit dagir sur eux agrave son propre avantage Cela implique quil existerait donc des domaines de compeacutetences relatives agrave ces trois volets

La compreacutehension inheacuterente et intuitive du monde physique (folk physics theacuteorie de la causaliteacute physique)

La compreacutehension des espegraveces biologiques (folk biology dont nous ne parlerons pas)

La compreacutehension des autres individus (folk psychology theacuteorie de lrsquoesprit [des autres])

Le terme franccedilais theacuteorie de (la causaliteacute physique lesprit) est sans doute un peu deacutesorientant en raison des sens multiples de ce mot (mecircme sil correspond ici agrave lemploi correct du mot theacuteorie) et il vaut mieux le concevoir comme synonyme de intuition de ou mieux encore repreacutesentation mentale de il y aurait ainsi chez les individus des compeacutetences en lien avec une repreacutesentation mentale de la causaliteacute physique ou en lien avec une repreacutesentation mentale de lesprit des autres

Theacuteorie de la causaliteacute physique chez les singes Au vu des compeacutetences sophistiqueacutees manifesteacutees par les chimpanzeacutes dans leur usage doutils en milieu naturel on pourrait supposer que leur modegravele mental de la causaliteacute physique est semblable au nocirctre quils sont agrave mecircme de comprendre comme nous les liens entre action et reacutesultat et donc den infeacuterer la conduite agrave tenir pour reacuteussir certaines tacircches comme atteindre de la nourriture hors de porteacutee Cest ce que suggeacuteraient dailleurs les vieilles expeacuteriences de Koumlhler dont les chimpanzeacutes semblaient faire preuve dinsight lorsquil sagissait dempiler des caisses pour atteindre des bananes suspendues

Mais peut-ecirctre que notre theacuteorie de lesprit du chimpanzeacute (notre intuition de ce quil comprend du monde physique et des relations de causaliteacute) est fausse Cest du moins ce que semblent indiquer les expeacuteriences de Daniel Povinelli

98

Les eacutechecs des singes de Povinelli

Dans une de ces expeacuteriences on montre agrave un chimpanzeacute de la nourriture sur une planchette hors de porteacutee Cette planchette est munie dun arceau Par essais et erreurs le singe deacutecouvre quun crochet qui est agrave sa disposition lui permet daccrocher larceau et de ramener la planchette (et donc la nourriture) agrave porteacutee de ses mains

Cela eacutetant si on preacutesente le problegraveme ensuite un peu diffeacuteremment en ocirctant larceau le singe saura-t-il le reacutesoudre en geacuteneacuteralisant les proprieacuteteacutes causales des eacuteleacutements en sa preacutesence (autrement dit comprend-il que le crochet accroche toute partie protubeacuterante solidaire de la planchette et permet de la rapprocher)

Lorsque lors du test on preacutesente cocircte agrave cocircte deux planchettes lune dans le bon sens (bacircton agrave porteacutee du crochet) lautre agrave lenvers le singe contre toute attente choisit au hasard

Comment reacuteconcilier ce reacutesultat avec les capaciteacutes eacutetonnantes observeacutees en nature

Utilisation doutils chez les platyrrhiniens

On a vu plus haut au passage que les capaciteacutes cognitives supeacuterieures ne sont pas reacuteserveacutees aux grands singes anthropoiumldes (hominideacutes) Certains singes du nouveau monde aussi montrent de telles capaciteacutes On savait deacutejagrave que les capucins (Cebus apella) avaient des capaciteacutes exploratoires et de manipulation tregraves fines Ils possegravedent la prise de preacutecision (pouce opposable) qui facilite la manipulation drsquoobjets En captiviteacute on les avait vus utiliser des cailloux pour ouvrir des noix quen est-il en nature

Les capucins utilisent des outils

Il y a quelques anneacutees lrsquoeacutequipe196 dElisabetta Visalberghi197 a pu observer en nature une utilisation systeacutematique doutils dans certains groupes Dans une reacutegion aride du Breacutesil il ne reste durant la saison segraveche quune ressource abondante les noix de coco des palmiers nains Ces fruits sont deacutesalteacuterants et nourrissants mais leur coque est extrecircmement dure et difficile agrave ouvrir Dans ce milieu les capucins utilisent des marteaux de quartzite et des rochers comme enclumes Les marteaux sont de veacuteritables masses pouvant peser un tiers du poids du singe qui les manie

196 Fragaszy D Izar P Visalberghi E Ottoni E B amp de Oliveira M G (2004) Wild capuchin monkeys (Cebus libidinosus) use anvils and stone pounding tools American Journal of Primatology 64(4) 359ndash366 197 Le Prix Geoffroy Saint-Hilaire 2012 a eacuteteacute deacutecerneacute agrave Elisabetta M Visalberghi Directrice de recherches CNR Rome La carriegravere drsquoElisabetta Visalberghi reflegravete la richesse et la diversiteacute de lrsquoeacutethologie Elle a grandement contribueacute au deacuteveloppement de lrsquoeacutethologie cognitive et les avanceacutees qursquoont produit ses travaux en font lrsquoun des leaders incontesteacutes Avec le prix Geoffroy Saint-Hilaire la SFECA reacutecompense une scientifique reconnue au plan international et ambassadrice de notre discipline Elisabetta Visalberghi dirige lrsquoIstituto di Scienze e Tecnologie della Cognizione du Consiglio Nazionale delle Ricerche (eacutequivalent du CNRS) agrave Rome Ses eacutetudes en cognition animale ont porteacute principalement sur les singes capucins Sa recherche vise agrave comprendre la biologie le comportement et les capaciteacutes cognitives des capucins dans une perspective comparative et eacutevolutionniste () (site de la SFECA 2012)

99

Des eacutetudes assez reacutecentes198 ont montreacute que les capucins de plus positionnent la noix dune maniegravere speacutecifique qui diminue le risque quelle roule hors de place et qui permet aussi de mieux la casser

Les ceacutebideacutes ont divergeacute des hominideacutes depuis 20 agrave 40 millions danneacutees il est donc assez eacutetonnant que ces singes utilisent comme les chimpanzeacutes des outils qui neacutecessitent force et preacutecision Et comme le remarque Visalberghi il sagit dune tradition qui sest transmise dun individu agrave lautre par les opportuniteacutes que chacun avait dapprendre gracircce agrave la structure sociale

ldquoIl nostro studio mostra che i cebi sono capaci di usare strumenti anche quando il compito egrave cognitivamente difficile e richiede forza e precisione In questo caso non solo ci riescono ma sono anche in grado di creare tradizioni comportamentali Infatti non si tratta di un caso isolato ma di un comportamento che si egrave diffuso grazie alle maggiori opportunitagrave di apprenderlo attraverso la vita di gruppo I cebi lo hanno imparato non dagli altri ma con gli altrirdquo199

Dautres capucins qui vivent agrave des centaines de kilomegravetres des premiers utilisent des cailloux pour creuser et extraire les tubercules du sol Lensemble de ces observations montre que quand les ressources sont rares les capucins reacuteussissent agrave exploiter celles qui restent

Des fouilles ont reacutecemment mis agrave jour200 des outils lithiques enfouis depuis 700 ans clairement utiliseacutes par des capucins (ce qui se reconnaicirct aux traces de nourriture laisseacutees avec les outils) en labsence de trace dhumains Les capucins cassaient donc deacutejagrave des noix avec des pierres agrave leacutepoque preacutecolombienne

Les macaques utilisent aussi des outils en nature

Dautres donneacutees portent sur les macaques crabiers (ou macaques agrave longue queue) Macaca fascicularis Au cours dun recensement des macaques en Thaiumllande apregraves le tsunami du 26 deacutecembre 2004 des scientifiques201 ont observeacute par hasard le cassage de coquillages par des macaques Des observations plus preacutecises ont permis de confirmer par la suite que les macaques tenant un caillou dans une main ou des deux mains cassent les huicirctres pour en extraire la nourriture Comme dans le cas des capucins les cailloux peuvent ecirctre lourds (1780 kg observeacute) comparativement agrave lanimal (4-6 kg pour ladulte) Les cailloux sont eacutegalement utiliseacutes pour deacutetacher les coquillages ou les crabes de la roche

198 Fragaszy DM Liu Q Wright BW Allen A Brown CW et al (2013) Wild bearded capuchin monkeys (Sapajus libidinosus) strategically place nuts in a stable position during nut-cracking PLoS ONE 8 (2) e56182 199 Notre eacutetude montre que les capucins sont capables dutiliser des outils mecircme quand cette tacircche est cognitivement difficile et neacutecessite force et preacutecision Non seulement ils y arrivent mais ils sont capables eacutegalement de creacuteer des traditions comportementales En effet il ne sagit pas dun cas isoleacute mais dun comportement qui sest reacutepandu gracircce aux occasions de lapprendre qui sont fournies par la vie en groupe Les capucins ne lont pas appris des autres mais avec les autres 200 Haslam M Luncz L V Staff R A Bradshaw F Ottoni E B amp Faloacutetico T (2016) Pre-Columbian monkey tools Current Biology 26(13) R521-R522 201 Malaivijitnond S et al (2007) Stone-tool usage by thai long-tailed macaques (Macaca fascicularis) American Journal of Primatology 69 1-7

100

Dans une population de ces macaques reacutecemment eacutetudieacutee202 sur deux icircles en Thaiumllande 80 des individus utilisent de tels outils lithiques avec en tout 17 types dactions diffeacuterentes (1 agrave 4 actions diffeacuterentes par individu) avec la pointe avec le cocircteacute avec une ou deux mains de maniegravere symeacutetrique ou pas ce qui montre bien la complexiteacute et la souplesse de comportement instrumental de ces singes agrave queue

Mais ont-ils une repreacutesentation correcte de la causaliteacute

Pour savoir quelles repreacutesentations les singes ont des rapports de causaliteacute en jeu dans lusage doutils lobservation en nature ne suffit pas il faut des eacutetudes expeacuterimentales strictes Comment comprendre sinon pourquoi les chimpanzeacutes ratent certains tests apparemment simples comme on la vu plus haut Cest aussi neacutecessaire pour se faire une ideacutee preacutecise de leur compreacutehension profonde des relations impliqueacutees par les situations dusage doutils

[POV] Dans un premier ensemble deacutetudes portant sur des capucins203 Visalberghi et Trinca (1989) ont repris une tacircche agrave lorigine conccedilue par Haggerty en 1913 plus tard systeacutematiseacutee par Yerkes en 1916 On place un morceau de nourriture agrave linteacuterieur dun long tube et on fournit agrave lanimal un bacircton pour le pousser dehors lanimal va-t-il trouver la solution

Visalberghi et coll ont chercheacute agrave sonder quelles eacutetaient les connaissances fondamentales quavaient les capucins apregraves quils ont appris agrave reacutesoudre le problegraveme Les singes apprennent-ils un ensemble de rapports tregraves vagues au sujet du bacircton et du trou dans lequel il doit ecirctre inseacutereacute ou bien comprennent-ils les qualiteacutes speacutecifiques (longueur eacutepaisseur etc) quun bacircton doit ou ne doit pas avoir afin de fonctionner efficacement

Pour eacutetudier ceci ces auteurs ont preacutesenteacute agrave quatre capucins un tube transparent de plexiglas dans lequel une arachide avait eacuteteacute inseacutereacutee et des bacirctons qui pouvaient facilement sadapter agrave linteacuterieur du tube pour en retirer larachide Trois des quatre capucins ont spontaneacutement appris agrave inseacuterer les bacirctons pour deacuteloger la reacutecompense Ceci a permis ensuite aux chercheurs de demander aux animaux ce quils avaient compris au sujet de leur solution Pour ce faire les capucins ont eacuteteacute confronteacutes agrave plusieurs conditions diffeacuterentes dans lesquelles une arachide eacutetait de nouveau placeacutee agrave linteacuterieur du tube mais la nature des outils potentiels avait eacuteteacute modifieacutee Les outils eacutetaient par exemple trop courts (et par conseacutequent devaient ecirctre inseacutereacutes seacutequentiellement lun derriegravere lautre) trop eacutepais (constitueacutes de plusieurs bacirctons attacheacutes ensemble quil fallait donc seacuteparer) ou avaient une forme en H dont il fallait ocircter les barres extrecircmes

Les capucins ont reacuteussi ces eacutepreuves tregraves rapidement Cependant les singes faisaient des erreurs qui persistaient malgreacute leurs succegraves ils inseacuteraient les bacirctons courts alors mecircme que les longs eacutetaient agrave disposition ils inseacuteraient un bacircton trop court dun cocircteacute du tube puis de lautre ils ocirctaient la branche orthogonale du bacircton en H dun cocircteacute mais tentaient dinseacuterer lautre cocircteacute etc Non seulement ces

202 Tan A Tan S H Vyas D Malaivijitnond S amp Gumert M D (2015) There is more than one way to crack an oyster identifying variation in Burmese long-tailed macaque (Macaca fascicularis aurea) stone-tool use PloS one 10(5) e0124733 203 Visalberghi E amp Trinca L (1989) Tool use in capuchin monkeys Distinguishing between performing and understanding Primates 30(4) 511ndash521

101

erreurs se sont-elles produites lors des premiers essais mais elles ont persisteacute dans toute lexpeacuterience

Le test du tube agrave trappe

Dans un deuxiegraveme essai Visalberghi et un autre de ses collegravegues Luca Limongelli ont poseacute une question leacutegegraverement diffeacuterente204 ils ont modifieacute le tube de plexiglas en apposant une trappe en son centre larachide eacutetait placeacutee agrave linteacuterieur du tube agrave gauche ou agrave droite de ce piegravege Pour pouvoir la pousser sans quelle tombe dans la trappe et y reste pieacutegeacutee le bacircton devait donc ecirctre inseacutereacute dans louverture de tube la plus eacuteloigneacutee de larachide Un seul de leurs singes a appris agrave reacutesoudre ce problegraveme apregraves 140 essais

Avait-il compris la fonction du piegravege ou avait-il simplement appris une regravegle proceacutedurale du type inseacuterer le bacircton dans louverture du tube la plus eacuteloigneacutee de la reacutecompense Les chercheurs ont retourneacute le tube piegravege vers la haut le singe a continueacute agrave employer sa strateacutegie dinseacuterer le bacircton dans louverture la plus eacuteloigneacutee de la reacutecompense sur 87 pour cent des essais quoiquil ny ait eu aucun besoin de faire ainsi En deacutepit de leurs excellentes capaciteacutes demploi doutils les capucins semblent tregraves peu comprendre pourquoi leurs actions reacuteussies sont efficaces

Notons au passage que cette tacircche nest pas reacuteussie par les enfants humains avant lacircge de 3 ans par contre agrave partir de 3 ans les enfants peuvent deacutecrire davance correctement ce qui va se passer suivant sils poussent la reacutecompense dun cocircteacute ou de lautre205

Les anthropoiumldes sont-ils meilleurs

Visalberghi et ses collegravegues en 1995 ont eacutegalement eacutetudieacute les reacuteactions de chimpanzeacutes communs de bonobos et dun orang-outan au mecircme problegraveme206 Comme preacutevu ces singes ont rapidement compris comment utiliser le bacircton pour obtenir les reacutecompenses

Par contre les essais critiques avec les bacirctons assembleacutes ou de forme inadeacutequate ont donneacute des reacutesultats meacutelangeacutes Tous les singes ont immeacutediatement deacutesassembleacute les bacirctons reacuteunis en paquet pour le bacircton en H ces singes ont par contre fait autant derreurs que les capucins

En se basant sur ces reacutesultats meacutelangeacutes Visalberghi et ses collegravegues ont conclu quen ce qui concerne les rapports causals inheacuterents agrave lutilisation doutils les grands singes semblent accomplir un plus grand progregraves que les capucins ce qui ne veut pas dire grand-chose Il a fallu attendre les expeacuteriences de Povinelli pour quon aborde la question plus preacuteciseacutement

204 Visalberghi E amp Limongelli L (1994) Lack of comprehension of cause-effect relations in tool-using capuchin monkeys (Cebus apella) Journal of Comparative Psychology 108 15ndash15 205 Limongelli L 1995 Comprensione delle relazioni di causa-effetto nei primati uno studio sperimentale PhD Thesis University of Rome Citeacute dans Visalberghi E amp Tomasello M (1998) Primate causal understanding in the physical and psychological domains Behavioural Processes 42(2) 189-203 206 Visalberghi E Fragaszy D M amp Savage-Rumbaugh S (1995) Performance in a tool-using task by common chimpanzees (Pan troglodytes) bonobos (Pan paniscus) an orangutan (Pongo pygmaeus) and capuchin monkeys (Cebus apella) Journal of Comparative Psychology 109(1) 52ndash59

102

Les expeacuteriences de Povinelli

Daniel Povinelli chercheur agrave lUniversiteacute de Louisiane agrave Lafayette agrave la fin des anneacutees 90 a reacutepliqueacute lexpeacuterience du tube agrave trappe dans des conditions mieux controcircleacutees207 ougrave la disposition du bacircton sur le sol en deacutebut dexpeacuterience eacutetait systeacutematiquement alteacutereacutee Un seul de ses quatre chimpanzeacutes (Megan une femelle) a reacuteussi agrave apprendre agrave reacutesoudre le problegraveme (comme le montre sa courbe dapprentissage) apregraves environ 60 essais

Lorsque la situation a eacuteteacute inverseacutee (trappe vers le haut donc inefficace) Megan comme les capucins mentionneacutes plus haut a continueacute agrave employer sa strateacutegie dinseacuterer le bacircton dans louverture la plus eacuteloigneacutee de la reacutecompense dans la majoriteacute des essais quoiquil ny ait eu aucun besoin de faire ainsi

En reacutesumeacute suite agrave ces expeacuteriences Povinelli conclut que la compreacutehension de la causaliteacute physique eacutechappe aux primates infrahumains (tous y compris les singes anthropoiumldes) Notamment bien quen nature les chimpanzeacutes aient des problegravemes semblables agrave reacutesoudre (sortir la nourriture de fentes etc) ils reacutepondent au hasard pendant plus de 70 essais Quand enfin ils font la bonne chose et quon retourne alors le tube apparemment ils ne reacutealisent pas que le trou ne repreacutesente plus un danger

Leacuteventuel rocircle de lexpeacuterience (donc de la culture)

Une quantiteacute substantielle de donneacutees suggegravere que les enfants humains degraves 2 ou 3 ans comprennent que les interactions entre objets sont gouverneacutees par des causes sous-jacentes et parfois invisibles (cf les observations de Nadezhda Ladygina-Kohts sur son propre enfant par comparaison avec le chimpanzeacute) Chez les singes cela ne semble pas ecirctre le cas les succegraves seraient plutocirct dus agrave un apprentissage par essais et erreurs rapide Ces diffeacuterences sont-elles dues au milieu dans lequel les individus sont eacuteleveacutes

Povinelli [POV-324] relegraveve quon lui adresse souvent la remarque suivante

You have consistently portrayed the problem of comparing the psychological abilities of humans and chimpanzees as if it were a matter of identifying which cognitive developmental pathways are present and fixed in each species But isnt it likely that the differences between chimpanzees and humans are in a large part due to their different experiences In other words with enough experience with particular objects and events wouldnt chimpanzees develop the same concepts as human infants and children

Quel rocircle joue lexpeacuterience dans le deacuteveloppement des structures mentales

soit les structures mentales sont speacutecifieacutees de maniegravere inneacutee et nont besoin des interactions avec lenvironnement que pour deacuteclencher leur maturation (une position inneacuteiste agrave la Jerry Fodor)

soit elles sont construites petit agrave petit durant les interactions avec lenvironnement (une position constructiviste agrave la Jean Piaget)208

soit encore et plus probablement cest un meacutelange des deux209

207 Voir le chapitre 4 de [POV] (Folk Physics for Apes 2000) 208 Nous nenvisagerons pas ici la possibiliteacute suggeacutereacutee par les beacutehavioristes que lorganisme soit une table rase sur laquelle tout vient seacutecrire par apprentissage

103

Il se pourrait (ainsi que le dit Povinelli qui ny croit cependant pas) que lexpeacuterience altegravere drastiquement les croyances de base quont les chimpanzeacutes sur le monde Les deux espegraveces (humains et chimpanzeacutes) deacutemarreraient leur vie avec des repreacutesentations semblables mais en raison des expeacuteriences diffeacuterentes quils reccediloivent leurs repreacutesentations divergeraient agrave mesure quils grandissent Degraves lors il semblerait logique de penser que si les chimpanzeacutes recevaient les mecircmes types et quantiteacutes dexpeacuteriences que les humains ils arriveraient au mecircme ensemble de croyances

Mais Povinelli note quil se peut aussi au contraire que les humains et les chimpanzeacutes possegravedent une constellation complexe de structures de deacutepart en partie semblables et en partie diffeacuterentes et des regravegles dextraction de regravegles (face agrave lexpeacuterience) en partie semblables et en partie diffeacuterentes qui les megraveneraient finalement agrave des outputs agrave la fois semblables et diffeacuterents

Comment interpreacuteter les erreurs des chimpanzeacutes

On se souviendra ici des reacutesultats de Megan un chimpanzeacute femelle qui avait appris agrave reacutesoudre correctement le test de la trappe mais qui quand la trappe neacutetait plus opeacuterationnelle inseacuterait tout de mecircme le bacircton du cocircteacute lointain dans 39 essais sur 40 une preacutecaution inutile que Povinelli interpreacutetait en disant que ccedila indique quelle na pas compris les relations causales en jeu dans cette situation Ce type derreur (continuer agrave utiliser une strateacutegie devenue inutile) montre-t-il neacutecessairement une incompreacutehension des relations causales

Les humains font aussi des erreurs

Silva et al (2005)210 relegravevent et critiquent certaines incoheacuterences dans les raisonnements de Daniel Povinelli

209 One line of thinking is that our cognitive structures are innately specified requiring only appropriate experiences in order to trigger their maturation (eg Fodor 1983) At the other extreme some theorists maintain that our cognitive structures are literally constructed bit by bit through a complex feedback process between the organism and its environment (eg Piaget 1954) There is some middle ground between these two extremes namely the idea that the infant arrives into the world with a set of innately endowed starting conditions from which point later developments depart (eg Leslie 1994) As Alison Gopnik and Andy Meltzoff (1997) have pointed out there are actually two camps that uncomfortably inhabit this middle ground On the one hand some theorists argue that infants arrive in the world with a set of core beliefs that are primitive building blocks for all later concepts These initial beliefs are shielded from experience and operate as fundamental unalterable units of thought (eg Spelke et al 1995) On the other hand a less constrained view can be found in theorists who maintain that infants are equipped at birth with a set of biases in how incoming sensory information is represented (along with rules for operating on these representations) (eg Astington and Gopnik 1991) This latter view can be wedded to the idea that in addition to a set of starting conditions infants are born with a central cognitive system that serves as an engine for future discoveries about the world-including the discovery that some of the initial assumptions about the world are incorrect (eg Gopnik and Meltzoff 1997) This view of cognitive development has been branded the theory-theory because it maintains that the central engine of cognitive development from infancy forward is a psychological system that operates very much like the way scientists construct falsify and revise theories about the world [POV] 210

Silva F J Page D M and Silva K M (2005) Methodological-conceptual problems in the

study of chimpanzees folk physics how studies with adult humans can help Learning amp Behavior 33 47-58

104

Povinelli a souvent fait la remarque que quand on observe les chimpanzeacutes on est tenteacute de leur attribuer les mecircmes eacutetats mentaux quagrave nous-mecircmes agrave cause de leur similitude de fonctionnement avec nous Mais dit-il il ne faut pas conclure que des comportements semblables reposent neacutecessairement sur des cognitions semblables Largument par analogie dit-il nest pas valable

Oui mais lorsque Povinelli observe que les singes ne fonctionnent pas comme lhumain dans certaines tacircches il en conclut quils nont pas les mecircmes capaciteacutes cognitives Or cette affirmation et la preacuteceacutedente sont en contradiction logique ce quil est facile de veacuterifier

De plus oui les singes ratent certains de ces tests mais Silva et al remarquent quil nest pas certain que ce soit parce quils ne se repreacutesentent pas des relations causales ndash cela pourrait ecirctre pour de nombreuses autres raisons Une raison qui vient agrave lesprit est la transparence du tube qui fait que la visibiliteacute continuelle de la cible risque dempecirccher lanimal daccorder de lattention aux caracteacuteristiques du dispositif et de la trappe (cf le pheacutenomegravene bien connu de lovershadowing211 dans le conditionnement) Quant agrave Megan sa persistance tenait peut-ecirctre simplement au fait quen introduisant le bacircton du cocircteacute le plus eacuteloigneacute de la nourriture elle diminuait le temps de parcours de celle-ci sous laction du bacircton ce qui rendait lopeacuteration plus facile et plus efficace

Par ailleurs si les singes ont des biais et quon interpregravete ces biais en disant quils les ont parce quils ne comprennent pas les relations causales sous-jacentes et que les humains ont les mecircmes biais faut-il en conclure agrave la Povinelli que nous aussi nous ne comprenons pas les relations causales sous-jacentes

Pour mettre en eacutevidence que les humains ont effectivement aussi des biais Silva et al proposent dabord lexpeacuterience habituelle de tube agrave trappe leacutegegraverement modifieacutee (tube opaque) agrave des humains adultes (eacutetudiants) Lorsque la trappe est effective et quil faut donc leacuteviter les humains reacuteussissent agrave 100 (groupes 3 et 4 dans la figure) Si par contre la trappe est inefficace (releveacutee au-dessus du tube comme dans le cas de Megan) les sujets montrent un biais tregraves marqueacute (groupe 1 dans la figure) environ 16 sur 20 introduisent le bacircton du cocircteacute le plus eacuteloigneacute de la cible alors que ccedila ne sert en principe agrave rien exactement comme Megan

Silva et coll font eacutegalement dautres expeacuteriences (preacutesenteacutees dans le mecircme article) demandant cette fois simplement des reacuteponses verbales et obtiennent les mecircmes reacutesultats Par exemple dans leur derniegravere expeacuterience ils preacutesentent aux sujets une situation ougrave il faut ramener un item de nourriture placeacute sur une surface agrave laide dun racircteau Chaque situation est double dun cocircteacute il y a un trou ougrave

211 Probably the simplest experiment comparing two CSs [conditional stimuli] is a demonstration of the phenomenon of overshadowing In this experiment two CSs CS1 and CS2 are always presented together during training In the test-phase the strength of conditioning to the stimuli CS1 and CS2 presented individually are measured The typical outcome shows that the strength of conditioning to each CS depends on their relative intensity If CS1 is a dim light and CS2 a bright light then after conditioning to the CS1-CS2 combination the CR to the bright light is very strong while the dim light alone produces little or no reaction The general perceived strength of stimuli is commonly referred to as their salience Although it might be related to the physically measurable intensity of stimuli salience is refers to the intensity of the subjective experience of stimuli not of the objective intensity of the stimuli themselves Salience as subjective experience varies between individuals and more importantly between species [httpwwwbrembsnet classicalovershadowinghtml]

105

pourrait potentiellement tomber la nourriture de lautre pas de trou mais seulement un rectangle peint sur la table (dans lequel eacutevidemment la nourriture ne peut pas tomber)

Les sujets choisissent (verbalement) majoritairement (voir les nombres sur la figure) dagir sur le racircteau qui nest pas du cocircteacute ougrave il y a un trou alors mecircme que la geacuteomeacutetrie de la situation est telle que le racircteau ne peut pas tirer la nourriture dans le trou

Il se pourrait que les sujets adoptent la strateacutegie seacutecuritaire suivante si je tire du cocircteacute ougrave il ny a pas de trou du tout cela garantit que la reacutecompense nira pas dans le trou ndash une strateacutegie tout agrave fait raisonnable Cela ne veut pas dire que lhumain (ou le singe) se trompe car il ne comprend pas le concept de graviteacute mais bien quil deacutecide parce quil comprend la graviteacute Les humains dailleurs (agrave qui on peut demander contrairement aux singes de deacutecrire leur raisonnement) expliquent leur deacutecision exactement comme cela en opeacuterant du cocircteacute sans trou de toute maniegravere la difficulteacute ou le coucirct de laction sont les mecircmes mais le risque est nul que la reacutecompense tombe dans le trou

Dans une seacuterie dexpeacuteriences plus tardives212 les auteurs ont obtenu des reacutesultats tout aussi eacutetonnants et contre-intuitifs en preacutesentant par paires des bananes (veacuteritables) avec des cordes poseacutees par-dessus ou par-dessous et en demandant sur laquelle des deux situations les sujets (humains) voulaient agir pour reacutecupeacutereacuter la banane Presque un tiers des sujets choisissaient contre toute logique de tirer la corde poseacutee sur la banane Dans ce cas les sujets eacutetaient plutocirct victimes dun biais perceptif la corde entortilleacutee sur la banane eacutetait plus visible et semblait plus en contact que celle poseacutee dessous Au fond des nuances subtiles dans la repreacutesentation que les sujets se font du problegraveme viennent influencer leur comportement sans quon doive conclure que leur repreacutesentation de la causaliteacute physique est fondamentalement erroneacutee ou inexistante

Eviter les conclusions hacirctives

Comme le relegravevent les auteurs de ces eacutetudes il est risqueacute de tirer des conclusions drsquoexpeacuteriences deacutependant de ldquoconditions critiquesrdquo dans lesquelles lanimal ne reacuteussit pas la tacircche

En effet si la reacuteussite dune telle expeacuterience apporte au moins la preuve que certains individus reacuteussissent la tacircche et renseigne (potentiellement) sur lexistence de structures cognitives sous-jacentes leacutechec agrave une tacircche peut ne pas ecirctre ducirc agrave labsence de compeacutetences cognitives mais agrave lapplication inattendue de ces compeacutetences En effet dans les expeacuteriences ci-dessus il serait ridicule de supposer sur la base des donneacutees que les humains ne comprennent pas les relations causales (fonctionnement drsquoune trappe) Mais ils ajoutent agrave la repreacutesentation attendue un certain nombre deacuteleacutements qui sont inaccessibles au concepteur de la tacircche et qui modifient la performance

Et finalement peut-ecirctre faudrait-il eacuteviter de tirer des conclusions hacirctives agrave propos de la theacuteorie de la causaliteacute physique chez les singes Au fait a-t-on vraiment bien poseacute la question aux singes

212 Silva F J Silva K M Cover K R Leslie A L amp Rubalcaba M A (2008) Humansrsquo folk physics is sensitive to physical connection and contact between a tool and reward Behavioural processes 77(3) 327-333

106

Mieux prendre en compte les comportements speacutecifiques

[GOU-A11] Keller et Marian Breland des behavioristes purs et durs autour de 1951 avaient appliqueacute les meacutethodes de Skinner213 (conditionnement opeacuterant sur des chaicircnes de comportement de plus en plus complexes une meacutethode appeleacutee shaping214) pour mettre au point des proceacutedures dapprentissage automatiseacute (par conditionnement opeacuterant) destineacutees agrave apprendre agrave des animaux agrave exeacutecuter des tours (des spectacles publicitaires itineacuterants pour une entreprise montreacutes dans les foires etc) Ils avaient ainsi entraicircneacute un cochon qui allumait la radio prenait son petit deacutejeuner agrave table ramassait le linge sale et le mettait dans un panier se choisissait un paquet de nourriture ndash eacutevidemment de la marque qui sponsorisait ndash et reacutepondait aux questions du public en allumant un panneau oui ou non

En 1951 les Breland publiaient un article optimiste (A field of Applied Animal Psychology) sur les applications possibles de ces techniques de shaping behavioriste

En 1961 un nouvel article sappelait cette fois The Misbehavior of Organisms Ayant ainsi conditionneacute 6000 individus de 38 espegraveces les Breland ont rencontreacute des difficulteacutes que rien dans la theacuteorie du conditionnement ne permettait de preacutevoir

Par exemple un raton-laveur (une espegravece pourtant facile agrave conditionner) devait ecirctre conditionneacute agrave ramasser une piegravece de monnaie et agrave la deacuteposer dans une boicircte meacutetallique ensuite il recevait la reacutecompense Or le raton-laveur avait de la peine agrave lacirccher la piegravece Il la frottait contre linteacuterieur de la boicircte la ressortait et la tenait fermement pendant diverses secondes avant de la lacirccher Les Breland lont ensuite mis agrave un reacutegime de 2 (c-agrave-d il devait mettre 2 piegraveces avant decirctre reacutecompenseacute) A leur grande surprise le raton-laveur ne lacircchait plus les piegraveces il passait des minutes agrave les frotter lune contre lautre (comme un avare disent les Breland) et agrave les tremper dans la boicircte en deacutepit de labsence de tout renforcement agrave ce comportement non deacutesireacute

Les conclusions des Breland eacutetaient que les hypothegraveses implicites du behaviorisme (agrave savoir que lanimal arrive comme une tabula rasa au laboratoire que les diffeacuterences entre espegraveces ne sont pas pertinentes et que toutes les reacuteponses peuvent ecirctre conditionneacutees sur tous les stimuli) eacutetaient fausses

213 [McFA-324] Burrus Skinner (plus pragmatique que theacuteoricien) pensait que tout comportement reacutesultait de renforcements mais il admettait que la seacutelection naturelle est responsable du fait que le comportement change en fonction des contingences de renforcement ce qui eacuteclaire la question de quelles sortes de conseacutequences sont renforccedilantes et pourquoi 214 In shaping the form of an existing response is gradually changed across successive trials towards a desired target behavior using differential reinforcement The successive approximations reinforced are increasingly accurate approximations of a response desired by a trainer As training progresses the trainer stops reinforcing the less accurate approximations For example in training a rat to press a lever the following successive approximations might be reinforced 1 simply turning toward the lever will be reinforced 2 only stepping toward the lever will be reinforced 3 only moving to within a specified distance from the lever will be reinforced 4 only touching the lever with any part of the body such as the nose will be reinforced 5 only touching the lever with a specified paw will be reinforced 6 only depressing the lever partially with the specified paw will be reinforced 7 only depressing the lever completely with the specified paw will be reinforced The trainer would start by reinforcing all behaviors in the first category then restrict reinforcement to responses in the second category and then progressively restrict reinforcement to each successive more accurate approximation As training progresses the response reinforced becomes progressively more like the desired behavior [wikipedia]

107

Les exemples des Breland montrent que (souvent) lanimal na pas des capaciteacutes universelles eacutegales dapprentissage qui sappliquent indiffeacuteremment agrave toutes les tacircches mais que ses capaciteacutes lui donnent les cleacutes du succegraves pour reacutesoudre les problegravemes particuliers agrave son environnement Il est donc neacutecessaire den tenir compte lorsquon monte une expeacuterience supposeacutee deacutecisive En effet si les biais speacutecifiques interfegraverent avec les apprentissages on peut supposer quils risquent dinterfeacuterer aussi avec les repreacutesentations en jeu dans les tests de causaliteacute physique quon applique sans trop de preacutecautions eacutethologiques aux primates en laboratoire

Leacutexpeacuterience de la trappe modifieacutee

Mulcahy et Call en 2006215 partent de lideacutee que les expeacuteriences avec des tubes de Visalberghi et Povinelli ont un deacutefaut certes elles ressemblent agrave une tacircche effectueacutee par les animaux en nature (aller chercher de la nourriture avec une baguette dans un trou) mais elles sont de ce point de vue-lagrave agrave lenvers (pousser plutocirct que ramener vers soi) Les auteurs se demandent si une action plus semblable aux actions speacutecifiques agrave lespegravece va mieux marcher car les comportements speacutecifiques inneacutes (et les repreacutesentations impliqueacutees) ne viendront alors pas interfeacuterer avec la repreacutesentation de la tacircche

Ils conccediloivent une expeacuterience avec un tube agrave trappe de modegravele diffeacuterent de diamegravetre assez grand pour pouvoir passer le bacircton par-dessus la nourriture et donc pouvoir la ramener vers soi en tirant

Le sujet est positionneacute en face du milieu du dispositif on lui montre la nourriture et on la met au milieu du tube via une trappe Apregraves 3 secondes lexpeacuterimentateur donne le bacircton au singe par le milieu du dispositif Le sujet doit prendre le bacircton aller dun cocircteacute ou de lautre du dispositif et inseacuterer le bacircton dans le tube pour en extraire la nourriture

Tous les sujets sauf un preacutefegraverent tirer vers eux que pousser (voir la premiegravere partie de la videacuteo) En ce qui concerne le cocircteacute ndash relativement agrave la trappe ndash vers lequel ils dirigent la nourriture (et donc leurs succegraves dans sa capture) au deacutebut ils reacutepondent tous au hasard Par la suite trois sujets sur les 10 (Walter et Toba des orangs macircles Fifi un chimpanzeacute femelle) apprennent agrave reacutesoudre la tacircche en 24 agrave 60 essais

Comme dans les autres eacutetudes on constate que seulement environ un tiers de sujets apprennent agrave reacutesoudre la tacircche Il semble donc y avoir de grandes diffeacuterences cognitives entre individus chez les singes anthropoiumldes

Ces trois singes qui reacuteussissent agrave apprendre (leur performance en fin dapprentissage est indiqueacutee dans la figure sous Initial phase) ont-ils compris les relations causales en jeu Pour le savoir on leur fait passer trois tests suppleacutementaires Avec la trappe retourneacutee puis de nouveau en bonne position puis avec un tube plus eacutetroit du modegravele utiliseacute par Povinelli

Dans ce cas contrairement aux observations de Povinelli lorsque la trappe est releveacutee et donc rendue inopeacuterante (Trap up dans la mecircme figure) les trois singes lignorent choisissant arbitrairement un cocircteacute ou lautre pour ramener la nourriture

215

Mulcahy N J and Call J (2006) How great apes perform on a modified trap-tube task Animal

Cognition 9 193-9

108

Par contre degraves quelle est remise en position efficace (Trap down) ils leacutevitent agrave nouveau Ceci semble indiquer quils ont compris les relations causales en jeu dans cette situation (notamment quagrave cause de la graviteacute le bacircton ne peut pas pousser la nourriture dans le piegravege quand celui-ci est en haut du tube)

Finalement lorsque dans le dernier test (Original) on change le diamegravetre du bacircton ce qui les empecircche de ramener la nourriture vers eux et quils doivent donc la pousser ils ne reacuteussissent plus (voir aussi la seconde partie de la mecircme videacuteo)

Comment expliquer la diffeacuterence avec les autres eacutetudes

Outre la modification de la tacircche (tirer vers soi plutocirct que pousser) les auteurs pensent que davoir mis la reacutecompense au milieu du tube a pu empecirccher les singes de deacutevelopper une reacuteponse proceacutedurale simple (une association) de type de celle observeacutee par Povinelli (toujours se mettre du cocircteacute opposeacute agrave la reacutecompense pour pousser ndash pas besoin de reacutefleacutechir) reacuteponse dans laquelle les singes de Povinelli ont persisteacute dans la phase de post-test

En effet des animaux bien entraicircneacutes ayant automatiseacute la proceacutedure sur la base dune configuration stable dindices ne font plus de la reacutesolution de problegraveme ils appliquent simplement la regravegle deacutecouverte (pourquoi diable ne le feraient-ils pas) Ceci rappelle la vielle expeacuterience de Donald Hebb qui apregraves avoir entraicircneacute des rats agrave sauter dune plate-forme agrave une autre dans une piegravece avait deacuteplaceacute la plate-forme darriveacutee agrave lessai suivant les rats sautaient sans reacutefleacutechir dans le vide

Comme on la vu lorsque la geacuteomeacutetrie du tube les empecircche de tirer vers eux ces trois singes narrivent plus agrave reacutesoudre le problegraveme On pourrait penser quils ne comprennent pas la relation causale mais cela peut aussi ecirctre que le fait de devoir pousser la reacutecompense loin deux perturbe leur application de ces regravegles causales quils avaient pourtant correctement deacutetermineacutees

Pas seulement les primates les oiseaux aussi

Les corvideacutes en geacuteneacuteral ont des performances cognitives eacutetonnantes quon pense agrave la meacutemorisation de milliers de caches pendant des mois chez les casse-noix agrave la reacutesolution de problegravemes chez les grands corbeaux (atteindre la nourriture en tirant sur une corde) Leurs eacutetonnantes capaciteacutes ont eacuteteacute mises agrave contribution dans diffeacuterentes expeacuteriences de ces derniegraveres anneacutees

Test du tube agrave trappe chez le corbeau freux

Les corbeaux freux Corvus frugilegus216 sont une espegravece hautement sociale certains groupes comportent des dizaines de milliers dindividus on verra plus loin que des arguments relient degreacute de socialiteacute et compeacutetences cognitives

Seed et al (2006)217 ont adapteacute le test de la trappe aux corbeaux freux Ceux-ci nutilisent pas doutils en nature le bacircton qui sert agrave agir sur la nourriture est donc directement monteacute dans le dispositif sous la forme dune tige Des pistons qui sont solidaires de cette tige se deacuteplacent et entraicircnent la nourriture quand le corbeau agit sur la tige Les freux apprennent agrave reacutesoudre ce test et agrave pousser ou

216 On trouve aussi la forme frugileus ndash apparemment cest plutocirct frugilegus qui est la bonne 217

Seed A M Tebbich S Emery N J and Clayton N S (2006) Investigating physical cognition

in rooks Corvus frugilegus Current Biology 16 697-701

109

tirer la nourriture dans le sens qui permet de lattraper (situations A et B sur la figure) Ont-ils compris les relations causales en jeu Il se pourrait simplement quils utilisent une regravegle proceacutedurale baseacutee sur un indice eacuteviter le bouchon noir au fond de la trappe (tirer dans le sens qui seacuteloigne de ce bouchon)

Deux situations de transfert (situations C et D sur la figure) sont creacuteeacutees par les auteurs situations qui ne preacutesentent pas cet indice (le bouchon au fond de la trappe) Par exemple la situation D est une modification de la B ougrave la sortie vers le bas qui eacutetait opeacuterante en B est devenue un piegravege parce que le tube a eacuteteacute poseacute sur un support A ces situations de transfert les oiseaux eacutechouent tous sauf une femelle (9 reacuteussites sur 10 agrave C 1010 agrave D)

Comment expliquer la reacuteussite de cette unique femelle

Ou bien elle a compris les proprieacuteteacutes inobservables de la tacircche (notion de graviteacute etc)

ou bien elle a construit des ldquoconceptsrdquo ou ldquorepreacutesentationsrdquo baseacutes sur des proprieacuteteacutes observables des problegravemes continuiteacute des surfaces non-peacuteneacutetrabiliteacute des barriegraveres

Dans ce dernier cas ce serait une connaissance concregravete des objets celle qui apparaicirct chez lrsquoenfant humain plus tocirct que les connaissances abstraites (cf stade opeacuteratoire concret chez Piaget)

Par ailleurs disent les auteurs ce nrsquoest qursquoun seul individu Mais on peut au moins prendre ces reacutesultats comme preuve dexistence chez certains (rares) individus il existerait les meacutecanismes cognitifs suffisants pour geacuteneacuterer des repreacutesentations approprieacutees des relations causales en jeu

Les freux savent faire monter le niveau deau

Dans une de ses fables la Corneille et la Cruche Eacutesope au VIIegrave-Viegrave s av J-C met en scegravene une anecdote quon pourrait croire sortie tout droit de son imagination

La Corneille ayant soif trouva par hasard une Cruche ougrave il y avait un peu deau mais comme la Cruche eacutetait trop profonde elle ny pouvait atteindre pour se deacutesalteacuterer Elle essaya dabord de rompre la Cruche avec son bec mais nen pouvant venir agrave bout elle savisa dy jeter plusieurs petits cailloux qui firent monter leau jusquau bord de la Cruche Alors elle but tout agrave son aise 218

En reacutealiteacute comme lavaient visiblement deacutejagrave observeacute les anciens Grecs les capaciteacutes cognitives des corbeaux dans le domaine de la causaliteacute physique sont encore plus eacutetonnantes que ce agrave quoi on aurait pu sattendre sur la base de lexemple preacuteceacutedent du corbeau freux maicirctrisant les tubes agrave trappe (apregraves tout ce neacutetait quun seul individu) et il ne serait pas si eacutetonnant de voir une corneille reacutesoudre le problegraveme de la cruche

218 De Cornice et Urna (la version originale grecque dans la trad latine du 1er s apregraves J-C due agrave Brabius) Ingentem sitiens cornix adspexerat urnam Quae minimam fundo continuisset aquam Hanc enisa diu planis effundere campis Scilicet ut nimiam pelleret inde sitim Postquam nulla viam virtus dedit ammovet omnes Indignata nova calliditate dolos Nam brevis immersis accrescens sponte lapillis Potandi facilem praebuit unda viam Viribus haec docuit quam sit prudentia maior Qua coeptum volucri explicuisset opus

110

En effet il y a quelques anneacutees219 Bird220 et Emery ont mis en eacutevidence en eacutecho agrave la fable dEsope ci-dessus que des freux mis pour la premiegravere fois face agrave un tube contenant de leau sur laquelle flotte une nourriture pas directement atteignable reacutesolvent immeacutediatement degraves le premier essai le problegraveme en lacircchant des cailloux dans leau pour faire monter le niveau deau et ainsi atteindre la proie

De plus au bout de divers essais ils apprennent agrave seacutelectionner de preacutefeacuterence des gros cailloux plutocirct que des petits

Bien entendu ces oiseaux eacuteleveacutes en captiviteacute ont sans doute deacutejagrave eu loccasion de voir de leau (abreuvoir dans leur cage) et peut-ecirctre mecircme de constater quun objet (ou une partie de leur propre corps) plongeacute dans le liquide en fait monter le niveau Mais tout de mecircme ils sont mis en preacutesence dune situation complexe et tout agrave fait nouvelle

Et il est agrave noter que si on leur propose un tube rempli de sable sur lequel repose la nourriture (donc avec la mecircme geacuteomeacutetrie que la situation preacuteceacutedente) les oiseaux nessaient pas du tout de mettre des cailloux dans le sable pour faire monter le niveau Ce sont donc bien les proprieacuteteacutes de leau qui sont connues de ces oiseaux

Quelle est la puissance des repreacutesentations cognitives sous-jacentes agrave ces capaciteacutes Impliquent-elles des proprieacuteteacutes abstraites pas directement observables ou sont-elles fondeacutees uniquement sur des repreacutesentations des proprieacuteteacutes concregravetes des objets Il est difficile de le savoir sans faire des expeacuteriences compleacutementaires qui impliqueraient geacuteneacuteralisation agrave dautres cas concrets (et donc recours agrave des proprieacuteteacutes abstraites)

Les corbeaux de Nouvelle-Caleacutedonie aussi

Sans entrer ici dans les deacutetails on sait que les corbeaux de Nouvelle Caleacutedonie221 (Corvus moneduloides) sociaux eux aussi fabriquent en nature deux types doutils des crochets creacuteeacutes agrave partir de branchettes et utiliseacutes pour pousser des larves hors de trous par des mouvements lents et deacutelibeacutereacutes222 et des feuilles deacutecoupeacutees reacutealiseacutees en plusieurs eacutetapes qui sont utiliseacutees comme piques pour embrocher des proies sous des tas de feuilles en deacutecomposition En plus de ses compeacutetences sociales cette espegravece a donc des capaciteacutes de manipulation doutils sophistiqueacutees Comment comprend-elle les problegravemes de causaliteacute physique

Plusieurs expeacuteriences deacutetailleacutees223 ont montreacute que ces animaux maicirctrisent les problegravemes qui leurs sont proposeacutes avec un niveau de compeacutetence semblable agrave celui dun enfant humain acircgeacute de 5 agrave 7 ans On peut voir notamment que comme lenfant

219 Bird CD amp Emery NJ (2009) Rooks use stones to raise the water level to reach a floating worm Current Biology 19 1-5 220 Oui le chercheur sappelle bien Bird 221 Pour meacutemoire un territoire doutre-mer franccedilais situeacute dans le Pacifique Sud tout pregraves de lAustralie 222 Voir pex les refs C R Hunt R D Gray Proc R Soc London Ser B 271 88 (2004) G R Hunt Nature 379 249 (1996) G P Hunt Proc R Soc London Ser B- 267 403 (2000) C R Hunt R D Gray M C Corbattis Nature 414 707(2001) R Ruttedge G R Hunt Animal Behaviour 67 327 (2004) A A S Weir B Kenward J Chappe L A Kaceinik Proc R Soc London Ser B 271 344 (2004) 223 Jelbert S A Taylor A H Cheke L G Clayton N S amp Gray R D (2014) Using the Aesops Fable paradigm to investigate causal understanding of water displacement by New Caledonian crows PloS one 9(3) e92895

111

humain lanimal est trompeacute par la situation impliquant la conservation des volumes (un tube plus large vs un tube plus eacutetroit) et quil ne parvient pas agrave reacutesoudre un problegraveme ougrave laction des pierres sur le niveau deau se fait de maniegravere indirecte par un canal invisible en bas de tubes qui nont pas lair decirctre relieacutes les uns aux autres

Causaliteacute physique outils et eacutevolution un retour rapide

Leacutevolution du cervelet

On a jusquici parleacute dans les sections sur leacutevolution du cerveau des changements de taille du cortex Or le cervelet cette structure quelque peu neacutegligeacutee dans les eacutetudes sur la cognition contient quatre fois plus de neurones que le neacuteorcortex et semble ecirctre bien plus impliqueacute dans des fonctions cognitives que ce que lon croyait Traitant le controcircle du mouvement le cervelet pourrait bien ecirctre impliqueacute notamment dans les fonctions cognitives lieacutees agrave la manipulation sophistiqueacutee dobjets

Si on trace dans un graphe log-log la droite de reacutegression montrant la relation entre taille du cervelet et taille du neacuteocortex chez les primates comme la fait une eacutetude224 cela montre que ce lien sest modifieacute dans leacutevolution reacutecente le cervelet est devenu plus grand chez les primates hominoiumldes (singes anthropoiumldes y compris gibbons et humains) que chez les autres primates la droite de reacutegression des hominoiumldes bien que parallegravele agrave celle des autres primates se situe leacutegegraverement en-dessus de cette derniegravere Il serait inteacuteressant de savoir ougrave se situent les capucins des primates non hominoiumldes qui eux aussi utilisent des outils de maniegravere raffineacutee

De plus de maniegravere similaire chez les oiseaux on a montreacute que les parties trigeacuteminale et visuelle du cervelet sont plus grandes dans les familles qui utilisent des mouvements preacutecis du bec pour des actions instrumentales (corvideacutes perroquets pics) que dans dautres familles doiseaux225

Les chondrychtiens et la causaliteacute physique

Ainsi quon la vu en deacutebut de cours les chondrychtiens (poissons cartilagineux requins et raies) sont plus enceacutephaliseacutes que les autres poissons (teacuteleacuteosteacuteens) agrave lexception des Mormyrideacutes226 En fait leur enceacutephalisation est supeacuterieure pour certaines familles agrave celle de certaines familles doiseaux et de mammifegraveres De plus les chondrychtiens sont phylogeacuteneacutetiquement anciens (ils sont parmi les plus anciennes ligneacutees de verteacutebreacutes seacutetant seacutepareacutes des autres au Silurien supeacuterieur ou au Deacutevonien infeacuterieur il y a plus de 400 millions danneacutees) et la question de leacutevolution de leur intelligence est donc inteacuteressante Cependant peu de travaux ont porteacute sur leur cognition

224 Barton R A amp Venditti C (2014) Rapid evolution of the cerebellum in humans and other great apes Current Biology 225 Emery N J amp Clayton N S (2009) Tool use and physical cognition in birds and mammals Current opinion in neurobiology 19(1) 27-33 226 Il est agrave noter que contrairement agrave ce quon pourrait croire les poissons teacuteleacuteosteacuteens sont cognitivement inteacuteressants aussi et que de nombreux travaux agrave partir surtout des anneacutees 2000 se sont attacheacutes agrave comprendre les caracteacuteristiques de leurs capaciteacutes cognitives Un livre entier a dailleurs paru agrave ce sujet Brown C Laland K amp Krause J (2006) Fish cognition and behavior Oxford Blackwell

112

Parmi les chondrychtiens les raies ont les plus grands cerveaux de plus elles ont un cervelet dont larchitecture tregraves eacutelaboreacutee montre un niveau de diffeacuterenciation et de complexiteacute comparable agrave celui des oiseaux et mammifegraveres Certaines raies deau douce ayant montreacute des capaciteacutes cognitives inteacuteressantes227 une eacutetude agrave porteacute sur leur capaciteacute agrave utiliser un outil pour reacutecupeacuterer de la nourriture228 Sagissant de raies elles nont eacutevidemment pas de capaciteacutes manipulatives Par contre elles peuvent geacuteneacuterer un courant deau soit avec la bouche soit avec le corps Utiliser un agent exteacuterieur agrave soi (ici leau) pour atteindre un but correspond agrave la deacutefinition consensuelle de lutilisation doutils

Dans laquarium eacutetait disposeacute un tube aux extreacutemiteacutes de couleur diffeacuterente (blanc et noir) Le tube eacutetait fermeacute par un grillage dun cocircteacute (le cocircteacute noir) mais pas de lautre De la nourriture eacutetait disposeacutee au milieu du tube Lorientation du tube dans laquarium eacutetait modifieacutee agrave chaque essai Les raies ont appris agrave reacutecupeacuterer la nourriture en geacuteneacuterant un courant deau (de diffeacuterentes maniegraveres en ondulant le corps en lutilisant comme ventouse ou pour un seul individu en produisant un jet deau avec la bouche) progressivement sans se tromper de cocircteacute Il est agrave remarquer que les diffeacuterents individus manifestent des capaciteacutes diffeacuterentes dans cette situation deux individus sur les cinq testeacutes ont appris remarquablement vite

Les raies sont donc capables de maicirctriser un problegraveme dapprentissage simple en lui-mecircme mais qui implique lutilisation dun outil Les capaciteacutes de base dexploiter des regravegles de causaliteacute physique tremplin possible pour leacutevolution de capaciteacutes plus eacutelaboreacutees sont donc agrave trouver mecircme chez des espegraveces ougrave on ne les attendrait peut-ecirctre pas

26042017

Des traditions chez lanimal Quel rocircle joue le milieu culturel - sil en joue un - dans la compreacutehension de la causaliteacute physique Il convient dabord de remarquer que la culture chez les chimpanzeacutes ne se limite pas aux traditions dutilisations doutils

Les cultures ne se limitent pas aux outils

De fait la majoriteacute de comportements culturels ne sont pas lieacutes aux outils Voici quelques exemples [PIC-194] les croix dans les colonnes indiquent dans quelles populations (non explicitement identifieacutees ici) ces comportements sont reacutepandus

Casser des noix avec des pierres (marteau+enclume) x x

Creuser avec un pilon x

Reacutecupeacuterer des fourmis sur une brindille x

Reacutecupeacuterer de la moelle x

Lancer vers une cible x x x x x x

Deacutechirer des feuilles avec bruit x x x x x x

Poigneacutee de main lors du toilettage x x x x

227 Potamotrygon motoro avait montreacute une capaciteacute agrave apprendre un labyrinthe sur la base dune repreacutesentation de type carte cognitive et agrave utiliser aussi bien des strateacutegies allocentreacutees queacutegocentreacutees reacutefeacuterences dans Kuba et al 2010 note suivante 228 Kuba M J Byrne R A amp Burghardt G M (2010) A new method for studying problem solving and tool use in stingrays (Potamotrygon castexi) Animal Cognition 13 507-513

113

Frapper avec les doigts replieacutes pour faire du bruit x x x x x

Danser lentement sous la pluie x x x x x x

De plus il est agrave noter que les traditions culturelles ne sobservent pas seulement chez les hominoiumldes ni mecircme uniquement chez les primates comme on le verra plus bas

Une culture aussi chez les orangs-outans

Dans une eacutetude assez reacutecente229 leacutequipe de Carel van Schaik (Institut dAnthropologie et Museacuteum Universiteacute de Zurich) a analyseacute les diffeacuterences geacuteneacutetiques et comportementales entre populations dorangs-outans sur les icircles de Sumatra et Borneacuteo Les auteurs ont trouveacute de grandes diffeacuterences geacuteneacutetiques entre populations mais ces variations geacuteneacutetiques nexpliquent quune faible partie (4) de la variance comportementale alors que les variations environnementales expliquent plus de 25 de la variance La premiegravere conclusion est quil existe une plasticiteacute deacuteveloppementale chez les orangs-outans les individus se conforment agrave lenvironnement durant leur deacuteveloppement

De plus une seacuterie de variantes comportementales supposeacutees culturelles (10 variantes dans une premiegravere approche 24 dans la seconde) qui avaient eacuteteacute reacutepertorieacutees auparavant nont pu ecirctre expliqueacutees ni par les diffeacuterences geacuteneacutetiques ni par les diffeacuterences environnementales Donc ni la canalisation geacuteneacutetique ni la plasticiteacute individuelle face agrave lenvironnement ne peuvent expliquer les diffeacuterences entre populations par conseacutequent ces variations geacuteographiques dans le comportement ont ducirc apparaicirctre via des innovations locales disseacutemineacutees et perpeacutetueacutees par un apprentissage social - il sagit bien dune culture autrement dit

Une tradition chez les baleines agrave bosse

Il est difficile de quantifier la transmission culturelle en geacuteneacuteral car les eacutetudes de terrain sont le plus souvent insuffisantes pour exclure dautres explications (geacuteneacutetiques ou eacutecologiques) et cela est dautant plus vrai pour les espegraveces marines peu visibles et peu accessibles La naissance et la disseacutemination dune tradition culturelle a cependant eacuteteacute documenteacutee chez les baleines agrave bosse (Megaptera novaeangliae)

La technique de la chasse agrave laide dun rideau de bulles est communeacutement utiliseacutee par les baleines agrave bosse dans diffeacuterentes populations lanimal produit des bulles sous et autour des proies agrave 20-25 m sous la surface et ensuite traverse bouche grande ouverte les proies ainsi emprisonneacutees par les bulles Dans le Golfe du Maine en 1980 on a observeacute une baleine qui utilisait une technique diffeacuterente frappant leau de sa queue une agrave quatre fois avant de plonger pour produire le

229 Kruumltzen M Willems EP van Schaik CP (2011) Culture and geographic variation in orangutan behavior Current Biology 21 1808-1812 Commentaire dans ScienceDaily In their study the researchers used the largest dataset ever compiled for a great ape species They analyzed over 100000 hours of behavioral data created genetic profiles for over 150 wild orangutans and measured ecological differences between the populations using satellite imagery and advanced remote sensing techniques The novelty of our study says co-author Carel van Schaik is that thanks to the unprecedented size of our dataset we were the first to gauge the influence genetics and environmental factors have on the different behavioral patterns among the orangutan populations

114

rideau de bulles Cette technique sest ensuite reacutepandue dans 40 de la population en lien semble-t-il avec la baisse dramatique de la population de harengs (la proie preacutefeacutereacutee des baleines agrave bosse) et le passage agrave dautres espegraveces de proies Dans ce cas preacutecis comme le montrent les auteurs la disseacutemination de cette technique sexplique beaucoup mieux par des modegraveles impliquant une transmission culturelle que par les autres types de modegraveles230

Les macaques laveurs

Un autre exemple tregraves eacutetudieacute et toujours citeacute de transmission culturelle chez lanimal est celui des macaques japonais (Macaca fuscata) de licircle de Koshima [GOA-81 AVI-97] Cette icircle est une reacuteserve naturelle et les macaques sont nourris artificiellement

Au deacutebut des anneacutees cinquante pour pouvoir mieux les observer en les faisant sortir de la forecirct les scientifiques seacutetaient mis agrave jeter des patates douces sur des terrains ouverts et finalement sur la plage (ce qui a eu pour reacutesultat malheureux denduire la nourriture de sable)

En 1953 une jeune femelle de 18 mois Imo231 sest mise agrave porter sa patate jusque dans leau et agrave la laver Cette habitude qui a commenceacute dans une riviegravere sest peu agrave peu transmise aux camarades de jeu dImo puis agrave tous les jeunes macaques ensuite aux femelles plus acircgeacutees et finalement aux macircles dominants de la troupe tout cela tregraves lentement (3 ans pour que 11 membres de la troupe sur les 60 le fassent 17 individus au bout de 6 ans 36 au bout de 9 ans) De plus lhabitude sest modifieacutee en ce que les singes ont effectueacute le lavage dans la mer en outre ils se sont mis agrave croquer dans les patates avant de les tremper dans leau de sorte que cela les assaisonnait aussi

Les chercheurs ont ensuite jeteacute du bleacute sur la plage Imo (encore elle) maintenant acircgeacutee de 4 ans se mit agrave lancer le bleacute dans leau le bleacute flotte le sable coule Lhabitude sest reacutepandue232 ensuite de la mecircme maniegravere233

Ces habitudes se sont-elles transmises par imitation Et dailleurs comment deacutefinit-on limitation vraie Sur quelle compeacutetence cognitive sous-jacente repose-t-elle

230 Allen J Weinrich M Hoppitt W amp Rendell L (2013) Network-based diffusion analysis reveals cultural transmission of lobtail feeding in humpback whales Science 340(6131) 485-488 231 Pour la petite histoire ce mot veut dire patate en japonais 232 19 individus laveurs de bleacute apregraves 6 ans 233 [MAN-] Cet exemple est aussi inteacuteressant par les conseacutequences quon pourrait imaginer agrave long terme Les membres de la sous-culture des macaques qui lavent la nourriture se sont maintenant deacuteplaceacutes en bordure de mer pour laver leur nourriture Certains petits porteacutes par leur megravere durant lopeacuteration de lavage se sont habitueacutes accidentellement agrave leau et se sont mis agrave y jouer Nager sauter dans leau et plonger sont devenus des passe-temps favoris et sont devenus des caracteacuteristiques de toute la troupe Derniegraverement une nouvelle habitude est neacutee manger du poisson cru Cette habitude a pris chez des macircles peacuteripheacuteriques affameacutes puis sest reacutepandue Les macaques naiment pas beaucoup le poisson cru mais en temps de disette ils le consomment Ces comportements tout agrave fait nouveaux ont ameneacute en fin de compte agrave un changement de style de vie (par accumulation de variations transmises socialement par imitation) On pourrait mecircme imaginer ensuite des modifications morphologiques et physiologiques reacutepondant agrave ces nouveaux comportements (des membranes aux mains) Des changements culturels pourraient donc mener une espegravece le long de chemins eacutevolutionnaires tout agrave fait diffeacuterents

115

Diffeacuterents regards sur la transmission culturelle

Comme le remarquent Boesch et Tomasello234 la maniegravere dont on juge les comportements culturels deacutepend aussi dagrave quelle approche on se reacutefegravere

Dans une approche strictement biologique toutes les informations transmises non geacuteneacutetiquement entre membres dun groupe sont inteacuteressantes en ce quelles constituent une adaptation comportementale augmentant tregraves probablement le succegraves reproducteur des individus Donc du point de vue des biologistes chez les macaques de Koshima une technique acquise sest transmise entre individus et a ameacutelioreacute les techniques dapprovisionnement

La litteacuterature scientifique en a fait un cas deacutecole de transmission culturelle qui illustrerait les racines eacutevolutives profondes de la culture humaine Mais dans une approche plus psychologique linteacuterecirct principal porte sur lidentification des meacutecanismes cognitifs preacutecis par lesquels cette information est transmise ceci permet de mieux saisir en quoi ce cas illustre les racines eacutevolutives de la culture

Dans cette perspective Bennett G Galef dans les anneacutees 90 reacuteanalysant les donneacutees sur les macaques de Koshima a supposeacute non quil y avait imitation mais que chaque individu apprenait en fait probablement par lui-mecircme235 A lappui de cette hypothegravese il a mis en avant la lenteur de la transmission (on sattendrait agrave plus rapide sil y avait imitation) et labsence dacceacuteleacuteration (on sattendrait agrave une transmission exponentielle agrave mesure quil y aurait davantage de deacutemonstrateurs) Par contre il a constateacute que les jeunes suivaient leurs megraveres dans leau et y trouvaient des patates ce qui eacutetait une excellente occasion dapprentissage individuel Le comportement serait ducirc non agrave une imitation mais au fait que chaque individu reacuteinvente la roue dans des circonstances rendues favorables par ceux qui savent deacutejagrave un apprentissage par eacutemulation

On voit des transmission culturelle certes dans les cas qui ont eacuteteacute illustreacutes Mais ces comportements se sont-ils transmis par imitation - par imitation vraie celle qui suppose on le deacutetaillera une repreacutesentation des intentions de lautre

De la transmission culturelle chez les bourdons

On est obligeacute de se poser la question de la complexiteacute des structures cognitives sous-jacentes quand on constate que des animaux beaucoup plus simples que les macaques ou les baleines montrent des pheacutenomegravenes semblables agrave de la transmission culturelle Ainsi une eacutetude tregraves reacutecente236 a montreacute que les bourdons (Bombus terrestris) qui sont une espegravece dabeille sociale (comme les abeilles agrave miel mais formant des colonies beaucoup plus petites) sont capables de transmettre des comportements nouveaux dun individu agrave lautre

Dans cette eacutetude des individus eacutetaient conditionneacutes progressivement237 agrave exeacutecuter un comportement entiegraverement nouveau et assez complexe tirer sur une ficelle

234 Boesch C amp Tomasello M (1998) Chimpanzee and human cultures Current Anthropology 39(5) 591-614 235 Cf p ex Galef B G (1992) The question of animal culture Human Nature 3(2) 157-178 236 Alem S Perry C J Zhu X Loukola O J Ingraham T Soslashvik E amp Chittka L (2016) Associative mechanisms allow for social learning and cultural transmission of string pulling in an insect PLoS Biol 14(10) e1002564 237 Par une proceacutedure de shaping dabord un comportement simple est appris (prendre la nourriture dans la fleur) ensuite on complique peu agrave peu la fleur est un peu en-dessous du

116

pour reacutecupeacuterer une fleur artificielle (un disque bleu) de dessous une plaque de plexiglas et ainsi atteindre la nourriture au centre de la fleur

Ces individus conditionneacutes eacutetaient remis dans leurs colonies respectives et tous les individus par paires qui se formaient au hasard pouvaient ensuite acceacuteder aux fleurs artificielles pendant une peacuteriode constitueacutee en tout de 150 occasions pour des paires de bourdons dacceacuteder aux fleurs Les auteurs ont observeacute comment une partie des autres individus dans chaque colonie apprenaient progressivement par observation des animaux conditionneacutes agrave faire la mecircme chose En observant la maniegravere dont se transmettent les comportements les auteurs ont aussi pu constater que certains individus apprenaient indirectement non pas du modegravele conditionneacute lui-mecircme mais en observant un bourdon qui avait copieacute le comportement du modegravele (donc de maniegravere transitive)

Sur les trois colonies testeacutees (47 29 et 28 individus) agrave chaque fois environ une moitieacute des bourdons avait acquis le comportement agrave la fin de la peacuteriode deacutetude Dans trois colonies controcircle (qui ne disposaient pas de modegravele agrave observer) aucun bourdon navait deacutecouvert le comportement au bout de la mecircme peacuteriode Cest donc bien dans les colonies expeacuterimentales que le comportement sest transmis des individus modegraveles aux autres

Si mecircme des bourdons peuvent se transmettre culturellement un comportement on est obligeacute de se demander quels meacutecanismes sont agrave loeuvre dans ces pheacutenomegravenes de transmission

Les meacutecanismes de transmission culturelle En ce qui concerne les primates les gens de terrain qui observent les grands singes dans leurs comportements quotidiens - des gens comme Jane Goodall et Christophe Boesch - pensent tous que lutilisation doutils est transmise culturellement avec limitation comme meacutecanisme-cleacute geacuteneacuteral de la transmission culturelle (imitation qui serait donc aussi agrave la base de lexemple des macaques japonais citeacute plus haut)

Dautres chercheurs (par exemple Tetsuro Matsuzawa agrave qui sa propre insertion culturelle donne un regard diffeacuterent sur ces questions) pensent mecircme que les traditions peuvent se transmettre par imitation dans un contexte denseignement dun maicirctre vers un eacutelegraveve

Les autres chercheurs de laboratoire ont souvent un regard plus meacutefiant vis-agrave-vis de cette hypothegravese Ainsi agrave la suite de Galef Michael Tomasello soppose agrave cette vision selon lui il faut ecirctre prudent car il y a des meacutecanismes autres que limitation vraie qui en ont pratiquement les mecircmes effets Sarah Shettleworth [SHC-467] partant des ideacutees de Tomasello a avanceacute les meacutecanismes candidats suivants la mise en relief du stimulus lapprentissage par eacutemulation et mecircme le conditionnement simple (pavlovien) On reviendra plus en deacutetail sur ces meacutecanismes

plexiglas mais la nourriture est atteignable quand mecircme ensuite la fleur est encore un peu plus difficile agrave atteindre et ainsi de suite cinq eacutetapes en tout

117

Des situations denseignement

Quen est-il de lenseignement Observe-t-on des situations ougrave des animaux enseignent une technique agrave dautres Lenseignement chez lanimal sil existe a ducirc apparaicirctre pour les comportements particuliegraverement complexes (chasse usage doutils)

Pour aborder (tregraves briegravevement) cette question il faut dabord cerner de maniegravere opeacuterationnelle le concept denseignement

[SHC-468] Pour ecirctre qualifieacute denseignement le comportement doit

ecirctre marqueacute par un changement de comportement

ecirctre eacuteventuellement coucircteux (en temps en eacutenergie en risque encourus)

apparaicirctre seulement en preacutesence dindividus naiumlfs et

aboutir agrave faciliter leur apprentissage

Enseignement de la chasse chez le chat

On peut observer des situations de type enseignement chez les carnivores par exemple pour la chasse chez le chat domestique lorsque une chatte a des petits dabord elle les quitte pour manger ses proies loin du nid plus tard elle ramegravene les proies mortes aux chatons puis elle ramegravene des proies vivantes que les petits testent (la megravere continue agrave rattraper les proies si elles seacutechappent) finalement les petits chassent seuls

On pourrait certainement appeler cela de lenseignement suivant la deacutefinition supra encore faudrait-il mesurer le beacuteneacutefice pour les petits mais il y en a sucircrement puisquil y a tregraves probablement des coucircts pour la megravere - perte de temps et deacutenergie attente avant la consommation de la nourriture - qui dans une approche eacuteco-eacutethologique doivent ecirctre accompagneacutes de beacuteneacutefices compensatoires sans quoi ils auraient eacuteteacute contre-seacutelectionneacutes lors de leacutevolution

Enseignements instrumentaux chez les grands singes

Ce nest pas parce que les gorilles nutilisent que peu des outils en nature quils ne font pas des choses compliqueacutees avec leurs mains en effet ils effectuent une longue preacuteparation des feuilles avant de les consommer par des mouvements finement controcircleacutes organiseacutes ils ocirctent la tige et les eacutepines Ces comportements sont appris (non inneacutes) sous supervision de la megravere Mais chaque individu utilise son propre jeu de variantes seules les geacuteneacuteraliteacutes du comportement de la megravere sont imiteacutees Est-ce un enseignement

Des observations reacutecentes238 (reacutealiseacutees agrave laide de cameacuteras cacheacutees filmant des chimpanzeacutes sauvages qui pecircchent les termites agrave laide de bacirctonnets) montrent aussi que les megraveres donnent parfois activement agrave leurs petits loccasion dapprendre en leur fournissant des outils deacutejagrave preacutepareacutes

238 Musgrave S Morgan D Lonsdorf E Mundry R amp Sanz C (2016) Tool transfers are a form of teaching among chimpanzees Scientific Reports 6 34783 httpdoiorg101038srep34783

118

Que penser de tout cela

Pour Matsuzawa un chercheur japonais le cas est clair selon lui les megraveres chimpanzeacutes enseignent les techniques instrumentales de maniegravere active agrave leurs petits Le jeune joue le rocircle de leacutelegraveve attentif lindividu expeacuterimenteacute celui de deacutemonstrateur ou de maicirctre qui nagit pas directement sur le comportement de son eacutelegraveve mais sert intentionnellement de modegravele

On a cependant limpression que ces diffeacuterentes affirmations plutocirct prudentes agrave la Boesch ou Tomasello ou au contraire plutocirct engageacutees agrave la Matsuzawa reacutesultent plus dopinions personnelles et de regards diffeacuterents que dune veacuteritable approche expeacuterimentale de la question ainsi Matsuzawa est inseacutereacute dans la culture japonaise ougrave lenseignement par des maicirctres joue un rocircle fondamental - quon pense par exemple aux arts martiaux - et il nest pas eacutetonnant que son regard soit coloreacute par son insertion dans cette culture

Il semble cependant clair que dune maniegravere ou dune autre lenvironnement social apporte des opportuniteacutes speacutecifiques dapprentissage Ottoni et al en 2006 ont pu quantifier le fait que les capucins (Cebus apella) vont venir observer preacutefeacuterentiellement les meilleurs casseurs de noix de coco239 Les capucins observent les casseurs de noix indeacutependamment de la familiariteacute quils ont avec ces individus ou du statut de ceux-ci En fait ils observent ceux qui sont meilleurs qursquoeux-mecircmes (donc ils savent qui est meilleur) Observer les bons casseurs de noix ccedila rapporte avant tout directement des noix (comme chez les chimpanzeacutes chez les capucins le chapardage240 est toleacutereacute par les individus casseurs) Mais ccedila peut aussi rapporter accessoirement des occasions drsquoapprentissage social pour les juveacuteniles

AInsi le comportement des autres peut favoriser lapprentissage des individus du mecircme groupe Par quels meacutecanismes cela se produit-il

Mise en relief du stimulus

Lexemple le plus citeacute de transmission culturelle chez lanimal date des anneacutees trente en Angleterre et ne neacutecessite pour explication que ce quon a appeleacute la mise en relief du stimulus (local enhancement ou stimulus enhancement)

A leacutepoque le lait eacutetait livreacute en bouteilles laisseacutees sur le pas de la porte Les bouteilles eacutetaient fermeacutees par un opercule en carton et le lait neacutetant pas homogeacuteneacuteiseacute comme maintenant la cregraveme montait en surface

Des clients dun certain quartier de Londres se sont mis agrave se plaindre que les bouteilles eacutetaient eacutecreacutemeacutees au matin Apparemment le coupable eacutetait une meacutesange bleue (Parus caeruleus) qui seacutetait mise agrave ouvrir les bouteilles en pelant le carton pour consommer la cregraveme

Les plaintes des clients se sont eacutetendues depuis le point original (Londres) agrave une bonne partie du sud de lAngleterre (et agrave lencontre dune deuxiegraveme espegravece de meacutesange la meacutesange charbonniegravere Parus major) indiquant que dautres meacutesanges suivaient lexemple de la premiegravere Un peu avant 1950 ce pillage fut stoppeacute par des changements dans la technique demballage du lait

239 Ottoni E B de Resende B D amp Izar P (2005) Watching the best nutcrackers what capuchin monkeys (Cebus apella) know about othersrsquo tool-using skills Animal Cognition 8(4) 215-219 240 Pilfering en anglais

119

On a donc assisteacute agrave la naissance dune tradition culturelle neacutee chez un individu et se reacutepandant dans la population cette tradition a pu se reacutepandre assez facilement car elle repose sur un comportement preacuteexistant les meacutesanges mangent entre autres des larves dinsectes quelles attrapent sur les arbres en pelant leacutecorce Le comportement qui consiste agrave peler un obstacle fait donc partie du reacutepertoire comportemental de ces animaux

Dans ce cas de transmission les individus sont attireacutes par le reacutesultat de laction de ceux qui savent deacutejagrave vers un lieu ou vers un stimulus ce qui les met dans une situation favorable agrave apprendre ce quils nauraient sinon pas appris Ce quils apprennent ainsi (individuellement) est souvent identique agrave ce que les conspeacutecifiques apprennent Les meacutesanges eacutetaient attireacutees perceptivement par les bouteilles deacutecapsuleacutees et apprenaient ainsi agrave appliquer le comportement de peler leacutecorce agrave une nouvelle cible (lopercule de la bouteille) Il neacutetait pas neacutecessaire quelles voient une meacutesange agrave lœuvre

Simple conditionnement

Le conditionnement simple (pavlovien) peut parfois ecirctre le meacutecanisme qui permet la transmission culturelle de traditions Ceci a eacuteteacute montreacute expeacuterimentalement pour le mobbing (rameutage harcegravelement) chez les oiseaux

Le comportement de mobbing est une reacuteponse des oiseaux (geacuteneacuteralement de petite taille) agrave lapproche dun preacutedateur Les oiseaux layant aperccedilu vont lattaquer tout en eacutemettant des cris dalarme speacutecifiques facilement localisables qui vont attirer des conspeacutecifiques (rameutage) Le preacutedateur gecircneacute dans sa chasse peut mecircme ecirctre repousseacute vaincu simplement par le nombre doiseaux qui lagressent

Chez les merles (Turdus merula) lalarme et donc le mobbing est deacuteclencheacutee de maniegravere inneacutee sans apprentissage par la vue dun preacutedateur commun (hibou) mais il y a par contre apprentissage social des preacutedateurs inhabituels Cet apprentissage se produit par conditionnement Des vieilles expeacuteriences dEberhard Curio un des collaborateurs de Konrad Lorenz avaient tregraves eacuteleacutegamment montreacute ce type dapprentissage social [voir SHC-439]

Dans ces expeacuteriences deux merles sont dans des cages qui se font face A laide dun dispositif rotatif un preacutedateur commun (empailleacute) est subitement preacutesenteacute agrave un des merles (mais pas agrave lautre) Le second merle lui est subitement confronteacute agrave un oiseau empailleacute inoffensif dune espegravece inconnue (un oiseau nectarivore dun autre continent pex) ou agrave un stimulus non aversif quelconque Le premier merle reacuteagit immeacutediatement de maniegravere inneacutee au preacutedateur par un comportement de harcegravelement (cris dalarme excitation etc)

En reacuteponse aux cris du premier le second merle va eacutegalement se mettre dans leacutetat dexcitation du harcegravelement par association il apprend alors agrave identifier et harceler le stimulus arbitraire qui lui est preacutesenteacute (en termes de conditionnement pavlovien les cris du premier merle sont le stimulus inconditionnel qui provoque la reacuteponse inconditionnelle dexcitation et loiseau inoffensif est le stimulus conditionnel qui va ecirctre associeacute agrave cette reacuteponse) Curio a veacuterifieacute que ce comportement pouvait ecirctre transmis ainsi doiseau en oiseau sur au moins six eacutetapes Curio a obtenu mecircme un mobbing transmis culturellement envers une bouteille de lessive liquide quil avait mise dans la place du stimulus conditionnel

120

Eacutemulation (facilitation sociale)

Dans certains cas les individus apprennent quil existe des possibiliteacutes daction dans lenvironnement en observant directement les autres faire quelque chose Par exemple en observant un individu en train de casser des noix on peut constater quune noix peut ecirctre casseacutee et que linteacuterieur peut ecirctre consommeacute En observant le lavage des patates on peut deacutecouvrir que le sable quitte la patate lorsquon la frotte dans leau Cet apprentissage par eacutemulation revient agrave ecirctre pousseacute agrave chercher agrave deacutecouvrir par soi-mecircme une technique du fait quon a vu dautres individus aboutir agrave un reacutesultat inteacuteressant

Dans la terminologie du psychologue James J Gibson (1979) les animaux qui observent apprennent des affordances (possibiliteacutes daction latentes)241 dans lenvironnement quils nauraient probablement pas deacutecouvertes seuls A partir de ces deacutecouvertes lanimal construit ses propres strateacutegies comportementales De fait lindividu naccorde pas dattention au comportement de lautre rien nest appris agrave son sujet

Cest agrave ce type dapprentissage que se reacutefegravere la relecture faite par Galef des donneacutees sur les macaques japonais lobservation des conspeacutecifiques et du reacutesultat de leurs actions aurait permis un apprentissage par eacutemulation

Imitation lautre comme agent intentionnel

Contrairement aux autres meacutecanismes de transmission limitation vraie repose sur la possibiliteacute de se repreacutesenter que les autres ont des intentions quils sont des agents intentionnels

Pour Tomasello la particulariteacute des humains serait en effet quils perccediloivent et comprennent le comportement des autres en termes dintention (nettoyer la fenecirctre plutocirct que faire des ronds sur la surface dune fenecirctre en tenant un chiffon) donc quand ils cherchent agrave reproduire le comportement ils mettent laccent sur la reproduction de lintention et si laction ne leur est pas connue ils vont logiquement reproduire tous ses deacutetails puisque lagent est intentionnel et que laction sert lintention de lagent cest donc que tous les deacutetails de laction sont utiles

Donc quand des individus cherchent agrave reproduire preacuteciseacutement le comportement des autres jusque dans des deacutetails non pertinents on peut supposer quils imitent reacuteellement et quils ne retrouvent pas par eux-mecircmes une solution inspireacutee par la situation

Si limitation repose sur la repreacutesentation des intentions (ce qui nous rapproche de meacutecanismes raffineacutes lieacutes agrave la theacuteorie de lesprit et de lagrave agrave la conscience peut-ecirctre comme on le discutera plus tard) faut-il degraves lors consideacuterer que limitation est reacuteserveacutee aux primates supeacuterieurs et agrave dautres groupes hautement enceacutephaliseacutes

241 Psychologist James J Gibson originally introduced the term in 1966 then explored it more fully in his book The Ecological Approach to Visual Perception in 1979 He defined affordances as referring to all action possibilities latent in the environment objectively measurable and independent of the individuals ability to recognize those possibilities Further those action possibilities are dependent on the capabilities of the actor For instance a set of steps with risers four feet high does not afford the act of climbing if the actor is a crawling infant So affordances must be measured always in relation to the relevant actor(s) [wikipedia]

121

Peut-ecirctre maishellip et sil en allait autrement Trouve-t-on de limitation deacutetailleacutee chez des animaux peu enceacutephaliseacutes Et si cest le cas que faut-il en conclure

De limitation chezhellip les leacutezards

Dans une expeacuterience dAnna Kis reacutecemment publieacutee242 les auteurs ont conccedilu une ingeacutenieuse expeacuterience pour voir comment des agames barbus Pogona vitticeps reacuteagissent agrave un modegravele montrant comment apprendre agrave ouvrir une grille pour atteindre de la nourriture

Un agame modegravele a eacuteteacute entraicircneacute agrave ouvrir une grille lateacuteralement (en poussant la grille vers la gauche et en passant ensuite par sa droite) et filmeacute pendant quil le faisait Dans le dispositif expeacuterimental le film dune dureacutee de 11 secondes a ensuite eacuteteacute montreacute sur eacutecran agrave des agames naiumlfs Pour une moitieacute de ces sujets le film eacutetait inverseacute en miroir ces sujets voyaient donc le leacutezard modegravele ouvrir la porte en passant par la gauche de celle-ci Il y avait aussi un groupe controcircle ces leacutezards-ci voyaient un film sans lien entre action du leacutezard modegravele et reacutesultat obtenu (la porte souvrait sans que le leacutezard modegravele nagisse dessus)

Chaque leacutezard eacutetait testeacute deux fois par jours pendant 5 jours A chaque essai il voyait dabord une seule fois le film de 11 secondes puis eacutetait deacuteplaceacute dans la partie de laregravene fermeacutee par la porte

Les leacutezards testeacutes essaient-ils de reproduire le deacutetail de laction du leacutezard modegravele Ceux du groupe controcircle narrivaient simplement pas agrave ouvrir la porte ceux du groupe gauche ouvraient majoritairement la porte par la gauche et ceux du groupe droite majoritairement par la droite

Les reacutesultats montrent donc que les agames barbus ne se contentent pas dessayer de retrouver par eux-mecircmes le moyen douvrir la porte quand ils ont vu lassociation conspeacutecifique porte qui souvre mais ils sont attentifs agrave davantage de deacutetails liant laction preacutecise du modegravele au reacutesultat

Des analyses suppleacutementaires des auteurs indiqueraient quune explication se fondant sur un simple biais moteur (provenant de lobservation dune action asymeacutetrique) ne suffit pas agrave expliquer le comportement des agames Alors que conclure

Que les agames barbus ont une repreacutesentation du fait que les autres agames ont des intentions Que la reproduction exacte de laction nest pas un indicateur suffisant ou fiable dune repreacutesentation de lintention et qualors les agames nont quand mecircme que des repreacutesentations de bas niveau Et finalement ougrave est la frontiegravere entre ces formes de repreacutesentation du lien action reacutesultat Agrave quel moment une repreacutesentation de bas niveau devient-elle une repreacutesentation de haut niveau Cette question va nous poursuivre jusquagrave la fin du cours

242 Kis A Huber L amp Wilkinson A (2015) Social learning by imitation in a reptile (Pogona vitticeps) Animal cognition 18(1) 325-331

122

Chimpanzeacutes vs enfants relations physiques vs intentions

Une expeacuterience deacutejagrave ancienne243 visait agrave tester les diffeacuterences de copie dactions entre chimpanzeacutes juveacuteniles (4 agrave 8 ans) et enfants humains acircgeacutes de 23 agrave 25 mois Un outil (une barre en T ayant des dents au bout comme un racircteau) eacutetait placeacute devant le sujet dents vers le bas un autre se trouvait devant lexpeacuterimentateur Celui-ci prenait loutil en main et lutilisait pour ramener de la nourriture Pour une moitieacute des sujets de chaque espegravece lexpeacuterimentateur retournait ostensiblement le racircteau (dents vers le haut) avant de lutiliser Un groupe voyait donc un usage de loutil lautre un usage diffeacuterent (aboutissant au mecircme reacutesultat attraper un item de nourriture deacutesirable mecircme si dents vers le bas est moins efficace puisque la reacutecompense risque de passer entre les dents) La mise en relief du stimulus eacutetait donc la mecircme pour chaque groupe seule la meacutethode preacutecise diffeacuterait

Les auteurs ont constateacute que seuls les enfants copiaient la meacutethode exactement les chimpanzeacutes utilisaient loutil mais sans subir linfluence du modegravele dutilisation en clair ils imitaient lusage geacuteneacuteral du racircteau mais deacutecidaient pour lessentiel eux-mecircmes de mettre les dents en haut ou en bas On en conclut quils ont perccedilu les relations fonctionnelles geacuteneacuterales entre outil et nourriture mais ne se sont pas attardeacutes au comportement montreacute ils redeacutecouvraient leur propre solution et apprenaient donc par eacutemulation les enfants par contre ont focaliseacute leur attention sur le modegravele se le repreacutesentant comme un agent intentionnel Ils ont donc fait de lapprentissage par imitation reproduisant alors le deacutetail du comportement du modegravele

Mais les chimpanzeacutes peuvent imiter reacuteellement

Dapregraves les expeacuteriences mentionneacutees ci-dessus le chimpanzeacute et lenfant nimitent pas pareil on pourrait mecircme penser que les chimpanzeacutes nimitent pas les deacutetails du comportement du modegravele et quen fait ils nont pas les capaciteacutes dimiter

Cependant si on leur propose une tacircche plus complexe tireacutee dun contexte dapprovisionnement (de type ouvrir des coquilles de fruits) on trouve quils peuvent imiter vraiment ainsi que lont montreacute Andrew Whiten et collegravegues244 en 1996 Dans leur expeacuterience de deacutepart une boicircte contenant de la nourriture est fermeacutee par deux verrous Elle peut ecirctre ouverte soit en poussant les verrous soit en les tirant Le deacutemonstrateur (un humain) fait soit une action soit lautre Un autre individu (singe ou enfant) qui a observeacute les actions du premier ouvre agrave son tour la boicircte Cette opeacuteration est filmeacutee et des juges (naiumlfs quant agrave laction faite par le modegravele) visionnant la bande doivent dire quel eacutetait le modegravele de deacutepart qui a eacuteteacute copieacute

Les reacutesultats montrent que les chimpanzeacutes imitent moins que les enfants dune maniegravere moins fidegravele mais ils imitent quand mecircme Pour preuve les juges naiumlfs pouvaient dire sans se tromper quelle action-modegravele le sujet avait vu

243 Nagell K Olguin R S amp Tomasello M (1993) Processes of social learning in the tool use of

chimpanzees (Pan troglodytes) and human children (Homo sapiens) Journal of Comparative Psychology 107 174-186 244 Whiten A Custance D M Gomez J C Teixidor P amp Bard K A (1996) Imitative learning of artificial fruit processing in children (Homo sapiens) and chimpanzees (Pan troglodytes) Journal of comparative psychology 110(1) 3-14 Voir aussi Shettleworth chapitre Learning from others

123

Il reste vrai que les chimpanzeacutes davantage que les enfants utilisent leur propre meacutethode pour obtenir le reacutesultat (on verra plus tard en quoi ceci a une importance pour expliquer la diffeacuterence de complexiteacute entre les cultures des chimpanzeacutes et les cultures humaines) A noter dailleurs quen terme de performances les chimpanzeacutes sont meilleurs que les enfants

Transmission culturelle artificielle en laboratoire

Les auteurs qui ont eacutetudieacute les chimpanzeacutes en nature pensent que des meacutecanismes plus simples que limitation ne suffisent pas agrave expliquer les caracteacuteristiques culturelles observeacutees dans leurs sept populations notamment au niveau des deacutetails des comportements sociaux et du fait que tous les individus dune population suivent une coutume donneacutee

Peut-on mettre en eacutevidence en laboratoire une transmission spontaneacutee des deacutetails dune technique dun individu agrave lautre par imitation vraie Ce serait une indication de plus en faveur de lexistence de meacutecanismes imitatifs en nature Victoria Horner et ses collegravegues ont publieacute en 2006 lexpeacuterience suivante245 portant sur des chimpanzeacutes (acircgeacutes denviron 20 ans)

Deux individus sont explicitement entraicircneacutes agrave sortir une reacutecompense dune boicircte en suivant une certaine meacutethode agrave lun on montre comment ouvrir une trappe vers le haut agrave lautre on montre une meacutethode diffeacuterente faire coulisser la trappe horizontalement Il sagit de la mecircme boicircte et les deux meacutethodes sont eacutequivalentes et permettent de louvrir facilement cette proceacutedure rappelle donc celle appliqueacutee aux leacutezards mentionneacutee ci-dessus

Par la suite un second individu est mis dans la mecircme piegravece quun des deux modegraveles entraicircneacutes et peut observer reacutepeacutetitivement le premier ouvrir la boicircte (10 fois ou bien jusquagrave ce que lobservateur lui-mecircme repousse le modegravele et prenne sa place) Lindividu modegravele est alors ocircteacute de la piegravece et le second peut reacutecupeacuterer 10 fois de suite la nourriture par ses propres moyens Le lendemain cest cet individu qui sera le modegravele pour un autre et ainsi de suite On creacutee ainsi des pseudo-geacuteneacuterations qui forment ce que les auteurs appellent des chaicircnes de diffusion de la mecircme maniegravere que Curio avait fait des chaicircnes avec ses merles conditionneacutes

La fideacuteliteacute sur six transmissions est de 100 (tous les membres successifs de la chaicircne adoptent toujours la meacutethode quils ont vue donc font tous comme le premier individu de la chaicircne)

Par contre dans un groupe controcircle ougrave les singes nont pas de modegravele agrave suivre chacun reacuteinvente facilement sa propre meacutethode pour ouvrir la boicircte Dune part il y a donc reacutepartition entre les meacutethodes dautre part cela montre que rien ne forccedilait vraiment les singes agrave faire comme leur modegravele

Donc dans cette situation cest bien une forme dimitation vraie qui semble ecirctre agrave lœuvre chez les singes Les reacutesultats sont dailleurs semblables lorsque les sujets sont des enfants humains de 3 ans et demi

245 Horner V Whiten A Flynn E amp de Waal F B (2006) Faithful replication of foraging

techniques along cultural transmission chains by chimpanzees and children Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America 103 13878-83

124

Imitation vs eacutemulation causes et conseacutequences

Les chimpanzeacutes apprennent-ils par eacutemulation (facilitation sociale) parce quils ne peuvent pas apprendre par imitation Ce quon a vu jusquagrave maintenant montre que ce nest probablement pas le cas Mais alors pourquoi ou dans quelles conditions ces animaux recourent-ils agrave ce parent pauvre de limitation Et quelle en est la conseacutequence tout agrave fait fondamentale

Leacutemulation est une strateacutegie pas une obligation

Une expeacuterience de leacutequipe de Victoria Horner et Andrew Whiten246 jette un nouvel eacuteclairage sur la question cela pourrait deacutependre du degreacute de visibiliteacute des relations causales en combinaison avec les tendances en partie lieacutees agrave lespegravece agrave utiliser une strateacutegie plutocirct quune autre

Les sujets eacutetaient des chimpanzeacutes (2-6 ans neacutes en liberteacute vivant dans un refuge mais ayant accegraves quotidiennement agrave un milieu de type forecirct on ne peut pas les consideacuterer comme accultureacutes chez les humains ce sont plutocirct les humains qui adoptaient une attitude de chimpanzeacutes dans les interactions mutuelles) un autre groupe eacutetait constitueacute par des enfants humains (41-59 mois)

Dans cette expeacuterience un humain montrait au sujet de quelle maniegravere sortir une reacutecompense dune boicircte La deacutemonstration contenait des actions pertinentes et des actions non pertinentes du point de vue causal en raison de la nature du dispositif

La boicircte eacutetait faite de telle maniegravere que certaines actions bien que possibles naidaient pas agrave atteindre la nourriture Ainsi agir sur le verrou sur le dessus de la boicircte et introduire le bacircton dans le trou du sommet eacutetaient des actions toutes deux inutiles car une paroi horizontale interne bloquait la boicircte agrave mi-hauteur

Dautre part la boicircte eacutetait soit transparente soit opaque Dans ce dernier cas il eacutetait impossible de deacuteterminer quelles eacutetaient les actions pertinentes ou non Au contraire quand la boicircte eacutetait transparente les sujets pouvaient voir quelle action eacutetait pertinente et produisait un effet dans le sens souhaiteacute

Les reacutesultats montrent un fonctionnement consideacuterablement diffeacuterent entre chimpanzeacutes et enfants humains

Si la boicircte eacutetait opaque les chimpanzeacutes refaisaient toutes les actions et imitaient donc la structure totale de laction Au contraire quand la boicircte eacutetait transparente ils ignoraient les actions inutiles et ne les recopiaient pas adoptant une strateacutegie dapprentissage par eacutemulation (reproduire les reacutesultats sans copier les actions) Ces diffeacuterences eacutetaient significatives (voir histogramme colonnes AB) Ceci suggegravere que lapprentissage par eacutemulation est la strateacutegie preacutefeacutereacutee des chimpanzeacutes quand il y a suffisamment dinformation causale

Au contraire les enfants eux utilisaient limitation dans tous les cas ce qui est dans ce cas-ci moins efficace (cest-agrave-dire quils copiaient aussi les actions visiblement inutiles) Les enfants semblent plus sensibles aux conventions culturelles et peut-ecirctre se focalisent diffeacuteremment de maniegravere plus pointue sur les reacutesultats actions et intentions du deacutemonstrateur dautant que lenfant est

246 Horner V and Whiten A (2005) Causal knowledge and imitationemulation switching in

chimpanzees (Pan troglodytes) and children (Homo sapiens) Animal Cognition 8 164-181

125

preacutedisposeacute agrave ce quon lui apprenne des choses dans une relation maicirctre-eacutelegraveve typique des humains Il est agrave noter que ce comportement diffeacuterent des enfants se manifeste dans toutes les cultures ougrave on a fait ce test

Cette diffeacuterence de strateacutegie entre chimpanzeacutes et humains qui nest finalement quune diffeacuterence de degreacute ou daccent a pourtant potentiellement eu des conseacutequences tregraves importantes sur leacutevolution diffeacuterentielle des cultures de ces deux espegraveces comme on le verra ci-dessous

Limitation mais pas leacutemulation permet leacutevolution culturelle

[BRA-183] Leacutevolution du cerveau se deacuteroule de maniegravere darwinienne (des variations geacuteneacutetiques preacutealables agrave lexistence de lindividu impliquent pour lui des conseacutequences pheacutenotypiques menant en fin de compte agrave des avantages ou des deacutesavantages en termes de reproduction)

Par contre leacutevolution de la culture et des techniques suit plutocirct un modegravele lamarckien il y a transmission dune geacuteneacuteration agrave lautre de caractegraveres acquis au cours de lexistence de lindividu Ces caractegraveres ne se transmettent pas par les gegravenes mais par apprentissage Lapprentissage est donc responsable de lexistence mecircme de la culture Mais quel apprentissage Comment des nouveauteacutes radicales peuvent-elles ecirctre diffuseacutees

Ainsi que le remarquent Boyd et Richerson247 mecircme dans les socieacuteteacutes de chasseurs-cueilleurs les plus simples la survie des individus deacutepend de connaissances et dune technologie complexes qui ont eacutevolueacute au cours des acircges qui sont transmises culturellement et quaucun individu ne pourrait inventer seul dun coup

Pour survivre dans le deacutesert du Kalahari les Kung San doivent savoir quelles plantes sont comestibles comment et ougrave les trouver aux diffeacuterentes saisons comment trouver de leau comment trouver le gibier comment faire des arcs et des flegraveches empoisonneacutees et doivent avoir bien dautres compeacutetences Ce qui est eacutetonnant cest que cest le mecircme cerveau qui permet aux Inuit dacqueacuterir les connaissances tout agrave fait diffeacuterentes neacutecessaires pour vivre dans la toundra et les glaces du Nord et aux Acheacute pour vivre dans la forecirct tropicale du Paraguay

Ces diffeacuterences reacutesultent dune eacutevolution culturelle cumulative des traditions complexes et deux types de donneacutees lindiquent

dune part les changements graduels sont mentionneacutes dans les traces historiques et archeacuteologiques

dautre part on trouve une arborescence des traditions dans laquelle des populations plus proches lune de lautre ont aussi des caracteacuteristiques culturelles plus semblables que des populations plus distantes

247 Boyd et Richerson [BOY-54] contrastent ici lapprentissage par mise en relief du stimulus (local enhancement) et lapprentissage par observation (observational learning) Ce dernier nest pas tregraves bien deacutefini car aussi bien lapprentissage par eacutemulation que lapprentissage par imitation reposent sur lobservation des actions des autres Afin que les choses soient plus claires jai reformuleacute en contrastant lapprentissage faciliteacute par les conditions dobservation indirecte ou directe (apprentissage par mise en relief du stimulus et apprentissage par eacutemulation) et apprentissage par imitation vraie celui qui preacuteserve tous les deacutetails mecircme ceux en apparence inutiles

126

Cette nature en arbre eacutevolutif de la culture est montreacutee par exemple par le fait quon peut utiliser les meacutethodes phylogeacuteneacutetiques des biologistes pour reconstituer larbre eacutevolutif du conte du Petit Chaperon Rouge248

Or aussi bien lapprentissage par mise en relief du stimulus ou eacutemulation que lapprentissage par imitation conduisent agrave des diffeacuterences comportementales persistantes entre populations par contre seul lapprentissage par imitation permet les changements culturels cumulatifs

03052017

Pour comprendre pourquoi seule limitation vraie (baseacutee sur la compreacutehension du fait quautrui est un agent intentionnel ce qui a pour conseacutequence quon imite tout y compris les actions quon ne comprend pas ou dont on ne voit pas lutiliteacute) permet leacutevolution culturelle cumulative consideacuterons la transmission culturelle de lusage doutils de pierre

Supposons que suite agrave des conditions favorables un hominideacute primitif avait appris agrave frapper des cailloux entre eux pour faire des eacuteclats utilisables Ses compagnons qui passaient du temps pregraves de lui auraient eacuteteacute exposeacutes au mecircme type de conditions et certains dentre eux auraient aussi appris agrave faire des eacuteclats mais entiegraverement par eux-mecircmes

Ce comportement pourrait donc ecirctre preacuteserveacute par mise en relief du stimulus (les groupes ougrave il y a usage doutils passeraient plus de temps agrave proximiteacute des pierres approprieacutees) ou apprentissage par eacutemulation (les individus verraient que dautres agissent sur les pierres et en tirent quelque chose) - mais cela nirait pas plus loin Mecircme si un individu particuliegraverement talentueux trouvait un moyen dameacuteliorer les eacuteclats cette innovation ne se transmettrait pas agrave dautres membres du groupe puisque chacun redeacutecouvre la technique par lui-mecircme

Par contre par imitation les innovations peuvent persister aussi longtemps que des individus plus jeunes peuvent acqueacuterir les deacutetails les plus fins du nouveau comportement

Lapprentissage par imitation peut donc mener agrave leacutevolution cumulative de comportements quaucun individu naurait pu inventer par lui-mecircme

Bien que les chimpanzeacutes soient tout agrave fait capables dimiter au sens propre leur strateacutegie preacutefeacutereacutee reste lapprentissage par eacutemulation Serait-ce alors que les diffeacuterences de complexiteacute entre cultures humaine et chimpanzeacute ne seraient dues agrave lorigine quagrave un changement de strateacutegie chez les humains qui na pas eu lieu chez les chimpanzeacutes

248 Cet arbre montre que le conte ancestral date du 1er siegravecle et que le Petit Chaperon Rouge a divergeacute vers lan 1000 La branche africaine a donneacute entre autres des contes tregraves similaires au Petit Chaperon Rouge par eacutevolution convergente Labstract de larticle dit notamment Researchers have long been fascinated by the strong continuities evident in the oral traditions associated with different cultures According to the lsquohistoric-geographicrsquo school it is possible to classify similar tales into ldquointernational typesrdquo and trace them back to their original archetypes However critics argue that folktale traditions are fundamentally fluid and that most international types are artificial constructs Here these issues are addressed using phylogenetic methods that were originally developed to reconstruct evolutionary relationships among biological species and which have been recently applied to a range of cultural phenomena Tehrani JJ (2013) The phylogeny of Little Red Riding Hood PLoS ONE 8(11) e78871 doi 101371journalpone0078871

127

Des preacutedispositions leacutegegraverement diffeacuterentes auraient donc pu ecirctre en partie au coeur des diffeacuterences de complexiteacute culturelle que lon observe entre ecirctre humains et chimpanzeacutes bien que tous deux soient des espegraveces technologiques

De maniegravere inteacuteressante on voit aussi une diffeacuterence de preacutedisposition initiale entre bonobos (qui nutilisent pas doutils en nature) et chimpanzeacutes Alors mecircme que rien dans leacutecologie des ces deux espegraveces ne les distingue on constate dans les populations sauvages249 une preacutedisposition agrave manipuler des objets plus marqueacutee chez les chimpanzeacutes juveacuteniles que chez les bonobos juveacuteniles Evidemment cela pose la question de la direction de la relation causale est-ce parce que les jeunes chimpanzeacutes sont plus manipulateurs que lusage doutils est apparu chez cette espegravece et pas chez lautre ou est-ce parce que les chimpanzeacutes juveacuteniles sont dans une culture agrave outils quils sont plus porteacutes agrave prendre des objets en main

Neurones miroirs et perception des intentions

On a vu dans les expeacuteriences de Whiten en 1996 que si singes et enfants imitent tous deux les singes le font tout de mecircme avec un degreacute moindre

Selon Tomasello les chimpanzeacutes nemploient pas (ou moins) les capaciteacutes imitatives que lon observe chez lenfant humain car ils perccediloivent moins ou naccordent que peu dimportance aux intentions dautrui

Pour les enfants lintention (le but) du sujet modegravele est centrale agrave ce quils perccediloivent donc son comportement exact (la meacutethode) devient important Pour les chimpanzeacutes ce sont les relations physiques (outil-nourriture) qui sont preacutegnantes lintention du modegravele neacutetant pas jugeacutee cruciale pour donner un sens agrave laction

A fortiori il doit en aller de mecircme chez les autres primates en particulier les primates moins proches de nous que les chimpanzeacutes et autres hominoiumldes On pourrait mecircme naiumlvement supposer que ces primates-lagrave nont pas du tout le moyen de se repreacutesenter les intentions dautrui sauf si on reacutealise que dans un groupe social traiter les intentions est absolument indispensable Pour en savoir davantage on peut sinteacuteresser aux donneacutees eacutelectrophysiologiques une approche compleacutementaire

Au deacutebut des anneacutees 90 Giacomo Rizzolatti agrave Parme eacutetudiait les correacutelats de la deacutecharge de neurones moteurs du cortex preacutemoteur ventral (aire F5) Ces neurones deacutechargeaient lorsque le singe faisait un mouvement de preacutehension Alors que le systegraveme denregistrement eacutetait en fonction une personne dans le laboratoire a effectueacute un geste de preacutehension (fortuit) en vue du singe et le mecircme neurone qui deacutechargeait lors de laction du singe lui-mecircme a deacutechargeacute lors de lobservation de laction faite par un autre individu

Rizzolatti intrigueacute par ce pheacutenomegravene en a poursuivi leacutetude et a nommeacute ce type de neurone des neurones miroirs qui sont devenus bien connus depuis250

249 Koops K Furuichi T amp Hashimoto C (2015) Chimpanzees and bonobos differ in intrinsic motivation for tool use Scientific Reports 5 11356 DOi 101038srep11356 250 Voir p ex la revue Rizzolatti G Fogassi L amp Gallese V (2006) Mirrors in the Mind Scientific American 16 octobre 2006 ainsi que Fabbri-Destro M amp Rizzolatti G (2008) Mirror neurons and mirror systems in monkeys and humans Physiology 23 171-179

128

Caracteacuteristiques des neurones miroirs

Parmi les proprieacuteteacutes qui ont eacuteteacute deacutecouvertes ensuite certaines nous inteacuteressent

Ces neurones ne deacutechargent pas uniquement en fonction de laction mais en fonction de laction et de son intention Cela a eacuteteacute montreacute dans une expeacuterience ougrave le singe voyait une main effectuer un geste de preacutehension Un neurone donneacute deacutechargeait lorsque le geste aboutissait vraiment agrave prendre un objet mais pas sil avait lieu sur une table vide (situations A et B sur la figure)

On pourrait objecter que la situation perceptive neacutetait pas la mecircme dans un cas il y avait un objet dans la scegravene dans lautre rien Rizzolatti et collegravegues ont donc fait le controcircle suivant la fin de laction eacutetait cacheacutee par un eacutecran (situations C et D) seul le deacutebut eacutetait visible (mais le singe savait par auparavant sil y avait ou non un objet) Dans ce cas la stimulation visuelle eacutetait exactement la mecircme Pourtant le neurone miroir ne deacutechargeait que quand laction avait vraiment pour cible lobjet (invisible) indiquant par lagrave semble-t-il une participation au traitement des intentions dautrui

Dans une eacutetude plus reacutecente251 les auteurs se sont demandeacute si ceacutetait plutocirct le but (lintention) ou plutocirct la forme exacte du mouvement lui-mecircme qui deacuteterminait la reacuteponse des neurones miroirs leur eacutetude a montreacute chez des humains cette fois que la reacuteaction des aires preacutemotrices (et associeacutees) reste la mecircme que laction observeacutee soit faite par un ecirctre humain (dont on ne voit que le bras) ou par un bras robotiseacute A leacutevidence la forme du mouvement est tregraves dissemblable (le robot eacutetait dailleurs programmeacute pour que son mouvement soit aussi peu biologique que possible)252 ce nest donc pas agrave une ressemblance de surface quest due la similitude des reacuteponses

Les auteurs pensent que leurs reacutesultats renforcent lideacutee que le systegraveme des neurones miroirs peut aussi servir agrave repreacutesenter des actions dont nous comprenons lintention mais pour lesquelles notre faccedilon dy arriver ne correspond pas agrave celle du modegravele

Un support agrave la compreacutehension immeacutediate de lintention

Pour ce qui nous concerne ici Rizzolatti et ses collegravegues pensent donc que les neurones miroirs font partie dun module de traitement qui permet de comprendre les actions et intentions des autres de maniegravere immeacutediate auparavant on pensait

251 Gazzola V Rizzolatti G Wicker B amp Keysers C (2007) The anthropomorphic brain The mirror neuron system responds to human and robotic actions Neuroimage 35 1674-1684 252 cf The construction of the robot was such that it could move its arm up and down and for- and backwards Its wrist could turn around the main axis of his arm The robotrsquos claw was composed of two pieces of metal that could translate parallel to the axis of the arm Movements were controlled by a computer To ensure that the robotic kinematics would be clearly non-biological only one degree of freedom was moved at a time (vertical or horizontal or rotational) In addition the movements of the robot were slow of constant velocity and were later accelerated to match the duration of natural human movements using video-editing (Adobe Premiere pro) This resulted in linear velocity profiles that differed very much from the bell-shaped acceleration profiles typical for biological motion The human agent was instructed to perform the actions as naturally as possible and the most natural of 5 repetitions of each action was selected To reduce overt visual differences the claw of the robot was spray-painted in yellow to resemble the skin color of the human hand and the human wore a black jumper to resemble the color of the arm of the robot

129

que linterpreacutetation des actions devait se fonder sur lexpeacuterience acquise et donc deacutependait dune forme de raisonnement baseacute sur lapprentissage un traitement complexe Linterpreacutetation immeacutediate des intentions repreacutesente bien sucircr un avantage adaptatif certain dans une espegravece hautement sociale

Selon ces auteurs les neurones miroirs pourraient ecirctre de par leur fonction de repreacutesentation de laction des autres agrave la base des capaciteacutes dapprendre par imitation253 (ou en tout cas faire partie du circuit qui permet cette forme dapprentissage)

Alors pourquoi limitation - qui se baserait sur lidentification des intentions - serait-elle impossible chez les singes et mecircme les singes non anthropoiumldes - puisque cest chez le macaque quon a deacutecouvert ces neurones miroirs

Un systegraveme tregraves reacutepandu

Cette question se pose de maniegravere dautant plus aigueuml depuis quon sait (ou quon a de bonnes raisons de soupccedilonner) quil existe des neurones dans de nombreux clades qui nont rien agrave voir avec les primates hominoiumldes Des donneacutees anatomo-fonctionnelles ont ainsi mis en eacutevidence des neurones miroirs non seulement chez les humains et les macaques comme on vient de le voir mais aussi chez les oiseaux (ougrave ils sont lieacutes agrave lapprentissage du chant chez les macircles des oiseaux chanteurs chant qui se transmet dans certaines espegraveces selon de veacuteritables variantes culturelles et par imitation des autres oiseaux entendus) Des indications anatomiques et comportementales laissent supposer que des neurones miroirs existent chez les rongeurs et finalement sur la base dobservations comportementales seules on sattend agrave en trouver chez les carnivores (cf observations chez les chiens voir plus bas) les onguleacutes (observations deacutejagrave mentionneacutees chez les baleines observations chez les eacuteleacutephants et les dauphins254) chez les reptiles (observations chez les leacutezards deacutejagrave mentionneacutees) et chez les mollusques (poulpes)

Les macaques remarquent quon les imite

Jusquagrave maintenant cependant on na jamais observeacute dimitation chez les singes non hominoiumldes quon a testeacutes agrave ce sujet (capucins macaques) Ils ne reacutepegravetent pas des actions qui sont nouvelles relativement agrave leur reacutepertoire comportemental255 Donc on pourrait penser quil leur manque un meacutecanisme autorisant un matching perceptif (une mise en correspondance perceptive) entre soi et les autres et permettant de reproduire des actions Mais au vu du fait que cest justement chez les macaques quon a deacutecouvert les neurones miroirs cela semblerait bien eacutetrange

Il faut peut-ecirctre aborder le problegraveme autrement pour mettre en eacutevidence certains de ces meacutecanismes cognitifs la capaciteacute de simplement reconnaicirctre quand on est imiteacute pourrait reposer en effet sur les mecircmes meacutecanismes Les actions que lon fait doivent alors quand mecircme pouvoir ecirctre compareacutees agrave celles que fait lautre Cette capaciteacute devrait logiquement deacutependre de meacutecanismes plus simples que limitation

253 Vois aussi la courte revue de Bonini L amp Ferrari P F (2011) Evolution of mirror systems a simple mechanism for complex cognitive functions Annals of the New York Academy of Sciences 1225(1) 166-175 254 Les ceacutetaceacutes sont issus donguleacutes terrestres et donc font partie de ce clade 255 Cependant il semble y avoir des indices suggeacuterant une imitation vraie chez les marmosets voir Voelkl B amp Huber L (2000) True imitation in marmosets Animal Behaviour 60(2) 195-202

130

dans limitation le sujet doit reconstruire toute laction agrave imiter (il faut meacutemoire planification controcircle inhibiteur) Dans la simple reconnaissance de limitation toute la partie planification tombe

Dans une expeacuterience datant dune dizaine danneacutees256 dix macaques (Macaca nemestrina) ont eacuteteacute testeacutes de la maniegravere suivante un agrave la fois le macaque en cage agrave qui on avait donneacute divers objets eacutetait face agrave deux expeacuterimentateurs assis cocircte agrave cocircte Pendant un laps de temps donneacute lun des deux humains imitait exactement chaque action faite par le singe alors que le second faisait des actions en mecircme temps que le singe mais dune autre nature Une cameacutera filmait le singe et un observateur naiumlf (qui ne voyait pas les humains) notait de quel cocircteacute le singe regardait Les reacutesultats montrent que le singe est plus inteacuteresseacute par (c-agrave-d regarde plus longtemps) lhumain qui est en train de vraiment limiter mais cela uniquement pendant les actions de manipulation (pas pendant que les objets sont porteacutes agrave la bouche) Le macaque peut donc bien distinguer si on imite ses actions manipulatrices ou non

Comme le suggegraverent ces auteurs les neurones miroirs mettent en correspondance les actions observeacutees avec le reacutepertoire moteur interne ils peuvent ecirctre agrave la base dun meacutecanisme qui serait agrave la base de la reconnaissance de limitation (aussi bien que de limitation elle-mecircme dans les espegraveces ougrave elle apparaicirct)

On ne sait pas si les macaques ont une compreacutehension explicite ou seulement implicite du fait quils sont imiteacutes Nadel suggegravere que si la compreacutehension est explicite elle devrait donner lieu agrave des comportements de test (faire un geste particulier pour voir si lautre le fait aussi) ce quon na pas observeacute dans cette eacutetude On pourrait donc penser que chez ces singes agrave queue il ny a pas de reconnaissance explicite de limitation ce qui est en accord avec le fait quon na pas dindications quil existerait une theacuteorie de lesprit chez ces singes - mais on y reviendra

Complexiteacute sociale et cognition Ce qui eacutetait auparavant consideacutereacute comme une frontiegravere claire seacuteparant les humains des autres animaux devient peu agrave peu une zone floue et grise certains animaux semblent posseacuteder certaines parties de lensemble des aptitudes que nous consideacuterons appartenir agrave la cognition avanceacutee En partie cela est ducirc au fait que dautres animaux que nous sont sociaux La vie dans un groupe social amegravene des avantages (p ex en termes de protection contre les preacutedateurs) mais elle introduit aussi une situation de concurrence permanente pour laccegraves aux ressources (nourriture et partenaires sexuels) le reacutesultat en est une grande complexiteacute des relations entre individus pour la maicirctrise de laquelle il faut des meacutecanismes cognitifs sophistiqueacutes

256 Paukner A Anderson J R Borelli E Visalberghi E amp Ferrari P F (2005) Macaques (Macaca nemestrina) recognize when they are being imitated Biology Letters 1 219-222

131

Les espegraveces sociales ont des meacutecanismes cognitifs plus deacuteveloppeacutes

Lideacutee que vivre en groupe neacutecessite plus de cerveau que dautres aspects de la vie est due agrave Nicholas Humphrey et est comparativement reacutecente257 (1976) Et cest Andrew Whiten dont on a deacutejagrave parleacute qui a proposeacute vers la fin des anneacutees 1980 que les gros cerveaux des humains avaient eacutevolueacute avant tout pour reconnaicirctre et reacutegler les dilemmes sociaux Cette ideacutee a eacuteteacute reprise et eacutelaboreacutee par la suite par dautres auteurs comme Robin Dunbar avec sa social brain hypothesis 258

De nos jours la theacuteorie de lesprit (TE la compreacutehension intuitive immeacutediate de lesprit dautrui) est reconnue comme une aptitude cognitive fondamentale sous-jacente agrave ladaptation agrave la vie sociale en geacuteneacuteral mais aussi agrave lenseignement la tromperie peut-ecirctre mecircme au langage et sans doute son eacutevolution a-t-elle eacuteteacute massivement lieacutee agrave celle de la conscience la capaciteacute de penser agrave ses propres penseacutees et de simaginer en tant quacteur dans un sceacutenario social On y reviendra dailleurs plus tard

Donc socialiteacute et cognition pourraient bien aller de pair Pour eacutetablir si les espegraveces sociales ont vraiment des capaciteacutes cognitives supeacuterieures une bonne meacutethode consiste agrave comparer cognitivement entre elles deux espegraveces (ou deux ordres etc) que seule la complexiteacute sociale diffeacuterencie

Chez les mammifegraveres lenceacutephalisation est lieacutee agrave la socialiteacute

Ainsi dans une eacutetude assez reacutecente les auteurs259 ont mis en eacutevidence que dans les diffeacuterents ordres et sous-ordres de mammifegraveres il existait un lien entre socialiteacute et taux daccroissement de lenceacutephalisation au cours de leacutevolution

Dans cette eacutetude la socialiteacute est mesureacutee en regardant dans chaque ordre ou sous-ordre consideacutereacute la proportion despegraveces vivant en groupes sociaux stables Quant agrave la vitesse denceacutephalisation au cours du temps elle a eacuteteacute eacutevalueacutee en calculant laccroissement de taille relative des cerveaux entre lapparition de lordre (resp du sous-ordre) et le preacutesent La valeur numeacuterique de la pente reacutesultante (slope) est repreacutesenteacutee en abscisse sur les deux graphes Les valeurs de pente proches de zeacutero veulent dire quil ny a pas eu daccroissement sur le temps consideacutereacute (pex chez les feacuteliformes et les ruminants)

Si on regarde les ordres260 ce sont ceux qui ont la plus grande proportion despegraveces sociales qui se sont enceacutephaliseacutes le plus Si maintenant on regarde le deacutetail des sous-ordres agrave linteacuterieur de chaque ordre la mecircme chose apparaicirct les sous-ordres preacutesentant le plus despegraveces sociales se sont enceacutephaliseacutes le plus

257 Dans le chapitre The Social Function of Intellect publieacute pour la premiegravere fois en 1976 dans Growing Points in Ethology (ed PPG Bateson and RA Hinde) Cambridge University Press pp 303- 317 258 Voir pex Dunbar R I (1998) The social brain hypothesis Brain 9(10) 178-190 259 Shultz S amp Dunbar R (2010) Encephalization is not a universal macroevolutionary phenomenon in mammals but is associated with sociality Proceedings of the National Academy of Sciences 107(50) 21582-21586 260 Les ordres et sous-ordres indiqueacutes sont les suivants insectivores (p ex heacuterisson) primates (anthropoiumldes p ex chimpanzeacute strepsirrhiniens p ex leacutemurien) peacuterissodactyles (onguleacutes agrave doigts impairs hippomorphes p ex cheval ceacuteratomorphes p ex tapir et rhinoceacuteros) ceacutetaceacutes (odontocegravetes p ex orque) artiodactyles (onguleacutes agrave doigts pairs ruminants pex girafe tylopodes p ex chameau) carnivores (caniformes p ex loup feacuteliformes p ex tigre)

132

Ainsi chez les carnivores les feacuteliformes (chats et apparenteacutes) ont conserveacute de plus petits cerveaux relativement agrave leur corps que les caniformes (chiens et apparenteacutes) ces derniers sont eacutegalement plus sociaux De mecircme parmi les artiodactyles (onguleacutes agrave nombre pair de doigts) les tylopodes (chameaux) sont plus enceacutephaliseacutes et plus sociaux que les ruminants Degreacute de socialiteacute et enceacutephalisation semblent donc bien aller de pair

Capaciteacutes cognitives des corvideacutes testeacutees en laboratoire

Bond Kamil et Balda ont compareacute261 les capaciteacutes cognitives dune espegravece de geais non sociale (scrub jay Aphelocoma californica vit en couple avec enfants) et celles dune espegravece hautement sociale (pinyon jay Gymnorhinus cyanocephalus groupes stables de 50 agrave 500 individus) ces deux espegraveces sont agrave part cela tregraves semblables

Tenir le compte de relations sociales demande davoir une meacutemoire pour un grand nombre de relations deux agrave deux (dyadiques) et de maicirctriser les infeacuterences transitives (si A est dominant sur B et B sur C alors A est dominant sur C) Voit-on des diffeacuterences entre une espegravece et lautre dans ce type de traitement cognitif mecircme appliqueacute agrave des informations non sociales

On entraicircne les oiseaux (pris individuellement) agrave frapper sur un eacutecran pour obtenir une reacutecompense agrave lapparition de taches de couleur Les couleurs apparaissent par paires et il faut frapper lune uniquement si elle est accompagneacutee de la bonne autre (reacutecompense nourriture punition deacutelai de 30 secondes avant lessai suivant) Par exemple lanimal doit retenir (mais dans le deacutesordre) que si B et C sont preacutesenteacutes simultaneacutement B est la cible correcte et que si C et D sont preacutesenteacutes C est correct (ceci creacutee un ordre implicite des couleurs qui servira agrave lautre partie de lexpeacuterience)

Les geais sociaux sont bien meilleurs que les autres ils apprennent plus vite (comme lindique leur courbe dapprentissage plus pentue) lensemble des 6 dyades et leurs performances sont comparables agrave celles de macaques

Des essais de transfert occasionnels permettent aux auteurs de mesurer les capaciteacutes dinfeacuterence transitive Par exemple on preacutesente ensemble les couleurs B et D Si lanimal applique la regravegle dinfeacuterence transitive sur les relations apprises preacuteceacutedemment B gagne sur C et C gagne sur D alors il va en tirer B gagne sur D et donc reacutepondre B

A nouveau les geais sociaux sont meilleurs262 agrave ce test et appliquent plus que les autres la regravegle dinfeacuterence

Comment le disent les auteurs The evolutionary origin of human intellectual capabilities is one of the most challenging issues in behavioural biology Often the question is treated as one that can be approached only through observational studies of higher primates But some of the factors leading to the evolution of

261 Bond A B Kamil A C amp Balda R P (2003) Social complexity and transitive inference in corvids Animal Behaviour 65(3) 479-487 262 Les auteurs remarquent que diverses diffeacuterences dans leacutecologie de ces deux espegraveces pourraient participer aussi agrave ces diffeacuterences cognitives Lespegravece sociale est aussi celle qui cache des graines et a donc des compeacutetences spatiales raffineacutees pour tirer cela au clair dautres expeacuteriences devraient comparer cette fois les casse-noix moucheteacutes et les choucas corvideacutes proches lun de lautre mais dont les compeacutetences spatiales et les compeacutetences sociales sont inverseacutees

133

human intelligence must be general having effects on the cognitive abilities and organization of other vertebrate species The experiments and results reported here demonstrate the possibility of testing hypotheses about the evolution of intellectual abilities with nonprimate species263

Et les reacutesultats obtenus vont dans le sens de lhypothegravese agrave savoir que les espegraveces sociales ont ducirc deacutevelopper une panoplie de capaciteacutes cognitives dapplication passablement geacuteneacuterale neacutees du besoin de maicirctriser les relations sociales complexes Ces capaciteacutes ont pu ecirctre co-opteacutees par la suite pour dautres situations dautres eacuteleacutements agrave analyser etc (ce quen biologie on appelle des exaptations - des adaptations utiliseacutees pour autre fonction)

Utilisation de meacuteta-outils par des corbeaux

Ces capaciteacutes supeacuterieures des animaux sociaux se trouvent eacutegalement confirmeacutees par des manifestations en nature par exemple en ce qui concerne lusage doutils ainsi on a vu que les corbeaux de Nouvelle Caleacutedonie font en nature deux types doutils des crochets fabriqueacutes agrave partir de branchettes et des feuilles deacutecoupeacutees agrave coup de bec en forme de scie

Des donneacutees de laboratoire dAlex Taylor et collegravegues264 sur cette mecircme espegravece montrent que ces corbeaux vont spontaneacutement utiliser un objet comme outil pour semparer dun autre objet qui servira doutil cette utilisation dun outil sur un autre - dun meacuteta-outil - est consideacutereacutee par certains comme une eacutetape cruciale de leacutevolution des hominideacutes

Les auteurs ont placeacute les corbeaux dans une situation ougrave la nourriture eacutetait dans une boicircte trop eacutetroite et profonde pour y mettre le bec ou la patte (agrave droite sur limage) Il y avait aussi deux cagettes dont lune contenait un bacirctonnet de longueur suffisante pour reacutecupeacuterer la nourriture il eacutetait cependant inatteignable directement lui aussi Un autre bacirctonnet plus court eacutetait agrave porteacutee devant les cagettes La solution consistait agrave prendre le petit bacirctonnet lutiliser pour reacutecupeacuterer le bacirctonnet plus grand pour finalement aller chercher la nourriture

Une partie des oiseaux reacuteussit le test dembleacutee une autre partie met plus longtemps agrave comprendre Cela eacutetant on a bien des individus qui manifestent la capaciteacute agrave planifier une action en deux eacutetapes impliquant laction sur un outil pour pouvoir utiliser le second outil

La performance des corbeaux est comparable agrave celle des grands singes 5 gorilles sur 6 3 orangs sur 5 et 3 chimpanzeacutes sur 5 avaient montreacute cette capaciteacute dans des expeacuteriences de Mulcahy et al (2005) et pour les chimpanzeacutes de Koumlhler (1925)

Dautres expeacuteriences plus reacutecentes de la mecircme eacutequipe sur les Corvideacutes montrent que certains individus peuvent coordonner des moyens et des buts sur trois eacutetapes

263 Lorigine eacutevolutive des capaciteacutes intellectuelles humaines est lun des problegravemes les plus difficiles de la biologie du comportement Souvent la question est traiteacutee comme ne pouvant ecirctre abordeacutee que par des eacutetudes dobservation des primates supeacuterieurs Mais certains des facteurs qui conduisent agrave leacutevolution de lintelligence humaine sont probablement geacuteneacuteraux et ont ducirc avoir des effets sur les capaciteacutes cognitives et lorganisation dautres espegraveces de verteacutebreacutes Les expeacuteriences et les reacutesultats preacutesenteacutes ici deacutemontrent la possibiliteacute de tester des hypothegraveses sur leacutevolution des capaciteacutes intellectuelles en travaillant avec des espegraveces autres que des primates 264 Taylor A H Hunt G R Holzhaider J C and Gray R D (2007) Spontaneous metatool use

by New Caledonian crows Current Biology 17 1504-7

134

voire bien davantage Un oiseau star 007 aussi du laboratoire de Taylor a pu ainsi construire la concateacutenation de huit eacutetapes pour arriver agrave se saisir de la nourriture On trouve la videacuteo de cet exploit sur Youtube265 Notons au passage que ces oiseaux sont des individus sauvages captureacutes et testeacutes durant six mois avant decirctre relacirccheacutes

Mais lintelligence et la vie sociale ne suffisent pas

[BOY] Malgreacute ce quon pourrait croire ladaptation par eacutevolution culturelle cumulative (baseacutee sur limitation vraie) nest apparemment pas un sous-produit ineacutevitable de lintelligence et de la vie sociale

Pour preuve les ceacutebideacutes (capucins etc) sont parmi les creacuteatures les plus intelligentes En nature ils utilisent des outils et reacutealisent des comportements complexes et en captiviteacute on peut leur apprendre des tacircches tregraves exigeantes Les ceacutebideacutes vivent en groupes sociaux et ont tout agrave fait loccasion dobserver le comportement dautres membres de leur espegravece Mais apparemment ils napprennent jamais rien par imitation ceci suggegravere que limitation nest pas un sous-produit automatique de lintelligence et des occasions fournies par la vie sociale Il semblerait plutocirct que des meacutecanismes psychologiques speacutecifiques sont neacutecessaires et ont ducirc eacutevoluer sous des pressions speacutecifiques

Ceci suggegravere agrave son tour que les meacutecanismes psychologiques qui permettent aux humains dapprendre par imitation sont des adaptations qui ont eacuteteacute mises en place par la seacutelection naturelle car la culture est avantageuse

Cela dit il se pourrait aussi que les capaciteacutes dimitation soient un sous-produit dune autre adaptation la bipeacutedie la communication vocale complexe la capaciteacute de tromper autrui

La culture agit en retour sur les meacutecanismes cognitifs

Faut-il penser que le milieu socio-culturel dans lequel est inseacutereacute lindividu modifie sa tendance agrave imiter

Tomasello Savage-Rumbaugh et Kruger266 ont compareacute en 1993 des bonobos et chimpanzeacutes eacuteleveacutes par leur megravere dautres accultureacutes267 (eacuteleveacutes comme des enfants humains et exposeacutes agrave un systegraveme de communication langagier) 8 enfants humains de 18 mois ainsi que 8 de 30 mois Les deux groupes de chimpanzeacutes avaient eacuteteacute preacutepareacutes agrave la tacircche sur plusieurs jours en eacutetant mis dans des situations de tacircches dimitation268

On a preacutesenteacute agrave chaque sujet 16 nouveaux objets (surtout de loutillage levier pince bobine adapteacutes pour que les sujets puissent les utiliser) dans lespace de

265 httpyoutubeAVaITA7eBZE 266 Tomasello M Savage-Rumbaugh S amp Kruger AC (1993) Imitative learning of actions on objects by children chimpanzees and enculturated chimpanzees Child Development 64(6) 1688-1705 267 Bonobos Kanzi Panbanisha chimpanzeacute Panzee Ces sujets avaient eacuteteacute eacuteleveacutes degraves lenfance en contact permanent avec des humains et participaient quotidiennement au mecircme genre dactiviteacutes que des enfants auraient faites On les encourageait agrave sinteacuteresser agrave des objets de maniegravere en mecircme temps que les humains (attention partageacutee) et agrave agir sur ces objets De plus tous ces singes ont eacuteteacute exposeacutes agrave la parole humaine et agrave un systegraveme de communication par lexigrammes Voir Savage-Rumbaugh et al 1986 268 Pas deacutecrites dans larticle

135

deux jours Pour douze de ces objets un expeacuterimentateur humain deacutemontrait une action simple puis une action complexe (cela pouvait ecirctre par exemple ouvrir une boicircte de peinture avec un levier) et demandait au sujet de faire comme lui Pour les 4 derniers objets une seule action eacutetait deacutemontreacutee et lordre dimiter neacutetait donneacute que 48 heures plus tard

Des personnes travaillant sans connaicirctre les hypothegraveses de leacutetude ont ensuite codeacute les comportements enregistreacutes sur videacuteo et ont mesureacute (a) si le sujet reproduisait le but de laction et (b) sil reproduisait les moyens (cest-agrave-dire le deacuteroulement de laction)

Pour ce qui est de limitation immeacutediate les chimpanzeacutes eacuteleveacutes par leur megravere ont obtenu des scores dimitation bien infeacuterieurs agrave ceux des enfants de 18 et 30 mois et des chimpanzeacutes accultureacutes aupregraves des humains (accessoirement pour limitation retardeacutee de 48 heures les seuls agrave y parvenir eacutetaient les chimpanzeacutes accultureacutes) En reacutesumeacute les chimpanzeacutes eacuteleveacutes avec leur megravere ne reproduisent pas les actions les autres (chimpanzeacutes accultureacutes chez les humains et beacutebeacutes humains) oui269

269 [Les auteurs pp 1701-1702 jusfifient ainsi leur maniegravere dinterpreacuteter leurs reacutesultats] There are three explanations for these findings that immediately suggest themselves First the mother reared chimpanzees have had less experience with human artifacts than the other those groups of subjects (although they have had some experience) and it is thus possible that the differences observed are not due to differences of imitative learning per se but rather to differences in the abilities of subjects to perform the experimental actions We do not believe that this interpretation is correct for two reasons First caretakers familiar with the animals chose the experimental objects and actions to be within the performance capabilities of the subjects including the mother-reared chimpanzees Second the mother-reared chimpanzees showed no signs of having any more difficulty performing the target actions than at least some of the other subjects In both sets of trials for which there were no demonstrations free play and teaching trials the mother reared chimpanzees performed the target actions as often or more often than at least one other group of subjects usually the 18 month old children In the free play period all four groups of subjects performed the simple tasks equally often and the mother reared chimpanzees and 18 month old children performed the complex actions equally often as well In the teaching trials administered only after trials on which subjects had not imitated successfully the mother reared chimpanzees successfully performed both types of target actions proportionally as often as the 18-month old children It is thus unlikely that the poorer performance of the mother reared chimpanzees can be attributed to lesser cognitive or motoric abilities with the tasks at hand A second possible explanation concerns the subjects understanding of what they were to do in the experimental session We adopted for this study a Do what I do format (see Whiten amp Ham 1992 for a discussion) This required some means of communicating to subjects that their task was to reproduce in their own behavior the demonstrated actions This was communicated to the human children by means of linguistic and nonlinguistic instructions from the experimenter Both groups of chimpanzees on the other hand were given some training in what was expected of them prior to our experiment The problem is that it is possible that the mother reared chimpanzees still did not understand what they were supposed to do in the same way as other subjects perhaps because their ability to communicate with human experimenters is not as sophisticated Once again however we do not believe that this was a major factor in determining our results Mother reared chimpanzees performed the target actions or attempted to do so (by producing the means only) much more after a demonstration than they did during the free play period demonstrating at the very least the effect of their having watched the demonstration and possibly their understanding of the instructions in some very general sense Further evidence for this interpretation is the fact that they clearly expected praise when they successfully imitated the demonstration (eg by looking to the experimenter expectantly) and they showed signs of guilt when they were not cooperating (eg by looking away and down) Finally when only those trials in which subjects seemed to be attempting to perform the target behavior were analyzed (ie by eliminating the subset of Neither trials in which the subject seemed to not be cooperating at all) mother reared

136

De maniegravere geacuteneacuterale les eacutetudes y compris reacutecentes montrent que les chimpanzeacutes non accultureacutes ne copient pas des actions nouvelles Comme le soulignent Tennie et al (2012) suite agrave une eacutetude sur limitation par des chimpanzeacutes

Our study supports the idea that non-enculturated chimpanzees generally do not (or even cannot) copy novel actions (hellip) Together with the apparent rareness of copying of familiar actions (hellip) our results suggest the following Chimpanzees do not readily action copy in general (based also on a literature reviewhellip) It takes special situations andor subjects in order even to copy familiar actions (contextual imitation) which renders the evolution of culture in chimpanzees a difficult and highly unlikely process (hellip) This data would suggest that non-enculturated chimpanzees could not sustain a culture based even to a small degree on the copying of actions

Il reste une question eacutepineuse Lacculturation permet-elle simplement de faire sexprimer des capaciteacutes dapprentissage par imitation preacutesentes dans lespegravece (mais qui ne deviennent apparentes quagrave cause de lenvironnement enrichi veacutecu par les singes accultureacutes) Ou est-ce que la socialisation humaine geacutenegravere des capaciteacutes atypiques semblables agrave celles des humains

Une parenthegravese Le chien - comme lenfant

Apregraves avoir eacuteteacute longtemps neacutegligeacute car consideacutereacute comme un animal domestique-donc-deacutegeacuteneacutereacute Canis familiaris270 est depuis le deacutebut du 21egraveme siegravecle au coeur dune veacuteritable explosion deacutetudes cognitives et en effet comme chaque proprieacutetaire de chien (pas neacutecessairement tregraves objectif il est vrai) vous le dira les chiens montrent des capaciteacutes cognitives tout agrave fait eacutetonnantes - et inattendues pour un carnivore pas excessivement enceacutephaliseacute compareacute aux primates La lecture de lamusant et fascinant ouvrage de Brian Hare et Vanessa Woods The Genius of Dogs271 en convaincra mecircme le lecteur le plus sceptique

Nous reviendrons plus loin en deacutetail sur ces capaciteacutes Mais remarquons ici deacutejagrave que le chien est accultureacute parmi les humains depuis tregraves longtemps la ligneacutee de loups qui a donneacute les chiens aurait commenceacute agrave diverger des autres loups il y a 100000 ans lanalyse de lADN mitochondrial des chiens laisse supposer une reacuteelle domestication entre il y a 40000 et 15000 ans et les traces indiscutables de domestication du chien ont environ 15000 ans272 Les chiens ont probablement

chimpanzees were still well below the other three groups in imitative (Both) behaviors and well above them in Neither behaviors A third possibility and the one that we prefer is that what we observed in this study were genuine differences in the imitative learning abilities of enculturated and mother reared chimpanzees This would accord with previous research finding little if any imitative learning of tool use by mother-reared chimpanzees (Nagell et al 1993 Tomasello et al 1987) and some signs of imitative learning of actions on objects in a single enculturated chimpanzee (Hayes amp Hayes 1951 1952) A careful analysis of all of the reported anecdotes of chimpanzee imitative learning of actions on objects (collated by Whiten amp Ham 1992) shows this same enculturated versus mother reared split We conclude thus that the process of what we have been calling enculturation is necessary if the capacity of chimpanzees to imitatively learn from others actually becomes phenotypically expressed during ontogeny 270 Certains chercheurs preacutefegraverent Canis lupus familiaris 271 [HAW] en bibliographie 2013 Voir aussi [MIK] 272 cf Savolainen P et al (2002) Genetic evidence for an East Asian origin of domestic dogs Science 298 1611-1613 Le chat au contraire nest domestiqueacute que depuis un temps tregraves court environ 4000 ans cf Serpell JA (2000) Domestication and history of the cat In The Domestic Cat

137

commenceacute par suivre des groupes de chasseurs-cueilleurs (profitant ainsi des restes de la chasse) ce qui les a ameneacutes agrave abandonner leur territorialiteacute et les a isoleacutes reproductivement des autres loups273 comme on le voit actuellement pour une population de loups migrateurs au Canada (ils suivent les caribous mais au retour dans les territoires de deacutepart ils ne se reproduisent plus avec les autres loups)

Durant ces dizaines de milliers danneacutees les humains ont exerceacute des pressions de seacutelection (implicitement ou explicitement) qui ont faccedilonneacute les chiens pour en faire des animaux aptes agrave vivre parmi les hommes agrave les comprendre et agrave leur obeacuteir Les diffeacuterentes races reacutesultent elles aussi de la seacutelection artificielle les humains ayant choisi pour la reproduction les individus qui correspondaient le plus agrave leurs besoins du moment dans diffeacuterentes fonctions (chien de berger chien de chasse chien de pecirccheur ou chien de compagnie) On compte actuellement plus de 350 races de chiens dont une analyse geacutenomique274 reacutecente portant sur 161 races a pu eacutetablir le cladogramme deacutetailleacute qui se divise en 23 clades distincts

De plus au niveau des individus les chiens sont eacutegalement degraves un tregraves jeune acircge inseacutereacutes dans le milieu des humains Le jeune chien dans un eacutelevage par exemple est socialiseacute sur les ecirctres humains condition sine qua non pour que son comportement soit normal en preacutesence dhumains par la suite Aussi bien au niveau phylogeacuteneacutetique quau niveau ontogeacuteneacutetique les chiens portent la marque des humains et de la socieacuteteacute humaine Sil est vrai comme on le suggeacuterait plus haut que le milieu humain encourage le deacuteveloppement de compeacutetences socio-cognitives et imitatives de type humain peut-on alors trouver des capaciteacutes imitatives complexes chez le chien

Avant tout il faut savoir que les chiens (ou du moins certains individus) sont capables dimiter sur ordre apregraves un entraicircnement approprieacute ainsi que la montreacute une seacuterie deacutetudes275 Il faut noter queacutetant donneacute son anatomie diffeacuterente le chien reproduit laction en se fondant sur des actes moteurs diffeacuterents ce qui implique eacutevidemment une repreacutesentation de haut niveau (c-agrave-d pas simplement au niveau des deacutetails des actions motrices) de laction agrave entreprendre Mais le chien se repreacutesente-t-il quautrui a des intentions et mecircme quelles sont ces intentions Deux eacutetudes tregraves fines lune chez lenfant en bas acircge lautre inspireacutee de la premiegravere chez le chien vont nous apporter ici un deacutebut de reacuteponse

The Biology of its Behaviour 2nd edn (Ed by DC Turner amp P Bateson) pp 179-192 Cambridge University Press Des donneacutees morphologiques de 2012 indiquent une domestication effective du chien encore plus ancienne en -33000 cf Nikolai D Ovodov Susan J Crockford Yaroslav V Kuzmin Thomas F G Higham Gregory W L Hodgins Johannes van der Plicht (2011) A 33000-year-old incipient dog from the Altai mountains of Siberia evidence of the earliest domestication disrupted by the last glacial maximum PLoS ONE 6 (7) 273 Thalmann O Shapiro B Cui P Schuenemann V J Sawyer S K Greenfield D L amp Wayne R K (2013) Complete mitochondrial genomes of ancient canids suggest a European origin of domestic dogs Science 342(6160) 871-874 274 Parker H G et al (2017) Genomic analyses reveal the influence of geographic origin migration and hybridization on modern dog breed development Cell Reports 19(4) 697-708 275 Voir par exemple Topaacutel J Byrne R W Mikloacutesi A amp Csaacutenyi V (2006) Reproducing human actions and action sequencesldquoDo as I Dordquo in a dog Animal cognition 9(4) 355-367 ainsi que le livre [MIK]

138

Imitation seacutelective chez lenfant

Gergely et ses collegravegues en Hongrie ont reacutealiseacute une variante276 dune expeacuterience originelle de Meltzoff277 sur des enfants de 14 mois Dans cette expeacuterience en preacutesence du beacutebeacute tenu sur les genoux de sa megravere et observant la scegravene un modegravele adulte allumait une lampe de maniegravere inhabituelle avec la tecircte Soit le modegravele seacutetait mis une couverture sur le dos (pour se proteacuteger du froid) mais avait les mains libres et poseacutees sur la table de part et dautre de la lampe soit il seacutetait enrouleacute dans la couverture quil tenait serreacutee autour de lui et donc ses mains neacutetaient pas utilisables

Les beacutebeacutes revenaient une semaine plus tard et eacutetaient placeacutes devant la lampe Ils pouvaient alors essayer de lallumer 75 des enfants qui avaient un modegravele mains libres ont utiliseacute la tecircte contre seulement 27 de ceux qui avaient eu pour modegravele la personne enrouleacutee dans sa couverture Les autres utilisaient le geste qui est le plus spontaneacute dans cette situation c-agrave-d dallumer avec la main

Gergely et al expliquent donc que les enfants imitent mais analysent la rationaliteacute du comportement du modegravele Limitation chez ces enfants de 14 mois est un processus dinterpreacutetation seacutelective des intentions dautrui

Cette capaciteacute dimitation seacutelective ne se montrait apparemment pas chez les enfants compareacutes aux chimpanzeacutes dans lexpeacuterience de Horner et Whiten Comment expliquer la diffeacuterence

Dans une revue plus reacutecente278 Over et Carpenter se sont inteacuteresseacutees agrave faire la somme des influences subies par lenfant et qui pourraient expliquer que sa forme dimitation diffegravere dune situation agrave lautre Elles concluent que limitation ne peut pas ecirctre comprise sans prendre ne compte le contexte social Lenfant disent ces auteurs (1) poursuit agrave la fois des buts dapprentissage et des buts sociaux (2) sidentifie plus ou moins au modegravele et au groupe social en geacuteneacuteral et (3) est soumis agrave des pressions sociales qui le poussent agrave imiter dune certaine maniegravere

Ainsi dans une situation ougrave les enfants ressentent une forte pression sociale agrave imiter (par exemple en face dun maicirctre ou geacuteneacuteralement dun adulte) ils peuvent agir dune maniegravere qui paraicirct irrationnelle comme lorsquils imitent des actions de toute eacutevidence inutile

Chez les chiens aussi

La capaciteacute dimitation seacutelective manifestant une analyse fine de laction dun agent intentionnel peut-elle ecirctre observeacutee chez le chien

276 Gergely G Bekkering H amp Kiraacutely I (2002) Rational imitation in preverbal infants Nature 415 755 Un meacutemoire interne de 2001 intituleacute Rational imitation of goal-directed actions in 14-month-olds contient un peu plus de deacutetails et dillustrations 277 Meltzoff et Moore (1977) sont les chercheurs qui ont reacutealiseacute des eacutetudes controcircleacutees de limitation de la protrusion de la langue de louverture de la bouche et de la protrusion des legravevres chez des nouveau-neacutes 278 Over H amp Carpenter M (2012) Putting the social into social learning Explaining both selectivity and fidelity in childrens copying behavior Journal of Comparative Psychology 126(2) 182

139

Range279 et al (2007) ont fait une expeacuterience semblable agrave celle de Gergely sur limitation seacutelective chez lenfant dans laquelle des chiens devaient obtenir une reacutecompense en agissant sur une poigneacutee en tirant dessus la nourriture qui eacutetait dans une boicircte au-dessus de lindividu tombait au sol Un chien-modegravele avait eacuteteacute dresseacute agrave agir sur la poigneacutee non avec la bouche (ce qui est le comportement naturel des chiens dans cette situation) mais avec la patte De plus ce modegravele pouvait avoir la bouche occupeacutee par une balle ou non

Les chiens sont testeacutes un par un reacutepartis en trois groupes denviron 20 sujets chacun un groupe controcircle (qui na pas affaire agrave un modegravele) un groupe qui voit le modegravele agir avec la patte alors quil a la gueule occupeacutee et ne peut donc pas lutiliser un groupe qui voit le modegravele agir avec la patte alors quil a la gueule libre (pas de balle) Chaque chien apregraves avoir vu le modegravele agrave lœuvre est libre dessayer agrave son tour dobtenir la nourriture

Les chiens du groupe controcircle utilisent majoritairement la bouche pour tirer sur la poigneacutee (comme on sy attendait) Il en va de mecircme pour les chiens qui ont vu le chien-modegravele utiliser sa patte avec la bouche occupeacutee dans ce cas-ci ils ne suivent pas le modegravele Par contre les chiens qui ont vu le dernier cas - le modegravele utilise sa patte alors que sa bouche est libre - vont en majoriteacute utiliser la patte pour agir sur la poigneacutee Cest donc quils nimitent le comportement exact du modegravele que quand celui-ci semble bien avoir lintention dutiliser la patte (puisquil na rien dans la bouche il pourrait utiliser la bouche mais il ne le fait pas)

Ces capaciteacutes du chien sont donc tout agrave fait semblables agrave celles que lon observe chez les enfants de 14 mois ce qui est tout de mecircme surprenant pour un carnivore ayant un cerveau nettement moins complexe que celui dun primate anthropoiumlde

Retour aux singes de Tomasello

Tomasello et al avaient conclu de leurs divers reacutesultats that a human-like sociocultural environment is an essential component in the development of human-like social-cognitive and imitative learning skills for chimpanzees and perhaps for human beings as well Ces auteurs supposent donc que lenvironnement socioculturel de type humain est neacutecessaire au deacuteveloppement de compeacutetences socio-cognitives et imitatives de type humain

Dans cette optique pour reproduire les strateacutegies comportementales dautrui il faut comprendre ses intentions et cette compreacutehension ne se deacuteveloppe que dans le contexte de certains types dinteractions avec autrui En particulier lindividu qui apprend doit ecirctre traiteacute comme ayant des intentions lautrui encourage lattention et les comportements de lapprenti qui ont pour cible un objet dinteacuterecirct mutuel

Cortex preacutefrontal et utilisation doutils

[BRA-185 et suivantes] Lutilisation complexe doutils est eacutevidemment un sous-ensemble des actions intentionnelles planifieacutees orienteacutees vers un but Lecirctre humain y excelle en effet relativement aux autres espegraveces de verteacutebreacutes les humains ont acquis une capaciteacute particuliegravere agrave preacutedire et agrave planifier et agrave initier les

279 Range F Viranyi S amp Huber L (2007) Selective imitation in domestic dogs Current Biology 17 868-872

140

reacuteponses approprieacutees tout en inhibant celles qui ne le sont pas Cette capaciteacute avanceacutee quon peut deacutecrire par le terme geacuteneacuteral de fonctions exeacutecutives est sous le controcircle du cortex preacutefrontal cest lui qui sous-tend notre capaciteacute agrave penser agrave planifier agrave modeacuteliser la reacutealiteacute

Ces reacutegions frontales280 ont longtemps constitueacute un mystegravere On sait maintenant quelles nont pas de fonction sensorielle ou motrice simple et quelles jouent surtout un rocircle de planification et dexeacutecution de supervision organisant les buts les intentions et seacutelectionnant les seacutequences dactions volontaires qui megravenent agrave la reacutealisation de ces buts Cest en grande partie dans les reacutegions preacutefrontales que reacuteside notre personnaliteacute

Chez lhumain les reacutegions frontales sont tregraves grandes elles repreacutesentent un tiers du neacuteocortex On a longtemps cru quelles eacutetaient plus grandes chez lhumain que chez les singes cest vrai si on considegravere les primates non humains en bloc mais en reacutealiteacute le lobe frontal est pratiquement aussi deacuteveloppeacute proportionnellement chez les anthropoiumldes (agrave lexception des gibbons) que chez les humains comme le montre pex une eacutetude par IRM structurelle sur des sujets vivants (une technique qui eacutevite les erreurs dues au reacutetreacutecissement des cerveaux disseacutequeacutes) reacutealiseacutee par Semendeferi et al (2002)281 Sil y a avantage frontal chez lhumain il reacuteside plus dans la connectiviteacute supeacuterieure (ie il y a davantage de matiegravere blanche) et dans les aires speacutecialiseacutees que dans le simple volume du cortex frontal

Des outils quasi-oldowayens latelier des singes

Leacutequipe de Boesch282 a appliqueacute les techniques archeacuteologiques classiques agrave lexcavation de sites (anciens ateliers de cassage de noix) dans la forecirct de Taiuml

Les outils excaveacutes dans ces ateliers fossiles vieux de 4300 ans et davantage tombent selon les auteurs283 dans lempan de paramegravetres morphologiques et de taille qui correspondent aux plus anciens artefacts oldowayens (lieacutes typiquement

280 Le lobe frontal est diviseacute en six reacutegions Le cortex moteur speacutecialiseacute dans le controcircle volontaire des mouvements (notamment des mouvements fins) il intervient peu dans les mouvements automatiques non appris (2) Le cortex lateacuteral preacutemoteur reccediloit des entreacutees du cortex parieacutetal (aspects spatiaux) et du cervelet (coordination musculaire) et assure en sortie vers le cortex moteur la seacutelection des mouvements approprieacutes (3) Le cortex preacutemoteur meacutesial (incluant laire motrice suppleacutementaire) est impliqueacute dans les activiteacutes volontaires geacuteneacutereacutees de maniegravere interne plutocirct quen reacuteponse agrave un stimulus il reccediloit des entreacutees du ganglion basal via le thalamus en lien avec le seacutequenccedilage du comportement Les aires motrice suppleacutementaires ferment la boucle en ayant des sorties sur le cortex moteur le cervelet et le ganglion basal (4) Les champs visuels frontaux se situent devant le cortex preacutemoteur et assurent le controcircle des mouvements exploratoires des yeux et les fixations (5) Le cortex preacutefrontal dorso-lateacuteral est encore plus en avant son rocircle est plus geacuteneacuteral il est impliqueacute lorsque la reacuteponse doit ecirctre retardeacutee ou lorsque des deacutecisions doivent ecirctre prises (geacuteneacuteration dhypothegraveses planification orientation vers un but) ses outputs vont vers les cortex lateacuteral et preacutemoteur meacutesial ainsi que vers le ganglion basal (6) Le cortex ventral (orbitofrontal) est agrave la base des lobes frontaux et reccediloit des entreacutees des reacutegions limbiques du lobe temporal de lhippocampe et de lamygdale ses sorties suivent le mecircme chemin et ciblent le systegraveme nerveux autonome (pulsions reacutecompenses recherche de nouveauteacute exploration) il agit aussi sur le systegraveme dopaminergique [BRA-186 ssq] 281 Semendeferi K Lu A Schenker N Damasio H (2002) Humans and great apes share a large frontal cortex Nature Neuroscience 5 272-276 282 Mercader J Panger M Boesch C (2002) Excavation of a chimpanzee stone tool site in the african rainforest Science 5572 1452-1455 Mercader J et al (2007) 4300-year-old chimpanzee sites and the origins of percussive stone technology PNAS 104 (9) 3043-3048 283 Mais ce nest pas lavis de tout le monde

141

aux australopithegraveques de type robuste ou paranthropes)284 Et pourtant eacutevidemment ces outils-ci ont eacuteteacute fabriqueacutes par des chimpanzeacutes

Les chimpanzeacutes sont-ils sur le mecircme chemin culturel que nos ancecirctres mais avec du retard Et dailleurs que sest-il passeacute agrave partir du moment ougrave les australopithegraveques etou les premiers repreacutesentants du genre Homo peut-ecirctre de la mecircme maniegravere que ces chimpanzeacutes actuels ont commenceacute agrave maicirctriser les techniques de cassage de pierres Comment et agrave quelle vitesse ont eacutevolueacute les techniques lithiques Devra-t-on supposer des transmissions de ces techniques par eacutemulation ou par imitation

10052017

Cognition sociale et Theacuteorie de lEsprit

Quatre espegraveces contemporaines

Ainsi quon la deacutejagrave mentionneacute aux alentours de -18 millions danneacutees quatre espegraveces dhominineacutes (au moins) peuplent les mecircmes reacutegions dAfrique aux alentours du lac Turkana Paranthropus boisei Homo rudolfensis Homo habilis et Homo ergaster285 Le premier est un australopithegraveque et les deux suivants sont maintenant consideacutereacutes comme appartenant aussi agrave ce genre Par contre Homo ergaster (ou early African H erectus) est le premier humain incontesteacute Ses proportions ressemblent deacutejagrave beaucoup agrave celles des humains modernes Les macircchoires et les dents sont semblables en dimension agrave celles des humains actuels le cerveau par contre na que 800-900 cm3 au deacutebut

Vers -25 millions danneacutees les australopithegraveques vrais disparaissent Vers -10 millions danneacutees cest au tour des paranthropes (australopithegraveques tardifs comme Paranthropus robustus et boisei) peut-ecirctre en raison dun reacutegime speacutecialiseacute en nourriture de faible qualiteacute (cf leurs macircchoire et dentition robustes voir plus loin)

Erectus et les bifaces de lAcheuleacuteen

Degraves environ -15 millions danneacutees et jusquagrave -300000 ans en Afrique Homo ergastererectus est systeacutematiquement associeacute agrave la culture dite acheuleacuteenne286 caracteacuteriseacutee par des outils plus aboutis (en particulier les bifaces) dabord de taille comparable aux choppers oldowayens puis devenant progressivement miniaturiseacutes Il faut noter cependant quon continuera tregraves longtemps agrave cocircteacute de ces outils sophistiqueacutes et dautres agrave faire des outils plus simples sans doute parce que ceux-ci suffisent dans bien des cas

[BRA-181] Alors que ces artefacts oldowayens simples semblaient nexiger quun modegravele mental tregraves simple (cest essentiellement la taille forme et nature du

284 Voir aussi Bradshaw [BRA] pages 178 ssq 285 Des eacutetudes reacutecentes (publieacutees en septembre 2013) de leacutequipe de Zollikofer agrave Zurich baseacutees sur la deacutecouverte dune seacuterie de cracircnes bien conserveacutes en Geacuteorgie qui montrent une grande variation alors quils proviennent sans doute de la mecircme espegravece remettent en cause cette multipliciteacute despegraveces contemporaines Et sil seacutetait agi de variations morphologiques agrave linteacuterieur dune seule espegravece Cf Lordkipanidze D et al (2013) A complete skull from Dmanisi Georgia and the evolutionary biology of early Homo Science 342 326-331 286 De St-Acheul une localiteacute franccedilaise en Picardie pregraves dAmiens

142

mateacuteriel brut - le galet - qui deacutetermine le reacutesultat mecircme si les artisans eacutetaient capables didentifier les bons angles de frappe) les artefacts acheuleacuteens avec leur standardisation et leur symeacutetrie indiquent que lartisan avait une repreacutesentation preacutecise du but agrave atteindre

Par ailleurs leur manufacture est cognitivement plus exigeante impliquant des aires ceacutereacutebrales diffeacuterentes avec notamment une plus grande implication de la meacutemoire de travail visuo-spatiale (gyrus precentral ventral) de linteacutegration multisensorielle (cortex temporal) et de la planification (aire motrice suppleacutementaire) Ceci a eacuteteacute montreacute dans une eacutetude287 ougrave des sujets avaient eacuteteacute entraicircneacutes agrave fabriquer des outils oldowayens ou acheuleacuteens et ensuite le faisaient alors quon enregistrait leur activiteacute corticale par fNIRS (functional near-infrared spectroscopy spectroscopie fonctionnelle par infrarouge proche) on pouvait donc comparer leur activiteacute ceacutereacutebrale pour les deux types doutils

La raison decirctre de la forme des bifaces reste un mystegravere symeacutetrique aplatie en forme de goutte et avec une lame tout autour - pourquoi faire On peut peut-ecirctre se demander si la forme eacutetonnante de ces artefacts provient de consideacuterations estheacutetiques ainsi dans le contexte du choix de partenaire sexuel la symeacutetrie des ornements (plumes bois) et de lanatomie est perccedilue comme attirante dans le regravegne animal en geacuteneacuteral car elle traduit une plus grande reacutesistance aux perturbations de deacuteveloppement288 Parfois la symeacutetrie qui sert de critegravere de choix sest exporteacutee au cours de leacutevolution vers des eacuteleacutements exteacuterieurs au corps Ainsi le macircle de loiseau satin (Ptilonorhynchus violaceus) construit un berceau en forme dalleacutee qui deacutebouche sur une esplanade ougrave sont exposeacutees des deacutecorations coquilles cailloux plumes objets manufactureacutes La femelle de passage explore les berceaux et deacutecide si elle accepte ou non de saccoupler avec le constructeur La symeacutetrie du berceau semble ecirctre un des critegraveres qui influencent le choix de la femelle

Chez Homo ergaster la symeacutetrie - ou plus geacuteneacuteralement la qualiteacute - du biface rendait-elle lartisan (macircle ou femelle) plus deacutesirable aux yeux de lautre sexe Cette explication est proposeacutee par Denis Dutton dans une merveilleuse confeacuterence de TED illustreacutee presque en temps reacuteel par Andrew Park289 Il est vrai que lartisan H ergaster qui reacutealiserait un biface de belle qualiteacute montrerait des capaciteacutes cognitives (notamment perceptives de controcircle moteur fin et de planification) au-dessus de la moyenne et eacutevidemment ces capaciteacutes sont utiles dans dautres contextes (protection chasse et cueillette soins aux jeunes constructionhellip) ce qui leur donne une valeur adaptative et peut ecirctre inteacuteressant aux yeux du partenaire potentiel290

287 Putt S S Wijeakumar S Franciscus R G amp Spencer J P (2017) The functional brain networks that underlie Early Stone Age tool manufacture Nature Human Behaviour 1 0102 288 Cela est montreacute par les donneacutees expeacuterimentales en lien avec la question de lasymeacutetrie fluctuante 289 TED (Technology Entertainment Design - Ideas Worth Spreading) 2010 confeacuterence intituleacutee A Darwinian theory of beauty) lien vers la confeacuterence httpwwwtedcomtalkslangendenis_dutton_a_darwinian_theory_of_beautyhtml -- aller agrave 937 pour les bifaces) On la trouve aussi sous Youtube en cherchant ted dutton 290 Voir aussi pour une explication leacutegegraverement diffeacuterente Hiscock P (2014) Learning in lithic landscapes a reconsideration of the hominid ldquotoolmakingrdquo niche Biological Theory 9(1) 27-41 (Artifacts and their manufacturing processes probably acquired functions as social signalsmdashas honest signals of valuable capacities The magnification of these signals through competition

143

Plus simplement peut-ecirctre la symeacutetrie des bifaces rend leur prise en main rapide facile et efficace il suffit den saisir un pour sen convaincre De plus la forme complexe en fait de veacuteritables couteaux suisses du paleacuteolithique la pointe pour percer le talon pour frapper et casser la partie rectiligne pour couper et racler Le passage dune fonction agrave lautre se fait tregraves simplement par un changement de prise291 Il faut noter cependant quagrave ma connaissance aucun marquage (trace dusure) sur les bifaces trouveacutes ne vient confirmer un usage multiple de type couteau suisse Lapparente polyvalence de ces outils naurait donc eacuteteacute que latente Quant agrave leur eacuteventuel usage comme arme (suggeacutereacute par leur pointe redoutable il est vrai) aucun article que jai pu trouver ne le mentionne si cette forme suggegravere un fer de lance les bifaces ne montrent pas non plus de trace davoir eacuteteacute emmancheacutes

Homo ergaster erectus conquiert lAncien Monde

Tregraves tocirct (avant mecircme la mise au point des outils acheuleacuteens292) le genre Homo migre hors de lAfrique Homo ergaster Homo erectus293 conquiert tout lrsquoAncien Monde non atteint par la glaciation Afrique Europe du Sud Indoneacutesie Asie ses repreacutesentants les plus orientaux sont lHomme de Peacutekin et lHomme de Java

Mais tout porte agrave croire que lhistoire complegravete est encore plus eacutetonnante agrave Dmanisi en Geacuteorgie (agrave mi-chemin entre la Mer Noire et la Mer Caspienne) on a fait des trouvailles eacutetonnantes des petits cracircnes primitifs (600 cm3) Ces cracircnes dHomo georgicus sont les plus vieux cracircnes dhominideacutes hors dAfrique puisquils sont dateacutes de 1750000 ans et ce pourraient ecirctre dans ce cas les ancecirctres dHomo erectus (la forme asiatique plus tardive de H ergaster) Ils seraient alors originaires dune des premiegraveres radiations hors de lAfrique Lenvironnement de Dmanisi eacutetait rude (climat preacutedateurs) quest-ce qui a permis agrave ces hominideacutes dy migrer Quest-ce qui les y a pousseacutes Le mystegravere reste entier

Notons aussi que les cinq cracircnes trouveacutes cocircte agrave cocircte et donc issus de la mecircme espegravece preacutesentent (en raison des variations interindividuelles) des caractegraveres suffisamment diffeacuterents pour que sils avaient eacuteteacute trouveacutes en des endroits seacutepareacutes ils aient risqueacute decirctre attribueacutes agrave des espegraveces diffeacuterentes294 Cela souligne une fois

between knappers and through inspiring later craftspeople may account for a substantial amount of the accumulated elaboration visible in the archaeological record Consequently lithic artifacts operated as material symbols from an early time in hominid evolution) 291 Cest juste mon propre avis apregraves mecirctre amuseacute quelque temps avec mon biface mauritanien une tregraves belle piegravece acheuleacuteenne vieille de 300000 ans acheteacutee agrave un collectionneur 292 Ceci explique quau nord dune ligne est-ouest qui traverse lEurope et lAsie on ne trouve pas doutils acheuleacuteens les erectus qui sont alleacutes coloniser ces terres ne posseacutedaient pas encore cette technique 293 Homo ergaster lHomme artisan Homo erectus lHomme debout Suivant les auteurs ce sont une ou deux espegraveces Cf En 1991 Bernard Wood agrave leacutepoque agrave luniversiteacute de Liverpool [a proposeacute] de deacutesigner sous le nom dHomo ergaster le groupe africain [de fossiles dH erectus] plus geacuteneacuteraliste et plus primitif que le groupe indoneacutesien et chinois raquo Dans cette optique Homo erectus eacutetait deacutesormais consideacutereacute comme exclusivement eurasiatique Ce point de vue a eacuteteacute assez largement adopteacute et les fossiles africains autrefois attribueacutes agrave H erectus sont souvent preacutesenteacutes aujourdhui comme relevant dHomo ergaster une espegravece assez proche des H erectus asiatiques mais plus primitive Certains scientifiques sont cependant hostiles agrave une telle distinction (Wikipedia) 294 Lordkipanidze D de Leoacuten M S P Margvelashvili A Rak Y Rightmire G P Vekua A amp Zollikofer C P (2013) A complete skull from Dmanisi Georgia and the evolutionary biology of early Homo Science 342(6156) 326-331

144

encore la difficulteacute agrave reconstituer exactement larbre eacutevolutif des humains - pas par manque de fossiles mais en quelque sorte par excegraves

Caractegraveres

H ergaster est grand mince il a de longues jambes cest un vrai bipegravede terrestre de milieu aride Son intestin est court ce qui traduit une nourriture de meilleure qualiteacute Son cerveau de 900-1000 cm3 et donc deacutejagrave deacutemarqueacute nettement de tous les autres primates australopithegraveques compris absorbe deacutejagrave 17 de son budget eacutenergeacutetique total

Il est tregraves probablement sans pelage et nu car des eacutetudes geacuteneacutetiques indiquent que le pelage humain aurait disparu au plus tard il y a environ 1200000 ans et peut-ecirctre bien plus tocirct et les vecirctements ne semblent pas dater de plus de 170000 ans295 en tout cas chez Homo sapiens

Compareacute agrave ses preacutedeacutecesseurs ergastererectus preacutesente un moindre dimorphisme sexuel ce qui traduit probablement un remaniement du comportement socio-sexuel seacuteloignant du modegravele harem Ceci implique eacutegalement une plus grande similitude des comportements des macircles et des femelles

Ses dents sont franchement humaines son volume cracircnien passera progressivement agrave 1250 cm3 (chez erectus) Il taille eacutevidemment la pierre et finalement utilisera mecircme le feu

Quest-ce qui a pousseacute vers une augmentation du cerveau

Le cerveau a donc beaucoup grossi dans cette espegravece relativement agrave ses preacutedeacutecesseurs Une explication parfois invoqueacutee pour expliquer ce changement anatomique lusage doutils ne tient eacutevidemment pas On a vu plus haut que les outils les plus anciens dataient de bien avant ergaster vers -33 millions danneacutees

La reacuteponse tient sans doute au climat encore une fois Des changements climatiques (seacutecheresse et refroidissement progressifs) se sont accompagneacutes dune diminution dans la varieacuteteacute de la nourriture Alors que les australopithegraveques tardifs (paranthropes) reacutepondaient agrave cette pression de seacutelection en se speacutecialisant morphologiquement pour lexploitation des plantes tregraves dures (macircchoires robustes dentition renforceacutee comme le montre la comparaison avec celle dergaster) les Homo se speacutecialisaient eux cognitivement pour lrsquoexploitation de ressources exigeantes (difficiles agrave trouver et agrave apprecircter mais tregraves rentables) deux voies eacutevolutives divergentes deux morphologies speacutecialiseacutees tregraves diffeacuterentes296

Quest-ce qui a permis cette augmentation

Une autre part de la raison tient agrave des adaptations nouvelles qui permettent une meilleure thermoreacutegulation du cerveau un organe sensible agrave la tempeacuterature et

295 Rogers Iltis amp Wooding (2004) citeacute par Toups M A Kitchen A Light J E amp Reed D L (2011) Origin of clothing lice indicates early clothing use by anatomically modern humans in Africa Molecular biology and evolution 28(1) 29-32 Rogers et al ont utiliseacute les mutations du reacutecepteur agrave la meacutelanocortine I pour estimer lacircge de disparition du pelage Et dapregraves les eacutetudes de Toups et al sur les poux les vecirctements seraient eux apparus vers -170000 ans chez les humains modernes Par contre on na pas de donneacutees concernant lusage de vecirctements chez les erectus (car on na pas pu eacutetudier leurs poux) 296 Voir aussi les fossiles scanneacutes en 3D httpafricanfossilsorghominidsknmer-406o=1 et httpafricanfossilsorghominidsknmer-3733o=1

145

dautant plus quil est plus grand La station debout la minceur et les cheveux sur la tecircte constituent autant de protections contre le soleil297

Le refroidissement corporel par transpiration du corps nu qui remplace le refroidissement par halegravetement (quon observe par exemple chez les chiens) libegravere la respiration pour dautres fonctions et on peut supposer que cette eacutetape eacutetait neacutecessaire pour permettre plus tard lapparition dun langage vocal

Finalement laccroissement de la taille du cerveau gourmand en eacutenergie est aussi rendu possible par un reacutegime riche en calories Mais est-ce le fait de la consommation de viande (10 fois plus riche en eacutenergie que les feuilles deux fois plus que les fruits) ou de tubercules comme chez les australopithegraveques mais cuits cette fois

La chasse

Certains chercheurs pensent que cest la consommation accrue de viande qui a permis lamplification du cerveau des humains en libeacuterant des ressources deacutevolues au systegraveme digestif on se souviendra de Leslie Aiello et de limage repreacutesentant les proportions respectives de cerveau et dintestin telles quon les attendrait chez un primate moyen et telles quon les trouve chez lhomme La viande en effet est riche en calories et sa digestion est aiseacutee (moins de ressources neacutecessaires)

La consommation de viande aurait neacutecessiteacute des activiteacutes de chasse coordonneacutee par les macircles Ce type dexploitation neacutecessite un grand territoire 10 fois plus grand que celui que neacutecessite la cueillette est-ce lagrave la source des grandes migrations de cette espegravece

Quelques arguments ont eacuteteacute avanceacutes en faveur de lhypothegravese chasse

On trouve des associations de restes de grands onguleacutes et drsquooutils de pierre

On trouve des traces de transport des proies agrave un site lointain

Chez les chasseurs-cueilleurs actuels la structure est celle de familles nucleacuteaires avec division du travail les hommes allant agrave la chasse

A ces arguments on peut opposer les suivants

Il peut sagir de traces de deacutepeccedilage de charognes pas neacutecessairement de traces de chasse

Les indications de transports de proies ne sont pas sucircres

Comme on le voit dans les socieacuteteacutes de chasseurs-cueilleurs actuelles le rendement de la chasse au gros gibier est en fait infeacuterieur au rendement de la cueillette

297 La perte du pelage (on ne sait rien sur le pelage dergaster mais eacutevidemment on sait que sapiens na plus de pelage) est souvent expliqueacutee par lhypothegravese que ce serait un facteur de thermoreacutegulation Le passage de la forecirct agrave la savane aurait impliqueacute une plus grande exposition au soleil et nos ancecirctres auraient donc perdu leur couverture pileuse parce que cela leur permettait deacuteviter le surchauffement En fait la comparaison avec dautres espegraveces indique que ce raisonnement est faux les singes de savane ont en geacuteneacuteral une couverture pileuse plus dense que leurs cousins de forecirct car les poils assurent une bonne thermoreacutegulation Il existe toute une seacuterie dautres hypothegraveses pour expliquer la nuditeacute acquise des Homo Pour une revue de ces hypothegraveses voir Rantala M J (2007) Evolution of nakedness in Homo sapiens Journal of Zoology 273 1-7

146

De plus les traces attesteacutees de chasse organiseacutee ne datent que du Pleacuteistocegravene Moyen qui deacutebute en -780000 ans (encore que pas de trace ne veut pas dire pas de chasse et on sait au moins gracircce agrave des traces fossiles298 que des groupes derectus de sexe masculin se deacuteplaccedilaient ensemble)

[PIC-156] En fin de compte cette hypothegravese de la chasse est inteacuteressante et peut-ecirctre partiellement justifieacutee Mais si on compare les humains aux singes frugivores omnivores (et pas agrave tous les singes) la morphologie de leur tractus intestinal na rien de speacutecial (il nest pas si petit que ccedila) le reacutegime des erectus devait ecirctre encore fortement baseacute sur des veacutegeacutetaux

La cuisson des tubercules

Notre reacutegime au fond est encore aujourdhui celui des australopithegraveques Par contre un progregraves est venu changer la donne la cuisson (qui rend inutile en particulier pour les parties souterraines des plantes la mastication soutenue et la digestion longue et complexe)

Les plus anciennes traces dutilisation du feu incertaines datent de 14 million danneacutees cette peacuteriode charniegravere ougrave cohabitent plusieurs espegraveces Des traces de foyer associeacute agrave des traces derectus datent de plus dun million danneacutees (ceci implique eacutegalement une maicirctrise de la peur du feu)

Lrsquoutilisation reacuteguliegravere du feu en un seul endroit impliquant maicirctrise de lrsquoallumage est attesteacutee depuis 790000 ans299 en Israeumll Les traces claires de foyers structureacutes napparaissent que plus tard (600000-500000) mais il ny a pas besoin de foyers pour faire cuire des aliments (ainsi les feux des Pygmeacutees ne laissent aucune trace dans la forecirct au bout de quelques semaines)

Des chercheurs pensent que le chemin vers les grands cerveaux a pu passer par la cuisson des aliments les tubercules une fois cuits libegraverent facilement lamidon et fournissent le double deacutenergie En effet bien que tous les hominideacutes (y compris les australopithegraveques et les chimpanzeacutes) soient des mangeurs de viande leur reacutegime repose essentiellement sur des veacutegeacutetaux (cf appareil masticatoire) Cuire les tubercules ce qui double la possibiliteacute dassimiler lamidon a donc eacuteteacute un progregraves important300

Les grands-megraveres moteur de leacutevolution du cerveau

Hawkes OConnell301 et al (1999) proposent en addition agrave ce qui preacutecegravede un rocircle pour les grands-megraveres dans leacutevolution de la taille du cerveau humain Selon eux

298 Hatala K G Roach N T Ostrofsky K R Wunderlich R E Dingwall H L Villmoare B A amp Richmond B G (2016) Footprints reveal direct evidence of group behavior and locomotion in Homo erectus Scientific Reports 6 28766 299 Au site dit GBY Cf Goren-Inbar N et al (2004) Evidence of Hominin control of fire at Gesher Benot Yaaqov Israel Science 304 725-727 et Alperson-Afil N (2008) Continual fire-making by Hominins at Gesher Benot Yaaqov Israel Quaternary Science Reviews 27 1733-1739 300 En ce qui concerne la viande il en va dailleurs de mecircme Le temps de mastication de la viande cuite diminue dun facteur 5 ce qui libegravere du temps pour autre chose les calories sont plus facilement assimileacutees la macircchoire peut ecirctre moins puissante le cracircne voit sa morphologie se modifier ce qui autorise une augmentation du volume du cerveau 301 Hawkes K OConnell J F Blurton Jones N G Alvarez H amp Charnov E L (1999) Grandmothering menopause and the evolution of human life histories Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA 95 1336-1339

147

(ils se basent sur des observations sur des populations de chasseurs-cueilleurs actuelles) les femmes meacutenopauseacutees contribuaient (indirectement) agrave leur propre succegraves reproducteur en utilisant les tubercules quelles extrayaient du sol pour se nourrir elles-mecircmes et surtout pour nourrir leurs petits-enfants en voie de sevrage

En fait la meacutenopause des femmes est elle-mecircme un mystegravere eacutevolutif que cette hypothegravese essaie dexpliquer Aucune autre femelle de primate ne survit reacuteellement au-delagrave de sa peacuteriode reproductive302 et de maniegravere plus geacuteneacuterale on ne connaicirct de femelles meacutenopauseacutees agrave part chez les humains que chez des ceacutetaceacutes les orques les globiceacutephales tropicaux et les fausses orques303

Du fait de la longeacuteviteacute des grand-megraveres au-delagrave de leur peacuteriode de reproduction les megraveres (les filles de ces grand-megraveres) pouvaient sevrer leurs enfants (nourris aussi par les grands-megraveres) plus tocirct et donc recommencer un cycle de reproduction plus tocirct Les femmes meacutenopauseacutees (ces grand-megraveres justement) qui avaient une espeacuterance de vie supeacuterieure eacutetaient donc avantageacutees du point de vue reproducteur bien que neacutetant plus des reproductrices elles-mecircmes gracircce agrave leur longeacuteviteacute elles permettaient agrave leurs filles (et donc agrave elles-mecircmes) davoir plus de descendants304

Si on raisonne en termes eacutevolutifs ces femmes agrave plus grande longeacuteviteacute avaient donc plus de descendants que les femmes agrave moindre longeacuteviteacute et si la longeacuteviteacute est partiellement heacuteritable il sen suit que peu agrave peu lespeacuterance de vie post-meacutenopausale a ducirc augmenter (et par la mecircme occasion lespeacuterance de vie des macircles car elle est au moins partiellement lieacutee agrave celle des femelles) Selon les auteurs cet allongement de la vie a entraicircneacute agrave son tour une cascade de changements augmentation de la taille et surtout allongement de la dureacutee du deacuteveloppement et maturation ralentie ce qui agrave son tour aurait permis le deacuteveloppement dun plus grand cerveau305

302 Humans are unique among primates in a definitive postmenopausal phase of life that may have co-evolved with our exceptional longevity The chimpanzee age at menopause at about 52 years observed in captivity is close to their maximum lifespan In natural populations no postreproductive phase has been observed for chimpanzees or for shorter lived monkeys which also have definitive menopause in captivity The evolution of the extended post-reproductive phase of the human life history is a definitive human innovation () Finch C E (2014) The menopause and aging a comparative perspective The Journal of steroid biochemistry and molecular biology 142 132-141 303 Brent L J Franks D W Foster E A Balcomb K C Cant M A amp Croft D P (2015) Ecological knowledge leadership and the evolution of menopause in killer whales Current Biology 25(6) 746-750 Chez les orques le succegraves reproducteur des femelles meacutenopauseacutees se fait via celui de leurs fils quelles accompagnent et aident en effet les vieilles femelles sont les deacutetentrices de lexpeacuterience et conduisent le groupe lorsque la nourriture est difficile agrave trouver De maniegravere inteacuteressante alors quil en va de mecircme chez les eacuteleacutephants dAfrique il ny a pas de meacutenopause chez ceux-ci cf Lee P C Fishlock V Webber C E amp Moss C J (2016) The reproductive advantages of a long life longevity and senescence in wild female African elephants Behavioral ecology and sociobiology 70(3) 337-345 304 Bien entendu le succegraves reproducteur donc lrsquoeacutevolution est lieacute au nombre de descendants mais contrairement agrave ce qursquoon pense sans y reacutefleacutechir plus ce nrsquoest pas uniquement laquo les descendants qursquoon a soi-mecircme raquo 305 Ainsi que releveacute par une eacutetudiante une pression de seacutelection similaire est agrave lœuvre sur les megraveres elles-mecircmes Agrave partir dun certain acircge le risque de mourir en couches lors dune nouvelle grossesse avec le coucirct quil implique pour les enfants encore jeunes dont la megravere soccupe toujours nest plus compenseacute par le beacuteneacutefice reproducteur direct ducirc agrave la naissance suivante ce qui peut mettre en place une meacutenopause preacuteceacutedant la fin de la vie Il est agrave noter que dans ce cas cette dureacutee ne devrait augmenter que du temps neacutecessaire agrave rendre indeacutependants ses propres enfants

148

Cette hypothegravese tregraves inteacuteressante de par le fait qursquoelle explique lrsquoexistence de femmes acircgeacutees non reproductrices est neacuteanmoins difficile agrave veacuterifier On peut y opposer la constatation que pour que les grand-megraveres puissent jouer le rocircle que cette hypothegravese postule il faut quelles restent associeacutees agrave leurs petits-enfants donc quil y ait une philopatrie femelle Or chez les humains actuels cest la philopatrie macircle (ce sont les macircles qui restent sur place les femelles qui changent dendroit de vie et quittent le groupe pour un autre) qui est la regravegle et ceacutetait deacutejagrave le cas semble-t-il chez lHomme de Neacuteandertal306 Cependant la philopatrie est tregraves relative et partageacutee entre hommes et femmes chez les chasseurs-cueilleurs actuels307 la question reste donc ouverte

Conseacutequences sociales

Aussi bien la consommation de gros gibier que celle de tubercules cuits entraicircne des conseacutequences sur le plan des interactions sociales La chasse neacutecessite une coordination entre individus mais plus encore le partage des piegraveces de viande saccompagne neacutecessairement de comportements sociaux complexes impliquant eacutegalement une organisation spatiale particuliegravere (campements avec endroits speacutecialiseacutes pour le deacutebitage des piegraveces etc) Il en va de mecircme pour la nourriture cuite aussi bien en ce qui concerne la preacuteparation de la cuisson que le partage et la consommation elle-mecircme

[PIC-161] Si on propose agrave des chimpanzeacutes de la nourriture tregraves appreacutecieacutee les individus se livrent agrave des manifestations de joie et de contacts amicaux Ces comportements ont pour fonction de reacuteguler la distribution et de limiter le risque de conflits Chez les chimpanzeacutes comme chez les humains les repas sont formels les individus occupent toujours la mecircme place agrave table en fonction de leur statut En nature ce sont les nourritures les plus difficiles agrave obtenir et agrave preacuteparer (noix viande fourmis) qui font lobjet du plus grand investissement social deacutechange

Toutes ces coordinations sociales rendent la socieacuteteacute cognitivement complexe et il est avantageux pour les individus davoir un cerveau complexe permettant de geacuterer cette complexiteacute par un effet en retour un cerveau plus puissant autorise aussi la socieacuteteacute agrave devenir plus complexe avec des regravegles de plus en plus compliqueacutees impliquant de plus en plus de monde et ainsi de suite Ce nest sans doute pas un accident que chez les primates la taille relative du neacuteocortex est fortement lieacutee agrave la dimension des groupes sociaux308

Retour aux chimpanzeacutes

Les primates et la vie en socieacuteteacute pourquoi

[PIC-212] La motivation eacutevolutionnaire la plus probable pour leacutemergence de la vie en commun chez les primates diurnes est la pression de preacutedation la vie en commun offre une meilleure protection (deacutetection avanceacutee deacutefense plus efficace cf mobbing chez le merle)

306 Lalueza-Fox C et al (2010) Genetic evidence for patrilocal mating behavior among Neandertal groups PNAS 108 (1) 250-253 307 Marlowe FW (2005) Hunter-gatherers and human evolution Evolutionary Anthropology 14 54-67 308 Dunbar R I M (1998) The social brain hypothesis Evolutionary Anthropology 6(5) 178-190

149

Mais la vie en groupe a aussi des deacutesavantages notamment une concurrence accrue pour la nourriture (ainsi pour trouver assez de nourriture pour tous les macaques de grands groupes doivent se deacuteplacer plus longtemps) mais aussi pour les partenaires sociaux ou sexuels

Pression de preacutedation et concurrence sont donc opposeacutees309

Ces pressions opposeacutees ont donneacute lieu agrave une grande varieacuteteacute (encore grandement inexpliqueacutee) dorganisations socio-sexuelles chez les primates

Un facteur deacuteterminant semble ecirctre le type de ressource (nourriture partenaires sociaux sexuels) est-ce une ressource monopolisable ou non

Si elle est monopolisable on aura davantage dinteractions de type combat et une exacerbation des relations de dominance plus un animal est fort plus il peut sapproprier la ressource donc leacutevolution a meneacute agrave des dispositions orienteacutees vers la dominance (et des relations de neacutepotisme agrave cause de linclusive fitness formation de coalitions entre apparenteacutes)

Si la ressource est tregraves disperseacutee non monopolisable cest alors simplement le premier arriveacute qui est le premier servi ce qui est la cause dune plus grande eacutegaliteacute entre les individus mais si ressources sont limiteacutees cela implique eacutegalement une limitation active de la taille des groupes par exemple par exclusion des nouveaux venus

Chimpanzeacutes des relations entre macircles

Une particulariteacute est commune aux humains et aux chimpanzeacutes (et agrave eux seuls) il y a toleacuterance des macircles les uns envers les autres qui conduisent agrave des collaborations et agrave des alliances dans diffeacuterents contextes

Pour la chasse

[PIC-184]310 La chasse de verteacutebreacutes est rare chez primates mais toutes les populations de chimpanzeacutes chassent un peu Les chimpanzeacutes de Taiuml par contre sont de vrais chasseurs Ils chassent et consomment de la viande reacuteguliegraverement (186 g de viande par jour en moyenne pour les macircles) une activiteacute dont dautres singes les colobes font particuliegraverement les frais Dans ce milieu de forecirct dense un chasseur seul na pratiquement aucune chance dattraper sa victime La meilleure rentabiliteacute est obtenue par des groupes de 3-5 individus (voir pic de la partie supeacuterieure de la figure) Au contraire agrave Gombe un milieu plus ouvert il suffit de moins dindividus et un seul peut deacutejagrave avoir du succegraves

Une reacuteelle collaboration

La chasse a lieu en groupe mais est-elle collaborative Lexistence dun groupe nimplique pas collaboration (il faut coordination) le simple fait que les individus soient en mecircme temps en train de chasser nimplique pas coordination (ccedila peut

309 Ceci a donneacute lieu parfois agrave des associations entre espegraveces ayant des niches eacutecologiques diffeacuterentes les individus vivent ensemble (alarme plus efficace) mais ils ne sont pas en concurrence 310 Certains deacutetails relatifs agrave la chasse et quon trouve dans une monographie de bachelor reacutecente de la section de Biologie eacutecrite par Emilie Cavallo devraient ecirctre inteacutegreacutes ici dans lavenir

150

ecirctre simple coordination spatiale accidentelle tous attaquent en mecircme temps individuellement la mecircme proie)

La deacutefinition de la collaboration implique des actions diffeacuterentes et compleacutementaires faites de concert pour attraper la proie Chez les chimpanzeacutes on peut effectivement observer des rocircles speacutecifiques conducteur bloqueur rabatteur chasseur agrave laffucirct qui va pieacuteger la proie

Les diffeacuterentes populations de chimpanzeacutes nont pas la mecircme collaboration elle est eacuteleveacutee agrave Taiuml (77 des chasses en groupe) faible agrave Gombe (19) absente agrave Mahale et Ngogo Ceci sexplique par la difficulteacute de la chasse agrave Taiuml (un solitaire ne reacuteussit qu 16 des chasses un groupe 36)

Le partage

La capture dun singe (comme on la vu un colobe typiquement) est suivie par une phase dexcitation intense mais le partage suit des regravegles Ces regravegles deacutependent des pressions lieacutees agrave la collaboration lors de la chasse (est-elle neacutecessaire ou moins)

A Taiuml milieu de forecirct tropicale ougrave la chasse neacutecessite collaboration de 3-6 individus le partage est eacutetroitement lieacute au rocircle tenu par les individus lors de la chasse (les plus actifs sont plus reacutecompenseacutes) ce qui se traduit par lingestion eacutenergeacutetique moyenne diffeacuterente selon le rocircle joueacute (voir courbes diffeacuterentes sur la figure supeacuterieure) Les plus reacutecompenseacutes sont les chasseurs actifs ensuite viennent les simples spectateurs ceux qui reccediloivent le moins de nourriture sont les chasseurs retardataires autrement dit ceux qui nont pas tenu correctement leur rocircle lors de la chasse

Curieusement les femelles (elles ne repreacutesentent quune minoriteacute des chasseurs) reccediloivent la mecircme quantiteacute de nourriture quel que soit leur rocircle cela laisse supposer que dautres motivations sont en jeu quand il sagit de partager avec des femelles

A Gombe (ougrave la collaboration est moins neacutecessaire) les regravegles de partage privileacutegient les individus preacutesents lors du partage et suivent la hieacuterarchie et non le rocircle des chasseurs il y a moins de diffeacuterence entre les ingestions eacutenergeacutetiques

Donc le partage de nourriture permet de maintenir la coheacutesion du groupe et les strateacutegies de chasse coopeacuterative agrave Taiuml ougrave cest justement neacutecessaire bien plus quagrave Gombe Les regravegles sociales sont donc issues ici in fine des caracteacuteristiques eacutecologiques du milieu

Ce partage met par ailleurs en eacutevidence la deacutependance de certaines classes dindividus envers dautres (expeacuterimenteacuteinexpeacuterimenteacute chasseurnon chasseur macirclefemelle) agrave linteacuterieur dun mecircme groupe social Il recoupe un nombre important de caracteacuteristiques attribueacutees aux humains

Coopeacuteration entre macircles pour la deacutefense du territoire

[PIC-185] Il y a eacutegalement coopeacuteration entre macircles lors des activiteacutes de deacutefense territoriale entre communauteacutes voisines Constitueacutees autour de plusieurs macircles et femelles adultes elles peuvent regrouper de trente agrave plus de cent individus Lorganisation en est souple avec de nombreuses interactions entre sous-groupes toujours variables La communauteacute couvre 15-25 km2 et elle est activement

151

deacutefendue contre les voisins Cette deacutefense entraicircne des actes de violence et parfois des morts voire lextermination dune communauteacute faible par une autre311

On a parfois voulu expliquer la violence de ces affrontements en invoquant un effet des pressions eacutecologiques dues aux ecirctres humains Une meacuteta-analyse reacutecente312 a montreacute que ce neacutetait pas le cas et a aussi eacutetabli que ceacutetaient bien les macircles qui eacutetaient le plus impliqueacutes et le plus souvent dans des attaques inter-communautaires Les auteurs ont compileacute les donneacutees de 18 communauteacutes de chimpanzeacutes et 4 communauteacutes de bonobos eacutetudieacutees durant plus de cinq deacutecennies Elles comprennent 152 meurtres commis par les chimpanzeacutes dans 15 communauteacutes et un seul meurtre (preacutesumeacute seulement) par un bonobo Les macircles eacutetaient les attaquants les plus freacutequents (92) mais aussi les victimes les plus nombreuses (73) La plupart des meurtres impliquaient (66) des attaques inter-communautaires dans des situations ougrave les attaquants eacutetaient beaucoup plus nombreux que leurs victimes (rapport meacutedian 8 contre 1) La variation du taux de meurtres eacutetait sans rapport avec les diffeacuterentes mesures relatives aux impacts humains sur le milieu des singes

Outre ces geacuteneacuteraliteacutes et de maniegravere plus proches des questions cognitives on sait que les chimpanzeacutes de Taiuml ont diffeacuterentes strateacutegies dattaque quils appliquent en fonction des circonstances

Attaque frontale directe

Attaque avec arriegravere-garde bruyante qui trompe les adversaires sur la distance effective ougrave se trouvent les premiers attaquants (qui sont eux silencieux)

Attaque avec changement de front les attaquants sapprochent dabord dun groupe mais changent de cible au dernier moment (tactique mise en œuvre quand les attaquants sont peu nombreux elle deacutesorganise la deacutefense)

Attaque de type commando (incursion profondes dans le territoire agression par surprise de petits groupes)

Dans toutes ces attaques il y a collaboration et coordination entre macircles et le comportement global (le type dattaque si on attaque ou pas) deacutepend du nombre de macircles dans le groupe et du nombre dopposants Il sagit donc dun comportement cognitivement exigeant qui demande danticiper ce que les autres (amis ou ennemis) vont faire Il est agrave noter dans ce contexte que souvent les groupes de patrouilleurs sont composeacutes des mecircmes individus que les groupes de chasseurs ces individus se connaissent donc bien

La socieacuteteacute est source de conflits

Les singes qui ont une grande longeacuteviteacute eacutetablissent entre eux des relations privileacutegieacutees qui peuvent durer toute une vie La plus grande menace sur les relations sociales de ce type ne vient pas de lexteacuterieur du groupe mais de

311 Au passage il faut rappeler que les chimpanzeacutes en captiviteacute ou eacuteleveacutes comme animaux domestiques sont extrecircmement dangereux Les macircles sont grands et ils ont une force herculeacuteenne En novembre 2009 un macircle de 90 kg censeacutement domestiqueacute a attaqueacute une femme et la deacutefigureacutee agrave Stamford Connecticut [site de Scientific American] 312 Wilson M L Boesch C Fruth B Furuichi T Gilby I C Hashimoto C amp Lloyd J N (2014) Lethal aggression in Pan is better explained by adaptive strategies than human impacts Nature 513(7518) 414-417

152

linteacuterieur les querelles entre partenaires Pour assurer malgreacute les ineacutevitables situations de compeacutetition la stabiliteacute du groupe social il a fallu que se mettent en place des meacutecanismes de protection des relations sociales

Reacutesolution de conflits

Souvent des individus jouent un rocircle actif dans la reacutesolution ou le deacutesamorccedilage de conflits chez les singes Le macircle dominant (par exemple chez les macaques) pourra par exemple proteacuteger un individu plus faible contre un agresseur en jouant un rocircle darbitrage Il peut eacutegalement sagir dune intervention pacifique un contact affiliatif envers lagresseur va le pacifier sans que la relation sociale entre celui qui agit et lautre nen souffre

[de Waal et Thierry dans PIC-426] Chez les chimpanzeacutes () un individu tiers - le meacutediateur - reacuteunit deux adversaires qui sans lui ne pourraient se reacuteconcilier Voici un exemple de la tactique adopteacutee par une femelle adulte lors des graves conflits qui opposegraverent deux chimpanzeacutes macircles au cours dun renversement de dominance laquo La femelle approchait lun des macircles se preacutesentait agrave lui ou bien le touchait ou encore lui donnait un baiser sur la bouche Elle se dirigeait ensuite lentement vers lautre macircle si le premier la suivait ce dernier marchait sur ses pas souvent en lui inspectant la croupe et sans regarder le second macircle Quelquefois la femelle tournait la tecircte vers le macircle qui restait en arriegravere et lui passait le bras autour des eacutepaules pour linciter agrave la suivre Quand la femelle arrivait aupregraves du second macircle les deux macircles commenccedilaient agrave la toiletter Apregraves quelle fut partie ils continuaient simplement agrave se toiletter lun lautre raquo (De Waal et Van Roosmalen 1979)

17052017

Consolation

Un autre comportement participe agrave reacuteduire les tensions sociales celui quon a nommeacute par analogie avec le comportement humain consolation Un individu impliqueacute dans un conflit cherche alors refuge aupregraves dun autre qui lui prodiguera eacutetreintes montes ou toilettage Parfois cest un tiers qui simplique spontaneacutement et sen va consoler un des opposants De Waal a deacutecrit un chimpanzeacute juveacutenile qui sapprochait dun macircle adulte vaincu dans une confrontation et lembrassait Parmi les grands singes ces comportements ne sont attesteacutes que chez les chimpanzeacutes et bonobos

Il faut comprendre les autres pour les consoler ou pas

Comme le remarque Frans de Waal il semble difficile de comprendre les consolations actives et les meacutediations attesteacutees chez les chimpanzeacutes et bonobos sans eacutemettre lhypothegravese quils sont capables de reconnaicirctre les eacutemotions ou les objectifs dun autre individu et den eacutevaluer les effets ainsi que les effets de leur propre intervention Cela reviendrait alors agrave dire que les individus auraient une repreacutesentation de ce qui se passe dans lesprit dautrui

Comme dans le domaine de la cognition rien nest simple on peut se demander si cette infeacuterence est vraiment solide En effet on trouve des comportements de consolation aux endroits ougrave on ne sy attendrait pas

153

Une eacutequipe comprenant justement Frans de Waal ainsi que Larry Young313 a montreacute reacutecemment314 que les campagnols des prairies petits rongeurs sociaux et monogames reacuteagissent agrave la preacutesence dun conspeacutecifique stresseacute en le toilettant Lexpeacuterience bien controcircleacutee eacutetait la suivante

Deux campagnols sont mis ensemble dans une cage durant 30 minutes Ensuite un des deux est enleveacute de la cage et mis durant 24 minutes dans une condition parmi deux soit il est simplement laisseacute dans une autre cage soit il subit une expeacuterience stressante (en eacutetant soumis agrave des leacutegers chocs eacutelectriques et des sons deacutesagreacuteables) finalement il est remis en preacutesence du premier individu

Les reacutesultats montrent que lindividu resteacute dans la cage va se mettre agrave toiletter lindividu revenu et beaucoup plus lorsque ce dernier a veacutecu une situation anxiogegravene et montre donc des signes de stress Il est agrave noter que ce comportement de consolation (appelons-le comme cela faute de mieux) ne se produit que si lindividu stresseacute est un familier du premier Lexpeacuterience montre aussi (a) que les signes de stress (y compris hormonaux) diminuent plus vite quand lindividu est toiletteacute (b) que le comportement de toilettage repose sur une forme dempathie car lindividu toiletteur montre lui aussi des signes de stress (auto-toilettage) en preacutesence dun individu stresseacute et (c) que ce comportement de consolation repose sur les effets de locytocine hormone de la socialiteacute de la confiance et de lattachement eacutevolutivement conserveacutee puisquon la trouve aussi bien chez les poissons315 que chez les humains

Faudra-t-il en conclure que les campagnols des prairies sont capables au moins un peu de tout ce quon attribue volontiers aux chimpanzeacutes agrave savoir reconnaicirctre les eacutemotions dun autre individu et anticiper les effets de leur propre intervention Nous choisirons peut-ecirctre de penser que la reacuteponse est neacutegative (eacuteventuellement en la ponctuant dun meacuteprisant ce ne sont que des rongeurs) mais lhonnecircteteacute intellectuelle commande je crois de laisser la question ouverte

Pour en revenir au chimpanzeacute heureusement bien plus proche de nous (et dont il nous semble agrave tort ou agrave raison plus facile dinterpreacuteter le comportement par des meacutecanismes sous-jacents proches de ceux des humains) ce que nous savons agrave son sujet sur la consolation la chasse coordonneacutee et le partage nous conduit directement agrave nous demander si cette espegravece possegravede une repreacutesentation de comment les autres fonctionnent psychologiquement une theacuteorie de lesprit

La question de la theacuteorie de lesprit

La theacuteorie de lesprit

Le terme de theacuteorie de lesprit quon pense issue de la psychologie vient en fait de la primatologie et plus preacuteciseacutement de Premack et Woodruff en 1978 dans le titre de leur article Does the Chimpanzee have a Theory of Mind

313 Le speacutecialiste des soubassements biologiques de lattachement 314 Burkett J P Andari E Johnson Z V Curry D C de Waal F B amp Young L J (2016) Oxytocin-dependent consolation behavior in rodents Science 351(6271) 375-378 315 Une variante de cette hormone lisotocine est ainsi (conjointement avec une variante de larginine vasopressine) agrave la base des comportements parentaux des poissons-clowns macircles (Amphiprion ocellaris cf Le Monde de Nemo chez Disney) Voir DeAngelis R Gogola J Dodd L amp Rhodes J S (2017) Opposite effects of nonapeptide antagonists on paternal behavior in the teleost fish Amphiprion ocellaris Hormones and Behavior 90 113-119

154

Avoir une theacuteorie de lesprit (TE) cest avoir la capaciteacute dattribution de croyances de connaissances deacutetats mentaux agrave lautre On trouve dautres mots qui traduisent la mecircme capaciteacute ou des capaciteacutes semblables meacutetacognition mind reading

Donc avoir une TE cest posseacuteder des concepts deacutetats mentaux croire savoir deacutesirer mais aussi simplement voir (le fait de voir est un eacutetat mental et il est eacutevidemment lieacute au fait dacqueacuterir des connaissances - un savoir - par voie visuelle)

Le concept de TE est lieacute agrave celui dintentionnaliteacute (la tromperie par exemple repose sur la capaciteacute dattribuer une croyance et de sen servir)

Intuitivement Vous avez une theacuteorie de lesprit vous pouvez interpreacuteter de maniegravere immeacutediate automatique non reacutefleacutechie les signaux ou le comportement des autres en termes de leur eacutetat interne Ainsi vous attribuez immeacutediatement un eacutetat interne (ennui ou tristesse peut-ecirctre) au singe Joni dessineacute par Nadejda Ladygyna-Kohts

Comme le suggegraverent Gallagher et Frith (2003)316 Les meacutecanismes de la TE deacutependent dune repreacutesentation de circonstances imaginaires deacutecoupleacutees de la reacutealiteacute En effet lorsque nous expliquons le comportement dune personne en termes de croyances nous devons admettre que ces croyances peuvent ne pas correspondre agrave la reacutealiteacute Neacuteanmoins cest la croyance de lindividu et pas la reacutealiteacute qui deacuteterminera son comportement

Pour avoir une TE nous devons

savoir que les individus ont un comportement deacutetermineacute par des buts

savoir quils ont un autre point de vue sur le monde que nous317

Une TE incomplegravete avant 4 ans

Avant 4 ans les enfants humains narrivent pas agrave faire explicitement cette dissociation entre le contenu de la penseacutee des autres et la reacutealiteacute queux connaissent leur TE est incomplegravete ou inexistante Ceci a eacuteteacute montreacute depuis longtemps agrave laide de paradigmes dits de fausse croyance de type Sally-Ann tels que proposeacutes dans les anneacutees 80 par Simon Baron-Cohen

Dans ce paradigme lenfant est confronteacute agrave une petite histoire dans laquelle Sally met une balle dans un panier Sally sabsente un moment et pendant ce temps Ann deacuteplace la balle dans une boicircte qui se trouve agrave cocircteacute du panier Lorsque Sally revient on dit agrave lenfant quelle veut jouer avec la balle et alors ougrave va-t-elle chercher cette balle dans le panier ou dans la boicircte Avant 4 ans les enfants reacutepondent dans la boicircte ne pouvant dissocier leur repreacutesentation de la situation (ils ont vu que la balle est dans la boicircte) de celle que doit avoir Sally (qui a laisseacute la balle dans le panier)

Tregraves reacutecemment une eacutetude de tractographie par IRMf a montreacute que la maicirctrise tardive (mais apparaissant relativement subitement) de ces tacircches de fausses

316 Gallagher H L amp Frith C D (2003) Functional imaging of theory of mind Trends in Cognitive Sciences 72(2) 77-83 317 Ceci est manifeste dans le cas ougrave il y a des croyances erroneacutees Christian sait que Julie veut des chocolats Il sait aussi que Julie croit que les chocolats sont dans larmoire Lui-mecircme sait que les chocolats sont dans le tiroir Va-t-il degraves lors penser que Julie va aller les chercher dans le tiroir Non car il tient compte de ce que Julie croit

155

croyances est notamment concomitante dune maturation du faisceau arqueacute qui relie des zones temporoparieacutetales et frontales infeacuterieures318 Comme on peut le voir le faisceau arqueacute passe eacutegalement par les aires de Broca et de Wernicke impliqueacutees dans le langage ce qui pourrait laisser supposer que cest la repreacutesentation explicite des fausses croyances et de leurs conseacutequences lieacutee agrave la compreacutehension et agrave la production du langage qui se met finalement en place agrave ce moment-lagrave

Mais tout de mecircme des compeacutetences preacutecoces

En ce qui concerne la repreacutesentation implicite des (fausses) croyances dautrui les travaux de leacutequipe de la queacutebeacutecoise Reneacutee Baillargeon ont montreacute depuis longtemps quelle est bien plus preacutecoce319 Par exemple degraves 15 mois les beacutebeacutes semblent sattendre agrave un comportement dautrui controcircleacute par ses croyances et reacuteussissent agrave deacutecoupler la croyance dautrui de la leur Dans ces expeacuteriences qui se deacuteroulent quand mecircme en gros sur le modegravele du paradigme Sally-Ann les beacutebeacutes ne doivent eacutevidemment pas donner une reacuteponse verbale on mesure simplement le temps quils passent agrave regarder la situation finale dun petit sceacutenario qui se joue devant eux Sils regardent une fin plus longtemps quune autre cest quelle les surprend davantage cest donc quils avaient une attente concernant le comportement de la personne den face et que la fin proposeacutee contredit cette attente

Par exemple dans la situation la plus simple (datant de 2006) il y a deux boicirctes une jaune et une verte en face du beacutebeacute Le beacutebeacute voit dabord une personne mettre un objet dans la boicircte verte et apregraves mettre deux fois de plus sa main dans la mecircme boicircte verte Ensuite un rideau tombe empecircchant la personne (mais pas le beacutebeacute) de voir que lobjet cacheacute passe de la boicircte verte agrave la jaune Le rideau se relegraveve et la personne den face met sa main dans une des boicirctes visiblement pour reprendre lobjet Les beacutebeacutes regardent plus longtemps la situation ougrave la personne cherche lobjet dans la boicircte jaune puisque normalement elle ne devrait pas sattendre agrave le trouver (elle ne la pas vu passer de la boicircte verte agrave la jaune) Ceci indique que le beacutebeacute sattend agrave une action guideacutee par la fausse croyance qua la personne den face ce qui teacutemoigne dune compreacutehension (implicite) de cette fausse croyance Evidemment de nombreuses situations de controcircle (p ex une ougrave la boicircte fait un aller-retour boicircte verte - boicircte jaune - boicircte verte agrave linsu de la personne den face) permettent dexclure des explications alternatives

Alors si les beacutebeacutes se repreacutesentent les fausses croyances pourquoi ratent-ils les tacircches de type Sally-Ann Dapregraves Baillargeon parce que dans ces tacircches explicites il faut au beacutebeacute trois processus (1) une repreacutesentation de la fausse croyance de lautre (2) un processus de seacutelection de la reacuteponse explicite (3) un processus

318 Tract-based spatial statistics and probabilistic tractography show that the developmental breakthrough in false belief understanding is associated with age-related changes in local white matter structure in temporoparietal regions the precuneus and medial prefrontal cortex and with increased dorsal white matter connectivity between temporoparietal and inferior frontal regions Wiesmann C G Schreiber J Singer T Steinbeis N amp Friederici A D (2017) White matter maturation is associated with the emergence of Theory of Mind in early childhood Nature Communications 8 14692 319 Voir par exemple la revue de question Baillargeon R Scott R M amp He Z (2010) False-belief understanding in infants Trends in Cognitive Sciences 14(3) 110-118

156

dinhibition de la tendance agrave reacutepondre dapregraves leur propre croyance Dans les tacircches agrave reacuteponse spontaneacutee par le regard (2) et (3) tombent

Un deacuteficit chez les personnes autistes

Gallagher et Frith dans larticle preacuteceacutedemment citeacute rappellent quon peut deacutevelopper des paires de situations tregraves semblables dont lune neacutecessite quon se repreacutesente leacutetat mental dautrui et lautre pas et que ceci constitue donc un bon test pour cibler les deacuteficits speacutecifiques en TE

On soupccedilonnait depuis longtemps que les personnes souffrant dun trouble du spectre autistique avaient une TE eacutegalement incomplegravete Ceci a eacuteteacute confirmeacute par nombre deacutetudes par exemple une expeacuterience ancienne320 comportant la double situation suivante Cette expeacuterience portait sur un eacutechantillon denfants normaux denfants autistes et denfants souffrant de retard mental de mecircme acircge mental que les enfants autistes

On met en vue du sujet un bonbon dans un coffret Deux marionnettes apparaissent eacutegalement dans cette situation lune deacutecrite comme un ami lautre comme un voleur on dit au sujet de toujours aider lami et de ne jamais aider le voleur

Dans la situation non-TE (appeleacutee Sabotage) le coffret peut ecirctre verrouilleacute Lorsque lami respectivement le voleur approche on demande agrave lenfant que vas-tu faire Les enfants normaux les controcircles aussi bien que les enfants autistes reacuteussissent tous la tacircche si cest le voleur qui approche ils verrouillent le coffret

Dans la situation TE (appeleacutee Deception cest-agrave-dire Tromperie en anglais) le coffret ne peut pas ecirctre verrouilleacute et on demande agrave lenfant que vas-tu dire Les enfants normaux et les controcircles reacuteussissent la tacircche si cest le voleur qui approche les enfants lui disent le coffret est verrouilleacute - ce qui implique quils se repreacutesentent quainsi ils plantent une croyance dans le cerveau du voleur et dautre part quils savent que le voleur va agir en suivant sa croyance (et non leacutetat reacuteel de la situation) Les enfants autistes par contre eacutechouent Puisquils reacuteussissent dans lautre situation cest donc que cet eacutechec nest pas ducirc au fait quils ne comprennent pas la situation cest bien plutocirct lesprit de lautre quils ne comprennent pas

Substrat neural

Les mecircmes auteurs (ainsi que dautres) ont deacutetermineacute quanatomiquement la TE semble reposer sur quelques zones circonscrites du cerveau le cortex paracingulaire anteacuterieur (aires 9 et 32 de Brodmann) tregraves fortement lieacute agrave la capaciteacute de TE et accessoirement laire STS (sillon temporal supeacuterieur)

Ceci a eacuteteacute mis en eacutevidence par des expeacuteriences du type suivant on a mis les sujets dont on enregistrait lactiviteacute ceacutereacutebrale par PET321 (ou en franccedilais TEP tomographie

320 Sodian B amp Frith U (1992) Deception and sabotage in autistic retarded and normal children Journal of Child Psychology and Psychiatry 33 591-605 321 Dans la TEP on injecte au sujet de leau marqueacutee radioactivement Latome doxygegravene de la moleacutecule est remplaceacute par un atome dO15 dont le noyau a un excegraves de protons la demi-vie de cet isotope est de quelque 2 minutes seulement Durant la deacutesinteacutegration le proton exceacutedentaire devient un neutron alors quest produite une paire neutrino-positon Ce dernier qui est en fait un antieacutelectron emporte la charge exceacutedentaire positive Le positon se combine rapidement dans le

157

par eacutemission de positons) face agrave une version informatique du jeu papier caillou ciseaux En reacutealiteacute lopposant eacutetait un ordinateur Une partie des sujets savait quil sagissait dun ordinateur mais lautre partie croyait avoir affaire agrave un ecirctre humain Selon les auteurs ceux qui pensaient ecirctre face agrave un humain passaient dans un mode intentionnel (intentional stance) interpreacutetant lopposant comme ayant des intentions et cherchant les deacuteterminer En comparant les PET des deux groupes (on soustrait lactiviteacute PET du groupe controcircle de celle du groupe intentionnel) on peut mettre en eacutevidence la (ou les) zone(s) diffeacuterentiellement activeacutee(s) Il ressort de cette comparaison que la diffeacuterence reacuteside dans une activiteacute bilateacuterale du cortex paracingulaire anteacuterieur Cette activiteacute paracingulaire anteacuterieure a eacuteteacute mise en eacutevidence dans diverses autres eacutetudes (cf losanges mauves sur limage)

Plus geacuteneacuteralement on constate aussi une activiteacute dans laire STS (sillon temporal supeacuterieur) une aire lieacutee agrave la compreacutehension de sceacutenarios de causaliteacute dintentionnaliteacute la prise de perspective ainsi que la perception de mouvements des mains du visage et de ses expressions du corps les signaux qui signalent les actions et les intentions des autres Les aires temporales (lieacutees agrave la meacutemoire notamment eacutepisodique) sont aussi actives pour savoir les croyances de quelquun il faut eacutevidemment sen souvenir Lamygdale ne semble par contre pas directement impliqueacutee dans la theacuteorie de lesprit du moins pas dans ces circonstances

Evolution convergente de neurones particuliers

Pour certains auteurs le cortex paracingulaire anteacuterieur (aire 32 de Brodmann) fait partie du cortex cingulaire anteacuterieur (avec les aires 24 25 et 33) Le CCA qui fait partie du lobe limbique possegravede uniquement chez lhomme et les singes anthropoiumldes (mais pas chez les autres singes) chez certains ceacutetaceacutes (baleines agrave bosse orques cachalots et dauphins322) et chez les eacuteleacutephants323 un type particulier de neurone les cellules fusiformes (spindle cells) ou cellules de Von Economo plus allongeacutees que les cellules pyramidales Ces cellules ne se deacuteveloppent chez lhumain quagrave partir de lacircge de 4 mois apregraves la naissance

Leur preacutesence chez les humains et les grands singes anthropoiumldes mais pas chez les autres primates laisse supposer quelles auraient eacutevolueacute il y a 15 millions danneacutees chez les primates Chez les ceacutetaceacutes elles seraient apparues il y a au moins 30

milieu avec un eacutelectron libre ou peu lieacute cette rencontre antimatiegravere-matiegravere aboutit agrave la deacutemateacuterialisation des particules en deux photons de 511 keV chacun sur des trajectoires antiparallegraveles Ce sont ces deux photons qui sont deacutetecteacutes par des scintillateurs entourant la tecircte du sujet La ligne rejoignant les deux scintillateurs activeacutes passe par le point de deacutesinteacutegration des deux particules et est donc proche du point ougrave eacutetait latome doxygegravene initial La distribution de leau radioactive eacutetant un indicateur de la distribution du deacutebit sanguin dans le cerveau on a donc une image finale des zones ougrave ce deacutebit est eacuteleveacute La preacutecision spatiale est de lordre de 8 mm Par ailleurs lexposition agrave la radioactiviteacute durant un examen TEP est relativement faible elle correspond agrave lexposition agrave la radioactiviteacute naturelle durant un an Degraves lors il est interdit agrave une personne qui aurait subi un TEP den faire un autre durant lempan dune anneacutee [Houdeacute et al (2002) Cerveau et Psychologie Paris PUF] 322 En anglais respectivement humpback whale killer whale et sperm whale Les deux derniers sont des odontocegravetes Voir Marino L et al (2007) Cetaceans have complex brains for complex cognition PLOS Biology 5 (5) 966-972 Butti C Sherwood C C Hakeem A Y Allman J M amp Hof P R (2009) Total number and volume of Von Economo neurons in the cerebral cortex of cetaceans Journal of Comparative Neurology 515(2) 243-259 323 Hakeem AY et al (2009) Von Economo neurons in the elephant brain The Anatomical Record 292 242-248

158

millions danneacutees pour meacutemoire les ceacutetaceacutes sont originellement des onguleacutes artiodactyles324 et sont donc apparenteacutes aux hippopotames chameaux cerfs et girafes pour nen citer que quelques-uns Quant aux eacuteleacutephants ils ne sont pas apparenteacutes aux onguleacutes ce qui fait que ce type de neurone serait apparu de maniegravere indeacutependante au moins trois fois (constituant alors un cas rare deacutevolution convergente)

Ces cellules particuliegraveres seraient impliqueacutees dans le traitement rapide des informations eacutemotionnelles dans un contexte social Dans les mots de Patrick Hof un des auteurs de leacutetude sur les ceacutetaceacutes they are like the lsquoexpress trainsrsquo of the nervous system that bypass unnecessary connections enabling us to instantly process and act on emotional cues during complex social interactions Spindle cells are most likely to emerge in unusually large brains which need extra circuitry to handle increasingly complex social interactions

Dans la veine de ce qui preacutecegravede de nombreuses observations montrent que les dauphins observent les autres individus et adoptent seacutelectivement certains comportements de leurs modegraveles325 Par exemple quand une machine agrave faire des anneaux de bulles est introduite dans leur environnement les plus timides des dauphins commencent par observer les plus teacutemeacuteraires qui jouent avec les bulles pour ensuite adopter un comportement exactement identique La reproduction preacutecise de comportements arbitraires nayant aucun rendement particulier est un indice suggeacuterant de veacuteritables capaciteacutes imitatives impliquant de comprendre le modegravele comme eacutetant un agent intentionnel

Une theacuteorie de lesprit ou pas chez les singes

En raison de la complexiteacute des relations sociales des chimpanzeacutes (et de beaucoup de primates) on va naturellement tendre agrave penser quils doivent posseacuteder une Theacuteorie de lEsprit (TE) une repreacutesentation des eacutetats mentaux des autres individus

Cependant on se souvient que les expeacuteriences de Povinelli avaient mis en eacutevidence que les chimpanzeacutes auxquels on tend agrave attribuer un fonctionnement psychologique proche du nocirctre en raison de la similitude apparente des comportements se reacutevegravelent eacutetonnamment diffeacuterents dans certaines situations La maniegravere dont ils semblent ne pas comprendre parfois la causaliteacute physique en est un exemple

Dans les anneacutees 2000 Tomasello relevait que peu de temps auparavant en 1997 on pensait encore que les primates non humains comprennent le comportement mais pas les eacutetats psychologiques On pensait quils apprennent (assez) facilement des relations de cause agrave effet (je tire ici jobtiens la nourriture ou bien dans le domaine psychologique il y a un bruit mes congeacutenegraveres fuient) mais tout semblait indiquer quils ne comprennent pas les causes sous-jacentes les causes physiques comme on la vu dans certains cas mais les causes psychologiques encore moins

Cette opinion eacutetait partageacutee par les deux grands laboratoires qui travaillaient dans ce domaine celui de Tomasello et celui de Povinelli Dans les deux eacutequipes les

324 Artiodactyles ayant un nombre pair de doigts (contrairement aux peacuterissodactyles comme le cheval) Pour lhistoire des ceacutetaceacutes voir pex Thewissen JGM et al (2009) From land to water the origin of whales dolphins and porpoises Evolution Education and Outreach 2 272-288 325 Kuczaj I I Stan A Yeater D amp Highfill L (2012) How selective is social learning in dolphins International Journal of Comparative Psychology 25(3)

159

reacutesultats allaient dans le mecircme sens Plus reacutecemment les positions de ces deux eacutequipes ont divergeacute comme on le verra ci-dessous

Alors comment savoir si et agrave quel degreacute les primates anthropoiumldes possegravedent une theacuteorie de lesprit Quelle est la faccedilon la plus simple de sattaquer agrave cette question

Le rocircle du regard

Regard du papillon regard humain

Chez beaucoup de verteacutebreacutes et pas seulement les mammifegraveres supeacuterieurs les yeux jouent un rocircle de signal la preacutesence dyeux scheacutematiseacutes un stimulus antipreacutedation suffit agrave provoquer un comportement de fuite ou de surprise chez les oiseaux mis en preacutesence des ailes ouvertes de papillons (pex les papillons indoneacutesiens Taenaris catops) Dans la mecircme veine plusieurs eacutetudes montrent que les animaux reacuteagissent dautant plus agrave lapproche dun humain que la tecircte de celui-ci est tourneacutee vers eux et que ses yeux sont visibles

A cocircteacute de sa fonction dans les interactions agonistiques chez les animaux sociaux la perception du regard pourrait jouer un rocircle dans la communication deacutetecter la direction de lattention dun conspeacutecifique (sur la base dindices comportementaux dont le regard) est adaptatif car cette direction est preacutedictive des actions agrave venir de cet individu

Chez les humains les yeux sont la premiegravere source de ce type dinformation Il est dailleurs probable que le contraste eacuteleveacute entre iris et scleacuterotique (contraste qui existe uniquement chez notre espegravece et par exemple pas chez le chimpanzeacute) reacutesulte de pressions de seacutelection sur la qualiteacute et la lisibiliteacute de cette information326

Voir eacutemergence chez lenfant humain

[POV-19] Les yeux sont on la vu plus haut une fenecirctre sur lesprit des autres La relation entre les yeux et les eacuteleacutements du monde est conccedilue par les humains comme une expeacuterience psychologique elle me voit

Ce niveau de compreacutehension semble eacutemerger vers deux ans chez les beacutebeacutes Il est sous-jacent agrave toute la question de la TE toutes les interactions sociales commencent par la deacutetermination de leacutetat attentionnel de lautre Pour les animaux sociaux le regard donne des informations importantes sur les interactions sociales qui vont se produire En outre le regard des uns fournit aux autres des informations sur la direction dans laquelle peut se trouver un danger

Peut-ecirctre des 6 mois et en tout cas agrave 18 lenfant va suivre le regard de quelquun dautre localisant sa cible avec preacutecision mecircme si la tecircte de la personne observeacutee ne bouge pas et que seuls ses yeux sorientent vers une cible

Pour certains (pex Simon Baron-Cohen) ceci indique les enfants sont conscients de la connexion psychologique entre eux et les autres lenfant tourne la tecircte pour suivre le regard de leur megravere parce quils savent quelle regarde quelque chose Dautres notamment Povinelli et Tomasello pensent que suivre le regard pourrait

326 Kobayashi H amp Kohshima S (2001) Unique morphology of the human eye and its adaptive meaning comparative studies on external morphology of the primate eye Journal of human evolution 40(5) 419-435

160

potentiellement navoir rien agrave faire avec une compreacutehension de leacutetat psychologique dautrui (selon ces auteurs les reacuteflexes lapprentissage associatif lamorccedilage attentionnel font potentiellement laffaire pour lexpliquer)

Les expeacuteriences sur voir donc savoir

Avoir une TE cest posseacuteder entre autres une repreacutesentation que voir implique savoir Parmi les concepts deacutetats mentaux eacuteventuellement preacutesents dans lesprit des beacutebeacutes et des animaux la repreacutesentation de voir donc savoir est peut-ecirctre celle dont lexistence est la plus facile agrave tester Peut-on en particulier mettre en eacutevidence que les chimpanzeacutes se repreacutesentent quautrui voit (donc sait)

Les expeacuteriences de Povinelli

Les expeacuteriences les plus analytiques dans ce domaine sont celles de Daniel Povinelli agrave Atlanta (USA)327 Povinelli et ses collegravegues ont creacuteeacute une situation ougrave le chimpanzeacute est derriegravere une vitre perceacutee de deux trous En face de lui deux humains le singe sait quil peut demander une reacutecompense aux humains pour cela il doit passer la main dans un des trous (celui qui est en face de lhumain quil choisit) et faire un signe de queacutemandage agrave lhumain

Si lun des deux humains porte un bandeau sur les yeux le chimpanzeacute va-t-il adresser son geste preacutefeacuterentiellement agrave lautre celui qui voit comme on sy attendrait

Etonnamment les chimpanzeacutes sadressent indiffeacuteremment agrave lhumain aux yeux bandeacutes ou agrave lhumain voyant Povinelli en deacuteduit que les chimpanzeacutes nont pas le concept de voir autrement dit ne se repreacutesentent pas que leacutetat des connaissances dautrui deacutepend de ce que cet autrui peut voir De nombeuses autres expeacuteriences de son eacutequipe vont dans le mecircme sens

Les expeacuteriences de Tomasello

Les expeacuteriences de Povinelli impliquent un contexte collaboratif (le chimpanzeacute doit demander que lon partage la nourriture avec lui) qui nest pas du tout typique des chimpanzeacutes en nature normalement et sauf dans les cas de chasse les chimpanzeacutes ne partagent pas la nourriture au contraire ils cherchent agrave la chaparder Pour eacuteviter les biais eacuteventuellement induits par cette situation pas naturelle Michael Tomasello (Leipzig) propose aux chimpanzeacutes non une situation de coopeacuteration avec un humain mais une situation de compeacutetition avec un autre chimpanzeacute Un subordonneacute est derriegravere une porte ajoureacutee en face de lui une autre porte retient un dominant Deux items de nourriture se trouvent agrave mi-chemin entre les deux de part et dautre Un eacutecran cache une des deux nourritures agrave la vue du dominant par contre le subordonneacute peut voir les deux

Si un subordonneacute et un dominant se retrouvent agrave vouloir prendre en mecircme temps la mecircme nourriture eacutevidemment le dominant va chasser le subordonneacute et sapproprier la nourriture Il est donc avantageux pour le subordonneacute dessayer de se saisir de la piegravece de nourriture que le dominant ne va pas cibler quand il y en a plusieurs Le chimpanzeacute subordonneacute est-il capable danticiper dans cette situation vers quelle nourriture le dominant va se preacutecipiter

327 deacutetailleacutees dans POV

161

On libegravere le subordonneacute quelques secondes avant de libeacuterer le dominant Le subordonneacute se preacutecipite alors du cocircteacute ougrave la nourriture est invisible pour le dominant ce qui indique selon Tomasello quil sait que le dominant na pas pu voir cette nourriture-lagrave (et quil va donc aller vers lautre laissant ainsi le subordonneacute semparer de la premiegravere) Il aurait donc bien ce que nous pourrions appeler une repreacutesentation de voir (lautre voit donc il sait)

Comme on peut le constater nous avons ici des donneacutees irreacuteconciliables et il faudra bien expliquer cette contradiction

Rappel les trois controcircles

Ainsi que nous lavons vu dans la section sur leacutevolution des cerveaux ceux-ci ont eacutevolueacute en tant que protection contre la variabiliteacute (impreacutevisibiliteacute) du milieu

[GEA-4] Geary suggeacuterait quils ont eacutevolueacute comme moyen de controcircler le milieu physique biologique et social Cela implique quil existerait donc des domaines de compeacutetences relatives agrave ces trois volets

La compreacutehension inheacuterente et intuitive du monde physique (folk physics theacuteorie de la causaliteacute physique)

La compreacutehension des espegraveces biologiques (folk biology)

La compreacutehension des autres individus (folk psychology theacuteorie de lrsquoesprit [des autres])

Pour illustrer le controcircle que lon peut exercer sur le milieu social si on en a une repreacutesentation approprieacutee (de quelque niveau que ce soit) nous pouvons nous reacutefeacuterer agrave une observation de Toshisada Nishida rapporteacutee par Josep Call (2001)328 Un chimpanzeacute juveacutenile (KB) voulait ecirctre allaiteacute par sa megravere (CH) mais celle-ci le repoussait reacutepeacutetitivement occupeacutee quelle eacutetait agrave toiletter un macircle adulte KB a alors produit des gestes et des vocalisations qui laissaient supposer quil eacutetait attaqueacute par un adolescent (MS) qui pourtant se tenait tranquillement agrave son cocircteacute La megravere venant alors (inutilement) agrave son secours il a pu en profiter pour se faire allaiter Cet exemple peut servir pour analyser les niveaux de repreacutesentation que lon peut supposer agrave lœuvre

Repreacutesentations bas niveau haut niveau

[Call 2001] Une compeacutetence importante dans les situations coopeacuteratives et compeacutetitives est la possibiliteacute de preacutedire et danticiper (Geary dirait mecircme controcircler) le comportement des conspeacutecifiques Les animaux qui peuvent preacutedire ce comportement rapidement et avec preacutecision (agrave la maniegravere du bon joueur deacutechecs qui voit les coups plus loin dans le futur) et cela mecircme si la situation est nouvelle auront un avantage clair sur ceux qui nont pas cette capaciteacute Donc les meacutecanismes cognitifs qui rendent possibles ces preacutedictions efficaces auront eacuteteacute favoriseacutes particuliegraverement dans les espegraveces ougrave lenvironnement social est complexe

Les meacutecanismes permettant la preacutediction comportementale sont encore mal compris De maniegravere geacuteneacuterale on a postuleacute deux classes de meacutecanismes

328 Toutes les citations Call (2001) font reacutefeacuterence agrave un article de revue qui en cite de nombreux autres Call J (2001) Chimpanzee social cognition Trends in Cognitive Sciences 5 (9) 388-393

162

Selon la premiegravere explication (meacutecanismes reposant sur des repreacutesentations de bas niveau) baseacutee sur des indices les individus reacutepondent bien agrave certaines situations (aux indices ou stimulus comportementaux des autres individus) mais sans comprendre les pheacutenomegravenes et sans pouvoir geacuteneacuteraliser agrave de nouvelles situations

La seconde explication (meacutecanismes reposant sur des repreacutesentations de plus haut niveau) est baseacutee sur lacquisition de connaissances Non seulement les animaux arrivent agrave associer certains stimuli agrave certaines reacuteponses mais ils sont aussi capables dextraire les relations entre stimuli et de former des regravegles geacuteneacuterales qui ne sont pas attacheacutees aux stimuli speacutecifiques agrave une situation Ce sont ces regravegles qui leur permettent de preacutedire le comportement des autres Au plus haut niveau les meacutecanismes impliquent la repreacutesentation des repreacutesentations dautrui donc une TE

Revenons un instant sur la situation de tromperie deacutecrite ci-dessus un jeune chimpanzeacute fait semblant decirctre attaqueacute par un adolescent pour que sa megravere soccupe agrave nouveau de lui

Cette situation peut toujours sexpliquer de trois maniegraveres diffeacuterentes formant une gradation dans les niveaux de repreacutesentation La toute premiegravere (qui correspond agrave une hypothegravese du plus bas niveau) nimplique aucune repreacutesentation329 mais de simples apprentissages associatifs Le petit a associeacute le fait que lorsquil crie ensuite il est dans la situation agreacuteable decirctre consoleacute par sa megravere

Dans la seconde (une hypothegravese de bas niveau impliquant des repreacutesentations quant aux comportements uniquement) le petit a une repreacutesentation anticipeacutee des eacuteveacutenements sociaux qui vont se passer (mais pas des penseacutees des autres individus) il se repreacutesente que sil crie sa megravere va venir chasser ladolescent et ensuite il va ecirctre consoleacute

Dans la troisiegraveme qui correspond agrave lhypothegravese de plus haut niveau le petit se repreacutesente les repreacutesentations des autres En loccurrence il se repreacutesente que sil crie sa megravere va penser quil est attaqueacute et agir en conseacutequence

Expeacuteriences sur suivre la direction du regard

Povinelli a fait lexpeacuterience suivante le chimpanzeacute est en face de lexpeacuterimentateur et il sait que ce dernier va lui donner une reacutecompense parmi deux devant lui Controcircle lexpeacuterimentateur regarde le singe avant de donner le fruit expeacuterimentaux il regarde lun des deux fruits ou bien il regarde par-dessus le singe Le fait est que les chimpanzeacutes regardent ougrave regardent les gens suivent la direction du regard de lhumain dans la piegravece

Mais est-ce que ccedila veut dire que le singe essaie de savoir ce que vous regardez (hypothegravese qui fait appel agrave des repreacutesentations de haut niveau)

Ou bien ne fonctionne-t-il quen surface c-agrave-d sur la base de votre comportement se tournant et regardant dans la mecircme direction que vous sans avoir la moindre ideacutee de votre eacutetat attentionnel interne Par lusage donc dun simple indice directionnel (hypothegravese faisant appel agrave des repreacutesentations de bas niveau)

329 Cest-agrave-dire si on considegravere que la meacutemoire dassociations (de contingences) ne constitue pas une repreacutesentation

163

Evidemment le simple fait de regarder mecircme approximativement dans la direction ougrave lautre regarde aurait eacuteteacute renforceacute lors de leacutevolution (quon pense agrave la deacutetection de preacutedateurs Mecircme si la viseacutee nest pas exacte sil y a quelque chose agrave voir le reacuteflexe dorientation visuelle finit alors le travail de foveacutealisation) Il nest donc pas neacutecessaire de postuler des repreacutesentations de haut niveau

Pour aller plus loin on peut se demander ce qui se passe quand la ligne de vision est interrompue par un obstacle Si cest lexplication de haut niveau qui est la bonne lanimal devrait savoir que lautre voit ce que lui ne voit pas et donc se deacuteplacer pour obtenir une meilleure vue Si lexplication de bas niveau est la bonne le singe devrait alors faire comme avant simplement projeter son regard le long du mecircme vecteur

Lexpeacuterience a eacuteteacute meneacutee de la maniegravere suivante la paroi qui divisait verticalement le labo a eacuteteacute rendue opaque sur la moitieacute Lorsque le chimpanzeacute entrait dans la piegravece lexpeacuterimentateur faisait le mouvement de regarder attentivement la partie opaque de la vitre Selon lHBN le singe devrait regarder le mur derriegravere lui selon lHHN essayer de contourner la partie opaque de la vitre pour voir ce que voit lhumain

Cest bien cette derniegravere chose quils font (mais pas dans une situation controcircle quand les mouvements de lhumain sont deacutesordonneacutes et ne correspondent pas agrave regarder) Ils semblent donc comprendre que le regard permet de voir et pas simplement quils suivent la direction pointeacutee par la flegraveche du regard

Le rocircle reacutefeacuterentiel du regard

Ces expeacuteriences avec la paroi opaque semblent indiquer que lanimal peut comprendre laspect attentionnel du regard alors que les expeacuteriences des bandeaux et autres obstacles au regard dont nous avons vu plus haut un exemple montrent le contraire Il nest pas aiseacute de reacuteconcilier ces deux faits

Le regard en raison de son aspect attentionnel a aussi une composante reacutefeacuterentielle le regard indique ougrave porte lattention de celui qui regarde il fait reacutefeacuterence agrave lobjet ou agrave lindividu regardeacute Il est possible de tirer des informations de cette reacutefeacuterence Une expeacuterience a voulu deacuteterminer si les chimpanzeacutes comprennent et peuvent utiliser laspect reacutefeacuterentiel du regard

Dans cette expeacuterience des singes et des jeunes enfants (3 ans) apprennent agrave chercher une reacutecompense sous une boicircte opaque parmi deux Dans certains essais il y a un humain qui soit regarde la bonne boicircte soit regarde le plafond Si les chimpanzeacutes comprennent laspect reacutefeacuterentiel du regard ils devraient chercher sous la bonne boicircte dans le premier cas au hasard dans le second Cest ce que font les enfants mais pas les chimpanzeacutes Pourtant ces derniers voient bien le regard et le suivent par-dessus leur propre eacutepaule (71 des essais plafond) quand lexpeacuterimentateur regarde dans le vide ils ont donc dexcellentes capaciteacutes de suivre le regard mais ils ne comprennent peut-ecirctre pas en quoi le regard est lieacute agrave des eacutetats dattention subjectifs

Les chiens agrave nouveau plus humains que les singes

Dans cette tacircche des deux boicirctes opaques dont lune contient une reacutecompense les chiens se comportent comme les enfants humains quand lexpeacuterimentateur regarde une des boicirctes ils choisissent preacutefeacuterentiellement celle-lagrave quand il regarde au-

164

dessus dune des boicirctes (attitude distraite) ils choisissent au hasard Les chimpanzeacutes par contre continuent agrave choisir la boicircte du cocircteacute vers lequel est tourneacute le regard (pourtant au plafond) comme sils ne comprenaient pas laspect attentionnel du regard

Dans un article de 2004 Viraacutenyi et al330 deacutecrivent une expeacuterience subtile portant sur le chien Un ordre verbal eacutetait donneacute par le maicirctre du chien (Coucheacute) Il y avait quatre situations leacutegegraverement diffeacuterentes qui impliquaient toujours deux humains en plus du chien le maicirctre et un partenaire qui regardait toujours le maicirctre (a) le maicirctre regardait le chien et ne regardait pas le partenaire (b) le maicirctre eacutetait tourneacute vers le chien mais un eacutecran opaque lempecircchait de le voir (c) le maicirctre eacutetait tourneacute dans la direction du partenaire (d) le maicirctre eacutetait tourneacute dans la mecircme direction mais le partenaire eacutetait un peu de cocircteacute non aligneacute avec le regard du maicirctre Lordre verbal eacutetait donneacute par la voix enregistreacutee du maicirctre de sorte quil eacutetait eacutenonceacute exactement de la mecircme maniegravere dans les 4 situations La mesure eacutetait le degreacute de non-obeacuteissance du chien

Les reacutesultats sur 23 chiens indiquent que le chien obeacuteit bien quand le maicirctre le regarde (colonne marqueacutee A) et tregraves mal quand le maicirctre est derriegravere leacutecran ou bien regarde le partenaire (colonnes marqueacutees C) Quand le maicirctre regarde dans le vide (situation d ci-dessus) les reacutesultats sont intermeacutediaires Ceci suggegravere que les chiens sont capables de deacuteterminer sur quoi porte lattention de leur maicirctre ou des humains en geacuteneacuteral (cest particuliegraverement clair si on compare les situations c et d puisque le maicirctre preacutesente exactement le mecircme aspect et regarde dans la mecircme direction la seule diffeacuterence eacutetant la preacutesence ou labsence de la deuxiegraveme personne dans la direction ougrave regarde le maicirctre le chien distingue donc le cas ougrave le maicirctre parle agrave une tierce personne et donc probablement pas au chien de celui ougrave le maicirctre parle dans le vide et donc plus probablement au chien)

Le chien sait-il quon le voit

Alors si le chien sait quon le regarde ou quon sadresse agrave lui ou pas sait-il vraiment quon le voit Des observations anecdotiques (que chaque proprieacutetaire de chien a pu faire) montrent que parfois les chiens vont activement fuir le regard du maicirctre par exemple en allant se cacher derriegravere un obstacle pour consommer une nourriture que le maicirctre a interdit de consommer Quest-ce que les chiens savent en ce qui concerne la perception visuelle des humains

Plusieurs expeacuteriences montrent que les chiens en tout cas agissent comme sils savaient quon les voit ou pas Ainsi dans une expeacuterience portant sur 28 chiens de la nourriture eacutetait poseacutee au sol dans une salle obscurcie et le maicirctre avait donneacute lordre de ne pas la prendre331 Il y avait deux spots tregraves ponctuels lun eacuteclairant la nourriture lautre le maicirctre Chaque chien a eacuteteacute soumis agrave quatre situations diffeacuterentes correspondant aux quatre possibiliteacutes dallumage des deux lampes et on a mesureacute le temps dheacutesitation du chien avant quil craque et prenne la nourriture malgreacute linterdiction

330

Viraacutenyi Z Topal J Gacsi M Mikloacutesi A and Csanyi V (2004) Dogs respond appropriately to

cues of humans attentional focus Behavioural Processes 66 161-72 331 Kaminski J Pitsch A amp Tomasello M (2013) Dogs steal in the dark Animal cognition 16(3) 385-394 La zone eacuteclaireacutee recevait une illumination de 112 lux la zone sombre de 2 lux

165

Les reacutesultats montrent notamment que le chien heacutesite plus quand la nourriture est eacuteclaireacutee (donc quand le maicirctre peut le voir prendre la nourriture interdite) que quand elle ne lest pas332 Ceci est donc une indication que le chien sait quon le voit et ajuste son comportement en fonction de cette connaissance On verra dans la section suivante que les chimpanzeacutes savent aussi que pour chaparder il faut ecirctre invisible

Le chimpanzeacute sait aussi si on le voit ou pas

On sait que les chimpanzeacutes savent ce que les autres voient ou ne voient pas (cf expeacuteriences de compeacutetition contre un dominant) On peut se fonder sur cela pour faire un test pour savoir si non seulement ils savent que lautre voit ou ne voit pas mais sils utilisent cette connaissance pour manipuler la connaissance de lautre (en lempecircchant de voir) donc pour le tromper

Hare et coll333 (2006) sarrangent pour mettre le chimpanzeacute dans une situation ougrave il voudra chercher agrave tromper lhumain pour cela ils mettent sur pied une expeacuterience dont le contexte est compeacutetitif Cette situation a eacutegalement pour avantage quil ny a pas besoin de veacuteritable phase preacutealable dapprentissage

Un expeacuterimentateur E inconnu du singe est le compeacutetiteur qui ocircte toujours la nourriture hors de porteacutee du singe Il est agrave linteacuterieur dune sorte de cabine vitreacutee dans laquelle des tirettes une agrave gauche lautre agrave droite portent de la nourriture Si les tirettes sont assez proches dune ouverture le singe peut attraper la nourriture Durant quelques essais de deacutepart E retire la nourriture chaque fois que le singe essaie de lattraper Cet humain au contraire des autres humains que le singe connaicirct se comporte donc comme les autres chimpanzeacutes

La tacircche pour le singe est de commencer lessai au milieu (face agrave la vitre centrale ougrave il reccediloit du jus par un tube) et de deacutecider de quel cocircteacute il va essayer datteindre la nourriture

Plusieurs situations sont proposeacutees qui diffegraverent par la vision que E a (ou non) du chimpanzeacute Par exemple E peut ecirctre tourneacute dun cocircteacute ou une des fenecirctres lateacuterales est fermeacutee par un eacutecran etc Les situations sont preacutesenteacutees dans un ordre aleacuteatoire

Dans chaque cas le singe part du distributeur de jus dorange et va essayer dacceacuteder agrave la nourriture dun cocircteacute ou de lautre On regarde de quel cocircteacute le singe va essayer dattraper la nourriture On constate que le singe va preacutefeacuterentiellement venir par le cocircteacute ougrave E ne peut pas le voir (dans son dos ou du cocircteacute ougrave la fenecirctre est opaque)

Bien plus inteacuteressant on constate aussi quil fait des approches visant agrave induire lhumain en erreur Depuis la vitre centrale le singe fait semblant de sen aller puis il revient en catimini par le cocircteacute ougrave on ne peut que difficilement le voir (en bas sur la figure)

332 Des situations de controcircle montrent que ce nest pas simplement que les chiens eacutevitent de prendre de la nourriture eacuteclaireacutee quand lhumain nest pas lagrave les chiens nheacutesitent pas au contraire ils prennent la nourriture plus vite quand elle est eacuteclaireacutee 333 Hare B Call J amp Tomasello M (2006) Chimpanzees deceive a human competitor by hiding Cognition 101 495-514

166

Cette expeacuterience de leacutequipe de Tomasello montre que les chimpanzeacutes ont les mecircmes capaciteacutes que le chien de fuir le regard de lecirctre humain qui leur interdit laccegraves agrave la nourriture

Une Theacuteorie de lEsprit peut-ecirctre mais laquelle

Si on revient aux situations de Tomasello vues plus haut (Tomasello Call et Hare 2003) qui impliquent deux chimpanzeacutes en compeacutetition elles indiquent bien que le chimpanzeacute si on sait lui poser la question de la bonne maniegravere manifeste une compreacutehension de ce quautrui sait ou ne sait pas Les conclusions de Povinelli par contre disent geacuteneacuteralement le contraire Au-delagrave des questions de meacutethode pourrait-on supposer que les chimpanzeacutes possegravedent bien une Theacuteorie de lEsprit mais incomplegravete Cela pourrait expliquer les conclusions opposeacutees auxquelles arrivent des eacutequipes diffeacuterentes testant sans le savoir des modules diffeacuterents de la TE

Comprendre que lautre sait pas que lautre croit

Dans une autre seacuterie dexpeacuteriences assez reacutecentes334 leacutequipe du Max-Planck de Leipzig arrive justement agrave montrer que si le chimpanzeacute sait ce que lautre sait par contre il semble ne pas pouvoir se repreacutesenter ce que lautre croit (agrave tort)

Comme on peut limaginer ces expeacuteriences sont complexes et ont requis la mise au point dune nouvelle meacutethode baseacutee elle aussi sur la compeacutetition avec un conspeacutecifique

Il sagit dun jeu ougrave le sujet et un concurrent choisissent agrave tour de rocircle un conteneur parmi trois dont certains contiennent de la nourriture On manipule la connaissance que les animaux ont de la situation en montrant agrave lun ou agrave lautre ougrave la nourriture est placeacutee

Dans la premiegravere eacutetude (savoir ce que lautre sait) 10 chimpanzeacutes (4-29 ans) 12 enfants (6 ans) et 12 adultes sont testeacutes Le sujet est dun cocircteacute dun dispositif (leacutegegraverement diffeacuterent pour les humains et pour les chimpanzeacutes) le concurrent est en face Entre les deux il y a trois conteneurs dans deux lexpeacuterimentateur va deacuteposer une reacutecompense en pleine vue du sujet Ce que le concurrent voit par contre deacutepend de la condition (a) il ne voit que la mise en place de la 1egravere reacutecompense (b) la mise en place des deux reacutecompenses lui est invisible (donc il ne sait rien) (c) il a tout vu Il y a 12 essais par condition (24 pour la a) Au cours dun essai une fois que la mise en place est faite lexpeacuterimentateur permet agrave lun ou lautre de choisir en premier Deacutetail fondamental ce premier choix nest pas visible pour lautre conspeacutecifique Donc lanimal qui choisit en second na pas vu ce que le premier a fait il doit infeacuterer ce qui a eacuteteacute fait sur la base de ce quil sait que lautre sait

Si le sujet choisit en second et quil sait que lautre na pas vu une des reacutecompenses il devrait donc choisir celle-lagrave (car le concurrent a probablement pris celle quil a vue) Sil choisit en premier il faut plutocirct prendre celle qui eacutetait visible pour lopposant (qui devra donc choisir au hasard entre les deux qui restent)

334 Kaminski J Call J amp Tomasello M (2008) Chimpanzees know what others know but not what they believe Cognition 109 224-234

167

Les reacutesultats sont que si le chimpanzeacute reacutepond en second il va choisir dans environ 60 des cas la reacutecompense qui eacutetait invisible pour son opposant Si par contre il reacutepond en premier il ne fait ce choix que dans 50 des cas et la diffeacuterence est significative Pour comparaison chez les humains enfants et adultes les diffeacuterences vont dans le mecircme sens mais sont bien plus marqueacutees (environ 75-40 et 80-35)

Les chimpanzeacutes adaptent donc leur reacuteponse agrave la situation en tenant compte de ce que lopposant a ducirc faire si lopposant a vu la mise en place de la reacutecompense il sait ougrave elle se trouve donc il est plus probable quil la prise Les humains font pareil mais il y a une diffeacuterence lorsquils choisissent en premier ils prennent la reacutecompense qui a eacuteteacute vue par lopposant probablement parce quils anticipent ce quils pourront faire quand ce sera agrave nouveau leur tour (agrave la maniegravere du joueur deacutechecs) ainsi ils diminuent les chances de succegraves de lopposant tout en augmentant les leurs

Dans la seconde eacutetude on introduit une variation sur le mecircme paradigme qui va permettre deacutetudier la capaciteacute qua le singe de se repreacutesenter que lautre agit sur la base de croyances (qui peuvent ecirctre diffeacuterentes de la reacutealiteacute) Dans cette variante le sujet observe lexpeacuterimentateur qui induit lopposant en erreur Lexpeacuterimentateur fait semblant de mettre la reacutecompense dans un conteneur mais en reacutealiteacute la deacuteplace ensuite dans un autre Le dispositif est essentiellement le mecircme sauf que

une seule reacutecompense est cacheacutee par lexpeacuterimentateur dans un des trois conteneurs

une petite table est placeacutee agrave cocircteacute du sujet avec une reacutecompense de peu de valeur toujours accessible une sorte de prix de consolation Si le chimpanzeacute choisit celle-ci cest donc probablement quil sait que la vraie reacutecompense a eacuteteacute prise par son opposant

Lexpeacuterimentateur en vue des deux individus place la reacutecompense dans un des conteneurs Ensuite qui voit quoi deacutepend de la condition

(a) les deux voient lexpeacuterimentateur deacuteplacer la reacutecompense dun conteneur agrave un autre

(b) les deux voient lexpeacuterimentateur soulever la reacutecompense et la remettre dans le mecircme conteneur

(c) seul le sujet voit lexpeacuterimentateur deacuteplacer la reacutecompense dun conteneur agrave un autre

(d) seul le sujet voit lexpeacuterimentateur soulever la reacutecompense et la remettre

Ensuite lopposant est toujours le premier agrave choisir et le sujet ne peut pas voir ce quil choisit Cest ensuite le tour du sujet qui va donc devoir choisir sur la base de ce quil imagine que son concurrent a fait Peut-il savoir que dans la situation (c) son opposant a une fausse croyance et a ducirc agir en fonction de cette fausse croyance

Les attentes sont donc les suivantes si le sujet a les moyens cognitifs de raisonner sur les fausses croyances de lopposant dans la situation (c) lopposant a ducirc agir sur la base de sa fausse croyance et donc se tromper la reacutecompense est probablement encore ougrave le sujet la vue en dernier il devrait donc soulever ce

168

conteneur Par contre dans les autres situations (a b et d) lopposant ne sest certainement pas trompeacute la reacutecompense est probablement prise et le sujet devrait se rabattre sur la reacutecompense de consolation La situation (c) devrait se distinguer de toutes les autres au niveau des reacutesultats

Cest ce quon voit pour les enfants de 6 ans (histogramme de droite sur la figure lhistogramme repreacutesente la proportion de choix du conteneur ougrave le sujet a vu la reacutecompense en dernier pour les situations (a) agrave (d) de gauche agrave droite) Les enfants savent que dans la situation (c) lopposant a ducirc se tromper et agissent significativement en fonction de cela

Les enfants de 3 ans (au centre) ne maicirctrisent pas du tout la situation et se rabattent majoritairement sur le prix de consolation sans traiter diffeacuteremment les quatre cas

Finalement les chimpanzeacutes (agrave gauche) vont davantage chercher la reacutecompense ougrave ils lont vue en dernier quand lopposant na rien vu (situations c et d) que quand lopposant a pu voir le placement final de la reacutecompense (situations a et b) mais ils ne raisonnent pas sur la fausse croyance (pas de diffeacuterence de choix entre c et d)

En reacutesumeacute le chimpanzeacute a bien une Theacuteorie de lEsprit mais incomplegravete si le chimpanzeacute sait ce que lautre sait par contre il ne peut pas se repreacutesenter ce que lautre croit Il peut donc adapter son comportement pour prendre lavantage sur un compeacutetiteur sur la base de ce que ce dernier a pu voir ou non mais il ne peut pas mettre agrave profit les situations ougrave le compeacutetiteur a acquis visuellement une information devenue fausse ensuite (parce que la situation a changeacute ensuite agrave linsu du compeacutetiteur)

Le singe peut donc se repreacutesenter assez bien ce que lautre sait et deacutecider dune strateacutegie sur cette base mais il ne semble pas pouvoir se repreacutesenter ce que lautre croit (et qui est diffeacuterent de ce que lui-mecircme sait) pour pouvoir en infeacuterer la meilleure strateacutegie335

Donc comme le montre aussi lexpeacuterience de 2008 il est probable que les chimpanzeacutes comprennent seulement certains eacutetats psychologiques notamment

335 Il faudrait sans doute ecirctre plus prudentNegative results are always tricky to interpret And

although Kaminski et als interpretation of the above findings is plausible it is not the only plausible interpretation Here is another It is quite possible that the subject animal in the test condition is confused by the novel introduction of the screen before the competitor while the experimenter manipulates the bait When this screen is lowered and then another is raised in front of the subject animal the subject animal may not understand that at this point the competitor is choosing a cup on the table For all the subject knows nothing is happening behind the screen in the critical test or perhaps the subject (not unreasonably) assumes that the experimenter is extending to the competitor the same courtesy of lifting or shifting the bait around as he did for the subject Either way the subject animal may well think that when the screen before it is removed it is actually choosing first not after the competitor This would explain why subjects in the unknown-lift and unknown-shift tests choose the higher-quality baited container on the table at the same rate -- they assume that in both cases they are choosing first It is not unreasonable then to suppose that chimpanzees failures on the knowledge-ignorance experiments are not indicative of their inability to attribute beliefs but of their difficultly with understanding when the competitor has chosen and when he has not This problem however could be addressed by some type of sound cue such as a buzzer which sounded whenever the competitor makes a choice The subject animal could then use the sound cue as evidence that the competitor is choosing a container behind the screen during the test trials [R Lurz dans Animal Minds amp Animal Ethics Connecting Two Separate Fields (ed Klaus Petrus Markus Wild)]

169

certains de ceux qui sont impliqueacutes par la direction du regard en mecircme temps ils nont pas une Theacuteorie de lEsprit aussi complegravete que les humains ne comprenant pas neacutecessairement les intentions ni les croyances

Mais lanalyse du regard semble indiquer autre chose

Des donneacutees tregraves fraicircches336 obtenues par leacutequipe de Tomasello agrave la maniegravere de Baillargeon en mettant en scegravene des situations de fausses croyances et en analysant le regard de grands singes (chimpanzeacutes bonobos orang-outans) semblent cependant indiquer que avec la mecircme compeacutetence que les beacutebeacutes de 15 mois les singes dirigent leur regard par anticipation vers le lieu de laction que fera lindividu den face (montreacute dans un film) sur la base de ses croyances y compris quand ces croyances sont fausses et sopposent agrave ce que le singe sait lui-mecircme Ces donneacutees qui meacuteritent confirmation parleraient en faveur dune TE chez les grands singes plus aboutie que ce quon croyait jusquici

En conclusion Povinelli a agrave la fois raison et tort

Simon Baron-Cohen337 disait que avec leacutemergence des systegravemes sociaux complexes la Nature nrsquoa pas eu drsquoautre alternative que drsquoeffectuer une seacutelection (au sens darwinien) en direction de la Theacuteorie de lEsprit (cest-agrave-dire quil eacutetait ineacutevitable selon lui quapparaisse la compeacutetence de se repreacutesenter lesprit dautrui)

Mais il existe en reacutealiteacute une alternative et en cela Povinelli a (et aura toujours) raison que se soit ameacutelioreacutee continuellement durant leacutevolution lrsquoaptitude agrave raisonner (en surface en quelque sorte) sur le comportement (et non les penseacutees) des autres Peut-ecirctre cela suffit-il pour que tous les pheacutenomegravenes sociaux qui nous donnent limpression de neacutecessiter une Theacuteorie de lEsprit soient rendus possibles

Cependant Tomasello Call et Hare dans un bref article338 de revue dateacute de 2003 font la remarque suivante Povinelli dit pour lessentiel que les humains ont une Theacuteorie de lEsprit et que les chimpanzeacutes nen ont pas Mais cest une image en noir et blanc manicheacuteiste En fait la question de la Theacuteorie de lEsprit nest pas agrave trancher en tout ou rien Il faut plutocirct consideacuterer que leacutetiquette Theacuteorie de lEsprit recouvre en fait toute une palette de processus de cognition sociale

Certes les chimpanzeacutes tregraves probablement ne comprennent pas les autres esprits de la mecircme maniegravere que nous ils comprennent certains processus psychologiques pas dautres Cela na rien deacutetonnant les enfants humains jusquagrave lacircge de 4 ans eux non plus ne se repreacutesentent pas bien par exemple les fausses croyances (comme on la vu plus haut) Et pourtant degraves 1-2 ans ils montrent dans diffeacuterents paradigmes expeacuterimentaux quils comprennent ce que veulent dire voir ecirctre attentif deacutesirer avoir lintention donc ils ont bien une Theacuteorie de lEsprit mais incomplegravete (cest-agrave-dire diffeacuterente de celle des adultes)

336 Krupenye C Kano F Hirata S Call J amp Tomasello M (2016) Great apes anticipate that other individuals will act according to false beliefs Science 354(6308) 110-114 337 Baron-Cohen a beaucoup travailleacute sur ce quon pouvait apprendre sur la theacuteorie de lesprit en eacutetudiant divers syndromes (Down autisme Williams) Chercher [theory of mind authors baron-cohen] sous Scholar Google 338 Tomasello M Call J amp Hare B (2003) Chimpanzees understand psychological states - the question is which ones and to what extent Trends in Cognitive Science 7 (4) 153-156

170

Pour sassurer que les singes nont pas pu avoir dexpeacuterience preacutealable qui leur aurait permis dapprendre par association (en soi un deacutesir honorable) Povinelli et ses collegravegues ont mis sur pied des situations tregraves nouvelles mais Tomasello et son eacutequipe trouvent que ces situations seacuteloignent trop de situations eacutecologiquement valables Par exemple mettre des seaux sur la tecircte ou agrave cocircteacute de la tecircte (une des variantes de lexpeacuteriences des bandeaux sur les yeux) na pas une signification eacutecologique tregraves pertinente et dailleurs on a montreacute que jusquagrave lacircge de scolariteacute les enfants comme les chimpanzeacutes eacutechouent souvent agrave des tests de ce type

Il reste possible disent Tomasello et collegravegues que les humains soient la seule espegravece qui comprend les processus psychologiques dautrui et dailleurs cest ce quils pensaient eux-mecircmes il ny a pas si longtemps (p ex dans Primate Cognition de Tomasello et Call en 1997) mais il y a de plus en plus de preuves que ce nest pas le cas

La question reste passablement ouverte il me semble mais la reacuteponse a une grande importance pour comprendre lrsquoeacutevolution du genre Homo

24052017

De la Theacuteorie de lEsprit agrave la conscience

Homo erectus cegravede le pas agrave dautres hominineacutes

Dans leacutepisode preacuteceacutedent nous avions laisseacute les humains alors que Homo ergaster contemporain de trois espegraveces daustralopithegraveques (Paranthropus boisei Homo rudolfensis Homo habilis339) eacutemergeait lentement en Afrique et sen allait coloniser en particulier lAsie sous une forme leacutegegraverement plus eacutevolueacutee plus enceacutephaliseacutee Homo erectus Cette espegravece occupe le continent entre -17 millions danneacutees et -50000 voire mecircme plus tard A leacutevidence cest une espegravece qui a du succegraves puisquelle occupe lAncien Monde durant si longtemps Neacuteanmoins en fin de compte elle seacutetiole et disparaicirct Ses plus reacutecents repreacutesentants sils sont confirmeacutes seraient les Hommes de Flores (Homo floresiensis) une espegravece dont les fossiles dateacutes de -11000 ans ont eacuteteacute reacutecemment deacutecouverts sur licircle indoneacutesienne du mecircme nom340 Cette espegravece a eacuteteacute passablement contesteacutee ne serait-ce quen raison de sa taille (1 m) qui en fait un veacuteritable Hobbit Sa capaciteacute cracircnienne et ses caractegraveres correspondraient assez bien agrave ceux derectus mis agrave leacutechelle On heacutesite toujours agrave le classer certains ont mecircme suggeacutereacute quil sagirait dun Homo sapiens pathologique atteint de microceacutephalie341 Les donneacutees plus reacutecentes confirment cependant quil sagit bien dune nouvelle espegravece et pas dune pathologie342 finalement une reacuteanalyse toute fraicircche343 (avril 2017) semble

339 Pour meacutemoire ces deux Homo tendent maintenant agrave ecirctre classeacutes parmi les australopithegraveques avec qui ils partagent plus de caractegraveres quavec le genre humain 340 Il est possible que la disparition de floresiensis soit due agrave une terrible explosion volcanique dans les parages de Flores En effet les fouilles montrent une couche de cendre dun megravetre deacutepaisseur au-dessus de laquelle on na plus trouveacute aucun fossile de steacutegodon (eacuteleacutephant nain) ni de floresiensis 341 Cf Vannucci R C Barron T F amp Holloway R L (2011) Craniometric ratios of microcephaly and LB1 Homo floresiensis using MRI and endocasts Proceedings of the National Academy of Sciences 108(34) 14043 -14048 342 Baab KL McNulty KP amp Harvati K (2013) Homo floresiensis contextualized a geometric morphometric comparative analysis of fossil and pathological human samples PLoS ONE 8 (7) e69119

171

indiquer que lHomme de Floregraves serait issu non derectus mais bien plutocirct de H habilis cette espegravece plus ancienne querectus dont les caractegraveres la placcedilaient agrave mi-chemin des australopithegraveques et des Homo

Mais voici qui nous concerne davantage En Afrique toujours erectus va donner naissance agrave Homo heidelbergensis344 une forme intermeacutediaire qui va migrer elle aussi et dont on va deacutejagrave trouver trace en France345 (p ex lhomme de Tautavel dans les Corbiegraveres dateacute de -400000 ans dont le classement est encore incertain mais qui semblait ignorer lusage du feu)

Les technologies se raffinent lentement On trouve des lances vieilles de 400000 ans La mecircme eacutepoque voit la naissance des outils en deux eacutetapes de lAcheuleacuteen moyen -800000 agrave -600000 une meacutethode dite de deacutebitage levallois ougrave les frappes successives finissent par deacutetacher un eacuteclat central dont la forme a eacuteteacute ainsi en quelque sorte preacute-calculeacutee ce qui teacutemoigne de capaciteacutes cognitives raffineacutees

Les Neacuteandertaliens premiers Europeacuteens

H heidelbergensis est probablement notre ancecirctre (c-agrave-d lancecirctre de Homo sapiens) mais il est aussi lancecirctre dune autre ligneacutee celle des premiers vrais Europeacuteens lHomme de Neacuteandertal (Homo neanderthalensis346)

Lhomme de Neacuteandertal347 est lieacute au continent europeacuteen mecircme si des Neacuteandertaliens ont eacutemigreacute par la suite au Proche-Orient348 en Asie centrale et peut-ecirctre en Sibeacuterie Leacutetendue du territoire occupeacute montre quil sagissait aussi dune espegravece agrave succegraves en deacutepit des rudes conditions

Il faut dire que pendant un million danneacutees depuis la glaciation de Guumlnz lEurope est une sorte dicircle cerneacutee par les glaciers dont les habitants sont resteacutes pratiquement isoleacutes du reste de lhumaniteacute La deacuterive geacuteneacutetique qui en a reacutesulteacute a donneacute un type dhomme particulier

343 Argue D Groves C P Lee M S amp Jungers W L (2017) The affinities of Homo floresiensis based on phylogenetic analyses of cranial dental and postcranial characters Journal of Human Evolution 107 107-133 344 Je simplifie un peu ici cf [Wikipedia] Homo heidelbergensis (Heidelberg Man) is an extinct species of the genus Homo and the direct ancestor of Homo neanderthalensis in Europe According to the Recent Out of Africa theory similar Archaic Homo sapiens found in Africa (ie Homo rhodesiensis and Homo sapiens idaltu) existing in Africa as a part of the operation of the Saharan pump and not the European forms of Homo heidelbergensis are thought to be direct ancestors of modern Homo sapiens Homo antecessor is likely a direct ancestor living 750000 years ago evolving into Homo heidelbergensis appearing in the fossil record living roughly 600000 to 250000 years ago through various areas of Europe Homo heidelbergensis remains were found in Mauer near Heidelberg Germany and then later in Arago France and Petralona Greece The best evidence found for these hominins date between 400000 and 500000 years ago H heidelbergensis stone tool technology was considerably close to that of the Acheulean tools used by Homo erectus 345 Un article reacutecent mentionne une implantation en Angleterre vers -700000 346 Lorthographe de ce nom pose toujours problegraveme La valleacutee (en Allemagne du cocircteacute de Duumlsseldorf) ougrave les premiers fossiles de cette espegravece furent deacutecouverts en 1856 sappelait Neanderthal la reacuteforme orthographique de lallemand ayant fait disparaicirctre le h du mot Tal (valleacutee) lorthographe du toponyme est maintenant Neandertal mais les regravegles de la nomenclature taxonomique interdisent de changer lorthographe du nom despegravece et cest donc toujours Homo neanderthalensis En franccedilais on est censeacute utiliser Neacuteandertal sans le h 347 Adapteacute agrave partir de Wikipedia et de GAL-328 ssq 348 sur les territoires actuels de lIraq de la Syrie et dIsraeumll

172

Les plus anciens fossiles indeacuteniablement neacuteandertaliens apparaissent entre -250000 et -110000 ans Les Neacuteandertaliens les plus typiques ont des ancienneteacutes comprises entre -100 000 ans et -28 000 ans date de leur disparition349

Des recherches conduites de 1999 agrave 2005 dans la grotte de Gorham agrave Gibraltar suggegraverent que les Neacuteandertaliens y ont veacutecu jusquagrave -28000 ans voire -24000 ans Ils auraient donc longuement cohabiteacute avec les Hommes anatomiquement modernes (Homo sapiens dits de Cro-Magnon) preacutesents dans la reacutegion depuis -32000 ans

Ce sont donc des habitants de pays froids mais il ne faut tout de mecircme pas imaginer leur vie dans un paysage du type du dessin animeacute LAcircge de Glace Mecircme si les glaciers avaient lors des maxima glaciaires une eacutetendue eacutenorme et que Genegraveve eacutetait enfouie sous un kilomegravetre de glace le paysage eacutetait typiquement celui de la steppe agrave mammouths

Caractegraveres

Les Neacuteandertaliens sont de corpulence souvent tregraves massive et robuste 90 kg et 165 m en moyenne pour les macircles et 70 kg et 155 m pour les femelles (des individus auraient atteint 190 m) Lensemble de leur structure et leurs attaches musculaires laissent entrevoir une tregraves importante force physique

Bien quils possegravedent certains caractegraveres archaiumlques (voir ci-dessous) ils sont loin de correspondre avec limage quon en a geacuteneacuteralement dindividus frustes et simiesques Les reconstitutions les plus modernes donnent deux une image au fond tregraves proche de ce que nous sommes comme le montre par exemple la reconstitution dune fillette neacuteandertalienne350 travail dune eacutequipe de Zurich (Zollikofer) baseacute sur une approche sophistiqueacutee combinant paleacuteontologie classique steacutereacuteolithographie et eacutetudes anatomiques

Une mosaiumlque de caractegraveres

Les Neacuteandertaliens preacutesentent quelques caractegraveres archaiumlques heacuteriteacutes de leur preacutedeacutecesseur (caractegraveres dits pleacutesiomorphes351)

la preacutesence dun eacutepaississement osseux au-dessus des orbites (dit bourrelet sus-orbitaire)

un front fuyant

labsence de menton

Ils preacutesentent eacutegalement des caractegraveres eacutevolueacutes (caractegraveres apomorphes) Les caractegraveres eacutevolueacutes peuvent ecirctre partageacutes avec les Homo sapiens (caractegraveres synapomorphes) ou bien ecirctre des caractegraveres deacuteriveacutes speacutecifiques (caractegraveres autapomorphes) Seuls ces derniers permettent didentifier lespegravece lors de lexamen dun fossile

349 Parmi les fossiles de Neacuteandertaliens classiques outre les vestiges de Neanderthal mecircme (env 42 000 ans) il faut mentionner les squelettes de La Chapelle-aux-Saints du Moustier de La Ferrassie de La Quina de Saint-Ceacutesaire dans le Sud-Ouest de la France ou de Spy en Belgique pour ne citer que les plus complets 350 Laspect familier de cette enfant tient aussi au fait que les caractegraveres neanderthaliens les plus frappants en particulier le bourrelet sus-orbitaire ne sont pas marqueacutes durant lenfance 351 Inutile de retenir cette terminologie

173

Les caractegraveres autapomorphes (c-agrave-d qui leur sont speacutecifiques) des Neacuteandertaliens sont par exemple352

une face allongeacutee de forme particuliegravere

des orbites hautes et arrondies

une vaste caviteacute nasale

Mais surtout ce qui nous inteacuteresse ici ils partagent des caractegraveres synapomorphes avec Homo sapiens

des molaires de dimensions reacuteduites

et surtout un cerveau eacutetonnamment volumineux leur capaciteacute cracircnienne moyenne est mecircme leacutegegraverement supeacuterieure agrave celle de lhumain moderne si lHomme de Neanderthal disparaicirct apregraves tant de milleacutenaires de preacutesence ce nest pas faute de cerveau le sien est donc de fait plus grand (jusquagrave 1750 cmsup3) que celui de nos ancecirctres de Cro-Magnon (1350-1650 cmsup3) Cependant le deacuteveloppement du cerveau moderne et celui du cerveau de Neanderthal montrent une diffeacuterence marqueacutee dans la premiegravere anneacutee qui donne agrave lacircge adulte des cerveaux de forme diffeacuterente353 Evidemment ceci ne nous renseigne pas sur les eacuteventuelles diffeacuterences cognitives qui en auraient reacutesulteacute

Les traits speacutecifiques aux Neacuteandertaliens ont souvent eacuteteacute preacutesenteacutes comme des adaptations au froid Cela est vrai en partie et les membres courts et robustes des Neacuteandertaliens trouvent des analogues modernes dans les populations vivant dans les reacutegions proches du pocircle (pex les Inuit)

Un cousin lointainhellip et pas le seul

Le seacutequenccedilage degraves 2010 par leacutequipe de Svante Paumlaumlbo354 du geacutenome neacuteandertalien agrave partir de la chromatine reacutecupeacutereacutee dans les fossiles avait permis

352 Les autres sont une arcade dentaire et un nez avanceacutes des pommettes en retrait la preacutesence dun espace seacuteparant les dents du fond de la branche montante de la mandibule dit laquo espace reacutetro-molaire raquo un cracircne au profil circulaire en vue posteacuterieure (alors que le cracircne de tous les autres Hominideacutes preacutesente un profil pentagonal) un os occipital formant une sorte de chignon et preacutesentant une fosse en son centre dite fosse sus-iniaque 353 Seul le cerveau de sapiens passe dune forme allongeacutee agrave la naissance agrave une forme globulaire agrave la fin de la premiegravere anneacutee Le cerveau de Neanderthal reste allongeacute Ces trajectoires deacuteveloppementales diffeacuterentes laissent supposer que des reacuteorganisations neurales diffeacuterentes sous-tendent les deux cerveaux et suggegraverent des systegravemes cognitifs diffeacuterents Voir Gunz P et al (2010) Brain development after birth differs between Neanderthals and modern humans Current Biology 20 R921-R922 354 Par leacutequipe du geacuteneacuteticien sueacutedois Svante Paumlaumlbo directeur du Department of Evolutionary Genetics Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology Leipzig When I started this field 25 years ago I thought we might be able to extract DNA from bones of people born a few thousand years ago and learn something about the ancient Egyptians or about the people who brought agriculture into Europe says Paumlaumlbo It was beyond my wildest dreams to think we could resurrect genomes that are hundreds of thousands of years old To have done that well its really cool It is also incredibly difficult DNA the stuff from which our genes are made decays the moment an organism dies The long coils break down into fragments and the longer the passage of time the shorter the fragments become Trying to put these tiny pieces together is a stunningly complex task that has been likened by writer Elizabeth Kolbert to trying to reassemble a Manhattan telephone book from pages that have been put through a shredder mixed with yesterdays trash and left to rot in a landfill Yet Paumlaumlbo has succeeded in this remarkable task a story he recalls with striking frankness in Neanderthal Man In Search of Lost Genomes published by Basic Books later this

174

deacutetablir que les populations de sapiens et de neanderthalensis se sont complegravetement seacutepareacutees il y a 370000 ans On croyait il y a encore peu de temps quil ny avait pratiquement plus eu de flux geacuteneacutetique entre les deux espegraveces depuis leacutepoque de leur seacuteparation Les progregraves dans le seacutequenccedilage du geacutenome des Neacuteandertaliens et sa comparaison avec notre propre geacutenome ont montreacute de maniegravere surprenante mais au fond assez sympathique que chacun dentre nous est porteur de 1 agrave 4 de gegravenes speacutecifiquement neacuteandertaliens355 (ceci nest vrai que pour les humains modernes dorigine eurasienne ceux qui sont dorigine sub-saharienne ne preacutesentent pas de gegravenes dorigine neanderthalienne ce qui est tout agrave fait logique dailleurs) De plus comme les diffeacuterents individus portent des bouts diffeacuterents de ce geacutenome ancien cest en tout quelque 40 du geacutenome de Neacuteandertal que lon peut trouver en nous

Pour une raison inconnue il semble que les actes sexuels inter-espegraveces agrave lorigine de ces traces geacuteneacutetiques aient eacuteteacute asymeacutetriques les macircles de neanderthalensis couchaient plus volontiers avec les femelles de sapiens que le contraire

En 2010 et 2011 on a trouveacute dans la grotte de Denisov en Sibeacuterie meacuteridionale une dent et deux petits os dont la deacutetermination geacuteneacutetique356 a montreacute quils eacutetaient issus dune espegravece distincte contemporaine de H neanderthalensis et qui a contribueacute pour 4 agrave 6 au geacutenome des actuels meacutelaneacutesiens (mais pas des eurasiens) notamment certains gegravenes permettant aux Tibeacutetains de prospeacuterer aux tregraves hautes altitudes trouveraient leur origine chez ces Denisoviens357 Ceux-ci auraient divergeacute des Neacuteanderthaliens apregraves que ceux-ci aient divergeacute des humains vrais

Une vie organiseacutee mais difficile

Des donneacutees reacutecentes indiquent une vie sociale complexe des traditions culturelles distinctes existaient dans les diffeacuterentes populations358 De plus on a pu montrer que lorganisation spatiale des campements (notamment dans les cavernes en

month Near the beginning the 58-year-old geneticist says he was inspired to a life scientific by his biochemist father It is only later that he reveals how odd was this paternal inspiration I grew up as the secret extra-marital son of Sune Bergstroumlm who won the 1982 Nobel prize for discovering prostaglandins he says Bergstroumlms official family knew nothing of the existence of Paumlaumlbo and his mother the Estonian chemist Karin Paumlaumlbo with whom the Nobel laureate had had an affair He would only visit us on Saturdays says Paumlaumlbo It was pretty weird with hindsight Bergstrom died in 2005 It was only then my half-brother learned about me says Paumlaumlbo Fortunately he adjusted and we get on all right [httpswwwtheguardiancomscience2014feb15svante-paabo-dna-neanderthal-genetics] 355 Cf Green RE et al (2010) A draft sequence of the Neandertal genome Science 328 710-722 Les auteurs ont utiliseacute 400 mg de poudre dos pour geacuteneacuterer 53 gigabases de la seacutequence ADN ce qui montre lefficaciteacute actuelle de ces meacutethodes 356 Reich D Green R E Kircher M Krause J Patterson N Durand E Y Viola B et al (2010) Genetic history of an archaic hominin group from Denisova Cave in Siberia Nature 468(7327) 1053-1060 357 Huerta-Saacutenchez E Jin X Bianba Z Peter B M Vinckenbosch N Liang Y amp Nielsen R (2014) Altitude adaptation in Tibetans caused by introgression of Denisovan-like DNA Nature 512(7513) 194-197 358 Ruebens K (2013) Regional behaviour among late Neanderthal groups in Western Europe A comparative assessment of late Middle Palaeolithic bifacial tool variability Journal of Human Evolution 65 (4) 341-362

175

Italie) eacutetait tout agrave fait speacutecifique avec des endroits preacutevus pour des fonctions diffeacuterentes359

La vie des Neacuteandertaliens devait ecirctre rude et difficile Ils semblent avoir souffert freacutequemment de fractures360 Ces fractures sont souvent ressoudeacutees et ne montrent pas ou peu de signes dinfection ce qui suggegravere que les individus eacutetaient pris en charge au cours de leur peacuteriode dinvaliditeacute Dautres traces de traumatismes semblent lieacutees agrave des blessures perforantes Ils eacutetaient eacutegalement toucheacutes par des maladies deacutegeacuteneacuteratives tregraves reacutepandues parmi eux arthrite arthrose

Tregraves souvent les Neacuteandertaliens devaient souffrir de sous-alimentation Une eacutetude a montreacute des signes dhypoplasie de leacutemail dentaire (indiquant un stress survenu durant le deacuteveloppement des dents) plus ou moins prononceacutes sur 75 dentre elles Les carences alimentaires en eacutetaient la cause principale pouvant aller jusquagrave entraicircner la perte des dents

Dans le tartre des dents justement on a retrouveacute des restes daliments indiquant que les Neacuteandertaliens avaient probablement des connaissances sur les proprieacuteteacutes de certaines espegraveces biologiques des restes de peuplier (le peuplier comme le saule contient de lacide salicylique autrement dit de laspirine) et de nourriture portant de la pourriture de type penicillium (qui produit un antibiotique la peacutenicilline)361

Malgreacute leurs connaissances avanceacutees leurs techniques et leur reacutesistance physique les Neacuteandertaliens avaient une espeacuterance de vie courte plus de la moitieacute dentre eux natteignaient pas lacircge de vingt ans Une faible proportion moins de 5 atteignaient tout de mecircme la cinquantaine362

Pour finir la disparition

Apregraves avoir occupeacute lEurope et le Moyen-Orient les Neacuteandertaliens ont disparu de maniegravere assez surprenante il y a environ 28000-24000 ans Leur disparition est encore en grande partie inexpliqueacutee Les donneacutees archeacuteologiques montrent quil ny a pas eu une extinction massive mais au contraire une disparition progressive

La disparition des Neacuteandertaliens semble coiumlncider avec larriveacutee de groupes dHommes anatomiquement modernes (H sapiens) ayant quitteacute le Proche-Orient pour lEurope il y a environ 40000 ans sans doute agrave la faveur dun eacutepisode climatique tempeacutereacute de la derniegravere glaciation363

359 Riel-Salvatore J Ludeke IC Negrino F amp Holt BM (2013) A spatial analysis of the late Mousterian levels of Riparo Bombrini (Balzi Rossi Italy) Canadian Journal of Archaeology 37 (1) 070-092 360 En particulier au niveau des cocirctes du feacutemur du peacuteroneacute de la colonne verteacutebrale et du cracircne 361 Weyrich L S Duchene S Soubrier J Arriola L Llamas B Breen J amp Farrell M (2017) Neanderthal behaviour diet and disease inferred from ancient DNA in dental calculus Nature 544(7650) 357-361 362 Source GAL p 333 363 Parfois appeleacutes Hommes de Cro-Magnon du nom dun abri sous roche situeacute en France aux Eyzies-de-Tayac Dordogne ougrave furent mis au jour en 1868 lors des travaux de construction dune route des ossements humains et des outils en silex Ces hommes sont porteurs dune nouvelle culture mateacuterielle appeleacutee Aurignacien caracteacuteriseacutee par son type de deacutebitage et la fabrication doutils en matiegraveres dures animales (notamment des pointes de sagaies en os) Les hommes de lAurignacien sont eacutegalement les auteurs des plus anciennes œuvres de lart parieacutetal et mobilier dEurope

176

Il est probable que les Hommes de Neacuteandertal et les Hommes modernes aient cohabiteacute pendant quelques milleacutenaires mecircme si aucune preuve claire dinteraction (hormis eacutevidemment les traces geacuteneacutetiques dhybridisation) na eacuteteacute eacutetablie Il est notable cependant que les techniques des Neacuteandertaliens subissent pendant ces milleacutenaires dinteraction possible des modifications laissant supposer des eacutechanges entre les deux espegraveces

Parmi les hypothegraveses proposeacutees pour expliquer la disparition des Neacuteandertaliens nous en mentionnerons ici uniquement quelques-unes qui semblent avoir actuellement la faveur des chercheurs364 Les Neacuteandertaliens auraient eacuteteacute deacutecimeacutes par une eacutepideacutemie lieacutee agrave une infection virale ou bacteacuterienne cette hypothegravese est plausible dans la mesure ougrave les groupes dhommes modernes ont pu apporter des maladies eacutepideacutemiques dorigine tropicale auxquelles eux eacutetaient reacutesistants mais pas les Neacuteandertaliens Une autre hypothegravese est que sapiens et neanderthalensis aient eacuteteacute en concurrence pour la mecircme niche eacutecologique et que cette concurrence deacutemographique et en ressources ait eacuteteacute en deacutefaveur des Neacuteandertaliens parce quils eacutetaient deacutejagrave peu nombreux avant larriveacutee des sapiens Finalement il se peut aussi que ce qui restait de la population des Neacuteandertaliens ait simplement eacuteteacute assimileacute parmi les humains modernes nos gegravenes Neacuteandertaliens seraient alors les traces de cette assimilation

364 Autres hypothegraveses encore admises (a) Problegravemes dordre geacuteneacutetique lieacutes agrave une forte consanguiniteacute etou des mutations spontaneacutees ayant entraicircneacute des tares telles que lheacutemophilie le diabegravete insulino-deacutependant ou une forme de steacuteriliteacute ayant suffisamment affecteacute la deacutemographie de la population pour la faire disparaicirctre (b) Disparition progressive de la population neanderthalienne lieacutee agrave la possibiliteacute daccouplements feacuteconds mais donnant des hybrides steacuteriles chez les Neanderthaliennes hypothegravese eacutemise par le paleacuteontologue finlandais Bjoumlrn Kurteacuten inteacuteressante mais difficile agrave tester Hypothegraveses abandonneacutees ou peu vraisemblables (c) Eacutelimination physique des Neacuteandertaliens par les hommes modernes par conflits violents sur les zones de contact et reacuteduction des territoires Neacuteandertaliens hypothegravese deacutementie par les donneacutees archeacuteologiques (aucune preuve de mort violente aucune trace de cohabitation prolongeacutee sur un mecircme territoire) (d) Disparition des Neacuteandertaliens lieacutee agrave larriveacutee des hommes modernes et agrave la compeacutetition territoriale pour lexploitation des ressources hypothegravese peu probable dans la mesure ougrave les deux groupes ne devaient pas occuper lensemble du territoire europeacuteen et ougrave les Neacuteandertaliens avaient une meilleure connaissance du territoire europeacuteen et de ses ressources que les nouveaux arrivants (e) Disparition lieacutee aux difficulteacutes dadaptation des Neacuteandertaliens face agrave un changement environnemental (disparition du gibier modifications climatiques etc) hypothegravese deacutementie par la longue histoire des Neacuteandertaliens (pregraves de 200 000 ans) et leurs capaciteacutes dadaptation agrave des conditions climatiques fluctuantes (f) Intoxication alimentaire par des produits toxiques (champignons veacuteneacuteneux ou levures sels meacutetalliques de plomb de cuivre darsenichellip) hypothegravese peu probable agrave leacutechelle dune population continentale (g) Carence alimentaire notamment en vitamine (A B6 ou B12 E F etc) ou en sels mineacuteraux essentiels (iodure iodate ferriquehellip) ayant entraicircneacute progressivement un taux de mortaliteacute tregraves eacuteleveacute non compensable par la reproduction hypothegravese peu probable dans la mesure ougrave mecircme les populations animales arrivent agrave assurer leur subsistance dans leur milieu naturel (h) Deacutecalage entre les dynamiques deacutemographiques respectives des deux populations les Neanderthaliennes ayant leacutegegraverement moins denfants que les femelles H sapiens hypothegravese peu probable dans la mesure ougrave les facteurs deacutemographiques sont tregraves difficiles agrave appreacutehender pour des populations fossiles et surtout dans la mesure ougrave la population neanderthalienne seacutetait maintenue jusque lagrave (i) Dissolution de la population neanderthalienne dans la population Homo sapiens par accouplement feacutecond Cette hypothegravese pourrait reprendre du poil de la becircte depuis les indications geacuteneacutetiques dhybridisation des deux espegraveces

177

Une vie symbolique Tout lindique

Outillage complexe

H neanderthalensis est lauteur dun outillage complexe et eacutelaboreacute et notamment des industries dites du Mousteacuterien (racloirs pointes scies lames formant un outillage varieacute faits de pierre rectifieacutees sur une seule face) Ses meacutethodes de deacutebitage apportent en outre la preuve de ses capaciteacutes dabstraction et danticipation en particulier en ce qui concerne le deacutebitage de type Levallois deacutecrit plus haut

Des preuves directes (traces dadheacutesif naturel en bitume ou en reacutesine) ou indirectes (reacutepartition des traces dutilisation) montrent que certains outils eacutetaient utiliseacutes avec des manches (qui ne se sont pas conserveacutes) En revanche des conditions particuliegraverement favorables ont permis la conservation de quelques objets en bois Le plus spectaculaire est sans conteste un fragment deacutepieu en if ficheacute dans le thorax dun eacuteleacutephant agrave deacutefenses droites mis au jour agrave Lehringen (Basse-Saxe) et dateacute dil y a 125000 ans Dans le mecircme site ont eacuteteacute deacutecouverts des eacuteclats Levallois ayant servi agrave deacutecouper de la peau et de la viande

Chasse coordonneacutee

Ce qui preacutecegravede est la preuve directe que les Neacuteandertaliens pratiquaient la chasse aux grands herbivores (donc la chasse coordonneacutee) autant on nen est pas sucircr pour Homo ergaster autant cela ne fait pas de doute ici A certains endroits on trouve aussi des accumulations dos de bovideacutes (bison aurochs) dont on suppose quelles reacutesultent de la chasse saisonniegravere Il est probable que les Neacuteandertaliens exploitaient aussi des charognes (en eacutecartant les preacutedateurs ayant tueacute une proie ou en reacutecupeacuterant des animaux morts accidentellement)

Un langage articuleacute

Laptitude physique au langage articuleacute des Neacuteandertaliens a longtemps eacuteteacute controverseacutee En 1983 un os hyoiumlde neanderthalien tregraves semblable agrave celui de lhomme moderne a eacuteteacute deacutecouvert agrave Keacutebara (Israeumll) Los hyoiumlde est un petit os qui maintient la base de la langue et qui est indispensable agrave leacutelocution

De nombreux chercheurs considegraverent de toute maniegravere que la complexiteacute de loutillage mousteacuterien attribueacute agrave lHomme de Neacuteandertal est une preuve indirecte de ses capaciteacutes cognitives incluant une forme de langage articuleacute365

En outre Neacuteandertal eacutetait porteur de la variante moderne du gegravene FOXP2 qui est semble-t-il impliqueacute dans le deacuteveloppement du langage et de la parole366 Ceci ferait alors remonter le langage agrave une eacutepoque dapparition bien plus ancienne (un

365 Dapregraves une eacutetude reacutecente le larynx des Neacuteandertaliens aurait eacuteteacute plus court que celui des hommes modernes Le ton moyen eacutemis par les Neacuteandertaliens aurait donc eacuteteacute plus aigu que chez Homo sapiens agrave lopposeacute des grognements simiesques que leur attribue limagerie populaire Notons cependant que dautres chercheurs comme Jean-Louis Heim reconstituent une voix tregraves proche de ladulte moderne Voir httpwwwbugue-perigord-noirinfofrprehistoireheimmainhtml Heim est professeur au Museacuteum National dHistoire Naturelle agrave Paris 366 Krause J Lalueza-Fox C Orlando L Enard W Green R E Burbano H A Hublin J-J et al (2007) The derived FOXP2 variant of modern humans was shared with Neandertals Current Biology 17(21) 1908-1912

178

demi-million danneacutees) que ce quon admet habituellement (cinquante mille agrave cent mille ans)367

Preacuteoccupations estheacutetiques ou symboliques

Au Paleacuteolithique moyen apparaissent eacutegalement - toujours chez Neanderthal - les premiegraveres manifestations de preacuteoccupations estheacutetiques ou symboliques notamment

On trouve trace de collections de fossiles ou de mineacuteraux rares clairement assembleacutes uniquement pour des raisons estheacutetiques des perles de diffeacuterentes matiegraveres perceacutees suggegraverent lusage dornementations comme des colliers Plus impressionnant des serres (griffes) de rapaces avec des deacutecoupes suggeacuterant quelles ont eacuteteacute monteacutees sur des ornements368 ainsi que des coquillages perceacutes portant des traces de pigment rouge (ocre)

Les premiers exemples de gravure de traits de lignes ou de signes geacuteomeacutetriques simples graveacutes sur des os ou des pierres (comme dans la grotte de Gorham) sont eacutegalement associeacutes aux Neacuteandertaliens neacuteanmoins des signes graveacutes attribuables agrave erectus et donc bien plus anciens ont reacutecemment eacuteteacute trouveacutes sur un coquillage369

Mecircme sil est difficile de connaicirctre le sens de ces gravures (peut-ecirctre mecircme navaient-elles quun but pratique) tout parle en faveur dune vie symbolique dorigine ancienne neacuteandertalienne ou plus preacutecoce encore

Rites de seacutepulture

Les premiegraveres veacuteritables seacutepultures370 connues sont neanderthaliennes Les plus anciennes datent denviron -100000 ans et ont eacuteteacute mises au jour au Proche-Orient Elles se multiplient ensuite et on en trouve en France (La Chapelle-aux-Saints La Ferrassie La Quina Le Moustier Saint-Ceacutesaire) en Belgique (Spy) en Israeumll (Keacutebara Amud) au Kurdistan irakien (Shanidar) en Ouzbeacutekistan (Teshik-Tash) Dans certains cas elles comprennent des deacutepocircts funeacuteraires (outils lithiques fragments de faune fleurs coloreacutees) dont on ne sait pas sils eacutetaient volontaires ou accidentels

Ces seacutepultures comportent souvent des fosses intentionnelles et sont pratiquement toujours associeacutees agrave des habitats Il est peu probable quelles naient eu quun rocircle fonctionnel simplement destineacute agrave se deacutebarrasser dune deacutepouille mecircme si leur interpreacutetation en termes de religiositeacute est sujette agrave discussion

Autres rites

La chose la plus mysteacuterieuse reste agrave ce jour la construction eacutetrange trouveacutee par des speacuteleacuteologues agrave 330 m agrave linteacuterieur de la grotte de Bruniquel dans le Tarn-et-

367 Dediu D amp Levinson S C (2013) On the antiquity of language the reinterpretation of Neandertal linguistic capacities and its consequences Frontiers in psychology 4 397 368 Radovčić D Sršen A O Radovčić J amp Frayer D W (2015) Evidence for Neandertal jewelry modified white-tailed eagle claws at Krapina PloS one 10(3) e0119802 369 Joordens J C drsquoErrico F Wesselingh F P Munro S de Vos J Wallinga J amp Roebroeks W (in press in 2014) Homo erectus at Trinil on Java used shells for tool production and engraving Nature 370 Le scheacutema montre la seacutepulture de Keacutebara avec des outils lithiques associeacutes agrave la deacutepouille

179

Garonne (sud de la France) Dateacutee derniegraverement371 de -176500 ans composeacutee de 400 morceaux de stalagmites briseacutes disposeacutes en cercles et pesant en tout plus de deux tonnes cet assemblage unique au monde est la plus ancienne structure connue ameacutenageacutee par lHomme dans une grotte Oeuvre de Neacuteandertaliens anciens (preacutedatant la peacuteriode typique de cette espegravece) elle montre que ces humains archaiumlques se sont approprieacutes le monde souterrain une chose agrave laquelle on ne sattendait pas Cela implique capaciteacute agrave se deacuteplacer dans ces espaces par endroit tregraves eacutetroits et agrave seacuteclairer Finalement comme le remarquent les anthropologues preacutehistoriques qui ont fait ces eacutetudes on ne va pas au fond dune telle grotte pour trouver de la nourriture Peut-ecirctre sagissait-il alors dun rite particulier du domaine du symbolique Les Neacuteandertaliens avaient-ils donc une vie symbolique bien plus riche que ce quon en pensait jusquagrave preacutesent

Une conscience de la mort chez les chimpanzeacutes

Lexistence de rites de seacutepulture indique en tout cas que chez les Neacuteandertaliens il existait une conscience de la mort et peut-ecirctre une interrogation agrave son propos Trouve-t-on une eacutebauche de conscience du mecircme type chez les singes anthropoiumldes Cette question nous fera deacuteboucher ensuite sur le problegraveme plus geacuteneacuteral de la conscience

Pour avoir un deacutebut de reacuteponse citons ici des observations de Boesch [PIC-197 chapitre de Boesch]

Pour nombre dauteurs la notion de mort reflegravete la complexiteacute de la penseacutee abstraite de lhomme et cest avec fascination que nous prenons connaissance des premiers indices du culte des morts chez nos ancecirctres Toutefois la non-existence de cette notion chez les animaux reste agrave deacutemontrer Cette ideacutee repose principalement sur le fait que nous connaissons mal le comportement des animaux placeacutes dans une telle situation Deux exemples illustrent cependant le comportement des chimpanzeacutes face agrave la mort (Boesch et Boesch-Achermann 2000)

Le 8 mars 1989 dans la forecirct de Taiuml un groupe de douze chimpanzeacutes entoure le corps inerte de Tina une jeune femelle de dix ans terrasseacutee par une panthegravere Chacun dentre eux inspecte le corps Ulysse secoue la main de Tina guettant vainement sa reacuteaction avant deacutepouiller longuement son cadavre aideacute de Macho et de Brutus Pendant six heures les trois macircles monteront activement la garde empecircchant les membres infeacuterieurs du groupe et les jeunes dapprocher - agrave lexception de Tarzan le jeune fregravere de Tina - et veillant agrave linteacutegriteacute du corps Ils ocircteront les oeufs de mouches fraicircchement pondus dans les oreilles et les yeux de Tina Le long eacutepouillement du corps de la femelle effectueacute par ses congeacutenegraveres est particuliegraverement frappant car ils nauraient jamais eu ce comportement de son vivant En revanche aucun dentre eux na leacutecheacute le sang de la victime alors quune telle attitude est freacutequente agrave leacutegard des blesseacutes

Sans vouloir sur-interpreacuteter ces observations il nen reste pas moins que le comportement de chimpanzeacutes femelles vis-agrave-vis de leur petit deacuteceacutedeacute laisse songeur

371 Jaubert J Verheyden S Genty D Soulier M Cheng H Blamart D amp Edwards R L (2016) Early Neanderthal constructions deep in Bruniquel Cave in southwestern France Nature 534(7605) 111-114

180

Griffin un pionnier contesteacute

Le pionnier de leacutetude de la conscience celui qui a voulu redonner agrave cette question une leacutegitimiteacute scientifique eacutetait Donald Griffin (1915-2003) Ses travaux et prises de position ont eacuteteacute cependant (et sont encore) tregraves contesteacutes Cest lui qui a inventeacute le terme eacutethologie cognitive pour parler de leacutetude de la conscience chez lanimal ce terme a pris un autre sens ensuite celui plus geacuteneacuteral de leacutetude des processus cognitifs chez lanimal - y compris la conscience

En effet comme le soutenait Griffin agrave raison la conscience est clairement un pheacutenomegravene biologique elle deacutepend des opeacuterations dun organe le cerveau Mais elle se distingue des autres pheacutenomegravenes biologiques nous navons pas dexplication concernant comment lactiviteacute du cerveau produit la conscience nous navons mecircme pas de vrai modegravele pouvant nous dire agrave quoi une telle explication doit ressembler (contrairement par exemple agrave la naissance de la vie) Cela dit des chercheurs comme Christoph Koch372 en neurosciences ou Stephen Grossberg373 en modeacutelisation neuromimeacutetique travaillent dans cette direction

Notons que la conscience humaine nest pas hors du champ dinvestigation de la science sous preacutetexte quelle est priveacutee Ainsi les illusions doptique ou les images conseacutecutives (after-effects comme lorsque vous regardez longtemps une chute deau et quensuite quand vous deacutetournez le regard tout le paysage vous semble monter) sont pourtant tout aussi priveacutees et pourtant les psychologues les eacutetudient scientifiquement

Les degreacutes de la conscience

Bien quil y ait plusieurs deacutefinitions des degreacutes de la conscience nous choisirons ici de parler de ceux indiqueacutes dans la Stanford Encyclopaedia of Philosophy374

On distingue classiquement cinq degreacutes de conscience

Degreacute 1 Leacutetat qui diffegravere du sommeil ou du coma

Degreacute 2 La conscience perceptuelle La capaciteacute de base des organismes de percevoir et de reacutepondre agrave des traits de lenvironnement - ce qui les rend conscients de ces traits (ils sont conscients de ce qui est en train decirctre traiteacute mais ils ne sont pas conscients quils en sont conscients)

Dans ces deux premiegraveres acceptions la conscience est eacutevidemment preacutesente dans des organismes dun grand nombre de groupes taxonomiques

Degreacute 3 La conscience daccegraves se reacutefegravere agrave lutilisation de repreacutesentations mentales precirctes agrave ecirctre utiliseacutees pour le controcircle rationnel de laction Le retour de la fourmi du deacutesert au nid (mentionneacute dans le cours sur les arthropodes) neacutecessite une repreacutesentation mentale qui nest pas utiliseacutee avant le retour celle de la distance et de la direction entre le nid et lanimal Chez labeille cest cette mecircme repreacutesentation qui est agrave la base de la danse en huit qui la communique aux autres

372 Christoph Koch lactuel directeur du Allen Institute for Brain Science (Seattle) postule que la conscience est une proprieacuteteacute eacutemergente des entiteacutes complexes organiseacutees en reacuteseau Cf son livre The Quest for Consciousness 373 Stephen Grossberg (Boston University) cherche depuis la fin des anneacutees 50 agrave modeacuteliser les reacuteseaux de neurones biologiques et sinteacuteresse agrave la conscience agrave travers une classe de modegraveles lAdaptive Resonance Theory 374 Cf Griffin D (1998) From cognition to consciousness Animal Cognition 1 3-16

181

abeilles Descartes qui niait la raison chez lanimal sopposait agrave lexistence de la conscience mecircme de ce degreacute

Degreacute 4 La conscience pheacutenomeacutenologique correspond aux aspects qualitatifs subjectifs de lexpeacuterience consciente autrement dit comment cest (Nagel 1974)375 decirctre un chien ou un vautour (pour le vautour lodeur de pourriture est-elle agreacuteable) Comment cest pour la chauve-souris decirctre une chauve-souris Il est peut-ecirctre impossible dimaginer ou de deacutecrire en termes scientifiques (objectifs) comment cest decirctre une chauve-souris mais on peut supposer quil y a un tel comment On saccorde geacuteneacuteralement (mais sur quelle base) pour penser que la conscience pheacutenomeacutenologique est plus probable chez les oiseaux et mammifegraveres que chez les inverteacutebreacutes alors que pour les reptiles amphibiens et poissons on nen sait rien (les requins et raies qui sont plus enceacutephaliseacutes que les autres poissons sont-ils papables pour la conscience pheacutenomeacutenologique)

Degreacute 5 La conscience de soi est la capaciteacute pour un organisme davoir une repreacutesentation de ses propres eacutetats mentaux En raison de ce caractegravere de second ordre (une penseacutee agrave propos de sa propre penseacutee) cette forme de conscience est lieacutee aux questions sur la theacuteorie de lesprit - ie agrave la question de savoir si certains animaux sont capables dattribuer des eacutetats mentaux agrave dautres individus de penser agrave la penseacutee des autres Ces questions font comme on la vu lobjet deacutetudes scientifiques par des moyens empiriques (au travers dexpeacuteriences)

Cest eacutevidemment ce dernier type de conscience qui a le plus intrigueacute les philosophes les chercheurs mais aussi monsieur et madame tout-le-monde Et comme le remarque Griffin (op cit) beaucoup de scientifiques et de philosophes pensent quecirctre conscient cest avoir cette conscience-lagrave

Une conscience chez lanimal

Comme les animaux et les humains partagent la mecircme biologie de base il ny a pas de raison biologique fondamentale de ne pas attribuer de conscience aux animaux cela mecircme sil ny a pas de consensus quant au substrat physique ou neurologique de la conscience

De fait les ressemblances entre humains et animaux non humains sont nombreuses et diverses de par la continuiteacute historique (eacutevolutive) entre les uns et les autres nous sommes cousins des autres espegraveces avec lesquelles nous avons donc des caractegraveres communs Par exemple

Ressemblances de perception

Ressemblances de comportement (eacutevidemment)

Ressemblances danatomie et de physiologie (pex en ce qui concerne la douleur on utilise les mecircmes anestheacutesiques antidouleurs etc)

Des ressemblances de perception inattendues

Le triangle de Kanisza376 et ses variantes rectangulaires font apparaicirctre agrave lecirctre humain qui les regarde des contours illusoires triangle ou bien rectangle en

375 Nagel T (1974) What is it like to be a bat Philosophical Review 83(4) 435-50 376 Illusion preacutesenteacutee par Gaetano Kanisza en 1976

182

fonction des eacuteleacutements preacutesents dans limage On peut se demander si un animal bien plus simple labeille perccediloit aussi des formes illusoires

Evidemment on ne peut pas lui poser la question donc il faut proceacuteder agrave laide dun paradigme dapprentissage discriminatif comme la fait Srinivasan377 Dans son expeacuterience les abeilles eacutetaient entraicircneacutees agrave trouver reacutepeacutetitivement de la nourriture dans un labyrinthe en Y La nourriture eacutetait toujours du cocircteacute (gauche ou droite aleacuteatoirement) ougrave des barres diagonales eacutetaient orienteacutees den bas agrave gauche vers en haut agrave droite de lautre cocircteacute leur sens eacutetait inverseacute Une fois lapprentissage termineacute on testait les abeilles sans nourriture soit avec des stimuli semblables agrave ceux de lapprentissage soit avec des rectangles en diagonale soit encore avec des figures de Kanisza Dans tous les cas les abeilles vont preacutefeacuterentiellement du cocircteacute preacutedit par lorientation de la figure y compris quand la figure (rectangle) nest quillusoire Ceci deacutemontre que les abeilles comme les humains voient un rectangle lagrave ougrave il ny en a pas

Ressemblance continuiteacute est-ce un argument

Mais les ressemblances et la continuiteacute font un dossier faible ce nest pas parce que nous posseacutedons un trait que nos plus proches cousins lont aussi (les bonobos ne jouent pas aux eacutechecs) De plus des observations semblables en surface ne garantissent pas que les meacutecanismes cognitifs soient les mecircmes (jusquagrave quel point peut-on dire que les meacutecanismes cognitifs de labeille qui lui font voir des contours illusoires ougrave nous les voyons sont les mecircmes que les nocirctres avec seulement 960000 neurones contre nos dix milliards) Alors conscience ou pas

Philosophes

Bien des philosophes mecircme actuels (pex Daniel Dennett) pensent comme Descartes quil ny a pas de conscience chez les animaux en cela il font eacutecho agrave Nicolas Malebranche qui en 1689 disait (et son argument nest pas stupide)

ils mangent sans plaisir ils crient sans douleur ils ne savent ni ne deacutesirent rien et sils ont lair decirctre intelligents et dagir en fonction de buts ce nest que parce que Dieu les a fait propres agrave survivre et a construit leur corps de telle maniegravere quils eacutevitent (automatiquement sans le savoir) tout ce qui risquerait de les deacutetruire ils donnent donc limpression den avoir peur (on dirait eacutevolution pour Dieu maintenant)

Pas de langage pas de conscience

Pour ceux qui pensent que les animaux ont une vie mentale beaucoup pensent que cette vie mentale est dune qualiteacute infeacuterieure agrave la nocirctre en particulier parce que les animaux nont pas de langage et ne pourraient donc formuler des concepts geacuteneacuteraux

Des concepts et meacutetaconnaissances sans langage

On peut se demander si le langage est vraiment neacutecessaire pour former des concepts geacuteneacuteraux Deux exemples les concepts sociaux chez les macaques et les

377 Srinivasan M V (1993) Even insects experience visual illusions Current Science 64(9) 649-655

183

cris dalarme chez les vervets (quon naura pas le temps de voir) laissent supposer que non

Concepts sociaux chez les macaques

Verena Dasser (chez Hans Kummer agrave Zurich)378 a travailleacute sur les macaques de Java (Macaca fascicularis) et a voulu savoir si ces animaux pouvaient se repreacutesenter le concept de filiation (ecirctre le fils de)

Pour cela elle a utiliseacute le paradigme suivant consistant agrave preacutesenter trois diapositives cocircte agrave cocircte Celle au centre est le modegravele les lateacuterales forment maniegravere de poser la question On entraicircne le sujet sur une seacuterie de triplets de photos preacutesentant une megravere (centre) - son enfant - un autre enfant et on reacutecompense le macaque quand il choisit son enfant jusquagrave ce que le singe reacuteussisse reacuteguliegraverement A-t-il simplement appris des associations entre paires de stimuli ou bien a-t-il extrait le concept fils de de cette seacuterie dexemples Pour le savoir Dasser preacutesente ensuite des triplets de diapos nouvelles une autre megravere son enfant un autre enfant (NB le plus souvent un animal de la mecircme ligneacutee matrilineacuteaire donc un cousin) Lanimal reacutepond correctement sur ces nouveaux stimuli il semble donc bien faire reacutefeacuterence agrave une cateacutegorie abstraite la filiation megravereenfant379

On peut aussi se demander sil y a un lien neacutecessaire entre langage et conscience de soi Certes le langage donne la capaciteacute de penser en mots agrave propos de soi-mecircme ce qui donne une sorte de recul ougrave une partie de moi regarde moi Mais le langage est-il reacuteellement neacutecessaire pour ce recul380

Connaissance sur la connaissance

Les humains ont un des capaciteacutes de meacutetaconnaissance ils savent ce quils savent Ceci semble indiquer un degreacute supeacuterieur de conscience car la connaissance sur la connaissance est souvent consideacutereacutee comme un indicateur de conscience Mais en trouve-t-on des eacutequivalents chez lanimal

Lorsque des primates ou des dauphins doivent faire un choix discriminatif dans une expeacuterience et quon leur donne la possibiliteacute de reacutepondre leacutequivalent de je ne peux pas reacutepondre je ne sais pas ils prennent cette voie de sortie dune maniegravere qui rappelle exactement celle des humains

Lexpeacuterience bien connue de Hampton381 notamment montre que les macaques rheacutesus savent sils se souviennent ou pas Une image leur est dabord montreacutee ils devront sen souvenir plus tard pour faire un choix discriminatif parmi 4 Sils reacuteussissent ils reccediloivent une nourriture quils aiment beaucoup sils eacutechouent ils ne reccediloivent rien Mais entre-deux il y a dabord apregraves un deacutelai une eacutetape ougrave les singes peuvent deacutecider sils vont essayer la tacircche ou sils renoncent agrave se tester et reccediloivent doffice une nourriture moins bonne Pour cela ils choisissent sur une

378 Dasser V (1988) A social concept in Java monkeys Animal Behaviour 36 225-230 379 Notons au passage que expeacuteriences du mecircme type sur les relations de dominance (2 diapos agrave la fois dominant - domineacute) donnent les mecircmes reacutesultats les macaques ont un concept abstrait de hieacuterarchie 380 Je me souviens de recircves sans paroles ougrave je me voyais (et je savais que celui que je voyais eacutetait moi) 381 Hampton R R (2001) Rhesus monkeys know when they remember PNAS 98 5359-5362 Jai leacutegegraverement simplifieacute lexpeacuterience

184

nouvelle image parmi deux symboles lun voulant dire essayer lautre voulant dire renoncer

Si le deacutelai eacutetait court (15 agrave 30 s) ils se testent mais apregraves 2-4 min ils choisissent souvent de renoncer agrave faire le test et de recevoir la nourriture moins bonne (mais qui est toujours mieux que rien) Apparemment ils savent quils ne savent pas ils ont une connaissance sur la qualiteacute de leur connaissance

Cette meacuteta-connaissance est-elle un indicateur fiable de conscience En tout cas cela montre un parallegravele fonctionnel important avec la meacutemoire consciente chez les humains Les donneacutees montrent que les animaux ont des traits qui sont fonctionnellement semblables agrave ceux de la cognition consciente chez lhumain

La conscience de soi

[PIC-368] Viki cinq ans saffaire sous les yeux de deux psychologues Depuis trois ans les eacutepoux Hayes eacutelegravevent cette jeune chimpanzeacute pourvoyant agrave tous ses besoins Leur projet vise agrave lui apprendre agrave vivre dans un environnement humain ce qui inclut des tentatives - infructueuses - pour lui enseigner la langue anglaise Aujourdhui la tacircche de Viki consiste agrave classer quarante photographies en deux cateacutegories laquo animaux raquo et laquo ecirctres humains raquo Viki scrute attentivement chaque photographie et la place sur la bonne pile Confronteacutee agrave la photo dun autre chimpanzeacute - son pegravere en loccurrence - la jeune femelle le classe sans heacutesitation avec les autres animaux En revanche se reconnaissant sur lun des clicheacutes Viki place son portrait parmi les laquo ecirctres humains raquo

Viki a-t-elle conscience delle-mecircme et alors se considegravere-t-elle comme un ecirctre humain

Un soi pour se repreacutesenter dans le contexte social

[PIC-370] Lacquisition du concept de soi est consideacutereacutee comme fondamentale dans leacutevolution de lintelligence humaine

On la vu la chasse lusage doutils la vie en commun sont souvent preacutesenteacutes comme des eacuteleacutements importants parmi la mosaiumlque des facteurs qui ont deacutetermineacute notre eacutevolution Dans ce type dactiviteacute les capaciteacutes cognitives baseacutees sur une repreacutesentation de soi sont eacutevidemment avantageuses Il faut un soi pour eacutelaborer (et reacutepeacuteter mentalement) des strateacutegies sociales complexes dans lesquelles soi joue un rocircle au mecircme titre que les autres individus

Conscience de soi et meacutemoire eacutepisodique

La conscience de la mort surtout telle quelle est indiqueacutee par le fait que les vivants depuis lHomme de Neacuteandertal probablement approvisionnent les morts en ajoutant dans la tombe nourriture et objets utiles indique une capaciteacute de penser au futur (mecircme assez lointain) de se projeter dans le futur

Parmi les regards reacutecents sur la question de la conscience celui dEndel Tulving382 se rapporte directement agrave cette ideacutee de projection dans le futur Il avance que la conscience de soi (self-reflective consciousness que lui appelle autonoetic consciousness) est unique aux humains elle implique la possibiliteacute de se deacuteplacer

382 [TER] Terrace HJ Metcalfe J (2005) The Missing Link in Cognition Origins of Self-Reflective Consciousness Oxford University Press

185

mentalement vers le passeacute (ce qui correspond agrave la meacutemoire eacutepisodique383) et vers le futur - en mecircme temps quon peut dalleurs se deacuteplacer mentalement en dautres endroits Selon Tulving la meacutemoire eacutepisodique est une forme particuliegravere fonctionnellement diffeacuterente des autres formes de meacutemoire (ce sur quoi tout le monde saccorde) et serait propre aux humains seuls384 - ce qui par contre fait problegraveme

La meacutemoire eacutepisodique semble fortement lieacutee agrave lhippocampe385 une structure du lobe temporal meacutedian De rares patients ayant subi des leacutesions tregraves particuliegraveres sont priveacutes uniquement de leur meacutemoire eacutepisodique386 tout en ayant une meacutemoire seacutemantique preacuteserveacutee De maniegravere significative pour ce qui nous occupe ici ils sont eacutegalement incapables de penser agrave leur futur ce quils vont faire plus tard dans la journeacutee etc

Mais les animaux aussi voyagent dans le temps

Comme le suggegravere Tulving il y a sans doute un lien entre meacutemoire eacutepisodique et conscience de soi Mais la meacutemoire eacutepisodique nest sans doute pas propre aux humains Quelles indications avons-nous que les animaux contrairement agrave lideacutee de Tulving voyagent eux aussi en penseacutee sur la ligne du temps vers le passeacute ou vers le futur

383 La meacutemoire est habituellement deacutecrite comme portant sur trois empans de temps de tregraves bref agrave tregraves long (1) La meacutemoire sensorielle (ou registre sensoriel) est tregraves bregraveve une seconde environ pour la meacutemoire visuelle environ trois pour la meacutemoire auditive elle correspond au court moment ougrave les informations sont conserveacutees dans les structures danalyse sensorielle comme en eacutecho agrave la stimulation originelle (2) La meacutemoire agrave court terme recouvre le concept de meacutemoire de travail elle correspond agrave un espace de meacutemoire ougrave les eacuteleacutements sont stockeacutes temporairement pour pouvoir ecirctre traiteacutes (lanalogie informatique serait sans doute la meacutemoire vive ou encore les registres du processeur) et certains auteurs comme Baddeley y voient plusieurs sous-systegravemes boucle phonologique calepin visuo-spatial et un meacutecanisme attentionnel interne nommeacute lexeacutecutif central (3) La meacutemoire agrave long terme se subdivise en (3a) meacutemoire proceacutedurale ou implicite qui concerne les habileteacutes automatiseacutees et (3b) meacutemoire deacuteclarative qui concerne ce qui peut ecirctre consciemment rappeleacute Dans cette derniegravere on distingue encore meacutemoire eacutepisodique (meacutemoire des eacuteveacutenements veacutecus) et meacutemoire seacutemantique (meacutemoire des connaissances geacuteneacuterales) savoir que les chutes du Niagara sont agrave la frontiegravere Canada-USA implique la meacutemoire seacutemantique par contre savoir ce qui sest passeacute durant la leccedilon de geacuteo ougrave on a appris cela implique la meacutemoire eacutepisodique Des structures neurales diffeacuterentes sous-tendent tous ces diffeacuterents types de meacutemoire 384 Tulving mentionne un peu agrave la maniegravere de Povinelli que ce qui semble des manifestations de la meacutemoire eacutepisodique chez lanimal pourrait bien ne pas en ecirctre Ainsi dit-il lorsque vous cherchez votre voiture dans un parking vous essayez de vous souvenir de leacutepisode je lai parqueacutee lagrave vous faites donc appel agrave votre meacutemoire eacutepisodique Lorsque vous voyez un chien deacuteterrer un os vous supposez quil utilise le mecircme meacutecanisme Il ne vous vient pas agrave lideacutee que ce meacutecanisme est terriblement complexe eacutevolutivement reacutecent et mecircme pas disponible pour un enfant de moins de 4 ans Le chien retrouve peut-ecirctre los sur la base dune meacutemoire seacutemantique il sait ougrave est los sans se souvenir de leacutepisode concernant le moment ougrave il la enterreacute Tulving remarque que la terminologie meacutemoire seacutemantique est un heacuteritage historique et quon ferait mieux dappeler cela connaissance sur le monde en effet si le langage facilite les opeacuterations de la meacutemoire il nest pas neacutecessaire pour quelles puissent avoir lieu [TER-1213] Voir sa deacutefinition preacutecise en TER-9 et une table des proprieacuteteacutes compareacutees de la meacutemoire seacutemantique et de la meacutemoire eacutepisodique en TER-11 385 Whishaw et Wallace (2003) reacutepliquent agrave Tulving que linteacutegration du chemin (dans laquelle lhippocampe est impliqueacute) pourrait ecirctre agrave lorigine de la meacutemoire autobiographique dont les anteacuteceacutedents seraient donc tregraves anciens 386 Voir Rosenbaum et al (2005) The case of KC contributions of a memory-impaired person to memory theory Neuropsychologia 43 989-1021

186

Corvideacutes cacheurs

En nature les corvideacutes cacheurs comme les geais ou les casse-noix anticipent leurs besoins agrave tregraves long terme puisquils stockent de la nourriture pour lhiver en des milliers de caches quils vont retrouver des mois plus tard sur la base de repegraveres visuels - un extraordinaire exploit de meacutemoire Mais possegravedent-ils quelque chose comme une meacutemoire eacutepisodique La possibiliteacute danticiper Des expeacuteriences deacutejagrave anciennes (Clayton et Dickinson 1998) avaient montreacute par exemple que les geais (ici Aphelocoma coerulescens) se souviennent de quand ils ont cacheacute quoi ougrave387 et quandquoiougrave est effectivement le triplet de classes dinformation qui correspond agrave la deacutefinition du contenu de la meacutemoire eacutepisodique

Une vaste seacuterie dexpeacuteriences plus reacutecentes par les mecircmes auteurs et leurs collegravegues ont eacutetabli les speacutecificiteacutes du traitement cognitif reacutealiseacute par ces oiseaux mais on naura pas le temps den parler ici dans tous les deacutetails Par exemple dans des expeacuteriences388 sur Aphelocoma californica les auteurs ont exploiteacute le fait connu suivant si on donne aux geais beaucoup dune certaine nourriture jusquagrave ce que les oiseaux en quelque sorte en aient marre ensuite les oiseaux consomment et cachent preacutefeacuterentiellement une autre nourriture

Pour exploiter cela on leur fait subir lexpeacuterience suivante ils sont nourris agrave satieacuteteacute de la nourriture A on leur laisse lopportuniteacute de cacher de la nourriture A et B librement on laisse passer une demi-heure on les nourrit agrave satieacuteteacute de la nourriture B et finalement on les laisse retrouver la nourriture quils ont eux-mecircmes cacheacutee auparavant On fait les preacutedictions suivantes Si seul leur eacutetat motivationnel immeacutediat pilote leur comportement dans le moment ougrave ils ont lopportuniteacute de cacher la nourriture ils vont cacher le type B (puisquils ont eacuteteacute nourris juste avant agrave satieacuteteacute avec A) Par contre sils peuvent anticiper leur eacutetat motivationnel futur ils vont cacher le type A (ils en sont actuellement deacutegoucircteacutes mais ils savent que plus tard cest de lautre nourriture quils seront deacutegoucircteacutes)

Les reacutesultats sont les suivants Au premier essai les oiseaux gaveacutes de A et qui ne connaissent pas encore le deacuteroulement de lexpeacuterience cachent eacutevidemment la nourriture autre (B) Degraves le deuxiegraveme essai cependant ils cachent presque 80 de nourriture de type A (dont ils ont pourtant mangeacute agrave satieacuteteacute juste auparavant) au troisiegraveme essai ils cachent uniquement de la nourriture de ce mecircme type Ces reacutesultats indiquent que les oiseaux anticipent leur eacutetat motivationnel futur ils cachent non en fonction de comment ils se sentent maintenant mais de comment ils pensent () quils se sentiront plus tard Sous une forme ou sous une autre ils ont donc une repreacutesentation de ce quils seront dans le futur

Singes anthropoiumldes

On se souviendra par exemple quen nature les chimpanzeacutes anticipent leur utilisation de cailloux pour casser des noix en laboratoire Mulcahy et Call (2006) montrent389 que les anthropoiumldes anticipent leur utilisation doutils Ces chercheurs

387 Dans ces expeacuteriences on faisait cacher des cacahuegravetes ou des vers aux geais et on les laissait les deacuteterrer apregraves un deacutelai variable (4h 120h) Les geais deacuteterraient preacutefeacuterentiellement les vers apregraves un deacutelai court mais les cacahuegravetes apregraves un deacutelai long (car les vers pourrissent mais pas les cacahuegravetes) 388 Correia SPC et al (2007) Western scrub-jays anticipate future needs independently of their current motivational state Current Biology 17 856-861 389 Mulcahy NJ amp Call J (2006) Apes save tools for future use Science 312 1038-1040

187

preacutesentent aux animaux (des bonobos et des orangs-outans deux espegraveces qui en nature nutilisent pas doutils) une palette doutils et un distributeur de reacutecompenses auquel sadapte un des outils (les singes ont eacuteteacute entraicircneacutes preacutealablement agrave utiliser loutil pour obtenir la reacutecompense) puis ils sortent lanimal de la piegravece et lui montrent quon enlegraveve les outils agrave ce moment Lanimal reste hors de la piegravece pendant un certain deacutelai (1h ou toute la nuit) et ensuite ils le remettent dans la piegravece avec le meacutecanisme sur lequel il faut opeacuterer pour obtenir une reacutecompense

Une fois quils ont compris de quoi il sagit les sujets prennent davance le bon outil avec eux et le reprennent au retour avec un taux de succegraves supeacuterieur au hasard voire franchement bon Ainsi dans les tests avec 14 heures dintervalle le bonobo testeacute a pratiquement reacuteussi tous les essais agrave partir du second390

Comme le disent les auteurs Planning for future needs not just current ones is one of the most formidable human cognitive achievements Whether this skill is a uniquely human adaptation is a controversial issue (hellip) These findings suggest that the precursor skills for planning for the future evolved in great apes before 14 million years ago when all extant great ape species shared a common ancestor

Dautres observations moins expeacuterimentales et plus anecdotiques rapporteacutes par Frans de Waal vont dans le mecircme sens Une femelle bonobo semi-captive qui portait son petit a ainsi mis sur son dos un gros caillou et a continueacute son chemin sur un demi-kilomegravetre ramassant en route des noix pour finalement arriver agrave un rocher-enclume ougrave elle a utiliseacute son caillou-marteau pour casser les noix Lensemble demandait eacutevidemment une projection de soi dans le futur

Cest toujours de Waal qui raconte que les chimpanzeacutes planifient avec un jour davance les agressions quils feront pour grimper dans la hieacuterarchie En effet un jour avant le conflit (quils vont eux-mecircmes deacuteclencher) on les voit toiletter longuement des conspeacutecifiques qui se comporteront ensuite le lendemain en allieacutes Cela suppose lagrave aussi de la part de lindividu qui toilette les allieacutes potentiels (pour renforcer les liens) une capaciteacute de penser au futur sous quelque forme que ce soit

La reconnaissance de soi

[PIC-371 chapitre de James R Anderson] Au niveau le plus eacuteleacutementaire la capaciteacute agrave se reconnaicirctre dans un miroir teacutemoignerait de la conscience de soi cest du moins lavis de nombreux chercheurs

Enfants

[MOU-119 et passim] Les enfants en bas acircge reacuteagissent rapidement au miroir notamment par des reacuteactions dexcitation et de plaisir (sourires vocalises attouchements) quon observe sur un empan tregraves long de 1 agrave 24 mois avec un maximum au cours de la seconde anneacutee Disons grossiegraverement jusquagrave deux ans les enfants manifestent des comportements tregraves sociaux envers leur image dans le miroir regard soutenu embrassement tapotement Ces comportements dirigeacutes vers le miroir ressemblent selon certains auteurs agrave des comportements adresseacutes agrave

390 Des observations en nature vont dans le mecircme sens Crickette Sanz et ses collegravegues ont observeacute que les chimpanzeacutes arrivent aux termitiegraveres eacutequipeacutes des outils quil faut et mecircme de deux types doutils diffeacuterents quand cela simpose [voir Tool Use in Animals p 59]

188

dautres personnes au cours de la seconde anneacutee ce type de comportement tend agrave diminuer

Comme ces comportements sont difficilement interpreacutetables en termes de concept de soi on a chercheacute agrave mettre au point une tacircche qui leacutetablisse sans ambiguiteacute

Cest Amsterdam (dans sa thegravese en 1968 Mirror behavior in children under two years of age qui a donneacute lieu agrave une publication ensuite391) qui a inventeacute la situation la plus communeacutement utiliseacutee (aujourdhui encore) chez lhumain A linsu du sujet son visage est marqueacute par une tache de peinture rouge on enregistre ensuite ses reacuteactions face au miroir Opeacuterationnellement la reconnaissance de soi est signaleacutee par des comportements dirigeacutes vers la marque par exemple la toucher avec la main (le sujet doit reconnaicirctre que limage dans le miroir est en fait la sienne et que la marque se trouve non sur limage mais sur lui-mecircme)

Ce comportement nest jamais observeacute chez les beacutebeacutes avant 15 mois Entre 15 et 18 mois une minoriteacute denfants (0-25 selon les eacutetudes) le produisent De 18 agrave 20 mois il y a une augmentation importante Entre 18 et 24 mois 75 des beacutebeacutes le manifestent Bien entendu on prend garde dexclure les explications alternatives392 On peut en conclure que vers deux ans les beacutebeacutes identifient la personne dans limage speacuteculaire comme moi

La reconnaissance de soi sur une videacuteo ou une photographie est pratiquement contemporaine [PIC-371] et elle lest eacutegalement dautres comportements indicateurs dune conscience de soi imitation empathie description verbales des eacutetats internes

Une fois la capaciteacute agrave se reconnaicirctre eacutetablie lenfant va suivre un deacuteveloppement qui lui permettra de prendre en compte le point de vue dautrui de comprendre les penseacutees des autres et leurs eacutemotions leurs intentions Vers 4 ans il attribue des eacutetats mentaux aux autres personnes

391 Amsterdam BK (1972) Mirror self-images reactions before age two Developmental Psychology 5 297-305 392 [Lewis et Brooks-Gunn 1979 repris dans MOU p 126] Tout dabord le fait dappliquer la marque pourrait sensibiliser lenfant et provoquer des attouchements de son corps Neacuteanmoins le fait de toucher le nez sans y appliquer du rouge ne saccompagne pas dune augmentation des comportements dirigeacutes vers le nez invalidant ainsi cette explication Ensuite le temps passeacute devant le miroir pourrait faciliter lapparition de comportements dirigeacutes vers la marque agrave la maniegravere dont les beacutebeacutes se touchent spontaneacutement le nez si le temps passeacute devant le miroir est suffisamment long Mais des modifications dans la dureacutee du temps passeacute devant le miroir et de lordre temporel des essais (temps dobservation dans le miroir avant ou apregraves le marquage) nont pas modifieacute nos reacutesultats De plus les beacutebeacutes ont tendance agrave toucher la marque immeacutediatement ou alors pas du tout Finalement Gallup (l977) a suggeacutereacute que des indices olfactifs et visuels (des parties du nez peuvent ecirctre vues en louchant) pourraient intervenir dans ces reacutesultats Les indices visuels relatifs agrave la marque sur le nez ne semblent pas pertinents eacutetant donneacute que des adultes marqueacutes de rouge sont incapables de voir la marque De plus aucun observateur na mentionneacute des conduites de strabisme convergent La meilleure faccedilon de rendre compte des comportements dirigeacutes vers la marque est de dire que les beacutebeacutes ont deacutecouvert la marque en sobservant dans le miroir Ces comportements sont clairement la mesure la plus pertinente de reconnaissance de soi disponible dans les eacutetudes utilisant le miroir Le deacuteveloppement de la capaciteacute motrice agrave pointer et le deacuteveloppement neuromusculaire de cette habileteacute suggegravere que le pointage est une conduite qui donne lieu agrave une genegravese et nappartiendrait pas au reacutepertoire des conduites de lenfant avant lacircge de 15 mois Par conseacutequent le recours agrave cette seule reacuteponse pour infeacuterer la reconnaissance de soi doit ecirctre utiliseacute avec preacutecaution

189

Cercopitheacutecoiumldes

Malgreacute une multitude dapproches expeacuterimentales qui ont tenteacute doptimaliser la compreacutehension de ce quest le reflet dans le miroir aucune technique na abouti agrave un reacutesultat positif chez les singes non anthropoiumldes (cercopitheacutecoiumldes singes agrave queue) Ces singes manifestent uniquement des reacuteponses sociales - souvent agressives - envers le miroir (comme si ceacutetait un autre individu) qui diminuent avec le temps mais aucun signe dauto-reconnaissance

Cela est dautant plus curieux que les macaques par exemple comprennent dans une certaine mesure la correspondance entre le monde reacuteel et le reflet dans le miroir ils peuvent ainsi apprendre (tregraves lentement il est vrai) agrave utiliser un miroir pour controcircler le deacuteplacement de la main vers une friandise invisible

En fait des donneacutees assez reacutecentes ont montreacute que des macaques rheacutesus dans certaines circonstances accidentelles peuvent sauto-explorer dans un miroir En loccurrence ces animaux avaient des implants sur le cracircne car ils allaient subir par la suite des enregistrements eacutelectrophysiologiques et ils ont observeacute dans le miroir les implants quils ne pouvaient pas voir directement ainsi que leurs organes geacutenitaux et se sont habitueacutes agrave se regarder dans le miroir Comme le disent les auteurs393 ces donneacutees montrent que si on narrive en geacuteneacuteral pas agrave mettre en eacutevidence une reconnaissance de soi dans le miroir car les reacuteponses sociales (agression deacutetournement des yeux) dominent elle semble ecirctre possible quand lanimal parvient agrave deacutepasser leacutetape de ces reacuteponses primaires Il semble y avoir donc une plus grande continuiteacute eacutevolutive quon le pensait en ce qui concerne la reconnaissance de soi

Chimpanzeacutes

Par contre mis en preacutesence dun miroir les chimpanzeacutes ont pratiquement immeacutediatement des reacuteactions dauto-toilettage (comme nous le faisons dans la glace de lascenseur nous cherchons agrave reacuteajuster notre apparence physique agrave limage mentale que nous avons de nous-mecircmes) ce qui semble indiquer quils sidentifient rapidement dans le miroir et auraient donc conscience deux-mecircmes

393 Rajala AZ Reininger KR Lancaster KM amp Populin LC (2010) Rhesus monkeys (Macaca mulatta) do recognize themselves in the mirror implications for the evolution of self-recognition PLoS ONE 5(9) e12865 Cf leur abstract Self-recognition in front of a mirror is used as an indicator of self-awareness Along with humans some chimpanzees and orangutans have been shown to be self-aware using the mark test Monkeys are conspicuously absent from this list because they fail the mark test and show persistent signs of social responses to mirrors despite prolonged exposure which has been interpreted as evidence of a cognitive divide between hominoids and other species In stark contrast with those reports the rhesus monkeys in this study who had been prepared for electrophysiological recordings with a head implant showed consistent self-directed behaviors in front of the mirror and showed social responses that subsided quickly during the first experimental session The self-directed behaviors which were performed in front of the mirror and did not take place in its absence included extensive observation of the implant and genital areas that cannot be observed directly without a mirror We hypothesize that the head implant a most salient mark prompted the monkeys to overcome gaze aversion inhibition or lack of interest in order to look and examine themselves in front of the mirror The results of this study demonstrate that rhesus monkeys do recognize themselves in the mirror and therefore have some form of self-awareness Accordingly instead of a cognitive divide they support the notion of an evolutionary continuity of mental functions

190

Le paradigme de la tache

Ayant constateacute les reacuteactions des chimpanzeacutes au miroir Gordon Gallup a adapteacute la tacircche dAmsterdam au chimpanzeacute394 en 1970 pour poser la question de la reconnaissance de soi de maniegravere plus formelle et mieux controcircleacutee

Lanimal est anestheacutesieacute et deux taches de peinture sont apposeacutees lune sur son front lautre sur son oreille Lorsque lanimal se reacuteveille on veacuterifie dabord quil na aucune reacuteaction vis-agrave-vis de ces taches (invisibles pour lui) ensuite on lui donne un miroir Typiquement le chimpanzeacute va utiliser le miroir pour explorer les taches et les frotter avec la main

Cette compeacutetence apparait chez les chimpanzeacutes au mecircme acircge que chez les enfants humains mais il y a une tregraves grande variabiliteacute entre individus beaucoup nutilisent pas le miroir pour sexplorer

Au final Gallup avance une diffeacuterence cognitive fondamentale entre cercopitheacutecoiumldes et anthropoiumldes seuls les humains et les anthropoiumldes auraient une conscience de soi suffisamment bien inteacutegreacutee pour permettre la reconnaissance de sa propre image (ou en tout cas au vu des donneacutees reacutecentes la reconnaissance et lexploitation faciles de sa propre image)

Pourquoi une conscience de soi

Diverses hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees pour rendre compte de lexistence dune conscience de soi chez les primates non humains

A-t-elle eacutevolueacute en raison de limportance croissante de lapprentissage technique dans lusage doutils (donc lavantage de se repreacutesenter soi-mecircme en interaction avec loutil et les autres) Comme on la vu les capucins sont de bons utilisateurs doutils mais (comme tous les cercopitheacutecoiumldes) ils ne se reconnaissent pas ou pas facilement dans le miroir

[PIC-387] A-t-elle eacutevolueacute en lien avec lintelligence sociale et la repreacutesentation de lesprit des autres Gallup deacutejagrave pensait quil devait y avoir de plus grandes compeacutetences socio-cognitives chez les espegraveces qui se reconnaissent que chez les autres Si un animal est capable de focaliser son attention sur lui-mecircme il peut le faire sur ses penseacutees ses intentions et les utiliser pour eacutelaborer une repreacutesentation de ce quelles sont chez les autres Le soi de soi-mecircme servirait donc de modegravele pour comprendre le soi des autres (on peut utiliser lexpeacuterience quon a de soi-mecircme pour modeacuteliser lexistence de processus semblables chez les autres) Il y aurait donc correacutelation entre reconnaissance de soi et Theacuteorie de lEsprit

La capaciteacute dinfeacuterer des eacutetats mentaux chez les autres serait donc un effet collateacuteral du fait decirctre conscient de soi-mecircme ou vice versa Se pourrait-il donc en fin de compte que la conscience soit une adaptation sociale apparue car elle facilite la construction et la perception dautres esprits

394 Gallup GG Jr (1970) Chimpanzees Self-recognition Science 167 86-87

191

Les origines phylogeacuteneacutetiques de la conscience de soi

Chez les primates

Si leacutemergence de la conscience de soi est monophyleacutetique chez les primates (ie tous les cas de conscience de soi actuellement observables seraient descendus dune seule eacutemergence) cet eacuteveacutenement important a ducirc se produire au cours du Miocegravene il y a environ 14 millions danneacutees apregraves la seacuteparation de la ligneacutee qui aboutit aux gibbons (les moins anthropoiumldes des singes anthropoiumldes) et avant lapparition des orangs-outans

Si les observations de reconnaissance dans le miroir de macaques se confirment il faudra revoir cette datation pour la faire remonter agrave lancecirctre commun des anthropoiumldes et des macaques - ce qui est eacutevidemment bien plus ancien aux alentours de 25 millions danneacutees

Dautres espegraveces sont hautement sociales

Dautres espegraveces que les primates dont nous avons parleacute ont des vies sociales extrecircmement complexes et sont tregraves enceacutephaliseacutees les espegraveces qui viennent agrave lesprit immeacutediatement sont les corvideacutes les dauphins (et autres ceacutetaceacutes) et les eacuteleacutephants395 Chez ces derniers on note eacutegalement un comportement particulier vis-agrave-vis des congeacutenegraveres morts et une sorte de fascination pour les ossements et les deacutefenses dindividus deacuteceacutedeacutes

En deacutepit de la phylogenegravese tregraves diffeacuterente y a-t-il eu eacutevolution convergente des capaciteacutes de raisonnement sur soi-mecircme lieacutees alors agrave la neacutecessiteacute de raisonner sur les autres individus du groupe social Si cest le cas on devrait trouver des indices de la reconnaissance de soi aussi bien chez les dauphins que chez les eacuteleacutephants ou chez les corvideacutes

Conscience de soi chez les dauphins

Diana Reiss et Lori Marino en 2001396 ont placeacute un miroir dans le bassin de dauphins (Tursiops truncatus grand dauphin bottlenose dolphin) ce qui comme chez le chimpanzeacute na pas provoqueacute de reacuteponses sociales (agression invitation au jeu) envers le reflet Au contraire au bout dun moment de familiarisation

395 [encarta] Les eacuteleacutephants sont greacutegaires et tregraves sensibles aux appels et aux mouvements de leurs congeacutenegraveres Ils sont organiseacutes en socieacuteteacutes matriarcales formant des groupes familiaux de quinze agrave trente animaux ou plus composeacutes de femelles et de jeunes meneacutes par une femelle dominante plus ou moins acircgeacutee Les macircles ayant atteint leur maturiteacute sexuelle vivent en solitaires (eacuteleacutephant drsquoAsie) ou constituent des troupes temporaires (eacuteleacutephants drsquoAfrique) La structure sociale est acquise tregraves tocirct dans la vie de lrsquoanimal alors que les jeunes femelles restent aupregraves de leur megravere et des autres femelles de la famille les jeunes macircles srsquoeacuteloignent souvent pour aller jouer avec les membres drsquoun autre groupe La communication chez les eacuteleacutephants neacutecessaire agrave la reconnaissance entre individus et agrave la coheacutesion des groupes est complexe Elle comprend des signaux visuels (mouvements drsquooreilles postures diverses) olfactifs (reconnaissance de lrsquoodeur des diffeacuterents individus) tactiles (caresses donneacutees avec la trompe) et auditifs (barrissements mais aussi infrasons eacutemis par les femelles mdash deacutepart du groupe appel des jeunes etc mdash et par le macircle comme la femelle agrave la saison des amours) Des recherches ont deacutemontreacute que les eacuteleacutephants sont capables de meacutemoriser les barrissements speacutecifiques des individus qursquoils rencontrent reacuteguliegraverement et ce pendant des anneacutees Une femelle acircgeacutee peut ainsi faire la diffeacuterence entre quelque 150 eacuteleacutephants diffeacuterents au seul son de leur voix 396 Reiss D amp Marino L (2001) Mirror self-recognition in the bottlenose dolphin A case of cognitive convergence PNAS 98 (10) 5937-5942

192

lindividu sest mis agrave explorer son propre reflet agrave ouvir la bouche pour en regarder linteacuterieur voire mecircme agrave tirer la langue ou agrave se retourner pour regarder son ventre ou encore agrave produire des bulles tecircte en bas Ce genre de comportement est dailleurs typique de tous les dauphins face au miroir

Ensuite au cours de plusieurs essais ils ont pendant le nourrissage marqueacute le corps et la tecircte dun individu de 17 ans agrave diffeacuterents endroits agrave laide dun marqueur non-toxique en prenant soin pour les controcircles de pseudo-marquer le dauphin sans mettre de peinture vraiment avec un marqueur rempli deau

Les reacutesultats (releveacutes par des juges travaillant sur videacuteo et qui ne pouvaient pas voir la marque sur le dauphin) indiquent que durant la peacuteriode dobservation qui suit le marquage le dauphin marqueacute passe beaucoup plus de temps en face des miroirs que dans la situation controcircle (sham) et oriente eacutegalement son corps de maniegravere agrave pouvoir reacutepeacutetitivement regarder la marque (ce quils ne fait pas quand la marque est invisible)

Ces expeacuteriences ont eacuteteacute reacutepliqueacutees sur un second individu avec la mecircme proceacutedure et les mecircmes reacutesultats Dautres observations de Diana Reiss ont montreacute que ces capaciteacutes se deacuteveloppent chez les dauphins au mecircme acircge quelles se deacuteveloppent chez les enfants humains voire mecircme plus tocirct

Conscience de soi chez les eacuteleacutephants

Les eacuteleacutephants on le sait ont un comportement curieux en preacutesence des ossements dun des leurs deacuteceacutedeacutes ils les explorent de la trompe les manipulent les prennent en bouche et les poussent avec leurs pattes Ils ont vis-agrave-vis de la mort dun membre du groupe des attitudes qui laissent supposer quils ont des eacutemotions intenses face agrave cela Est-ce agrave dire quils auraient eux aussi un degreacute de conscience de soi

Plotnik de Waal et Reiss ont publieacute en octobre 2006 une eacutetude397 reacutealiseacutee en installant un grand miroir dans lenclos des eacuteleacutephants dAsie dun zoo

Dans un premier temps on a constateacute que des comportements de type auto-exploration devant le miroir apparaissaient progressivement en quelques jours Par exemple lanimal mettait sa trompe dans sa bouche pour eacutecarter ses legravevres comme pour regarder dedans Ou alors il se saisissait de son oreille et leacutecartait de sa tecircte en direction du miroir Ce type de comportement neacutetait jamais observeacute dans la peacuteriode qui preacuteceacutedait linstallation du miroir ni agrave dautres moments seulement en face du miroir

Une fois cette phase de familiarisation passeacutee les auteurs ont apposeacute deux marques sur la tecircte de lanimal La peinture utiliseacutee eacutetait pigmenteacutee pour une marque non pigmenteacutee pour lautre (donc invisible agrave titre de controcircle)

Un des eacuteleacutephants (un seul) devant le miroir a reacuteagi immeacutediatement agrave la preacutesence de la marque visible en la touchant de maniegravere reacutepeacuteteacutee avec sa trompe et sans toucher la marque invisible (voir aussi la videacuteo)

397 Plotnik J M de Waal F B M amp Reiss D (2006) Self-recognition in an Asian elephant PNAS 103 (45) 17053-17057

193

Conscience de soi chez les pies

Finalement des donneacutees398 dune autre eacutequipe (incluant Helmut Prior et Onur Guumlntuumlrkuumln) indiquent quun autre corvideacute la pie (Pica pica) est capable aussi (du moins certains individus sont capables) de reconnaissance de soi dans un miroir Lexpeacuterience a eacuteteacute faite de la maniegravere usuelle dabord les individus ont eacuteteacute mis en preacutesence dun miroir et leurs reacuteactions ont eacuteteacute observeacutees On a constateacute que les oiseaux manifestent en preacutesence du miroir des comportements de nature diffeacuterente selon les individus Comme le montrent les videacuteos alors que certains agressent le miroir comme si le reflet eacutetait un conspeacutecifique dautres explorent visuellement les caracteacuteristiques du reflet et analysent ses proprieacuteteacutes contingentes (cest-agrave-dire semblent veacuterifier le fait que le reflet agit en eacutecho agrave soi-mecircme)

Dans un deuxiegraveme temps on a proceacutedeacute en en marquant lanimal en un endroit quil ne peut pas voir directement (une tache jaune ou rouge sur le plumage en-dessous du bec la condition controcircle eacutetant une marque noire et donc invisible sur le plumage noir) Chez certains individus (qui sont ceux qui avaient des comportements dexploration des proprieacuteteacutes contingentes du reflet) les marquages suscitent des tentatives daction sur la tache agrave laide du bec ou des pattes

Ces reacuteactions des individus mis en preacutesence ou non dun miroir qui occupe une paroi de la cage sont eacutevalueacutees suivant des critegraveres stricts pour identifier les comportements qui indiquent une activiteacute dirigeacutee vers soi-mecircme susciteacutee par la vision dans le miroir de la tache sur le plumage Les reacutesultats ainsi quantifieacutes indiquent que deux ou trois individus sur les cinq testeacutes (Gerti et Goldie et Schatzi dans une moindre mesure) manifestent des comportements significativement plus marqueacutes en direction de la zone ougrave figure la tache quand il y a un miroir dans la cage que quand il ny a pas de miroir

Comme le concluent les auteurs si on juge les pies selon les mecircmes critegraveres que les primates elles montrent des signes de reconnaissance de soi (ce qui ne veut pas dire que cette reconnaissance est aussi deacuteveloppeacutee et complexe que chez nous) Les eacutetudes de la derniegravere deacutecennie ont montreacute que les oiseaux et les mammifegraveres ont subi des pressions de seacutelection semblables en ce qui concerne leurs capaciteacutes cognitives ce qui a meneacute agrave leacutevolution dune architecture neurale (notamment sagissant des aires associatives) et cognitive semblable chez les uns et les autres Mecircme la capaciteacute de distinguer soi et les autres aurait donc eacutevolueacute indeacutependamment dans ces deux classes de verteacutebreacutes

En fin de comptehellip

Chez certains individus au moins chez les pies et les eacuteleacutephants comme chez les dauphins il semble donc y avoir capaciteacute (du moins selon ce test) agrave se reconnaicirctre dans le miroir autrement dit agrave savoir que lindividu dans le miroir est en reacutealiteacute soi-mecircme Et encore une fois on remarque au passage les eacutetonnantes diffeacuterences interindividuelles existant dans les capaciteacutes cognitiveshellip

En fin de compte tout porte donc agrave penser que la conscience de soi apparaicirct de maniegravere manifeste chez des espegraveces hautement sociales celles-lagrave mecircme ougrave se sont

398 Prior H Schwarz A amp Guumlntuumlrkuumln O (2008) Mirror-induced behavior in the magpie (Pica pica) Evidence of self-recognition PLoS Biology 6(8) e202 1642-1650

194

deacuteveloppeacutees les capaciteacutes lieacutees agrave la theacuteorie de lesprit On a peine agrave croire quil sagisse dune coiumlncidence

La conscience de soi que nous consideacuterons souvent comme le summum des compeacutetences mentales presque (ou totalement) magique ou spirituelle dans sa nature et propre aux humains seuls ne serait-elle alors peut-ecirctre que le reacutesultat de lavantage de comprendre et anticiper les situations sociales un meacutecanisme ayant agrave cause de cela co-eacutevolueacute avec la theacuteorie de lesprit une sorte de simple effet collateacuteral ni unique dans sa forme (puisque les degreacutes de theacuteorie de lesprit varient dune espegravece agrave lautre dun individu agrave lautre) ni propre agrave lecirctre humain Elle descendrait alors de son pieacutedestal pour devenir un processus cognitif comme les autres sans rien de plus mysteacuterieux quun autre

En guise de conclusion rapide

Sapiens le dernier des Homo

Evidemment nous navons pas eu le temps de parler du dernier des Homo Homo sapiens lui aussi issu en Afrique des formes anciennes de H heidelbergensis Leacutemergence de sapiens saccompagne de progregraves techniques reacuteguliers en ce qui concerne notamment le deacutebitage des pierres et lutilisation de matiegraveres comme los Seacuteloignant de la culture chacirctelperronienne (deacutejagrave bien avanceacutee) des derniers Neacuteanderthal (vers -38000 agrave -32000) les techniques des nouveaux humains se raffinent jusquau Magdaleacutenien (-17000 agrave -10000) derniegravere peacuteriode du paleacuteolithique (acircge de la pierre tailleacutee)

Ensuite ce sera la fin des temps glaciaires une peacuteriode intermeacutediaire ougrave lEurope se couvrira de forecircts et le deacutebut du neacuteolithique (acircge de la pierre polie vers -7000) et de la seacutedentarisation la domestication des animaux et la naissance de lagriculture Mais tout ceci est une autre histoire

La progression du symbolique

Aux alentours de -30000 les œuvres symboliques se limitent encore agrave des gravures simples et geacuteomeacutetriques mais ensuite apparaissent les figures animales et humaines dabord simples mais devenant de plus en plus extraordinaires quon pense aux grottes peintes Lascaux Chauvet Cosquer pour les plus connues Heacutelas toutes ces grottes sont fermeacutees au public et on nen peut visiter que les copies ce qui ocircte toute dimension eacutemotionnelle agrave la visite

Il reste cependant un autre bijou une grotte plus modeste mais encore visitable elle Pech-Merle dans le Lot aux oeuvres dateacutees de -29000 agrave -20000 ans Belle grotte du point de vue des concreacutetions geacuteologiques elle contient des images de mammouths de chevaux de mains en neacutegatif au pochoir mais aussi la trace dans le sol dun pas dadolescent vieille de plus de 10000 ans Pech-Merle est je lai dit encore ouverte au public contrairement agrave bien dautres alors ne tardez pas agrave y aller ccedila ne va pas durer

195

Reacutefeacuterences et lectures suggeacutereacutees

Beaucoup dindications bibliographiques sont donneacutees dans le texte en notes de bas de page en particulier pour les articles Si des reacutefeacuterences vous manquent nheacutesitez pas agrave me les demander

La plupart des livres citeacutes sont indiqueacutes dans le texte mecircme du cours sous forme abreacutegeacutee par exemple [COP-nnn] ougrave nnn (pas toujours indiqueacute) repreacutesente le numeacutero de la page Ce code se retrouve eacutegalement parfois dans les noms des fichiers image

Il manque probablement des livres dans cette liste il y en a aussi passablement en trop les sujets dont ils traitent nayant pas eu le temps decirctre abordeacutes en cours (ou les ouvrages reacutecemment deacutecouverts nayant pas encore trouveacute le chemin du cours) cette liste sert donc aussi de suggestion de lectures additionnelles

Pour les personnes qui seraient inteacuteresseacutees je possegravede la plupart des livres et pratiquement tous les articles citeacutes en notes de bas de page pour ces derniers cest en geacuteneacuteral sous forme de PDF que je peux vous fournir rapidement sur demande (rolandmaurerunigech) Une partie non neacutegligeable des ouvrages sont eacutegalement disponibles agrave la bibliothegraveque de la FPSE mais je nai pas eu leacutenergie de veacuterifier pour chacun dentre eux

Mise agrave jour de la bibliographie mai 2017

Sur leacutevolution en geacuteneacuteral

LEG Lecointre G Fortin C amp Guillot G (2009) Guide critique de lrsquoeacutevolution Paris Belin

Sur leacutethologieeacutecologie cognitive (ou la psychologie compareacutee) en geacuteneacuteral

BAL Balda RP Pepperberg IM Kamil AC (1998) Animal Cognition in Nature The Convergence of Psychology and Biology in Laboratory and Field San Diego Academic Press

DEW Dewsbury DA (1990) Contemporary issues in Comparative Psychology Sunderland Massachusetts Sinauer

DUK Dukas R (1998) Cognitive Ecology The Evolutionary Ecology of Information Processing and Decision Making University of Chicago Press

GER Gervet J Pratte M (1999) Eleacutements dEthologie Cognitive Du Deacuteterminisme Biologique au Fonctionnement Cognitif Paris Hermegraves

POU Pouydebat E (2017) Lintelligence animale Cervelle doiseaux et meacutemoire deacuteleacutephants Paris Odile Jacob

TOM Tommasi L Peterson MA amp Nadel L (2009) Cognitive Biology Evolutionary and Developmental Perspectives on Mind Brain and Behavior Cambridge Mass MIT Press

196

VAK Vauclair J Kreutzer M (2004) LEthologie Cognitive Paris Editions Ophrys

VAU Vauclair J (1996) Animal Cognition An Introduction to Modern Comparative Psychology Cambridge Mass Harvard University Press

WAB de Waal F (2016) Sommes-nous trop becirctes pour comprendre lintelligence des animaux Paris Les Liens qui Libegraverent

WAS Wasserman E A amp Zentall T R (Eds) (2006) Comparative cognition Experimental explorations of animal intelligence Oxford University Press

Sur leacutevolution des systegravemes nerveux

ALL Allman J (2000) Evolving Brains New York Scientific American Library

CAL Calvin WH (2004) A Brief History of the Mind From Apes to intellect and Beyond Oxford University Press

GEA Geary D C (2005) The Origin of Mind Evolution of Brain Cognition and General Intelligence Washington DC American Psychological Association

STR Striedter GF (2005) Principles of Brain Evolution Sunderland Mass Sinauer

Sur lorientation spatiale

DOL Dolins FL Mitchell RW (2010) Spatial Cognition Spatial Perception Mapping the Self and Space Cambridge University Press

DUD Dudchenko PA (2010) Why people get lost The psychology and neuroscience of spatial cognition Oxford University Press

GOL Golledge RG (1999) Wayfinding Behavior Cognitive Mapping and Other Spatial Processes Baltimore Johns Hopkins University Press

HEA Healy S (1998) Spatial Representation in Animals Oxford Oxford University Press

WAL Waller D Nadel L (2013) Handbook of Spatial Cognition Washington DC American Psychological Association

Sur leacutevolution des humains

GAL Gallien C-L (2002) Homo Histoire plurielle dun genre tregraves singulier Paris Presses Universitaires de France

PAT Patou-Mathis M (2006) Neanderthal Une autre humaniteacute Paris Perrin

Sur leacutevolution des humains regards particuliers

BJO Bjorklund DF Pellegrini AD (2002) The Origins of Human Nature Evolutionary Developmental Psychology Washington DC American Psychological Association

197

BOY Boyd R Richardson PJ (2005) The Origin and Evolution of Cultures Oxford University Press

BRA Bradshaw JL (2003 eacutedition originale en anglais 1997) Evolution Humaine Une Perspective Neuropsychologique Bruxelles De Boeck

COC Cochran G Harpending H (2009) The 10000 Year Explosion How Civilization Accelerated Evolution New York Basic Books

DON Donald M (1999) Les origines de lesprit moderne Trois eacutetapes dans leacutevolution de la culture et de la cognition Paris De Boeck

KAP Kappeler PM Silk JB (2010) Mind the Gap Tracing the Origins of Human Universals Heidelberg Springer

TOP Tommasi L Peterson MA Nadel L (2009) Cognitive Biology Evolutionary and Developmental Perspectives on Mind Brain and Behavior Cambridge Mass MIT Press

VAN Van der Henst JB Mercier H (2009) Darwin en tecircte LEvolution et les Sciences Cognitives Presses Universitaires de Grenoble

Sur leacutevolution des humains et la comparaison avec les primates non humains

COP Coppens Y Picq P (2002) Aux Origines de lHumaniteacute (volume 1) Paris Fayard

PIC Picq P Coppens Y (2002) Aux Origines de lHumaniteacute (volume 2) Paris Fayard

Sur la cognition chez les primates

LAD Ladygina-Kohts N N (2002 eacutedition originale 1935) Infant Chimpanzee and Human Child A Classic 1935 Comparative Study of Ape Emotions and Intelligence Oxford University Press

POV Povinelli DJ (2000) Folk Physics for Apes The Chimpanzees Theory of How the World Works Oxford University Press

PRE Premack D Premack A (2003) Le beacutebeacute le singe et lhomme Paris Odile Jacob

SAN Sanz CM Call J amp Boesch C (2013) Tool Use in Animals Cognition and Ecology Cambridge University Press

TOC Tomasello M Call J (1997) Primate Cognition Oxford University Press

Sur la cognition chez les chiens

HAW Hare B amp Woods V (2013) The genius of dogs how dogs are smarter than you think Penguin

MIK Mikloacutesi Aacute (2015) Dog behaviour evolution and cognition (2nd edition) Oxford University Press

198

Sur les eacutemotions chez les primates

DEW de Waal F (2006) Le singe en nous Paris Fayard Assez anecdotique il compare le comportement des humains et des grands singes en contrastant les chimpanzeacutes (notre face agressive) et les bonobos (notre versant doux et empathique)

SUS Sussman RW amp Cloninger CR (2011) Origins of Altruism and Cooperation New York Springer

Sur la question du langage

SAV Savage-Rumbaugh S (1986) Ape Language From Conditioned Response to Symbol Oxford University Press

Sur la question de la conscience

KOC Koch C (2004) The Quest for Consciousness A Neurobiological Approach Englewood Colorado Roberts amp Co

MOU Mounoud P Vinter A (1981) La reconnaissance de son image chez lenfant et lanimal Neuchacirctel Delachaux et Niestleacute

TER Terrace HS Metcalfe J (2005) The Missing Link in Cognition Origins of Self-Reflective Consciousness Oxford University Press

Sur les compeacutetences cognitives des oiseaux

EME Emery N (2016) Bird brain An exploration of avian intelligence Lewes UK Ivy Press

PEP Pepperberg IM (1999) The Alex Studies Cognitive and Communicative Abilities of Grey Parrots Cambridge Mass Harvard University Press

199

Notes personnelles

200

Page 3: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie

3

Table des matiegraveres

Partie A Mise en place 13

La continuiteacute humain ndash animal une illustration 13

Chez les marins La navigation agrave lestime 13

Le problegraveme 13

Proceacutedure additionner les segments 14

Primitives 15

Fonctions se situer construire la carte ou aller vers un but deacutejagrave connu 15

Chez ladulte etou lenfant linteacutegration du chemin 16

Inteacutegration du chemin chez la fourmi 17

Leacutetude de la continuiteacute entre lanimal et lhumain 17

Des traditions parallegraveles 18

Le deacutebut du 20egraveme siegravecle deux courants sopposent 19

Plusieurs tendances dans la psychologie compareacutee 19

Leacutethologie classique pense en termes deacutevolution 20

Programmes anthropocentrique et eacutecologique 24

Introduction agrave leacutevolution des cerveaux 25

Le cerveau protegravege de la variabiliteacute mais est coucircteux 25

Leacutevolution et les gegravenes 25

Les gegravenes homeacuteotiques 26

Rocircle initial du cerveau 27

La comparaison des cerveaux 27

Les cerveaux sont heacuteteacuterogegravenes 27

Les cerveaux preacutesentent neacuteanmoins des constantes 29

Une faccedilon simple de comparer des cerveaux 29

Allomeacutetrie et enceacutephalisation 30

Leacutemergence des systegravemes nerveux 31

Des animaux sans neurones 32

Repegraveres les temps geacuteologiques en bref 32

Leacuteleacutement de base le neurone 33

Lexplosion cambrienne 34

Les verteacutebreacutes 35

Des cordeacutes aux verteacutebreacutes 35

Evolution des yeux un miracle qui nen est pas un 35

Les yeux des verteacutebreacutes 36

4

La chimioreacuteception 36

Une structure en carte pour lanalyse visuelle 36

La myeacuteline une invention des verteacutebreacutes 37

Dautres innovations 38

Dautres grands cerveaux les ceacutephalopodes 38

Des convergences avec les verteacutebreacutes 38

Limitations aux cerveaux des poulpes 38

La conquecircte de la terre ferme 39

Un milieu hostile 39

Des amphibiens aux reptiles 39

Trois ligneacutees de reptiles 40

Lextinction permo-triassique 40

Des reptiles aux mammifegraveres 41

Lhomeacuteothermie un avantage et une contrainte 41

Des cynodontes aux mammifegraveres 42

Des adaptations particuliegraveres 42

Pourquoi les premiers mammifegraveres avaient-ils de plus grands cerveaux que les reptiles 44

Un cerveau complexe 44

Structure en couches 44

Des grands et des petits cerveaux 44

Des cartes partout 45

Pourquoi des cartes 45

Le cas des oiseaux 46

Des dinosaures agrave plumes des oiseaux agrave dents 46

Des similitudes et des diffeacuterences 47

Une intelligence plus rigide plus speacutecialiseacutee 48

Les mammifegraveres remplacent les dinosaures 49

Les mammifegraveres restent longtemps dans lombre 49

Leacuteveacutenement K-T 50

Les mammifegraveres survivent et prospegraverent 51

Partie B Orientation spatiale 53

Les arthropodes des cerveaux compacts et efficaces 53

Les capaciteacutes cognitives de Portia fimbriata 53

Linteacutegration du chemin de lanecdotique au Nobel 54

Linteacutegration du chemin chez les arthropodes 55

Lanimal aussi peut faire de la navigation agrave lestime 55

Darwin pose le problegraveme 55

5

Murphy Lideacutee dinteacutegration 56

Balises empiriques 56

Le retour peut ecirctre vectoriel sans recours agrave des traces ou des repegraveres 56

Le retour peut se faire par triangulation 57

Il existe une inteacutegration spatio-temporelle chez lanimal 57

Mittelstaedt suggegravere path integration 58

Fonctions de linteacutegration du chemin chez les arthropodes 59

Revenir au nid 59

Neacutegocier des deacutetours lors du retour 60

Plus geacuteneacuteralement retrouver le dernier point connu 60

Garder une recherche centreacutee 60

Anticiper les changements de perspective 61

Effet collateacuteral reacuteduction du trajet agrave une information transmissible 62

Seacutelectionner les repegraveres agrave apprendre 62

Deacuteclencher le rappel au bon moment 63

Une carte cognitive 64

Limitations de linteacutegration du chemin 65

Erreurs aleacuteatoires 65

Connaicirctre lincertitude 65

Deux volets agrave lIC acquisition traitement 66

Acquisition de linformation sur la composante lineacuteaire 66

Chez la fourmi surtout la proprioception 66

Chez labeille le flux visuel 67

Acquisition dinformation sur la composante angulaire 68

Le soleil comme boussole 68

La polarisation du ciel 69

Loeil-boussole polarisant de la fourmi 70

Percevoir la polarisation nest pas exceptionnel 71

Le mouvement azimutal doit ecirctre compenseacute 72

Traitement de linformation 73

La nature du calcul 73

Les structures ceacutereacutebrales en jeu 74

Partie C Compeacutetences cognitives de haut niveau 75

Lavegravenement des primates 75

Les primates actuels en bref 75

La place des primates 76

6

Classification moderne des primates deux sous-ordres 76

Les adaptations propres aux primates 77

Des modes de locomotions varieacutes 77

Des yeux vers lavant traitant la profondeur 77

La deacutetection du mouvement et de la forme 77

La vision trichromatique 78

Les esprits sont aussi des adaptations 79

La compeacutetition systegraveme digestifcerveau 79

Quelques repegraveres sur leacutetude cognitive des primates 81

Joni et Roody semblables et diffeacuterents 81

Les eacutetudes sur la cognition des primates 81

Les hominoiumldes 82

Lhumain un parmi les hominoiumldes 82

La premiegravere radiation des hominoiumldes 83

Le propre de lHomme 85

La bipeacutedie 85

La bipeacutedie preacutecegravede les autres caractegraveres 85

Le Rift seacutepare des zones climatiques et des espegraveces 86

La bipeacutedie nest pas une adaptation agrave la savane 87

Les australopithegraveques 88

Une bipeacutedie efficace 88

Reacutegime et vie sociale 89

Un cerveau un peu plus grand 90

Alors la bipeacutedie 90

Deux ligneacutees contemporaines 91

Le rocircle du climat 91

Encore dautres espegraveces 91

La culture oldowayenne 92

Les autres utilisateurs doutils 93

Fabrication et planification 94

Mais pourquoi seulement les chimpanzeacutes 95

Le reacutepertoire dutilisation doutils 96

Le reacutepertoire varie selon la population 97

Folk physics folk biology folk psychology 97

7

Theacuteorie de la causaliteacute physique chez les singes 97

Les eacutechecs des singes de Povinelli 98

Utilisation doutils chez les platyrrhiniens 98

Les capucins utilisent des outils 98

Les macaques utilisent aussi des outils en nature 99

Mais ont-ils une repreacutesentation correcte de la causaliteacute 100

Le test du tube agrave trappe 101

Les anthropoiumldes sont-ils meilleurs 101

Les expeacuteriences de Povinelli 102

Leacuteventuel rocircle de lexpeacuterience (donc de la culture) 102

Comment interpreacuteter les erreurs des chimpanzeacutes 103

Les humains font aussi des erreurs 103

Eviter les conclusions hacirctives 105

Mieux prendre en compte les comportements speacutecifiques 106

Leacutexpeacuterience de la trappe modifieacutee 107

Comment expliquer la diffeacuterence avec les autres eacutetudes 108

Pas seulement les primates les oiseaux aussi 108

Test du tube agrave trappe chez le corbeau freux 108

Les freux savent faire monter le niveau deau 109

Les corbeaux de Nouvelle-Caleacutedonie aussi 110

Causaliteacute physique outils et eacutevolution un retour rapide 111

Leacutevolution du cervelet 111

Les chondrychtiens et la causaliteacute physique 111

Des traditions chez lanimal 112

Les cultures ne se limitent pas aux outils 112

Une culture aussi chez les orangs-outans 113

Une tradition chez les baleines agrave bosse 113

Les macaques laveurs 114

Diffeacuterents regards sur la transmission culturelle 115

De la transmission culturelle chez les bourdons 115

Les meacutecanismes de transmission culturelle 116

Des situations denseignement 117

Enseignement de la chasse chez le chat 117

Enseignements instrumentaux chez les grands singes 117

Que penser de tout cela 118

Mise en relief du stimulus 118

8

Simple conditionnement 119

Eacutemulation (facilitation sociale) 120

Imitation lautre comme agent intentionnel 120

De limitation chezhellip les leacutezards 121

Chimpanzeacutes vs enfants relations physiques vs intentions 122

Mais les chimpanzeacutes peuvent imiter reacuteellement 122

Transmission culturelle artificielle en laboratoire 123

Imitation vs eacutemulation causes et conseacutequences 124

Leacutemulation est une strateacutegie pas une obligation 124

Limitation mais pas leacutemulation permet leacutevolution culturelle 125

Neurones miroirs et perception des intentions 127

Les macaques remarquent quon les imite 129

Complexiteacute sociale et cognition 130

Les espegraveces sociales ont des meacutecanismes cognitifs plus deacuteveloppeacutes 131

Chez les mammifegraveres lenceacutephalisation est lieacutee agrave la socialiteacute 131

Capaciteacutes cognitives des corvideacutes testeacutees en laboratoire 132

Utilisation de meacuteta-outils par des corbeaux 133

Mais lintelligence et la vie sociale ne suffisent pas 134

La culture agit en retour sur les meacutecanismes cognitifs 134

Une parenthegravese Le chien - comme lenfant 136

Imitation seacutelective chez lenfant 138

Chez les chiens aussi 138

Retour aux singes de Tomasello 139

Cortex preacutefrontal et utilisation doutils 139

Des outils quasi-oldowayens latelier des singes 140

Cognition sociale et Theacuteorie de lEsprit 141

Quatre espegraveces contemporaines 141

Erectus et les bifaces de lAcheuleacuteen 141

Homo ergaster erectus conquiert lAncien Monde 143

Caractegraveres 144

Quest-ce qui a pousseacute vers une augmentation du cerveau 144

Conseacutequences sociales 148

Retour aux chimpanzeacutes 148

Les primates et la vie en socieacuteteacute pourquoi 148

Chimpanzeacutes des relations entre macircles 149

Une reacuteelle collaboration 149

Le partage 150

9

La socieacuteteacute est source de conflits 151

La question de la theacuteorie de lesprit 153

La theacuteorie de lesprit 153

Une TE incomplegravete avant 4 ans 154

Mais tout de mecircme des compeacutetences preacutecoces 155

Une theacuteorie de lesprit ou pas chez les singes 158

Le rocircle du regard 159

Regard du papillon regard humain 159

Voir eacutemergence chez lenfant humain 159

Les expeacuteriences sur voir donc savoir 160

Les expeacuteriences de Povinelli 160

Les expeacuteriences de Tomasello 160

Rappel les trois controcircles 161

Repreacutesentations bas niveau haut niveau 161

Expeacuteriences sur suivre la direction du regard 162

Le rocircle reacutefeacuterentiel du regard 163

Les chiens agrave nouveau plus humains que les singes 163

Le chien sait-il quon le voit 164

Le chimpanzeacute sait aussi si on le voit ou pas 165

Une Theacuteorie de lEsprit peut-ecirctre mais laquelle 166

Comprendre que lautre sait pas que lautre croit 166

Mais lanalyse du regard semble indiquer autre chose 169

En conclusion Povinelli a agrave la fois raison et tort 169

De la Theacuteorie de lEsprit agrave la conscience 170

Homo erectus cegravede le pas agrave dautres hominineacutes 170

Les Neacuteandertaliens premiers Europeacuteens 171

Caractegraveres 172

Une mosaiumlque de caractegraveres 172

Un cousin lointainhellip et pas le seul 173

Une vie organiseacutee mais difficile 174

Pour finir la disparition 175

Une vie symbolique Tout lindique 177

Une conscience de la mort chez les chimpanzeacutes 179

Griffin un pionnier contesteacute 180

Les degreacutes de la conscience 180

Une conscience chez lanimal 181

Des ressemblances de perception inattendues 181

10

Ressemblance continuiteacute est-ce un argument 182

Philosophes 182

Pas de langage pas de conscience 182

Des concepts et meacutetaconnaissances sans langage 182

Concepts sociaux chez les macaques 183

Connaissance sur la connaissance 183

La conscience de soi 184

Un soi pour se repreacutesenter dans le contexte social 184

Conscience de soi et meacutemoire eacutepisodique 184

Mais les animaux aussi voyagent dans le temps 185

La reconnaissance de soi 187

Enfants 187

Cercopitheacutecoiumldes 189

Chimpanzeacutes 189

Le paradigme de la tache 190

Pourquoi une conscience de soi 190

Les origines phylogeacuteneacutetiques de la conscience de soi 191

Chez les primates 191

Dautres espegraveces sont hautement sociales 191

Conscience de soi chez les dauphins 191

Conscience de soi chez les eacuteleacutephants 192

Conscience de soi chez les pies 193

En fin de comptehellip 193

En guise de conclusion rapide 194

Sapiens le dernier des Homo 194

La progression du symbolique 194

Reacutefeacuterences et lectures suggeacutereacutees 195

Sur leacutevolution en geacuteneacuteral 195

Sur leacutethologieeacutecologie cognitive (ou la psychologie compareacutee) en geacuteneacuteral 195

Sur leacutevolution des systegravemes nerveux 196

Sur lorientation spatiale 196

Sur leacutevolution des humains 196

Sur leacutevolution des humains regards particuliers 196

Sur leacutevolution des humains et la comparaison avec les primates non humains 197

Sur la cognition chez les primates 197

Sur la cognition chez les chiens 197

11

Sur les eacutemotions chez les primates 198

Sur la question du langage 198

Sur la question de la conscience 198

Sur les compeacutetences cognitives des oiseaux 198

Notes personnelles 199

13

22022017

Partie A Mise en place

La continuiteacute humain ndash animal une illustration Lobjectif de ce cours eacutetant de montrer lexistence dune continuiteacute de traitement de linformation entre lanimal1 et lhumain nous verrons tout dabord un exemple utile par ailleurs pour la suite du cours de traitement cognitif dans le domaine spatial Ce traitement dinformation est dune part reacutealiseacute par les marins pour savoir ougrave ils sont lors de la navigation en haute mer (cest donc une compeacutetence explicite formaliseacutee enseigneacutee et apprise par certains humains) mais il est eacutegalement reacutealiseacute de maniegravere automatique et essentiellement inconsciente lors de la locomotion par les ecirctres humains finalement on trouve le mecircme meacutecanisme ou une variante aussi dans de tregraves nombreuses espegraveces animales parfois sous une forme extrecircmement sophistiqueacutee

Chez les marins La navigation agrave lestime

Le problegraveme

A leacutepoque des premiers grands navigateurs (15egraveme s) la carte du monde est encore en grande partie muette Les navigateurs comme Christophe Colomb en 1492 se lancent souvent dans linconnu Mais ils souhaitent tout de mecircme reporter leurs eacuteventuelles trouvailles sur la carte et plus encore ils souhaitent pouvoir revenir chez eux ensuite Pour cela ils doivent eacutevidemment connaicirctre leur position durant le voyage

Or au quinziegraveme siegravecle le GPS nexiste bien sucircr pas et la navigation astronomique est encore en grande partie impossible On connaicirct deacutejagrave depuis le 13egraveme siegravecle le compas (terme de marine pour boussole) magneacutetique2 mais la boussole ne donne que la direction de marche et ne renseigne pas du tout sur la position (lendroit ougrave on se trouve) Les instruments preacutecis permettant de faire le point (en particulier le sextant3 pour mesurer la latitude et des horloges de bord suffisamment preacutecises pour deacuteterminer la longitude4) napparaissent pas avant la fin du 18egraveme siegravecle

1 Pour ne pas alourdir le discours je ne vais pas faire la distinction comme on devrait normalement la faire entre humains et animaux non humains Animal fera reacutefeacuterence par deacutefaut agrave animal non humain 2 Lusage nautique de la magneacutetite (Fe3O4) est citeacute par Marco Polo en 1280 agrave la mecircme eacutepoque il en est aussi question dans les Sagas scandinaves Il y a donc deux thegraveses en concurrence selon lune la boussole aurait eacuteteacute inventeacutee en Chine transmise aux Arabes puis importeacutee en Europe par les Veacutenitiens selon lautre la boussole aurait eacuteteacute apporteacutee en Meacutediterranneacutee par les Normands au XIegraveme siegravecle 3 Loctant preacutecurseur du sextant permettant de deacuteterminer preacuteciseacutement la latitude a eacuteteacute inventeacute par John Hadley en 1731 le sextant en 1757 Lutilisation dhorloges preacutecises (chronomegravetres) pour la deacutetermination de la longitude date du second voyage de James Cook (1772-1775) 4 Pour meacutemoire la longitude est la coordonneacutee est-ouest Une horloge preacutecise (dite chronomegravetre) permet de la deacuteterminer en mesuranthellip le deacutecalage horaire Par deacutefinition de midi le soleil culmine agrave midi heure solaire locale On regarde lors de la culmination lheure indiqueacutee sur le

14

Lors du trajet exploratoire (laller) il est donc impossible dutiliser une information spatiale relative au lieu ougrave on se trouve (on est sur une carte muette au milieu de nulle part en des endroits non encore reacutepertorieacutes et on ne peut mecircme pas mesurer la latitude et la longitude) Si on na pas dinformation sur les lieux par contre on a des informations prises en route relatives au chemin parcouru Cest ces informations qui pendant des siegravecles ont permis aux marins ndash aventuriers vikings grands navigateurs europeacuteens ou explorateurs polyneacutesiens ndash de traverser dimmenses eacutetendues deau sans se perdre

Proceacutedure additionner les segments

Comment faisait-on donc pour connaicirctre sa propre position Pour lessentiel on estimait la direction de marche (agrave laide dune boussole du soleil des eacutetoiles de la direction de la houle de la direction des vents) et le chemin parcouru entre deux changements de cap ou changements de vitesse sur la base dune mesure du temps eacutecouleacute et pour la vitesse agrave laide de la voilure mise drsquoune estimation de la force du vent (sur la base de laspect des vagues) et aussi dun instrument simple appeleacute loch une sorte de bucircche au bout dune corde munie de nœuds reacuteguliers On jetait cet objet agrave leau et on comptait le nombre de noeuds qui deacutefilaient entre les mains de celui qui tenait la corde en un temps donneacute Les noeuds eacutetaient eacutetalonneacutes pour que le nombre qui passe soit directement traduisible en milles nautiques (1852 m) agrave lheure On dit encore filer huit noeuds pour un bateau qui va agrave 8 milles de lheure5

On utilisait de plus (en tout cas sur les navires des grands navigateurs) une meacutemoire de travail dans laquelle on pouvait facilement noter les directions et les vitesses estimeacutees linstrument appeleacute renard (traverse board en anglais) Leacutequipage y reportait agrave laide de chevilles disposeacutees sur les diffeacuterentes directions de la rose des vents les directions et les distances suivies pour chaque intervalle de mesure

Ensuite lofficier de bord responsable de la navigation reportait sur une carte (qui pouvait ecirctre vide dans le cas dun voyage dans linconnu) bout agrave bout ces

chronomegravetre de bord qui a eacuteteacute reacutegleacute dans le port de deacutepart Sil est midi sur le chronomegravetre cest quon est agrave la mecircme longitude que le port de deacutepart Si par exemple le chronomegravetre indique quatre heures de lapregraves-midi cest quon est agrave quatre heures de deacutecalage vers louest par rapport au port de deacutepart ou encore 424 du tour de la terre ndash autrement dit agrave la longitude de 60degouest relativement au port de deacutepart 5 Pour meacutemoire le mille nrsquoest pas une mesure arbitraire il correspond agrave une minute drsquoarc (un soixantiegraveme de degreacute) le long drsquoun grand cercle (lrsquoeacutequateur par exemple) la circonfeacuterence de la terre est donc de 360 x 60 = 21600 milles nautiques Cf wikipedia Loch vient du neacuteerlandais log (bucircche morceau de bois)()Les premiers lochs (loch agrave bateau) eacutetaient constitueacutes par un flotteur (triangle de bois appeleacute bateau lesteacute pour senfoncer perpendiculairement au sens davancement du navire) relieacute agrave une ligne dont les graduations eacutetaient constitueacutees par des nœuds espaceacutees de 1440 megravetres (47 pieds et 3 pouces mesure anglaise car les premiers lochs furent utiliseacutes par des anglais ) le bateau eacutetait lanceacute agrave la mer par larriegravere et on laissait filer la ligne une premiegravere longueur correspondait agrave la longueur du navire et est signaleacutee par un morceau de tissu la houache Lorsque la houache passait par dessus bord on deacuteclenchait le sablier et on comptait le nombre de nœuds qui deacutefilaient pendant 28 secondes ce nombre donne la vitesse du navire en nœuds En effet 1 nœud = 1 mille marin par heure soit 1 852 megravetres en 3 600 secondes soit agrave peu pregraves 15 megravetres en 30 secondes (1543 megravetres exactement) Cest pour tenir compte de lentrainement du bateau par le navire que leacutecart entre les nœuds eacutetait infeacuterieur agrave 15 megravetres

15

segments parcourus agrave vitesse et direction constantes (entre deux changements de vitesse ou de direction)

Chacun de ces segments eacutetant orienteacutes avec une longueur et une direction il sagit de vecteurs En les mettant bout agrave bout sur la carte depuis le point de deacutepart on obtient leur somme (ce qui eacutequivaut agrave reacutealiser graphiquement lopeacuteration daddition vectorielle en matheacutematique) Lextreacutemiteacute de cette somme de vecteurs donnait lestimation de la position actuelle relativement au point de deacutepart

Linversion de 180deg de cette somme donnait eacutevidemment eacutegalement un vecteur le cap agrave suivre pour revenir en ligne droite au point de deacutepart et la distance agrave parcourir

Primitives

En reacutesumeacute de quoi devait disposer un navigateur pour calculer sa position

Dun point de deacutepart clairement deacutefini (du voyage et du calcul)

Ensuite pour chaque segment rectiligne de parcours (a) dune information sur la direction de marche du navire indices directionnels comme le soleil le coucher et le lever de soleil les eacutetoiles le nord magneacutetique la direction du vent de la houle et (b) dune information sur la longueur du segment parcouru normalement en multipliant la vitesse instantaneacutee (mesureacutee pex en filant le loch) par le temps de parcours (obtenu agrave laide du sablier de lalternance des jours et des nuits)

Dune meacutemoire agrave (comparativement) court terme une meacutemoire de travail en fait pouvant contenir ces informations vectorielles le temps neacutecessaire agrave les utiliser dans le calcul subseacutequent Cette meacutemoire eacutetait simplement videacutee apregraves usage

Dune proceacutedure de calcul de la reacutesultante (typiquement en effectuant le report de chaque segment sur la carte au bon endroit cest-agrave-dire au bout du vecteur preacuteceacutedent) qui donne la position actuelle du navire sur la carte

Fonctions se situer construire la carte ou aller vers un but deacutejagrave connu

La fonction de base de la navigation agrave lestime est de savoir ougrave on est pour pouvoir revenir chez soi ndash une fonction eacutevidemment essentielle comme on le verra aussi plus loin chez lanimal

Une seconde fonction pour le navigateur est de pouvoir inscrire sur la carte agrave peu pregraves au bon endroit les repegraveres rencontreacutes ndash donc deacutetablir le contenu de la carte de construire la carte Pour porter sur la carte en 1492 les Indes Occidentales quil avait abordeacutees (les Antilles) Christophe Colomb a utiliseacute cette mecircme meacutethode il a estimeacute le chemin total parcouru (en direction et en distance) depuis la derniegravere terre connue et porteacutee sur la carte pour placer les Antilles sur la partie encore vide de celle-ci

Une fonction compleacutementaire est de viser un point deacutejagrave porteacute sur la carte Ainsi la cocircte dAfrique avait eacuteteacute cartographieacutee de proche en proche par des marchands naviguant le long des cocirctes (ce type de navigation quon appelle cabotage) Vasco de Gama sur la base de la carte eacutetablie auparavant par dautres que lui a ainsi pu naviguer agrave lestime vers un point connu de la cocircte dAfrique en 1497 plutocirct que de suivre la cocircte il a croiseacute au large et pris un trajet plus efficace tirant parti des vents du large

16

Chez ladulte etou lenfant linteacutegration du chemin

Un traitement cognitif implicite automatique et largement inconscient semblable agrave la navigation agrave lestime est agrave lœuvre lors de la locomotion chez lhumain suite agrave des travaux sur lanimal dans les anneacutees 80 on a nommeacute ce traitement particulier inteacutegration du chemin6 On le met en eacutevidence dans des expeacuteriences ougrave les sujets ne peuvent faire recours agrave des repegraveres visuels ou autres pour revenir agrave un point de lespace de locomotion En labsence de repegraveres le sujet ne peut se fonder que sur les informations lieacutees agrave son propre mouvement et sur une opeacuteration mentale dont on doit supposer quelle est isomorphe agrave lopeacuteration de calcul nommeacutee navigation agrave lestime

Bien que linteacutegration du chemin ait eacuteteacute eacutetudieacutee depuis des anneacutees chez lanimal elle a eacuteteacute relativement peu eacutetudieacutee chez lhumain et il nexiste agrave notre connaissance presque aucune donneacutee publieacutee sur ce processus au travers du deacuteveloppement de lenfant

Nous avons testeacute7 dans des expeacuteriences encore non publieacutees des sujets adultes jeunes des sujets acircgeacutes (70 ans env) et des enfants (1E et 6P entre autres) Dans tous les cas on a demandeacute au sujet de faire un trajet guideacute agrave deux segments les yeux bandeacutes et une protection auriculaire sur les oreilles et de revenir agrave son point de deacutepart (donc de fermer le triangle) On a releveacute les points darrecirct et calculeacute le centroiumlde8 de ces points qui traduit le comportement moyen du groupe de sujets pour

10 sujets jeunes (245 ans plusmn 35) apregraves un trajet de 35 m un coude puis 2 m

9 sujets acircgeacutes (704 ans plusmn 72) idem

20 enfants de 1E (premiegravere enfantine ou 1e Harmos)9 apregraves 6 m un coude puis 3 m

20 enfants de 6P (sixiegraveme primaire ou 8e Harmos) idem

Si ce traitement spatial est visiblement imparfait chez les 1E (qui partent neacuteanmoins agrave peu pregraves dans la bonne direction) il est nettement meilleur chez les 6P

Chez les adultes pour des trajets plus courts les jeunes ont une bonne performance mais elle est deacutegradeacutee agrave 70 ans Cette modification chez les personnes acircgeacutees est inteacuteressante car outre laugmentation de la dispersion typique des personnes acircgeacutees on y observe un biais vers le premier segment du trajet biais qui pourrait ecirctre adaptatif

6 Mittelstaedt M L amp Mittelstaedt H (1980) Homing by path integration in a mammal Naturwissenschaften 67(11) 566-567 7 Expeacuteriences faites sous la direction de R Maurer et Alan Pegna par Virginie Descloux ainsi quexpeacuteriences faites chez lenfant par Denis Gudet Nathalie Mottaz et Karin Hoegen 8 Ou centre de graviteacute des points correspondant au x moyen et au y moyen Lellipse dessineacutee est une ellipse de confiance la probabiliteacute que le centre de graviteacute pour la population se trouve quelque part dans cette ellipse est de 95 9 Les donneacutees des enfants (1E et 6P) repreacutesentent la superposition de trajets avec un coude vers la droite et un coude vers la gauche une moitieacute dentre eux eacutetant retourneacutes en miroir

17

Inteacutegration du chemin chez la fourmi

En septembre 2002 Ruumldiger Wehner alors directeur de lInstitut de Zoologie de lUniversiteacute de Zurich10 a reccedilu le prix Marcel Benoist la plus haute distinction scientifique de la Confeacutedeacuteration une sorte de Nobel suisse pour ses travaux sur la fourmi coureuse du deacutesert (genre Cataglyphis11)

Les fourmis du genre Cataglyphis ont coloniseacute tout le pourtour de la Meacutediterraneacutee Ce sont des fourmis dassez grande taille hautes sur pattes et facilement reconnaissables agrave leur abdomen releveacute (caracteacuteristiques qui sont toutes des adaptations agrave la chaleur) Leur deacuteplacement est particuliegraverement rapide (1 ms) Contrairement agrave beaucoup despegraveces de fourmis les Cataglyphis ne laissent pas de trace olfactive lors de leurs deacuteplacements (sans doute que dans les milieux extrecircmes coloniseacutes le vent et la chaleur effaceraient rapidement les traces de plus celles-ci ont un coucirct meacutetabolique et hydrique)

Le nid (signaleacute seulement par un trou dans le sol) est parfois situeacute dans des milieux extrecircmement hostiles plaines salines totalement deacutenudeacutees et sans repegraveres visuels notables Lors de leurs trajets exploratoires les ouvriegraveres quittent le nid individuellement et sen eacuteloignent pour lessentiel radialement mais avec des sinuements Lorsquelles trouvent de la nourriture (cadavre dinsecte ou miette deacuteposeacutee par lexpeacuterimentateur) elles sen emparent et reviennent directement au nid En raison de la tempeacuterature il est vital pour lanimal de revenir aussi vite que possible au nid sans quoi il meurt de chaud

Lors de ce retour il est manifeste que ces fourmis ne retracent pas le chemin parcouru agrave laller mais prennent la ligne droite (le plus court chemin) en direction du nid Ces excursions peuvent ecirctre extraordinairement longues (il faut se les repreacutesenter relativement agrave la dimension de lanimal environ un centimegravetre de long) Wehner a ainsi mesureacute un aller de 592 megravetres en zig-zag suivi dun retour quasi lineacuteaire de 140 m

Par quel moyen ces ouvriegraveres reacuteussissent-elles agrave revenir avec autant de preacutecision vers un point invisible quand aucun repegravere alentour ne permet de le localiser Lagrave aussi en faisant le mecircme calcul que le navigateur par addition vectorielle des segments de chemin dont la direction leur est fournie par le soleil utiliseacute comme boussole Autrement dit les fourmis remontent le vecteur qui va du nid agrave elles et quelles ont calculeacute en continu lors de leur trajet aller

Consideacuterant quil doit y avoir en plus une correction en route pour tenir compte du fait que le soleil se deacuteplace dans le ciel on ne manquera pas de seacutetonner de ce que peut faire un cerveau de fourmi qui a moins dun million de neurones

Leacutetude de la continuiteacute entre lanimal et lhumain Cest avec Aristote (4egrave s av JC) le preacutecepteur dAlexandre le Grand quest vraiment neacutee la classification des animaux12 Aristote eacutetait un excellent

10 Le site du groupe Wehner existe toujours (sept 2015) Cf httpwwwimlsuzhchresearchfgrzoolWehnerhtml Wehner a eacutegalement une page agrave lEcole Polytechnique Feacutedeacuterale de Zurich httpwwwneuroscienceethzchresearchsensory_systemswehner 11 Wehner a travailleacute sur plusieurs espegraveces Cataglyphis bicolor C fortis C albicans 12 Hippocrate (5egraveme s) avait cependant deacutejagrave fait une classification selon le reacutegime alimentaire

18

collationneur dobservations (il a rassembleacute les observations de nombreux naturalistes de leacutepoque) et comme dautres philosophes il eacutetait tregraves proche par moments dune penseacutee scientifique moderne

Dans ses eacutecrits la biologie et la psychologie sont intimement lieacutees Au cours de ses Enquecirctes concernant les animaux13 il a rassembleacute des descriptions portant sur pas moins de 540 espegraveces et trois livres sur un total de dix concernent la psychologie des animaux

Aristote a utiliseacute le mot grec psukhegrave14 (quon traduit souvent assez mal par acircme) pour deacutesigner le principe de vie (incluant toutes les fonctions vitales telles que la sensation la reproduction la locomotion la raison) Les plantes les animaux lhomme se distingueraient par leacutetendue de leurs fonctions (ainsi la raison noucircs15 nexisterait en forme aboutie que chez lhomme) les fonctions seraient indissociables du corps (sauf le noucircs) Autrement dit Aristote croyait en une continuiteacute animal-homme le long dune eacutechelle de complexiteacute des fonctions16 Pour lui la diffeacuterence eacutetait plutocirct quantitative mecircme en ce qui concerne lesprit et il la comparait agrave la diffeacuterence entre enfants et adultes () de la mecircme maniegravere quon observe chez les enfants les traces et graines de ce qui sera un jour des habitudes psychologiques abouties alors mecircme que psychologiquement un enfant ne diffegravere que peu au deacutepart dun animal

Des traditions parallegraveles

[CAS-12 ssq] Campan et Scapini dans leur manuel deacutethologie essaient de distinguer et de deacutetailler les filiations des diffeacuterents courants de penseacutee (agrave vrai dire tregraves imbriqueacutes les uns dans les autres) qui reacutegissent leacutetude du comportement animal degraves les 17egraveme et 18egraveme siegravecle Pour simplifier on peut voir deux grandes tendances

Dune part le courant issu de la tradition naturaliste remontant agrave Aristote parmi ses repreacutesentants Georges-Louis Leclerc Comte de Buffon (1707-1788) met 40 ans agrave eacutecrire agrave raison de huit heures par jour une Histoire Naturelle en 36 volumes Reneacute Antoine de Reacuteaumur (1683-1757) linventeur du thermomegravetre publie 6 volumes sur les insectes il eacutetudie aussi les poissons et les fourmis17 Inteacutegrant ensuite la theacuteorie darwinienne ce courant va donner naissance agrave leacutethologie naturaliste18 de la fin du 19egraveme siegravecle et du deacutebut du 20egraveme

Dautre part le courant issu de la philosophie meacutecaniciste de Reneacute Descartes (1596-1650) qui donnera naissance agrave lapproche neurophysiologique19 et de lagrave agrave

13 Περὶ Τὰ Ζῷα Ἱστορίαι litteacuteralement enquecirctes sur les animaux 14 ψυχή 15 Du grec νοῦς prononceacute no-ouss ou nouss 16 Lideacutee deacutechelle de complexiteacute saccompagnait dune ideacutee deacutechelle dans la perfection lhomme eacutetant consideacutereacute plus parfait que les autres ecirctres Ce type de penseacutee perdure jusquagrave nous avec lideacutee que lhomme est plus adapteacute etc alors queacutevidemment toutes les espegraveces sont adapteacutees agrave leur milieu (au sens large) sans quoi elles ne seraient plus lagrave 17 Et dautres encore comme Georges Leroy (1723-1789) qui est le premier agrave deacutecrire le comportement en pratiquant une eacutethologie de forme moderne (en deacutepassant les clivages taxonomiques et en sinteacuteressant au comportement comme expression de compeacutetences) 18 Spalding Fabre Wheeler Craig von Uexkuumlll Heinroth von Frisch Tinbergen Lorenzhellip 19 pex La Mettrie Galvani (1737-1798) qui montre la nature eacutelectrique de linflux nerveux leacutecole reacuteductionniste allemande Muumlller (les processus vivnants peuvent ecirctre deacutecrits en termes de lois)

19

lapproche expeacuterimentale du comportement (psycho-physique20 puis psychologie animale expeacuterimentale21 puis psychologie comparative expeacuterimentale22 et beacutehaviorisme23)

Le deacutebut du 20egraveme siegravecle deux courants sopposent

[GOO-11] Dans la suite des deux traditions mentionneacutees plus haut on observe dans la premiegravere moitieacute du 20egraveme siegravecle une scission seacutevegravere entre deux faccedilons opposeacutees deacutetudier le comportement scission mateacuterialiseacutee par lOceacutean Atlantique de part et dautre de cet oceacutean les questions de base sur le comportement neacutetaient mecircme pas identiques

Les eacutethologues objectivistes (dits classiques) dont le repreacutesentant le plus connu est certainement Konrad Lorenz (1903-1989 prix Nobel en 1973) posent la question des meacutecanismes du comportement de sa fonction et de son eacutevolution Ils eacutetudient les comportements inneacutes dans de nombreuses espegraveces (notamment afin de saisir les diffeacuterences et les points communs) et pour comprendre la fonction normale du comportement ils essaient souvent deacutetudier lanimal dans son habitat naturel ou dans des environnements simulant cet habitat naturel

La psychologie compareacutee et particuliegraverement leacutecole beacutehavioriste de John B Watson (1878-1958) et Burrhus F Skinner (1904-1990) met par contre laccent sur les meacutecanismes et le deacuteveloppement du comportement A ce titre ils eacutetudient surtout lapprentissage Ils sont agrave la recherche de lois geacuteneacuterales du comportement (sans soccuper de leacutevolution des comportements) et pensent que le comportement doit ecirctre eacutetudieacute de maniegravere controcircleacute dans un laboratoire Tregraves peu despegraveces les inteacuteressent essentiellement le rat surmulot (dans sa version de laboratoire) Rattus norvegicus et le pigeon Columba livia ces animaux ne sont que des instruments pour eacutetudier les meacutecanismes et on ne sinteacuteresse donc pas agrave leur bagage comportemental inneacute24

Plusieurs tendances dans la psychologie compareacutee

[DEW25-431] Comme on le voit ci-dessus on assimile volontiers la psychologie compareacutee historiquement au beacutehaviorisme contre lequel leacutethologie classique

Helmholtz Plus tard Sherrington (1857-1952) et Setchenov (1829-1905) dont les travaux sur les reacuteflegravexes seront poursuivis par Pavlov 20 Weber (1795-1878) mesure la vitesse de linflux nerveux et deacutecrit linhibition nerveuse Il fonde la psycho-physique Fechner (1801-1887) eacutetablit la relation entre intensiteacute du stimulus et intensiteacute de la sensation 21 Thorndike (1874-1949) il introduit les meacutethodes expeacuterimentales quantitatives en psychologie deacutebut de lexpeacuterimentation dans des environnements controcircleacutes apprentissage par essai et erreur dans des boicirctes (lanimal doit presser un levier pour obtenir une reacutecompense) Le rat blanc de laboratoire devient un sujet classique Ivan Petrovich Pavlov (1849-1936) deacutecouvre le conditionnement 22 Loeb Jennings plus tard Koumlhler et Koffka (psychologie de la forme ou Gestalt) 23 Watson (1878-1953) geacuteneacuteralise le scheacutema S-R agrave tous les comportements de toutes les espegraveces et cherche agrave eacutetablir les lois de ce scheacutema Burrus Frederic Skinner (1904-) Hull Tolman 24 De plus deacutesireux de seacuteloigner de la psychologie de lintrospection et de ses piegraveges et de faire une psychologie calqueacutee sur les sciences dures fondeacutee sur des entiteacutes clairement observables et mesurables les beacutehavioristes renoncent totalement agrave eacutetudier la cognition par essence non mesurable puisque interne Seul le lien entre les observables (stimuli et reacuteponses) les inteacuteresse 25 [DEW] Dewsbury DA (1990) Contemporary issues in Comparative Psychology Sunderland Massachusetts Sinauer

20

objectiviste seacutetait reacutevolteacutee Mais en fait [DEW-432] il y avait diverses tendances dans la psychologie compareacutee Celle-ci eacutetait neacutee en reacutealiteacute avec Darwin (cf lExpression des Emotions chez lAnimal et chez lHomme)

Ainsi une ligne de penseacutee (celle de George Romanes un eacutelegraveve de Darwin) de la psychologie compareacutee explorait la conscience et le fonctionnement mental cherchant agrave mettre en eacutevidence la continuiteacute existant entre animaux et humains C Lloyd Morgan J Lubbock EL Thorndike travaillegraverent dans cette optique

Une autre ligne sinteacuteressait agrave la question nature-culture autrement dit agrave la question de linneacute et de lacquis et donc des instincts Douglas Spalding James Mark Baldwin et mecircme John B Watson firent partie de ces penseurs Les psychologues sinteacuteressegraverent eacutegalement par voie de conseacutequence agrave la fonction du comportement en lien avec laccent mis par Darwin sur ladaptation Et dans les anneacutees 30 et 40 leacutethologie est venue eacutepauler la psychologie compareacutee tout en sopposant agrave lapproche beacutehavioriste

01032017

Leacutethologie classique pense en termes deacutevolution

Autant la psychologie compareacutee neacutegligeait dans la majoriteacute des cas lhistoire eacutevolutive des meacutecanismes quelle eacutetudiait autant la relation entre eacutethologie naturaliste et eacutevolution eacutetait profonde et intime En effet dans le programme de leacutethologie il sagissait deacutetudier linstinct donc les comportements inneacutes qui dit inneacute dit transmis de geacuteneacuteration en geacuteneacuteration et donc on ne pouvait faire abstraction de linteraction comportement-eacutevolution Sagissant de la cognition dans une approche eacutethologique on sera ameneacute agrave reacutefleacutechir agrave (1) limpact de leacutevolution sur la cognition et (2) limpact de la cognition sur leacutevolution Pour ce second point pensons au fait que si un animal voit son comportement modifieacute par lapprentissage et que cela lui permet de davantage se reproduire alors on comprend bien que la cognition influence aussi leacutevolution en une interaction complexe26

La danse des abeilles et son eacutevolution

Un bel exemple dapproche eacutevolutive dun comportement de traitement de linformation issu de leacutethologie classique est celui du deacutecryptage de la danse des abeilles

Labeille est probablement europeacuteenne agrave lorigine et faisait alors des nids ouverts Ces espegraveces ont eacuteteacute expulseacutees dEurope quand le climat sy est deacuteteacuterioreacute et se sont installeacutees en Asie du Sud-Est Par la suite une espegravece sest adapteacutee aux climats plus tempeacutereacutes cette espegravece ndash lancecirctre de cerana et mellifera ndash a ducirc revenir coloniser vers louest du cocircteacute de la Mer Caspienne Deux populations ont pu alors ecirctre seacutepareacutees par le climat aride du plateau central iranien Ainsi ces deux espegraveces ont divergeacute (il y a donc peu de temps elles sont geacuteneacutetiquement isoleacutees mais il ny a pas de barriegraveres empecircchant laccouplement entre espegraveces et il ny a pas non plus de zones sympatriques) Mellifera est agrave louest du deacutesert iranien et a coloniseacute lArabie et lAfrique Cerana reste agrave lest Ces deux espegraveces ont ensuite

26 Voir par exemple Nolfi S Parisi D amp Elman J L (1994) Learning and evolution in neural networks Adaptive Behavior 3(1) 5-28

21

divergeacute en diverses races mais elles sont trop reacutecentes pour que ces races soient devenues des espegraveces agrave part entiegravere

Lorsquelle sort du nid (de la ruche pour les abeilles domestiques) labeille butineuse calcule en continu la reacutesultante de ses deacuteplacements comme la somme vectorielle des eacuteleacutements du chemin parcouru (on retrouve donc ici la navigation agrave lestime ou inteacutegration du chemin) la direction de chacun des vecteurs quelle additionne lui est donneacutee par reacutefeacuterence agrave la direction du soleil la longueur probablement en grande partie par le flux visuel

Ce vecteur-somme calculeacute agrave laller lui permet une fois la nourriture trouveacutee de revenir au nid par le plus court chemin en ligne droite comme la fourmi du deacutesert Dans le nid et pour autant que la source de nourriture en vaille la peine leacuteclaireuse va recruter des autres abeilles pour aller au mecircme endroit chercher le nectar ou le pollen Ce recrutement pourrait faire appel agrave la vision (les autres abeilles suivraient visuellement la premiegravere lorsquelle revient agrave la nourriture) ou agrave lolfaction (via des pheacuteromones de recrutement eacutemises en vol par la premiegravere) On sait que cest en partie le cas mais lessentiel du recrutement semble passer par un comportement eacutetonnant la danse des abeilles sur un des rayons de la ruche verticaux et plongeacutes dans lobscuriteacute

Forme de la danse et information transmise

Karl von Frisch qui obtiendra en 1973 le prix Nobel avec les eacutethologues Konrad Lorenz et Niko Tinbergen recourt degraves 1919 agrave une technique de conditionnement pour comprendre la fonction exacte de cette danse

Les abeilles sont entraicircneacutees individuellement agrave butiner une source de sirop de sucre quon eacuteloigne de plus en plus de la ruche jusquagrave la position deacutesireacutee27 Cette source nest au deacutepart pas tregraves riche ce qui fait quil ny aurait pas avantage agrave recruter dautres abeilles pour la mecircme source Une fois labeille bien entraicircneacutee agrave faire le trajet la source de nourriture est rendue plus riche la butineuse va donc vouloir recruter dautres abeilles Au moment ougrave elle rentre agrave la ruche elle va se mettre agrave danser sur le rayon

Von Frisch observe deux formes de la danse une danse en rond bidirectionnel qui dure une trentaine de seconde et une danse en huit dont la partie centrale est assortie dun freacutetillement agrave 13 Hz (waggle dance) Von Frisch pensait au deacutepart que le type de danse deacutependait simplement de la nourriture et que le recrutement eacutetait olfactif

En 1944 il deacutecouvre accidentellement que la danse en rond se produit pour une source plus proche que 90 m si la source est plus lointaine il y a toujours danse en huit De plus il observe que la dureacutee de la phase freacutetillante (le nombre de freacutetillements ce qui modifie donc la dureacutee de tout le huit) augmente avec la distance agrave la source

Von Frisch se dit alors que la direction doit ecirctre indiqueacutee aussi Il observe que diffeacuterentes abeilles dansent sous diffeacuterents angles et fait des expeacuteriences avec ses sources de nourriture mises dans diffeacuterentes directions depuis la ruche Il constate que la partie rectiligne de la danse au milieu du 8 (lagrave ougrave labeille freacutetille) fait avec la verticale (le zeacutenith) le mecircme angle que la source avec le soleil

27 A raison de 25 de plus par eacutetape on peut ainsi les faire voler jusquagrave 13 km

22

Transmettant la direction et la distance agrave la nourriture la danse traduit donc directement le vecteur reacutesultant de linteacutegration du chemin (et alors le chemin le plus court de la ruche agrave la source mecircme si lors de ses trajets preacutealables la danseuse avait fait des deacutetours en route)

Se reacutefeacuterant agrave des sujets eacuteloigneacutes dans le temps et dans lespace et reposant sur des conventions arbitraires (zeacutenith = direction du soleil un freacutetillement = un certain nombre de megravetres) la danse peut ecirctre consideacutereacutee comme un langage simple non geacuteneacuteratif (il ne peut dire quune seule cateacutegorie de choses)

Ce moyen de communication semblait invraisemblable pour un animal ayant moins dun million de neurones et des chercheurs se sont opposeacutes aux conclusions de von Frisch en mettant en avant des insuffisances de sa meacutethode La preuve deacutefinitive de lexistence de ce langage est venue dans les anneacutees 80 dune part par des expeacuteriences tregraves subtiles de James L Gould (il arrivait agrave faire en sorte que le code des danseuses et celui des spectatrices soit deacutecaleacute en angle28 et cela donnait donc une erreur preacutevisible lors des sorties des butineuses recruteacutees) dautre part agrave laide de labeille-robot de Michelsen Lindauer et al gracircce agrave laquelle on pouvait envoyer agrave loisir les butineuses agrave dans des directions et agrave des distances choisies arbitrairement

Hypothegraveses sur leacutevolution de la danse

Lapproche de la reconstruction de la phylogenegravese des comportements repose sur une logique simple un trait commun agrave deux espegraveces doit avoir existeacute chez un ancecirctre commun avant que les deux ligneacutees (menant agrave ces deux espegraveces) ne divergent

Von Frisch a commenceacute par consideacuterer les espegraveces actuelles du genre Apis A part mellifera qui danse agrave la verticale dans le noir il existe en Asie trois espegraveces dabeilles tropicales cerana qui fait de mecircme (rayons verticaux agrave linteacuterieur des arbres creux) dorsata une abeille geacuteante qui danse agrave la verticale mais sur des rayons ouverts et florea une abeille naine qui danse agrave lhorizontale sur des rayons eux aussi ouverts

Von Frisch eacutetait parti de lideacutee que labeille actuelle a eacutevolueacute dun ancecirctre ressemblant agrave Apis florea Il sest fondeacute pour cela sur des traits morphologiques et concernant le comportement sur la logique mentionneacutee ci-dessus En effet aussi bien dorsata que mellifera peuvent si on les y force danser agrave lhorizontale et utiliser les repegraveres ceacutelestes comme florea

28 Cette expeacuterience complexe repose sur le fait (1) dune part que si on met une lampe agrave linteacuterieur de la ruche les abeilles vont lutiliser comme reacutefeacuterence (plutocirct que la verticale) pour danser et (2) dautre part que les ocelles situeacutees sur le sommet de la tecircte modulent la sensibiliteacute de labeille agrave la lumiegravere Si les ocelles sont recouvertes de peinture opaque la sensibiliteacute de labeille chute (mais cela ne lempecircche pas de butiner en utilisant le soleil) Si labeille danseuse a les ocelles recouvertes et que la lampe inteacuterieure nest pas trop forte elle va utiliser la verticale comme reacutefeacuterence Les spectatrices elles nayant pas les ocelles recouvertes vont utiliser la lampe comme reacutefeacuterence Degraves lors danseuse et spectatrice emploient deux codes diffeacuterents et si la position de la lampe nest pas congruente avec la verticale on peut injecter chez les recruteacutees une erreur preacutevisible elles iront donc chercher la nourriture dans une direction entacheacutee de cette erreur ce quon peut veacuterifier en disposant des sources de nourriture en cercle autour de la ruche

23

Apis florea danse agrave lhorizontale sur le sommet dun rayon ouvert elle pointe vers la nourriture et pour orienter sa danse elle utilise les repegraveres visibles dans le ciel Si on force des florea agrave danser agrave la verticale elle pointent leur danse autant que possible en direction de la nourriture

Von Frisch supposa que la danse avait deacutemarreacute comme cela sur une surface horizontale et que le preacutecurseur de la danse eacutetait la preacuteparation au deacutecollage (qui est aligneacutee avec la cible) si les ouvriegraveres salignaient pour deacutecoller ce geste aurait pu devenir par ritualisation les fondements de la danse Le freacutetillement aurait pu correspondre agrave la ritualisation du vol lui-mecircme (les abeilles volent toujours en zig-zag) et de leacutechauffement qui preacutecegravede le vol En fin de compte la danse serait devenue une sorte de miniature du vol lui-mecircme

Il fallait ensuite expliquer le passage agrave la verticale Cela est neacutecessaire pour labeille geacuteante qui construit ses immenses rayons suspendus sous des branches Von Frisch a supposeacute que la transposition a exploiteacute une tendance commune des insectes de convertir sans raison apparente un angle de marche relatif au soleil en un angle de marche relatif agrave la verticale dans le noir (mecircme notre coccinelle le fait avec parfois des erreurs de signe) Lagrave aussi la ritualisation aurait nettoyeacute ce comportement pour le rendre ideacuteal agrave la communication

Selon cette deacutemarche de Von Frisch larbre eacutevolutif du genre Apis serait donc le suivant (avec les donneacutees temporelles issues de la paleacuteontologie)

- 1rsquo000rsquo000

-500rsquo000

-10rsquo000 agrave -100rsquo000

A mellifera

A cerana

A dorsata

A florea

La danse (horizontale agrave ciel ouvert pointant directement vers la nourriture) serait apparue il y a plus de 1 million danneacutees chez les ancecirctres communs de A florea et des autres apideacutes (puisque dorsata et mellifera peuvent aussi danser comme cela) sur la base sune ritualisation de diffeacuterents eacuteleacutements de comportement (mouvements dintention preacuteparation au vol effet comportemental de leffort ducirc au vol voir ci-dessus) Avant la divergence de dorsata et des autres il y aurait eu transposition de la danse dans un autre systegraveme de reacutefeacuterence (la verticale) peut-ecirctre par mise en service dans une nouvelle fonction deacuteleacutements comme la tendance observeacutee chez la coccinelle tendance quil faut alors supposer preacutesente chez cette abeille ancestrale Avant la divergence de cerana et mellifera il y a eu reacutecupeacuteration eacutevolutive des vibrations de preacutechauffage de la musculature mueacutees en son pour ces espegraveces qui non seulement dansent agrave la verticale mais dans le noir

24

Effectivement des travaux bien posteacuterieurs agrave ceux de Von Frisch portant sur des informations geacuteneacutetiques (similariteacute de certaines proteacuteines) ont permis de reconstruire un arbre eacutevolutif tout agrave fait semblable agrave celui de Von Frisch Son arbre eacutevolutif est en effet exactement isomorphe agrave celui quon eacutetablirait agrave partir des diffeacuterences dans les acides amineacutes qui composent la meacutelitine principale proteacuteine du venin dabeille Mellifera et cerana ont exactement la mecircme meacutelitine il y a deux diffeacuterences avec dorsata et encore trois autres avec florea [MEN-13]

Programmes anthropocentrique et eacutecologique

Pourquoi souhaite-t-on comparer des espegraveces animales quant agrave leurs meacutecanismes cognitifs La reacuteponse nest pas unique En effet dans lapproche cognitive de lanimal il y a deux programmes tout agrave fait diffeacuterents29 opposeacutes mais compleacutementaires et traduisant toujours lopposition historique dans les maniegraveres daborder lanimal vue plus haut (1) le programme anthropocentrique comprendre lhumain en utilisant lanimal comme modegravele (2) le programme eacutecologique comprendre lanimal dans un contexte biologique

caracteacuteristique (1) programme anthropocentrique

[cf approche meacutecaniciste]

(2) programme eacutecologique

[cf approche naturaliste]

but eacutetudier la continuiteacute et la geacuteneacuteraliteacute des processus cognitifs entre espegraveces

eacutetudier limpact de leacutevolution sur la cognition comprendre la cognition comme un pheacutenomegravene biologique

pheacutenomegravenes analyseacutes cognition animale dans des tacircches suggeacutereacutees par ce que font les humains

processus cognitifs utiliseacutes par les animaux en nature

espegraveces compareacutees espegraveces distantes humain vs non-humains

espegraveces proches avec des niches ou besoins divergents espegraveces eacuteloigneacutees avec des niches convergentes

lien avec les neurosciences

indication de continuiteacute justifiant les modegraveles animaux

comprendre leacutevolution des meacutecanismes ceacutereacutebraux

Dans ce contexte leacutetude de certains meacutecanismes spatiaux communs aux fourmis et aux humains se reacutefegravere eacutevidemment agrave un programme anthropocentrique quant agrave leacutetude des singes anthropoiumldes qui fera lobjet de la 2egraveme partie du cours elle se situe plutocirct dans le programme eacutecologique ou entre-deux

29 Shettelworth 1993 aussi [SHE] (1998) p 17

25

Introduction agrave leacutevolution des cerveaux

Le cerveau protegravege de la variabiliteacute mais est coucircteux

Pour survivre30 et se reproduire un organisme doit pouvoir eacuteviter les dangers trouver de la nourriture obtenir les faveurs dun partenaire Or la distribution des ressources et des dangers varie dans lrsquoespace et le temps En deacutepit de cette variabiliteacute les reacuteponses de lorganisme doivent cependant ecirctre adaptatives il y a donc pour lorganisme un avantage agrave pouvoir preacutedire les variations

A ce titre les cerveaux sont des protections contre la variabiliteacute On constate dailleurs que quand les ressources sont rares quand elles sont hautement variables quand lrsquoorganisme a de forts besoins en eacutenergie quand il doit survivre longtemps pour se reproduire alors les cerveaux sont geacuteneacuteralement grands et complexes

Une meacuteta-analyse31 montre bien ce rocircle du cerveau ndash une machine agrave survivre ndash chez les oiseaux Dans les populations doiseaux eacutetudieacutees (303 populations issues de 224 espegraveces de zones polaires tempeacutereacutees et tropicales) il y a une correacutelation claire entre taille relative du cerveau et taux de mortaliteacute annuelle plus le cerveau est grand moindre est la mortaliteacute Une correacutelation ne donne pas la direction du lien causal (il se pourrait que les oiseaux agrave plus grande longeacuteviteacute aient plus de temps de deacuteveloppement agrave disposition pour la croissance de leur cerveau) mais les auteurs en consideacuterant les diffeacuterentes situations eacutecologiques des populations ont pu montrer que cest bien la taille du cerveau qui influence la survie et pas le contraire

Les cerveaux et les gros cerveaux en particulier sont donc avantageux mais ils sont aussi coucircteux Les neurones coucirctent beaucoup drsquoeacutenergie et les cerveaux sont en compeacutetition avec les autres organes pour lrsquoeacutenergie disponible Ils sont coucircteux aussi dune autre maniegravere les grands cerveaux mettent longtemps agrave maturer ce qui ralentit la reproduction Il ressort de tout cela que les animaux agrave grand cerveau sont rares

Mais il existe quand mecircme des cerveaux et mecircme de grands cerveaux Quelle est lhistoire des cerveaux Peut-on avoir une ideacutee de certains meacutecanismes qui auraient conduit agrave lenceacutephalisation au cours de leacutevolution Comment comprendre aussi la multiplication des structures ceacutereacutebrales larchitecture de ces structures ou la lamination du cortex

Leacutevolution et les gegravenes

Les gegravenes32 existent en variantes nommeacutees allegraveles Ces gegravenes sont passeacutes dune geacuteneacuteration agrave lautre et les variantes causent des diffeacuterences en morphologie et en

30 Lessentiel de ce cours est agrave lorigine repris parfois verbatim du livre Evolving Brains dAllman [ALL] avec de nombreux ajouts 31 Sol D Szeacutekely T Liker A amp Lefebvre L (2007) Big-brained birds survive better in nature Proceedings of the Royal Society B 274 763-769 32 Avec tout ce quon deacutecouvre progressivement sur lactiviteacute reacutegulatrice des parties dites non codantes du geacutenome cest-agrave-dire ces parties situeacutees entre les gegravenes proprement dits (ces parties codant pour des proteacuteines) il est probable quil faudra revoir la terminologie peut-ecirctre en eacutetendant la notion de gegravene agrave lensemble des parties du geacutenome qui sont transcrites en ARN jouant un rocircle actif

26

comportement qui agrave leur tour produisent des diffeacuterences en potentiel reproductif Cest au travers de ce meacutecanisme quagit leacutevolution les allegraveles qui donnent de meilleures chances de reproduction agrave leurs porteurs se reacutepandent progressivement dans la population

La variabiliteacute geacuteneacutetique peut provenir en quelque sorte de linteacuterieur lors des meacutecanismes lieacutes agrave la reproduction (geacuteneacuteration des gamegravetes par meacuteiose) il peut y avoir crossing-over (ce qui revient agrave prendre un paquet de cartes et les meacutelanger) deacuteleacutetion (ce qui eacutequivaut agrave supprimer des cartes) etc

Les deux cas preacuteceacutedents napportent jamais de nouvelle carte dans le paquet [ALL-50] Comment de nouveaux gegravenes programmant de nouvelles fonctions peuvent-ils apparaicirctre Uniquement de lexteacuterieur par mutation Cependant un gegravene qui mute perd probablement sa fonction originelle ou agrave tout le moins cette fonction est diminueacutee Comme cette fonction a certainement une importance ce gegravene muteacute qui rend lorganisme non (ou moins) viable va ecirctre eacutelimineacute avant davoir pu en quelque sorte ecirctre essayeacute A priori les mutations donc ne devraient pas pouvoir donner lieu agrave des changements eacutevolutifs

Les gegravenes homeacuteotiques

Cependant sil y a duplication du gegravene (avant la mutation) il y a alors deux copies une peut continuer agrave assurer ses fonctions usuelles lautre est libre de deacutevelopper une nouvelle fonction via la seacutelection naturelle La duplication de gegravenes permet de fait au geacutenome daugmenter sa capaciteacute en information33 puisque le gegravene originel continue agrave assurer une fonction et que le gegravene nouveau peut assurer une fonction suppleacutementaire

Ce meacutecanisme qui permet lapparition de changements radicaux au cours de leacutevolution avait eacuteteacute pressenti par William Bateson (1894) il suggeacutera que la reacuteplication de structures (quil appela homeacuteosis) pourrait ecirctre agrave la base de leacutemergence de nouvelles espegraveces

Bien plus tard Calvin Bridges un collegravegue de Thomas Hunt Morgan deacutecouvrit la premiegravere mutation de gegravenes causant une duplication de structures chez la drosophile (duplication du 2egraveme segment thoracique qui porte les ailes les individus porteurs de cette mutation au lieu davoir une paire dailes et une paire de haltegraveres ont deux segments avec des ailes)

Edward B Lewis (Nobel 1995) reacuteussit agrave identifier les gegravenes homeacuteotiques ou gegravenes Hox ces gegravenes qui reacutegulent larchitecture de deacuteveloppement et conccedilut lideacutee quils eacutetaient les reacutepliques dun gegravene primordial dont la fonction eacutetait de reacuteguler le deacuteveloppement embryonnaire

Comme on peut sy attendre sagissant de reacutepliques dun gegravene les gegravenes homeacuteotiques contiennent une seacutequence commune appeleacutee homeobox ou boicircte homeacuteotique Le produit de cette seacutequence appeleacute homeacuteodomaine est une

33 La question de linformation contenue dans le geacutenome nest pas simple il ne suffit pas de compter les paires de bases En effet certaines seacutequences sont purement aleacuteatoires et ne contiennent aucune information (elles ne sont pas utiliseacutees par lorganisme) alors que les seacutequences hautement conserveacutees qui exercent une fonction importante contiennent une information maximale soit 2 bits par paire de bases (puisquil y a 4 nucleacuteotides diffeacuterents) On ne peut pas parler de linformation contenue dans le geacutenome sans consideacuterer comment cette information potentielle se traduit dans le deacuteveloppement et le fonctionnement de lorganisme

27

seacutequence de 60 acides amineacutes qui agissent sur lexpression (activation deacutesactivation) dautres gegravenes agrave la maniegravere dune main qui glisserait le long de lADN identifierait des seacutequences-cleacutes et activerait ou deacutesactiverait alors le gegravene qui suit la cleacute

Il est inteacuteressant de constater que les gegravenes homeacuteotiques sont extrecircmement semblables chez le drosophile et chez la souris Chez lune et lautre espegravece ces gegravenes homeacuteotiques sont arrangeacutes dans un ordre semblable le long du chromosome et ils vont sexprimer lors de lembryogenegravese dans lordre ougrave ils sont arrangeacutes ceci qui correspond au deacuteveloppement du nez vers la queue chez lembryon34

Chez la souris la seacuterie homeacuteotique est reacutepeacuteteacutee 4 fois (ce qui ne figure pas sur limage qui ne montre que les gegravenes Hox du chromosome 11 les autres trois jeux sont semblables mais pas identiques)

Chez les embryons de verteacutebreacutes le systegraveme nerveux central forme un tube allongeacute Les bulbes de la partie anteacuterieure vont devenir les structures du cerveau Ainsi la partie anteacuterieure devient le cortex chez les mammifegraveres une partie du troisiegraveme bulbe devient le cervelet

Un des gegravenes35 qui controcirclent le deacuteveloppement de la tecircte et du cerveau chez la drosophile trouve son correspondant chez les mammifegraveres un double duplicat (appeleacute Emx-1 et Emx-2) qui regravegle la formation du cortex36 Il est remarquable que des gegravenes extrecircmement semblables regraveglent le deacuteveloppement embryonnaire du cerveau chez la souris et chez la drosophile sachant que la divergence entre les embranchements ndash arthropodes et cordeacutes ndash dont sont issues ces espegraveces date du Preacutecambrien il y a quelque 600 millions danneacutees

Rocircle initial du cerveau

Chez la plupart des animaux le cerveau se trouve pregraves de lentreacutee du systegraveme digestif Le cerveau aurait-il fondamentalement eacutevolueacute comme moyen pour le systegraveme digestif de controcircler ce quil absorbe (pex accepter la nourriture pas les toxines)

Dans cette optique il est inteacuteressant de constater que certains des gegravenes qui controcirclent le deacuteveloppement du systegraveme digestif sont de la mecircme famille que les gegravenes qui controcirclent le deacuteveloppement du cerveau

La comparaison des cerveaux

Les cerveaux sont heacuteteacuterogegravenes

La comparaison des cerveaux de diffeacuterentes espegraveces nest pas chose aiseacutee Dune part les cerveaux sont faits de diffeacuterents types de cellules pas seulement de

34 Les gegravenes homeacuteotiques reacutepondent en sactivant agrave un marqueur embryonnaire qui agit comme une

hormone lacide reacutetinoiumlque (la forme active de la vitamine A) Lexpression a lieu en seacutequence parce que les diffeacuterents gegravenes homeacuteotiques sont de moins en moins sensibles agrave lacide reacutetinoiumlque agrave mesure quon avance sur le chromosome Lorsque la concentration dacide reacutetinoiumlque augmente les gegravenes les plus sensibles (cocircteacute nez sur le chromosome si on veut) sactivent en premier et ainsi de suite 35 Empty spiracles 36 Et une certaine mutation de Emx-1 empecircche la formation du corps calleux qui nest preacutesent que chez les mammifegraveres placentaires

28

neurones Outre les neurones il y a des vaisseaux sanguins et des cellules gliales (astrocytes) Ces derniegraveres notamment guident la migration des axones (leur croissance vers une cible) De plus elles fabriquent la myeacuteline et regraveglent leacutequilibre chimique du cerveau

Des donneacutees de la derniegravere quinzaine danneacutees37 indiquent que les cellules gliales prennent eacutegalement part au traitement de linformation et aux processus dapprentissage via une communication chimique En effet les cellules gliales voisines dun axone reacuteagissent au signal neuronal qui y passe (plus exactement elles reacuteagissent aux fuites dATP en provenance de ce neurone) et y reacutepondent apregraves un certain deacutelai en augmentant leur propre concentration en calcium et en eacutemettant agrave leur tour de lATP agrave destination des autres cellules gliales A leur tour les cellules gliales influencent lactiviteacute synaptique et la synaptogenegravese (et donc la meacutemoire)38

A part cette complexiteacute dans les eacuteleacutements cellulaires constitutifs des cerveaux il faut aussi remarquer que les cerveaux sont constitueacutes de sous-structures qui peuvent prendre des proportions variables selon les espegraveces

En effet si tous les cerveaux de verteacutebreacutes ont la mecircme structure globale avec les mecircmes sous-structures fondamentales (teacutelenceacutephale dienceacutephale meacutesenceacutephale rhombenceacutephale et moeumllle eacutepiniegravere) chacune avec des sous-structures semblables aussi (par exemple pour le dienceacutephale aire preacuteoptique reacutetine hypothalamus hypophyse posteacuterieure thalamus ventral thalamus dorsal eacutepithalamus pretectum tubercule posteacuterieur) il est cependant manifeste que le volume de ces sous-structures nest pas le mecircme dans les diffeacuterentes espegraveces de verteacutebreacutes

par exemple De Winter et Oxnard39 ont mesureacute le volume de 19 sous-structures de cerveaux de diverses espegraveces de mammifegraveres et ont reacuteduit ces donneacutees agrave trois dimensions par une analyse en composantes principales Les ordres quils ont eacutetudieacutes se sont clairement diffeacuterencieacutes (sur limage chaque point repreacutesente une espegravece les primates en rouge les insectivores en vert les chauves-souris en bleu) On constate que cette seacuteparation le long de trois grands axes correspond agrave une diffeacuterenciation selon les styles de vie

On retrouve le mecircme type de distinction baseacute cette fois sur la locomotion le long de la branche qui contient les primates les prosimiens avec les marmosets et les tamarins se trouvent pregraves du milieu du graphe ces espegraveces se deacuteplacent en sautant agrave laide des pattes arriegraveres Plus loin sur la branche on trouve les cercopitheacutecoiumldes et les singes hurleurs qui se deacuteplacent agrave quatre pattes Ensuite les singes araigneacutees et les grands singes anthropoiumldes qui se deacuteplacent par brachiation (suspension agrave laide des pattes avant) Finalement on trouve les humains isoleacutes tout en bout de branche dont la locomotion eacutevidemment est bipegravede

Donc il existe des radiations phyleacutetiques majeures correspondant aux contraintes globales de style de vie des diffeacuterents ordres A linteacuterieur des ordres des

37 Voir par exemple Scientific American numeacutero davril 2004 38 Peut-ecirctre nest-ce pas une coiumlncidence que le cortex associatif du cerveau dEinstein eacutetait plus riche en cellules gliales que la moyenne 39 De Winter W amp Oxnard C E (2001) Evolutionary radiations and convergences in the structural organization of mammalian brains Nature 409(6821) 710-714

29

convergences (pex le singe araigneacutee pregraves des grands singes) indiquent un fort effet de pressions de seacutelection similaires

Un autre exemple de cette heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des cerveaux due au style de vie concerne le raton laveur et le coatimundi Bien que tregraves semblables le raton laveur et le coatimundi ont des repreacutesentations corticales somatosensorielles diffeacuterentes en taille notamment pour la patte (les pattes avant sont tregraves utiliseacutees pour la manipulation par le raton laveur alors que le coatimundi utilise le museau)

Les cerveaux preacutesentent neacuteanmoins des constantes

Alors que les traits morphologiques eacutevoluent et se diversifient assez rapidement les traits comportementaux et leur substrat neural peuvent rester stables pendant de longues peacuteriodes Ceci est ducirc agrave la plasticiteacute du tissu neural dont le programme deacuteveloppemental geacuteneacutetique est assez geacuteneacuteral et compte sur le feedback de lenvironnement pendant le deacuteveloppement pour compleacuteter ses reacuteglages adaptatifs Ceci explique que le programme geacuteneacutetique peut garder des traits communs dans des espegraveces tregraves distantes Ainsi les meacutecanismes dapprentissage chez les rats et les pigeons sont presque identiques

Par ailleurs il y a eacutegalement une certaine uniteacute des cerveaux les neurones des mammifegraveres mesurent 10 agrave 20 microm de diamegravetre et le nombre de synapses par uniteacute de volume semble constant au travers des diffeacuterentes espegraveces De mecircme il y a toujours le mecircme nombre de cellules sous une aire donneacutee de surface (15 millions de neurones par centimegravetre carreacute) sauf dans le cortex visuel des primates ougrave il y en a le double

De plus la surface corticale est complegravetement correacuteleacutee agrave la dimension du cerveau chez les mammifegraveres La pente de la droite de reacutegression est de 91 ce qui est davantage que la pente attendue si la surface du cerveau croissait comme la surface dun objet croicirct avec son volume (ce serait une pente de 23 comme le carreacute est lieacute au cube donc 66) cest-agrave-dire quagrave mesure quils ont crucirc au cours de leacutevolution les cerveaux ont eacutegalement changeacute de forme en se repliant vers linteacuterieur de maniegravere tout agrave fait ordonneacutee

Une faccedilon simple de comparer des cerveaux

Sur la base de ces reacutegulariteacutes Harry Jerison propose en 1973 une faccedilon simple de comparer les cerveaux il suffit de mesurer le poids du cerveau et celui du corps et dinscrire le point correspondant agrave chaque espegravece sur un graphe log-log On repreacutesentera une classe (poissons oiseaux) ou un autre ensemble despegraveces par le plus petit polygone convexe qui englobe tous les points

Sur la base de ce calcul on trouve que chez les verteacutebreacutes

Le cerveau croicirct au travers des espegraveces moins vite que le corps

Dans les diffeacuterentes classes ou groupes de verteacutebreacutes le rapport nest pas identique 075 pour les mammifegraveres 05 pour les autres

Les mammifegraveres et les oiseaux sont enceacutephaliseacutes de maniegravere semblable et sont consideacutereacutes des verteacutebreacutes supeacuterieurs Les reptiles les amphibiens et les poissons sont les verteacutebreacutes infeacuterieurs Cette classification est correcte pour la plupart des 50000 espegraveces de verteacutebreacutes actuels mais il y a 2 dexceptions notamment les

30

chondrichtyens (poissons cartilagineux en vert sur la figure) et les mormyrideacutes (poissons faiblement eacutelectriques en rouge vif)

Lenceacutephalisation des chondrichtyens et en particulier des eacutelasmobranches (requins et raies) est un mystegravere A quoi cela sert-il aux requins et aux raies davoir un grand cerveau Cette caracteacuteristique est dautant plus eacutetonnante quelle est tregraves ancienne les fossiles montrent quil y a 300 millions danneacutees certains requins eacutetaient deacutejagrave fortement enceacutephaliseacutes En fait les requins ont eacuteteacute les premiers verteacutebreacutes agrave expeacuterimenter lenceacutephalisation

Les requins sont pour la plupart des preacutedateurs et donc on peut imaginer quils neacutecessitent des cerveaux de preacutedateurs (anticipant le comportement des proies etc) par contre les requins mangeurs de plancton (comme le requin grande-gueule Megachasma pelagios) ont de petits cerveaux On pourrait sattendre agrave ce que les raies manta qui sont des mangeuses de plancton aient aussi de petits cerveaux Or les raies manta ont de tregraves grands cerveaux bien plus grands que ceux des requins grandes-gueules Serait-ce parce que au contraire des requins grandes-gueules elles sont sociales On y reviendra

Le grand cerveau des mormyrideacutes sexplique par contre aiseacutement ces poissons disposent dun systegraveme sensoriel suppleacutementaire (et donc ont des besoins accrus de traitement de linformation sensorielle) ils produisent un courant eacutelectrique agrave laide de muscles modifieacutes dans la queue et deacutetectent le champ eacutelectrique qui les entoure gracircce agrave leur ligne lateacuterale modifieacutee (elle est normalement composeacutee de deacutetecteurs de pression deau) Ce systegraveme agrave relativement courte porteacutee est neacuteanmoins dune exquise sensitiviteacute et peut mecircme deacutetecter des objets enfouis dans le sable du fond

Des donneacutees reacutecentes40 indiquent que le systegraveme eacutelectrique et le gros cerveau qui ont co-eacutevolueacute ont eacutegalement permis le deacuteveloppement dans une partie des Mormyrideacutes dun systegraveme de communication exploitant les pulsation eacutelectriques ce qui a provoqueacute une rapide speacuteciation (seacutegreacutegation des populations menant agrave la formation de nouvelles espegraveces) chaque population ayant deacuteveloppeacute des signaux leacutegegraverement diffeacuterents

Allomeacutetrie et enceacutephalisation

De maniegravere geacuteneacuterale la taille du cerveau est correacuteleacutee agrave celle du corps Dans chaque classe de verteacutebreacutes cette correacutelation vaut r = 09 environ (variance expliqueacutee 80) cest ce quon appelle la relation allomeacutetrique

Le reacutesidu est la distance entre le point de mesure repreacutesentant une espegravece et la droite de reacutegression Le reacutesidu est appeleacute le quotient drsquoenceacutephalisation (QE)

En effet sur le graphe log-log qui exprime le poids des cerveaux en fonction du poids du corps puisque leacutechelle est logarithmique la distance verticale entre un point et la droite de reacutegression correspond agrave un rapport41 (un quotient) Le

40 Carlson BA et al (2011) Brain evolution triggers increased diversification of electric fishes Science 332 583-586 41 En effet on peut faire une division de la maniegravere suivante (qui eacutetait enseigneacutee dans les eacutecoles avant lapparition des calculettes) si on veut diviser m par n on chercher dans une table de logarithmes les logs de m et de n On soustrait le second du premier obtenant donc la diffeacuterence d qui est aussi un logarithme En cherchant dans la mecircme table mais agrave lenvers agrave quel nombre correspond d on trouve le nombre qui est le quotient de m et de n

31

Quotient dEnceacutephalisation est donc le rapport du poids du cerveau mesureacute au poids du cerveau tel quattendu si on se fie agrave la droite de reacutegression (correspondant agrave la relation allomeacutetrique) Un animal typique de son groupe a donc un QE de 1 ce qui vaut 0 en base logarithmique cest-agrave-dire quil est agrave une distance verticale de zeacutero de la droite de reacutegression ndash autrement dit son cerveau pegravese exactement ce quon attend42

Ainsi chez les mammifegraveres un poids corporel de 65 kg preacutedit un cerveau de 200 g (voir la droite de reacutegression) Puisque le poids du cerveau humain est de 1400 g le rapport du poids vrai au poids preacutedit est de 1400 g 200 g = 7 (soit 085 en logarithmes de base 10)43 Le poids du cerveau humain est donc 7 fois plus grand que le cerveau dun mammifegravere typique par rapport au poids de son corps

Les cerveaux des primates et des non-primates croissent de la mecircme maniegravere avec le poids du corps (selon une fonction puissance 34) mais les cerveaux de primates sont 23 fois plus grands que ceux des non primates pour le mecircme poids du corps Pour la petite histoire cette diffeacuterence est vraie eacutegalement pour les fœtus agrave nimporte quelle eacutetape du deacuteveloppement

Leacutemergence des systegravemes nerveux

Les principes de base des systegravemes nerveux sont anciens Mecircme les bacteacuteries qui sont des unicellulaires et nont eacutevidemment pas de systegraveme nerveux manifestent deacutejagrave des proprieacuteteacutes de type neural Escherischia coli a par exemple une douzaine de types de reacutecepteurs sur sa membrane elle peut distinguer les nutriments (sucre acides amineacutes) et les toxines elle peut deacutetecter un gradient (une augmentation ou diminution de la concentration en nutriment ou en toxines) ce qui neacutecessite une meacutemoire (comment eacutetaient les stimulations linstant davant) Elle integravegre ces diffeacuterentes sources dinformation et change de mode de natation en fonction de la situation Les 6 cils moteurs (flagelles) dont elle est munie tournent dans le sens horaire et en coopeacuteration aussi longtemps que la concentration de nutriment est stable ou croissante mais si la concentration diminue les flagelles changent de sens de rotation ce qui deacutesassemble leur faisceau et provoque une rotation aleacuteatoire de la bacteacuterie avant quelle reprenne son mouvement Cela augmente donc la probabiliteacute que la bacteacuterie rencontre agrave nouveau une concentration croissante de nutriment De fait cette clinocinegravese a pour conseacutequence (statistique) quon trouvera plus de bacteacuteries en fin de compte dans les zones favorables que dans les zones deacutefavorables aucun individu na

42 Il y a dautres faccedilons de calculer la taille relative du cerveau mais la meacutethode des reacutesidus semble ecirctre la plus approprieacutee ainsi que mentionneacute dans Sol et al (2007) Previous work has shown that it is not brain size per se but the extent to which the brain is either larger or smaller than that expected for a given body size which indicates adaptation for enhanced neural processing (Jerison 1973) Three general methods have been proposed to remove the allometric effect of body size on brain size (Deaner et al 2000 2002) (i) estimate the residuals of a logndashlog least-square linear regression of brain mass against body mass (ii) calculate the fraction of the body mass that corresponds to brain mass and (iii) include absolute brain size and body mass (both log- transformed) as covariates in a multivariate model Since there is still no consensus on which is the most appropriate method (Reader amp Laland 2002) we validated the cognitive buffer hypothesis using the three approaches The three methods yielded qualitatively similar results although the second method did not appropriately remove the effect of body size and the third created problems of colinearity due to the high correlation between brain and body masses (r=099) Thus we report in the text the results obtained using the method of residuals 43 log 1400 ndash log 200 = log 7 ie 315 ndash 230 = 085

32

reacuteellement de comportement orienteacute mais la population dans son ensemble sagglutine dans les meilleures zones

Des animaux sans neurones

Un cerveau nest donc pas neacutecessaire pour avoir des comportements complexes ni des neurones dailleurs ceci peut ecirctre constateacute mecircme chez des meacutetazoaires primitifs Trichoplax adhaerens un animal multicellulaire tregraves simple (il na pas de systegraveme digestif interne et seulement 11500 gegravenes) na que six types de cellules (contre des centaines pour nous) et aucune synapse mais son comportement montre une organisation complexe44 Ainsi les trichoplax rampent sur le substrat par une action coordonneacutee des cils moteurs qui leur permet aussi de changer de direction et lorsquils passent au-dessus dune touffe de micro-algues ils sarrecirctent et secreacutetent alors par des cellules lipophiles de leur surface infeacuterieure des sucs permettant lexodigestion de cette nourriture qui est absorbeacutee alors au travers des membranes cellulaires

08032017

Repegraveres les temps geacuteologiques en bref

A titre dorientation le tableau suivant donne de maniegravere simplifieacutee les principales eacutepoques geacuteologiques depuis le passeacute le plus lointain (en haut) jusquau preacutesent Les principales formes de vie correspondantes sont indiqueacutees Les acircges (tregraves arrondis) sont donneacutes en millions danneacutees La vie se deacuteveloppe tocirct les premiegraveres bacteacuteries il y a au moins 38 milliards danneacutees les premiers pluricellulaires (Gaboniontes) en -21 presque un milliard danneacutees plus tard et sans quon puisse dire sil y a un lien les algues rouges en -12 la faune extraordinaire de lEdiacarien (deacutenigmatiques animaux en forme de feuille ou de tube) en -585 millions ce qui nous megravene aux portes du Cambrien peacuteriode dexplosion de la diversiteacute animale

44 Smith C L Pivovarova N amp Reese T S (2015) Coordinated feeding behavior in Trichoplax an animal without synapses PloS one 10(9) e0136098

33

Leacuteleacutement de base le neurone

Nous ne rappellerons pas ici les deacutetails relatifs au neurone eacuteleacutement constitutif de tous les systegravemes nerveux supposeacutes connus Mentionnons seulement que le neurone combine les proprieacuteteacutes des ordinateurs analogiques (inteacutegration continue des signaux au niveau de larbre dendritique) et digitaux (la sortie du neurone c-agrave-d le potentiel daction est sous forme tout-ou-rien donc binaire) En contrepartie de ces proprieacuteteacutes avanceacutees de traitement le neurone est coucircteux en eacutenergie car maintenir leacutequilibre ionique est coucircteux Il y a de nombreuses mitochondries (les organelles responsables du stockage de leacutenergie) dans les dendrites

Les neurones sont anciens les neurones des cnidaires (meacuteduses) ont les mecircmes canaux potassium K+ que nous alors que les cteacutenophores (pex les groseilles de mer) et les eacuteponges ont une version moins diffeacuterencieacutee45 ceci permet de situer leacutemergence des neurones modernes au moment de leur divergence autour de 600 millions danneacutees dans le passeacute

Les premiers fossiles de cnidaires (meacuteduses polypes et aneacutemones) sont dateacutes de 580 millions danneacutees dans le passeacute (eacutepoque eacutediacarienne en Chine et dans les ceacutelegravebres strates dEdiacara en Australie) Ils possegravedent les premiers systegravemes digestifs et les premiers systegravemes nerveux (en loccurrence un reacuteticule de cellules dans tout le corps pour certaines espegraveces ce systegraveme disseacutemineacute se regroupe par endroits en reacuteseau compact comme dans lanneau nerveux des Tripedalia) Les meacuteduses soit dit en passant se deacutebrouillent tregraves bien avec ces neurones organiseacutes sans cerveau puisque une espegravece actuelle comme Tripedalia cystophora possegravede 24 yeux et quelle en utilise certains pour sorienter en regardant hors de leau les arbres de la canopeacutee dans les mangroves

Certaines meacuteduses vont eacutevoluer vers une grande taille leacutevolution de laxone et du potentiel daction a rendu possible leacutemergence de grands animaux (puisque la propagation du potentiel daction nest pas limiteacutee en distance) Ceci aura pour conseacutequence la tendance par la suite agrave la ceacutephalisation dans beaucoup dembranchements46

Les premiers systegravemes nerveux et des systegravemes visuels sophistiqueacutes apparaissent donc au Preacutecambrien Lapparition de la preacutedation conduira agrave une course aux armements entre proies et preacutedateurs et lune des armes est preacuteciseacutement la complexification des systegravemes nerveux les proies deacuteveloppent des strateacutegies de fuite ou de camouflage de plus en plus efficaces en reacuteponse aux strateacutegies de plus en plus efficaces de deacutetection et de poursuite etc des preacutedateurs - et reacuteciproquement bien sucircr

Les premiers bilateacuteriens (comme le minuscule fossile de Vernanimalcula guizhouena qui ne mesure que 02 mm) sont attesteacutes vers 580-600 millions danneacutees47 Ils sont caracteacuteriseacutes par une symeacutetrie bilateacuterale (comme leur nom

45 Cf Li X Liu H Luo J C Rhodes S A Trigg L M van Rossum D B amp Kamel B (2015) Major diversification of voltage-gated K+ channels occurred in ancestral parahoxozoans Proceedings of the National Academy of Sciences 112(9) E1010-E1019 46 Embranchement = phylum en anglais 47 () The fossils turned out to be the oldest examples of a bilaterian -- animals that display bilateral symmetry meaning their right and left halves are mirror images The remarkable 2004 discovery pushed back the genesis of complex animal life by as many as 50 million years (hellip)

34

lindique) une polariteacute corporelle anteacutero-posteacuterieure des synapses unidirectionnelles une concentration des organes sensoriels et preacutehensiles pregraves de la bouche et des gegravenes homeacuteotiques organiseacutes selon laxe anteacutero-posteacuterieur comme on la vu plus haut chez la mouche et la souris Tous les arthropodes et tous les verteacutebreacutes bien sucircr sont descendants de ces anciens bilateacuteriens

Lexplosion cambrienne

Au deacutebut du Cambrien48 (le deacutebut exact du Cambrien est agrave -541 millions danneacutees) il y a apparition explosive (en un temps relativement court une trentaine de millions danneacutees) de multiples formes animales

Parmi toute une seacuterie assez extraordinaire de ces formes de bilateacuteriens issues du Preacutecambrien et qui nauront apparemment pas de descendance apparaissent aux environs de -530 millions danneacutees les premiers cordeacutes (qui donneront naissance aux verteacutebreacutes) les premiers arthropodes les premiers mollusques dont les descendants sont toujours parmi nous

Lancienneteacute de ces formes de vie ne veut pas dire quelles eacutetaient primitives (au sens de simple) Ainsi un des super-preacutedateurs de cette eacutepoque Anomalocaris apparenteacute aux arthropodes et mesurant environ un megravetre posseacutedait des yeux composeacutes (comme les insectes actuels) de 3 cm de diamegravetre avec 16000 ommatidies par oeil49 ce qui est comparable aux yeux des libellules actuelles et assurant certainement une vision de tregraves haute qualiteacute (ce qui implique aussi des structures neurales pour traiter le signal de ces 2x16000 yeux)

Au cours de leacutevolution agrave partir du Cambrien deux groupes les verteacutebreacutes (parmi les cordeacutes) et les ceacutephalopodes (parmi les mollusques) ont deacuteveloppeacute des systegravemes

Looking like teensy gumdrops or squashed helmets they contain tissue layers a gut mouth and anus [sciencdaily] Reacutef Chen J Y Bottjer D J Oliveri P Dornbos S Q Gao F Ruffins S amp Davidson E H (2004) Small bilaterian fossils from 40 to 55 million years before the Cambrian Science 305(5681) 218-222 48 Many of the species which evolved during the Cambrian Explosion possessed the basic anatomy common to all subsequent forms of sea life This included completely modern eyes that quite suddenly evolved seemingly ex nihilo in the absence of intermediate forms Trilobites for example which evolved quite suddenly in the absence of intermediate forms could see in their immediate environment with amazingly sophisticated optical devices in the form of large composite eyes (Levi-Setti 1995) However the genes coding for the eyes and visual perception such as the PAX genes did not randomly evolve but were inherited from ancestral species who in turn obtained their genes from prokaryotes Pax genes involved in eye development known as Pax-6 and opsin in vertebrates and eyeless in fruit flies have been isolated from numerous species Over 1000 genes involved in visual functioning including Pax 6 are homologous between phyla (Quiring et al 1994 Gehring and Ikeo 1999 Tomarev et al 1997) Between 70 to 80 of these visual genes are evolutionary conserved and common in the genomes of mammals squid octopus flatworm ribbonworm ascidian and nematode mosquitos flies tunicates and vertebrate genomes including humans (Ogura et al 2004) Moreover of 1052 genes associated with the human eye 1019 had already existed in the common ancestor of bilateria (Ogura et al 2004) which diverged anywhere from 13 bya to 830 mya (eg Wray et al 1996 Peterson et al 2004 Nei et al 2001 Gu 1998) In fact the single most prerequisite for the development of vision is the vitamin-A-related chromophores in the visual pigment and this is also found in bacteria as well as algae and cyanobacteria (Seki and Vogt 1998 von Lintig J Vogt 2004) [httpcosmologycomCosmology15html] 49 Paterson J R Garciacutea-Bellido D C Lee M S Brock G A Jago J B amp Edgecombe G D (2011) Acute vision in the giant Cambrian predator Anomalocaris and the origin of compound eyes Nature 480(7376) 237-240

35

nerveux grands et complexes Un autre groupe a deacuteveloppeacute des comportements tregraves complexes baseacutes sur de petits systegravemes nerveux les arthropodes

Les verteacutebreacutes

Des cordeacutes aux verteacutebreacutes

De lancecirctre commun des mouches et des cordeacutes les premiers cordeacutes ont heacuteriteacute le jeu de gegravenes homeacuteotiques et ils lont eacutetendu progressivement comme on peut le constater chez Amphioxus un cordeacute primitif actuel Ce jeu de gegravenes homeacuteotiques preacutesent chez Amphioxus et ses ancecirctres a eacuteteacute quadrupleacute de sorte que tous les verteacutebreacutes y compris les poissons sans macircchoire les plus primitifs (agnathes) en ont quatre jeux

Par la suite certains gegravenes se sont perdus dautres ont muteacute (et ne sont plus exprimeacutes ils sont indiqueacutes par des cercles dans le scheacutema) Ces jeux multiples de gegravenes reacutegulateurs ont probablement acquis par la multiplication un plus grand pouvoir combinatoire daction sur la reacutegulation des gegravenes et donc la possibiliteacute dune plus grande diffeacuterentiation des structures du cerveau et du corps

Alors que les cordeacutes se nourrissaient en filtrant leau de mer et en retenant les micro-organismes les premiers verteacutebreacutes eacutetaient de petits preacutedateurs Les innovations eacutevolutives donnent souvent un avantage seacutelectif pour la preacutedation et ceci sest reacutepeacuteteacute de nombreuses fois au cours de leacutevolution

Evolution des yeux un miracle qui nen est pas un

L oeil du verteacutebreacute ou de la pieuvre (voir plus bas) semble si complexe quil paraicirct difficile dimaginer comment il a pu eacutevoluer simplement sous la pression de la seacutelection Pour eacutevaluer la probabiliteacute de cette eacutevolution Nilsson et Pelger ont reacutealiseacute50 une simulation deacutevolution par ordinateur

Ils sont partis dun stade eacuteleacutementaire un photoreacutecepteur constitueacute dune couche de cellules photosensibles51 prise en sandwich entre un eacutepitheacutelium transparent et une couche pigmenteacutee profonde A chaque geacuteneacuteration simuleacutee ils geacuteneacuteraient de multiples copies de ces proto-yeux en autorisant des modifications aleacuteatoires de 1 dans les dimensions et dans lindice de reacutefraction Ils mesuraient le pouvoir reacutesolvant (la finesse de vision) des yeux qui reacutesultaient et conservaient les meilleures sur lesquelles ils appliquaient agrave nouveau des modifications aleacuteatoires et ainsi de suite pseudo-geacuteneacuteration apregraves pseudo-geacuteneacuteration

Apregraves 1000 eacutetapes de simulation loeil a deacutejagrave eacutevolueacute en oeil cameacuterulaire (chambre agrave trou)52 puis la lentille (cristallin) se met agrave eacutevoluer par modification locale de la reacutefraction de leacutepitheacutelium A partir de lagrave ce cristallin a eacutevolueacute et finit par avoir une focale eacutegale au diamegravetre de loeil Un oeil typique de verteacutebreacute est ainsi atteint en agrave peine 2000 eacutetapes dans cette simulation

50 Nilsson D E amp Pelger S (1994) A pessimistic estimate of the time required for an eye to evolve Proceedings of the Royal Society of London B Biological Sciences 256(1345) 53-58 51 Ce ne sont pas des preacutemisses tregraves exotiques Il existe de nombreux types de pigments photosensibles 52 Leacutequivalent de lappareil de photo nommeacute steacutenoscope ou camera oscura qui na pas de lentille mais seulement un trou

36

Pour comparer avec la reacutealiteacute de leacutevolution biologique les auteurs se basent sur des estimations dheacuteritabiliteacute et de coefficient de seacutelection et estiment agrave seulement 400000 le nombre de geacuteneacuterations neacutecessaires quil faut pour obtenir un tel oeil Comme la dit Darwin leacutevolution des organes complexes pose un problegraveme davantage agrave limagination quagrave la raison

Hypothegraveses que tout cela Certes mais on trouve les eacutetapes de deacutepart p ex chez Euglena un protiste (des eucaryotes unicellulaires) ainsi que loeil en forme de coupe chez la Planaire De plus les eacutetapes intermeacutediaires existent chez les mollusques y compris leacutetrange oeil cameacuterulaire (en forme de sphegravere creuse mais sans cristallin donc en contact avec lexteacuterieur et rempli deau) du nautile53

Les yeux des verteacutebreacutes

Les yeux des verteacutebreacutes ont donc eacutevolueacute dans leau de mer et leur sensibiliteacute aux longueurs donde eacuteleacutectromagneacutetiques reflegravete cette origine marine en effet il se trouve que leau de mer est opaque agrave la majeure partie du spectre eacutelectromagneacutetique agrave lexception dune bande eacutetroite de freacutequences eacuteleveacutees et dune autre bande de (basses) freacutequences La premiegravere correspond exactement agrave la plage de sensibiliteacute des yeux des verteacutebreacutes la seconde au spectre deacutelectroreacuteception des mormyrideacutes54

La chimioreacuteception

Les moleacutecules sensibles agrave la lumiegravere ou photopigments (comme la rhodopsine de loeil humain) sont des reacutecepteurs 7 fois transmembranaires Cette vaste cateacutegorie de proteacuteines traversant sept fois la membrane cellulaire contient aussi les chimioreacutecepteurs (reacutecepteurs olfactifs et gustatifs)

La chimioreacuteception un sens tregraves ancien est utiliseacutee pour localiser les proies identifier les nutriments et les toxines communiquer socialement et donc faciliter la reproduction De multiples variantes de ces reacutecepteurs issues de duplications des gegravenes permettent agrave lolfaction une extrecircme speacutecificiteacute Le cerveau sest peut-ecirctre dabord deacuteveloppeacute comme processeur olfactif (on a mentionneacute plus haut la neacutecessiteacute deacutejagrave pour les systegravemes digestifs les plus anciens que lorganisme soit capable de distinguer nourriture et toxines)

Une structure en carte pour lanalyse visuelle

Alors que les informations olfactives ne sont pas (ou peu) ordonneacutees spatialement de maniegravere intrinsegraveque lespace visuel lui est ordonneacute il y a des relations de voisinage et dordre dans le spectacle visuel par exemple si un point A est agrave gauche de B et B agrave gauche de C alors A est agrave gauche de C Ceci est valable dans tous les spectacles visuels (quelle que soit lespegravece quon considegravere) et donc lexistence de telles relations est un invariant qui a pu ecirctre extrait lors de

53 Nautilius pompilius (chambered nautilus) un ceacutephalopode agrave coquille enrouleacutee courant il y a 500 millions danneacutees dont le comportement est rudimentaire compareacute aux ceacutephalopodes plus reacutecents 54 Probablement le gegravene codant la proteacuteine photoreacuteceptrice sest dupliqueacute deacutejagrave au Cambrien et la fonction des copies a divergeacute une pour les bas niveaux de lumiegravere et lautre qui a encore redupliqueacute a formeacute la base de la perception dichromatique puis trichromatique Un gegravene Pax-6 est homologue chez la drosophile et les mammifegraveres la version souris de ce gegravene peut encore induire la formation dyeux chez les mouches donc Pax-6 existait chez lancecirctre commun des mouches et des mammifegraveres au Cambrien ou au Preacutecambrien

37

leacutevolution et incorporeacute dans les structures neurales qui vont traiter linformation visuelle optimalisant ainsi leur fonctionnement

Cette structuration spatiale a donc conditionneacute le deacuteveloppement des structures neurales autrement dit lexistence dune topographie de lespace visuel a influenceacute leacutevolution vers une organisation topographique des structures qui traitent linformation relative agrave cet espace Le reacutesultat actuel (une organisation reacutetinotopique des circuits) laisse supposer que les preacutecurseurs de cette organisation eacutetaient plus efficaces (etou plus faciles agrave mettre en place lors du deacuteveloppement) que dautres architectures

Ainsi une des plus anciennes cartes topographiques du cerveau se trouve dans le toit du meacutesenceacutephale Cette carte existe chez tous les verteacutebreacutes actuels il sagit du tectum optique ou colliculus supeacuterieur55 Chez tous les non-mammifegraveres la voie reacutetino-tectale est la voie principale de traitement visuel56

La myeacuteline une invention des verteacutebreacutes

Une autre invention de leacutevolution a augmenteacute lefficaciteacute des systegravemes nerveux des verteacutebreacutes la myeacutelinisation des axones

La myeacuteline est seacutecreacuteteacutee par les cellules oligodendriales qui senroulent autour des axones Elle isole les axones et reacuteduit le cross-talk (interfeacuterence) entre axones voisins De plus elle augmente la vitesse et lefficaciteacute du signal axonal gracircce aux nœuds de Ranvier ces interruptions dans la gaine de myeacuteline les potentiels daction sautent de nœud en nœud (conduction saltatoire) Comme leacutequilibre ionique ne doit ecirctre recreacuteeacute quaux nœuds et pas tout le long de laxone laxone myeacuteliniseacute est beaucoup moins gourmand en eacutenergie

Les verteacutebreacutes agrave macircchoires sont presque le seul clade57 agrave posseacuteder des axones myeacuteliniseacutes Presque car les copeacutepodes des petits crustaceacutes au grand succegraves eacutecologique58 tregraves abondants dans toutes les eaux en possegravedent aussi Les copeacutepodes se deacuteveloppent dans tous les milieux aquatiques du plus grand des oceacuteans au plus petit des eacutetangs Ce sont les organismes pluricellulaires les plus

55 Un gegravene (BF-1) qui agit au deacutebut du deacuteveloppement embryonnaire est exprimeacute dans la moitieacute nasale de la reacutetine de cheque œil et il est aussi impliqueacute dans la croissance des axones allant de lagrave au colliculus supeacuterieur du cocircteacute opposeacute du cerveau via les corps genouilleacutes lateacuteraux Il est donc aussi impliqueacute dans lordonnancement topographique du colliculus BF-2 la copie dupliqueacutee de BF-1 sexprime de la mecircme maniegravere mais pour lautre moitieacute de la reacutetine la moitieacute temporale 56 () about 10 of the axons emerging from the retina project to a part of the tectum (roof) of the midbrain called the superior colliculus This pathway is relatively large It comprises about 150 000 axons equivalent to the total number of ganglion cells in the retina of a cat In fact the superior colliculus corresponds to the optical tectum in all non-mammalian vertebrates in which this retinotectal projection is the main efferent pathway from the retina Because of the way that receptive fields overlap one another in the retina a beam of light shined on the retina activates a large population of neurons in the superior colliculus These neurons trigger movements of the eyes and head via the motor neurons of the brainstem to try to bring the image of the light beam onto the fovea Thus the retinotectal pathway is involved in orienting the eye toward a stimulus that initially appears in its peripheral field of vision [httpthebrainmcgillca] 57 Un groupe constitueacute dun organisme et de tous ses descendants ndash autrement dit une branche (du grec ancien κλάδος klados branche) distincte des autres branches dans larbre eacutevolutif 58 Les copeacutepodes sont de petits crustaceacutes dont les adultes ne mesurent le plus souvent quun ou deux millimegravetres (les espegraveces les plus petites mesurent environ 02 mm et les plus grandes environ 10 mm) Le terme de copeacutepode est issus de deux racines grecques kope qui signifie rame et podos qui signifie pied Le nom de ces animaux fait ainsi reacutefeacuterence agrave leurs pattes en forme de rames

38

abondants de la planegravete et ils sont lune des principales composantes du zooplancton ils repreacutesentent rarement moins de 60 et parfois plus de 80 de la biomasse zooplanctonique Peut-ecirctre leur succegraves est-il ducirc pour partie au moins agrave lefficaciteacute de leur systegraveme nerveux permise par la myeacutelinisation des axones

Dautres innovations

Dautres innovations eacutevolutives sont le fait des premiers verteacutebreacutes et leur permettent un mode de vie plus actif

- une cuirasse proteacutegeant le corps59

- des branchies et des muscles respiratoires

- des macircchoires

- le systegraveme vestibulaire (qui permet en particulier la stabilisation de limage reacutetinienne et lorientation du corps relativement agrave le verticale)

- lheacutemoglobine agrave 4 chaicircnes

Dautres grands cerveaux les ceacutephalopodes

Des convergences avec les verteacutebreacutes

Les mollusques ceacutephalopodes (poulpes60 calmars) comme les premiers verteacutebreacutes sont des preacutedateurs Leacutevolution de leur systegraveme sensoriel et de leur cerveau est parallegravele agrave celle des verteacutebreacutes Comme ces derniers les ceacutephalopodes possegravedent

- des meacutecanismes respiratoires speacutecialiseacutes

- des meacutecanismes sensoriels eacutelaboreacutes (vision odorat statocystes)

- un controcircle moteur raffineacute (manipulation agrave laide de nombreux tentacules - huit chez les poulpes) et une locomotion eacutelaboreacutee (agrave reacuteaction)

- une bonne meacutemoire visuelle

- des capaciteacutes de cognition sociale il semble effectivement que les individus se reconnaissent entre eux dapregraves des eacutetudes reacutecentes61

Limitations aux cerveaux des poulpes

Deux limitations fondamentales ont empecirccheacute le cerveau des ceacutephalopodes deacutevoluer vers de plus grandes capaciteacutes - sans quoi les ecirctres intelligents de cette planegravete seraient peut-ecirctre leurs descendants et pas des verteacutebreacutes

59 la cuirasse deacuterive de la crecircte neurale un groupe de cellules embryonnaires propres aux verteacutebreacutes ces cellules sont eacutegalement agrave lorigine du cracircne des macircchoires des dents et du systegraveme nerveux peacuteripheacuterique 60 Au passage ces animaux sont agrave proprement parler nommeacutes poulpes et pas pieuvres Le nom pieuvre leur a eacuteteacute accoleacute par Victor Hugo Le mot pieuvre est dorigine plus reacutecente et est introduit en 1865 dans la langue franccedilaise par Victor Hugo dans son roman Les Travailleurs de la mer Le mot est emprunteacute du vocabulaire guernesiais de pecirccheurs entendu lors de son seacutejour sur licircle anglo-normande Il supplante rapidement le mot poulpe dans lusage courant [wikipedia] 61 Tricarico E Borrelli L Gherardi F amp Fiorito G (2011) I know my neighbour individual recognition in Octopus vulgaris PLoS One 6(4) e18710

39

En effet les axones des ceacutephalopodes sont non myeacuteliniseacutes ce qui implique on la vu plus basse vitesse de transmission neurale et gaspillage deacutenergie

Dautre part la moleacutecule qui transporte loxygegravene dans le sang des ceacutephalopodes nest pas lheacutemoglobine (fondeacutee sur le fer) mais lheacutemocyanine (fondeacutee sur le cuivre) quatre fois moins efficace que la premiegravere62

Le coucirct meacutetabolique extrecircme du tissu nerveux constitue donc pour ce groupe un handicap qui prend tout son sens ici cest ce coucirct mecircme qui conjoint aux limitations mentionneacutees aurait rendu impossible leacutevolution vers des cerveaux encore plus massifs agrave supposer mecircme que les conditions pour leur eacutemergence aient par ailleurs eacuteteacute favorables

La conquecircte de la terre ferme

Un milieu hostile

Lorsque les premiers organismes se lancent agrave la conquecircte de la terre ferme (les plantes dabord avec les plus anciens fossiles dateacutes de -425 millions danneacutees les animaux ensuite) ils sont face agrave un challenge En effet sur terre ferme les variations environnementales sont plus marqueacutees et plus rapides que dans leau (quon pense agrave la variation de tempeacuterature entre le jour et la nuit par exemple) Lagrave aussi sagissant des animaux ceci donnera lavantage agrave ceux dont les adaptations comportementales seront le plus raffineacutees donc agrave ceux qui auront les cerveaux les plus efficaces

Des amphibiens aux reptiles

Au cours de leacutevolution des premiers amphibiens agrave partir des premiegraveres espegraveces teacutetrapodes agrave se propulser sur le fond et agrave y laisser des traces puis agrave saventurer hors de leau comme Tiktaalik roseae il y a 375 millions danneacutees apparaicirct un second jeu de reacutecepteurs olfactifs dans la voucircte de la bouche (lorgane vomeacuteronasal ou organe de Jacobson) Cet organe qui sajoute au systegraveme olfactif majeur est speacutecialiseacute dans la deacutetection des pheacuteromones (les signaux chimiques de communication intra-speacutecifique) en milieu terrestre ces moleacutecules sont volatiles alors quen milieu marin elles eacutetaient solubles

Plus tard les reptiles issus des amphibiens se deacutemarquent en saffranchissant progressivement des milieux humides Les plus anciennes traces connues de reptiles qui seacutetaient manifestement eacuteloigneacutes des plans deau permanents remontent en effet agrave -318 millions danneacutees63

Ce sont les œufs des reptiles qui leur permettent de conqueacuterir ces nouveaux territoires Si les amphibiens devaient au moins trouver de leau pour se reproduire les œufs des reptiles eux ont une coquille semi-permeacuteable agrave membranes (amnios) qui les empecircche de se desseacutecher ce qui permet agrave ces premiers reptiles -

62 Les limules (horseshoe crab) des arthropodes primitifs utilisent la mecircme moleacutecule dans leur sang 63 Falcon-Lang H J Gibling M R Benton M J Miller R F amp Bashforth A R (2010) Diverse tetrapod trackways in the Lower Pennsylvanian Tynemouth Creek Formation near St Martins southern New Brunswick Canada Palaeogeography Palaeoclimatology Palaeoecology 296(1) 1-13

40

des preacutedateurs insectivores de 20 cm de long - de conqueacuterir de nouveaux milieux allant jusquagrave des milieux semi-arides64

Trois ligneacutees de reptiles

Ces premiers reptiles vont rapidement se diviser en trois ligneacutees aux destins tregraves diffeacuterents les anapsideacutes65 qui donneront naissance aux tortues les diapsideacutes qui deviendront les autres reptiles (crocodiles leacutezards et serpents) y compris les dinosaures (et donc les oiseaux) et les synapsideacutes qui aboutiront finalement aux mammifegraveres

Les synapsideacutes donnent naissance aux peacutelycosaures un groupe de preacutedateurs de taille petite agrave moyenne comme le dimeacutetrodon66 Les peacutelycosaures seacuteteignent cependant au bout de 50 millions danneacutees Dautre part les synapsideacutes donnent naissance aux theacuterapsideacutes un groupe qui contiendra des grands herbivores et des grands carnivores et formera le groupe dominant sur la terre ferme et survivra mecircme partiellement agrave lextinction permo-triassique

Lextinction permo-triassique

La fin du Permien il y a 248 millions danneacutees est marqueacutee par une extinction massive - lextinction la plus massive en fait de lhistoire de la Terre (qui soit dit en passant en verra plusieurs au cours des acircges y compris celle dont nous sommes responsables actuellement) Cette extinction semble due agrave une succession deacuteveacutenements une forte activiteacute volcanique en Sibeacuterie une baisse du niveau des oceacuteans une baisse de loxygegravene dans les oceacuteans et pour finir une acidification massive de ces mecircmes oceacuteans67 peut-ecirctre due agrave lactiviteacute volcanique sibeacuterienne qui aurait mis une quantiteacute massive de composeacutes en circulation dans latmosphegravere Les donneacutees les plus reacutecentes indiquent que surtout cette mise en circulation aurait reacutesulteacute en une glaciation rapide et massive dune dureacutee de 89000 ans68 (qui explique la baisse de niveau des oceacuteans)

Lors de cette extinction marquant aussi le deacutebut du Trias 95 des espegraveces seacuteteignent69 Les theacuterapsideacutes notamment disparaissent presque tous Ceux qui

64 Les amniotes forment un taxon de verteacutebreacutes regroupant les espegraveces chez lesquelles lembryon puis le fœtus sont proteacutegeacutes par un sac amniotique appeleacute amnios Le petit qui se deacuteveloppe dans une coquille ou luteacuterus maternel grandit dans un milieu aqueux preacuteserveacute gracircce agrave lamnios [wwwfutura-sciencescom] 65 Ces termes se reacutefegraverent au nombre des fenecirctres temporales (des sortes de fosses dans le cracircne en arriegravere des yeux celle du cracircne humain est bien visible) Les anapsideacutes nen ont pas les synapsideacutes en ont une seule par cocircteacute du cracircne en position basse et les diapsideacutes en ont deux (les euryapsideacutes eacuteteints avaient une seule fenecirctre en position haute) Techniquement les mammifegraveres actuels sont les seuls synapsideacutes survivants On pense que ces types cracircniens descendent dun type ancestral diapside par perte dune ou deux fosses temporales Les fosses temporales sont une adaptation au reacutegime alimentaire de lanimal elles facilitent linsertion des muscles de la macircchoire tout en rigidifiant et en alleacutegeant le cracircne 66 Non malgreacute son apparence ce nest pas un dinosaure 67 Voir pex Clarkson M O Kasemann S A Wood R A Lenton T M Daines S J Richoz S amp Tipper E T (2015) Ocean acidification and the Permo-Triassic mass extinction Science 348(6231) 229-232 68 Baresel B Bucher H Bagherpour B Brosse M Guodun K amp Schaltegger U (2017) Timing of global regression and microbial bloom linked with the Permian-Triassic boundary mass extinction implications for driving mechanisms Scientific Reports [online] DOI 101038srep43630 69 Il est inteacuteressant de remarquer que les ammonites reacutecupegraverent toute leur diversiteacute en moins de deux millions danneacutees agrave partir de tregraves peu despegraveces (voire une seule) ayant surveacutecu agrave lextinction

41

survivent (en particulier le groupe des dicynodontes pex lystrosaurus) occupent le terrain au deacutebut du Trias (premiegravere peacuteriode de legravere secondaire ou meacutesozoiumlque)

Les archosauriens (dinosaures primitifs) apparaissent au mecircme moment au deacutebut du Trias70 Ces deux groupes dinosaures et theacuterapsideacutes sont bien adapteacutes agrave leurs niches eacutecologiques mais ils sont en concurrence Les theacuterapsideacutes perdent la compeacutetition et disparaissent sauf les cynodontes Ce sont ceux-ci qui donneront naissance bientocirct aux mammifegraveres qui seront porteurs de caractegraveres originaux

Des reptiles aux mammifegraveres

Lhomeacuteothermie un avantage et une contrainte

Les mammifegraveres en particulier comme les oiseaux sont homeacuteothermes Pourquoi finira-t-on par aboutir agrave des animaux homeacuteothermes Il existe plusieurs hypothegraveses agrave ce sujet mais nous ne nous poserons la question que sous la forme suivante Quel est lavantage dune tempeacuterature corporelle constante

Les processus vivants (ceux du deacuteveloppement notamment) deacutependent dune succession deacutetapes dont certaines ont lieu en parallegravele Si les reacuteactions des diffeacuterentes eacutetapes sont deacutesynchroniseacutees le processus entier peut ecirctre compromis De maniegravere plus geacuteneacuterale puisque les reacuteactions biochimiques sont influenceacutees par la tempeacuterature (y compris la transmission synaptique et la viscositeacute des fibres musculaires) les processus deacuteveloppementaux et meacutetaboliques sont plus efficaces et moins perturbables si la tempeacuterature est constante lhomeacuteothermie est un avantage71

Des donneacutees assez reacutecentes72 suggegraverent eacutegalement que la tempeacuterature eacuteleveacutee du corps des mammifegraveres reacutepreacutesentait un avantage important dans la lutte contre les parasites fongiques (mycoses) La grande majoriteacute de ces parasites ne peuvent pas se deacutevelopper dans des organismes agrave tempeacuterature eacuteleveacutee Il est inteacuteressant de

Cf Brayard A et al (2009) Good genes and good luck ammonoid diversity and the end-permian mass extinction Science 325 (5944) 1118-1121 70 Selon des donneacutees de 2010 (Brusatte SL et al Footprints pull origin and diversification of dinosaur stem lineage deep into Early Triassic Proceedings of the Royal Society B sous presse) et comme pour les ammonites ils apparaissent mecircme extrecircmement vite apregraves lextinction permo-triassique Des traces fossiles de pattes ayant clairement appartenu agrave des dinosaures ont eacuteteacute releveacutees dans des strates acircgeacutees dagrave peine 1 agrave 2 millions danneacutees apregraves lextinction 71 Maintaining a constant body temperature is an ecological adaptation for remaining active over a wider range of ambient temperature Although in principle this includes high ambient temperatures the effect is perhaps more striking at the low ambient temperature of night-time Thermoregulation also serves another distinctly physiological function Maintenance of a precisely constant internal temperature is an essential prerequisite for the higher degree of organizational complexity of endotherms compared with ectotherms The rates of enzyme-controlled metabolic pathways diffusion rates such as that of transmitter molecules across synapses and the viscosity and therefore speed of contraction of muscle fibres such as the heart muscle are all temperature dependent and therefore can only occur at the reliably predictable rates necessary for sustaining the integrity of a complex system if the body temperature is maintained constant Given the degree of sensitivity of the greatly enlarged and complex mammalian brain to induced temperature changes it is evident that the central nervous system more than anything depends critically for its proper functioning on maintenance of the correct temperature Kemp TS (2006) The origin of mammalian endothermy a paradigm for the evolution of complex biological structure Zoological Journal of the Linnean Society 147 473ndash488 72 Robert VA amp Casadevall A (2009) Vertebrate endothermy restricts most fungi as potential pathogens JID 200 1623-1626

42

noter que lornithorhynque qui a une temperature basale de 32deg seulement est bien plus susceptible aux mycoses que les placentaires avec leur tempeacuterature plus eacuteleveacutee

Cependant garder la tempeacuterature eacuteleveacutee et constante est extrecircmement coucircteux Le meacutetabolisme au repos des mammifegraveres et des oiseaux est de 5 agrave 10 fois supeacuterieur agrave celui de reptiles ectothermes de taille eacutegale il leur faut donc 5 agrave 10 fois plus de nourriture73 Pour obtenir autant deacutenergie il aura fallu des changements de corps et de comportement et donc de cerveau

Des cynodontes aux mammifegraveres

Nous avons vu plus haut que presque tous les theacuterapsideacutes ont disparu face agrave la concurrence des dinosaures74 sauf les cynodontes Quelles sont les caracteacuteristiques de ce groupe qui expliqueraient leur survie

Leurs dents sont diffeacuterentes les unes des autres75 speacutecialiseacutees (alors que les reptiles nont quun type de dent) ils ont des legravevres et une truffe muscleacutees ils peuvent respirer et manger en mecircme temps leur respiration et leur olfaction sont efficaces leur cerveau est plus grand ils ont peut-ecirctre un comportement parental

Les premiers vrais mammifegraveres (pex Megazostrodon) issus des cynodontes sont nettement plus petits que ceux-ci Apparus agrave la fin du Trias vers -220 millions danneacutees ils sont comparables aux actuelles musaraignes par la taille (30 g) et le style de vie76 ce sont des preacutedateurs insectivores tregraves actifs et nocturnes

Leur petite taille est une protection contre les preacutedateurs pendant la journeacutee ils peuvent sabriter dans des terriers En fait durant toute legravere Meacutesozoiumlque (ie secondaire) il ny a eu aucun mammifegravere plus grand quun chat

Des adaptations particuliegraveres

Les mammifegraveres sont caracteacuteriseacutes eacutegalement par le fait quils nont que deux jeux successifs de dents (dents de lait et dents deacutefinitives) les dents peuvent ainsi sajuster les unes aux autres au cours du deacuteveloppement garantissant une meilleure jonction donc une meilleure mastication et une digestion plus rapide

En outre des adaptations anatomiques permettent aux mammifegraveres de deacutetecter les hautes freacutequences sonores inaccessibles aux reptiles (chez les mammifegraveres actuels on trouve des espegraveces entendant des freacutequences jusquagrave 100000 Hz alors

73 Au passage notons quil faut plus deacutenergie pour refroidir le corps que pour le chauffer ce qui explique que les verteacutebreacutes agrave sang chaud ont des tempeacuteratures basales de lordre de 37-38deg proches de lextreacutemiteacute supeacuterieure de la fourchette de tempeacuteratures environnementales 74 Dinosaurs originated about 230 million years ago and survived the Late Triassic mass extinction (228 million years ago) when some 35 per cent of all living families died out It was their predecessors dying out during this extinction that allowed herbivorous dinosaurs to expand into the niches they left behind The rapid expansion of carnivorous and armoured dinosaur groups did not happen until after the much bigger mass extinction some 200 million year ago at the Triassic-Jurassic boundary At least half of the species now known to have been living on Earth at that time became extinct which profoundly affected life on land and in the oceans [httpwwwsciencedailycomreleases200809080930102631htm] 75 Les cynodontes comme les mammifegraveres sont dits heacuteteacuterodontes 76 Ces premiers mammifegraveres nont pas contrairement aux cynodontes de barre orbitale qui protegravege lœil Cest eacutegalement le cas des petits mammifegraveres nocturnes actuels comme la musaraigne

43

que chez les non-mammifegraveres louiumle cesse agrave 10000 Hz) Cela leur est utile pour deacutetecter les proies au bruit mais aussi pour communiquer sans ecirctre repeacutereacutes

Les adaptations anatomiques en question sont les suivantes dans loreille interne un muscle (stapedius) agit sur la chaicircne des osselets (issue dos qui faisaient originellement partie de larticulation de la macircchoire)77 et bloque les basses freacutequences ce qui permet agrave loreille interne danalyser les hautes freacutequences De plus les mammifegraveres sont seuls agrave posseacuteder un second jeu de cellules cilieacutees (dites externes) le long de la membrane basilaire78 Ces cellules changent de forme tregraves rapidement ce qui change les proprieacuteteacutes meacutecaniques du systegraveme par deacuteflexion de la membrane basilaire et permet aux cellules cilieacutees internes de mieux analyser les freacutequences eacuteleveacutees

Il faut ajouter ici encore lextraordinaire sens tactile agrave (courte) distance constitueacute par le systegraveme des vibrisses (moustaches) deacutejagrave preacutesent chez les mammifegraveres primitifs comme la musaraigne Ce systegraveme qui permet lidentification des formes et des textures dans lobscuriteacute totale comme le montrent des expeacuteriences de discrimination comprend eacutegalement des structures neurales speacutecifiques pour lanalyse (le barrel cortex partie du cortex somatosensoriel qui reccediloit des entreacutees thalamiques et preacutesente une structure en colonnes (barrels) chaque colonne recevant les informations dune vibrisse79

Si les niches eacutecologiques des mammifegraveres eacutetaient majoritairement celles des insectivores des deacutecouvertes de ces dix derniegraveres anneacutees montrent cependant quil y avait chez ces mammifegraveres ancestraux une bien plus grande diversiteacute que ce quon avait dabord penseacute Par exemple Castorocauda eacutetait un mammifegravere primitif du Jurassique moyen pesant environ 800 g et ayant un mode de vie aquatique et une queue de castor80 Une partie de cette diversiteacute a eacuteteacute favoriseacutee par leacutemergence des plantes agrave fleurs (angiospermes) au Jurassique81 les fruits et les

77 Au passage cest un caractegravere deacuteterminant des mammifegraveres tous les mammifegraveres y compris les monotregravemes ont dans leur oreille interne ces deux os qui chez les autres amniotes forment larticulation de la macircchoire Le passage de petits os articulaires externes agrave des os internes agrave loreille pour eacutetrange quil puisse paraicirctre est documenteacute par des formes fossiles intermeacutediaires ainsi que par la maniegravere dont se fait le deacuteveloppement embryonnaire des mammifegraveres 78 Les vibrations du tympan sont transmises par la chaicircne des osselets agrave la membrane de la fenecirctre ovale Celle-ci agrave son tour souvre sur la cochleacutee qui est lorgane de lanalyse du son La cochleacutee comme son nom lindique est en forme de colimaccedilon Elle est parcourue dans sa longueur par la membrane basilaire Cette membrane est mise en vibration par la fenecirctre ovale et lendroit ougrave se produira le plus de vibration va deacutependre de la freacutequence du son Les sons graves produiront une vibration de la membrane basilaire pregraves de son deacutebut les sons plus aigus plus loin agrave linteacuterieur de la cochleacutee Le long de cette membrane des cellules cilieacutees ont leurs cils plongeacutes dans la membrane et donc ces cils agrave leur tour sont mis en mouvement par la vibration Les cellules ainsi stimuleacutees envoient des potentiels daction au cerveau On comprend donc que des sons de freacutequence diffeacuterente vont stimuler des populations diffeacuterentes de ces cellules cilieacutees ce qui permet une discrimination fine des freacutequences des sons (mecircme si plusieurs freacutequences sont superposeacutees) 79 Voir la revue de question Diamond ME et al (2008) Where and what in the whisker sensorimotor system Nature Reviews Neuroscience 9 601-612 voir aussi larticle barrel cortex de Wikipedia 80 Cf Ji Q et al (2006) A swimming mammaliaform from the middle Jurassic and ecomorphological diversification of early mammals Science 311 1123-1127 81 Voire mecircme bien plus tocirct au deacutebut du Trias dapregraves les grains de pollen reacutecupeacutereacutes par des carotages souterrains dans le nord de la Suisse Hochuli P A amp Feist-Burkhardt S (2013) Angiosperm-like pollen and Afropollis from the Middle Triassic (Anisian) of the Germanic Basin (northern Switzerland) Frontiers in plant science 4 article 344

44

fleurs apportant aux mammifegraveres des sources de nourriture varieacutees et en ce qui concerne les fruits eacutenergeacutetiquement tregraves riches

Pourquoi les premiers mammifegraveres avaient-ils de plus grands cerveaux que les reptiles

Les reptiles du paleacuteozoiumlque (les therapsideacutes) eacutetaient diurnes les reptiles du meacutesozoiumlque (les dinosaures) ont repris leurs niches eacutecologiques et les ont eacutelimineacutes Seuls les therapsideacutes en quelque sorte aberrants (nocturnes) ont surveacutecu les (futurs) mammifegraveres

Chez les reptiles une grande partie de lanalyse visuelle a lieu dans la reacutetine Donc passer aux sens non visuels (ouiumle sens des vibrisses) neacutecessitait de la machinerie neurale centrale additionnelle par rapport aux reptiles De plus la preacutesence de plusieurs sens qui doivent parler du mecircme monde neacutecessite encore plus de machinerie neurale et des structures speacutecialiseacutees

En effet linformation en provenance des diffeacuterents systegravemes sensoriels tregraves diffeacuterente selon la modaliteacute sensorielle eacutevidemment se reacutefegravere pourtant agrave des eacuteveacutenements uniques speacutecifiques du monde reacuteel impliquant des objets situeacutes dans lespace et dans le temps Il est neacutecessaire didentifier au travers des diffeacuterents sens les traits communs agrave ces eacuteveacutenements dunifier la repreacutesentation indeacutependamment du canal sensoriel dougrave leacutemergence de codes pour quoi ougrave et quand et des structures qui les repreacutesentent et vont les traiter Ce nouveau cerveau creacutee donc une repreacutesentation complexe du monde reacuteel

Un cerveau complexe

Structure en couches

Le neacuteocortex qui comporte six couches est unique aux mammifegraveres et eacutetait probablement preacutesent deacutejagrave chez les premiers vrais mammifegraveres Cinq couches de neurones pyramidaux ayant des dendrites horizontales (basales) et des dendrites verticales (apicales) ont des terminaisons se trouvant dans la couche supeacuterieure (couche 1) Chaque couche a des connexions speacutecifiques vers dautres parties du cerveau Lentreacutee vient des structures sous-corticales thalamiques et se fait de maniegravere topographique vers la couche 4

Quelle pression de seacutelection a pu mener agrave la constitution dune structure si eacutelaboreacutee agrave partir de la structure corticale beaucoup plus simple des reptiles Peut-ecirctre la neacutecessiteacute de trouver plus de nourriture plus vite en raison des contraintes eacutenergeacutetiques les mammifegraveres primitifs eacutetaient homeacuteothermes dissipaient beaucoup de chaleur (en raison de leur petite taille ils avaient un rapport surfacevolume deacutefavorable) et ne pouvaient stocker beaucoup de graisse (toujours agrave cause de leur taille)

15032017

Des grands et des petits cerveaux

Le neacuteocortex varie de maniegravere extrecircme chez les mammifegraveres Mecircme en tenant compte de la taille de lanimal le plus petit neacuteocortex est 125 fois plus petit que le plus grand (alors que lhippocampe ne varie que dun facteur 8) Certains

45

mammifegraveres ont des cortex tregraves agrandis les humains et les odontocegravetes (dauphins orques etc)

Le neacuteocortex comporte des plis (comme on la vu dautant plus que le cerveau est grand) et a une eacutepaisseur typique de 2 agrave 3 mm Une fois deacuteplieacute celui des humains a une surface de quelque 20 dm2 (leacutequivalent dun disque de 50 cm de diamegravetre) Lextrecircme repliage observeacute chez lhumain tient sans doute aux neacutecessiteacutes deacuteconomie de cacircblage mais aussi agrave la neacutecessiteacute pour la tecircte de passer au travers du bassin lors de la naissance

Des cartes partout

Degraves le 19egraveme siegravecle on commence agrave eacutetablir la cartographie du cerveau82 et on y trouve des zones qui maintiennent une correspondance entre lorganisation des reacutecepteurs sensoriels et lorganisation des neurones des cartes (somatotopiques reacutetinotopiques tonotopiques) Sherrington observe aussi que certaines de ces zones corticales sont agrandies ainsi chez les singes les zones motrices et sensorielles repreacutesentant la main et le visage Ces dilatations de zones sont manifestes dans les images bien connues (homoncules) mettant en relation la surface des zones du cortex sensoriel et moteur et la surface correspondante des zones du corps chez lhumain

On sait en outre maintenant que la repreacutesentation corticale (notamment motrice) loin decirctre figeacutee chez ladulte varie partiellement avec lexpeacuterience donc peut changer au cours de la vie de lindividu Des singes eacutecureuils (Saimiri sciureus) entraicircneacutes agrave reacutecupeacuterer de la nourriture au fond dun trou tel quil fallait y aller du bout des doigts avaient en fin de compte une repreacutesentation corticale des doigts plus grande que si le trou eacutetait suffisamment large pour y passer toute la main la plasticiteacute ceacutereacutebrale se manifeste aussi chez ladulte

Pourquoi des cartes

Pourquoi le cerveau des mammifegraveres est-il organiseacute en cartes La raison principale est peut-ecirctre leacuteconomie de cacircblage et lefficaciteacute de traitement Lrsquoanalyse sensorielle neacutecessite souvent des comparaisons locales par exemple entre zones proches du champ visuel (deacutetection des frontiegraveres augmentation des contrastes analyse binoculaire de la profondeur etc) dans ce cas si la structure qui analyse est organiseacutee topographiquement les zones en question seront repreacutesenteacutees par des groupes de neurones proches permettant une comparaison agrave courte distance de cacircblage donc rapide et eacuteconomique

Le nombre et la meacutetrique des cartes sont lieacutes agrave la complexiteacute de comportement et de traitement dinformation Les heacuterissons sont des mammifegraveres insectivores primitifs semblables agrave ceux qui vivaient il y a 60 millions danneacutees ils ont des capaciteacutes visuelles limiteacutees et ne possegravedent quun nombre restreint de cartes visuelles corticales de densiteacute uniforme A lopposeacute les primates ont de nombreuses cartes visuelles corticales qui surrepreacutesentent le centre du champ visuel

82 Notamment avec les travaux de Jackson sur leacutepilepsie ceux de Fritsch et Hitzig qui agissaient en stimulant le cortex moteur chez le chien et ceux de Ferrier qui faisait de mecircme chez le singe

46

Mecircme chez les mammifegraveres primitifs actuels (le heacuterisson qui est un eutheacuterien ou placentaire83 lornithorynque un monotregraveme et lopossum un marsupial) la majeure partie du neacuteocortex contient des cartes sensorielles topographiquement ordonneacutees Ces cartes sont donc au moins aussi anciennes que lancecirctre commun des mammifegraveres eutheacuteriens monotregravemes et marsupiaux84 elles datent du deacutebut du Jurassique ou plus tocirct

Bien quil y ait une consideacuterable plasticiteacute dans la formation des aires corticales le patron geacuteneacuteral est passablement constant dun individu agrave lautre ce qui implique quil y a une reacutegulation geacuteneacutetique du deacuteveloppement issue (a) de lordonnement spatial des connexions thalamiques et (b) de signaux internes au cortex

Le cas des oiseaux

Des dinosaures agrave plumes des oiseaux agrave dents

On sait bien maintenant que les oiseaux sont des descendants des dinosaures Plusieurs lignes deacutevidences vont dans ce sens dont seules certaines sont eacutevoqueacutees ici

Lanatomie des oiseaux actuels est tregraves proche de celle des dinosaures Leacutetude des fossiles darcheacuteopteacuteryx forme intermeacutediaire deacutecouverte en 1855 avait suggeacutereacute agrave Darwin lui-mecircme une filiation entre les reptiles et les oiseaux (alors que la position de larcheacuteopteacuteryx dans cette filiation reste peu claire mecircme de nos jours)

Outre ces ressemblances anatomiques cette filiation est devenue encore plus manifeste durant les derniegraveres deacutecennies quand on a mis agrave jour de nombreux fossiles de dinosaures portant des plumes (depuis des proto-plumes ressemblant plutocirct agrave des poils jusquagrave des plumes proches de celles des oiseaux) Plus fort encore on a pu dans certains cas deacuteterminer les couleurs de ces plumages de dinosaures en identifiant les meacutelanosomes (les cellules qui produisent les pigments

83 Cest-agrave-dire un placentaire (eutheacuterien vient du grec eu-thecircrion ie vrai animal sauvage) Les marsupiaux (ou meacutetatheacuteriens les autres animaux sauvages) donnent naissance agrave des petits encore agrave un stade simili-larvaire qui rampent jusquagrave la poche marsupiale et sattachent aux teacutetons Les monotregravemes (qui ne sont pas des theacuteriens car ils ne portent pas leur petits mais pondent des œufs) ont un cloaque crsquoest-agrave-dire un unique orifice pour uriner deacutefeacutequer et se reproduire comme les leacutezards et les oiseaux (monotregraveme signifie agrave un seul trou) Les premiers mammifegraveres placentaires dont on ait retrouveacute des fossiles datent dil y a 160 millions danneacutees 84 there are similar genetic regions in all three mammalian lineages suggesting that the genes for casein (a protein found in milk) arose in the mammalian common ancestor between 200 and 310 million years ago prior to the evolution of the placenta Eggs contain a protein called vitellogenin as a major nutrient source The authors looked for the genes associated with the production of vitellogenin of which there are three in the chicken They found that while monotremes still have one functional vitellogenin gene in placental and marsupial mammals all three have become pseudogenes (regions of the DNA that still closely resemble the functional gene but which contain a few differences that have effectively turned the gene off) The gene-to-pseudogene transitions happened sequentially for the three genes with the last one losing functionality 30-70 million years ago Therefore mammals already had milk before they stopped laying eggs Lactation reduced dependency on the egg as a source of nutrition for developing offspring and the egg was abandoned completely in the marsupial and placental mammals in favor of the placenta This meant that the genes associated with egg production gradually mutated becoming pseudogenes without affecting the fitness of the mammalian lineages Journal reference Brawand D Wahli W Kaessmann H (2008) Loss of egg yolk genes in mammals and the origin of lactation and placentation PLoS Biol 6(3) e63 doi101371journalpbio0060063 [sciencedaily]

47

coloreacutes) dans les fossiles de plumes85 en effet les meacutelanosomes diffegraverent par leur forme en fonction du pigment quils produisent Plus reacutecemment encore86 on a trouveacute dans de lambre figeacute au Mesozoiumlque un segment de la queue dun petit dinosaure87 conserveacute avec ses plumes et leurs exquis deacutetails

Finalement si les oiseaux actuels nont pas de dents la preacutesence de gegravenes promoteurs et de gegravenes codant pour les dents a eacuteteacute mise en eacutevidence chez des embryons de poulet porteurs dune certaine mutation (par ailleurs leacutetale)88 Chez ces embryons les gegravenes promoteurs activeacutes (situeacutes dans leacutepitheacutelium buccal) se trouvent agrave proximiteacute du tissu embryonnaire89 qui peut geacuteneacuterer les dents alors que chez les embryons normaux ils sont deacutecaleacutes Cette proximiteacute chez les mutants fait que des bourgeons de dents apparaissent lors du deacuteveloppement comme il manque le reste des structures ces bourgeons ne se deacuteveloppent cependant pas davantage Le bourgeonnement de dents chez lembryon mutant montre que les oiseaux ont gardeacute des dinosaures le substrat geacuteneacutetique neacutecessaire pour produire des dents mecircme sil nest plus utiliseacute

Les oiseaux sont donc des descendants directs des dinosaures en reacutealiteacute du point de vue de la systeacutematique les oiseaux sont des dinosaures issus probablement des theacuteropodes (dont le repreacutesentant le plus connu est Tyrannosaurus rex)90 et le poulet est effectivement un cousin pas si lointain du tyrannosaure

Des similitudes et des diffeacuterences

On constate que le deacuteveloppement du cerveau est globalement semblable chez tous les verteacutebreacutes en utilisant des marqueurs geacuteneacutetiques (lun exprimeacute ventralement lautre dorsalement un troisiegraveme entre-deux) on constate lors du deacuteveloppement lexistence de zones homologues entre les diffeacuterents verteacutebreacutes qui sont donc deacuteriveacutees de zones preacutesentes chez lancecirctre commun le cortex des mammifegraveres (qui inclut le neacuteocortex et lhippocampe) est homologue au cortex dorsal des amphibiens et des reptiles (hippocampe inclus) et agrave lhyperstriatum des oiseaux (qui inclut le wulst cf plus bas) le septum lieacute agrave lhippocampe est preacutesent chez tous de mecircme que le striatum qui joue un rocircle dans le controcircle des muscles

Cependant le cerveau a suivi un chemin eacutevolutif diffeacuterent chez les reptiles et ensuite chez les oiseaux qui sont leurs descendants par rapport aux mammifegraveres

85 Li Q Gao K Q Vinther J Shawkey M D Clarke J A Drsquoalba L amp Prum R O (2010) Plumage color patterns of an extinct dinosaur Science 327(5971) 1369-1372 86 Xing L McKellar R C Xu X Li G Bai M Persons W S amp Yi Q (2016) A feathered dinosaur tail with primitive plumage trapped in mid-cretaceous amber Current Biology 26 3352ndash3360 87 Lanatomie des vertegravebres et la longueur du segment excluent quil sagisse dun oiseau et suggegraverent une queue de coerulosaure basal un groupe qui contient les theacuteropodes proches des oiseaux Les coerulosaures montrent une enceacutephalisation plus eacuteleveacutee que dautres dinosaures 88 Harris M P Hasso S M Ferguson M W amp Fallon J F (2006) The development of archosaurian first-generation teeth in a chicken mutant Current Biology 16(4) 371-377 89 Dit meacutesenchyme 90 Tout le monde nest pas daccord avec cette hypothegravese Certains minoritaires pensent que les oiseaux descendent darchosaures plus anciens que les dinosaures ou alors parmi les dinosaures quils sont issus des ornithischiens et pas des theacuteropodes Il nen reste pas moins que leurs ancecirctres sont des dinosaures ou des animaux tregraves apparenteacutes agrave ceux-ci

48

Cette eacutevolution divergente des zones homologues (cortex vs hyperstriatum) est manifeste quand on compare les cerveaux du hibou moyen-duc et du singe de nuit (douroucouli Aotus trivirgatus) celui de loiseau montre une structure appeleacutee wulst qui ne contient quune seule carte fortement organiseacutee spatialement Le wulst au contraire du neacuteocortex des mammifegraveres ne contient pas de cellules pyramidales seulement des cellules stellaires (cest dailleurs une speacutecialisation des oiseaux les reptiles dont ils sont issus ont des neurones pyramidaux) De plus le cortex des mammifegraveres est clairement structureacute en couches comme on la vu plus haut Ces couches sont bien visibles dans une coupe alors que dans le wulst des oiseaux il ny a rien de semblable

Etant donneacute que le neacuteocortex des mammifegraveres contient de nombreuses cartes adjacentes il neacutecessite davantage de fibres connectrices (matiegravere blanche) que le wulst (en raison des connexions entre cartes) Dans le neacuteocortex le volume de la matiegravere blanche (axones) croicirct comme la puissance 1318 du volume de la matiegravere grise (corps cellulaires) donc plus vite que la matiegravere grise91 le cacircblage du neacuteocortex des mammifegraveres est coucircteux

En termes denceacutephalisation Archaeopteryx avait un cerveau deux fois plus grand que si ccedila avait eacuteteacute un dinosaure mais il navait pas encore de wulst le wulst apparaicirct agrave la fin du Meacutesozoiumlque ou au deacutebut du Ceacutenozoiumlque il y a 60 millions danneacutees Lenceacutephalisation actuelle des oiseaux est reacutecente elle date de seulement 20 millions danneacutees

Une intelligence plus rigide plus speacutecialiseacutee

Les oiseaux semblent avoir deacuteveloppeacute une intelligence plus speacutecialiseacutee moins souple que les mammifegraveres On peut trouver une illustration de cela dans les comportements de parade nuptiale la maniegravere dont loiseau macircle fait la cour agrave la femelle est beaucoup plus codifieacutee steacutereacuteotypeacutee rigide chez les oiseaux92 que chez les mammifegraveres Cela eacutetant les oiseaux ont du succegraves il y a deux fois plus despegraveces que chez les mammifegraveres et leur biomasse est comparable

A titre dexemple de speacutecialisation extrecircme de lintelligence consideacuterons la meacutemoire spatiale des casse-noix Les casse-noix sont des corvideacutes (comme les corneilles les corbeaux les geais et les pies) qui sont avec les psittacideacutes (perroquets) les oiseaux les plus enceacutephaliseacutes

Le casse-noix de Clark (Nucifraga columbiana) un corvideacute ameacutericain montre un comportement de cachage agrave lautomne au cours de ses explorations agrave la recherche de nourriture non peacuterissable il remplit sa poche sublinguale de pignons de pin et vole au loin pour cacher ces graines agrave raison de 4 ou 5 agrave la fois dans un trou du sol en une opeacuteration qui ne lui prend que quelques secondes il creuse le trou avec son bec y deacutepose les graines referme le trou et eacuteventuellement le

91 Par exemple si la matiegravere grise double en volume le volume de la matiegravere blanche va se voir multiplieacute par 25 92 On le voit sur nos lacs chez le colvert par exemple Les canards colverts forment en automne des couples stables jusquau printemps (ougrave la femelle est feacutecondeacutee) En hiver il y a des copulations non-fonctionnelles Le macircle effectue une parade nuptiale complexe et complegravetement steacutereacuteotypeacutee (a) redressement hors de leau sifflement retombeacutee grognement (b) lanimal se dresse en se raccourcissant (01 s) (c) le macircle regarde la femelle nage autour delle (d) il lui preacutesente larriegravere-tecircte en dressant les plumes (e) se baisse et se redresse dans leau en eacutemettant des vocalisations bisyllabiques Tous les macircles effectuent cette parade preacuteciseacutement de la mecircme maniegravere

49

camoufle Le casse-noix fait ainsi des reacuteserves de septembre agrave novembre dans un total de quelque 8000 caches il va cacher jusquagrave 33000 graines

Pour survivre et se reproduire il va devoir en retrouver 2500 agrave 3000 pendant la saison ougrave la nourriture fraicircche manque En observant ponctuellement ces oiseaux par la suite on peut eacutevaluer leur taux de succegraves dans la recherche des caches (loiseau cherche quelque part ramegravene-t-il des graines ou pas)

Ce taux varie de 85 (en deacutebut de saison) agrave 30 (ce dernier cas leacuteteacute dapregraves soit 9 mois apregraves la creacuteation des caches alors quelles ont pu ecirctre entretemps pirateacutees par des rongeurs) Ces corvideacutes montrent donc une capaciteacute spectaculaire de meacutemorisation instantaneacutee de lieux sur la base des repegraveres visuels environnants quon ne peut comparer chez lecirctre humain quaux meacutemoires speacutecialiseacutees de certains individus et en particulier de certains autistes capables de meacutemoriser tous les deacutetails dun panorama dun coup ou le contenu de lannuaire teacuteleacutephonique

Les mammifegraveres remplacent les dinosaures

Les mammifegraveres restent longtemps dans lombre

Alors mecircme quils ont des avantages denceacutephalisation et autres les mammifegraveres restent dans lombre des dinosaures durant 150 millions danneacutees de la fin du Trias agrave la fin du Creacutetaceacute tout animal plus grand quun megravetre eacutetait un dinosaure

Pour une grande partie dentre eux malgreacute la diversification mentionneacutee plus haut les mammifegraveres sont confineacutes agrave des niches eacutecologiques speacutecialiseacutees celles des insectivores nocturnes actuels dont on peut dire quils occupent encore maintenant des niches meacutesozoiumlques

Notons au passage que si les mammifegraveres archaiumlques eacutetaient plus enceacutephaliseacutes que les dinosaures ceux-ci navaient par contre pas des cerveaux speacutecialement petits pour des reptiles contrairement agrave ce quon pense geacuteneacuteralement

En fait lenceacutephalisation des dinosaures correspond exactement agrave celle des reptiles actuels avec les preacutedateurs comme lallosaure et le tyrannosaure presque aussi enceacutephaliseacutes que les moins enceacutephaliseacutes des mammifegraveres les herbivores comme le brachiosaure ayant une enceacutephalisation moindre semblable aux moins enceacutephaliseacutes des reptiles actuels

Les moulages endocracircniens virtuels faits par tomographie sur le cracircne de Sue le magnifique tyrannosaure93 du Field Museum agrave Chicago montrent un cerveau dun litre donc 1000 g avec des bulbes olfactifs surdimensionneacutes ce qui nest pas si petit pour un poids total de quelque 6 tonnes En tout cas lenceacutephalisation du tyrannosaure eacutetait double de celle de ses plus grosses proies potentielles comme le triceacuteratops Par ailleurs le museau relativement eacutetroit du tyrannosaure lui permettait sans doute une vision binoculaire inhabituellement bonne pour un reptile vision qui devait se combiner avec un sens olfactif redoutablement efficace

93 Pour la petite histoire la croissance de Sue sest termineacutee agrave 19 ans et elle est morte agrave 28 ans Au contraire des dinosaures la croissance des autres reptiles ne marque pas darrecirct Voir sur le site du Field Museum httpwwwfieldmuseumorgat-the-fieldexhibitionssue-t-rex

50

Leacuteveacutenement K-T

A la fin du Creacutetaceacute agrave la limite dite K-T94 il y a 65 millions danneacutees se produit une nouvelle extinction massive due (selon toute probabiliteacute95) agrave leacutecrasement dune meacuteteacuteorite de 10 km de diamegravetre sur ce qui est actuellement le Mexique (agrave Chicxulub au Yucataacuten) impact suivi (selon certaines hypothegraveses) de gigantesques incendies96 et ensuite dun hiver prolongeacute ducirc aux poussiegraveres en suspension dans latmosphegravere97 La chute de la meacuteteacuteorite de Chicxulub semble avoir eacutegalement modifieacute rapidement et de maniegravere durable98 le volcanisme des plateaux du Deccan en Inde augmentant la production de gaz et de poussiegraveres durant un demi-million danneacutees et prolongeant les modifications climatiques Pregraves de 8 espegraveces sur 10 disparaissent aucun animal de masse supeacuterieure agrave 25 kg ne semble avoir surveacutecu la quasi-totaliteacute du plancton marin disparut eacutegalement

Suite agrave ces eacuteveacutenements tous les dinosaures agrave lexception des oiseaux seacuteteignent Cette disparition totale et seacutelective reste encore largement inexpliqueacutee99 mais le fait est quelle libegravere les niches eacutecologiques auparavant occupeacutees par les dinosaures

94 Pour Kreide-Tertiaumlr en allemand ou en franccedilais Creacutetaceacute-Tertiaire La limite geacuteologique est marqueacutee sur la Terre entiegravere par une abondance diridium un eacuteleacutement normalement rare dans la croucircte terrestre mais abondant dans les meacuteteacuteorites Dans la couche immeacutediatement au-dessus de cette couche riche en iridium le nombre despegraveces fossiles est cinq fois moindre que dans la couche immeacutediatement au-dessous 95 cf httpwwwsciencedailycomreleases201003100304142242htm 96 The conditions leading to the global firestorm were set up by the vaporization of rock following the impact which condensed into sand-grain-sized spheres as they rose above the atmosphere As the ejected material re-entered Earths atmosphere it dumped enough heat in the upper atmosphere to trigger an infrared heat pulse so hot it caused the sky to glow red for several hours even though part of the radiation was blocked from Earth by the falling material he said But there was enough infrared radiation from the upper atmosphere that reached Earths surface to create searing conditions that likely ignited tinder including dead leaves and pine needles If a person was on Earth back then it would have been like sitting in a broiler oven for two or three hours said Robertson The amount of energy created by the infrared radiation the day of the asteroid-Earth collision is mind-boggling said Robertson Its likely that the total amount of infrared heat was equal to a 1 megaton bomb exploding every four miles over the entire EarthA 1-megaton hydrogen bomb has about the same explosive power as 80 Hiroshima-type nuclear bombs [httpwwwsciencedailycomreleases201303130327144249htm] 97 Limpact sest accompagneacute de pluies acides de poussiegraveres et daeacuterosols dans latmosphegravere peut-ecirctre dune diminution de la couche dozone et de leacutemission de gaz carbonique de meacutethane et de vapeur deau Apregraves une peacuteriode de refroidissement due aux poussiegraveres et aeacuterosols en suspension (dau moins quelques anneacutees mais estimeacutee par certains agrave 2000 ans) il y a donc probablement eu une peacuteriode de reacutechauffement due agrave ces gaz agrave effet de serre qui restent dans latmosphegravere plus longtemps que les aeacuterosols et poussiegraveres Il ny a pas eu de deacutepleacutetion en oxygegravene par contre Voir par exemple Kring DA (2007) The Chicxulub impact event and its environmental consequences at the CretaceousndashTertiary boundary Palaeogeography palaeoclimatology palaeoecology 255 4ndash21 98 Renne P R Sprain C J Richards M A Self S Vanderkluysen L amp Pande K (2015) State shift in Deccan volcanism at the Cretaceous-Paleogene boundary possibly induced by impact Science 350(6256) 76-78 99 On a supposeacute par exemple que le sexe des dinosaures neacutetait pas deacutetermineacute geacuteneacutetiquement mais par la tempeacuterature dincubation des œufs comme chez les crocodiles actuels Une longue baisse de la tempeacuterature aurait biaiseacute fortement la sex ratio (on naurait eu que des macircles ou que des femelles) amenant agrave une extinction rapide Hypothegravese inteacuteressante mais alors pourquoi les crocodiles ont-ils surveacutecu

51

Les mammifegraveres survivent et prospegraverent

Pourquoi les mammifegraveres eux ont-ils surveacutecu agrave leacuteveacutenement K-T Est-ce parce quils sont nocturnes et moins affecteacutes par la baisse de lumiegravere Ou homeacuteothermes et mieux isoleacutes thermiquement que dautres espegraveces ils ont une fourrure (ce qui est attesteacute par des traces fossiles de fourrure dateacutees de 165 millions danneacutees100) et ils peuvent se reacutefugier dans des terriers pendant les pires moments Ou parce que plus tard leur homeacuteothermie les protegravege des mycoses dans un monde en deacutecomposition (comme les oiseaux homeacuteothermes eux aussi et seuls survivants des dinosaures)101 Ou encore parce que leur cerveau plus massif leur donne (encore une fois comme aux oiseaux) de plus grandes faculteacutes dadaptation

Peut-ecirctre tout cela plus le fait que la plupart dentre eux sont des insectivores (ils mangent donc des insectes et dautres petits arthropodes des vers de terre etc) Or la photosynthegravese a cesseacute agrave cause de lhiver prolongeacute les plantes sont mortes donc les herbivores et leurs preacutedateurs aussi mais il reste une grande quantiteacute de veacutegeacutetaux en deacutecomposition qui continuent agrave nourrir les insectes et les vers Les mammifegraveres primitifs se nourrissant justement de cela leur nourriture au moins dans les pires moments du deacutebut est assureacutee102

En tout eacutetat de cause au deacutebut du Ceacutenozoiumlque (Tertiaire) les mammifegraveres se diversifient en taille103 mais pas en taille de cerveau ils occupent les niches laisseacutees vacantes par la disparition des dinosaures et comme celle des dinosaures qui les ont preacuteceacutedeacutes leurs tailles varient beaucoup (allant jusquagrave 300 kg et plus) Mais la taille relative de leur cerveau ne change pas durant encore 10 millions danneacutees (sauf les ceacutetaceacutes dont lenceacutephalisation croicirct assez vite alors que de terrestres ils redeviennent marins) Cest donc louverture de niches eacutecologiques nouvelles qui conduit avec un retard agrave un surcroicirct denceacutephalisation

Durant le Ceacutenozoiumlque agrave mesure que lon avance vers le preacutesent certains ordres (opossums insectivores) gardent leur enceacutephalisation basique (Quotient dEnceacutephalisation de 025 par rapport agrave un eacutetalon de 1 correspondant agrave lenceacutephalisation moyenne des oiseaux et mammifegraveres actuels104) mais la plupart finissent par voir leur enceacutephalisation augmenter ainsi les rongeurs montent agrave un QE de 050 Une autre extinction moindre agrave la fin de lEocegravene agrave -35 millions

100 Zhou C F Wu S Martin T amp Luo Z X (2013) A Jurassic mammaliaform and the earliest mammalian evolutionary adaptations Nature 500(7461) 163-167 101 En lien avec la protection donneacutee par lhomeacuteothermie contre les infections fongiques on peut en effet supposer que dans le monde en deacutecomposition qui a suivi leacuteveacutenement K-T la quantiteacute de spores dans lenvironnement devait ecirctre tregraves eacuteleveacutee augmentant par lagrave mecircme les risques de parasitose fongique chez les animaux agrave sang froid il est inteacuteressant de noter que les oiseaux seuls survivants des dinosaures sont aussi agrave sang chaud Cf Casadevall A (2005) Fungal virulence vertebrate endothermy and dinosaur extinction is there a connection Fungal Genetics and Biology 42 98ndash106 102 Reacutefeacuterence agrave retrouver 103 Laugmentation de taille des mammifegraveres deacutemarre apregraves la disparition des dinosaures non aviens et est tregraves coheacuterente dans les diffeacuterents continents Une fois les niches vacantes occupeacutees leacutevolution de la taille nest pas un simple changement de type mouvement brownien mais elle est lieacutee notamment agrave des facteurs abiotiques concentration en oxygegravene de lair surface des continents Pour les deacutetails voir Smith FA et al (2010) The evolution of maximum body size of terrestrial mammals Science 330 1216-1219 104 Lopossum a donc un cerveau quatre fois plus petit relativement au poids de son corps que la moyenne des mammifegraveres et oiseaux

52

danneacutees sert de preacutelude agrave une acceacuteleacuteration de lenceacutephalisation dans certains ordres (onguleacutes carnivores primates notamment)

53

Partie B Orientation spatiale

Les arthropodes des cerveaux compacts et efficaces Ainsi que deacutejagrave mentionneacute degraves le Cambrien sont en quelque sorte en concurrence deux modegraveles diffeacuterents de systegravemes nerveux autorisant des comportements complexes les grands systegravemes nerveux qui sont lapanage des verteacutebreacutes et des mollusques ceacutephalopodes et les systegravemes nerveux quon pourrait comparer agrave des logiciels extrecircmement compacts et efficaces impleacutementeacutes sur un mateacuteriel tregraves restreint105 ceux des arthropodes

Les principaux groupes darthropodes passeacutes et actuels sont

les trilobites munis dyeux agrave facettes et de 10 paires de pattes extrecircmement communs et dont certaines espegraveces mesuraient plus de 70 cm de long mais qui ont disparu lors de lextinction permo-triassique

les crustaceacutes crabes cloportes crevettes etc (5 agrave 7 paires de pattes)

les arachnides araigneacutees tiques etc (4 paires de pattes)

et les insectes (3 paires de pattes106)

Les capaciteacutes cognitives en particulier dorientation spatiale ont eacuteteacute surtout eacutetudieacutees chez les insectes hymeacutenoptegraveres (eg fourmis abeilles guecircpes) mais eacutegalement parfois sur dautres groupes darthropodes comme les crabes les cloportes les araigneacutees (cf ci-dessous)

Les capaciteacutes cognitives de Portia fimbriata

Portia fimbriata107 est une petite108 araigneacutee salticide109 qui est un preacutedateur dautres araigneacutees Elle possegravede des yeux composeacutes (quelques centaines drsquoommatidies) mais lacuiteacute visuelle de ses yeux principaux est comparable agrave celle des primates (ce quils reacutealisent par un champ visuel extrecircmement eacutetroit un peu comme celui dun teacuteleacuteobjectif)

Cest une salticide atypique110

Elle construit parfois aussi des toiles (en geacuteneacuteral les salticides nen font pas)

Elle est geacuteneacuteraliste et attaquera nrsquoimporte quelle araigneacutee (110 agrave 2x sa taille)

Elle trompe les araigneacutees attaqueacutees en eacutemettant des vibrations sur la toile qui imitent les signaux lieacutes au comportement de cour (parade) de lespegravece chasseacutee (si lindividu se laisse tromper il approche de son preacutedateur) Si elle reconnaicirct que

105 De la mecircme maniegravere que le systegraveme opeacuterateur PCGeos un veacuteritable systegraveme multi-tacircche preacuteemptif multi-fenecirctres pouvait fonctionner sur des PC par-dessus MS-DOS avec seulement 512 kb de meacutemoire vive contre les quelques Gb de RAM quil faut maintenant pour Windows - au moins 1000 fois plus 106 Dougrave lautre nom hexapodes 107 Le meilleur article sur les capaciteacutes cognitives eacutetonnantes de ces araigneacutees est Wilcox RS Jackson RR (1998) Cognitive abilities of araneophagic jumping spiders In Balda RP Pepperberg IM Kamil AC (Eds) Animal Cognition in Nature (pp 411-434) San Diego Academic Press 108 Corps des femelles 7-10 mm des macircles 5-6 mm de long 109 Qui tue en sautant - en sautant sur sa proie donc 110 Larticle de Wikipedia en anglais httpenwikipediaorgwikiPortia_fimbriata est excellent

54

lrsquoespegravece figure dans son reacutepertoire elle eacutemet le signal approprieacute sinon elle eacutemet un kaleacuteidoscope de signaux et srsquoajuste agrave la reacuteponse de sa proie

Portia fimbriata manifeste encore dautres comportements complexes111 Celui qui nous inteacuteresse le plus ici est quelle peut faire des deacutetours compliqueacutes pour atteindre sa proie En effet parmi ses proies les argiopes font des toiles verticales et lorsquelles sentent approcher un intrus elles mettent la toile en mouvement rapide (ce qui cause leacutejection du preacutedateur) Si P fimbriata lors de son approche identifie quil sagit dune argiope elle va effectuer un deacutetour (qui peut lui prendre jusquagrave une heure) arriver au-dessus de la toile filer un fil et srsquoy suspendre pour approcher de sa proie sans en toucher la toile

Tarsitano et Jackson112 en 1997 montrent par des expeacuteriences que Portia fimbriata est effectivement capable de planifier des deacutetours complexes durant lesquels elle perd de vue sa proie Ces auteurs ont fait une expeacuterience ougrave laraigneacutee testeacutee est sur une plate-forme de deacutepart dougrave elle voit une proie sur une autre plate-forme alors quune autre plate-forme juste agrave cocircteacute ne contient pas de proie La distance entre laraigneacutee et sa proie est trop grande pour quelle puisse directement sauter dessus alors pour latteindre elle doit descendre de sa plate-forme (elle perd alors de vue sa proie) et partir agrave contre-sens pour choisir lun de deux chemins sureacuteleveacutes dont un seul megravene agrave la bonne plate-forme Aussi eacutetonnant que cela paraisse les araigneacutees en sont capables la grande majoriteacute des individus testeacutes (dans de nombreuses situations de difficulteacutes diverses) choisissent le bon chemin ce qui indique quelles sont capables de planifier un chemin complexe depuis leur poste dobservation et ensuite deffectuer ce chemin en maintenant en tecircte ougrave se trouve la proie En preacutelude agrave leur deacuteplacement les araigneacutees scannent avec leurs yeux-teacuteleacuteobjectifs le chemin depuis la proie jusquagrave un endroit accessible

Linteacutegration du chemin de lanecdotique au Nobel La navigation agrave lestime mentionneacutee plus haut a pour analogue biologique linteacutegration du chemin Ce meacutecanisme cognitif dorientation (qui dit donc en continu ougrave on se trouve sur la base des mouvements effectueacutes) a eacuteteacute longtemps consideacutereacute comme anecdotique et peu ou pas lieacute agrave des fonctions cognitives supeacuterieures

Progressivement cependant suivant la deacutecouverte chez le rat de cellules de lieu dans lhippocampe (par John OKeefe et John Dostrovsky en 1971) de cellules codant la direction de la tecircte agrave plusieurs endroits (thalamus par exemple) dans des voies se terminant pregraves de lhippocampe (deacutecouvertes par James Ranck Jr en 1984 puis surtout eacutetudieacutees par leacutequipe de Jeff Taube) et de cellules de grille dans le cortex entorhinal porte dentreacutee de lhippocampe (par leacutequipe dEdvard et May-Britt Moser en 2005) on sest aperccedilu que la remise agrave jour de la repreacutesentation de la position sur la base du mouvement locomoteur - autrement dit linteacutegration du chemin - est un meacutecanisme fondamental dans la construction et la stabilisation

111 Pex certaines araigneacutees deacutetectent la marche de P fimbriata sur leur toile et fuient ou attaquent P fimbriata profite des jours de vent (bruit sur la toile) ou elle produit elle-mecircme des vibrations qui atteacutenuent celles de ses pas (eacutecran de fumeacutee) Elle distingue les cas ougrave ce nrsquoest pas neacutecessaire (si elle a pour cible un insecte pris dans la toile ou des œufs) 112 Tarsitano MS Jackson RR (1997) Araneophagic jumping spiders discriminate between detour routes that do and do not lead to prey Animal Behaviour 53 (2) 257-266

55

de la repreacutesentation spatiale en effet les cellules spatiales mentionneacutees ci-dessus sont sous le controcircle dinformations notamment visuelles mais elles sactivent de maniegravere inchangeacutee durant les deacuteplacements de lanimal lorsque la lumiegravere est eacuteteinte donc sur la base des mouvements

Deux de ces deacutecouvertes (mais curieusement pas la troisiegraveme celle des cellules de direction) ont eacuteteacute dailleurs reacutecompenseacutees par le prix Nobel de Physiologie ou Meacutedecine en 2014

Linteacutegration du chemin chez les arthropodes Il nest pas inutile de rappeler que les insectes eusociaux (agrave haut degreacute de socialiteacute avec des castes speacutecialiseacutees y compris pour la reproduction) ont un grand succegraves eacutecologique dans une forecirct tropicale la biomasse des fourmis agrave elles seules vaut quatre fois la biomasse de lensemble des verteacutebreacutes Les capaciteacutes cognitives de ces insectes ne sont peut-ecirctre pas eacutetrangegraveres agrave ce succegraves

Nous allons commencer par aborder chez ces insectes ce meacutecanisme souvent neacutegligeacute voire ignoreacute mais fondamental de lrsquoorientation spatiale quest lrsquointeacutegration du chemin ce pendant de la navigation agrave lestime

On a deacutejagrave vu plus haut que ce meacutecanisme a fait lobjet dune eacutetude exhaustive chez les fourmis du deacutesert (genre Cataglyphis diffeacuterentes espegraveces) par Ruumldiger Wehner et ses collegravegues de Zurich Ils ont notamment releveacute lextrecircme performance montreacutee par des individus qui reviennent en ligne droite au nid (invisible) apregraves des trajets sinueux de plusieurs centaines de megravetres dans un terrain deacutesertique hostile sans aucun repegravere utilisable

Pour reacutealiser cette performance en labsence de tout repegravere (au fond comme si on eacutetait en haute mer) lanimal ne peut compter que sur les informations lieacutees agrave son propre mouvement ce qui eacutetait aussi le cas pour les navigateurs qui devaient faire recours agrave la navigation agrave lestime

Lanimal aussi peut faire de la navigation agrave lestime

Darwin pose le problegraveme

En 1873 Charles Darwin dans une lettre agrave Nature113 citait un explorateur de la Sibeacuterie du Nord Ferdinand von Wrangell qui avait observeacute que les natifs de cette contreacutee eacutetaient capables de garder un cap en direction dun point particulier sur de longues distances malgreacute des changements de direction incessants et la totale absence de repegraveres terrestres sur la toundra Darwin remarquait alors

We must bear in mind that neither a compass nor the north star nor any other such sign suffices to guide a man to a particular spot () when many deviations from a straight course are inevitable unless the deviations are allowed for or a sort of dead reckoning is kept

Le point crucial releveacute par Darwin est quaucun des repegraveres directionnels lointains comme les repegraveres ceacutelestes ou les autres indices purement directionnels comme le champ geacuteomagneacutetique ne peut diriger le deacuteplacement vers un point

113 Je ne donne pas ici les reacutefeacuterences deacutetailleacutees de ces articles de la fin du 19egrave siegravecle et du deacutebut du 20egraveme siegravecle mais je les possegravede tous (quelques-uns sont annoteacutes de la main dEdouard Claparegravede) si quelquun veut y avoir accegraves Certains sont difficiles agrave trouver autrement

56

particulier de lespace Ces indices fournissent au mieux une direction agrave savoir celle du pocircle aux eacutechelles qui nous inteacuteressent ici on peut consideacuterer que les vecteurs directionnels fournis par ces types de repegraveres sont en tous points parallegraveles et donc quils ne peuvent renseigner que sur lorientation (dans un reacutefeacuterentiel lieacute agrave la Terre) du mouvement mais pas sur la relation spatiale existant entre lorganisme (ou le bateau) et un point particulier de lespace114 Cette deacutetermination ne peut reacutesulter que dun processus de calcul la navigation agrave lestime ou en anglais dead reckoning

Murphy Lideacutee dinteacutegration

Murphy (1873) dans son commentaire agrave larticle de Darwin remarquait deacutejagrave que les animaux peuvent les yeux fermeacutes trouver le troisiegraveme cocircteacute dun triangle apregraves avoir parcouru les deux autres Bien plus il supposa que ce calcul pouvait se faire sur la base dun systegraveme de mesure inertiel quil deacutecrivait par une analogie meacutecanique (en quelque sorte semblable aux instruments inertiels qui existent dans les avions en compleacutement agrave la boussole magneacutetique et au GPS) quant agrave la reacutesultante des diffeacuterents deacuteplacements elle pouvait ecirctre selon lui directement obtenue par inteacutegration

Further it is possible to conceive the apparatus as so integrating its results as to enable the distance and direction of the point where the journey began to the point it has reached that they can be read off without any calculation being needed () Now I suppose such an integrating process as this (though of course not by any similar mechanism) to be effected in the brain of an animal unconsciously () (Murphy 1873)

Murphy suggeacuterait donc quun meacutecanisme dinteacutegration des acceacuteleacuterations et des changements de direction eacutetait preacutesent dans le cerveau des animaux (et de lecirctre humain) renseignant lorganisme en continu sur sa position sans que le meacutecanisme lui-mecircme ne soit accessible agrave la conscience

Balises empiriques

Le retour peut ecirctre vectoriel sans recours agrave des traces ou des repegraveres

La capaciteacute quont certains animaux de revenir agrave leur point de deacutepart sans recourir agrave des traces ou des configurations de repegraveres exteacuteroceptifs est connue et deacutecrite depuis longtemps

En effet au tournant du 20egraveme siegravecle de nombreux chercheurs sinteacuteressent aux fourmis dont le comportement social et les capaciteacutes dexploration et de reacutesolution de problegravemes nen finissent pas de les fasciner dautant quelles sont assez faciles agrave observer Mecircme le psychologue et peacutedagogue genevois Edouard Claparegravede - fondateur de linstitut Jean-Jacques Rousseau qui deviendra la FPSE - correspond avec des auteurs de monographies sur les fourmis qui lui envoient leurs publications

114 La hauteur de leacutetoile polaire au-dessus de lhorizon renseigne sur la latitude agrave laquelle on se trouve (au pocircle elle est au zeacutenith chez nous agrave quelque 43deg deacuteleacutevation) mais pour des deacuteplacements de quelques heures agrave pied ou agrave cheval les changements sont neacutegligeables

57

Dans les manuscrits conserveacutes par Claparegravede (et annoteacutes de sa main) on trouve que Pieacuteron en 1904 deacutejagrave observait agrave propos des fourmis Aphaenogaster barbara nigra que

Une ouvriegravere retournant agrave la fourmiliegravere deacuteplaceacutee sans que sa marche soit troubleacutee et placeacutee dans un milieu analogue connu ou inconnu se dirige vers un point correspondant tregraves sensiblement agrave lemplacement de sa fourmiliegravere tel que si elle navait pas eacuteteacute deacuteplaceacutee elle laurait assez exactement atteint (Pieacuteron 1904 p 175)

Cette orientation montre que lanimal construit et emporte avec lui au minimum une repreacutesentation vectorielle de lendroit agrave atteindre une certaine distance agrave parcourir dans une certaine direction ce qui caracteacuterise un vecteur

Le retour peut se faire par triangulation

Le fait que les animaux peuvent trouver leur chemin sans faire le mecircme chemin quagrave laller notamment en prenant un raccourci (lhypoteacutenuse dun triangle rectangle par exemple) implique un calcul de type triangulation (donc trigonomeacutetrique) On avait observeacute de tels retours chez les verteacutebreacutes mais eacutegalement chez les arthropodes

Ainsi Brun en 1915 deacutecrit de tels trajets chez la fourmi il force une exploratrice agrave parcourir deux cocircteacutes drsquoun triangle rectangle - en la guidant avec ses mains - puis il lui donne de la nourriture la fourmi prend alors le chemin direct du nid sans repasser par le chemin aller Elle a donc ducirc faire un calcul le long de ce chemin aller et crsquoest le reacutesultat de ce calcul qui lui permet de prendre la bonne direction correspondant agrave lhypoteacutenuse du triangle rectangle

Lors de ce retour on peut mettre en eacutevidence quun calcul de type trigonomeacutetrique tregraves preacutecis est effectivement en cours dans lanimal ainsi dans des expeacuteriences de Wehner et collegravegues dans les anneacutees quatre-vingt115 la fourmi eacutetait forceacutee agrave suivre un trajet en L (dans un tuyau coudeacute agrave ciel ouvert116) depuis le nid Au bout du L la rentreacutee directe est eacutevidemment lhypoteacutenuse du triangle Si on donne de la nourriture agrave la fourmi au bout du L et quon la deacuteplace agrave ce moment dans un tuyau parallegravele agrave lhypoteacutenuse elle va parcourir exactement la distance correspondant agrave cette hypoteacutenuse avant de se mettre agrave chercher ndash vainement ndash lentreacutee du nid Pourtant cette distance elle na jamais pu la mesurer directement elle a seulement pu la calculer117

22032017

Il existe une inteacutegration spatio-temporelle chez lanimal

Comme on la vu plus haut Murphy (1873) dans sa reacuteponse agrave Darwin supposait quil existerait dans le cerveau danimaux mecircme tregraves simples comme les fourmis

115 Wenner R (1982) Himmelsnavigation bei Insekten Neurophysiologie und Verhalten Neujahrsbl Naturforsch Ges Zuumlrich 184 1-132 116 La vision du ciel est en effet neacutecessaire En labsence de linformation de type boussole donneacutee par le soleil linteacutegrateur de la fourmi ne marche pas 117 De plus si on la deacuteplace au contraire dans un tuyau parallegravele agrave un des deux tuyaux dorigine elle va parcourir avant de se mettre agrave chercher la distance correspondant agrave la projection sur laxe correspondant (c-agrave-d la distance quelle avait parcouru dans le tuyau)

58

des meacutecanismes permettant linteacutegration (au sens matheacutematique du terme) de donneacutees spatiales

La deacutemonstration empirique que lanimal peut effectuer un calcul par inteacutegration portant sur des directions semble dater de lexpeacuterience-cleacute de Rudolf Jander (1957) Ses sujets des fourmis rousses (Formica rufa L) eacutetaient entraicircneacutees agrave se diriger reacutepeacutetitivement vers un disque noir au bas duquel se trouvait de la nourriture Pendant ces cheminements deux sources de lumiegravere agrave 135 degreacutes agrave gauche et agrave droite du disque eacutetaient allumeacutees alternativement Un cycle complet dallumage durait 40 secondes et eacutetait composeacute par exemple dun allumage de 30 secondes de la lampe de droite suivi dun allumage de 10 secondes de la lampe de gauche Apregraves une heure on testait la tendance directionnelle des fourmis relativement agrave une source de lumiegravere stationnaire On constatait alors que les fourmis choisissaient une direction comme sil y avait eu durant lapprentissage une seule source de lumiegravere fixe plutocirct que deux alternant et situeacutee entre ces deux clignoteurs agrave un angle repreacutesentant exactement le rapport de leurs temps dallumage

Lrsquointerpreacutetation de ce fait est la suivante Durant lrsquoapprentissage la fourmi estime la direction de son deacuteplacement relativement agrave la lampe (qui joue ici le rocircle que jouerait le soleil dans les conditions naturelles celui de reacutefeacuterence directionnelle de direction zeacutero du systegraveme de coordonneacutees en somme) Prenons le cas drsquoallumages symeacutetriques Si vous appelez laquo zeacutero raquo la direction entre les deux lampes (direction opposeacutee au disque noir) et que vous mesurez les angles en degreacutes dans le sens contraire des aiguilles drsquoune montre la fourmi se deacuteplace en direction 135deg une moitieacute du temps 225deg lrsquoautre moitieacute elle apprend donc qursquoau total elle srsquoest deacuteplaceacutee laquo en moyenne raquo en direction 180deg ( [135deg + 225deg] 2) relativement agrave la lampe Lors du test avec lampe fixe elle cherche agrave srsquoorienter dans cette direction moyenne autrement dit agrave 180deg de la lampe ndash elle lui tourne donc le dos Dans le cas asymeacutetrique deacutecrit plus haut la moyenne est de ( [135deg x 30 + 225deg x 10] 40 ) autrement dit 1575deg Dans ce cas la fourmi laisse la lampe 1575deg agrave sa droite autrement dit derriegravere elle agrave droite

Mittelstaedt suggegravere path integration

En 1973 Horst Mittelstaedt eacutelegraveve de Jander et collaborateur du physiologiste Erich von Holst118 fait de la recherche sur linteacutegration multimodale il deacutecouvre que si deux stimulations sensorielles spatiales donnent lieu agrave deux reacuteponses comportementales orienteacutees diffeacuteremment et quon preacutesente ces stimuli en mecircme temps souvent la reacutesultante (le comportement final) sera la moyenne vectorielle pondeacutereacutee des reacuteponses attendues (un compromis qui traduit le poids accordeacute agrave chacune des deux informations sensorielles)

118 Erich von Holst (1908-1962) fut le premier directeur de linstitut Max-Planck de Seewiesen ougrave travailla Konrad Lorenz (qui fut dailleurs co-directeur) Il deacutecouvrit notamment que les cellules sensorielles des organes de loreille interne (utricule et saccule) reacuteagissent aux forces de cisaillement imposeacutees par les acceacuteleacuterations Il est eacutegalement agrave lorigine avec Mittelstaedt du principe de reacuteaffeacuterence lideacutee quune copie effeacuterente (aussi appeleacutee deacutecharge corollaire) des commandes motrices est envoyeacutee au cerveau lui-mecircme lui permettant danticiper les changements sensoriels reacutesultant de lexeacutecution dun ordre moteur et donc de veacuterifier si le reacutesultat est bien conforme agrave lattente Von Holst a eacutegalement eacutetudieacute les diffeacuterents paramegravetres reacutegissant la sonoriteacute de violons quil fabriquait lui-mecircme

59

Lexemple classique de ce pheacutenomegravene est celui de lorientation de certains poissons exposeacutes agrave une lumiegravere venant non du haut comme dhabitude mais de cocircteacute ils se mettent de travers dans une orientation qui correspond agrave la somme vectorielle des reacuteponses orienteacutees susciteacutees par les deux stimulations sensorielles (lumiegravere sur la reacutetine dune part action de la graviteacute sur les statolithes dautre part) chacune pondeacutereacutee par le poids qui lui est accordeacute119

Ce modegravele vectoriel porte Mittelstaedt agrave sinteacuteresser dans un article intituleacute Orientierung ohne richtende Aussenreize120 agrave la possibiliteacute quauraient certains animaux de sorienter lors de la locomotion sans recourir du tout agrave des informations exteacuteroceptives en se basant uniquement sur des informations autogeacuteneacutereacutees par le mouvement mecircme de lanimal et additionneacutees vectoriellement Dans la fouleacutee sa femme Marie-Louise et lui baptisent ce meacutecanisme inteacutegration du chemin121 (path integration) dans un article122 de 1980 et proposent un modegravele du calcul effectueacute par lanimal (le modegravele est trigonomeacutetrique donc constitue une solution exacte et ne preacutedit pas derreurs)

Fonctions de linteacutegration du chemin chez les arthropodes

Revenir au nid

Comme on la vu dans lexemple de Cataglyphis la premiegravere des fonctions123 de linteacutegration du chemin (IC) est de revenir au point de deacutepart du trajet cest-agrave-dire au nid ceci par un chemin aussi rapide que possible mecircme si laller eacutetait sinueux Ceci implique que lanimal dispose agrave tout moment de la distance et de la direction au nid (puisquil peut deacutecider ce retour agrave tout moment)

Notons au passage lamusante proprieacuteteacute des petits crabes violonistes de lespegravece Uca lactea annulipes (les crabes sont des crustaceacutes donc des arthropodes aussi) qui lorsquils se deacuteplacent autour de leur terrier gardent toujours laxe lateacuteral de leur corps aligneacute avec le terrier que celui-ci soit visible ou pas (cest lateacuteralement que ces crabes se deacuteplacent le plus vite) Ces individus mateacuterialisent donc en continu la direction du vecteur nid-crabe quils calculent tout en se deacuteplaccedilant124

119 Ceci a eacuteteacute aussi observeacute en milieu naturel comme dans la Grotte Bleue de Capri ougrave la lumiegravere provient par endroits de cocircteacute ou de dessous cf Abel E (1954) Lichtruumlckenreflex eines Fisches in der blauen Grotte Oumlsterreich Zool Z 4 397-401 120 Orientation sans stimulation directionnelle externe Dans Fortschritten der Zoologie 21 46-58 121 On dit volontiers aussi inteacutegration du trajet 122 Mittelstaedt M-L Mittelstaedt H (1980) Homing by path integration in a mammal Naturwissenschaften 67 566 123 On se limitera ici aux fonctions spatiales Il en existe qui ne le sont pas ainsi chez la fourmi Cataglyphis fortis lrsquoeacutetat de lrsquointeacutegrateur (c-agrave-d la longueur du vecteur drsquoIC) controcircle le degreacute drsquoagressiviteacute envers des membres drsquoautres colonies Lorsque le vecteur est long (situation ougrave normalement la fourmi est loin de son propre nid ici 15 m) les fourmis sont deux fois moins agressives que lorsque le vecteur est proche de zeacutero (donc que la fourmi se croit proche du nid) Knaden M Wehner W (2004) Path integration in desert ants controls aggressiveness Science 305 60 124 Zeil J (1998) Homing in fiddler crabs (Uca lactea annulipes and Uca vomeris Ocypodidae) Journal of comparative physiology A 183(3) 367-377

60

Neacutegocier des deacutetours lors du retour

Il est agrave noter que le retour en ligne droite est une possibiliteacute fournie par lIC mais nest pas une neacutecessiteacute Lanimal peut revenir eacutegalement par un chemin sinueux sil y a avantage agrave le faire ou obligation (par exemple en cas dobstacle sur la ligne droite) Linteacutegration (le calcul) se poursuit simplement le long du retour de sorte que la longueur et la direction du vecteur nid-animal continue agrave ecirctre mise agrave jour durant ce retour Le vecteur revient donc progressivement proche drsquoun vecteur nul LIC tolegravere donc des deacutetours aussi bien agrave laller quau retour ce qui en fait un instrument dune certaine souplesse

De plus lanimal sait agrave tout moment agrave quelle distance il est du nid (ce qui est important par exemple pour la prise en compte des repegraveres proches du nid) Lorsque la longueur du vecteur est nulle cest quil est (ou doit ecirctre) au nid

Plus geacuteneacuteralement retrouver le dernier point connu

Une expeacuterience ancienne de Wehner125 sur la fourmi moissonneuse Messor semirufus montre que lIC permet aussi comme alternative de revenir au dernier point connu Cest le cas pour ces fourmis qui laissent des traces la trace suffit agrave retrouver le nid mais lorsquon est la premiegravere agrave explorer une zone on na pas de trace agrave suivre Pour ces exploratrices lIC permet de revenir agrave lendoit ougrave elles eacutetaient quand elles ont quitteacute la trace

On voit ici un exemple dinteraction constructive entre repegraveres (ici olfactifs) et IC lIC permet deacutetendre le territoire connu et marqueacute peu agrave peu sans danger de se perdre en retour les marquages olfactifs pour ainsi dire eacutetendent la porteacutee utile de lIC (sa zone dapplicabiliteacute) de plus en plus loin du nid

A ce titre lIC joue un rocircle fondamental dans lexploration progressive de lenvironnement et donc pour les espegraveces qui en ont les moyens cognitifs (cest douteux en ce qui concerne les insectes) dans la construction en meacutemoire dune repreacutesentation globale de cet environnement

Garder une recherche centreacutee

Lorsque lanimal revient dans la zone ougrave il pense se trouver le nid il peut le rater de peu (surtout dans des zones sans repegraveres visuels) Il lui faut degraves lors commencer un comportement de recherche126 centreacute sur le point de probabiliteacute maximale (autrement dit sur le point zeacutero du vecteur cest eacutevidemment lagrave que devrait se trouver le nid) Ce comportement de recherche ne doit pas deacuteriver il doit seacutetendre en cercles de plus en plus grands tout en restant centreacute sur le point ougrave le nid aurait ducirc se trouver Il est donc neacutecessaire ici aussi que lanimal sache agrave tout moment ougrave il se trouve par rapport agrave ce point

Les meilleurs exemples de ce type de comportement de recherche centreacutee sont obtenus quand on deacuteplace lanimal passivement dans une zone ougrave le nid ne se trouve pas (et ougrave il le cherche quand mecircme nayant pas les moyens percevoir et calculer le deacuteplacement passif subi) Lanimal fait une recherche en une sorte de spirale de plus en plus grande Loin drsquoecirctre entiegraverement aleacuteatoire la recherche est

125 Wehner R (1981) Astronomischer Kompass bei duftspurlegenden Ameisen (Messor) Jb Akad

Wiss Lit Mainz 81 112-116 126 Ce que la litteacuterature ancienne appelait un tournoiement de Turner

61

piloteacutee par lrsquoIC qui la maintient autour du point ougrave le nid devrait se trouver127 En effet eacutetant donneacute que la seule information agrave disposition de lanimal eacutetait le point fourni par le vecteur dIC ce point reste lendroit de plus grande probabiliteacute pour la localisation du nid et cest autour de lui quil faut chercher

On verra plus loin que les caracteacuteristiques de la recherche elle-mecircme montrent que lanimal eacutevalue le degreacute de fiabiliteacute de son estimation (baseacutee sur lrsquoIC) dougrave devrait se trouver le nid

Anticiper les changements de perspective

LIC a parfois un rocircle diameacutetralement opposeacute non pas revenir au point quitteacute mais aller vers un point et donc viser ce point Ceci nous rappellera la maniegravere dont Vasco de Gama avait viseacute la pointe sud de lAfrique tout en croisant au large

Chez lanimal on a pu observer par exemple que les araigneacutees salticides reacuteajustent lorientation de laxe sagittal de leur corps en cours de route En effet la salticide doit sapprocher de sa proie pour bondir dessus et pour bondir il faut quelle soit aligneacutee avec elle Elle reacuteoriente donc reacuteguliegraverement laxe de son corps en approchant de sa proie Hill dans une seacuterie dexpeacuteriences tregraves complegravetes128 portant sur des araigneacutees du genre Phidippus129 a montreacute que cette reacuteorientation se fait mecircme dans le noir ou en labsence de vision de la proie et repose donc aussi sur un processus dinteacutegration du chemin

Cette reacuteorientation de laxe sagittal correspond si on veut agrave lanticipation du changement de perspective ducirc au mouvement propre quand on se deacuteplace les objets de lenvironnement (ici la proie) changent de position relativement agrave soi (ie dans le reacutefeacuterentiel eacutegocentreacute lieacute agrave soi) On voit alors quil y a un lien fondamental entre IC et repreacutesentation spatiale lIC permet de mettre agrave jour en continu non seulement une repreacutesentation allocentreacutee de ougrave se trouve le sujet (par exemple un vecteur attacheacute au nid) mais aussi ses attentes spatiales eacutegocentreacutees (dans quelle direction est une cible relativement agrave soi)

En effet agrave un moment donneacute vous savez (ie vous vous repreacutesentez) par exemple que tel monument invisible agrave votre vue mais connu de vous se trouve dans telle direction par rapport agrave vous et agrave telle distance (comme le dit joliment Erik Jonsson130 vous voyez virtuellement ce monument comme si les obstacles eacutetaient transparents) Si vous vous deacuteplacez toujours sans voir le monument vos informations sur votre propre mouvement vont automatiquement remettre agrave jour cette vision virtuelle du monument de sorte que quand enfin il vous apparaicirctra au deacutetour dune maison il sera assez preacuteciseacutement lagrave ougrave vous lattendez et orienteacute comme vous lattendez

127 Le mouvement nest donc pas brownien 128 Hill D E (1979) Orientation by jumping spiders of the genus Phidippus (Araneae Salticidae) during the pursuit of prey Behavioral Ecology and Sociobiology 5 301-322 129 Essentiellement Phidippus pulcherrimus 130 Dans son ouvrage Inner Navigation Why We Get Lost and How We Find Our Way (New York Scribner 2002) Jonsson un vieil ingeacutenieur sueacutedois eacutetait une figure bien connue dans les confeacuterences du Royal Institute of Navigation sur lorientation spatiale qui avaient lieu tous les trois ans Bien que ne faisant pas de la recherche acadeacutemique dans ce domaine il avait fait suffisamment dobservations personnelles et dintrospection pour apporter un teacutemoignage inteacuteressant Son livre tregraves agreacuteable agrave lire rassemble une seacuterie danecdotes qui pour la plupart dentre nous sans doute eacutevoquent des situations veacutecues notamment des cas de deacutesorientation

62

Ces capaciteacutes danticipation en continu de ougrave se trouvent les choses relativement agrave soi ont eacutevidemment une grande importance dans le controcircle du comportement par exemple dans tout ce qui concerne le comportement de recherche de nourriture de preacutedation (cf les araigneacutees Phidippus mentionneacutees plus haut) et de fuite y compris chez tous les ancecirctres des humains

Effet collateacuteral reacuteduction du trajet agrave une information transmissible

LIC condense linformation portant sur un trajet complexe (sinueux etc) en une information simple (un vecteur c-agrave-d la valeur de deux variables distance et direction au nid) Cest au fond cette simplification qui permet agrave lanimal de faire son retour indeacutependamment de son aller De plus on la vu la charge en meacutemoire est ainsi minimale

Une autre plus-value est lieacutee agrave cette simplification de linformation celle-ci se precircte facilement agrave la transmission ce qui a donneacute prise agrave leacutevolution de la communication chez les abeilles par la danse en huit qui traduit symboliquement comme on la vu plus haut la distance et la direction agrave la source de nourriture vers laquelle lexploratrice veut envoyer dautres abeilles

La danse indique donc le vecteur reacutesultant de linteacutegration du chemin (et par conseacutequent le chemin le plus court de la ruche agrave la source) Comme la montreacute notamment von Frisch des abeilles progressivement conditionneacutees agrave contourner un obstacle pour aller agrave la nourriture et en revenir vont transmettre le vecteur correspondant agrave la ligne droite (la reacutesultante de leur chemin en forme de U) les abeilles recruteacutees vont donc passer par-dessus lobstacle (si cest possible) plutocirct que le contourner alors mecircme que les premiegraveres continuent agrave contourner lobstacle quand elles volent agrave nouveau vers la source

Seacutelectionner les repegraveres agrave apprendre

Sans entrer ici dans le deacutetail il faut savoir que les arthropodes nutilisent pas uniquement lIC pour sorienter (vous laurez devineacute) mais font aussi recours agrave des repegraveres visuels ou olfactifs Y a-t-il une interaction entre IC et apprentissage

Guy Beugnon et ses collegravegues agrave Toulouse ont justement eacutetudieacute lapprentissage de repegraveres visuels chez les fourmis et ont montreacute que linformation provenant de lIC est utiliseacutee pour seacutelectionner certains repegraveres lors de lapprentissage et en neacutegliger dautres En effet la capaciteacute en meacutemoire des fourmis et autres hymeacutenoptegraveres est faible de plus ils nont pas les meacutecanismes de constance perceptive qui nous permettent agrave nous humains de reconnaicirctre un repegravere sous diffeacuterents angles (de devant de derriegravere) Il est donc crucial pour ces insectes de ne pas surcharger leur meacutemoire ce quils reacutealisent en ne traitant que les repegraveres visuels les plus pertinents

Les chercheurs toulousains ont construit des labyrinthes composeacutes de deux parties Lune (la galerie infeacuterieure) va du nid agrave une source de nourriture lautre (la galerie supeacuterieure) revient vers le nid Le long de cette galerie de retour il y a quatre boicirctes munies chacune de deux portes Une porte est correcte et donne passage agrave la boicircte suivante lautre non Les portes sont marqueacutees par des repegraveres (symboles eacutetoile rond) A chaque nouvel essai droite et gauche sont inverseacutees de sorte que lanimal ne peut pas simplement apprendre une reacuteponse praxique on constate

63

que les animaux apprennent agrave choisir les bonnes portes ils sont donc capables dapprendre des repegraveres en route

Dans la variante131 qui nous inteacuteresse ici les chercheurs ont utiliseacute un labyrinthe forccedilant lanimal agrave prendre un chemin de retour en U pour tester le rocircle de linteacutegration du chemin dans cet apprentissage Dans ce labyrinthe le niveau du bas tregraves court permet daller du nid agrave la nourriture en ligne droite une soupape oblige lanimal agrave prendre lautre chemin beaucoup plus long et en forme de U pour le retour132 Deux des boicirctes de choix (numeacuteros 1 et 2) sont sur la 1egravere branche du U alors que les deux autres (numeacuteros 3 et 4) sont sur la seconde Les animaux doivent simplement apprendre ce labyrinthe c-agrave-d apprendre agrave choisir la bonne porte dans chaque boicircte sur la base des repegraveres qui la deacutecorent On deacutetermine la courbe dapprentissage des animaux pour les diffeacuterentes boicirctes

Les auteurs constatent que les fourmis napprennent progressivement agrave discriminer les portes que dans les boicirctes 3 et 4 elles en sont incapables dans les boicirctes 1 et 2 Pourquoi

Bien que toutes les boicirctes soient eacutevidemment sur le chemin du nid dans les boicirctes 1 et 2 la longueur du vecteur dIC (qui rappelons-le relie le nid agrave lanimal en ligne droite) augmente durant le cheminement de lanimal (autrement dit celui-ci se repreacutesente quil seacuteloigne du nid) alors que dans les boicirctes 3 et 4 elle diminue Pour retrouver le chemin du nid lanimal ne retient que les repegraveres rencontreacutes alors quil sen approche (selon linformation qui lui est donneacutee par lIC) Ceci est tout agrave fait explicable lanimal est en train de revenir au nid un chemin de retour donc dont il doit apprendre les repegraveres Or lors du retour le vecteur doit deacutecroicirctre sil croicirct cest quon nest pas sur un chemin de retour correct Cette situation (vecteur qui croicirct au retour) nexiste que dans les expeacuteriences monteacutees par les humains et normalement pas dans la nature

Deacuteclencher le rappel au bon moment

Beaucoup de repegraveres se ressemblent et linformation que les insectes gardent agrave leur sujet est tregraves simplifieacutee (en raison des contraintes de capaciteacute de leur meacutemoire) Comment ne pas se tromper et eacuteviter de se laisser guider par des repegraveres qui ne sont pas les bons

Les Cloportes de Reacuteaumur133 Hemilepistus reaumuri vivent en milieu deacutesertique en groupe familiaux dans un nid quils deacutefendent collectivement contre les intrus Le nid nest quun trou dans le sol mais ces animaux construisent un cercle de deacuteblais denviron 20 cm de rayon autour de ce nid (ce qui en fait une cible plus facile agrave retrouver) Dans certaines zones la densiteacute de population est eacuteleveacutee et les nids sont si proches les uns des autres que les cercles se touchent voire sentrecroisent Il est important quun individu puisse identifier malgreacute cela son propre nid car sinon il se fait attaquer comme un intrus

131 Schatz B Chameron S Beugnon G and Collett T S (1999) The use of path integration to guide route learning in ants Nature 399 769-772 132 La proceacutedure (et notamment la geacuteomeacutetrie du labyrinthe) est plus compliqueacutee que deacutecrite ici je renvoie le lecteur agrave larticle pour les deacutetails 133 Les cloportes ne sont pas non plus des insectes Ce sont des crustaceacutes (comme les crevettes)

64

Comme lont montreacute des expeacuteriences de G Hoffmann134 entre 1983 et 1990 lors de leurs trajets dexploration alimentaire les cloportes utilisent lIC pour garder agrave jour le lien spatial avec le nid et savoir quel cercle explorer Au retour ils ne vont peacuteneacutetrer et explorer un cercle de deacuteblais que si lIC indique quils sont revenus agrave proximiteacute du nid les autres cercles rencontreacutes agrave plus grande distance du nid sont simplement contourneacutes

LIC deacuteclenche donc les meacutecanismes de rappel au bon moment pour empecirccher que lanimal se fie agrave des informations erroneacutees LIC agit en quelque sorte au travers dun amorccedilage elle provoque le rappel dune meacutemoire ou non en fonction de la position lue sur le vecteur dIC les repegraveres lieacutes au nid ne sont pris en compte que quand le vecteur se rapproche dune longueur nulle (autrement dit quand on est censeacute ecirctre pregraves du nid)

On voit la mecircme chose dans une autre des nombreuses expeacuteriences de leacutequipe Wehner On donne de la nourriture agrave des fourmis Cataglyphis lorsquelles sont agrave 30 m du nid (point F en dehors de limage agrave droite en haut) Les fourmis sont ensuite preacuteleveacutees agrave deux moments diffeacuterents soit quand elles repartent de lendroit ougrave elles ont reccedilu la nourriture (donc en F) soit quand revenant de F elles sapprecirctent agrave rentrer dans le nid avec leur nourriture (rameneacutee de F) Elles sont toujours lacirccheacutees en R Dans le premier cas quand elles ont eacuteteacute prises alors que leur vecteur dIC eacutetait grand (il indique quelque chose comme 30 m vers le sud-ouest) elles ignorent purement et simplement les repegraveres proches du nid et suivent la direction donneacutee par le vecteur (trajets en bleu seacuteloignant vers la gauche) Quand au contraire elles sont deacuteplaceacutees au moment ougrave elles ont un vecteur dIC quasi nul elles utilisent les repegraveres visuels environnants et repartent de R vers le nid (trajets en rouge)

Donc comme on sy attendait lIC joue bien un rocircle important damorccedilage (ou dinhibition si on veut voir les choses dans lautre sens) lors du rappel des configurations meacutemoriseacutees

Une carte cognitive

En conclusion lIC joue relativement agrave lexploitation des repegraveres (et donc relativement agrave la meacutemoire spatiale) au moins deux rocircles chez les hymeacutenoptegraveres

Lors de lapprentissage seacutelectionner les repegraveres agrave meacutemoriser (en particulier ceux qui sont rencontreacutes durant lapproche du nid135) associeacute agrave la direction meacutemoriseacutee du moment de prise de vue (obtenue par IC) le souvenir de ces repegraveres fournit en plus une information compleacutementaire sur la direction agrave prendre lorsquils sont identifieacutes lors du rappel

Lors du rappel deacuteclencher le rappel au moment approprieacute (pour eacuteviter les fausses reconnaissances)

134

Voir par exemple Hoffmann G (1985) The influence of landmarks on the systematic search

behaviour of the desert isopod Hemilepistus reaumuri II Problems with similar landmarks and their solution Behavioral Ecology Sociobiology 17 335-348 135 Les repegraveres proches du nid sont aussi meacutemoriseacutes de mecircme que les repegraveres menant agrave une source de nourriture (dans ce cas lors de lapproche vers cette source au cours de trajets reacutepeacuteteacutes initialement guideacutes uniquement par linteacutegration du chemin)

65

On sait que chez les rongeurs et sans doute chez de nombreux verteacutebreacutes dont les ecirctres humains lIC joue un rocircle important dans la construction de ce quon appelle depuis Tolman en 1948 la carte cognitive la repreacutesentation en meacutemoire de lenvironnement et des repegraveres et des relations spatiales existant entre ceux-ci Ce lien IC ndash carte cognitive a eacuteteacute eacutetabli notamment par les travaux dEdvard et May-Britt Moser sur les cellules de grille du cortex entorhinal chez le rat (qui traitent le mouvement propre donc quelque chose comme lIC) travaux qui sont venus compleacuteter ceux plus anciens de John OKeefe sur les cellules de lieu de lhippocampe (qui repreacutesentent la position qui est eacutevidemment ce qui change lors du deacuteplacement) Ces diffeacuterents travaux ont fait lobjet du Prix Nobel de Physiologie ou Meacutedecine en 2014

Alors trouvera-t-on la mecircme chose (une carte cognitive ougrave sinscrivent les repegraveres mise agrave jour en lien avec les informations de deacuteplacement) chez les insectes Pour linstant les reacutesultats sont contradictoires et il ny a pas daccord entre les chercheurs agrave ce sujet

Limitations de linteacutegration du chemin

Erreurs aleacuteatoires

Si on se reporte agrave un exemple intuitif (marcher agrave laveugle et revenir au point de deacutepart en ligne droite) il vous sera eacutevident je suppose que plus votre chemin sera sinueux etou long moins vous serez preacutecis(e) dans votre tentative de revenir vers le point de deacutepart de votre chemin Pourquoi

Linteacutegration du chemin est un processus iteacutereacute (reacutepeacuteteacute) durant le deacuteplacement le calcul est continu et chaque nouveau vecteur se fonde sur la reacutesultante deacutejagrave obtenue jusque-lagrave au pas preacuteceacutedent

Or les erreurs sont ineacutevitables dans les inputs de lIC autrement dit dans la mesure du mouvement (la preacutecision des systegravemes biologiques nest pas infinie) De plus lIC repose sur un calcul (trigonomeacutetrique sil doit ecirctre preacutecis) et lagrave aussi il peut y avoir des imperfections Donc chaque pas chaque eacutetape du calcul apportent des erreurs qui vont saccumuler si rien ne vient les corriger Ceci amegravene eacutevidemment une incertitude sur la position dautant plus grande que le chemin a eacuteteacute long et tortueux

Connaicirctre lincertitude

Nous allons voir que le comportement des fourmis montre que leurs meacutecanismes dorientation incorporent des strateacutegies reacutepondant agrave ce problegraveme et donc implicitement une connaissance sur les limites de lIC (une connaissance sur la qualiteacute de la connaissance donc une meacuteta-connaissance)

Lorsquune Cataglyphis revient au nid par IC et quelle ne le trouve pas (pex parce que lexpeacuterimentateur lavait deacuteplaceacutee sur un autre terrain) elle se met agrave faire des mouvements de recherche systeacutematique pour explorer la zone ougrave devrait se trouver selon son vecteur dIC le nid

Or la distribution de densiteacute de recherche est plus ou moins pointue selon que le trajet daller eacutetait court ou long Si le trajet eacutetait court lanimal cherche de maniegravere tregraves cibleacutee autour du point ougrave le nid devrait se trouver par contre si le trajet daller seacutetait eacuteloigneacute de beaucoup du nid lanimal au retour va faire une

66

recherche bien plus eacutetaleacutee autour du point ougrave le nid devrait se trouver Le profil de recherche traduit donc directement lincertitude accompagnant la navigation par IC incertitude qui est dautant plus grande que le trajet daller eacutetait grand136 la fourmi manifeste donc une sorte de connaissance sur la qualiteacute de sa connaissance (ici le vecteur)

Deux volets agrave lIC acquisition traitement Comme la navigation agrave lestime lIC est un processus comportant deux volets lun dabord dacquisition de linformation relative au mouvement (agrave laide de capteurs sensoriels) et lautre de traitement de cette information afin den obtenir la position actuelle remise agrave jour Ces deux eacutetapes sont donc

(1) la mesure de la direction (absolue ou relative137) de deacuteplacement et de la longueur du segment parcouru (cette longueur pouvant ecirctre elles-mecircmes calculeacutee eacutevidemment comme le produit de la vitesse par le temps de deacuteplacement)

(2) le traitement de ces mesures qui sapparente agrave une addition vectorielle (impliquant trigonomeacutetrie)

Nous naborderons guegravere ici la partie traitement qui reste encore tregraves meacuteconnue bien quil y ait agrave son propos des modegraveles et des indications portant sur le traitement neuronal probablement effectueacute chez les mammifegraveres du cocircteacute du cortex entorhinal et de lhippocampe comme on la suggeacutereacute plus haut

Acquisition de linformation sur la composante lineacuteaire

Chez la fourmi surtout la proprioception

Le flux visuel joue un rocircle mais mineur

Ronacher et Wehner138 ont fait la deacutemonstration que les fourmis Cataglyphis utilisent eacutegalement le flux visuel pour estimer leur deacuteplacement mais que ce rocircle est mineur (la diffeacuterence avec labeille sexplique sans doute par le type de locomotion labeille vole la fourmi marche)

Dans cette expeacuterience on entraicircne la fourmi agrave se rendre du nid agrave une source de nourriture situeacutee agrave 10 m dans un canal dont le sol est transparent Sous cette surface transparente il y a des bandes alterneacutees noires et blanches immobiles lors de lentraicircnement

Apregraves lentraicircnement la fourmi est transfeacutereacutee depuis la source de nourriture (donc au moment ougrave elle va rentrer au nid et ougrave son vecteur acquis par IC lui donne la

136 Leacutequipe de Wehner a refait cette expeacuterience plus reacutecemment et a pu montrer en plus que le profil de recherche deacutepend de la distance directe au nid (la longueur du vecteur) et pas de la sinuositeacute du trajet aller ce qui semble indiquer que le vecteur lui-mecircme est la seule information agrave disposition dans la meacutemoire de lanimal (et pas des informations sur la forme du trajet) On pourrait preacutesenter plutocirct ces donneacutees reacutecentes Merkle T amp Wehner R (2010) Desert ants use foraging distance to adapt the nest search to the uncertainty of the path integrator Behav Ecol 21 349ndash355 137 Absolues cest-agrave-dire telles que mesureacutees dans un systegraveme de reacutefeacuterence lieacute agrave la Terre (comme le sont les directions lues sur une boussole) relatives cest-agrave-dire rapporteacutees agrave la direction du segment immeacutediatement preacuteceacutedent (dans ce cas ce sont les changements de direction que lon mesure en fait) 138 Ronacher B Wehner R (1995) Desert ants Cataglyphis fortis use self-induced optic flow to measure distances travelled Journal of Comparative Physiology A 177 21-27

67

valeur de 10 m agrave marcher) dans un second canal parallegravele au premier et mesurant 20 m On mesure la distance entre le lacirccher et le point ougrave lanimal commence agrave faire des zigzags agrave la recherche du nid

Si dans ce second canal le patron de bandes noir-blanc est immobile aussi les animaux (vitesse moyenne 25 cms pas influenceacutee par la condition) cherchent apregraves 95 m (plusmn 22 m) Par contre si les bandes noir-blanc sont en mouvement en approche (ie dans le sens opposeacute au mouvement de lanimal) le chemin parcouru avant la recherche raccourcit agrave 155 cms les fourmis cherchent agrave 83 m environ si les contrastes deacutefilent dans lautre sens elles prolongent leur chemin agrave 112 m

Il y a donc bien une influence du flux visuel ventral mais ce nest pas toute lhistoire En effet dans le dernier cas si elles seacutetaient fondeacutees uniquement sur le flux visuel elles auraient ducirc parcourir 26 m Cest donc que des informations autres (et visiblement de poids supeacuterieur) sont en jeu il ne peut sagir que dinformations sur les mouvements locomoteurs de type proprioceptif (informations sur les mouvements des pattes)139

Les informations proprioceptives (ou de commande motrice) pegravesent plus

Une expeacuterience plus reacutecente (2007) de leacutequipe de Wehner140 montre que lodomegravetre des fourmis est bien baseacute sur leacutequivalent dun comptage de pas ces auteurs ont fait faire un trajet aller de 10 m agrave des fourmis du deacutesert et au moment ougrave munies de nourriture elles allaient commencer leur retour ils ont modifieacute la longueur de leur pattes soit en les raccourcissant soit en les rallongeant Si un compteur proprioceptif (ou un compteur des commandes motrices donneacutees aux pattes) est agrave lœuvre les fourmis devraient se tromper lors du retour puisque par exemple un mecircme nombre de pas faits avec des pattes plus petites fait une plus petite distance En effet celles dont les pattes avaient eacuteteacute raccourcies pour le retour commenccedilaient agrave chercher le nid trop tocirct au contraire celles dont les pattes avaient eacuteteacute rallongeacutees parcouraient une trop longue distance avant de se mettre agrave chercher A titre de confirmation on peut veacuterifier quau trajet suivant (aller et retour avec les pattes modifieacutees) elles ne se trompaient pas et parcouraient correctement 10 m au retour ceci se comprend facilement si leur mesure de la distance se fonde sur un compteur de pas

Chez labeille le flux visuel

Pour un animal qui vole les informations visuelles se substituent probablement aux informations proprioceptives qui ne sont pas non plus fiables en vol (le mouvement rythmique des ailes par exemple ne deacutepend pas que de la vitesse relativement au sol mais aussi des conditions de vent) La vision apporte des informations sur le mouvement propre via lensemble des transformations de la scegravene visuelle dues agrave ce mouvement transformations quon appelle le flux optique ou flux visuel141

139 Et sans doute aussi de type copie effeacuterente (ou deacutecharge corollaire) 140 Wittlinger M Wehner R amp Wolf H (2007) The ant odometer stepping on stilts and stumps Science 312 (5782) 1965-1967 141 Je ne discuterai pas ici du flux visuel supposeacute connu des eacutetudiants en psychologie au moins Pour meacutemoire les deacuteplacements dun observateur dans lespace creacuteent une transformation de lensemble de sa scegravene visuelle transformation que Gibson (1950) a nommeacute flux optique ou (si on se place du point de vue du sujet) flux visuel (1958) There are quite specific forms of continuous transformations and the visual system can probably discriminate among them () This mode of

68

Parmi dautres Mandyam Srinivasan et ses collegravegues142 ont deacutetermineacute limportance du flux visuel pour lestimation de la distance chez labeille en utilisant un tunnel denviron 6 m de long deacutecoreacute inteacuterieurement de patrons contrasteacutes Ce tunnel eacutetait placeacute agrave 35 m de la ruche Les reacutesultats de diverses conditions expeacuterimentales montrent que labeille fait bien recours au flux visuel pour mesurer la distance parcourue

(1) Lorsque la source de nourriture eacutetait mise agrave lentreacutee du tunnel (cocircteacute ruche) les abeilles qui ne traversaient donc pas le tunnel faisaient une danse en rond une fois revenues dans la ruche En effet la ligneacutee dabeilles employeacutee danse en rond jusquagrave une distance de quelque 50 m et ce nest quapregraves quelle passe agrave la danse en huit

(2) Lorsque la nourriture eacutetait agrave lautre bout du tunnel les abeilles devaient le traverser et subissaient donc un flux visuel acceacuteleacutereacute (en raison de la proximiteacute des parois du tunnel) une stimulation en termes de deacutefilement visuel plus forte que celle quelles subissaient en dehors du tunnel Au retour les abeilles dansaient en huit (alors quelles navaient parcouru en fait que 41 m)

(3) Lorsque agrave titre de controcircle la texture inteacuterieure contrasteacutee du tunnel eacutetait remplaceacutee par des bandes longitudinales (ne produisant donc pas de flux) les abeilles revenaient agrave une danse en rond

(4) Leffet de ce flux augmenteacute par la proximiteacute est si fort que mecircme lorsque les abeilles ne parcouraient que 6 m avant dentrer dans le tunnel (la distance totale agrave la nourriture eacutetait alors de seulement 12 m) elles dansaient tout de mecircme en huit

Lensemble de ces doneacutees est une deacutemonstration eacuteclatante du rocircle majeur du flux visuel pour lestimation de distance chez labeille

Acquisition dinformation sur la composante angulaire

La mesure de la distance na eacutevidemment aucun inteacuterecirct pour savoir ougrave on est si on ne sait pas dans quelle direction on a avanceacute Comment les insectes hymeacutenoptegraveres mesurent-ils leur direction de marche ce quon appelle le cap en marine Au deacutebut du 20egraveme siegravecle beaucoup de chercheurs sinteacuteressent agrave cette question mais la reacuteponse sera apporteacutee par un chercheur suisse Santschi

Le soleil comme boussole

Feacutelix Santschi (1872-1940) eacutetait un Lausannois eacutemigreacute agrave Kairouan en Tunisie meacutedecin pratiquant mais aussi passionneacute de fourmis et speacutecialiste de la taxonomie de celles-ci (il a deacutecrit plus de 2000 espegraveces et variations de fourmis) Les gens du lieu lavaient dailleurs surnommeacute Tabib-en-neml le docteur143 des fourmis

Santschi sinteacuteressait lui aussi agrave lorientation des fourmis144 En 1911 il reacutealise lexpeacuterience qui la rendu ceacutelegravebre (mais pas de son vivant) lexpeacuterience du miroir

optical stimulation is an invariable accompaniment of locomotor behaviour and it therefore provides feedback stimulation for the control and guidance of locomotor behaviour It might be called visual kinesthesis(Gibson 1958 p 185) 142 Srinivasan M V Zhang S Altwein M amp Tautz J (2000) Honeybee navigation nature and calibration of the odometer Science 287 851-3 143 Tabib cf toubib 144 Voir Wehner R (1990) On the brink of introducing sensory ecology Felix Santschi (1872ndash1940) mdash Tabib-en-Neml Behavioral Ecology and Sociobiology 27 (4) 295-306

69

Il choisit pour cette expeacuterience une ouvriegravere chargeacutee en train de revenir au nid Il utilise alors un miroir pour renvoyer sur lanimal depuis une autre direction la lumiegravere du soleil en mecircme temps un assistant tient un carton de maniegravere agrave empecirccher les rayons directs du soleil de toucher la fourmi Du point de vue de la fourmi le soleil a donc changeacute de place brutalement dans le ciel Dans ces conditions le trajet de retour de lanimal est deacutevieacute du mecircme angle que limage du soleil est deacuteplaceacutee Il suffit docircter miroir et carton pour que la trajectoire reprenne son cours initial

Santschi ne sarrecircte pas lagrave il remarque aussi que lexpeacuterience marche mieux avec certaines fourmis (genre Messor) quavec dautres (Cataglyphis) quelle marche aussi mieux quand le soleil est bas Cela lui fait dire que la boussole solaire (ce quil appelle lœil-boussole) fait partie dun systegraveme plus complexe

Dautres chercheurs de son temps (notamment Cornetz autre grand observateur de fourmis) reacutecusent la possibiliteacute dutiliser le soleil agrave cause de son mouvement A cela Santschi reacutetorque que lanimal peut avoir une repreacutesentation interne du temps et associer la position du soleil agrave lheure du jour Un repegravere ceacuteleste mobile nest pas moins fiable quun repegravere terrestre immobile si son mouvement est complegravetement reacutegulier et preacutevisible

En 1923 Santschi montre que les fourmis sorientent mecircme si elles ne voient quune portion du ciel nincluant pas le soleil (pour cela il les entoure dun cylindre vertical en carton ouvert sur le ciel elles ne sont pas deacutesorienteacutees) Il en conclut que les fourmis deacutetectent quelque chose dans le ciel mais il ne sait pas quoi peut-ecirctre un gradient de lumiegravere ultraviolette (en cela il eacutetait tregraves proche de la bonne solution) Il suggegravere aussi faute de meilleure ideacutee quelles voient les eacutetoiles mecircme en plein jour On sait maintenant gracircce aux travaux de Wehner que les fourmis ne peuvent percevoir les eacutetoiles mecircme de nuit

La polarisation du ciel

Le mystegravere dure jusquen 1949 Von Frisch apprend de deux physiciens que le ciel est polariseacute et il reacutealise alors sur labeille des expeacuteriences montrant lutilisation de la lumiegravere polariseacutee Il force des abeilles agrave danser sur un rayon horizontal en vue du ciel Dans ce cas elles orientent leur danse non en utilisant la verticale comme zeacutero du systegraveme de coordonneacutees (eacutevidemment) mais en utilisant le soleil lui-mecircme145 A laide dun filtre polarisant von Frisch tourne la polarisation de la lumiegravere ceacuteleste et constate que les abeilles tournent la danse dautant

Cest donc que les abeilles (et les fourmis) perccediloivent la polarisation du ciel et lutilisent comme indice de la position du soleil A son tour le soleil combineacute agrave une information sur lheure quil est et sur la maniegravere dont lazimut solaire change au cours de la journeacutee fournit une boussole agrave lanimal

En effet en raison des proprieacuteteacutes de reacutefraction de lair la lumiegravere du ciel bleu est polariseacutee La lumiegravere est une onde eacutelectromagneacutetique Contrairement agrave leau ougrave les ondes ne se produisent que dans le plan vertical (ie un bateau lorsque passe la vague se deacuteplace dans le plan vertical) les ondes eacutelectromagneacutetiques se produisent dans tous les plans agrave la fois Cependant lorsque la lumiegravere est

145 Ce comportement de danse agrave lhorizontale en vue du soleil est eacutevolutivement plus ancien et visiblement il existe toujours mais inhibeacute en quelque sorte chez les abeilles modernes

70

polariseacutee certains plans sont supprimeacutes (la lumiegravere est ainsi en quelque sorte peigneacutee par un filtre polarisant)

Si deux filtres polarisants sont orthogonaux aucune lumiegravere ne passe (le premier ne laisse passer que les ondes dans un plan P et le deuxiegraveme ne laisse passer que les ondes dans un plan P orthogonal au premier et justement il ny en a plus)

La polarisation du ciel est maximale agrave 90deg du soleil (ie cest dans cette zone que le filtre est le plus efficace) De plus lorientation du vecteur de polarisation (le sens de peignage du filtre) deacutepend des positions respectives de lobservateur du soleil et du point observeacute (le vecteur est orthogonal au triangle ainsi deacutefini) Il sensuit que la polarisation du ciel permet de savoir ougrave est le soleil (agrave 180deg pregraves en raison de la symeacutetrie du patron de polarisation) mecircme sil nest pas visible

Loeil-boussole polarisant de la fourmi

Cest Ruumldiger Wehner de lInstitut de Zoologie de lUniversiteacute de Zurich et son eacutequipe qui deacutecryptent dans le deacutetail146 degraves les anneacutees 80 le fonctionnement de lœil-boussole de Cataglyphis Leur approche est aussi bien comportementale que neuroanatomique

Dune part ils suivent les fourmis dans le deacutesert agrave laide dun instrument eacutevoquant une tondeuse agrave gazon ce chariot pousseacute agrave bras de maniegravere agrave ce que la fourmi se trouve toujours dessous est surmonteacute dune structure qui (1) empecircche la fourmi de voir les eacuteventuels repegraveres et le soleil direct (2) lui donne une vue du ciel (3) qui peut ecirctre manipuleacutee par lexpeacuterimentateur (restriction du champ de vision mise en place de filtres etc)

29032017

Sur le plan neuroanatomique les ommatidies (yeux eacuteleacutementaires assembleacutes en un oeil composeacute) des fourmis sont eacutetudieacutees par leacutequipe de Wehner en ce qui concerne leurs proprieacuteteacutes de transformation de la lumiegravere en signal nerveux les proprieacuteteacutes des pigments sensibles agrave la lumiegravere leur orientation leurs caracteacuteristiques de polarisation de la lumiegravere qui les traverse etc Pour connaicirctre le champ visuel de chaque oeil la tecircte disseacutequeacutee de la fourmi est placeacutee dans un systegraveme steacutereacuteotaxique et eacuteclaireacutee par en-dedans ceci permet de deacuteterminer dans quelle direction la lumiegravere sort de chaque oeil eacuteleacutementaire en direction du ciel et par conseacutequent quelle portion du ciel est vue par chaque oeil chez lanimal vivant

On deacutecouvre ainsi que ce sont les 70-80 ommatidies supeacuterieures de chaque oeil (qui en compte environ 1000) constituant lAire Marginale Dorsale (Dorsal Rim Area DRA) qui forment loeil-boussole Chaque ommatidie est composeacutee de huit neurones sensoriels allongeacutes situeacutes derriegravere une lentille frontale (une sorte de corneacutee) suivie dun cristallin (jouant le rocircle dun condensateur) et arrangeacutes parallegravelement en roue la partie reacuteceptrice de chaque neurone (ougrave deacutemarre la transduction lumiegravere ndash deacutepolarisation du neurone) se trouve dans une sorte de peigne (constitueacute de cils sensoriels ou microvilli) qui prolonge lateacuteralement le soma Ces peignes reacuteunis au centre de la roue forment le rhabdomegravere Chaque peigne est plus sensible quand la polarisation de la lumiegravere est parallegravele agrave lui (car

146 Wehner R (1982) Himmelsnavigation bei Insekten Neujahrsblatt der Naturforschenden Gesellschaft in Zuumlrich 184 (tout le volume)

71

la rhodopsine est plus sensible agrave la lumiegravere quand la moleacutecule est parallegravele agrave la polarisation et les moleacutecules sont aligneacutees avec les peignes) Les peignes des diffeacuterentes cellules de lAire Marginale Dorsale (contrairement aux cellules des ommatidies en dehors de cette zone) forment un patron orthogonal donc pour une orientation de la tecircte certaines de ces cellules parmi les huit sont stimuleacutees drsquoautres pas Les deux ensembles de neurones convergent chacun sur une cellule ganglionnaire et celles-ci sont interconnecteacutees de maniegravere agrave maximaliser le contraste entre les deux inputs

Pour simplifier on peut dire que chaque ommatidie parmi les 70 reacuteagit seacutelectivement agrave la direction de la polarisation de la lumiegravere qui la traverse lensemble forme un filtre polarisant complexe En fonction de lorientation de la tecircte de lanimal la lumiegravere polariseacutee du ciel filtreacutee par ces ommatidies fournit donc agrave la fourmi une sorte de signature lumineuse traduisant cette orientation On a donc en fin de compte un deacutetecteur de lorientation de loeil relativement au ciel polariseacute Au cours de ses excursions la fourmi sarrecircte souvent pour scanner le ciel (elle tourne sur elle-mecircme) et ainsi deacuteterminer via son Aire Marginale Dorsale la direction du patron de polarisation du ciel par rapport auquel elle va mesurer la direction du prochain segment de son parcours147

Puisquelle recourt au patron de polarisation du ciel la fourmi peut savoir comment elle est orienteacutee par rapport au soleil mecircme si celui-ci nest pas directement visible (par exemple quand il est cacheacute par le paysage ou par des nuages couvrant partiellement le ciel)148

Percevoir la polarisation nest pas exceptionnel

Notons pour la petite histoire que la perception de la polarisation est reacutepandue dans plusieurs ordres dinsectes courante chez les oiseaux et mecircme que bien des gens sont capables de percevoir tregraves leacutegegraverement la polarisation de la lumiegravere On peut sauto-tester agrave laide dun eacutecran LCD (car les eacutecrans polarisent la lumiegravere) en affichant une surface blanche homogegravene en inclinant la tecircte de part et dautre tout en fixant un point de leacutecran on voit alors apparaicirctre pendant le mouvement de la tecircte une image tregraves peu distincte jaune et bleue (en diagonale pour un eacutecran LCD et sinversant quand le mouvement de la tecircte sinverse) nommeacutee brosse de Haidinger149 qui couvre un diamegravetre angulaire comme deux ou trois fois le pouce quand le bras est tendu

147 Lors de ses deacuteplacements la fourmi garde eacutegalement la tecircte en inclinaison immuable ceci garantit que la coiumlncidence ciel-oeil nest pas perturbeacutee par linclinaison 148 Il faut noter quen raison de la symeacutetrie de la polarisation du ciel lanimal pourrait se tromper de 180deg mais dautres informations du ciel ndash gradient de luminositeacute notamment ndash viennent deacutesambiguiumlser linformation de la polarisation 149 Wilhelm Haidinger a deacutecrit le pheacutenomegravene degraves 1844 en preacutecisant quil est possible de lobserver dans le bleu du ciel et donc dy deacuteterminer agrave loeil nu la direction de polarisation Blickt man schnell irgendwo and den blauen Himmel so erscheint deutlich fast wie zwei zarte gelbe mit einander verbundene neblige Flecken von den scheinbaren Groumlsse von etwa 2deg der gelbe Buumlschel in der Richtung des Hauptschnittes Cf Haidinger W (1846) Beobachtung der Lichtpolarisationsbuumlndel im geradlinig polarisirten Lichte Poggendorfs Annalen 68 73-87 On peut lobtenir en ligne via la BNF httpgallicabnffrark12148bpt6k15148nf39

72

Le mouvement azimutal doit ecirctre compenseacute

La boussole visuelle des fourmis et abeilles a eacutevidemment un point faible le soleil nest pas immobile dans le ciel Quest-ce que cela implique pour ces animaux en ce qui concerne les traitements cognitifs

Le problegraveme est preacuteciseacutement le suivant Lazimut solaire est la direction de la projection verticale du soleil sur lhorizon Et si le soleil se deacuteplace bien de 15degpar heure dans le ciel (un tour entier soit 360deg dans les 24 heures du jour solaire) sa projection elle (lazimut) se deacuteplace avec une vitesse qui varie selon la latitude la saison et lheure du jour

Or il faut se souvenir que la boussole solaire se fonde neacutecessairement (puisque le deacuteplacement de lanimal a lieu essentiellement dans le plan horizontal) sur lazimut solaire En effet ce nest pas la direction du soleil dans le ciel qui importe mais la direction quil indique dans le plan de locomotion et qui sert de reacutefeacuterence (il en est de mecircme chez les oiseaux autre groupe qui utilise massivement le soleil comme boussole)

On vient de le dire le deacuteplacement de lazimut nest pas reacutegulier Par exemple prenons un cas extrecircme agrave la latitude exacte dun tropique le jour du solstice deacuteteacute le soleil passe preacuteciseacutement au zeacutenith agrave midi (heure solaire) Donc le soleil reste exactement agrave lest depuis son lever jusquagrave midi et bascule brutalement agrave louest degraves midi et jusquau coucher la vitesse azimutale est nulle le matin et lapregraves-midi et tregraves eacuteleveacutee150 pendant une fraction de seconde juste agrave midi la fonction qui lie lazimut agrave lheure est donc en escalier (step function) A dautres latitudes agrave la mecircme date la fonction sera plutocirct en forme de S aplati (sigmoiumlde)

Le problegraveme agrave reacutesoudre pour lanimal nest donc pas simple Comment les hymeacutenoptegraveres font-ils pour utiliser lazimut solaire dont le deacuteplacement doit ecirctre pris en compte en continu pour que la direction de marche soit mesureacutee correctement

On sait par des expeacuteriences que les abeilles et fourmi expeacuterimenteacutees connaissent preacuteciseacutement lentier du deacuteplacement de lazimut solaire en fonction de lheure Elles apprennent la fonction deacutecrivant ce deacuteplacement azimutal lors de leurs diffeacuterentes sorties (soit dit en passant les oiseaux apprennent de la mecircme maniegravere) Mais quen est-il des individus naiumlfs (qui nont jamais eu loccasion de voir le parcours solaire)

En travaillant avec des abeilles151 et fourmis152 qui neacutetaient jamais sorties du nid auparavant les scientifiques ont pu eacutetablir que ces individus naiumlfs possegravedent de

150 Infinie en fait 151 Dyer et Dickinson ont fait une expeacuterience astucieuse et complexe sur les abeilles Ils ont entraicircneacute des abeilles naiumlves durant 7 jours ensoleilleacutes uniquement lapregraves-midi entre 15h et 19h Le 8egraveme jour par temps couvert les abeilles ont eacuteteacute relacirccheacutees et observeacutees degraves le matin et pour le reste de la journeacutee Comme le temps eacutetait couvert les abeilles utilisaient un repegravere (la ligneacutee darbres) pour retrouver la source de nourriture mais pour communiquer lemplacement de cette source elles ne pouvaient utiliser que la danse fondeacutee sur le soleil elles devaient donc se repreacutesenter la direction azimutale du soleil (en deacutepit de labsence de celui-ci) Lorientation de leur danse montra quelles se repreacutesentaient lazimut solaire comme constant le matin agrave une distance angulaire de 180deg de sa position de lapregraves-midi A partir denviron midi ces insectes inexpeacuterimenteacutes basculaient vers la repreacutesentation de la position solaire dapregraves-midi sans passer par des valeurs intermeacutediaires Dyer F C amp Dickinson J A (1994) Development of sun compensation by honeybees How partially

73

maniegravere inneacutee le squelette de linformation relative au parcours du soleil ils savent que lapregraves-midi le soleil est grossiegraverement agrave lopposeacute de sa position le matin Les abeilles et fourmis semblent donc recevoir geacuteneacutetiquement une information simplifieacutee concernant le parcours azimutal du soleil en premiegravere approximation le soleil est stable dans une certaine direction durant la matineacutee et agrave midi il passe dans la direction opposeacutee (agrave 180deg) ougrave il reste stable lapregraves-midi Ceci correspond agrave la fonction en escalier ou step function mentionneacutee plus haut

Bien quimparfaite cette fonction en escalier assure quand mecircme une orientation de base relativement correcte de plus lanimal peut certainement plus facilement raffiner cette fonction de base en lajustant (sur la base de ses observations du deacuteplacement du soleil par rapport aux repegraveres fixes du paysage) que sil devait la construire agrave partir de rien

Traitement de linformation

On a vu que linteacutegration du chemin repose sur deux volets lun dacquisition de linformation (sur les composantes lineacuteaire et angulaire du mouvement) et le second de traitement de cette information

Ce deuxiegraveme volet est celui de comment par quel calcul les donneacutees entreacutees vont ecirctre traiteacutees pour permettre agrave lanimal de garder agrave jour une repreacutesentation de la direction du point de deacutepart (ou dune autre cible)

La nature du calcul

Plusieurs auteurs se sont attacheacutes agrave modeacuteliser ce processus153 soit en se fondant sur des consideacuterations theacuteoriques soit en essayant dexpliquer plus directement des constatations empiriques Malgreacute linteacuterecirct de cette question nous naborderons pas les modegraveles ici faute de temps

On rappellera seulement et cest important que dans sa deacutefinition formelle le vecteur calculeacute lors de lIC correspond agrave la somme des vecteurs (segments du chemin) parcourus Pour cela lIC en tant que calcul se base alors eacutevidemment sur des vecteurs en entreacutee (correspondants aux segments de chemin) deacutenoteacutes par leur direction et leur longueur obtenues comme on la vu plus haut

Produisant une somme vectorielle instantaneacutee elle ne neacutecessite pas de meacutemoire si ce nest celle permettant le stockage tregraves volatil de la somme courante agrave laquelle viendra sajouter le pas suivant En particulier dans son acception

experienced bees estimate the suns course Proceedings of the National Academy of Sciences 91(10) 4471-4474 152 Wehner et Muumlller ont entraicircneacute des fourmis uniquement le matin avant 9h30 puis les ont enfermeacutees agrave lobscuriteacute Le troisiegraveme jour les fourmis ont eacuteteacute testeacutees on les a laisseacute sorienter lapregraves-midi sous un chariot ne leur laissant voir que 134deg de ciel centreacute sur le zeacutenith et incluant le soleil Les fourmis sorientaient comme si le soleil eacutetait agrave 180deg de sa position matinale Wehner R amp Muumlller M (1993) How do ants acquire their celestial ephemeris function Naturwissenschaften 80(7) 331-333 153 Pour une revue assez reacutecente des modegraveles de lIC voir Vickerstaff RJ amp Cheung A (2010) Which coordinate system for modelling path integration Journal of Theoretical Biology 263 242ndash261 Ce serait un bon point de deacutepart si on voulait parler des modegraveles

74

habituelle linteacutegration du chemin ne neacutecessite pas de meacutemoriser les segments du chemin154

Les structures ceacutereacutebrales en jeu

Au niveau des structures ceacutereacutebrales sous-tendant le calcul de la reacutesultante du deacuteplacement on est encore loin de savoir exactement lesquelles exactement sont impliqueacutees et comment cela se passe On a mentionneacute plus haut que chez les rongeurs les cellules de grille deacutecouvertes par leacutequipe des eacutepoux Moser (prix Nobel 2014) semblent impliqueacutees dans ce calcul et permettent la remise agrave jour lors du mouvement en lumiegravere ou dans lobscuriteacute de la carte cognitive repreacutesenteacutee dans les cellules de lieu de lhippocampe qui reccediloit des inputs du cortex entorhinal Par contre on en sait beaucoup moins pour ce qui est des insectes

On a deacutecouvert155 neacuteanmoins que le corps ellipsoiumlde (ellipsoid body) une petite structure ovale au centre du cerveau des mouches drosophiles semble inteacutegrer les changements de direction au cours du deacuteplacement aussi bien sur la base dentreacutees visuelles que sur la base des mouvements de pattes que fait linsecte Dans les eacutetudes qui lont montreacute la mouche est colleacutee par le dessus de la tecircte agrave un microscope agrave excitation par deux photons qui permet de visualiser en temps reacuteel lactiviteacute des canaux calcium dans les neurones La mouche marche sur une petite sphegravere ce qui lui permet de faire des mouvements de pattes correspondant agrave un deacuteplacement alors mecircme quelle est colleacutee et immobile Si ses mouvements de pattes correspondent agrave un changement de direction lactiviteacute dans le corps ellipsoiumlde tourne aussi indiquant que les informations du programme moteur de rotation sont inteacutegreacutees ce qui fournit la direction de marche reacutesultante

154 Certains auteurs notamment Fujita ont proposeacute une variante qui neacutecessite de meacutemoriser les segments Dans cette variante la somme est faite non en continu mais agrave la demande quand il est neacutecessaire de rentrer On voit mal pour la fourmi en tout cas ce qui pourrait justifier ce modegravele Pour les humains la question reste ouverte dans certains cas les donneacutees (notamment concernant le temps de latence des sujets avant quils initient leur retour il est plus long si le trajet aller a eacuteteacute plus long etou compliqueacute) semblent indiquer un traitement agrave la demande plutocirct quen continu mais dautres explications agrave cette latence variable sont envisageables 155 Seelig J D amp Jayaraman V (2015) Neural dynamics for landmark orientation and angular path integration Nature 521(7551) 186-191

75

Partie C Compeacutetences cognitives de haut niveau

Lavegravenement des primates [COP-53 ssq COP-72 ssq] Les primates sont un groupe de mammifegraveres speacutecialiseacutes tregraves tocirct diffeacuterencieacutes probablement originaire dAfrique

Ils appartiennent agrave un groupe ancien les Archontes (dont les autres descendants actuels sont les toupayes et les leacutemurs volants156) des mammifegraveres speacutecialement adapteacutes agrave la vie dans les arbres des forecircts chaudes ougrave il ny a pas de saisons pour la nourriture

Au deacutebut du Ceacutenozoiumlque apregraves lextinction Creacutetaceacute-Tertiaire qui vit disparaicirctre les dinosaures agrave lexception des oiseaux la Terre eacutetait tropicale partout marqueacutee de vastes forecircts pluviales un milieu ideacuteal pour la vie arboricole des premiers primates gracircce agrave ces conditions favorables il y a eu une grande phase de dispersion de ces premiers primates157

Selon ce modegravele couramment admis les primates ont donc eacutemergeacute il y a 60-80 millions danneacutees et sont alors peut-ecirctre contemporains des derniers dinosaures (ce nest pas eacutetonnant vu leurs racines chez les insectivores) Leur origine nest pas claire mais les plus anciens groupes connus clairement apparenteacutes aux primates sont les adapiformes agrave laspect de rongeurs Les premiers vrais primates apparenteacutes (et semblables) aux prosimiens actuels (tarsiers158 galagos loris leacutemurs) deviennent abondants vers -55 millions danneacutees dans tout lheacutemisphegravere nord

Les primates actuels en bref

Il y a actuellement plus de 180 espegraveces de primates presque exclusivement tropicaux on distinguait traditionnellement les prosimiens (ceux qui ne sont pas tout agrave fait des singes reacutepandus en Afrique et en Asie) les singes du Nouveau Monde (c-agrave-d de lAmeacuterique centrale et du sud) les singes de lAncien Monde (Afrique et Asie) et parmi ceux-ci les singes anthropoiumldes (apes en anglais)

Les prosimiens les loris (nocturnes solitaires) les tarsiers (nocturnes ils vivent soit solitaires soit en couple) et les leacutemuriens (diurnes ou nocturnes ils ont diverses structures sociales)

156 On y avait aussi mis les chauves-souris avant que les donneacutees moleacuteculaires ne les en sortent 157 Cependant ils nont pas pu aller partout agrave cause des oceacuteans qui isolaient et enclavaient certaines terres Ces enclavements ne concernent pas que les primates LAmeacuterique du Sud a heacuteriteacute dune faune secondaire isoleacutee durant 62 millions danneacutees et ce nest que depuis leacutemergence de lAmeacuterique centrale il y a 25 millions danneacutees quil y a eu eacutechange de faune (dougrave le fait aussi que les speacuteculations de Sir Arthur Conan Doyle dans the Lost World ndash qui a inspireacute Jurassic Park ndash ne sont pas aussi absurdes quil y paraicirct) 158 En reacutealiteacute la position des tarsiers est sujette agrave controverse Ils sont geacuteneacutetiquement apparenteacutes aux singes anthropoiumldes comme le montrent des donneacutees reacutecentes De toute maniegravere les tarsiers sont un cas agrave part avec leur cerveau de carnivore leur reacutegime de carnivore leurs yeux dont chacun est plus grand que le cerveau et leur capaciteacute de tourner leur tecircte de 180deg Cf Heads M (2010) Evolution and biogeography of primates a new model based on molecular phylogenetics vicariance and plate tectonics Zoologica Scripta 39(2) 107ndash127

76

Les singes du Nouveau Monde tous diurnes les marmosets et les tamarins (ils vivent en couples monogames) les ceacutebideacutes ou capucins (ils vivent en groupe sociaux)

Les singes de lAncien Monde les colobideacutes (colobes et langurs) et les cercopithegraveques (macaques babouins mangabeys) tous vivent en groupes sociaux de formes diverses

Les singes anthropoiumldes (ils se distinguent de tous les autres en nayant pas de queue) les gibbons (groupes familiaux monogames) les chimpanzeacutes les bonobos les gorilles (tous vivent en groupe sociaux) et les orangs-outans (qui sont solitaires)

La place des primates

Si le mot primate (issu du latin) veut dire qui occupe la premiegravere place cette deacutesignation nest due quagrave larrogance des humains qui aiment agrave se placer au-dessus de toutes les autres espegraveces En effet lordre des primates noccupe pas une place particuliegravere dans la phylogeacutenie des mammifegraveres il nest ni le premier ni le plus reacutecent Par exemple les proboscidiens (eacuteleacutephants) et les perissodactyles (dont font partie les chevaux) sont apparus plus reacutecemment

Compareacutes aux autres ordres de mammifegraveres et malgreacute diffeacuterentes extinctions les primates ont toujours eacuteteacute un groupe tregraves diversifieacute (il y aurait eu en tout quelque 5500 espegraveces de primates)

Alors que les primates primitifs eacutetaient auparavant abondants en Europe ils disparaissent vers -34 millions danneacutees sans doute agrave cause dun important refroidissement climatique Mais ils survivent en Asie dont le climat nest pas homogegravene et contient des zones qui leur sont favorables La plupart des ordres de mammifegraveres modernes puisent dailleurs leur origine en Asie rongeurs lagomorphes (liegravevres et lapins) artiodactyles (ruminants suiformes) ceacutetaceacutes rhinoceacuteros leacutemurs volants

Classification moderne des primates deux sous-ordres

La classification actuelle des primates a abandonneacute la dichotomie ancienne prosimiens simiens159 On distingue maintenant les strepsirhiniens et les haplorhiniens qui diffegraverent par leur nez (ou museau)

Les strepsirhiniens (nez retourneacute) possegravedent un museau termineacute par une truffe (peau sans poils humide narines fendues sur le cocircteacute relieacute agrave la legravevre) comme les chiens et tous les autres mammifegraveres Ce sont les leacutemuriens galagos loris ayes-ayes

Les haplorhininens (nez simple) ont le nez recouvert de la mecircme peau que le reste du visage (narines circulaires non fendues non lieacutees agrave la legravevre) et parmi eux on distingue encore les platyrrhiniens (nez plat narines eacutecarteacutees tous les singes dAmeacuterique) et les catarrhininens (narines rapprocheacutees tous les singes de lAncien Monde dont lecirctre humain)

159 Et pour cause les tarsiers qui font partie des prosimiens se sont reacuteveacuteleacutes ecirctre tregraves proches des anthropoiumldes

77

Les adaptations propres aux primates

Des modes de locomotions varieacutes

Les primates on la vu sont lieacutes au monde des arbres et au monde tropical (qui offre des fruits feuilles fleurs insectes le long de toutes les saisons) Cependant les diffeacuterentes expegraveces ont acquis au cours de leacutevolution une grande varieacuteteacute de postures et de modes de locomotion allant de la marche quadrupegravede agrave la bipeacutedie en passant par le saut et la brachiation

Des yeux vers lavant traitant la profondeur

Au cours de leur eacutevolution ces premiers primates vont deacutevelopper des yeux orienteacutes vers lavant Pour des preacutedateurs ou des frugivores qui vivent dans les arbres une tregraves bonne vision est neacutecessaire La proie analyseacutee par la partie centrale du champ visuel doubleacutee peut ecirctre mieux eacutevalueacutee (sa valeur et pour une proie ses possibiliteacutes de seacutechapper ou de se deacutefendre)

La vision steacutereacuteoscopique (3-D) binoculaire qui neacutecessite des yeux dont les champs visuels se recouvrent permet une localisation preacutecise de la proie en donnant la possibiliteacute de la deacutetecter par son relief mecircme si elle est camoufleacutee

Bela Julesz a dailleurs deacutemontreacute en preacutesentant des steacutereacuteogrammes agrave points aleacuteatoires agrave des sujets humains que le relief cacheacute dans une structure apparaicirct mecircme dans des images sans contenu identifiable contrairement agrave ce quon pensait jusqualors il nest pas besoin dinterpreacuteter dabord le sens de limage pour pouvoir en extraire le relief Ceci montre agrave quel point cette capaciteacute cognitive est fondamentale elle permet didentifier le contenu de la scegravene

De plus pour des animaux qui sautent de branche en branche en haut de la canopeacutee il est fondamental de pouvoir localiser tregraves preacuteciseacutement la branche cible au risque de se tuer 40 m plus bas Cette importance de la vision se manifeste eacutegalement par des aires corticales visuelles tregraves agrandies avec une repreacutesentation augmenteacutee du centre de la reacutetine (foveacutea)160

Il y a cependant un coucirct agrave avoir des yeux devant le champ visuel complet est plus eacutetroit et donc lanimal aura de la peine agrave deacutetecter un preacutedateur qui arrive par derriegravere Ceci a peut-ecirctre constitueacute une pression de seacutelection menant agrave la formation de groupes sociaux dans un groupe diffeacuterents individus peuvent regarder dans diffeacuterentes directions et donner lalarme agrave lapproche dun preacutedateur

La deacutetection du mouvement et de la forme

Parmi les speacutecialisations visuelles chez les primates apparaicirct un nouveau jeu de processeurs visuels destineacutes agrave mieux poursuivre et identifier des objets (proies preacutedateurs fruits) ce jeu est constitueacute de deux systegravemes distincts conduisant linformation de la reacutetine aux aires visuelles en passant par les corps genouilleacutes lateacuteraux lun pour le mouvement (voie magnocellulaire) lautre pour la forme (voie parvocellulaire) Les corps cellulaires de la voie magno sont plus grands que ceux de la voie parvo et la conduction du signal est plus rapide ce qui est avantageux pour un systegraveme devant analyser et anticiper le mouvement Notons au

160 Les eacutecureuils ont des yeux sur le cocircteacute mais la bande eacutetroite de champs visuels superposeacutes est surrepreacutesenteacutee dans leur cortex visuel

78

passage que les diffeacuterentes couches du CGL forment chacune une carte reacutetinotopique et que toutes ces cartes sont aligneacutees les unes sur les autres ce qui suggegravere une duplication eacutevolutive des structures ainsi que des pressions lieacutees agrave la neacutecessiteacute de faire des comparaisons locales comme on la vu plus haut

De plus chez tous les primates laire MT (aire temporale meacutediane ou V5) analyse le mouvement visuel Elle prend la forme dune carte corticale typique avec reacutegulariteacute dans la seacutelectiviteacute pour lorientation du mouvement (colonnes montrant une variation reacuteguliegravere de lorientation du stimulus efficace) et inhibition locale elle reccediloit des entreacutees logiquement de la voie magnocellulaire

La vision trichromatique

En ce qui concerne la vision en couleur les primates passent de dichromates agrave trichromates En effet la plupart des mammifegraveres sont dichromates161 (une situation qui est apparue avec les premiers verteacutebreacutes) les pigments162 originaux des cocircnes sont sensibles au rouge (pic de sensibiliteacute agrave 564 nanomegravetres) et au bleu (437 nm) Il y a 40 million danneacutees une duplication de gegravene a produit un 3egraveme pigment chez lancecirctre des singes de lAncien Monde et donc de lecirctre humain La courbe de reacuteponse du 3egraveme pigment a finalement divergeacute jusquagrave ecirctre comme maintenant (533 nm) Tous les primates de lAncien Monde ont donc la mecircme vision en couleur que les ecirctres humains163

Il y a un avantage seacutelectif agrave la vision trichromatique Les angiospermes (plantes agrave fleurs) sont apparues au Creacutetaceacute degraves lors bien deacutetecter les fleurs (nectar) et les fruits mucircrs eacutetait un avantage et la vision trichromatique permet justement de mieux identifier les uns et les autres Il se peut dailleurs que la coloration vive des fruits soit due pour partie aux primates ils consomment les fruits ce qui permet aux graines qui ne sont pas digeacutereacutees decirctre disseacutemineacutees (avec du fertilisant) Il eacutetait donc avantageux pour les plantes davoir des fruits deacutetectables et appeacutetissants pour les primates Tout ceci explique peut-ecirctre que lapparence des fruits et des fleurs nous soit plaisante

161 Ce nest donc pas quun chien ou un chat voit en noir et blanc comme on la souvent dit il voit les couleurs mais en confond certaines que nous ne confondons pas comme le font les daltoniens (ceux qui ont deux types de cocircnes du moins) 162 Pour meacutemoire les photopigments sont des reacutecepteurs 7 fois transmembranaires des moleacutecules inseacutereacutees au travers de la membrane cellulaire qui vont ecirctre activeacutees par la lumiegravere (le reacutetinal qui a absorbeacute un photon se deacutetache de lopsine) et produire dans la cellule une cascade deacuteveacutenements biochimiques Parmi cette famille de reacutecepteurs transmembranaires on trouve non seulement les photopigments mais aussi les chimioreacutecepteurs (reacutecepteurs olfactifs) 163 Chez les singes du Nouveau Monde la mutation sest produite autrement (deux pigments sont codeacutes par deux allegraveles du mecircme gegravene du chromosome X) et il y a des variations entre sexes et entre individus en ce qui concerne la vision des couleurs tous les macircles et certaines femelles sont dichromates les autres femelles sont trichromates Primates are vision-dependent mammals with acute three-dimensional sight and many possess trichromatic colour vision ([Fobes and King 1982] and [Jacobs 1996]) Long-wave-sensitive (L) middle-wave-sensitive (M) and short-wave-sensitive (S) opsins produced separately in the cone photoreceptive cells in the retina result in the trichromacy In most genera of New World monkeys (platyrrhines) the L and M opsins arise as alleles of a single LndashM opsin gene on the X chromosome resulting in the extensive colour vision polymorphism that is trichromacy for females heterozygous for the LndashM opsin alleles and dichromacy for all males and homozygous females (Jacobs 1998) Because of the wide variation in colour vision New World monkeys have been excellent subjects to study the utility of colour vision in natural environments Hiramatsu C et al(2009) Interplay of olfaction and vision in fruit foraging of spider monkeys Animal Behaviour 77(6) 1421-1426

79

Les esprits sont aussi des adaptations

En biologie dans le domaine de leacutevolution une adaptation est une structure anatomique un processus physiologique ou un trait comportemental qui a eacutevolueacute sous leffet de la seacutelection naturelle parce quil ameacuteliorait la survie et le succegraves reproductif agrave long terme dun organisme

Darwin deacutejagrave avait compris que les esprits (ce que nous pourrions appeler les processus cognitifs) sont des adaptations biologiques une adaptation cognitive est une adaptation comportementale dans laquelle les processus perceptifs et comportementaux

1 sont organiseacutes de maniegravere flexible (lindividu prend des deacutecisions entre plusieurs actions sur la base dune eacutevaluation de la situation actuelle en relation avec son but actuel)

2 impliquent une repreacutesentation mentale qui va au-delagrave de linformation directement donneacutee par la perception

En tant quadaptations les esprits ont une histoire eacutevolutive qui peut ecirctre eacutetudieacutee en partie en faisant des comparaisons systeacutematiques entre espegraveces apparenteacutees en utilisant les meacutethodes de la biologie compareacutee dont le but est de reacuteveacuteler aussi bien les similitudes que les diffeacuterences

Ils ont des traits dhistoire de vie typiques de mammifegraveres mais exageacutereacutes longue peacuteriode dimmaturiteacute (dans laquelle ils doivent apprendre ce qui concerne leur environnement physique et social) maturiteacute sexuelle tardive peu de petits agrave la fois grand investissement parental En outre les primates font face agrave des difficulteacutes speacutecifiques en ce qui concerne la recherche de nourriture et les interactions avec les conspeacutecifiques Pour les premiegraveres les primates ont souvent des reacutegimes alimentaires speacutecifiques avec une forte deacutependance dun type de nourriture qui est irreacuteguliegraverement distribueacute dans le temps et dans lespace (arbres agrave fruits) Dans le domaine social leurs groupes sont complexes avec de la compeacutetition pour la nourriture il a y des signaux eacutemotionnels dans la communication et les interactions consistent en des relations agrave long terme baseacutees sur lexpeacuterience

Ces contraintes particuliegraveres peuvent expliquer que les primates aient deacuteveloppeacute au cours de leacutevolution des solutions comportementales favorisant lapprentissage et donc des capaciteacutes cognitives flexibles et complexes En outre dans certaines espegraveces tout au moins il y a eu aussi une influence sur leacutevolution de la morphologie du cerveau et du neacuteocortex (dimension complexiteacute)

La compeacutetition systegraveme digestifcerveau

Lorsquon regarde le graphe log-log traduisant le rapport cerveaucorps pour les primates on repegravere dun coup doeil que les mangeurs de fruits sont plus enceacutephaliseacutes (ils sont souvent au-dessus de la droite) que les mangeurs de feuilles (qui sont au-dessous) A titre dillustration le singe hurleur et le singe araigneacutee ont des morphologies et des modes de vie tregraves semblables cependant le premier mange des feuilles le second des fruits Si on compare la taille de leurs cerveaux respectifs on ne peut quecirctre surpris par la diffeacuterence Comment expliquer ces donneacutees

80

La transformation des hydrates de carbone complexes des feuilles en sucres digestibles neacutecessite un intestin grand et speacutecialiseacute et requiert beacoup deacutenergie (ce qui nest pas le cas pour les sucres des fruits) Et leacutenergie utiliseacutee par un animal deacutepend de sa taille cest le poids du corps qui deacutetermine leacutenergie totale agrave disposition Par conseacutequent si un organe augmente en taille relativement au corps un autre doit diminuer Les organes les plus coucircteux en eacutenergie sont le cœur le foie les reins lestomac lintestin et le cerveau Il se trouve que la taille des trois premiers est fortement contrainte par la masse du corps et donc il ne peut y avoir dajustement quentre les derniers

On se trouve donc face agrave une boucle qui agrave partir dun reacutegime de meilleure qualiteacute (permettant une digestion plus facile) entraicircne une reacuteduction de lintestin ce qui libegravere de leacutenergie permettant un plus grand cerveau ce qui agrave son autour autorise des comportements plus complexes de recherche de nourriture amenant agrave une ameacutelioration du reacutegime et ainsi de suite164

Chez les humains laugmentation en taille du cerveau relativement aux grands singes sest accompagneacutee dune reacuteduction identique de la taille de lintestin alors que les autres organes ont le poids que lon attend pour un primate de cette taille

Gracircce entre autres aux ressources meacutetaboliques ainsi libeacutereacutees par la diminution de volume du systegraveme digestif les primates ont pu acqueacuterir des compeacutetences sociales fortement baseacutees sur la communication visuelle Dune part le bulbe olfactif a diminueacute et laire visuelle V1 a augmenteacute dautre part ils ont acquis une grande repreacutesentation corticale des muscles dexpression faciale permettant toute une palette dexpressions du visage Lamygdale cette structure sous-corticale proche de lhippocampe et impliqueacutee dans la reacuteponde eacutemotionnelle joue un rocircle important dans la perception des expressions faciales (mais aussi des intonations de voix)

Il existe encore dautres innovations dans larchitecture ceacutereacutebrale des primates Ainsi laire preacutemotrice ventrale eacutequivalent chez les primates non humains de notre aire de Broca est active pour la preacutehension piloteacutee visuellement les neurones dits miroirs reacutepondent aussi quand le sujet observe un autre en train deffectuer une action semblable et on peut supposer que cela pu parmi dautres choses ecirctre un des fondements de lapparition des aptitudes sociales (compreacutehension des autres communication langage)

Le neacuteocortex des primates agrave 50 agrave 100 aires identifiables et beaucoup de ces aires ont la mecircme organisation (tonotopique reacutetinotopique somatotopique) on peut penser quelles sont issues de la duplication de gegravenes reacutegulant leur deacuteveloppement Ce nombre eacuteleveacute daires veut-il dire que chaque aire a une fonction diffeacuterente Sucircrement que non Il se pourrait plutocirct que certaines fonctions neacutecessitent une interaction coopeacuterative entre aires En effet contrairement agrave ce que laissent penser les illustrations provenant deacutetudes dIRM fonctionnelle pour toute tacircche presque tout le cerveau est actif certaines zones (celles qui apparaissent dans les illustrations) accroissent simplement leur activiteacute plus que ne le font les autres lors de la tacircche expeacuterimentale relativement agrave une activiteacute dans une tacircche de controcircle Cela ne veut pas dire comme laffirme la croyance populaire que nous nutilisons que 10 de notre cerveau

164 Sauf erreur cette ideacutee est due au paleacuteoanthropologue Leslie Aiello

81

Chez les prosimiens les singes et les humains on trouve la mecircme caracteacuteristique Il y a eu drsquoabord des adaptations agrave la nouvelle niche eacutecologique et seulement ensuite enceacutephalisation Ainsi pour expliquer lenceacutephalisation des primates (dont nous-mecircmes) il convient de deacutecouvrir les particulariteacutes critiques de leur niche eacutecologique qui ont rendu avantageux le fait de posseacuteder un plus grand cerveau laugmentation de dimension du cerveau serait alors la reacuteponse eacutevolutive aux proprieacuteteacutes de la niche

05042017

Quelques repegraveres sur leacutetude cognitive des primates

Joni et Roody semblables et diffeacuterents

Isoleacutee dans la Moscou staliniste Nadezhda Ladygina-Kohts (1889-1963) ne subit pas linfluence des behavioristes et donc ne rejette pas leacutetude de lesprit de lanimal Preacutedatant leacutethologie de Lorenz elle emploie neacuteanmoins les mecircmes meacutethodes lobservation deacutetailleacutee et la description des comportements Encore eacutetudiante elle ouvre en 1917 le laboratoire de psychologie du Museacutee Darwin (museacutee fondeacute en 1907 par celui qui allait devenir son mari Alexandre Feodorovich Kohts) Lœuvre principale de Ladygina-Kohts est le compte-rendu de sa recherche avec Joni un jeune chimpanzeacute quelle suivit durant 2 ans et demi jusquagrave ce quil meure de maladie agrave lacircge de 4 ans en 1916 Une originaliteacute de son travail est la comparaison avec le deacuteveloppement de son propre fils Roody neacute en 1925

Son travail comparatif dobservation a eacuteteacute eacutediteacute il y a quelques anneacutees en anglais165 il se termine par deux chapitres de synthegravese (chapitres 16 et 17) Similarities (respectivement Differences) in Behavior of Human and Chimpanzee quil est inteacuteressant de lire car de maniegravere anectodique mais systeacutematique ils dressent le portrait vivant et contrasteacute de ces deux espegraveces agrave la fois proches et eacuteloigneacutees lhumain et le chimpanzeacute

Les eacutetudes sur la cognition des primates

[TOC-3] La tradition intellectuelle occidentale est le fait de gens qui habitaient sur un continent ne posseacutedant aucun autre primate indigegravene Sil y en avait eu la croyance que lhumain est le seul animal doueacute de raison ne serait sans doute pas aussi fortement ancreacutee La situation est en particulier complegravetement diffeacuterente au Japon ougrave lobservation des macaques est courante hors des villes

Cela dit depuis longtemps certains chercheurs avaient compris la nature biologique de la raison cest-agrave-dire des processus cognitifs

Apregraves Romanes disciple de Darwin qui avait deacutejagrave eacutetudieacute les primates les premiegraveres eacutetudes systeacutematiques sur la cognition des primates sont le fait de Wolfgang Koumlhler Isoleacute par la 1egravere guerre mondiale aux Canaries ce psychologue de leacutecole gestaltiste se retrouve avec un eacutechantillon de 9 chimpanzeacutes agrave sa disposition Il leur soumet des problegravemes agrave reacutesoudre (comme atteindre une nourriture en hauteur agrave laide de caisses et de bacirctons) il se demande comment ces primates restructurent perceptivement leur monde pour reacutesoudre les problegravemes

165 [LAD] Ladygina-Kohts NN (19352002) Infant chimpanzee and human child Oxford University Press

82

Robert Yerkes vers 1916 creacutee aux Etats-Unis un laboratoire deacutetude de tous les aspects du comportement des primates Vers les anneacutees 1940 on tente dans ce labo les premiegraveres expeacuteriences deacutelevage de singes comme sils eacutetaient des enfants

Cette peacuteriode est suivie par une eacuteclipse due au beacutehaviorisme et agrave leacutethologie classique - inteacuteresseacutee davantage aux comportements inneacutes et pas agrave la cognition et neacutegligeant deacutelibeacutereacutement les primates Mais lesprit geacuteneacuteral de leacutethologie influencera les eacutetudes subseacutequentes sur les primates par exemple celles de Jane Goodall sur lutilisation doutils en milieu naturel chez les chimpanzeacutes

La reacutevolution cognitive dans les anneacutees 60 ramegravene (lentement) le cognitif dans leacutetude du comportement animal

Emil Menzel (tout agrave gauche dans limage) dans le deacutebut des anneacutees 70 sinteacuteresse ainsi notamment agrave la communication et agrave la connaissance spatiale (cf le ceacutelegravebre problegraveme du Voyageur de Commerce) chez les singes

David Premack utilise des singes eacuteleveacutes pas les humains pour eacutetudier la cognition depuis les concepts matheacutematiques jusquagrave la theacuteorie de lesprit

Les Gardner (Beatrix T Gardner et Robert Allen Gardner) font œuvre de pionniers en apprenant lAmeslan (la langue des signes) agrave un chimpanzeacute (project Washoe 1966) de mecircme que Duane Rumbaugh et Sue Savage-Rumbaugh qui utilisent des lexigrammes pour communiquer avec des singes

Marler Cheney Seyfarth sinteacuteressent agrave la communication chez les singes en nature Kawai sinteacuteresse agrave la transmission culturelle chez les macaques du Japon Hans Kummer eacutetudie les socieacuteteacutes de primates (babouins) Frans de Waal la politique (les alliances) chez les chimpanzeacutes et lempathie chez les bonobos

Cette liste de chercheurs nest eacutevidemment pas exhaustive et nous en deacutecouvrirons certains autres plus loin en particulier Tetsuro Matsuzawa (transmission de compeacutetences chez les antropoiumldes) Daniel Povinelli (repreacutesentation de la causaliteacute physique theacuteorie de lesprit) et Michael Tomasello (idem)

Les hominoiumldes Dans la classification actuelle le clade166 des hominoiumldes regroupe les singes anthropoiumldes les ecirctres humains et tous les ancecirctres de ces deux groupes jusquagrave leur ancecirctre commun

Lhumain un parmi les hominoiumldes

Le classement taxonomique des ecirctres humains est donc le suivant (selon les chercheurs des variantes sont possibles167)

166 A clade (from Ancient Greek κλάδος klados branch) is a group consisting of an organism and all its descendants In the terms of biological systematics a clade is a single branch on the tree of life The idea that such a natural group of organisms should be grouped together and given a taxonomic name is central to biological classification In cladistics (which takes its name from the term) clades are the only acceptable units The term was coined in 1958 by English biologist Julian Huxley () A clade is termed monophyletic meaning it contains one ancestor which can be an organism population or species and all its descendants The term clade refers to the grouping of the ancestor and its living andor deceased descendants together The ancestor can be a theoretical or actual species [wikipedia nov 2010] Les reptiles dans leur deacutefinition usuelle ne forment pas un clade car on en exclut habituellement les oiseaux alors que ces derniers descendent des reptiles

83

Ordre des primates

Sous-ordre des haplorhiniens (nont pas des truffes mais des nez)

Infra-ordre des catarrhiniens ( ouverts vers le bas)

Superfamille des hominoiumldes (singes sans queue gibbons chimpanzeacutes bonobos gorilles orangs-outans ainsi que nos ancecirctres eacuteteints)

Famille des hominideacutes (les mecircmes sans les gibbons)

Sous-famille des hominineacutes (les mecircmes sans les orangs-outans)

Tribu des hominiens (les mecircmes sans les gorilles Il reste donc seulement les humains les chimpanzeacutes et bonobos et les ancecirctres eacuteteints)

Genre Homo

Espegravece Homo sapiens

Le clade (une superfamille) des hominoiumldes est donc celui des humains actuels de leurs ancecirctres et des autres singes sans queue (gibbons orangs-outans gorilles chimpanzeacutes bonobos) ainsi que de leurs ancecirctres agrave eux

Tous ces primates ont un pied preacutehensile (sauf lhumain) et des mains preacutehensiles Le bout des doigts possegravede des coussinets tactiles (corpuscules de Meissner) organes sensoriels autorisant une perception tactile tregraves fine

La premiegravere radiation des hominoiumldes

Lorsquun reacutechauffement se produit au Miocegravene (23-17 millions danneacutees) commence lacircge dor des mammifegraveres et la tectonique des plaques en refermant certaines mers permet aussi de nombreux eacutechanges entre Asie et Afrique Notamment les primates hominoiumldes et les cercopithegravecoiumldes (singes agrave queue comme les macaques) colonisent lEurope

Une importante radiation danthropoiumldes se produit en Afrique orientale on y observe une grande gamme de tailles Proconsul date de cette eacutepoque-lagrave (il y a 15 agrave 20 millions danneacutees) ancecirctre probable des hominoiumldes cest encore un quadrupegravede arboricole de taille moyenne agrave grande (20-50 kg) qui ne sest pas encore entiegraverement engageacute dans des adaptations modernes Proconsul preacutesente en effet des caracteacuteristiques mixtes de singes agrave queue (la longueur des membres la marche quadrupegravede sur les paumes) et de singes anthropoiumldes les dents et en particulier labsence de queue Cest ce caractegravere deacuteriveacute labsence de queue qui

167 Cest un cas classique dambiguiumlteacutes sur la deacutenomination des groupes taxonomiques Classiquement on parlait dHominideacutes agrave propos de la ligneacutee humaine placeacutee en groupe-fregravere des Chimpanzeacutes et le clade (= groupe monophyleacutetique) (Hominideacutes + Chimpanzeacute (Pan) + Gorille (Gorilla) + Orang-Outan (Pongo parfois sorti du lot et en groupe-fregravere)) formait les Hominoideacutes En raison de la tregraves faible diffeacuterence geacuteneacutetique entre Homo (+ apparenteacutes fossiles) et Chimpanzeacute certains proposent dappeler cet ensemble (Homo + Australopithegraveques et consort + Pan) Hominideacutes le clade laquo en-dessous raquo (Homo + Australopithegraveques) devenant alors le clade des Hominineacutes Rigoureusement le groupe des Panineacutes nest pas correct laquo cladistiquement parlant raquo car il sagit dun groupe paraphyleacutetique puisquil regroupe Orang-Outan Gorille et Chimpanzeacute cest-agrave-dire les laquo grands singes raquo La litteacuterature anglo-saxonne pour sa part montre le conflit entre ces deux deacutenominations Hominids ou Hominines et pour lheure cest lappellation classique dHominids (Hominideacutes) qui est la plus usiteacutee pour deacutesigner la ligneacutee humaine [Cyril Langlois (Laboratoire Paleacuteoenvironnements amp Paleacuteobiosphegravere Universiteacute Claude Bernard Lyon 1) httpplanet-terreens-lyonfrplanetterreXMLdbplanetterremetadataLOM-hominides-homininesxml]

84

laisse supposer que Proconsul eacutetait deacutejagrave sur la branche qui seacutetait seacutepareacutee des cercopitheacutecoiumldes donc sur une ligneacutee menant aux anthropoiumldes

Plusieurs espegraveces de Proconsul de tailles tregraves diffeacuterentes ont eacuteteacute trouveacutees et il se pourrait que les grandes aient donneacute naissance par la suite aux gorilles et les petites aux chimpanzeacutes et humains168

Il y a 16 millions danneacutees la mise en place du systegraveme actuel de courants oceacuteaniques saccompagne dun nouveau refroidissement avec extinction de nombreuses espegraveces et ouverture des milieux en Afrique (la forecirct fait place agrave la savane aux prairies) ce qui favorise les herbivores mais aussi les primates ainsi les cercopithegravecoiumldes (singes agrave queue) colonisent les frontiegraveres forecirct-savane

En Europe du sud il reste des forecircts tropicales humides ougrave se reacutefugient les hominoiumldes africains on trouve ainsi le singe des checircnes ou dryopithegraveque en France169 (13-11 millions danneacutees) ou encore loreacuteopithegraveque isoleacute en Toscane qui est alors une icircle (9-7 millions) il est peut-ecirctre agrave la fois arboricole et bipegravede comme le montre la forme de son bassin mais il seacuteloigne nettement par certains traits de la ligneacutee des hominideacutes Des donneacutees reacutecentes suggegraverent en fait quil neacutetait pas bipegravede170

Reacutechauffements et peacuteriodes glaciaires se succegravedent de maniegravere reacutepeacuteteacutee modifiant le paysage asseacutechant la Meacutediterraneacutee pour un temps Aux alentours de 8 millions danneacutees la ligneacutee europeacuteenne des hominoiumldes (dryopithegraveque oreacuteopithegraveque) disparaicirct171 et on doit donc se poser la question du lien existant entre cette ligneacutee et les hominoiumldes africains quon rencontrera plus tard

Une hypothegravese relativement reacutecente vient peut-ecirctre eacuteclairer cette zone dombre En effet chez les espegraveces mentionneacutees lanalyse des dents indique que les individus subissaient des peacuteriodes de famine cest donc bien que le climat eacutetait devenu inhospitalier Lexamen de la disseacutemination dune certaine mutation inactivant luricase (une enzyme lieacutee agrave la digestion des sucres et dont linactivation rend la digestion des fruits plus rentable172) suggegravere une hypothegravese puisque tous les grands singes et lhumain en sont porteurs les primates hominoiumldes europeacuteens agrave cette eacutepoque auraient migreacute dans deux directions lAsie ougrave ils auraient donneacute naissance aux ancecirctres des orangs-outans et gibbons lAfrique (dont ils venaient originellement) ougrave ils auraient meneacute agrave leacutemergence des gorilles des chimpanzeacutes et des ancecirctres des humains

168 Cf Relethford JH (2017) 50 Great Myths of Human Evolution Chichester UK John Wiley amp Sons [REL] 169 En 1856 pregraves de Saint-Gaudens en Haute-Garonne Cette deacutecouverte de fossile ouvrit la voie agrave la paleacuteontologie humaine [COP-151] 170 Russo GA amp Shapiro LJ (2013) Reevaluation of the lumbosacral region of Oreopithecus bambolii Journal of Human Evolution 65 (3) 253-265 171 Sauf pour un temps loreacuteopithegraveque isoleacute sur son icircle de Toscane 172 Speacutecifiquement la mutation - preacutesente chez lhomme et tous les grands singes et qui se serait produite il y a 154 millions danneacutees - rend luricase non fonctionnelle ce qui augmente la concentration seacuterique dacide urique ce qui agrave son tour potentialise le stockage des graisses agrave partir du fructose Cela constitue un problegraveme en preacutesence dune abondance de fructose (comme dans notre socieacuteteacute) mais un avantage quand la nourriture manque Comme tous les grands singes sont porteurs de cette mutation elle a ducirc se produire dans lancecirctre commun il y a 15 millions danneacutees donc tregraves probablement en Europe dans des conditions ougrave elle constituait un avantage seacutelectif Cf Johnson R J amp Andrews P (2010) Fructose uricase and the back-to-Africa hypothesis Evolutionary Anthropology 19 250-257

85

De maniegravere geacuteneacuterale ce quon peut dire avec certitude cest quil y a deacuteclin des hominoiumldes degraves le Miocegravene supeacuterieur agrave lexception des plus grands (orangs-outans gorilles chimpanzeacutes) et des plus agiles (gibbons) tous sont chasseacutes de leur niche eacutecologique par des concurrents plus performants [COP-165] les cercopitheacutecoiumldes Cest le groupe de primates actuels le plus important qui a coloniseacute mecircme certains milieux froids comme on le voit par exemple chez les macaques du Japon

Le propre de lHomme Agrave part le langage articuleacute un caractegravere deacuteriveacute propre agrave lespegravece humaine quel est le propre de lHomme Plusieurs eacuteleacutements ont eacuteteacute avanceacutes et si on se limite aux caractegraveres dont on peut suivre lhistoire fossile (le langage ne se fossilise pas par exemple mais les outils oui) on peut avancer la liste suivante

Bipeacutedie obligeacutee lhumain ne se deacuteplace que de maniegravere bipegravede Certes il peut occasionnellement ou agrave certains acircges se deacuteplacer agrave quatre pattes mais il est tregraves inefficace dans ce mode de locomotion pour lequel il a notamment des bras trop courts La bipeacutedie obligeacutee est un caractegravere des humains uniquement

Grand cerveau avec son cerveau de presque un kilo et demi compareacute aux 400 g de celui des chimpanzeacutes lhumain est unique parmi les primates

Petites canines bien quon ny songe en geacuteneacuteral pas les dents des humains sont compareacutees agrave celles des autres hominoiumldes tregraves diffeacuterentes de par la taille reacuteduite des canines

Usage doutils lutilisation raffineacutee des outils est eacutevidemment un caractegravere fondamental de lespegravece humaine

Quels liens peut-on faire entre ces caractegraveres

La bipeacutedie

On a longtemps penseacute que la bipeacutedie a preacuteceacutedeacute les autres caractegraveres et en est a lorigine Libeacuterant les mains pour lusage doutils elle aurait provoqueacute aussi la diminution des canines (remplaceacutees par les outils) et laugmentation de la taille du cerveau La bipeacutedie (entraicircnant ces conseacutequences) aurait alors eacuteteacute le propre de lHomme

Agrave part le fait que chez les singes actuels tous sont bipegravedes au moins occasionnellement la bipeacutedie (et mecircme la bipeacutedie obligeacutee) existe dans bien des espegraveces ainsi tous les oiseaux sont bipegravedes En outre certains marsupiaux sont bipegravedes (kangourous) certains leacutezards pratiquent la bipeacutedie et eacutevidemment les dinosaures theacuteropodes eacutetaient des bipegravedes obligeacutes (et ils utilisaient probablement leurs membres anteacuterieurs pour saider agrave maintenir les proies) Tout ceci montre que la bipeacutedie nest pas si exceptionnelle Mais quel rocircle a joueacute la bipeacutedie chez les hominoiumldes

La bipeacutedie preacutecegravede les autres caractegraveres

En reacutealiteacute la bipeacutedie est ancienne dans la ligneacutee des ecirctres humains comme le montrent les caracteacuteristiques des fossiles deacutecouverts ces derniegraveres deacutecennies

Sahelanthropus tchadensis deacutecouvert au Tchad et dateacute de -7 millions danneacutees montre deacutejagrave des indications claires de bipeacutedie son foramen magnum - le trou dans le cracircne par lequel passe la moelle eacutepiniegravere - est situeacute sous son cracircne (et non pas

86

dans une position plus occipitale) ce qui est tout agrave fait lieacute agrave une position de station verticale La diffeacuterence de position du foramen magnum chez lhumain moderne le chimpanzeacute et le loup est dailleurs parlante agrave ce sujet

Orrorin tugenensis (deacutecouvert au Kenya mais dont on na pas le cracircne il est dateacute de -6 millions danneacutees) montre des feacutemurs dont les caractegraveres sont typiques de la marche bipegravede

Ardipithecus ramidus deacutecouvert en Ethiopie et dateacute de -44 millions danneacutees montre eacutegalement clairement des caractegraveres lieacutes agrave la bipeacutedie notamment la forme de son bassin avec les points dattache des tendons

Toutes ces espegraveces avaient de petits cerveaux et nutilisaient pas doutils Les outils les plus anciens apparaissent plus dun million danneacutees apregraves lardipithegraveque Donc la bipeacutedie na pas eacuteteacute favoriseacutee car elle libeacuterait les mains pour les outils et elle na pas eacuteteacute un facteur deacuteclenchant pour lusage de ceux-ci (trop de temps sest eacutecouleacute entre apparition de la bipeacutedie et apparition des outils pour que lexplication tienne) elle na pas non plus deacuteclencheacute lenceacutephalisation qui est elle-mecircme bien posteacuterieure agrave lapparition des outils Dailleurs concernant ce lien entre bipeacutedie et usage doutils lorsque lon observe les chimpanzeacutes et les bonobos on constate que la manipulation dobjets est surtout lieacutee agrave la position assise et pas du tout agrave la position debout pour ajuster les gestes avec preacutecision il faut avoir le corps au repos

Au passage la diminution des canines nest pas due non plus agrave lapparition des outils puisque la macircchoire de lardipithegraveque montre deacutejagrave des canines tregraves reacuteduites par rapport agrave celles des autres hominoiumldes

Le Rift seacutepare des zones climatiques et des espegraveces

Lhistoire qui va vous ecirctre raconteacutee ici traduit la version classique (East Side Story avanceacutee par le ceacutelegravebre paleacuteontologue franccedilais Yves Coppens) de leacutevolution africaine des humains Les deacutecouvertes reacutecentes indiquent que cette version est sans doute beaucoup trop simple Larbre eacutevolutif actuellement connu173 des humains montre surtout que bien des filiations entre espegraveces sont incertaines et le resteront sans doute encore un moment De nouvelles deacutecouvertes et de nouvelles espegraveces viendront sans doute encore eacutetoffer (et compliquer) ce tableauhellip ou au contraire le simplifier puisque des hypothegraveses reacutecentes vont dans ce sens174 Il faut retenir que leacutevolution de lespegravece humaine na rien de lineacuteaire la version classique ci-dessous pourtant deacutejagrave bien entortilleacutee nest sucircrement pas la derniegravere

173 Scientific American Septembre 2014 174 The site of Dmanisi Georgia has yielded an impressive sample of hominid cranial and postcranial remains documenting the presence of Homo outside Africa around 18 million years ago Here we report on a new cranium from Dmanisi (D4500) that together with its mandible (D2600) represents the worlds first completely preserved adult hominid skull from the early Pleistocene D4500D2600 combines a small braincase (546 cubic centimeters) with a large prognathic face and exhibits close morphological affinities with the earliest known Homo fossils from Africa The Dmanisi sample which now comprises five crania provides direct evidence for wide morphological variation within and among early Homo paleodemes This implies the existence of a single evolving lineage of early Homo with phylogeographic continuity across continents Lordkipanidze D de Leoacuten M S P Margvelashvili A Rak Y Rightmire G P Vekua A amp Zollikofer C P (2013) A complete skull from Dmanisi Georgia and the evolutionary biology of early Homo Science 342(6156) 326-331

87

[COP-194] Tout commence (probablement) par la mise en place du Rift dans lest africain Cette grande fracture175 sest formeacutee suite agrave une activiteacute tectonique intense mais surtout vers 8 millions danneacutees la reacuteactivation du Rift oriental se traduit par la genegravese de montagnes qui feront barriegravere climatique A lest le climat est sec agrave louest humide Les primates hominoiumldes se trouvent diviseacutes Ceux de louest sadaptent agrave la nourriture plus tendre des forecircts ils seront les ancecirctres des gorilles et des chimpanzeacutes Ceux de lest agrave une nourriture progressivement plus difficile agrave trouver dans les forecircts clairsemeacutees et dans les savanes arboreacutees leurs descendants seront nos ancecirctres

Plusieurs indices confirment la divergence des humains et des autres anthropoiumldes aux alentours de 6 agrave 8 millions danneacutees dans le passeacute peut-ecirctre un peu plus notamment les donneacutees danthropologie moleacuteculaire degraves la fin des anneacutees 60 qui se fondent sur la vitesse de divergence des moleacutecules biologiques La diffeacuterence immunologique entre espegraveces vivant actuellement permet agrave laide dune calibration connue par des fossiles plus anciens de calculer le temps eacutecouleacute depuis la seacuteparation des deux ligneacutees176

La bipeacutedie nest pas une adaptation agrave la savane

La bipeacutedie est-elle alors neacutee agrave cause de la vie dans la savane comme reacuteponse agrave cette niche eacutecologique En effet pour se nourrir dans un milieu ouvert avec des bouquets darbres seacutepareacutes par des eacutetendues dherbe il faut se deacuteplacer davantage Or la bipeacutedie est plus efficace eacutenergeacutetiquement que le deacuteplacement quadrupegravede Dans un grand espace il peut ecirctre avantageux de disposer des mains pour transporter de la nourriture pour la ramener au groupe ou pour transporter les beacutebeacutes et les mettre en seacutecuriteacute La station verticale permet aussi de mieux eacutechapper au soleil tropical et eacutegalement de voir les preacutedateurs (ou la nourriture) de plus loin

Cela semble une bonne hypothegravese et cependant elle nest pas correcte En effet lanalyse des dents de lardipithegraveque deacutejagrave clairement bipegravede montre des patrons dusure typiques dun reacutegime diversifieacute tel quon laurait dans un environnement forestier ou semi-forestier Les fossiles de plantes et danimaux trouveacutes177 en association avec lardipithegraveque sont aussi typiques des milieux de ce type En outre lanalyse des isotopes stables dans les dents montre de par la proportion des isotopes de carbone 13 et carbone 12 (proportion qui diffegravere entre les feuilles

175 Depuis 2005 un nouveau rift est en train de se former en Ethiopie qui deviendra agrave terme un nouvel oceacutean Cf site de lUniversiteacute de Rochester In 2005 a gigantic 35-mile-long rift broke open the desert ground in Ethiopia At the time some geologists believed the rift was the beginning of a new ocean as two parts of the African continent pulled apart but the claim was controversial Now scientists from several countries have confirmed that the volcanic processes at work beneath the Ethiopian rift are nearly identical to those at the bottom of the worlds oceans and the rift is indeed likely the beginning of a new sea () Atalay Ayele professor at the Addis Ababa University in Ethiopia led the investigation painstakingly gathering seismic data surrounding the 2005 event that led to the giant rift opening more than 20 feet in width in just days () Ayeles reconstruction of events showed that the rift did not open in a series of small earthquakes over an extended period of time but tore open along its entire 35-mile length in just days A volcano called Dabbahu at the northern end of the rift erupted first then magma pushed up through the middle of the rift area and began unzipping the rift in both directions 176 Cf REL-54 177 150000 fossiles divers couvrant une peacuteriode de moins de 10000 ans notamment beaucoup doiseaux et de petits mammifegraveres de forecirct

88

darbre et les feuilles dherbe) que la nourriture de lardipithegraveque eacutetait plutocirct de type forestier Lardipithegraveque vivait donc en forecirct ou en zone arboreacutee

Il sen suit que la bipeacutedie est neacutee plutocirct en milieu forestier ougrave elle apportait sans doute une partie des mecircmes avantages quon avait suggeacutereacute pour la savane (transport de la nourriture et des petits etc) la station debout dailleurs est typique chez les chimpanzeacutes lorsquils se nourrissent en prenant des choses sur les arbres alors quils sont agrave terre ou sur les branches Par la suite ces avantages se sont maintenus voire accentueacutes avec louverture progressive des forecircts laissant place agrave la savane A nouveau cest plus une coeacutevolution complexe quune relation causale simple

Les australopithegraveques Entre 8 et 55 millions danneacutees vont apparaicirctre alors que la forecirct se transforme progressivement en savane deux ligneacutees dhominiens celle des australopithegraveques bipegravedes terrestres mais aussi arboricoles178 et plus tard celle des hommes bipegravedes entiegraverement terrestres vers 4 millions danneacutees Les australopithegraveques longtemps consideacutereacutes comme tregraves semblables aux singes se sont en fin de compte reacuteveacuteleacutes surprenants

Une bipeacutedie efficace

La bipeacutedie des australopithegraveques attesteacutee notamment par la structure de leur squelette ne fait pas de doute les traces179 trouveacutees par Mary Leakey agrave Laetoli en Tanzanie vieilles de 36 millions danneacutees sont lagrave pour la prouver180 (par contre on ne sait pas si cette bipeacutedie eacutetait permanente ou occasionnelle) On a pu dater exactement ces traces car elles eacutetaient prises en sandwich entre deux couches de cendres volcaniques qui sont datables aux isotopes A cocircteacute de cette bipeacutedie indiscutable des australopithegraveques la forme de leurs bras tregraves longs atteste dun mode de vie fortement arboricole

[COP-200] A partir de 4 millions danneacutees avant le preacutesent il est probable que leur locomotion bipegravede efficace a permis aux australopithegraveques doccuper tout lest de lAfrique et mecircme au-delagrave (cf le fossile Abel au Tchad181) puisquon a retrouveacute des fossiles de leurs diffeacuterentes espegraveces un peu partout Le plus connu de ces fossiles est Lucy dont le squelette inhabituellement complet deacutecouvert182 en

178 Le plus ancien connu est Orrorin tugenensis vieux de 6 millions danneacutees trouveacute au Kenya 179 On peut en voir un moulage au museacutee des Eyzies-de-Tayac (Dordogne) pregraves de la ceacutelegravebre grotte orneacutee de Lascaux et de ses copies visitables 180 Pour tous les hominineacutes voir les sites httpwwwhominidescom et httphomininesportail-svtcom toujours actualiseacutes 181 Abel (en fait juste une mandibule avec quelques dents) deacutecouvert en 1995 dans loasis de Koro-Toro au Tchad preacutesente des caractegraveres humains plus marqueacutes que ceux dafarensis mais surtout sa deacutecouverte intervient agrave 2000 km du territoire attribueacute aux australopithegraveques jusque-lagrave Son deacutecouvreur Michel Brunet sappuyait sur le modegravele de lEast Side Story et cherchait en fait des fossiles de singes [GAL-243] 182 [wikipedia] Lucy a eacuteteacute deacutecouverte le 30 novembre 1974 par les membres de lInternational Afar Research Expedition un groupe drsquoune trentaine de chercheurs ameacutericains franccedilais et eacutethiopiens au nombre desquels figuraient Yves Coppens Donald Johanson et Maurice Taieb Reacutepertorieacutee sous le code AL 288-1 Lucy a eacuteteacute surnommeacutee ainsi par ses inventeurs en reacutefeacuterence agrave la chanson des Beatles Lucy in the Sky with Diamonds La deacutecouverte de Lucy fut tregraves importante pour lrsquoeacutetude des Australopithegraveques il srsquoagit du premier fossile relativement complet qui ait eacuteteacute deacutecouvert pour une peacuteriode aussi ancienne Lucy compte en effet les fragments de 52 ossements dont une mandibule

89

1974 a permis une bonne reconstitution et a donneacute une impulsion forte agrave la paleacuteontologie humaine

On notera au passage la petite taille de cette espegravece la meilleure faccedilon de se rendre compte de sa dimension est daller voir la statue de Lucy en grandeur reacuteelle qui se trouve au Museacuteum de Genegraveve En raison de sa taille on a pu dabord penser que Lucy eacutetait un enfant mais elle eacutetait adulte (environ 25 ans) au moment de son deacutecegraves car toutes ses molaires avaient pousseacute Comme lindique son bassin Lucy eacutetait une femelle et en outre compareacutee agrave dautres individus adultes trouveacutes ceacutetait une femelle de petite taille

On en deacutenombre pas moins de 5 espegraveces diverses montrant une grande palette dadaptations agrave des environnements en mosaiumlque Cest la premiegravere radiation connue de la ligneacutee des hominineacutes Les diffeacuterentes espegraveces ont des caractegraveres leacutegegraverement diffeacuterents et donc des reacutegimes diffeacuterents

Reacutegime et vie sociale

De ces australopithegraveques qui sont nos lointains cousins ou ancecirctres directs on sait quils vivent en marge des savanes arboreacutees sur le pourtour de la forecirct eacutequatoriale

Ils ont sans doute de maniegravere geacuteneacuterale un reacutegime agrave base de fruits et de feuilles (on le voit aux dents qui ont des facettes lustreacutees et des stries) auquel sajoute une consommation de parties souterraines de plantes tubercules (comme les ignames qui sont encore actuellement une nourriture importante sous les tropiques) etc (les molaires sont marqueacutees de longues stries traces des poussiegraveres abrasives qui proviennent de la terre restant accrocheacutee aux tubercules) Probablement ils y ajoutent insectes et viande si loccasion se preacutesente comme les chimpanzeacutes et babouins actuels Leur reacutegime est donc eacuteclectique

Ce reacutegime amegravene probablement une vie sociale La vie aux marges de la savane neacutecessite lexploitation de domaines vitaux eacutetendus (des dizaines de km2 comme pour les singes des savanes actuels) et une coheacutesion sociale en raison des risques de preacutedation (de groupes de plusieurs dizaines dindividus peuvent mieux deacutetecter les preacutedateurs et surtout se deacutefendre183)

Il y a dimorphisme sexuel les macircles sont plus corpulents que les femelles leurs canines sont plus grandes que celles des femelles (mais moins que chez les chimpanzeacutes) Degraves lors on peut supposer sur la base des meacutecanismes connus en

des eacuteleacutements du cracircne mais surtout des eacuteleacutements post-cracircniens dont une partie du bassin et du feacutemur Ces derniers eacuteleacutements se sont reacuteveacuteleacutes extrecircmement importants pour reconstituer la locomotion de lrsquoespegravece Australopithecus afarensis Si Lucy eacutetait incontestablement apte agrave la locomotion bipegravede comme lrsquoindiquent son port de tecircte la courbure de sa colonne verteacutebrale la forme de son bassin et de son feacutemur elle devait ecirctre encore partiellement arboricole pour preuve ses membres supeacuterieurs eacutetaient un peu plus longs que ses membres infeacuterieurs ses phalanges eacutetaient plates et courbeacutees et lrsquoarticulation de son genou offrait une grande amplitude de rotation Sa bipeacutedie nrsquoest donc pas exclusive et sa structure corporelle a eacuteteacute qualifieacutee de laquo bilocomotrice raquo puisqursquoelle allie deux types de locomotion une forme de bipeacutedie et une aptitude au grimper Lucy est probablement un sujet feacuteminin si lrsquoon en juge par sa petite stature et les caracteacuteristiques de son sacrum et de son bassin Elle devait mesurer entre 110 m et 120 m et peser au maximum 25 kg Elle est morte agrave environ 20 ans et le fait que ses ossements nrsquoaient pas eacuteteacute disperseacutes par un charognard indique un enfouissement rapide peut-ecirctre agrave la suite drsquoune noyade Depuis 1974 dautres fossiles de primates plus anciens ont eacuteteacute deacutecouverts mais peu sont aussi complets 183 Dans les zones agrave risques des Rocheuses canadiennes il est interdit de partir en randonneacutee agrave moins de six adultes en raison de la menace que repreacutesentent les grizzlis

90

eacuteco-eacutethologie concernant leacutevolution des comportements une similitude avec les communauteacutes de chimpanzeacutes une structure de type harem avec des macircles apparenteacutes qui restent ensemble toute leur vie et des femelles non apparenteacutees184

Un cerveau un peu plus grand

Le cerveau des australopithegraveques pegravese environ 400 g voire jusquagrave 500 g pour les plus tardifs (un cerveau de jeune chimpanzeacute adulte pegravese entre 380 et 420 g) En plus des compeacutetences cognitives lieacutees agrave la vie sociale et des compeacutetences spatiales lieacutees agrave leacutetendue de leur domaine vital ils devaient avoir les capaciteacutes cognitives techniques de localiser et dextraire les tubercules eacutetant donneacute que ces plantes sont souterraines Il nest pas impossible quils aient utiliseacute des bacirctons agrave fouir pour creuser le sol mais les bacirctons ne se fossilisent en geacuteneacuteral pas et ne laissent donc pas de trace

Alors la bipeacutedie

Pour revenir agrave la bipeacutedie historiquement elle appartient mecircme peut-ecirctre agrave un ancecirctre commun aux australopithegraveques aux humains et aux grands singes ces derniers auraient acquis seulement par la suite une speacutecialisation plus arboricole ainsi que la marche quadrupegravede sur les articulations des doigts185 En tout eacutetat de cause elle nest pas propre aux humains On en trouve mecircme une variante pas si diffeacuterente de la nocirctre chez un hominoiumlde actuel le bonobo

En effet si les chimpanzeacutes sont des bipegravedes peu agiles les bonobos par contre comme lexplique Sue Savage-Rumbaugh pratiquent une bipeacutedie bien plus raffineacutee En fait les bonobos pratiquent une marche bipegravede ressemblant assez agrave celle des humains Ils peuvent passer de la station debout agrave la marche (au contraire des autres singes) cependant seuls les humains maicirctrisent la course bipegravede et pratiquent la bipeacutedie de maniegravere permanente et sur de longues distances

On peut donc dire en reacutesumeacute que la bipeacutedie nrsquoest pas vraiment le propre de lrsquohomme mais que

les australopithegraveques aussi bien que les humains ont des speacutecialisations agrave la bipeacutedie qui leur permettent de rester longtemps debout et de courir

certains autres primates tels le bonobo sont adapteacutes (mais pas speacutecialiseacutes) agrave la bipeacutedie

le lien entre bipeacutedie speacutecialiseacutee et enceacutephalisation nrsquoest pas clair (cf les australopithegraveques des bipegravedes assez speacutecialiseacutes mais peu enceacutephaliseacutes)

184 Au passage une exogamie femelle veut dire que ce sont les femelles qui exportent les caractegraveres culturels dun groupe familial agrave lautre 185 Cest Yvette Deloison qui propose que lecirctre humain na pas acquis la bipeacutedie et quil laurait en fait conserveacutee dune ancecirctre bipegravede indiffeacuterencieacute Voir par exemple httpwwwhominidescomhtmlreferencesempreintes-pas-laetoli-deloisonhtml [novembre 2009]

91

Deux ligneacutees contemporaines A partir de cette eacutepoque lointaine deux ligneacutees vont se seacuteparer et coexister sur terre une ligneacutee agrave la fois bipegravede et arboricole les australopithegraveques et une ligneacutee strictement bipegravede les humains

Les australopithegraveques vrais (ceux qui ressemblent agrave Lucy) sont remplaceacutes progressivement vers -25 Ma par des espegraveces un peu diffeacuterentes Ces australopithegraveques tardifs Australopithecus boisei et A robustus sont maintenant classeacutes parfois dans un genre agrave part Paranthropus (mais ils restent des australopithegraveques) Ils se caracteacuterisent par des macircchoires massives tregraves muscleacutees et des molaires eacutenormes traduisant une adaptation morphologique agrave de la nourriture longue et difficile agrave macirccher Ces paranthropes subsistent jusquagrave -1 Ma et la ligneacutee des australopithegraveques disparaicirct avec eux apregraves avoir occupeacute lAfrique quasiment entiegravere durant tout de mecircme 4 ou 5 millions danneacutees

Ces australopithegraveques tardifs robustus et boisei sont contemporains de deux espegraveces classeacutees dans le genre Homo H habilis et H rudolfensis dont la position taxonomique nest pas claire pour certains chercheurs ils ont davantage de caractegraveres daustralopithegraveques que dhumains archaiumlques quand on analyse leur taille la forme de leur corps leur locomotion leurs macircchoires Neacuteanmoins leurs cerveaux sont plus grands et les fossiles retrouveacutes montrent des caractegraveres traduisant une eacutevolution en mosaiumlque (meacutelangeant des caractegraveres archaiumlques et modernes) des hominideacutes

Les moulages endocracircniens de ces Homo incertains montrent deacutejagrave (mais comme les singes) davantage dasymeacutetries ceacutereacutebrales que chez les australopithegraveques et on peut mecircme supposer sur la base du traceacute des artegraveres lexistence daires de Broca et de Wernicke - peut-ecirctre signe quils maicirctrisent un langage rudimentaire ou gestuel

Le rocircle du climat

On la vu plus haut le climat a joueacute un rocircle important en transformant le milieu les forecircts laissant place agrave la savane ce qui agrave son tour a fait apparaicirctre de nouvelles adaptations fondeacutees sur les adaptations preacuteexistantes comme la bipeacutedie Il est inteacuteressant de lire leacutevolution du climat dans les plantes et pollens deacuteposeacutes dans les seacutediments oceacuteaniques et terrestres et den faire le parallegravele avec les types de veacutegeacutetaux consommeacutes par les diffeacuterentes branches des hominiens On y voit notamment un glissement des paranthropes ces australopithegraveques aux macircchoires robustes vers une nourriture agrave base dherbes alors que la ligneacutee des Homo (vivant pourtant dans les mecircmes zones geacuteographiques au mecircme moment) continue agrave avoir un reacutegime mixte

Encore dautres espegraveces

Ce panorama rapide des australopithegraveques et de leurs liens supposeacutes avec nous autres nest certainement pas complet En 2008 lanthropologue Lee Berger (ou plus exactement son fils Matthew alors acircgeacute de neuf ans) a mis agrave jour en Afrique du Sud une nouvelle espegravece daustralopithegraveque quon a nommeacutee A sediba Cette

92

espegravece preacutesente des caractegraveres en mosaiumlque tout agrave fait frappants186 et il nest pas impossible quelle soit lancecirctre direct de la ligneacutee des Homo (bien que dautres anthropologues contestent cette hypothegravese)

Et tout derniegraverement en septembre 2015 Lee Berger (toujours lui) a annonceacute la deacutecouverte (faite deux ans plus tocirct) dune nouvelle espegravece encore aussi en Afrique du Sud et apparemment plus Homo quaustralopithegraveque Homo naledi Cette fois ce sont les restes dune quinzaine dindividus que lon a trouveacutes ensemble dans une caviteacute souterraine (un recircve pour lanthropologue) Laissons de cocircteacute le mystegravere de la preacutesence au mecircme endroit de nombreux cadavres (qui ne sexplique apparemment ni par le transport par leau ni par laction dun preacutedateur) pour observer les caractegraveres de ces ossements ici aussi cest le mosaiumlcisme de ces caractegraveres qui est frappant Dans les mots de Lee Berger187

This species combines a humanlike body size and stature with an australopith-sized brain features of the shoulder and hand apparently well-suited for climbing with humanlike hand and wrist adaptations for manipulation australopith-like hip mechanics with humanlike terrestrial adaptations of the foot and lower limb small dentition with primitive dental proportions In light of this evidence from complete skeletal samples we must abandon the expectation that any small fragment of the anatomy can provide singular insight about the evolutionary relationships of fossil hominins

La culture oldowayenne Parmi les australopithegraveques vrais on savait que deacutejagrave A garhi (-25 Ma) eacutetait associeacute agrave des outils tranchants (parfois en silex) et des os briseacutes (pour acceacuteder agrave la moelle) dantilope et de chevaux Ces outils sont simplement des galets casseacutes preacutesentant un tranchant Mais cet australopithegraveque fabriquait-il ces outils ou se contentait-il dutiliser des galets trouveacutes casseacutes Ou eacutetaient-ce les repreacutesentants les plus anciens du genre Homo avec leurs plus grands cerveaux qui les utilisaient Par chauvinisme humain on heacutesitait agrave attribuer aux australopithegraveques ces singes du sud (cest le sens du mot australopithegraveque) des capaciteacutes si humaines

La question a pris un nouveau tournant depuis que des outils encore bien plus anciens ont eacuteteacute trouveacutes tregraves reacutecemment188 dans la reacutegion du lac Turkana ce sont des galets briseacutes189 (avec subseacutequent enlegravevement deacuteclats par percussion) dont lutilisation comme outils ne fait pas de doute mais ils sont vieux de 33 millions

186 Cf Berger L R de Ruiter D J Churchill S E Schmid P Carlson K J Dirks P H amp Kibii J M (2010) Australopithecus sediba A new species of Homo-like australopith from South Africa Science 328(5975) 195-204 ainsi que pour les caractegraveres de la main par exemple Kivell T L Kibii J M Churchill S E Schmid P amp Berger L R (2011) Australopithecus sediba hand demonstrates mosaic evolution of locomotor and manipulative abilities Science 333(6048) 1411-1417 187 Berger L R Hawks J de Ruiter D J Churchill S E Schmid P Delezene L K amp Zipfel B (2015) Homo naledi a new species of the genus Homo from the Dinaledi Chamber South Africa ELife 4 e09560 188 Harmand S Lewis J E Feibel C S Lepre C J Prat S Lenoble A amp Roche H (2015) 33-million-year-old stone tools from Lomekwi 3 West Turkana Kenya Nature 521(7552) 310-315 Les auteurs proposent dailleurs de donner un nom agrave cette culture (Lomekwien) qui preacutedate lOldowayen de 800000 ans 189 Sur limage (a) montre un galet et un eacuteclat deacutecolleacute (b) et (c) sont des galets travailleacutes sur une seule face (d) sont des eacuteclats

93

danneacutees Ceci exclut absolument quils aient eacuteteacute faits par des repreacutesentants de la ligneacutee des Homo ils ne peuvent ecirctre dus quagrave des australopithegraveques ou dautres espegraveces apparenteacutees190

Plus tard lusage doutils sest transformeacute en une veacuteritable industrie Dans cette mecircme reacutegion du lac Turkana on trouve des traces de bivouacs vieilles de 24 Ma mais surtout des ateliers vieux de 234 Ma ils sont joncheacutes de piegraveces de lave et de phonolite (3000 piegraveces sur une surface totale de 10m2) Le travail de ces piegraveces montre deacutejagrave une excellente connaissance de la matiegravere lartisan reacuteussissait agrave deacutetacher 30 eacuteclats dun seul galet La reconstruction de lordre de deacutetachement des eacuteclats montre aussi que les artisans eacutetaient droitiers191

Cognitivement ces ateliers et leur localisation indiquent en outre une organisation en termes de seacutelection de sites de mateacuteriaux (ils allaient chercher la pierre pour la travailler ailleurs dans des sites plus proteacutegeacutes ou confortables)

Les plus anciens camps de base des accumulations doutils et dossements et plus tardivement des traces de feu sont agrave Olduvai et datent de 18 Ma Ils sont associeacutes agrave des fossiles dHomo habilis de Paranthropus boisei et dautres encore

Ces sites indiquent une gestion complexe du temps et de lespace et une organisation sociale il y a un dedans un dehors la nourriture et les matiegraveres premiegraveres doivent y ecirctre rameneacutees et partageacutees

Cette culture est dite oldowayenne (de la gorge dOlduvai lendroit ougrave les outils ont eacuteteacute deacutecouverts et deacutecrits agrave lorigine) le prototype en est le chopper oldowayen (suivant le cas percuteur ou tranchoir) obtenu par simple enlegravevement deacuteclats Cette culture perdure donc depuis leacutepoque -3300000 ans jusquagrave -300000 ans le chopper restera un outil utiliseacute reacuteguliegraverement durant trois millions danneacutees mecircme si dautres outils apparaissent entretemps

La culture oldowayenne est visiblement le fait de plusieurs espegraveces dhominiens en succession ou en parallegravele (Kenyanthropes Australopithegraveques Paranthropes Espegraveces intermeacutediaires Homo habilis et rudolfensis ou autres Premiers vrais hommes de notre ligneacutee H ergastererectus) et on ne sait toujours pas exactement qui faisait quoi Mais on sait cependant que cette culture oldowayenne finira par disparaicirctre192 quand les australopithegraveques se seront eacuteteints et quil ne restera plus que la ligneacutee des vrais hommes

Les autres utilisateurs doutils [PIC-70] Christophe Boesch fait le reacutecit suivant

En ce deacutebut de matineacutee au coeur de la forecirct de Taiuml en Cocircte-dIvoire Salomeacute vient de donner la teacuteteacutee agrave sa derniegravere-neacutee Son devoir maternel accompli elle se met en quecircte de noix de Panda oleosa dont elle sait ses petits friands Sartre son fils acircgeacute de sept ans laccompagne dans sa recherche Salomeacute a pris soin de se

190 En fait le site de deacutecouverte correspond en temps et en localisation agrave Kenyanthropus platyops 191 [BRA p 181] Westergaard et Suomi (1996) ont observeacute que les capucins en laboratoire sont preacutefeacuterentiellement droitiers lorsquils percutent des pierres sur une surface dure pour obtenir des couteaux La lateacuteralisation lieacutee agrave lutilisation doutils est donc anteacuterieure agrave celle des premiers hominideacutes 192 Remplaceacutee par la culture dite acheuleacuteenne marqueacutee par la fabrication de bifaces Lacheuleacuteen et loldowayen ont eacuteteacute parallegraveles pendant un long moment cependant

94

munir dune pierre de cinq kilos car les noix de Panda sont particuliegraverement dures agrave casser Cette tacircche requiert en outre un dosage subtil des coups afin deacuteviter dendommager la noix et un repositionnement preacutecis de celle-ci apregraves chaque coup porteacute de faccedilon agrave atteindre lune apregraves lautre chacune des trois amandes contenues agrave linteacuterieur dune mecircme noix Salomeacute et Sartre utilisent tour agrave tour le marteau lun mangeant pendant le travail de lautre Lorsque les deacutebris damandes se reacutevegravelent trop difficiles agrave extraire agrave laide des seuls ongles Salomeacute se fabrique une baguette en bois Beacutebeacute Simone se glisse parfois sous le bras de sa megravere pour goucircter les miettes damande que celle-ci lui tend Pendant trois heures megravere et fils vont casser des noix de maniegravere meacutethodique avec le mecircme outil sans que survienne aucun conflit Une fois repus tous deux se couchent calmement

La fabrication de diffeacuterents types doutils leur utilisation pendant des heures en vue dextraire une nourriture de grande qualiteacute la coopeacuteration entre individus et le partage de nourriture ces comportements ont toujours eacuteteacute consideacutereacutes comme des aspects typiques de lhumaniteacute Pourtant Salomeacute et Sartre appartiennent agrave la communauteacute des chimpanzeacutes sauvages vivant dans la forecirct tropicale du parc national de Taiuml en Cocircte dIvoire

Fabrication et planification

Un outil peut ecirctre fabriqueacute de deux faccedilons pas semblables pas les meacutecanismes cognitifs quelles impliquent

Par essais et erreurs (apregraves coup ne neacutecessitant fondamentalement que les meacutecanismes de lapprentissage associatif)

Par ajustement anticipeacute (avec planification neacutecessitant des meacutecanismes de repreacutesentation du futur et de controcircle exeacutecutif)

Les chimpanzeacutes sont-ils capables de planifier lusage agrave venir dun outil et de le preacute-ajuster en conseacutequence On peut se poser la question en voyant comment un chimpanzeacute (dune population isoleacutee donc sans contact avec les humains qui auraient pu servir de modegravele) modifie davance une longue branche pour ensuite aller chercher des algues dans un plan deau

12042017

Laquelle de ces deux meacutethodes ndash par essais et erreurs ou avec planification preacutealable - observe-t-on chez les chimpanzeacutes sauvages Une population en particulier celle de la forecirct tropicale193 du parc national de Taiuml en Cocircte dIvoire a eacuteteacute eacutetudieacutee dans les deacutetails agrave ce sujet

Les chimpanzeacutes de la forecirct de Taiuml modifient des baguettes pour atteindre de la nourriture difficilement accessible restes damande dans des noix ouvertes moelle des os de singes tueacutes fourmis dans leurs nids miel des abeilles meacutelipones Les tacircches sont semblables mais les chimpanzeacutes ajustent les baguettes en fonction de la nature preacutecise de la tacircche (voir les diffeacuterentes distributions de longueur illustreacutees ici mais les ajustements portent aussi sur le diamegravetre)

Dans 76 des observations ils apportent 3 modifications ou plus agrave la baguette choisie (reacuteduction de la longueur effeuillage affinage dune extreacutemiteacute) Chez les

193 La forecirct de Taiuml qui couvre 3300 km2 est une des derniegraveres forecircts tropicales intactes dAfrique de louest

95

chimpanzeacutes de Taiuml 935 de ces modifications aux outils sont faites avant utilisation (observations de Boesch et Boesch 1990) Donc la modification des outils reacutesulte dun processus ougrave lanimal se repreacutesente mentalement la forme que devra avoir loutil pour remplir sa fonction et il se repreacutesente aussi davance les modifications quil doit apporter agrave lobjet brut

Toutes les populations de chimpanzeacutes sauvages (aussi bien en savane qursquoen forecirct dense) utilisent des outils De plus lrsquohomme et le chimpanzeacute sont les seules espegraveces agrave utiliser des outils sur toute leur aire de reacutepartition194

Mais pourquoi seulement les chimpanzeacutes

[TOC-80] Les chimpanzeacutes sont donc les seuls singes agrave utiliser reacuteguliegraverement des outils en nature dans toutes leurs populations Chez les bonobos pourtant si semblables aux chimpanzeacutes on na jamais observeacute dutilisation complexe doutils dans des populations sauvages (agrave lexception de branches tireacutees dune main ou deacuteponges aussi utiliseacutees dune seule main)

Curieusement cela ne veut pas dire que les bonobos soient incapables dutiliser des outils En effet en captiviteacute ils utilisent facilement des outils avec un mecircme degreacute de dexteacuteriteacute et de complexiteacute que les chimpanzeacutes Kanzi le bonobo dont parlait Sue Savage-Rumbaugh est particuliegraverement adroit il peut allumer un feu et plus spectaculaire il a appris agrave obtenir des outils lithiques par percussion agrave la maniegravere de nos ancecirctres du paleacuteolithique ce qui est extraordinairement difficile Dans des situations moins artificielles on a reacutecemment eacutetudieacute195 agrave ce sujet une population de bonobos reacutehabiliteacutes c-agrave-d repris agrave des braconniers et libeacutereacutes dans une reacuteserve cette population montre eacutegalement un reacutepertoire dutilisation doutils semblable agrave celui des chimpanzeacutes preacutesentant plusieurs meacutethodes de frappe et plusieurs prises de maintien

Par ailleurs ni les gorilles ni les orangs-outans nutilisent reacuteellement doutils en nature Par contre en captiviteacute les orangs-outans sont drsquoextraordinaires utilisateurs drsquooutils Ils font mecircme des meacuteta-outils des outils pour fabriquer des outils (comme faire une lame pour couper une corde qui sert agrave prendre de la nourriture)

Finalement agrave lautre extrecircme les chimpanzeacutes accultureacutes parmi les ecirctres humains font usage dune immense varieacuteteacute drsquooutils et drsquoinstruments (voir agrave ce sujet les descriptions de Jody par Nadezhda Ladygyna-Kohts) de nos jours cela inclut mecircme les jeux videacuteo

Il y a lagrave quelque chose agrave creuser Agrave ce jour cette diffeacuterence entre nature et captiviteacute reste inexplicable Il ny a pas de diffeacuterences deacutecologie suffisantes entre ces quatre espegraveces pour expliquer leurs diffeacuterences dutilisation doutils en nature surtout quils en ont les capaciteacutes en captiviteacute Comme le disent Tomasello et Call [TOC-88]

194 Certains animaux utilisent dans certaines populations seulement des outils percnoptegraveres en Egypte (des cailloux pour casser les oeufs) loutres de Californie (cailloux pour ouvrir les moules poseacutees sur leur ventre) corbeaux de Nouvelle-Caleacutedonie orang-outans 195 Neufuss J Humle T Cremaschi A amp Kivell T L (2017) Nut‐cracking behaviour in wild‐born rehabilitated bonobos (Pan paniscus) a comprehensive study of hand‐preference hand grips and efficiency American Journal of Primatology 79(2) 1-16

96

In all there must be an interesting evolutionary story to tell about the tool use of nonhuman primates but at present we dont know what that story is

Nous reviendrons plus tard sur lideacutee queacuteventuellement toutes ces espegraveces disposent des capaciteacutes cognitives adeacutequates (vu la souplesse et la geacuteneacuteraliteacute des adaptations cognitives) mais que cest limmersion dans une culture (ougrave on utilise ou non des outils) qui instancie ces capaciteacutes en utilisation doutils

Le reacutepertoire dutilisation doutils

[TOC-73 (sauts de lignes et intertitres ajouteacutes)] Tomasello et Call classent les emplois doutils par les chimpanzeacutes de la maniegravere suivante

The types of tool use that are common and widespread in chimpanzees mostly fall into four broad functional categories

Augmenter la porteacutee du geste

The most common of these is the use of implements to extend the reach or to probe into places where the hand cannot go usually for food The best known example is termite fishing in which the individual pokes a twig or stem down a hole in a termite mound sometimes wiggling it until some termites bite and grab hold of the stick the individual then extracts the stick and eats the termites Similar but different techniques are used to get ants out of holes in trees or holes in the ground and to pry bone marrow or the meat of nuts out of difficult places (Goodall 1986)

Deacutefense attaque

The second most common type of tool use is the use of sticks and stones as weapons Individuals often brandish or throw sticks and stones at opponents in fights (Goodall 1986)

Amplification de force

The third type of tool use is the use of objects to amplify force again usually for food The best known example of this is nut cracking in which an individual places a nut on a wood or stone anvil and cracks it open with a wood or stone hammer (Boesch amp Boesch 1990)

Eponger des liquides

The fourth major function of chimpanzee tool use is to sponge up liquids for example crumpling up leaves and inserting them into crevices containing water and then sucking the leaves and dipping sticks into bee hives for honey (Goodall 1986)

Hygiegravene et sexualiteacute

Chimpanzees on occasion use tools for other purposes as well for example for personal hygiene (eg wiping their bodies clean with leaves) and in communicative situations as attention-getters (eg stripping a brittle leaf to make a loud noise) (McGrew 1992)

Sans parler ndash ce qui nest pas rapporteacute par Tomasello et Call ndash dun usage doutils que tregraves pudiquement on ne mentionne jamais les femelles de chimpanzeacute utilisent toute une varieacuteteacute dobjets pour se masturber Comme pour les autres fonctions des

97

outils celle-ci fait aussi appel agrave des compeacutetences cognitives dans le choix et ladaptation de linstrument

Le reacutepertoire varie selon la population

Les diffeacuterentes populations de chimpanzeacutes vivant dans des milieux diffeacuterents (forecirct agrave Taiuml savane agrave Gombe par exemple) preacutesentent des reacutepertoires dutilisation doutils en partie diffeacuterents ce qui peut sexpliquer par des contraintes eacutecologiques et des opportuniteacutes variables dans ces milieux Certaines diffeacuterences nous le verrons plus tard ne sexpliquent cependant pas par des diffeacuterences de milieu On remarque en tout cas que le reacutepertoire des usages lorsquon considegravere toutes les populations extrecircmement vaste

Folk physics folk biology folk psychology Ainsi que nous lavons vu dans la section sur leacutevolution des cerveaux ceux-ci ont eacutevolueacute en tant que protection contre la variabiliteacute (impreacutevisibiliteacute) du milieu

Geary [GEA-4] suggegravere davantage peut-ecirctre quils ont eacutevolueacute comme moyen de controcircler le milieu physique biologique et social ndash autrement dit dagir sur eux agrave son propre avantage Cela implique quil existerait donc des domaines de compeacutetences relatives agrave ces trois volets

La compreacutehension inheacuterente et intuitive du monde physique (folk physics theacuteorie de la causaliteacute physique)

La compreacutehension des espegraveces biologiques (folk biology dont nous ne parlerons pas)

La compreacutehension des autres individus (folk psychology theacuteorie de lrsquoesprit [des autres])

Le terme franccedilais theacuteorie de (la causaliteacute physique lesprit) est sans doute un peu deacutesorientant en raison des sens multiples de ce mot (mecircme sil correspond ici agrave lemploi correct du mot theacuteorie) et il vaut mieux le concevoir comme synonyme de intuition de ou mieux encore repreacutesentation mentale de il y aurait ainsi chez les individus des compeacutetences en lien avec une repreacutesentation mentale de la causaliteacute physique ou en lien avec une repreacutesentation mentale de lesprit des autres

Theacuteorie de la causaliteacute physique chez les singes Au vu des compeacutetences sophistiqueacutees manifesteacutees par les chimpanzeacutes dans leur usage doutils en milieu naturel on pourrait supposer que leur modegravele mental de la causaliteacute physique est semblable au nocirctre quils sont agrave mecircme de comprendre comme nous les liens entre action et reacutesultat et donc den infeacuterer la conduite agrave tenir pour reacuteussir certaines tacircches comme atteindre de la nourriture hors de porteacutee Cest ce que suggeacuteraient dailleurs les vieilles expeacuteriences de Koumlhler dont les chimpanzeacutes semblaient faire preuve dinsight lorsquil sagissait dempiler des caisses pour atteindre des bananes suspendues

Mais peut-ecirctre que notre theacuteorie de lesprit du chimpanzeacute (notre intuition de ce quil comprend du monde physique et des relations de causaliteacute) est fausse Cest du moins ce que semblent indiquer les expeacuteriences de Daniel Povinelli

98

Les eacutechecs des singes de Povinelli

Dans une de ces expeacuteriences on montre agrave un chimpanzeacute de la nourriture sur une planchette hors de porteacutee Cette planchette est munie dun arceau Par essais et erreurs le singe deacutecouvre quun crochet qui est agrave sa disposition lui permet daccrocher larceau et de ramener la planchette (et donc la nourriture) agrave porteacutee de ses mains

Cela eacutetant si on preacutesente le problegraveme ensuite un peu diffeacuteremment en ocirctant larceau le singe saura-t-il le reacutesoudre en geacuteneacuteralisant les proprieacuteteacutes causales des eacuteleacutements en sa preacutesence (autrement dit comprend-il que le crochet accroche toute partie protubeacuterante solidaire de la planchette et permet de la rapprocher)

Lorsque lors du test on preacutesente cocircte agrave cocircte deux planchettes lune dans le bon sens (bacircton agrave porteacutee du crochet) lautre agrave lenvers le singe contre toute attente choisit au hasard

Comment reacuteconcilier ce reacutesultat avec les capaciteacutes eacutetonnantes observeacutees en nature

Utilisation doutils chez les platyrrhiniens

On a vu plus haut au passage que les capaciteacutes cognitives supeacuterieures ne sont pas reacuteserveacutees aux grands singes anthropoiumldes (hominideacutes) Certains singes du nouveau monde aussi montrent de telles capaciteacutes On savait deacutejagrave que les capucins (Cebus apella) avaient des capaciteacutes exploratoires et de manipulation tregraves fines Ils possegravedent la prise de preacutecision (pouce opposable) qui facilite la manipulation drsquoobjets En captiviteacute on les avait vus utiliser des cailloux pour ouvrir des noix quen est-il en nature

Les capucins utilisent des outils

Il y a quelques anneacutees lrsquoeacutequipe196 dElisabetta Visalberghi197 a pu observer en nature une utilisation systeacutematique doutils dans certains groupes Dans une reacutegion aride du Breacutesil il ne reste durant la saison segraveche quune ressource abondante les noix de coco des palmiers nains Ces fruits sont deacutesalteacuterants et nourrissants mais leur coque est extrecircmement dure et difficile agrave ouvrir Dans ce milieu les capucins utilisent des marteaux de quartzite et des rochers comme enclumes Les marteaux sont de veacuteritables masses pouvant peser un tiers du poids du singe qui les manie

196 Fragaszy D Izar P Visalberghi E Ottoni E B amp de Oliveira M G (2004) Wild capuchin monkeys (Cebus libidinosus) use anvils and stone pounding tools American Journal of Primatology 64(4) 359ndash366 197 Le Prix Geoffroy Saint-Hilaire 2012 a eacuteteacute deacutecerneacute agrave Elisabetta M Visalberghi Directrice de recherches CNR Rome La carriegravere drsquoElisabetta Visalberghi reflegravete la richesse et la diversiteacute de lrsquoeacutethologie Elle a grandement contribueacute au deacuteveloppement de lrsquoeacutethologie cognitive et les avanceacutees qursquoont produit ses travaux en font lrsquoun des leaders incontesteacutes Avec le prix Geoffroy Saint-Hilaire la SFECA reacutecompense une scientifique reconnue au plan international et ambassadrice de notre discipline Elisabetta Visalberghi dirige lrsquoIstituto di Scienze e Tecnologie della Cognizione du Consiglio Nazionale delle Ricerche (eacutequivalent du CNRS) agrave Rome Ses eacutetudes en cognition animale ont porteacute principalement sur les singes capucins Sa recherche vise agrave comprendre la biologie le comportement et les capaciteacutes cognitives des capucins dans une perspective comparative et eacutevolutionniste () (site de la SFECA 2012)

99

Des eacutetudes assez reacutecentes198 ont montreacute que les capucins de plus positionnent la noix dune maniegravere speacutecifique qui diminue le risque quelle roule hors de place et qui permet aussi de mieux la casser

Les ceacutebideacutes ont divergeacute des hominideacutes depuis 20 agrave 40 millions danneacutees il est donc assez eacutetonnant que ces singes utilisent comme les chimpanzeacutes des outils qui neacutecessitent force et preacutecision Et comme le remarque Visalberghi il sagit dune tradition qui sest transmise dun individu agrave lautre par les opportuniteacutes que chacun avait dapprendre gracircce agrave la structure sociale

ldquoIl nostro studio mostra che i cebi sono capaci di usare strumenti anche quando il compito egrave cognitivamente difficile e richiede forza e precisione In questo caso non solo ci riescono ma sono anche in grado di creare tradizioni comportamentali Infatti non si tratta di un caso isolato ma di un comportamento che si egrave diffuso grazie alle maggiori opportunitagrave di apprenderlo attraverso la vita di gruppo I cebi lo hanno imparato non dagli altri ma con gli altrirdquo199

Dautres capucins qui vivent agrave des centaines de kilomegravetres des premiers utilisent des cailloux pour creuser et extraire les tubercules du sol Lensemble de ces observations montre que quand les ressources sont rares les capucins reacuteussissent agrave exploiter celles qui restent

Des fouilles ont reacutecemment mis agrave jour200 des outils lithiques enfouis depuis 700 ans clairement utiliseacutes par des capucins (ce qui se reconnaicirct aux traces de nourriture laisseacutees avec les outils) en labsence de trace dhumains Les capucins cassaient donc deacutejagrave des noix avec des pierres agrave leacutepoque preacutecolombienne

Les macaques utilisent aussi des outils en nature

Dautres donneacutees portent sur les macaques crabiers (ou macaques agrave longue queue) Macaca fascicularis Au cours dun recensement des macaques en Thaiumllande apregraves le tsunami du 26 deacutecembre 2004 des scientifiques201 ont observeacute par hasard le cassage de coquillages par des macaques Des observations plus preacutecises ont permis de confirmer par la suite que les macaques tenant un caillou dans une main ou des deux mains cassent les huicirctres pour en extraire la nourriture Comme dans le cas des capucins les cailloux peuvent ecirctre lourds (1780 kg observeacute) comparativement agrave lanimal (4-6 kg pour ladulte) Les cailloux sont eacutegalement utiliseacutes pour deacutetacher les coquillages ou les crabes de la roche

198 Fragaszy DM Liu Q Wright BW Allen A Brown CW et al (2013) Wild bearded capuchin monkeys (Sapajus libidinosus) strategically place nuts in a stable position during nut-cracking PLoS ONE 8 (2) e56182 199 Notre eacutetude montre que les capucins sont capables dutiliser des outils mecircme quand cette tacircche est cognitivement difficile et neacutecessite force et preacutecision Non seulement ils y arrivent mais ils sont capables eacutegalement de creacuteer des traditions comportementales En effet il ne sagit pas dun cas isoleacute mais dun comportement qui sest reacutepandu gracircce aux occasions de lapprendre qui sont fournies par la vie en groupe Les capucins ne lont pas appris des autres mais avec les autres 200 Haslam M Luncz L V Staff R A Bradshaw F Ottoni E B amp Faloacutetico T (2016) Pre-Columbian monkey tools Current Biology 26(13) R521-R522 201 Malaivijitnond S et al (2007) Stone-tool usage by thai long-tailed macaques (Macaca fascicularis) American Journal of Primatology 69 1-7

100

Dans une population de ces macaques reacutecemment eacutetudieacutee202 sur deux icircles en Thaiumllande 80 des individus utilisent de tels outils lithiques avec en tout 17 types dactions diffeacuterentes (1 agrave 4 actions diffeacuterentes par individu) avec la pointe avec le cocircteacute avec une ou deux mains de maniegravere symeacutetrique ou pas ce qui montre bien la complexiteacute et la souplesse de comportement instrumental de ces singes agrave queue

Mais ont-ils une repreacutesentation correcte de la causaliteacute

Pour savoir quelles repreacutesentations les singes ont des rapports de causaliteacute en jeu dans lusage doutils lobservation en nature ne suffit pas il faut des eacutetudes expeacuterimentales strictes Comment comprendre sinon pourquoi les chimpanzeacutes ratent certains tests apparemment simples comme on la vu plus haut Cest aussi neacutecessaire pour se faire une ideacutee preacutecise de leur compreacutehension profonde des relations impliqueacutees par les situations dusage doutils

[POV] Dans un premier ensemble deacutetudes portant sur des capucins203 Visalberghi et Trinca (1989) ont repris une tacircche agrave lorigine conccedilue par Haggerty en 1913 plus tard systeacutematiseacutee par Yerkes en 1916 On place un morceau de nourriture agrave linteacuterieur dun long tube et on fournit agrave lanimal un bacircton pour le pousser dehors lanimal va-t-il trouver la solution

Visalberghi et coll ont chercheacute agrave sonder quelles eacutetaient les connaissances fondamentales quavaient les capucins apregraves quils ont appris agrave reacutesoudre le problegraveme Les singes apprennent-ils un ensemble de rapports tregraves vagues au sujet du bacircton et du trou dans lequel il doit ecirctre inseacutereacute ou bien comprennent-ils les qualiteacutes speacutecifiques (longueur eacutepaisseur etc) quun bacircton doit ou ne doit pas avoir afin de fonctionner efficacement

Pour eacutetudier ceci ces auteurs ont preacutesenteacute agrave quatre capucins un tube transparent de plexiglas dans lequel une arachide avait eacuteteacute inseacutereacutee et des bacirctons qui pouvaient facilement sadapter agrave linteacuterieur du tube pour en retirer larachide Trois des quatre capucins ont spontaneacutement appris agrave inseacuterer les bacirctons pour deacuteloger la reacutecompense Ceci a permis ensuite aux chercheurs de demander aux animaux ce quils avaient compris au sujet de leur solution Pour ce faire les capucins ont eacuteteacute confronteacutes agrave plusieurs conditions diffeacuterentes dans lesquelles une arachide eacutetait de nouveau placeacutee agrave linteacuterieur du tube mais la nature des outils potentiels avait eacuteteacute modifieacutee Les outils eacutetaient par exemple trop courts (et par conseacutequent devaient ecirctre inseacutereacutes seacutequentiellement lun derriegravere lautre) trop eacutepais (constitueacutes de plusieurs bacirctons attacheacutes ensemble quil fallait donc seacuteparer) ou avaient une forme en H dont il fallait ocircter les barres extrecircmes

Les capucins ont reacuteussi ces eacutepreuves tregraves rapidement Cependant les singes faisaient des erreurs qui persistaient malgreacute leurs succegraves ils inseacuteraient les bacirctons courts alors mecircme que les longs eacutetaient agrave disposition ils inseacuteraient un bacircton trop court dun cocircteacute du tube puis de lautre ils ocirctaient la branche orthogonale du bacircton en H dun cocircteacute mais tentaient dinseacuterer lautre cocircteacute etc Non seulement ces

202 Tan A Tan S H Vyas D Malaivijitnond S amp Gumert M D (2015) There is more than one way to crack an oyster identifying variation in Burmese long-tailed macaque (Macaca fascicularis aurea) stone-tool use PloS one 10(5) e0124733 203 Visalberghi E amp Trinca L (1989) Tool use in capuchin monkeys Distinguishing between performing and understanding Primates 30(4) 511ndash521

101

erreurs se sont-elles produites lors des premiers essais mais elles ont persisteacute dans toute lexpeacuterience

Le test du tube agrave trappe

Dans un deuxiegraveme essai Visalberghi et un autre de ses collegravegues Luca Limongelli ont poseacute une question leacutegegraverement diffeacuterente204 ils ont modifieacute le tube de plexiglas en apposant une trappe en son centre larachide eacutetait placeacutee agrave linteacuterieur du tube agrave gauche ou agrave droite de ce piegravege Pour pouvoir la pousser sans quelle tombe dans la trappe et y reste pieacutegeacutee le bacircton devait donc ecirctre inseacutereacute dans louverture de tube la plus eacuteloigneacutee de larachide Un seul de leurs singes a appris agrave reacutesoudre ce problegraveme apregraves 140 essais

Avait-il compris la fonction du piegravege ou avait-il simplement appris une regravegle proceacutedurale du type inseacuterer le bacircton dans louverture du tube la plus eacuteloigneacutee de la reacutecompense Les chercheurs ont retourneacute le tube piegravege vers la haut le singe a continueacute agrave employer sa strateacutegie dinseacuterer le bacircton dans louverture la plus eacuteloigneacutee de la reacutecompense sur 87 pour cent des essais quoiquil ny ait eu aucun besoin de faire ainsi En deacutepit de leurs excellentes capaciteacutes demploi doutils les capucins semblent tregraves peu comprendre pourquoi leurs actions reacuteussies sont efficaces

Notons au passage que cette tacircche nest pas reacuteussie par les enfants humains avant lacircge de 3 ans par contre agrave partir de 3 ans les enfants peuvent deacutecrire davance correctement ce qui va se passer suivant sils poussent la reacutecompense dun cocircteacute ou de lautre205

Les anthropoiumldes sont-ils meilleurs

Visalberghi et ses collegravegues en 1995 ont eacutegalement eacutetudieacute les reacuteactions de chimpanzeacutes communs de bonobos et dun orang-outan au mecircme problegraveme206 Comme preacutevu ces singes ont rapidement compris comment utiliser le bacircton pour obtenir les reacutecompenses

Par contre les essais critiques avec les bacirctons assembleacutes ou de forme inadeacutequate ont donneacute des reacutesultats meacutelangeacutes Tous les singes ont immeacutediatement deacutesassembleacute les bacirctons reacuteunis en paquet pour le bacircton en H ces singes ont par contre fait autant derreurs que les capucins

En se basant sur ces reacutesultats meacutelangeacutes Visalberghi et ses collegravegues ont conclu quen ce qui concerne les rapports causals inheacuterents agrave lutilisation doutils les grands singes semblent accomplir un plus grand progregraves que les capucins ce qui ne veut pas dire grand-chose Il a fallu attendre les expeacuteriences de Povinelli pour quon aborde la question plus preacuteciseacutement

204 Visalberghi E amp Limongelli L (1994) Lack of comprehension of cause-effect relations in tool-using capuchin monkeys (Cebus apella) Journal of Comparative Psychology 108 15ndash15 205 Limongelli L 1995 Comprensione delle relazioni di causa-effetto nei primati uno studio sperimentale PhD Thesis University of Rome Citeacute dans Visalberghi E amp Tomasello M (1998) Primate causal understanding in the physical and psychological domains Behavioural Processes 42(2) 189-203 206 Visalberghi E Fragaszy D M amp Savage-Rumbaugh S (1995) Performance in a tool-using task by common chimpanzees (Pan troglodytes) bonobos (Pan paniscus) an orangutan (Pongo pygmaeus) and capuchin monkeys (Cebus apella) Journal of Comparative Psychology 109(1) 52ndash59

102

Les expeacuteriences de Povinelli

Daniel Povinelli chercheur agrave lUniversiteacute de Louisiane agrave Lafayette agrave la fin des anneacutees 90 a reacutepliqueacute lexpeacuterience du tube agrave trappe dans des conditions mieux controcircleacutees207 ougrave la disposition du bacircton sur le sol en deacutebut dexpeacuterience eacutetait systeacutematiquement alteacutereacutee Un seul de ses quatre chimpanzeacutes (Megan une femelle) a reacuteussi agrave apprendre agrave reacutesoudre le problegraveme (comme le montre sa courbe dapprentissage) apregraves environ 60 essais

Lorsque la situation a eacuteteacute inverseacutee (trappe vers le haut donc inefficace) Megan comme les capucins mentionneacutes plus haut a continueacute agrave employer sa strateacutegie dinseacuterer le bacircton dans louverture la plus eacuteloigneacutee de la reacutecompense dans la majoriteacute des essais quoiquil ny ait eu aucun besoin de faire ainsi

En reacutesumeacute suite agrave ces expeacuteriences Povinelli conclut que la compreacutehension de la causaliteacute physique eacutechappe aux primates infrahumains (tous y compris les singes anthropoiumldes) Notamment bien quen nature les chimpanzeacutes aient des problegravemes semblables agrave reacutesoudre (sortir la nourriture de fentes etc) ils reacutepondent au hasard pendant plus de 70 essais Quand enfin ils font la bonne chose et quon retourne alors le tube apparemment ils ne reacutealisent pas que le trou ne repreacutesente plus un danger

Leacuteventuel rocircle de lexpeacuterience (donc de la culture)

Une quantiteacute substantielle de donneacutees suggegravere que les enfants humains degraves 2 ou 3 ans comprennent que les interactions entre objets sont gouverneacutees par des causes sous-jacentes et parfois invisibles (cf les observations de Nadezhda Ladygina-Kohts sur son propre enfant par comparaison avec le chimpanzeacute) Chez les singes cela ne semble pas ecirctre le cas les succegraves seraient plutocirct dus agrave un apprentissage par essais et erreurs rapide Ces diffeacuterences sont-elles dues au milieu dans lequel les individus sont eacuteleveacutes

Povinelli [POV-324] relegraveve quon lui adresse souvent la remarque suivante

You have consistently portrayed the problem of comparing the psychological abilities of humans and chimpanzees as if it were a matter of identifying which cognitive developmental pathways are present and fixed in each species But isnt it likely that the differences between chimpanzees and humans are in a large part due to their different experiences In other words with enough experience with particular objects and events wouldnt chimpanzees develop the same concepts as human infants and children

Quel rocircle joue lexpeacuterience dans le deacuteveloppement des structures mentales

soit les structures mentales sont speacutecifieacutees de maniegravere inneacutee et nont besoin des interactions avec lenvironnement que pour deacuteclencher leur maturation (une position inneacuteiste agrave la Jerry Fodor)

soit elles sont construites petit agrave petit durant les interactions avec lenvironnement (une position constructiviste agrave la Jean Piaget)208

soit encore et plus probablement cest un meacutelange des deux209

207 Voir le chapitre 4 de [POV] (Folk Physics for Apes 2000) 208 Nous nenvisagerons pas ici la possibiliteacute suggeacutereacutee par les beacutehavioristes que lorganisme soit une table rase sur laquelle tout vient seacutecrire par apprentissage

103

Il se pourrait (ainsi que le dit Povinelli qui ny croit cependant pas) que lexpeacuterience altegravere drastiquement les croyances de base quont les chimpanzeacutes sur le monde Les deux espegraveces (humains et chimpanzeacutes) deacutemarreraient leur vie avec des repreacutesentations semblables mais en raison des expeacuteriences diffeacuterentes quils reccediloivent leurs repreacutesentations divergeraient agrave mesure quils grandissent Degraves lors il semblerait logique de penser que si les chimpanzeacutes recevaient les mecircmes types et quantiteacutes dexpeacuteriences que les humains ils arriveraient au mecircme ensemble de croyances

Mais Povinelli note quil se peut aussi au contraire que les humains et les chimpanzeacutes possegravedent une constellation complexe de structures de deacutepart en partie semblables et en partie diffeacuterentes et des regravegles dextraction de regravegles (face agrave lexpeacuterience) en partie semblables et en partie diffeacuterentes qui les megraveneraient finalement agrave des outputs agrave la fois semblables et diffeacuterents

Comment interpreacuteter les erreurs des chimpanzeacutes

On se souviendra ici des reacutesultats de Megan un chimpanzeacute femelle qui avait appris agrave reacutesoudre correctement le test de la trappe mais qui quand la trappe neacutetait plus opeacuterationnelle inseacuterait tout de mecircme le bacircton du cocircteacute lointain dans 39 essais sur 40 une preacutecaution inutile que Povinelli interpreacutetait en disant que ccedila indique quelle na pas compris les relations causales en jeu dans cette situation Ce type derreur (continuer agrave utiliser une strateacutegie devenue inutile) montre-t-il neacutecessairement une incompreacutehension des relations causales

Les humains font aussi des erreurs

Silva et al (2005)210 relegravevent et critiquent certaines incoheacuterences dans les raisonnements de Daniel Povinelli

209 One line of thinking is that our cognitive structures are innately specified requiring only appropriate experiences in order to trigger their maturation (eg Fodor 1983) At the other extreme some theorists maintain that our cognitive structures are literally constructed bit by bit through a complex feedback process between the organism and its environment (eg Piaget 1954) There is some middle ground between these two extremes namely the idea that the infant arrives into the world with a set of innately endowed starting conditions from which point later developments depart (eg Leslie 1994) As Alison Gopnik and Andy Meltzoff (1997) have pointed out there are actually two camps that uncomfortably inhabit this middle ground On the one hand some theorists argue that infants arrive in the world with a set of core beliefs that are primitive building blocks for all later concepts These initial beliefs are shielded from experience and operate as fundamental unalterable units of thought (eg Spelke et al 1995) On the other hand a less constrained view can be found in theorists who maintain that infants are equipped at birth with a set of biases in how incoming sensory information is represented (along with rules for operating on these representations) (eg Astington and Gopnik 1991) This latter view can be wedded to the idea that in addition to a set of starting conditions infants are born with a central cognitive system that serves as an engine for future discoveries about the world-including the discovery that some of the initial assumptions about the world are incorrect (eg Gopnik and Meltzoff 1997) This view of cognitive development has been branded the theory-theory because it maintains that the central engine of cognitive development from infancy forward is a psychological system that operates very much like the way scientists construct falsify and revise theories about the world [POV] 210

Silva F J Page D M and Silva K M (2005) Methodological-conceptual problems in the

study of chimpanzees folk physics how studies with adult humans can help Learning amp Behavior 33 47-58

104

Povinelli a souvent fait la remarque que quand on observe les chimpanzeacutes on est tenteacute de leur attribuer les mecircmes eacutetats mentaux quagrave nous-mecircmes agrave cause de leur similitude de fonctionnement avec nous Mais dit-il il ne faut pas conclure que des comportements semblables reposent neacutecessairement sur des cognitions semblables Largument par analogie dit-il nest pas valable

Oui mais lorsque Povinelli observe que les singes ne fonctionnent pas comme lhumain dans certaines tacircches il en conclut quils nont pas les mecircmes capaciteacutes cognitives Or cette affirmation et la preacuteceacutedente sont en contradiction logique ce quil est facile de veacuterifier

De plus oui les singes ratent certains de ces tests mais Silva et al remarquent quil nest pas certain que ce soit parce quils ne se repreacutesentent pas des relations causales ndash cela pourrait ecirctre pour de nombreuses autres raisons Une raison qui vient agrave lesprit est la transparence du tube qui fait que la visibiliteacute continuelle de la cible risque dempecirccher lanimal daccorder de lattention aux caracteacuteristiques du dispositif et de la trappe (cf le pheacutenomegravene bien connu de lovershadowing211 dans le conditionnement) Quant agrave Megan sa persistance tenait peut-ecirctre simplement au fait quen introduisant le bacircton du cocircteacute le plus eacuteloigneacute de la nourriture elle diminuait le temps de parcours de celle-ci sous laction du bacircton ce qui rendait lopeacuteration plus facile et plus efficace

Par ailleurs si les singes ont des biais et quon interpregravete ces biais en disant quils les ont parce quils ne comprennent pas les relations causales sous-jacentes et que les humains ont les mecircmes biais faut-il en conclure agrave la Povinelli que nous aussi nous ne comprenons pas les relations causales sous-jacentes

Pour mettre en eacutevidence que les humains ont effectivement aussi des biais Silva et al proposent dabord lexpeacuterience habituelle de tube agrave trappe leacutegegraverement modifieacutee (tube opaque) agrave des humains adultes (eacutetudiants) Lorsque la trappe est effective et quil faut donc leacuteviter les humains reacuteussissent agrave 100 (groupes 3 et 4 dans la figure) Si par contre la trappe est inefficace (releveacutee au-dessus du tube comme dans le cas de Megan) les sujets montrent un biais tregraves marqueacute (groupe 1 dans la figure) environ 16 sur 20 introduisent le bacircton du cocircteacute le plus eacuteloigneacute de la cible alors que ccedila ne sert en principe agrave rien exactement comme Megan

Silva et coll font eacutegalement dautres expeacuteriences (preacutesenteacutees dans le mecircme article) demandant cette fois simplement des reacuteponses verbales et obtiennent les mecircmes reacutesultats Par exemple dans leur derniegravere expeacuterience ils preacutesentent aux sujets une situation ougrave il faut ramener un item de nourriture placeacute sur une surface agrave laide dun racircteau Chaque situation est double dun cocircteacute il y a un trou ougrave

211 Probably the simplest experiment comparing two CSs [conditional stimuli] is a demonstration of the phenomenon of overshadowing In this experiment two CSs CS1 and CS2 are always presented together during training In the test-phase the strength of conditioning to the stimuli CS1 and CS2 presented individually are measured The typical outcome shows that the strength of conditioning to each CS depends on their relative intensity If CS1 is a dim light and CS2 a bright light then after conditioning to the CS1-CS2 combination the CR to the bright light is very strong while the dim light alone produces little or no reaction The general perceived strength of stimuli is commonly referred to as their salience Although it might be related to the physically measurable intensity of stimuli salience is refers to the intensity of the subjective experience of stimuli not of the objective intensity of the stimuli themselves Salience as subjective experience varies between individuals and more importantly between species [httpwwwbrembsnet classicalovershadowinghtml]

105

pourrait potentiellement tomber la nourriture de lautre pas de trou mais seulement un rectangle peint sur la table (dans lequel eacutevidemment la nourriture ne peut pas tomber)

Les sujets choisissent (verbalement) majoritairement (voir les nombres sur la figure) dagir sur le racircteau qui nest pas du cocircteacute ougrave il y a un trou alors mecircme que la geacuteomeacutetrie de la situation est telle que le racircteau ne peut pas tirer la nourriture dans le trou

Il se pourrait que les sujets adoptent la strateacutegie seacutecuritaire suivante si je tire du cocircteacute ougrave il ny a pas de trou du tout cela garantit que la reacutecompense nira pas dans le trou ndash une strateacutegie tout agrave fait raisonnable Cela ne veut pas dire que lhumain (ou le singe) se trompe car il ne comprend pas le concept de graviteacute mais bien quil deacutecide parce quil comprend la graviteacute Les humains dailleurs (agrave qui on peut demander contrairement aux singes de deacutecrire leur raisonnement) expliquent leur deacutecision exactement comme cela en opeacuterant du cocircteacute sans trou de toute maniegravere la difficulteacute ou le coucirct de laction sont les mecircmes mais le risque est nul que la reacutecompense tombe dans le trou

Dans une seacuterie dexpeacuteriences plus tardives212 les auteurs ont obtenu des reacutesultats tout aussi eacutetonnants et contre-intuitifs en preacutesentant par paires des bananes (veacuteritables) avec des cordes poseacutees par-dessus ou par-dessous et en demandant sur laquelle des deux situations les sujets (humains) voulaient agir pour reacutecupeacutereacuter la banane Presque un tiers des sujets choisissaient contre toute logique de tirer la corde poseacutee sur la banane Dans ce cas les sujets eacutetaient plutocirct victimes dun biais perceptif la corde entortilleacutee sur la banane eacutetait plus visible et semblait plus en contact que celle poseacutee dessous Au fond des nuances subtiles dans la repreacutesentation que les sujets se font du problegraveme viennent influencer leur comportement sans quon doive conclure que leur repreacutesentation de la causaliteacute physique est fondamentalement erroneacutee ou inexistante

Eviter les conclusions hacirctives

Comme le relegravevent les auteurs de ces eacutetudes il est risqueacute de tirer des conclusions drsquoexpeacuteriences deacutependant de ldquoconditions critiquesrdquo dans lesquelles lanimal ne reacuteussit pas la tacircche

En effet si la reacuteussite dune telle expeacuterience apporte au moins la preuve que certains individus reacuteussissent la tacircche et renseigne (potentiellement) sur lexistence de structures cognitives sous-jacentes leacutechec agrave une tacircche peut ne pas ecirctre ducirc agrave labsence de compeacutetences cognitives mais agrave lapplication inattendue de ces compeacutetences En effet dans les expeacuteriences ci-dessus il serait ridicule de supposer sur la base des donneacutees que les humains ne comprennent pas les relations causales (fonctionnement drsquoune trappe) Mais ils ajoutent agrave la repreacutesentation attendue un certain nombre deacuteleacutements qui sont inaccessibles au concepteur de la tacircche et qui modifient la performance

Et finalement peut-ecirctre faudrait-il eacuteviter de tirer des conclusions hacirctives agrave propos de la theacuteorie de la causaliteacute physique chez les singes Au fait a-t-on vraiment bien poseacute la question aux singes

212 Silva F J Silva K M Cover K R Leslie A L amp Rubalcaba M A (2008) Humansrsquo folk physics is sensitive to physical connection and contact between a tool and reward Behavioural processes 77(3) 327-333

106

Mieux prendre en compte les comportements speacutecifiques

[GOU-A11] Keller et Marian Breland des behavioristes purs et durs autour de 1951 avaient appliqueacute les meacutethodes de Skinner213 (conditionnement opeacuterant sur des chaicircnes de comportement de plus en plus complexes une meacutethode appeleacutee shaping214) pour mettre au point des proceacutedures dapprentissage automatiseacute (par conditionnement opeacuterant) destineacutees agrave apprendre agrave des animaux agrave exeacutecuter des tours (des spectacles publicitaires itineacuterants pour une entreprise montreacutes dans les foires etc) Ils avaient ainsi entraicircneacute un cochon qui allumait la radio prenait son petit deacutejeuner agrave table ramassait le linge sale et le mettait dans un panier se choisissait un paquet de nourriture ndash eacutevidemment de la marque qui sponsorisait ndash et reacutepondait aux questions du public en allumant un panneau oui ou non

En 1951 les Breland publiaient un article optimiste (A field of Applied Animal Psychology) sur les applications possibles de ces techniques de shaping behavioriste

En 1961 un nouvel article sappelait cette fois The Misbehavior of Organisms Ayant ainsi conditionneacute 6000 individus de 38 espegraveces les Breland ont rencontreacute des difficulteacutes que rien dans la theacuteorie du conditionnement ne permettait de preacutevoir

Par exemple un raton-laveur (une espegravece pourtant facile agrave conditionner) devait ecirctre conditionneacute agrave ramasser une piegravece de monnaie et agrave la deacuteposer dans une boicircte meacutetallique ensuite il recevait la reacutecompense Or le raton-laveur avait de la peine agrave lacirccher la piegravece Il la frottait contre linteacuterieur de la boicircte la ressortait et la tenait fermement pendant diverses secondes avant de la lacirccher Les Breland lont ensuite mis agrave un reacutegime de 2 (c-agrave-d il devait mettre 2 piegraveces avant decirctre reacutecompenseacute) A leur grande surprise le raton-laveur ne lacircchait plus les piegraveces il passait des minutes agrave les frotter lune contre lautre (comme un avare disent les Breland) et agrave les tremper dans la boicircte en deacutepit de labsence de tout renforcement agrave ce comportement non deacutesireacute

Les conclusions des Breland eacutetaient que les hypothegraveses implicites du behaviorisme (agrave savoir que lanimal arrive comme une tabula rasa au laboratoire que les diffeacuterences entre espegraveces ne sont pas pertinentes et que toutes les reacuteponses peuvent ecirctre conditionneacutees sur tous les stimuli) eacutetaient fausses

213 [McFA-324] Burrus Skinner (plus pragmatique que theacuteoricien) pensait que tout comportement reacutesultait de renforcements mais il admettait que la seacutelection naturelle est responsable du fait que le comportement change en fonction des contingences de renforcement ce qui eacuteclaire la question de quelles sortes de conseacutequences sont renforccedilantes et pourquoi 214 In shaping the form of an existing response is gradually changed across successive trials towards a desired target behavior using differential reinforcement The successive approximations reinforced are increasingly accurate approximations of a response desired by a trainer As training progresses the trainer stops reinforcing the less accurate approximations For example in training a rat to press a lever the following successive approximations might be reinforced 1 simply turning toward the lever will be reinforced 2 only stepping toward the lever will be reinforced 3 only moving to within a specified distance from the lever will be reinforced 4 only touching the lever with any part of the body such as the nose will be reinforced 5 only touching the lever with a specified paw will be reinforced 6 only depressing the lever partially with the specified paw will be reinforced 7 only depressing the lever completely with the specified paw will be reinforced The trainer would start by reinforcing all behaviors in the first category then restrict reinforcement to responses in the second category and then progressively restrict reinforcement to each successive more accurate approximation As training progresses the response reinforced becomes progressively more like the desired behavior [wikipedia]

107

Les exemples des Breland montrent que (souvent) lanimal na pas des capaciteacutes universelles eacutegales dapprentissage qui sappliquent indiffeacuteremment agrave toutes les tacircches mais que ses capaciteacutes lui donnent les cleacutes du succegraves pour reacutesoudre les problegravemes particuliers agrave son environnement Il est donc neacutecessaire den tenir compte lorsquon monte une expeacuterience supposeacutee deacutecisive En effet si les biais speacutecifiques interfegraverent avec les apprentissages on peut supposer quils risquent dinterfeacuterer aussi avec les repreacutesentations en jeu dans les tests de causaliteacute physique quon applique sans trop de preacutecautions eacutethologiques aux primates en laboratoire

Leacutexpeacuterience de la trappe modifieacutee

Mulcahy et Call en 2006215 partent de lideacutee que les expeacuteriences avec des tubes de Visalberghi et Povinelli ont un deacutefaut certes elles ressemblent agrave une tacircche effectueacutee par les animaux en nature (aller chercher de la nourriture avec une baguette dans un trou) mais elles sont de ce point de vue-lagrave agrave lenvers (pousser plutocirct que ramener vers soi) Les auteurs se demandent si une action plus semblable aux actions speacutecifiques agrave lespegravece va mieux marcher car les comportements speacutecifiques inneacutes (et les repreacutesentations impliqueacutees) ne viendront alors pas interfeacuterer avec la repreacutesentation de la tacircche

Ils conccediloivent une expeacuterience avec un tube agrave trappe de modegravele diffeacuterent de diamegravetre assez grand pour pouvoir passer le bacircton par-dessus la nourriture et donc pouvoir la ramener vers soi en tirant

Le sujet est positionneacute en face du milieu du dispositif on lui montre la nourriture et on la met au milieu du tube via une trappe Apregraves 3 secondes lexpeacuterimentateur donne le bacircton au singe par le milieu du dispositif Le sujet doit prendre le bacircton aller dun cocircteacute ou de lautre du dispositif et inseacuterer le bacircton dans le tube pour en extraire la nourriture

Tous les sujets sauf un preacutefegraverent tirer vers eux que pousser (voir la premiegravere partie de la videacuteo) En ce qui concerne le cocircteacute ndash relativement agrave la trappe ndash vers lequel ils dirigent la nourriture (et donc leurs succegraves dans sa capture) au deacutebut ils reacutepondent tous au hasard Par la suite trois sujets sur les 10 (Walter et Toba des orangs macircles Fifi un chimpanzeacute femelle) apprennent agrave reacutesoudre la tacircche en 24 agrave 60 essais

Comme dans les autres eacutetudes on constate que seulement environ un tiers de sujets apprennent agrave reacutesoudre la tacircche Il semble donc y avoir de grandes diffeacuterences cognitives entre individus chez les singes anthropoiumldes

Ces trois singes qui reacuteussissent agrave apprendre (leur performance en fin dapprentissage est indiqueacutee dans la figure sous Initial phase) ont-ils compris les relations causales en jeu Pour le savoir on leur fait passer trois tests suppleacutementaires Avec la trappe retourneacutee puis de nouveau en bonne position puis avec un tube plus eacutetroit du modegravele utiliseacute par Povinelli

Dans ce cas contrairement aux observations de Povinelli lorsque la trappe est releveacutee et donc rendue inopeacuterante (Trap up dans la mecircme figure) les trois singes lignorent choisissant arbitrairement un cocircteacute ou lautre pour ramener la nourriture

215

Mulcahy N J and Call J (2006) How great apes perform on a modified trap-tube task Animal

Cognition 9 193-9

108

Par contre degraves quelle est remise en position efficace (Trap down) ils leacutevitent agrave nouveau Ceci semble indiquer quils ont compris les relations causales en jeu dans cette situation (notamment quagrave cause de la graviteacute le bacircton ne peut pas pousser la nourriture dans le piegravege quand celui-ci est en haut du tube)

Finalement lorsque dans le dernier test (Original) on change le diamegravetre du bacircton ce qui les empecircche de ramener la nourriture vers eux et quils doivent donc la pousser ils ne reacuteussissent plus (voir aussi la seconde partie de la mecircme videacuteo)

Comment expliquer la diffeacuterence avec les autres eacutetudes

Outre la modification de la tacircche (tirer vers soi plutocirct que pousser) les auteurs pensent que davoir mis la reacutecompense au milieu du tube a pu empecirccher les singes de deacutevelopper une reacuteponse proceacutedurale simple (une association) de type de celle observeacutee par Povinelli (toujours se mettre du cocircteacute opposeacute agrave la reacutecompense pour pousser ndash pas besoin de reacutefleacutechir) reacuteponse dans laquelle les singes de Povinelli ont persisteacute dans la phase de post-test

En effet des animaux bien entraicircneacutes ayant automatiseacute la proceacutedure sur la base dune configuration stable dindices ne font plus de la reacutesolution de problegraveme ils appliquent simplement la regravegle deacutecouverte (pourquoi diable ne le feraient-ils pas) Ceci rappelle la vielle expeacuterience de Donald Hebb qui apregraves avoir entraicircneacute des rats agrave sauter dune plate-forme agrave une autre dans une piegravece avait deacuteplaceacute la plate-forme darriveacutee agrave lessai suivant les rats sautaient sans reacutefleacutechir dans le vide

Comme on la vu lorsque la geacuteomeacutetrie du tube les empecircche de tirer vers eux ces trois singes narrivent plus agrave reacutesoudre le problegraveme On pourrait penser quils ne comprennent pas la relation causale mais cela peut aussi ecirctre que le fait de devoir pousser la reacutecompense loin deux perturbe leur application de ces regravegles causales quils avaient pourtant correctement deacutetermineacutees

Pas seulement les primates les oiseaux aussi

Les corvideacutes en geacuteneacuteral ont des performances cognitives eacutetonnantes quon pense agrave la meacutemorisation de milliers de caches pendant des mois chez les casse-noix agrave la reacutesolution de problegravemes chez les grands corbeaux (atteindre la nourriture en tirant sur une corde) Leurs eacutetonnantes capaciteacutes ont eacuteteacute mises agrave contribution dans diffeacuterentes expeacuteriences de ces derniegraveres anneacutees

Test du tube agrave trappe chez le corbeau freux

Les corbeaux freux Corvus frugilegus216 sont une espegravece hautement sociale certains groupes comportent des dizaines de milliers dindividus on verra plus loin que des arguments relient degreacute de socialiteacute et compeacutetences cognitives

Seed et al (2006)217 ont adapteacute le test de la trappe aux corbeaux freux Ceux-ci nutilisent pas doutils en nature le bacircton qui sert agrave agir sur la nourriture est donc directement monteacute dans le dispositif sous la forme dune tige Des pistons qui sont solidaires de cette tige se deacuteplacent et entraicircnent la nourriture quand le corbeau agit sur la tige Les freux apprennent agrave reacutesoudre ce test et agrave pousser ou

216 On trouve aussi la forme frugileus ndash apparemment cest plutocirct frugilegus qui est la bonne 217

Seed A M Tebbich S Emery N J and Clayton N S (2006) Investigating physical cognition

in rooks Corvus frugilegus Current Biology 16 697-701

109

tirer la nourriture dans le sens qui permet de lattraper (situations A et B sur la figure) Ont-ils compris les relations causales en jeu Il se pourrait simplement quils utilisent une regravegle proceacutedurale baseacutee sur un indice eacuteviter le bouchon noir au fond de la trappe (tirer dans le sens qui seacuteloigne de ce bouchon)

Deux situations de transfert (situations C et D sur la figure) sont creacuteeacutees par les auteurs situations qui ne preacutesentent pas cet indice (le bouchon au fond de la trappe) Par exemple la situation D est une modification de la B ougrave la sortie vers le bas qui eacutetait opeacuterante en B est devenue un piegravege parce que le tube a eacuteteacute poseacute sur un support A ces situations de transfert les oiseaux eacutechouent tous sauf une femelle (9 reacuteussites sur 10 agrave C 1010 agrave D)

Comment expliquer la reacuteussite de cette unique femelle

Ou bien elle a compris les proprieacuteteacutes inobservables de la tacircche (notion de graviteacute etc)

ou bien elle a construit des ldquoconceptsrdquo ou ldquorepreacutesentationsrdquo baseacutes sur des proprieacuteteacutes observables des problegravemes continuiteacute des surfaces non-peacuteneacutetrabiliteacute des barriegraveres

Dans ce dernier cas ce serait une connaissance concregravete des objets celle qui apparaicirct chez lrsquoenfant humain plus tocirct que les connaissances abstraites (cf stade opeacuteratoire concret chez Piaget)

Par ailleurs disent les auteurs ce nrsquoest qursquoun seul individu Mais on peut au moins prendre ces reacutesultats comme preuve dexistence chez certains (rares) individus il existerait les meacutecanismes cognitifs suffisants pour geacuteneacuterer des repreacutesentations approprieacutees des relations causales en jeu

Les freux savent faire monter le niveau deau

Dans une de ses fables la Corneille et la Cruche Eacutesope au VIIegrave-Viegrave s av J-C met en scegravene une anecdote quon pourrait croire sortie tout droit de son imagination

La Corneille ayant soif trouva par hasard une Cruche ougrave il y avait un peu deau mais comme la Cruche eacutetait trop profonde elle ny pouvait atteindre pour se deacutesalteacuterer Elle essaya dabord de rompre la Cruche avec son bec mais nen pouvant venir agrave bout elle savisa dy jeter plusieurs petits cailloux qui firent monter leau jusquau bord de la Cruche Alors elle but tout agrave son aise 218

En reacutealiteacute comme lavaient visiblement deacutejagrave observeacute les anciens Grecs les capaciteacutes cognitives des corbeaux dans le domaine de la causaliteacute physique sont encore plus eacutetonnantes que ce agrave quoi on aurait pu sattendre sur la base de lexemple preacuteceacutedent du corbeau freux maicirctrisant les tubes agrave trappe (apregraves tout ce neacutetait quun seul individu) et il ne serait pas si eacutetonnant de voir une corneille reacutesoudre le problegraveme de la cruche

218 De Cornice et Urna (la version originale grecque dans la trad latine du 1er s apregraves J-C due agrave Brabius) Ingentem sitiens cornix adspexerat urnam Quae minimam fundo continuisset aquam Hanc enisa diu planis effundere campis Scilicet ut nimiam pelleret inde sitim Postquam nulla viam virtus dedit ammovet omnes Indignata nova calliditate dolos Nam brevis immersis accrescens sponte lapillis Potandi facilem praebuit unda viam Viribus haec docuit quam sit prudentia maior Qua coeptum volucri explicuisset opus

110

En effet il y a quelques anneacutees219 Bird220 et Emery ont mis en eacutevidence en eacutecho agrave la fable dEsope ci-dessus que des freux mis pour la premiegravere fois face agrave un tube contenant de leau sur laquelle flotte une nourriture pas directement atteignable reacutesolvent immeacutediatement degraves le premier essai le problegraveme en lacircchant des cailloux dans leau pour faire monter le niveau deau et ainsi atteindre la proie

De plus au bout de divers essais ils apprennent agrave seacutelectionner de preacutefeacuterence des gros cailloux plutocirct que des petits

Bien entendu ces oiseaux eacuteleveacutes en captiviteacute ont sans doute deacutejagrave eu loccasion de voir de leau (abreuvoir dans leur cage) et peut-ecirctre mecircme de constater quun objet (ou une partie de leur propre corps) plongeacute dans le liquide en fait monter le niveau Mais tout de mecircme ils sont mis en preacutesence dune situation complexe et tout agrave fait nouvelle

Et il est agrave noter que si on leur propose un tube rempli de sable sur lequel repose la nourriture (donc avec la mecircme geacuteomeacutetrie que la situation preacuteceacutedente) les oiseaux nessaient pas du tout de mettre des cailloux dans le sable pour faire monter le niveau Ce sont donc bien les proprieacuteteacutes de leau qui sont connues de ces oiseaux

Quelle est la puissance des repreacutesentations cognitives sous-jacentes agrave ces capaciteacutes Impliquent-elles des proprieacuteteacutes abstraites pas directement observables ou sont-elles fondeacutees uniquement sur des repreacutesentations des proprieacuteteacutes concregravetes des objets Il est difficile de le savoir sans faire des expeacuteriences compleacutementaires qui impliqueraient geacuteneacuteralisation agrave dautres cas concrets (et donc recours agrave des proprieacuteteacutes abstraites)

Les corbeaux de Nouvelle-Caleacutedonie aussi

Sans entrer ici dans les deacutetails on sait que les corbeaux de Nouvelle Caleacutedonie221 (Corvus moneduloides) sociaux eux aussi fabriquent en nature deux types doutils des crochets creacuteeacutes agrave partir de branchettes et utiliseacutes pour pousser des larves hors de trous par des mouvements lents et deacutelibeacutereacutes222 et des feuilles deacutecoupeacutees reacutealiseacutees en plusieurs eacutetapes qui sont utiliseacutees comme piques pour embrocher des proies sous des tas de feuilles en deacutecomposition En plus de ses compeacutetences sociales cette espegravece a donc des capaciteacutes de manipulation doutils sophistiqueacutees Comment comprend-elle les problegravemes de causaliteacute physique

Plusieurs expeacuteriences deacutetailleacutees223 ont montreacute que ces animaux maicirctrisent les problegravemes qui leurs sont proposeacutes avec un niveau de compeacutetence semblable agrave celui dun enfant humain acircgeacute de 5 agrave 7 ans On peut voir notamment que comme lenfant

219 Bird CD amp Emery NJ (2009) Rooks use stones to raise the water level to reach a floating worm Current Biology 19 1-5 220 Oui le chercheur sappelle bien Bird 221 Pour meacutemoire un territoire doutre-mer franccedilais situeacute dans le Pacifique Sud tout pregraves de lAustralie 222 Voir pex les refs C R Hunt R D Gray Proc R Soc London Ser B 271 88 (2004) G R Hunt Nature 379 249 (1996) G P Hunt Proc R Soc London Ser B- 267 403 (2000) C R Hunt R D Gray M C Corbattis Nature 414 707(2001) R Ruttedge G R Hunt Animal Behaviour 67 327 (2004) A A S Weir B Kenward J Chappe L A Kaceinik Proc R Soc London Ser B 271 344 (2004) 223 Jelbert S A Taylor A H Cheke L G Clayton N S amp Gray R D (2014) Using the Aesops Fable paradigm to investigate causal understanding of water displacement by New Caledonian crows PloS one 9(3) e92895

111

humain lanimal est trompeacute par la situation impliquant la conservation des volumes (un tube plus large vs un tube plus eacutetroit) et quil ne parvient pas agrave reacutesoudre un problegraveme ougrave laction des pierres sur le niveau deau se fait de maniegravere indirecte par un canal invisible en bas de tubes qui nont pas lair decirctre relieacutes les uns aux autres

Causaliteacute physique outils et eacutevolution un retour rapide

Leacutevolution du cervelet

On a jusquici parleacute dans les sections sur leacutevolution du cerveau des changements de taille du cortex Or le cervelet cette structure quelque peu neacutegligeacutee dans les eacutetudes sur la cognition contient quatre fois plus de neurones que le neacuteorcortex et semble ecirctre bien plus impliqueacute dans des fonctions cognitives que ce que lon croyait Traitant le controcircle du mouvement le cervelet pourrait bien ecirctre impliqueacute notamment dans les fonctions cognitives lieacutees agrave la manipulation sophistiqueacutee dobjets

Si on trace dans un graphe log-log la droite de reacutegression montrant la relation entre taille du cervelet et taille du neacuteocortex chez les primates comme la fait une eacutetude224 cela montre que ce lien sest modifieacute dans leacutevolution reacutecente le cervelet est devenu plus grand chez les primates hominoiumldes (singes anthropoiumldes y compris gibbons et humains) que chez les autres primates la droite de reacutegression des hominoiumldes bien que parallegravele agrave celle des autres primates se situe leacutegegraverement en-dessus de cette derniegravere Il serait inteacuteressant de savoir ougrave se situent les capucins des primates non hominoiumldes qui eux aussi utilisent des outils de maniegravere raffineacutee

De plus de maniegravere similaire chez les oiseaux on a montreacute que les parties trigeacuteminale et visuelle du cervelet sont plus grandes dans les familles qui utilisent des mouvements preacutecis du bec pour des actions instrumentales (corvideacutes perroquets pics) que dans dautres familles doiseaux225

Les chondrychtiens et la causaliteacute physique

Ainsi quon la vu en deacutebut de cours les chondrychtiens (poissons cartilagineux requins et raies) sont plus enceacutephaliseacutes que les autres poissons (teacuteleacuteosteacuteens) agrave lexception des Mormyrideacutes226 En fait leur enceacutephalisation est supeacuterieure pour certaines familles agrave celle de certaines familles doiseaux et de mammifegraveres De plus les chondrychtiens sont phylogeacuteneacutetiquement anciens (ils sont parmi les plus anciennes ligneacutees de verteacutebreacutes seacutetant seacutepareacutes des autres au Silurien supeacuterieur ou au Deacutevonien infeacuterieur il y a plus de 400 millions danneacutees) et la question de leacutevolution de leur intelligence est donc inteacuteressante Cependant peu de travaux ont porteacute sur leur cognition

224 Barton R A amp Venditti C (2014) Rapid evolution of the cerebellum in humans and other great apes Current Biology 225 Emery N J amp Clayton N S (2009) Tool use and physical cognition in birds and mammals Current opinion in neurobiology 19(1) 27-33 226 Il est agrave noter que contrairement agrave ce quon pourrait croire les poissons teacuteleacuteosteacuteens sont cognitivement inteacuteressants aussi et que de nombreux travaux agrave partir surtout des anneacutees 2000 se sont attacheacutes agrave comprendre les caracteacuteristiques de leurs capaciteacutes cognitives Un livre entier a dailleurs paru agrave ce sujet Brown C Laland K amp Krause J (2006) Fish cognition and behavior Oxford Blackwell

112

Parmi les chondrychtiens les raies ont les plus grands cerveaux de plus elles ont un cervelet dont larchitecture tregraves eacutelaboreacutee montre un niveau de diffeacuterenciation et de complexiteacute comparable agrave celui des oiseaux et mammifegraveres Certaines raies deau douce ayant montreacute des capaciteacutes cognitives inteacuteressantes227 une eacutetude agrave porteacute sur leur capaciteacute agrave utiliser un outil pour reacutecupeacuterer de la nourriture228 Sagissant de raies elles nont eacutevidemment pas de capaciteacutes manipulatives Par contre elles peuvent geacuteneacuterer un courant deau soit avec la bouche soit avec le corps Utiliser un agent exteacuterieur agrave soi (ici leau) pour atteindre un but correspond agrave la deacutefinition consensuelle de lutilisation doutils

Dans laquarium eacutetait disposeacute un tube aux extreacutemiteacutes de couleur diffeacuterente (blanc et noir) Le tube eacutetait fermeacute par un grillage dun cocircteacute (le cocircteacute noir) mais pas de lautre De la nourriture eacutetait disposeacutee au milieu du tube Lorientation du tube dans laquarium eacutetait modifieacutee agrave chaque essai Les raies ont appris agrave reacutecupeacuterer la nourriture en geacuteneacuterant un courant deau (de diffeacuterentes maniegraveres en ondulant le corps en lutilisant comme ventouse ou pour un seul individu en produisant un jet deau avec la bouche) progressivement sans se tromper de cocircteacute Il est agrave remarquer que les diffeacuterents individus manifestent des capaciteacutes diffeacuterentes dans cette situation deux individus sur les cinq testeacutes ont appris remarquablement vite

Les raies sont donc capables de maicirctriser un problegraveme dapprentissage simple en lui-mecircme mais qui implique lutilisation dun outil Les capaciteacutes de base dexploiter des regravegles de causaliteacute physique tremplin possible pour leacutevolution de capaciteacutes plus eacutelaboreacutees sont donc agrave trouver mecircme chez des espegraveces ougrave on ne les attendrait peut-ecirctre pas

26042017

Des traditions chez lanimal Quel rocircle joue le milieu culturel - sil en joue un - dans la compreacutehension de la causaliteacute physique Il convient dabord de remarquer que la culture chez les chimpanzeacutes ne se limite pas aux traditions dutilisations doutils

Les cultures ne se limitent pas aux outils

De fait la majoriteacute de comportements culturels ne sont pas lieacutes aux outils Voici quelques exemples [PIC-194] les croix dans les colonnes indiquent dans quelles populations (non explicitement identifieacutees ici) ces comportements sont reacutepandus

Casser des noix avec des pierres (marteau+enclume) x x

Creuser avec un pilon x

Reacutecupeacuterer des fourmis sur une brindille x

Reacutecupeacuterer de la moelle x

Lancer vers une cible x x x x x x

Deacutechirer des feuilles avec bruit x x x x x x

Poigneacutee de main lors du toilettage x x x x

227 Potamotrygon motoro avait montreacute une capaciteacute agrave apprendre un labyrinthe sur la base dune repreacutesentation de type carte cognitive et agrave utiliser aussi bien des strateacutegies allocentreacutees queacutegocentreacutees reacutefeacuterences dans Kuba et al 2010 note suivante 228 Kuba M J Byrne R A amp Burghardt G M (2010) A new method for studying problem solving and tool use in stingrays (Potamotrygon castexi) Animal Cognition 13 507-513

113

Frapper avec les doigts replieacutes pour faire du bruit x x x x x

Danser lentement sous la pluie x x x x x x

De plus il est agrave noter que les traditions culturelles ne sobservent pas seulement chez les hominoiumldes ni mecircme uniquement chez les primates comme on le verra plus bas

Une culture aussi chez les orangs-outans

Dans une eacutetude assez reacutecente229 leacutequipe de Carel van Schaik (Institut dAnthropologie et Museacuteum Universiteacute de Zurich) a analyseacute les diffeacuterences geacuteneacutetiques et comportementales entre populations dorangs-outans sur les icircles de Sumatra et Borneacuteo Les auteurs ont trouveacute de grandes diffeacuterences geacuteneacutetiques entre populations mais ces variations geacuteneacutetiques nexpliquent quune faible partie (4) de la variance comportementale alors que les variations environnementales expliquent plus de 25 de la variance La premiegravere conclusion est quil existe une plasticiteacute deacuteveloppementale chez les orangs-outans les individus se conforment agrave lenvironnement durant leur deacuteveloppement

De plus une seacuterie de variantes comportementales supposeacutees culturelles (10 variantes dans une premiegravere approche 24 dans la seconde) qui avaient eacuteteacute reacutepertorieacutees auparavant nont pu ecirctre expliqueacutees ni par les diffeacuterences geacuteneacutetiques ni par les diffeacuterences environnementales Donc ni la canalisation geacuteneacutetique ni la plasticiteacute individuelle face agrave lenvironnement ne peuvent expliquer les diffeacuterences entre populations par conseacutequent ces variations geacuteographiques dans le comportement ont ducirc apparaicirctre via des innovations locales disseacutemineacutees et perpeacutetueacutees par un apprentissage social - il sagit bien dune culture autrement dit

Une tradition chez les baleines agrave bosse

Il est difficile de quantifier la transmission culturelle en geacuteneacuteral car les eacutetudes de terrain sont le plus souvent insuffisantes pour exclure dautres explications (geacuteneacutetiques ou eacutecologiques) et cela est dautant plus vrai pour les espegraveces marines peu visibles et peu accessibles La naissance et la disseacutemination dune tradition culturelle a cependant eacuteteacute documenteacutee chez les baleines agrave bosse (Megaptera novaeangliae)

La technique de la chasse agrave laide dun rideau de bulles est communeacutement utiliseacutee par les baleines agrave bosse dans diffeacuterentes populations lanimal produit des bulles sous et autour des proies agrave 20-25 m sous la surface et ensuite traverse bouche grande ouverte les proies ainsi emprisonneacutees par les bulles Dans le Golfe du Maine en 1980 on a observeacute une baleine qui utilisait une technique diffeacuterente frappant leau de sa queue une agrave quatre fois avant de plonger pour produire le

229 Kruumltzen M Willems EP van Schaik CP (2011) Culture and geographic variation in orangutan behavior Current Biology 21 1808-1812 Commentaire dans ScienceDaily In their study the researchers used the largest dataset ever compiled for a great ape species They analyzed over 100000 hours of behavioral data created genetic profiles for over 150 wild orangutans and measured ecological differences between the populations using satellite imagery and advanced remote sensing techniques The novelty of our study says co-author Carel van Schaik is that thanks to the unprecedented size of our dataset we were the first to gauge the influence genetics and environmental factors have on the different behavioral patterns among the orangutan populations

114

rideau de bulles Cette technique sest ensuite reacutepandue dans 40 de la population en lien semble-t-il avec la baisse dramatique de la population de harengs (la proie preacutefeacutereacutee des baleines agrave bosse) et le passage agrave dautres espegraveces de proies Dans ce cas preacutecis comme le montrent les auteurs la disseacutemination de cette technique sexplique beaucoup mieux par des modegraveles impliquant une transmission culturelle que par les autres types de modegraveles230

Les macaques laveurs

Un autre exemple tregraves eacutetudieacute et toujours citeacute de transmission culturelle chez lanimal est celui des macaques japonais (Macaca fuscata) de licircle de Koshima [GOA-81 AVI-97] Cette icircle est une reacuteserve naturelle et les macaques sont nourris artificiellement

Au deacutebut des anneacutees cinquante pour pouvoir mieux les observer en les faisant sortir de la forecirct les scientifiques seacutetaient mis agrave jeter des patates douces sur des terrains ouverts et finalement sur la plage (ce qui a eu pour reacutesultat malheureux denduire la nourriture de sable)

En 1953 une jeune femelle de 18 mois Imo231 sest mise agrave porter sa patate jusque dans leau et agrave la laver Cette habitude qui a commenceacute dans une riviegravere sest peu agrave peu transmise aux camarades de jeu dImo puis agrave tous les jeunes macaques ensuite aux femelles plus acircgeacutees et finalement aux macircles dominants de la troupe tout cela tregraves lentement (3 ans pour que 11 membres de la troupe sur les 60 le fassent 17 individus au bout de 6 ans 36 au bout de 9 ans) De plus lhabitude sest modifieacutee en ce que les singes ont effectueacute le lavage dans la mer en outre ils se sont mis agrave croquer dans les patates avant de les tremper dans leau de sorte que cela les assaisonnait aussi

Les chercheurs ont ensuite jeteacute du bleacute sur la plage Imo (encore elle) maintenant acircgeacutee de 4 ans se mit agrave lancer le bleacute dans leau le bleacute flotte le sable coule Lhabitude sest reacutepandue232 ensuite de la mecircme maniegravere233

Ces habitudes se sont-elles transmises par imitation Et dailleurs comment deacutefinit-on limitation vraie Sur quelle compeacutetence cognitive sous-jacente repose-t-elle

230 Allen J Weinrich M Hoppitt W amp Rendell L (2013) Network-based diffusion analysis reveals cultural transmission of lobtail feeding in humpback whales Science 340(6131) 485-488 231 Pour la petite histoire ce mot veut dire patate en japonais 232 19 individus laveurs de bleacute apregraves 6 ans 233 [MAN-] Cet exemple est aussi inteacuteressant par les conseacutequences quon pourrait imaginer agrave long terme Les membres de la sous-culture des macaques qui lavent la nourriture se sont maintenant deacuteplaceacutes en bordure de mer pour laver leur nourriture Certains petits porteacutes par leur megravere durant lopeacuteration de lavage se sont habitueacutes accidentellement agrave leau et se sont mis agrave y jouer Nager sauter dans leau et plonger sont devenus des passe-temps favoris et sont devenus des caracteacuteristiques de toute la troupe Derniegraverement une nouvelle habitude est neacutee manger du poisson cru Cette habitude a pris chez des macircles peacuteripheacuteriques affameacutes puis sest reacutepandue Les macaques naiment pas beaucoup le poisson cru mais en temps de disette ils le consomment Ces comportements tout agrave fait nouveaux ont ameneacute en fin de compte agrave un changement de style de vie (par accumulation de variations transmises socialement par imitation) On pourrait mecircme imaginer ensuite des modifications morphologiques et physiologiques reacutepondant agrave ces nouveaux comportements (des membranes aux mains) Des changements culturels pourraient donc mener une espegravece le long de chemins eacutevolutionnaires tout agrave fait diffeacuterents

115

Diffeacuterents regards sur la transmission culturelle

Comme le remarquent Boesch et Tomasello234 la maniegravere dont on juge les comportements culturels deacutepend aussi dagrave quelle approche on se reacutefegravere

Dans une approche strictement biologique toutes les informations transmises non geacuteneacutetiquement entre membres dun groupe sont inteacuteressantes en ce quelles constituent une adaptation comportementale augmentant tregraves probablement le succegraves reproducteur des individus Donc du point de vue des biologistes chez les macaques de Koshima une technique acquise sest transmise entre individus et a ameacutelioreacute les techniques dapprovisionnement

La litteacuterature scientifique en a fait un cas deacutecole de transmission culturelle qui illustrerait les racines eacutevolutives profondes de la culture humaine Mais dans une approche plus psychologique linteacuterecirct principal porte sur lidentification des meacutecanismes cognitifs preacutecis par lesquels cette information est transmise ceci permet de mieux saisir en quoi ce cas illustre les racines eacutevolutives de la culture

Dans cette perspective Bennett G Galef dans les anneacutees 90 reacuteanalysant les donneacutees sur les macaques de Koshima a supposeacute non quil y avait imitation mais que chaque individu apprenait en fait probablement par lui-mecircme235 A lappui de cette hypothegravese il a mis en avant la lenteur de la transmission (on sattendrait agrave plus rapide sil y avait imitation) et labsence dacceacuteleacuteration (on sattendrait agrave une transmission exponentielle agrave mesure quil y aurait davantage de deacutemonstrateurs) Par contre il a constateacute que les jeunes suivaient leurs megraveres dans leau et y trouvaient des patates ce qui eacutetait une excellente occasion dapprentissage individuel Le comportement serait ducirc non agrave une imitation mais au fait que chaque individu reacuteinvente la roue dans des circonstances rendues favorables par ceux qui savent deacutejagrave un apprentissage par eacutemulation

On voit des transmission culturelle certes dans les cas qui ont eacuteteacute illustreacutes Mais ces comportements se sont-ils transmis par imitation - par imitation vraie celle qui suppose on le deacutetaillera une repreacutesentation des intentions de lautre

De la transmission culturelle chez les bourdons

On est obligeacute de se poser la question de la complexiteacute des structures cognitives sous-jacentes quand on constate que des animaux beaucoup plus simples que les macaques ou les baleines montrent des pheacutenomegravenes semblables agrave de la transmission culturelle Ainsi une eacutetude tregraves reacutecente236 a montreacute que les bourdons (Bombus terrestris) qui sont une espegravece dabeille sociale (comme les abeilles agrave miel mais formant des colonies beaucoup plus petites) sont capables de transmettre des comportements nouveaux dun individu agrave lautre

Dans cette eacutetude des individus eacutetaient conditionneacutes progressivement237 agrave exeacutecuter un comportement entiegraverement nouveau et assez complexe tirer sur une ficelle

234 Boesch C amp Tomasello M (1998) Chimpanzee and human cultures Current Anthropology 39(5) 591-614 235 Cf p ex Galef B G (1992) The question of animal culture Human Nature 3(2) 157-178 236 Alem S Perry C J Zhu X Loukola O J Ingraham T Soslashvik E amp Chittka L (2016) Associative mechanisms allow for social learning and cultural transmission of string pulling in an insect PLoS Biol 14(10) e1002564 237 Par une proceacutedure de shaping dabord un comportement simple est appris (prendre la nourriture dans la fleur) ensuite on complique peu agrave peu la fleur est un peu en-dessous du

116

pour reacutecupeacuterer une fleur artificielle (un disque bleu) de dessous une plaque de plexiglas et ainsi atteindre la nourriture au centre de la fleur

Ces individus conditionneacutes eacutetaient remis dans leurs colonies respectives et tous les individus par paires qui se formaient au hasard pouvaient ensuite acceacuteder aux fleurs artificielles pendant une peacuteriode constitueacutee en tout de 150 occasions pour des paires de bourdons dacceacuteder aux fleurs Les auteurs ont observeacute comment une partie des autres individus dans chaque colonie apprenaient progressivement par observation des animaux conditionneacutes agrave faire la mecircme chose En observant la maniegravere dont se transmettent les comportements les auteurs ont aussi pu constater que certains individus apprenaient indirectement non pas du modegravele conditionneacute lui-mecircme mais en observant un bourdon qui avait copieacute le comportement du modegravele (donc de maniegravere transitive)

Sur les trois colonies testeacutees (47 29 et 28 individus) agrave chaque fois environ une moitieacute des bourdons avait acquis le comportement agrave la fin de la peacuteriode deacutetude Dans trois colonies controcircle (qui ne disposaient pas de modegravele agrave observer) aucun bourdon navait deacutecouvert le comportement au bout de la mecircme peacuteriode Cest donc bien dans les colonies expeacuterimentales que le comportement sest transmis des individus modegraveles aux autres

Si mecircme des bourdons peuvent se transmettre culturellement un comportement on est obligeacute de se demander quels meacutecanismes sont agrave loeuvre dans ces pheacutenomegravenes de transmission

Les meacutecanismes de transmission culturelle En ce qui concerne les primates les gens de terrain qui observent les grands singes dans leurs comportements quotidiens - des gens comme Jane Goodall et Christophe Boesch - pensent tous que lutilisation doutils est transmise culturellement avec limitation comme meacutecanisme-cleacute geacuteneacuteral de la transmission culturelle (imitation qui serait donc aussi agrave la base de lexemple des macaques japonais citeacute plus haut)

Dautres chercheurs (par exemple Tetsuro Matsuzawa agrave qui sa propre insertion culturelle donne un regard diffeacuterent sur ces questions) pensent mecircme que les traditions peuvent se transmettre par imitation dans un contexte denseignement dun maicirctre vers un eacutelegraveve

Les autres chercheurs de laboratoire ont souvent un regard plus meacutefiant vis-agrave-vis de cette hypothegravese Ainsi agrave la suite de Galef Michael Tomasello soppose agrave cette vision selon lui il faut ecirctre prudent car il y a des meacutecanismes autres que limitation vraie qui en ont pratiquement les mecircmes effets Sarah Shettleworth [SHC-467] partant des ideacutees de Tomasello a avanceacute les meacutecanismes candidats suivants la mise en relief du stimulus lapprentissage par eacutemulation et mecircme le conditionnement simple (pavlovien) On reviendra plus en deacutetail sur ces meacutecanismes

plexiglas mais la nourriture est atteignable quand mecircme ensuite la fleur est encore un peu plus difficile agrave atteindre et ainsi de suite cinq eacutetapes en tout

117

Des situations denseignement

Quen est-il de lenseignement Observe-t-on des situations ougrave des animaux enseignent une technique agrave dautres Lenseignement chez lanimal sil existe a ducirc apparaicirctre pour les comportements particuliegraverement complexes (chasse usage doutils)

Pour aborder (tregraves briegravevement) cette question il faut dabord cerner de maniegravere opeacuterationnelle le concept denseignement

[SHC-468] Pour ecirctre qualifieacute denseignement le comportement doit

ecirctre marqueacute par un changement de comportement

ecirctre eacuteventuellement coucircteux (en temps en eacutenergie en risque encourus)

apparaicirctre seulement en preacutesence dindividus naiumlfs et

aboutir agrave faciliter leur apprentissage

Enseignement de la chasse chez le chat

On peut observer des situations de type enseignement chez les carnivores par exemple pour la chasse chez le chat domestique lorsque une chatte a des petits dabord elle les quitte pour manger ses proies loin du nid plus tard elle ramegravene les proies mortes aux chatons puis elle ramegravene des proies vivantes que les petits testent (la megravere continue agrave rattraper les proies si elles seacutechappent) finalement les petits chassent seuls

On pourrait certainement appeler cela de lenseignement suivant la deacutefinition supra encore faudrait-il mesurer le beacuteneacutefice pour les petits mais il y en a sucircrement puisquil y a tregraves probablement des coucircts pour la megravere - perte de temps et deacutenergie attente avant la consommation de la nourriture - qui dans une approche eacuteco-eacutethologique doivent ecirctre accompagneacutes de beacuteneacutefices compensatoires sans quoi ils auraient eacuteteacute contre-seacutelectionneacutes lors de leacutevolution

Enseignements instrumentaux chez les grands singes

Ce nest pas parce que les gorilles nutilisent que peu des outils en nature quils ne font pas des choses compliqueacutees avec leurs mains en effet ils effectuent une longue preacuteparation des feuilles avant de les consommer par des mouvements finement controcircleacutes organiseacutes ils ocirctent la tige et les eacutepines Ces comportements sont appris (non inneacutes) sous supervision de la megravere Mais chaque individu utilise son propre jeu de variantes seules les geacuteneacuteraliteacutes du comportement de la megravere sont imiteacutees Est-ce un enseignement

Des observations reacutecentes238 (reacutealiseacutees agrave laide de cameacuteras cacheacutees filmant des chimpanzeacutes sauvages qui pecircchent les termites agrave laide de bacirctonnets) montrent aussi que les megraveres donnent parfois activement agrave leurs petits loccasion dapprendre en leur fournissant des outils deacutejagrave preacutepareacutes

238 Musgrave S Morgan D Lonsdorf E Mundry R amp Sanz C (2016) Tool transfers are a form of teaching among chimpanzees Scientific Reports 6 34783 httpdoiorg101038srep34783

118

Que penser de tout cela

Pour Matsuzawa un chercheur japonais le cas est clair selon lui les megraveres chimpanzeacutes enseignent les techniques instrumentales de maniegravere active agrave leurs petits Le jeune joue le rocircle de leacutelegraveve attentif lindividu expeacuterimenteacute celui de deacutemonstrateur ou de maicirctre qui nagit pas directement sur le comportement de son eacutelegraveve mais sert intentionnellement de modegravele

On a cependant limpression que ces diffeacuterentes affirmations plutocirct prudentes agrave la Boesch ou Tomasello ou au contraire plutocirct engageacutees agrave la Matsuzawa reacutesultent plus dopinions personnelles et de regards diffeacuterents que dune veacuteritable approche expeacuterimentale de la question ainsi Matsuzawa est inseacutereacute dans la culture japonaise ougrave lenseignement par des maicirctres joue un rocircle fondamental - quon pense par exemple aux arts martiaux - et il nest pas eacutetonnant que son regard soit coloreacute par son insertion dans cette culture

Il semble cependant clair que dune maniegravere ou dune autre lenvironnement social apporte des opportuniteacutes speacutecifiques dapprentissage Ottoni et al en 2006 ont pu quantifier le fait que les capucins (Cebus apella) vont venir observer preacutefeacuterentiellement les meilleurs casseurs de noix de coco239 Les capucins observent les casseurs de noix indeacutependamment de la familiariteacute quils ont avec ces individus ou du statut de ceux-ci En fait ils observent ceux qui sont meilleurs qursquoeux-mecircmes (donc ils savent qui est meilleur) Observer les bons casseurs de noix ccedila rapporte avant tout directement des noix (comme chez les chimpanzeacutes chez les capucins le chapardage240 est toleacutereacute par les individus casseurs) Mais ccedila peut aussi rapporter accessoirement des occasions drsquoapprentissage social pour les juveacuteniles

AInsi le comportement des autres peut favoriser lapprentissage des individus du mecircme groupe Par quels meacutecanismes cela se produit-il

Mise en relief du stimulus

Lexemple le plus citeacute de transmission culturelle chez lanimal date des anneacutees trente en Angleterre et ne neacutecessite pour explication que ce quon a appeleacute la mise en relief du stimulus (local enhancement ou stimulus enhancement)

A leacutepoque le lait eacutetait livreacute en bouteilles laisseacutees sur le pas de la porte Les bouteilles eacutetaient fermeacutees par un opercule en carton et le lait neacutetant pas homogeacuteneacuteiseacute comme maintenant la cregraveme montait en surface

Des clients dun certain quartier de Londres se sont mis agrave se plaindre que les bouteilles eacutetaient eacutecreacutemeacutees au matin Apparemment le coupable eacutetait une meacutesange bleue (Parus caeruleus) qui seacutetait mise agrave ouvrir les bouteilles en pelant le carton pour consommer la cregraveme

Les plaintes des clients se sont eacutetendues depuis le point original (Londres) agrave une bonne partie du sud de lAngleterre (et agrave lencontre dune deuxiegraveme espegravece de meacutesange la meacutesange charbonniegravere Parus major) indiquant que dautres meacutesanges suivaient lexemple de la premiegravere Un peu avant 1950 ce pillage fut stoppeacute par des changements dans la technique demballage du lait

239 Ottoni E B de Resende B D amp Izar P (2005) Watching the best nutcrackers what capuchin monkeys (Cebus apella) know about othersrsquo tool-using skills Animal Cognition 8(4) 215-219 240 Pilfering en anglais

119

On a donc assisteacute agrave la naissance dune tradition culturelle neacutee chez un individu et se reacutepandant dans la population cette tradition a pu se reacutepandre assez facilement car elle repose sur un comportement preacuteexistant les meacutesanges mangent entre autres des larves dinsectes quelles attrapent sur les arbres en pelant leacutecorce Le comportement qui consiste agrave peler un obstacle fait donc partie du reacutepertoire comportemental de ces animaux

Dans ce cas de transmission les individus sont attireacutes par le reacutesultat de laction de ceux qui savent deacutejagrave vers un lieu ou vers un stimulus ce qui les met dans une situation favorable agrave apprendre ce quils nauraient sinon pas appris Ce quils apprennent ainsi (individuellement) est souvent identique agrave ce que les conspeacutecifiques apprennent Les meacutesanges eacutetaient attireacutees perceptivement par les bouteilles deacutecapsuleacutees et apprenaient ainsi agrave appliquer le comportement de peler leacutecorce agrave une nouvelle cible (lopercule de la bouteille) Il neacutetait pas neacutecessaire quelles voient une meacutesange agrave lœuvre

Simple conditionnement

Le conditionnement simple (pavlovien) peut parfois ecirctre le meacutecanisme qui permet la transmission culturelle de traditions Ceci a eacuteteacute montreacute expeacuterimentalement pour le mobbing (rameutage harcegravelement) chez les oiseaux

Le comportement de mobbing est une reacuteponse des oiseaux (geacuteneacuteralement de petite taille) agrave lapproche dun preacutedateur Les oiseaux layant aperccedilu vont lattaquer tout en eacutemettant des cris dalarme speacutecifiques facilement localisables qui vont attirer des conspeacutecifiques (rameutage) Le preacutedateur gecircneacute dans sa chasse peut mecircme ecirctre repousseacute vaincu simplement par le nombre doiseaux qui lagressent

Chez les merles (Turdus merula) lalarme et donc le mobbing est deacuteclencheacutee de maniegravere inneacutee sans apprentissage par la vue dun preacutedateur commun (hibou) mais il y a par contre apprentissage social des preacutedateurs inhabituels Cet apprentissage se produit par conditionnement Des vieilles expeacuteriences dEberhard Curio un des collaborateurs de Konrad Lorenz avaient tregraves eacuteleacutegamment montreacute ce type dapprentissage social [voir SHC-439]

Dans ces expeacuteriences deux merles sont dans des cages qui se font face A laide dun dispositif rotatif un preacutedateur commun (empailleacute) est subitement preacutesenteacute agrave un des merles (mais pas agrave lautre) Le second merle lui est subitement confronteacute agrave un oiseau empailleacute inoffensif dune espegravece inconnue (un oiseau nectarivore dun autre continent pex) ou agrave un stimulus non aversif quelconque Le premier merle reacuteagit immeacutediatement de maniegravere inneacutee au preacutedateur par un comportement de harcegravelement (cris dalarme excitation etc)

En reacuteponse aux cris du premier le second merle va eacutegalement se mettre dans leacutetat dexcitation du harcegravelement par association il apprend alors agrave identifier et harceler le stimulus arbitraire qui lui est preacutesenteacute (en termes de conditionnement pavlovien les cris du premier merle sont le stimulus inconditionnel qui provoque la reacuteponse inconditionnelle dexcitation et loiseau inoffensif est le stimulus conditionnel qui va ecirctre associeacute agrave cette reacuteponse) Curio a veacuterifieacute que ce comportement pouvait ecirctre transmis ainsi doiseau en oiseau sur au moins six eacutetapes Curio a obtenu mecircme un mobbing transmis culturellement envers une bouteille de lessive liquide quil avait mise dans la place du stimulus conditionnel

120

Eacutemulation (facilitation sociale)

Dans certains cas les individus apprennent quil existe des possibiliteacutes daction dans lenvironnement en observant directement les autres faire quelque chose Par exemple en observant un individu en train de casser des noix on peut constater quune noix peut ecirctre casseacutee et que linteacuterieur peut ecirctre consommeacute En observant le lavage des patates on peut deacutecouvrir que le sable quitte la patate lorsquon la frotte dans leau Cet apprentissage par eacutemulation revient agrave ecirctre pousseacute agrave chercher agrave deacutecouvrir par soi-mecircme une technique du fait quon a vu dautres individus aboutir agrave un reacutesultat inteacuteressant

Dans la terminologie du psychologue James J Gibson (1979) les animaux qui observent apprennent des affordances (possibiliteacutes daction latentes)241 dans lenvironnement quils nauraient probablement pas deacutecouvertes seuls A partir de ces deacutecouvertes lanimal construit ses propres strateacutegies comportementales De fait lindividu naccorde pas dattention au comportement de lautre rien nest appris agrave son sujet

Cest agrave ce type dapprentissage que se reacutefegravere la relecture faite par Galef des donneacutees sur les macaques japonais lobservation des conspeacutecifiques et du reacutesultat de leurs actions aurait permis un apprentissage par eacutemulation

Imitation lautre comme agent intentionnel

Contrairement aux autres meacutecanismes de transmission limitation vraie repose sur la possibiliteacute de se repreacutesenter que les autres ont des intentions quils sont des agents intentionnels

Pour Tomasello la particulariteacute des humains serait en effet quils perccediloivent et comprennent le comportement des autres en termes dintention (nettoyer la fenecirctre plutocirct que faire des ronds sur la surface dune fenecirctre en tenant un chiffon) donc quand ils cherchent agrave reproduire le comportement ils mettent laccent sur la reproduction de lintention et si laction ne leur est pas connue ils vont logiquement reproduire tous ses deacutetails puisque lagent est intentionnel et que laction sert lintention de lagent cest donc que tous les deacutetails de laction sont utiles

Donc quand des individus cherchent agrave reproduire preacuteciseacutement le comportement des autres jusque dans des deacutetails non pertinents on peut supposer quils imitent reacuteellement et quils ne retrouvent pas par eux-mecircmes une solution inspireacutee par la situation

Si limitation repose sur la repreacutesentation des intentions (ce qui nous rapproche de meacutecanismes raffineacutes lieacutes agrave la theacuteorie de lesprit et de lagrave agrave la conscience peut-ecirctre comme on le discutera plus tard) faut-il degraves lors consideacuterer que limitation est reacuteserveacutee aux primates supeacuterieurs et agrave dautres groupes hautement enceacutephaliseacutes

241 Psychologist James J Gibson originally introduced the term in 1966 then explored it more fully in his book The Ecological Approach to Visual Perception in 1979 He defined affordances as referring to all action possibilities latent in the environment objectively measurable and independent of the individuals ability to recognize those possibilities Further those action possibilities are dependent on the capabilities of the actor For instance a set of steps with risers four feet high does not afford the act of climbing if the actor is a crawling infant So affordances must be measured always in relation to the relevant actor(s) [wikipedia]

121

Peut-ecirctre maishellip et sil en allait autrement Trouve-t-on de limitation deacutetailleacutee chez des animaux peu enceacutephaliseacutes Et si cest le cas que faut-il en conclure

De limitation chezhellip les leacutezards

Dans une expeacuterience dAnna Kis reacutecemment publieacutee242 les auteurs ont conccedilu une ingeacutenieuse expeacuterience pour voir comment des agames barbus Pogona vitticeps reacuteagissent agrave un modegravele montrant comment apprendre agrave ouvrir une grille pour atteindre de la nourriture

Un agame modegravele a eacuteteacute entraicircneacute agrave ouvrir une grille lateacuteralement (en poussant la grille vers la gauche et en passant ensuite par sa droite) et filmeacute pendant quil le faisait Dans le dispositif expeacuterimental le film dune dureacutee de 11 secondes a ensuite eacuteteacute montreacute sur eacutecran agrave des agames naiumlfs Pour une moitieacute de ces sujets le film eacutetait inverseacute en miroir ces sujets voyaient donc le leacutezard modegravele ouvrir la porte en passant par la gauche de celle-ci Il y avait aussi un groupe controcircle ces leacutezards-ci voyaient un film sans lien entre action du leacutezard modegravele et reacutesultat obtenu (la porte souvrait sans que le leacutezard modegravele nagisse dessus)

Chaque leacutezard eacutetait testeacute deux fois par jours pendant 5 jours A chaque essai il voyait dabord une seule fois le film de 11 secondes puis eacutetait deacuteplaceacute dans la partie de laregravene fermeacutee par la porte

Les leacutezards testeacutes essaient-ils de reproduire le deacutetail de laction du leacutezard modegravele Ceux du groupe controcircle narrivaient simplement pas agrave ouvrir la porte ceux du groupe gauche ouvraient majoritairement la porte par la gauche et ceux du groupe droite majoritairement par la droite

Les reacutesultats montrent donc que les agames barbus ne se contentent pas dessayer de retrouver par eux-mecircmes le moyen douvrir la porte quand ils ont vu lassociation conspeacutecifique porte qui souvre mais ils sont attentifs agrave davantage de deacutetails liant laction preacutecise du modegravele au reacutesultat

Des analyses suppleacutementaires des auteurs indiqueraient quune explication se fondant sur un simple biais moteur (provenant de lobservation dune action asymeacutetrique) ne suffit pas agrave expliquer le comportement des agames Alors que conclure

Que les agames barbus ont une repreacutesentation du fait que les autres agames ont des intentions Que la reproduction exacte de laction nest pas un indicateur suffisant ou fiable dune repreacutesentation de lintention et qualors les agames nont quand mecircme que des repreacutesentations de bas niveau Et finalement ougrave est la frontiegravere entre ces formes de repreacutesentation du lien action reacutesultat Agrave quel moment une repreacutesentation de bas niveau devient-elle une repreacutesentation de haut niveau Cette question va nous poursuivre jusquagrave la fin du cours

242 Kis A Huber L amp Wilkinson A (2015) Social learning by imitation in a reptile (Pogona vitticeps) Animal cognition 18(1) 325-331

122

Chimpanzeacutes vs enfants relations physiques vs intentions

Une expeacuterience deacutejagrave ancienne243 visait agrave tester les diffeacuterences de copie dactions entre chimpanzeacutes juveacuteniles (4 agrave 8 ans) et enfants humains acircgeacutes de 23 agrave 25 mois Un outil (une barre en T ayant des dents au bout comme un racircteau) eacutetait placeacute devant le sujet dents vers le bas un autre se trouvait devant lexpeacuterimentateur Celui-ci prenait loutil en main et lutilisait pour ramener de la nourriture Pour une moitieacute des sujets de chaque espegravece lexpeacuterimentateur retournait ostensiblement le racircteau (dents vers le haut) avant de lutiliser Un groupe voyait donc un usage de loutil lautre un usage diffeacuterent (aboutissant au mecircme reacutesultat attraper un item de nourriture deacutesirable mecircme si dents vers le bas est moins efficace puisque la reacutecompense risque de passer entre les dents) La mise en relief du stimulus eacutetait donc la mecircme pour chaque groupe seule la meacutethode preacutecise diffeacuterait

Les auteurs ont constateacute que seuls les enfants copiaient la meacutethode exactement les chimpanzeacutes utilisaient loutil mais sans subir linfluence du modegravele dutilisation en clair ils imitaient lusage geacuteneacuteral du racircteau mais deacutecidaient pour lessentiel eux-mecircmes de mettre les dents en haut ou en bas On en conclut quils ont perccedilu les relations fonctionnelles geacuteneacuterales entre outil et nourriture mais ne se sont pas attardeacutes au comportement montreacute ils redeacutecouvraient leur propre solution et apprenaient donc par eacutemulation les enfants par contre ont focaliseacute leur attention sur le modegravele se le repreacutesentant comme un agent intentionnel Ils ont donc fait de lapprentissage par imitation reproduisant alors le deacutetail du comportement du modegravele

Mais les chimpanzeacutes peuvent imiter reacuteellement

Dapregraves les expeacuteriences mentionneacutees ci-dessus le chimpanzeacute et lenfant nimitent pas pareil on pourrait mecircme penser que les chimpanzeacutes nimitent pas les deacutetails du comportement du modegravele et quen fait ils nont pas les capaciteacutes dimiter

Cependant si on leur propose une tacircche plus complexe tireacutee dun contexte dapprovisionnement (de type ouvrir des coquilles de fruits) on trouve quils peuvent imiter vraiment ainsi que lont montreacute Andrew Whiten et collegravegues244 en 1996 Dans leur expeacuterience de deacutepart une boicircte contenant de la nourriture est fermeacutee par deux verrous Elle peut ecirctre ouverte soit en poussant les verrous soit en les tirant Le deacutemonstrateur (un humain) fait soit une action soit lautre Un autre individu (singe ou enfant) qui a observeacute les actions du premier ouvre agrave son tour la boicircte Cette opeacuteration est filmeacutee et des juges (naiumlfs quant agrave laction faite par le modegravele) visionnant la bande doivent dire quel eacutetait le modegravele de deacutepart qui a eacuteteacute copieacute

Les reacutesultats montrent que les chimpanzeacutes imitent moins que les enfants dune maniegravere moins fidegravele mais ils imitent quand mecircme Pour preuve les juges naiumlfs pouvaient dire sans se tromper quelle action-modegravele le sujet avait vu

243 Nagell K Olguin R S amp Tomasello M (1993) Processes of social learning in the tool use of

chimpanzees (Pan troglodytes) and human children (Homo sapiens) Journal of Comparative Psychology 107 174-186 244 Whiten A Custance D M Gomez J C Teixidor P amp Bard K A (1996) Imitative learning of artificial fruit processing in children (Homo sapiens) and chimpanzees (Pan troglodytes) Journal of comparative psychology 110(1) 3-14 Voir aussi Shettleworth chapitre Learning from others

123

Il reste vrai que les chimpanzeacutes davantage que les enfants utilisent leur propre meacutethode pour obtenir le reacutesultat (on verra plus tard en quoi ceci a une importance pour expliquer la diffeacuterence de complexiteacute entre les cultures des chimpanzeacutes et les cultures humaines) A noter dailleurs quen terme de performances les chimpanzeacutes sont meilleurs que les enfants

Transmission culturelle artificielle en laboratoire

Les auteurs qui ont eacutetudieacute les chimpanzeacutes en nature pensent que des meacutecanismes plus simples que limitation ne suffisent pas agrave expliquer les caracteacuteristiques culturelles observeacutees dans leurs sept populations notamment au niveau des deacutetails des comportements sociaux et du fait que tous les individus dune population suivent une coutume donneacutee

Peut-on mettre en eacutevidence en laboratoire une transmission spontaneacutee des deacutetails dune technique dun individu agrave lautre par imitation vraie Ce serait une indication de plus en faveur de lexistence de meacutecanismes imitatifs en nature Victoria Horner et ses collegravegues ont publieacute en 2006 lexpeacuterience suivante245 portant sur des chimpanzeacutes (acircgeacutes denviron 20 ans)

Deux individus sont explicitement entraicircneacutes agrave sortir une reacutecompense dune boicircte en suivant une certaine meacutethode agrave lun on montre comment ouvrir une trappe vers le haut agrave lautre on montre une meacutethode diffeacuterente faire coulisser la trappe horizontalement Il sagit de la mecircme boicircte et les deux meacutethodes sont eacutequivalentes et permettent de louvrir facilement cette proceacutedure rappelle donc celle appliqueacutee aux leacutezards mentionneacutee ci-dessus

Par la suite un second individu est mis dans la mecircme piegravece quun des deux modegraveles entraicircneacutes et peut observer reacutepeacutetitivement le premier ouvrir la boicircte (10 fois ou bien jusquagrave ce que lobservateur lui-mecircme repousse le modegravele et prenne sa place) Lindividu modegravele est alors ocircteacute de la piegravece et le second peut reacutecupeacuterer 10 fois de suite la nourriture par ses propres moyens Le lendemain cest cet individu qui sera le modegravele pour un autre et ainsi de suite On creacutee ainsi des pseudo-geacuteneacuterations qui forment ce que les auteurs appellent des chaicircnes de diffusion de la mecircme maniegravere que Curio avait fait des chaicircnes avec ses merles conditionneacutes

La fideacuteliteacute sur six transmissions est de 100 (tous les membres successifs de la chaicircne adoptent toujours la meacutethode quils ont vue donc font tous comme le premier individu de la chaicircne)

Par contre dans un groupe controcircle ougrave les singes nont pas de modegravele agrave suivre chacun reacuteinvente facilement sa propre meacutethode pour ouvrir la boicircte Dune part il y a donc reacutepartition entre les meacutethodes dautre part cela montre que rien ne forccedilait vraiment les singes agrave faire comme leur modegravele

Donc dans cette situation cest bien une forme dimitation vraie qui semble ecirctre agrave lœuvre chez les singes Les reacutesultats sont dailleurs semblables lorsque les sujets sont des enfants humains de 3 ans et demi

245 Horner V Whiten A Flynn E amp de Waal F B (2006) Faithful replication of foraging

techniques along cultural transmission chains by chimpanzees and children Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America 103 13878-83

124

Imitation vs eacutemulation causes et conseacutequences

Les chimpanzeacutes apprennent-ils par eacutemulation (facilitation sociale) parce quils ne peuvent pas apprendre par imitation Ce quon a vu jusquagrave maintenant montre que ce nest probablement pas le cas Mais alors pourquoi ou dans quelles conditions ces animaux recourent-ils agrave ce parent pauvre de limitation Et quelle en est la conseacutequence tout agrave fait fondamentale

Leacutemulation est une strateacutegie pas une obligation

Une expeacuterience de leacutequipe de Victoria Horner et Andrew Whiten246 jette un nouvel eacuteclairage sur la question cela pourrait deacutependre du degreacute de visibiliteacute des relations causales en combinaison avec les tendances en partie lieacutees agrave lespegravece agrave utiliser une strateacutegie plutocirct quune autre

Les sujets eacutetaient des chimpanzeacutes (2-6 ans neacutes en liberteacute vivant dans un refuge mais ayant accegraves quotidiennement agrave un milieu de type forecirct on ne peut pas les consideacuterer comme accultureacutes chez les humains ce sont plutocirct les humains qui adoptaient une attitude de chimpanzeacutes dans les interactions mutuelles) un autre groupe eacutetait constitueacute par des enfants humains (41-59 mois)

Dans cette expeacuterience un humain montrait au sujet de quelle maniegravere sortir une reacutecompense dune boicircte La deacutemonstration contenait des actions pertinentes et des actions non pertinentes du point de vue causal en raison de la nature du dispositif

La boicircte eacutetait faite de telle maniegravere que certaines actions bien que possibles naidaient pas agrave atteindre la nourriture Ainsi agir sur le verrou sur le dessus de la boicircte et introduire le bacircton dans le trou du sommet eacutetaient des actions toutes deux inutiles car une paroi horizontale interne bloquait la boicircte agrave mi-hauteur

Dautre part la boicircte eacutetait soit transparente soit opaque Dans ce dernier cas il eacutetait impossible de deacuteterminer quelles eacutetaient les actions pertinentes ou non Au contraire quand la boicircte eacutetait transparente les sujets pouvaient voir quelle action eacutetait pertinente et produisait un effet dans le sens souhaiteacute

Les reacutesultats montrent un fonctionnement consideacuterablement diffeacuterent entre chimpanzeacutes et enfants humains

Si la boicircte eacutetait opaque les chimpanzeacutes refaisaient toutes les actions et imitaient donc la structure totale de laction Au contraire quand la boicircte eacutetait transparente ils ignoraient les actions inutiles et ne les recopiaient pas adoptant une strateacutegie dapprentissage par eacutemulation (reproduire les reacutesultats sans copier les actions) Ces diffeacuterences eacutetaient significatives (voir histogramme colonnes AB) Ceci suggegravere que lapprentissage par eacutemulation est la strateacutegie preacutefeacutereacutee des chimpanzeacutes quand il y a suffisamment dinformation causale

Au contraire les enfants eux utilisaient limitation dans tous les cas ce qui est dans ce cas-ci moins efficace (cest-agrave-dire quils copiaient aussi les actions visiblement inutiles) Les enfants semblent plus sensibles aux conventions culturelles et peut-ecirctre se focalisent diffeacuteremment de maniegravere plus pointue sur les reacutesultats actions et intentions du deacutemonstrateur dautant que lenfant est

246 Horner V and Whiten A (2005) Causal knowledge and imitationemulation switching in

chimpanzees (Pan troglodytes) and children (Homo sapiens) Animal Cognition 8 164-181

125

preacutedisposeacute agrave ce quon lui apprenne des choses dans une relation maicirctre-eacutelegraveve typique des humains Il est agrave noter que ce comportement diffeacuterent des enfants se manifeste dans toutes les cultures ougrave on a fait ce test

Cette diffeacuterence de strateacutegie entre chimpanzeacutes et humains qui nest finalement quune diffeacuterence de degreacute ou daccent a pourtant potentiellement eu des conseacutequences tregraves importantes sur leacutevolution diffeacuterentielle des cultures de ces deux espegraveces comme on le verra ci-dessous

Limitation mais pas leacutemulation permet leacutevolution culturelle

[BRA-183] Leacutevolution du cerveau se deacuteroule de maniegravere darwinienne (des variations geacuteneacutetiques preacutealables agrave lexistence de lindividu impliquent pour lui des conseacutequences pheacutenotypiques menant en fin de compte agrave des avantages ou des deacutesavantages en termes de reproduction)

Par contre leacutevolution de la culture et des techniques suit plutocirct un modegravele lamarckien il y a transmission dune geacuteneacuteration agrave lautre de caractegraveres acquis au cours de lexistence de lindividu Ces caractegraveres ne se transmettent pas par les gegravenes mais par apprentissage Lapprentissage est donc responsable de lexistence mecircme de la culture Mais quel apprentissage Comment des nouveauteacutes radicales peuvent-elles ecirctre diffuseacutees

Ainsi que le remarquent Boyd et Richerson247 mecircme dans les socieacuteteacutes de chasseurs-cueilleurs les plus simples la survie des individus deacutepend de connaissances et dune technologie complexes qui ont eacutevolueacute au cours des acircges qui sont transmises culturellement et quaucun individu ne pourrait inventer seul dun coup

Pour survivre dans le deacutesert du Kalahari les Kung San doivent savoir quelles plantes sont comestibles comment et ougrave les trouver aux diffeacuterentes saisons comment trouver de leau comment trouver le gibier comment faire des arcs et des flegraveches empoisonneacutees et doivent avoir bien dautres compeacutetences Ce qui est eacutetonnant cest que cest le mecircme cerveau qui permet aux Inuit dacqueacuterir les connaissances tout agrave fait diffeacuterentes neacutecessaires pour vivre dans la toundra et les glaces du Nord et aux Acheacute pour vivre dans la forecirct tropicale du Paraguay

Ces diffeacuterences reacutesultent dune eacutevolution culturelle cumulative des traditions complexes et deux types de donneacutees lindiquent

dune part les changements graduels sont mentionneacutes dans les traces historiques et archeacuteologiques

dautre part on trouve une arborescence des traditions dans laquelle des populations plus proches lune de lautre ont aussi des caracteacuteristiques culturelles plus semblables que des populations plus distantes

247 Boyd et Richerson [BOY-54] contrastent ici lapprentissage par mise en relief du stimulus (local enhancement) et lapprentissage par observation (observational learning) Ce dernier nest pas tregraves bien deacutefini car aussi bien lapprentissage par eacutemulation que lapprentissage par imitation reposent sur lobservation des actions des autres Afin que les choses soient plus claires jai reformuleacute en contrastant lapprentissage faciliteacute par les conditions dobservation indirecte ou directe (apprentissage par mise en relief du stimulus et apprentissage par eacutemulation) et apprentissage par imitation vraie celui qui preacuteserve tous les deacutetails mecircme ceux en apparence inutiles

126

Cette nature en arbre eacutevolutif de la culture est montreacutee par exemple par le fait quon peut utiliser les meacutethodes phylogeacuteneacutetiques des biologistes pour reconstituer larbre eacutevolutif du conte du Petit Chaperon Rouge248

Or aussi bien lapprentissage par mise en relief du stimulus ou eacutemulation que lapprentissage par imitation conduisent agrave des diffeacuterences comportementales persistantes entre populations par contre seul lapprentissage par imitation permet les changements culturels cumulatifs

03052017

Pour comprendre pourquoi seule limitation vraie (baseacutee sur la compreacutehension du fait quautrui est un agent intentionnel ce qui a pour conseacutequence quon imite tout y compris les actions quon ne comprend pas ou dont on ne voit pas lutiliteacute) permet leacutevolution culturelle cumulative consideacuterons la transmission culturelle de lusage doutils de pierre

Supposons que suite agrave des conditions favorables un hominideacute primitif avait appris agrave frapper des cailloux entre eux pour faire des eacuteclats utilisables Ses compagnons qui passaient du temps pregraves de lui auraient eacuteteacute exposeacutes au mecircme type de conditions et certains dentre eux auraient aussi appris agrave faire des eacuteclats mais entiegraverement par eux-mecircmes

Ce comportement pourrait donc ecirctre preacuteserveacute par mise en relief du stimulus (les groupes ougrave il y a usage doutils passeraient plus de temps agrave proximiteacute des pierres approprieacutees) ou apprentissage par eacutemulation (les individus verraient que dautres agissent sur les pierres et en tirent quelque chose) - mais cela nirait pas plus loin Mecircme si un individu particuliegraverement talentueux trouvait un moyen dameacuteliorer les eacuteclats cette innovation ne se transmettrait pas agrave dautres membres du groupe puisque chacun redeacutecouvre la technique par lui-mecircme

Par contre par imitation les innovations peuvent persister aussi longtemps que des individus plus jeunes peuvent acqueacuterir les deacutetails les plus fins du nouveau comportement

Lapprentissage par imitation peut donc mener agrave leacutevolution cumulative de comportements quaucun individu naurait pu inventer par lui-mecircme

Bien que les chimpanzeacutes soient tout agrave fait capables dimiter au sens propre leur strateacutegie preacutefeacutereacutee reste lapprentissage par eacutemulation Serait-ce alors que les diffeacuterences de complexiteacute entre cultures humaine et chimpanzeacute ne seraient dues agrave lorigine quagrave un changement de strateacutegie chez les humains qui na pas eu lieu chez les chimpanzeacutes

248 Cet arbre montre que le conte ancestral date du 1er siegravecle et que le Petit Chaperon Rouge a divergeacute vers lan 1000 La branche africaine a donneacute entre autres des contes tregraves similaires au Petit Chaperon Rouge par eacutevolution convergente Labstract de larticle dit notamment Researchers have long been fascinated by the strong continuities evident in the oral traditions associated with different cultures According to the lsquohistoric-geographicrsquo school it is possible to classify similar tales into ldquointernational typesrdquo and trace them back to their original archetypes However critics argue that folktale traditions are fundamentally fluid and that most international types are artificial constructs Here these issues are addressed using phylogenetic methods that were originally developed to reconstruct evolutionary relationships among biological species and which have been recently applied to a range of cultural phenomena Tehrani JJ (2013) The phylogeny of Little Red Riding Hood PLoS ONE 8(11) e78871 doi 101371journalpone0078871

127

Des preacutedispositions leacutegegraverement diffeacuterentes auraient donc pu ecirctre en partie au coeur des diffeacuterences de complexiteacute culturelle que lon observe entre ecirctre humains et chimpanzeacutes bien que tous deux soient des espegraveces technologiques

De maniegravere inteacuteressante on voit aussi une diffeacuterence de preacutedisposition initiale entre bonobos (qui nutilisent pas doutils en nature) et chimpanzeacutes Alors mecircme que rien dans leacutecologie des ces deux espegraveces ne les distingue on constate dans les populations sauvages249 une preacutedisposition agrave manipuler des objets plus marqueacutee chez les chimpanzeacutes juveacuteniles que chez les bonobos juveacuteniles Evidemment cela pose la question de la direction de la relation causale est-ce parce que les jeunes chimpanzeacutes sont plus manipulateurs que lusage doutils est apparu chez cette espegravece et pas chez lautre ou est-ce parce que les chimpanzeacutes juveacuteniles sont dans une culture agrave outils quils sont plus porteacutes agrave prendre des objets en main

Neurones miroirs et perception des intentions

On a vu dans les expeacuteriences de Whiten en 1996 que si singes et enfants imitent tous deux les singes le font tout de mecircme avec un degreacute moindre

Selon Tomasello les chimpanzeacutes nemploient pas (ou moins) les capaciteacutes imitatives que lon observe chez lenfant humain car ils perccediloivent moins ou naccordent que peu dimportance aux intentions dautrui

Pour les enfants lintention (le but) du sujet modegravele est centrale agrave ce quils perccediloivent donc son comportement exact (la meacutethode) devient important Pour les chimpanzeacutes ce sont les relations physiques (outil-nourriture) qui sont preacutegnantes lintention du modegravele neacutetant pas jugeacutee cruciale pour donner un sens agrave laction

A fortiori il doit en aller de mecircme chez les autres primates en particulier les primates moins proches de nous que les chimpanzeacutes et autres hominoiumldes On pourrait mecircme naiumlvement supposer que ces primates-lagrave nont pas du tout le moyen de se repreacutesenter les intentions dautrui sauf si on reacutealise que dans un groupe social traiter les intentions est absolument indispensable Pour en savoir davantage on peut sinteacuteresser aux donneacutees eacutelectrophysiologiques une approche compleacutementaire

Au deacutebut des anneacutees 90 Giacomo Rizzolatti agrave Parme eacutetudiait les correacutelats de la deacutecharge de neurones moteurs du cortex preacutemoteur ventral (aire F5) Ces neurones deacutechargeaient lorsque le singe faisait un mouvement de preacutehension Alors que le systegraveme denregistrement eacutetait en fonction une personne dans le laboratoire a effectueacute un geste de preacutehension (fortuit) en vue du singe et le mecircme neurone qui deacutechargeait lors de laction du singe lui-mecircme a deacutechargeacute lors de lobservation de laction faite par un autre individu

Rizzolatti intrigueacute par ce pheacutenomegravene en a poursuivi leacutetude et a nommeacute ce type de neurone des neurones miroirs qui sont devenus bien connus depuis250

249 Koops K Furuichi T amp Hashimoto C (2015) Chimpanzees and bonobos differ in intrinsic motivation for tool use Scientific Reports 5 11356 DOi 101038srep11356 250 Voir p ex la revue Rizzolatti G Fogassi L amp Gallese V (2006) Mirrors in the Mind Scientific American 16 octobre 2006 ainsi que Fabbri-Destro M amp Rizzolatti G (2008) Mirror neurons and mirror systems in monkeys and humans Physiology 23 171-179

128

Caracteacuteristiques des neurones miroirs

Parmi les proprieacuteteacutes qui ont eacuteteacute deacutecouvertes ensuite certaines nous inteacuteressent

Ces neurones ne deacutechargent pas uniquement en fonction de laction mais en fonction de laction et de son intention Cela a eacuteteacute montreacute dans une expeacuterience ougrave le singe voyait une main effectuer un geste de preacutehension Un neurone donneacute deacutechargeait lorsque le geste aboutissait vraiment agrave prendre un objet mais pas sil avait lieu sur une table vide (situations A et B sur la figure)

On pourrait objecter que la situation perceptive neacutetait pas la mecircme dans un cas il y avait un objet dans la scegravene dans lautre rien Rizzolatti et collegravegues ont donc fait le controcircle suivant la fin de laction eacutetait cacheacutee par un eacutecran (situations C et D) seul le deacutebut eacutetait visible (mais le singe savait par auparavant sil y avait ou non un objet) Dans ce cas la stimulation visuelle eacutetait exactement la mecircme Pourtant le neurone miroir ne deacutechargeait que quand laction avait vraiment pour cible lobjet (invisible) indiquant par lagrave semble-t-il une participation au traitement des intentions dautrui

Dans une eacutetude plus reacutecente251 les auteurs se sont demandeacute si ceacutetait plutocirct le but (lintention) ou plutocirct la forme exacte du mouvement lui-mecircme qui deacuteterminait la reacuteponse des neurones miroirs leur eacutetude a montreacute chez des humains cette fois que la reacuteaction des aires preacutemotrices (et associeacutees) reste la mecircme que laction observeacutee soit faite par un ecirctre humain (dont on ne voit que le bras) ou par un bras robotiseacute A leacutevidence la forme du mouvement est tregraves dissemblable (le robot eacutetait dailleurs programmeacute pour que son mouvement soit aussi peu biologique que possible)252 ce nest donc pas agrave une ressemblance de surface quest due la similitude des reacuteponses

Les auteurs pensent que leurs reacutesultats renforcent lideacutee que le systegraveme des neurones miroirs peut aussi servir agrave repreacutesenter des actions dont nous comprenons lintention mais pour lesquelles notre faccedilon dy arriver ne correspond pas agrave celle du modegravele

Un support agrave la compreacutehension immeacutediate de lintention

Pour ce qui nous concerne ici Rizzolatti et ses collegravegues pensent donc que les neurones miroirs font partie dun module de traitement qui permet de comprendre les actions et intentions des autres de maniegravere immeacutediate auparavant on pensait

251 Gazzola V Rizzolatti G Wicker B amp Keysers C (2007) The anthropomorphic brain The mirror neuron system responds to human and robotic actions Neuroimage 35 1674-1684 252 cf The construction of the robot was such that it could move its arm up and down and for- and backwards Its wrist could turn around the main axis of his arm The robotrsquos claw was composed of two pieces of metal that could translate parallel to the axis of the arm Movements were controlled by a computer To ensure that the robotic kinematics would be clearly non-biological only one degree of freedom was moved at a time (vertical or horizontal or rotational) In addition the movements of the robot were slow of constant velocity and were later accelerated to match the duration of natural human movements using video-editing (Adobe Premiere pro) This resulted in linear velocity profiles that differed very much from the bell-shaped acceleration profiles typical for biological motion The human agent was instructed to perform the actions as naturally as possible and the most natural of 5 repetitions of each action was selected To reduce overt visual differences the claw of the robot was spray-painted in yellow to resemble the skin color of the human hand and the human wore a black jumper to resemble the color of the arm of the robot

129

que linterpreacutetation des actions devait se fonder sur lexpeacuterience acquise et donc deacutependait dune forme de raisonnement baseacute sur lapprentissage un traitement complexe Linterpreacutetation immeacutediate des intentions repreacutesente bien sucircr un avantage adaptatif certain dans une espegravece hautement sociale

Selon ces auteurs les neurones miroirs pourraient ecirctre de par leur fonction de repreacutesentation de laction des autres agrave la base des capaciteacutes dapprendre par imitation253 (ou en tout cas faire partie du circuit qui permet cette forme dapprentissage)

Alors pourquoi limitation - qui se baserait sur lidentification des intentions - serait-elle impossible chez les singes et mecircme les singes non anthropoiumldes - puisque cest chez le macaque quon a deacutecouvert ces neurones miroirs

Un systegraveme tregraves reacutepandu

Cette question se pose de maniegravere dautant plus aigueuml depuis quon sait (ou quon a de bonnes raisons de soupccedilonner) quil existe des neurones dans de nombreux clades qui nont rien agrave voir avec les primates hominoiumldes Des donneacutees anatomo-fonctionnelles ont ainsi mis en eacutevidence des neurones miroirs non seulement chez les humains et les macaques comme on vient de le voir mais aussi chez les oiseaux (ougrave ils sont lieacutes agrave lapprentissage du chant chez les macircles des oiseaux chanteurs chant qui se transmet dans certaines espegraveces selon de veacuteritables variantes culturelles et par imitation des autres oiseaux entendus) Des indications anatomiques et comportementales laissent supposer que des neurones miroirs existent chez les rongeurs et finalement sur la base dobservations comportementales seules on sattend agrave en trouver chez les carnivores (cf observations chez les chiens voir plus bas) les onguleacutes (observations deacutejagrave mentionneacutees chez les baleines observations chez les eacuteleacutephants et les dauphins254) chez les reptiles (observations chez les leacutezards deacutejagrave mentionneacutees) et chez les mollusques (poulpes)

Les macaques remarquent quon les imite

Jusquagrave maintenant cependant on na jamais observeacute dimitation chez les singes non hominoiumldes quon a testeacutes agrave ce sujet (capucins macaques) Ils ne reacutepegravetent pas des actions qui sont nouvelles relativement agrave leur reacutepertoire comportemental255 Donc on pourrait penser quil leur manque un meacutecanisme autorisant un matching perceptif (une mise en correspondance perceptive) entre soi et les autres et permettant de reproduire des actions Mais au vu du fait que cest justement chez les macaques quon a deacutecouvert les neurones miroirs cela semblerait bien eacutetrange

Il faut peut-ecirctre aborder le problegraveme autrement pour mettre en eacutevidence certains de ces meacutecanismes cognitifs la capaciteacute de simplement reconnaicirctre quand on est imiteacute pourrait reposer en effet sur les mecircmes meacutecanismes Les actions que lon fait doivent alors quand mecircme pouvoir ecirctre compareacutees agrave celles que fait lautre Cette capaciteacute devrait logiquement deacutependre de meacutecanismes plus simples que limitation

253 Vois aussi la courte revue de Bonini L amp Ferrari P F (2011) Evolution of mirror systems a simple mechanism for complex cognitive functions Annals of the New York Academy of Sciences 1225(1) 166-175 254 Les ceacutetaceacutes sont issus donguleacutes terrestres et donc font partie de ce clade 255 Cependant il semble y avoir des indices suggeacuterant une imitation vraie chez les marmosets voir Voelkl B amp Huber L (2000) True imitation in marmosets Animal Behaviour 60(2) 195-202

130

dans limitation le sujet doit reconstruire toute laction agrave imiter (il faut meacutemoire planification controcircle inhibiteur) Dans la simple reconnaissance de limitation toute la partie planification tombe

Dans une expeacuterience datant dune dizaine danneacutees256 dix macaques (Macaca nemestrina) ont eacuteteacute testeacutes de la maniegravere suivante un agrave la fois le macaque en cage agrave qui on avait donneacute divers objets eacutetait face agrave deux expeacuterimentateurs assis cocircte agrave cocircte Pendant un laps de temps donneacute lun des deux humains imitait exactement chaque action faite par le singe alors que le second faisait des actions en mecircme temps que le singe mais dune autre nature Une cameacutera filmait le singe et un observateur naiumlf (qui ne voyait pas les humains) notait de quel cocircteacute le singe regardait Les reacutesultats montrent que le singe est plus inteacuteresseacute par (c-agrave-d regarde plus longtemps) lhumain qui est en train de vraiment limiter mais cela uniquement pendant les actions de manipulation (pas pendant que les objets sont porteacutes agrave la bouche) Le macaque peut donc bien distinguer si on imite ses actions manipulatrices ou non

Comme le suggegraverent ces auteurs les neurones miroirs mettent en correspondance les actions observeacutees avec le reacutepertoire moteur interne ils peuvent ecirctre agrave la base dun meacutecanisme qui serait agrave la base de la reconnaissance de limitation (aussi bien que de limitation elle-mecircme dans les espegraveces ougrave elle apparaicirct)

On ne sait pas si les macaques ont une compreacutehension explicite ou seulement implicite du fait quils sont imiteacutes Nadel suggegravere que si la compreacutehension est explicite elle devrait donner lieu agrave des comportements de test (faire un geste particulier pour voir si lautre le fait aussi) ce quon na pas observeacute dans cette eacutetude On pourrait donc penser que chez ces singes agrave queue il ny a pas de reconnaissance explicite de limitation ce qui est en accord avec le fait quon na pas dindications quil existerait une theacuteorie de lesprit chez ces singes - mais on y reviendra

Complexiteacute sociale et cognition Ce qui eacutetait auparavant consideacutereacute comme une frontiegravere claire seacuteparant les humains des autres animaux devient peu agrave peu une zone floue et grise certains animaux semblent posseacuteder certaines parties de lensemble des aptitudes que nous consideacuterons appartenir agrave la cognition avanceacutee En partie cela est ducirc au fait que dautres animaux que nous sont sociaux La vie dans un groupe social amegravene des avantages (p ex en termes de protection contre les preacutedateurs) mais elle introduit aussi une situation de concurrence permanente pour laccegraves aux ressources (nourriture et partenaires sexuels) le reacutesultat en est une grande complexiteacute des relations entre individus pour la maicirctrise de laquelle il faut des meacutecanismes cognitifs sophistiqueacutes

256 Paukner A Anderson J R Borelli E Visalberghi E amp Ferrari P F (2005) Macaques (Macaca nemestrina) recognize when they are being imitated Biology Letters 1 219-222

131

Les espegraveces sociales ont des meacutecanismes cognitifs plus deacuteveloppeacutes

Lideacutee que vivre en groupe neacutecessite plus de cerveau que dautres aspects de la vie est due agrave Nicholas Humphrey et est comparativement reacutecente257 (1976) Et cest Andrew Whiten dont on a deacutejagrave parleacute qui a proposeacute vers la fin des anneacutees 1980 que les gros cerveaux des humains avaient eacutevolueacute avant tout pour reconnaicirctre et reacutegler les dilemmes sociaux Cette ideacutee a eacuteteacute reprise et eacutelaboreacutee par la suite par dautres auteurs comme Robin Dunbar avec sa social brain hypothesis 258

De nos jours la theacuteorie de lesprit (TE la compreacutehension intuitive immeacutediate de lesprit dautrui) est reconnue comme une aptitude cognitive fondamentale sous-jacente agrave ladaptation agrave la vie sociale en geacuteneacuteral mais aussi agrave lenseignement la tromperie peut-ecirctre mecircme au langage et sans doute son eacutevolution a-t-elle eacuteteacute massivement lieacutee agrave celle de la conscience la capaciteacute de penser agrave ses propres penseacutees et de simaginer en tant quacteur dans un sceacutenario social On y reviendra dailleurs plus tard

Donc socialiteacute et cognition pourraient bien aller de pair Pour eacutetablir si les espegraveces sociales ont vraiment des capaciteacutes cognitives supeacuterieures une bonne meacutethode consiste agrave comparer cognitivement entre elles deux espegraveces (ou deux ordres etc) que seule la complexiteacute sociale diffeacuterencie

Chez les mammifegraveres lenceacutephalisation est lieacutee agrave la socialiteacute

Ainsi dans une eacutetude assez reacutecente les auteurs259 ont mis en eacutevidence que dans les diffeacuterents ordres et sous-ordres de mammifegraveres il existait un lien entre socialiteacute et taux daccroissement de lenceacutephalisation au cours de leacutevolution

Dans cette eacutetude la socialiteacute est mesureacutee en regardant dans chaque ordre ou sous-ordre consideacutereacute la proportion despegraveces vivant en groupes sociaux stables Quant agrave la vitesse denceacutephalisation au cours du temps elle a eacuteteacute eacutevalueacutee en calculant laccroissement de taille relative des cerveaux entre lapparition de lordre (resp du sous-ordre) et le preacutesent La valeur numeacuterique de la pente reacutesultante (slope) est repreacutesenteacutee en abscisse sur les deux graphes Les valeurs de pente proches de zeacutero veulent dire quil ny a pas eu daccroissement sur le temps consideacutereacute (pex chez les feacuteliformes et les ruminants)

Si on regarde les ordres260 ce sont ceux qui ont la plus grande proportion despegraveces sociales qui se sont enceacutephaliseacutes le plus Si maintenant on regarde le deacutetail des sous-ordres agrave linteacuterieur de chaque ordre la mecircme chose apparaicirct les sous-ordres preacutesentant le plus despegraveces sociales se sont enceacutephaliseacutes le plus

257 Dans le chapitre The Social Function of Intellect publieacute pour la premiegravere fois en 1976 dans Growing Points in Ethology (ed PPG Bateson and RA Hinde) Cambridge University Press pp 303- 317 258 Voir pex Dunbar R I (1998) The social brain hypothesis Brain 9(10) 178-190 259 Shultz S amp Dunbar R (2010) Encephalization is not a universal macroevolutionary phenomenon in mammals but is associated with sociality Proceedings of the National Academy of Sciences 107(50) 21582-21586 260 Les ordres et sous-ordres indiqueacutes sont les suivants insectivores (p ex heacuterisson) primates (anthropoiumldes p ex chimpanzeacute strepsirrhiniens p ex leacutemurien) peacuterissodactyles (onguleacutes agrave doigts impairs hippomorphes p ex cheval ceacuteratomorphes p ex tapir et rhinoceacuteros) ceacutetaceacutes (odontocegravetes p ex orque) artiodactyles (onguleacutes agrave doigts pairs ruminants pex girafe tylopodes p ex chameau) carnivores (caniformes p ex loup feacuteliformes p ex tigre)

132

Ainsi chez les carnivores les feacuteliformes (chats et apparenteacutes) ont conserveacute de plus petits cerveaux relativement agrave leur corps que les caniformes (chiens et apparenteacutes) ces derniers sont eacutegalement plus sociaux De mecircme parmi les artiodactyles (onguleacutes agrave nombre pair de doigts) les tylopodes (chameaux) sont plus enceacutephaliseacutes et plus sociaux que les ruminants Degreacute de socialiteacute et enceacutephalisation semblent donc bien aller de pair

Capaciteacutes cognitives des corvideacutes testeacutees en laboratoire

Bond Kamil et Balda ont compareacute261 les capaciteacutes cognitives dune espegravece de geais non sociale (scrub jay Aphelocoma californica vit en couple avec enfants) et celles dune espegravece hautement sociale (pinyon jay Gymnorhinus cyanocephalus groupes stables de 50 agrave 500 individus) ces deux espegraveces sont agrave part cela tregraves semblables

Tenir le compte de relations sociales demande davoir une meacutemoire pour un grand nombre de relations deux agrave deux (dyadiques) et de maicirctriser les infeacuterences transitives (si A est dominant sur B et B sur C alors A est dominant sur C) Voit-on des diffeacuterences entre une espegravece et lautre dans ce type de traitement cognitif mecircme appliqueacute agrave des informations non sociales

On entraicircne les oiseaux (pris individuellement) agrave frapper sur un eacutecran pour obtenir une reacutecompense agrave lapparition de taches de couleur Les couleurs apparaissent par paires et il faut frapper lune uniquement si elle est accompagneacutee de la bonne autre (reacutecompense nourriture punition deacutelai de 30 secondes avant lessai suivant) Par exemple lanimal doit retenir (mais dans le deacutesordre) que si B et C sont preacutesenteacutes simultaneacutement B est la cible correcte et que si C et D sont preacutesenteacutes C est correct (ceci creacutee un ordre implicite des couleurs qui servira agrave lautre partie de lexpeacuterience)

Les geais sociaux sont bien meilleurs que les autres ils apprennent plus vite (comme lindique leur courbe dapprentissage plus pentue) lensemble des 6 dyades et leurs performances sont comparables agrave celles de macaques

Des essais de transfert occasionnels permettent aux auteurs de mesurer les capaciteacutes dinfeacuterence transitive Par exemple on preacutesente ensemble les couleurs B et D Si lanimal applique la regravegle dinfeacuterence transitive sur les relations apprises preacuteceacutedemment B gagne sur C et C gagne sur D alors il va en tirer B gagne sur D et donc reacutepondre B

A nouveau les geais sociaux sont meilleurs262 agrave ce test et appliquent plus que les autres la regravegle dinfeacuterence

Comment le disent les auteurs The evolutionary origin of human intellectual capabilities is one of the most challenging issues in behavioural biology Often the question is treated as one that can be approached only through observational studies of higher primates But some of the factors leading to the evolution of

261 Bond A B Kamil A C amp Balda R P (2003) Social complexity and transitive inference in corvids Animal Behaviour 65(3) 479-487 262 Les auteurs remarquent que diverses diffeacuterences dans leacutecologie de ces deux espegraveces pourraient participer aussi agrave ces diffeacuterences cognitives Lespegravece sociale est aussi celle qui cache des graines et a donc des compeacutetences spatiales raffineacutees pour tirer cela au clair dautres expeacuteriences devraient comparer cette fois les casse-noix moucheteacutes et les choucas corvideacutes proches lun de lautre mais dont les compeacutetences spatiales et les compeacutetences sociales sont inverseacutees

133

human intelligence must be general having effects on the cognitive abilities and organization of other vertebrate species The experiments and results reported here demonstrate the possibility of testing hypotheses about the evolution of intellectual abilities with nonprimate species263

Et les reacutesultats obtenus vont dans le sens de lhypothegravese agrave savoir que les espegraveces sociales ont ducirc deacutevelopper une panoplie de capaciteacutes cognitives dapplication passablement geacuteneacuterale neacutees du besoin de maicirctriser les relations sociales complexes Ces capaciteacutes ont pu ecirctre co-opteacutees par la suite pour dautres situations dautres eacuteleacutements agrave analyser etc (ce quen biologie on appelle des exaptations - des adaptations utiliseacutees pour autre fonction)

Utilisation de meacuteta-outils par des corbeaux

Ces capaciteacutes supeacuterieures des animaux sociaux se trouvent eacutegalement confirmeacutees par des manifestations en nature par exemple en ce qui concerne lusage doutils ainsi on a vu que les corbeaux de Nouvelle Caleacutedonie font en nature deux types doutils des crochets fabriqueacutes agrave partir de branchettes et des feuilles deacutecoupeacutees agrave coup de bec en forme de scie

Des donneacutees de laboratoire dAlex Taylor et collegravegues264 sur cette mecircme espegravece montrent que ces corbeaux vont spontaneacutement utiliser un objet comme outil pour semparer dun autre objet qui servira doutil cette utilisation dun outil sur un autre - dun meacuteta-outil - est consideacutereacutee par certains comme une eacutetape cruciale de leacutevolution des hominideacutes

Les auteurs ont placeacute les corbeaux dans une situation ougrave la nourriture eacutetait dans une boicircte trop eacutetroite et profonde pour y mettre le bec ou la patte (agrave droite sur limage) Il y avait aussi deux cagettes dont lune contenait un bacirctonnet de longueur suffisante pour reacutecupeacuterer la nourriture il eacutetait cependant inatteignable directement lui aussi Un autre bacirctonnet plus court eacutetait agrave porteacutee devant les cagettes La solution consistait agrave prendre le petit bacirctonnet lutiliser pour reacutecupeacuterer le bacirctonnet plus grand pour finalement aller chercher la nourriture

Une partie des oiseaux reacuteussit le test dembleacutee une autre partie met plus longtemps agrave comprendre Cela eacutetant on a bien des individus qui manifestent la capaciteacute agrave planifier une action en deux eacutetapes impliquant laction sur un outil pour pouvoir utiliser le second outil

La performance des corbeaux est comparable agrave celle des grands singes 5 gorilles sur 6 3 orangs sur 5 et 3 chimpanzeacutes sur 5 avaient montreacute cette capaciteacute dans des expeacuteriences de Mulcahy et al (2005) et pour les chimpanzeacutes de Koumlhler (1925)

Dautres expeacuteriences plus reacutecentes de la mecircme eacutequipe sur les Corvideacutes montrent que certains individus peuvent coordonner des moyens et des buts sur trois eacutetapes

263 Lorigine eacutevolutive des capaciteacutes intellectuelles humaines est lun des problegravemes les plus difficiles de la biologie du comportement Souvent la question est traiteacutee comme ne pouvant ecirctre abordeacutee que par des eacutetudes dobservation des primates supeacuterieurs Mais certains des facteurs qui conduisent agrave leacutevolution de lintelligence humaine sont probablement geacuteneacuteraux et ont ducirc avoir des effets sur les capaciteacutes cognitives et lorganisation dautres espegraveces de verteacutebreacutes Les expeacuteriences et les reacutesultats preacutesenteacutes ici deacutemontrent la possibiliteacute de tester des hypothegraveses sur leacutevolution des capaciteacutes intellectuelles en travaillant avec des espegraveces autres que des primates 264 Taylor A H Hunt G R Holzhaider J C and Gray R D (2007) Spontaneous metatool use

by New Caledonian crows Current Biology 17 1504-7

134

voire bien davantage Un oiseau star 007 aussi du laboratoire de Taylor a pu ainsi construire la concateacutenation de huit eacutetapes pour arriver agrave se saisir de la nourriture On trouve la videacuteo de cet exploit sur Youtube265 Notons au passage que ces oiseaux sont des individus sauvages captureacutes et testeacutes durant six mois avant decirctre relacirccheacutes

Mais lintelligence et la vie sociale ne suffisent pas

[BOY] Malgreacute ce quon pourrait croire ladaptation par eacutevolution culturelle cumulative (baseacutee sur limitation vraie) nest apparemment pas un sous-produit ineacutevitable de lintelligence et de la vie sociale

Pour preuve les ceacutebideacutes (capucins etc) sont parmi les creacuteatures les plus intelligentes En nature ils utilisent des outils et reacutealisent des comportements complexes et en captiviteacute on peut leur apprendre des tacircches tregraves exigeantes Les ceacutebideacutes vivent en groupes sociaux et ont tout agrave fait loccasion dobserver le comportement dautres membres de leur espegravece Mais apparemment ils napprennent jamais rien par imitation ceci suggegravere que limitation nest pas un sous-produit automatique de lintelligence et des occasions fournies par la vie sociale Il semblerait plutocirct que des meacutecanismes psychologiques speacutecifiques sont neacutecessaires et ont ducirc eacutevoluer sous des pressions speacutecifiques

Ceci suggegravere agrave son tour que les meacutecanismes psychologiques qui permettent aux humains dapprendre par imitation sont des adaptations qui ont eacuteteacute mises en place par la seacutelection naturelle car la culture est avantageuse

Cela dit il se pourrait aussi que les capaciteacutes dimitation soient un sous-produit dune autre adaptation la bipeacutedie la communication vocale complexe la capaciteacute de tromper autrui

La culture agit en retour sur les meacutecanismes cognitifs

Faut-il penser que le milieu socio-culturel dans lequel est inseacutereacute lindividu modifie sa tendance agrave imiter

Tomasello Savage-Rumbaugh et Kruger266 ont compareacute en 1993 des bonobos et chimpanzeacutes eacuteleveacutes par leur megravere dautres accultureacutes267 (eacuteleveacutes comme des enfants humains et exposeacutes agrave un systegraveme de communication langagier) 8 enfants humains de 18 mois ainsi que 8 de 30 mois Les deux groupes de chimpanzeacutes avaient eacuteteacute preacutepareacutes agrave la tacircche sur plusieurs jours en eacutetant mis dans des situations de tacircches dimitation268

On a preacutesenteacute agrave chaque sujet 16 nouveaux objets (surtout de loutillage levier pince bobine adapteacutes pour que les sujets puissent les utiliser) dans lespace de

265 httpyoutubeAVaITA7eBZE 266 Tomasello M Savage-Rumbaugh S amp Kruger AC (1993) Imitative learning of actions on objects by children chimpanzees and enculturated chimpanzees Child Development 64(6) 1688-1705 267 Bonobos Kanzi Panbanisha chimpanzeacute Panzee Ces sujets avaient eacuteteacute eacuteleveacutes degraves lenfance en contact permanent avec des humains et participaient quotidiennement au mecircme genre dactiviteacutes que des enfants auraient faites On les encourageait agrave sinteacuteresser agrave des objets de maniegravere en mecircme temps que les humains (attention partageacutee) et agrave agir sur ces objets De plus tous ces singes ont eacuteteacute exposeacutes agrave la parole humaine et agrave un systegraveme de communication par lexigrammes Voir Savage-Rumbaugh et al 1986 268 Pas deacutecrites dans larticle

135

deux jours Pour douze de ces objets un expeacuterimentateur humain deacutemontrait une action simple puis une action complexe (cela pouvait ecirctre par exemple ouvrir une boicircte de peinture avec un levier) et demandait au sujet de faire comme lui Pour les 4 derniers objets une seule action eacutetait deacutemontreacutee et lordre dimiter neacutetait donneacute que 48 heures plus tard

Des personnes travaillant sans connaicirctre les hypothegraveses de leacutetude ont ensuite codeacute les comportements enregistreacutes sur videacuteo et ont mesureacute (a) si le sujet reproduisait le but de laction et (b) sil reproduisait les moyens (cest-agrave-dire le deacuteroulement de laction)

Pour ce qui est de limitation immeacutediate les chimpanzeacutes eacuteleveacutes par leur megravere ont obtenu des scores dimitation bien infeacuterieurs agrave ceux des enfants de 18 et 30 mois et des chimpanzeacutes accultureacutes aupregraves des humains (accessoirement pour limitation retardeacutee de 48 heures les seuls agrave y parvenir eacutetaient les chimpanzeacutes accultureacutes) En reacutesumeacute les chimpanzeacutes eacuteleveacutes avec leur megravere ne reproduisent pas les actions les autres (chimpanzeacutes accultureacutes chez les humains et beacutebeacutes humains) oui269

269 [Les auteurs pp 1701-1702 jusfifient ainsi leur maniegravere dinterpreacuteter leurs reacutesultats] There are three explanations for these findings that immediately suggest themselves First the mother reared chimpanzees have had less experience with human artifacts than the other those groups of subjects (although they have had some experience) and it is thus possible that the differences observed are not due to differences of imitative learning per se but rather to differences in the abilities of subjects to perform the experimental actions We do not believe that this interpretation is correct for two reasons First caretakers familiar with the animals chose the experimental objects and actions to be within the performance capabilities of the subjects including the mother-reared chimpanzees Second the mother-reared chimpanzees showed no signs of having any more difficulty performing the target actions than at least some of the other subjects In both sets of trials for which there were no demonstrations free play and teaching trials the mother reared chimpanzees performed the target actions as often or more often than at least one other group of subjects usually the 18 month old children In the free play period all four groups of subjects performed the simple tasks equally often and the mother reared chimpanzees and 18 month old children performed the complex actions equally often as well In the teaching trials administered only after trials on which subjects had not imitated successfully the mother reared chimpanzees successfully performed both types of target actions proportionally as often as the 18-month old children It is thus unlikely that the poorer performance of the mother reared chimpanzees can be attributed to lesser cognitive or motoric abilities with the tasks at hand A second possible explanation concerns the subjects understanding of what they were to do in the experimental session We adopted for this study a Do what I do format (see Whiten amp Ham 1992 for a discussion) This required some means of communicating to subjects that their task was to reproduce in their own behavior the demonstrated actions This was communicated to the human children by means of linguistic and nonlinguistic instructions from the experimenter Both groups of chimpanzees on the other hand were given some training in what was expected of them prior to our experiment The problem is that it is possible that the mother reared chimpanzees still did not understand what they were supposed to do in the same way as other subjects perhaps because their ability to communicate with human experimenters is not as sophisticated Once again however we do not believe that this was a major factor in determining our results Mother reared chimpanzees performed the target actions or attempted to do so (by producing the means only) much more after a demonstration than they did during the free play period demonstrating at the very least the effect of their having watched the demonstration and possibly their understanding of the instructions in some very general sense Further evidence for this interpretation is the fact that they clearly expected praise when they successfully imitated the demonstration (eg by looking to the experimenter expectantly) and they showed signs of guilt when they were not cooperating (eg by looking away and down) Finally when only those trials in which subjects seemed to be attempting to perform the target behavior were analyzed (ie by eliminating the subset of Neither trials in which the subject seemed to not be cooperating at all) mother reared

136

De maniegravere geacuteneacuterale les eacutetudes y compris reacutecentes montrent que les chimpanzeacutes non accultureacutes ne copient pas des actions nouvelles Comme le soulignent Tennie et al (2012) suite agrave une eacutetude sur limitation par des chimpanzeacutes

Our study supports the idea that non-enculturated chimpanzees generally do not (or even cannot) copy novel actions (hellip) Together with the apparent rareness of copying of familiar actions (hellip) our results suggest the following Chimpanzees do not readily action copy in general (based also on a literature reviewhellip) It takes special situations andor subjects in order even to copy familiar actions (contextual imitation) which renders the evolution of culture in chimpanzees a difficult and highly unlikely process (hellip) This data would suggest that non-enculturated chimpanzees could not sustain a culture based even to a small degree on the copying of actions

Il reste une question eacutepineuse Lacculturation permet-elle simplement de faire sexprimer des capaciteacutes dapprentissage par imitation preacutesentes dans lespegravece (mais qui ne deviennent apparentes quagrave cause de lenvironnement enrichi veacutecu par les singes accultureacutes) Ou est-ce que la socialisation humaine geacutenegravere des capaciteacutes atypiques semblables agrave celles des humains

Une parenthegravese Le chien - comme lenfant

Apregraves avoir eacuteteacute longtemps neacutegligeacute car consideacutereacute comme un animal domestique-donc-deacutegeacuteneacutereacute Canis familiaris270 est depuis le deacutebut du 21egraveme siegravecle au coeur dune veacuteritable explosion deacutetudes cognitives et en effet comme chaque proprieacutetaire de chien (pas neacutecessairement tregraves objectif il est vrai) vous le dira les chiens montrent des capaciteacutes cognitives tout agrave fait eacutetonnantes - et inattendues pour un carnivore pas excessivement enceacutephaliseacute compareacute aux primates La lecture de lamusant et fascinant ouvrage de Brian Hare et Vanessa Woods The Genius of Dogs271 en convaincra mecircme le lecteur le plus sceptique

Nous reviendrons plus loin en deacutetail sur ces capaciteacutes Mais remarquons ici deacutejagrave que le chien est accultureacute parmi les humains depuis tregraves longtemps la ligneacutee de loups qui a donneacute les chiens aurait commenceacute agrave diverger des autres loups il y a 100000 ans lanalyse de lADN mitochondrial des chiens laisse supposer une reacuteelle domestication entre il y a 40000 et 15000 ans et les traces indiscutables de domestication du chien ont environ 15000 ans272 Les chiens ont probablement

chimpanzees were still well below the other three groups in imitative (Both) behaviors and well above them in Neither behaviors A third possibility and the one that we prefer is that what we observed in this study were genuine differences in the imitative learning abilities of enculturated and mother reared chimpanzees This would accord with previous research finding little if any imitative learning of tool use by mother-reared chimpanzees (Nagell et al 1993 Tomasello et al 1987) and some signs of imitative learning of actions on objects in a single enculturated chimpanzee (Hayes amp Hayes 1951 1952) A careful analysis of all of the reported anecdotes of chimpanzee imitative learning of actions on objects (collated by Whiten amp Ham 1992) shows this same enculturated versus mother reared split We conclude thus that the process of what we have been calling enculturation is necessary if the capacity of chimpanzees to imitatively learn from others actually becomes phenotypically expressed during ontogeny 270 Certains chercheurs preacutefegraverent Canis lupus familiaris 271 [HAW] en bibliographie 2013 Voir aussi [MIK] 272 cf Savolainen P et al (2002) Genetic evidence for an East Asian origin of domestic dogs Science 298 1611-1613 Le chat au contraire nest domestiqueacute que depuis un temps tregraves court environ 4000 ans cf Serpell JA (2000) Domestication and history of the cat In The Domestic Cat

137

commenceacute par suivre des groupes de chasseurs-cueilleurs (profitant ainsi des restes de la chasse) ce qui les a ameneacutes agrave abandonner leur territorialiteacute et les a isoleacutes reproductivement des autres loups273 comme on le voit actuellement pour une population de loups migrateurs au Canada (ils suivent les caribous mais au retour dans les territoires de deacutepart ils ne se reproduisent plus avec les autres loups)

Durant ces dizaines de milliers danneacutees les humains ont exerceacute des pressions de seacutelection (implicitement ou explicitement) qui ont faccedilonneacute les chiens pour en faire des animaux aptes agrave vivre parmi les hommes agrave les comprendre et agrave leur obeacuteir Les diffeacuterentes races reacutesultent elles aussi de la seacutelection artificielle les humains ayant choisi pour la reproduction les individus qui correspondaient le plus agrave leurs besoins du moment dans diffeacuterentes fonctions (chien de berger chien de chasse chien de pecirccheur ou chien de compagnie) On compte actuellement plus de 350 races de chiens dont une analyse geacutenomique274 reacutecente portant sur 161 races a pu eacutetablir le cladogramme deacutetailleacute qui se divise en 23 clades distincts

De plus au niveau des individus les chiens sont eacutegalement degraves un tregraves jeune acircge inseacutereacutes dans le milieu des humains Le jeune chien dans un eacutelevage par exemple est socialiseacute sur les ecirctres humains condition sine qua non pour que son comportement soit normal en preacutesence dhumains par la suite Aussi bien au niveau phylogeacuteneacutetique quau niveau ontogeacuteneacutetique les chiens portent la marque des humains et de la socieacuteteacute humaine Sil est vrai comme on le suggeacuterait plus haut que le milieu humain encourage le deacuteveloppement de compeacutetences socio-cognitives et imitatives de type humain peut-on alors trouver des capaciteacutes imitatives complexes chez le chien

Avant tout il faut savoir que les chiens (ou du moins certains individus) sont capables dimiter sur ordre apregraves un entraicircnement approprieacute ainsi que la montreacute une seacuterie deacutetudes275 Il faut noter queacutetant donneacute son anatomie diffeacuterente le chien reproduit laction en se fondant sur des actes moteurs diffeacuterents ce qui implique eacutevidemment une repreacutesentation de haut niveau (c-agrave-d pas simplement au niveau des deacutetails des actions motrices) de laction agrave entreprendre Mais le chien se repreacutesente-t-il quautrui a des intentions et mecircme quelles sont ces intentions Deux eacutetudes tregraves fines lune chez lenfant en bas acircge lautre inspireacutee de la premiegravere chez le chien vont nous apporter ici un deacutebut de reacuteponse

The Biology of its Behaviour 2nd edn (Ed by DC Turner amp P Bateson) pp 179-192 Cambridge University Press Des donneacutees morphologiques de 2012 indiquent une domestication effective du chien encore plus ancienne en -33000 cf Nikolai D Ovodov Susan J Crockford Yaroslav V Kuzmin Thomas F G Higham Gregory W L Hodgins Johannes van der Plicht (2011) A 33000-year-old incipient dog from the Altai mountains of Siberia evidence of the earliest domestication disrupted by the last glacial maximum PLoS ONE 6 (7) 273 Thalmann O Shapiro B Cui P Schuenemann V J Sawyer S K Greenfield D L amp Wayne R K (2013) Complete mitochondrial genomes of ancient canids suggest a European origin of domestic dogs Science 342(6160) 871-874 274 Parker H G et al (2017) Genomic analyses reveal the influence of geographic origin migration and hybridization on modern dog breed development Cell Reports 19(4) 697-708 275 Voir par exemple Topaacutel J Byrne R W Mikloacutesi A amp Csaacutenyi V (2006) Reproducing human actions and action sequencesldquoDo as I Dordquo in a dog Animal cognition 9(4) 355-367 ainsi que le livre [MIK]

138

Imitation seacutelective chez lenfant

Gergely et ses collegravegues en Hongrie ont reacutealiseacute une variante276 dune expeacuterience originelle de Meltzoff277 sur des enfants de 14 mois Dans cette expeacuterience en preacutesence du beacutebeacute tenu sur les genoux de sa megravere et observant la scegravene un modegravele adulte allumait une lampe de maniegravere inhabituelle avec la tecircte Soit le modegravele seacutetait mis une couverture sur le dos (pour se proteacuteger du froid) mais avait les mains libres et poseacutees sur la table de part et dautre de la lampe soit il seacutetait enrouleacute dans la couverture quil tenait serreacutee autour de lui et donc ses mains neacutetaient pas utilisables

Les beacutebeacutes revenaient une semaine plus tard et eacutetaient placeacutes devant la lampe Ils pouvaient alors essayer de lallumer 75 des enfants qui avaient un modegravele mains libres ont utiliseacute la tecircte contre seulement 27 de ceux qui avaient eu pour modegravele la personne enrouleacutee dans sa couverture Les autres utilisaient le geste qui est le plus spontaneacute dans cette situation c-agrave-d dallumer avec la main

Gergely et al expliquent donc que les enfants imitent mais analysent la rationaliteacute du comportement du modegravele Limitation chez ces enfants de 14 mois est un processus dinterpreacutetation seacutelective des intentions dautrui

Cette capaciteacute dimitation seacutelective ne se montrait apparemment pas chez les enfants compareacutes aux chimpanzeacutes dans lexpeacuterience de Horner et Whiten Comment expliquer la diffeacuterence

Dans une revue plus reacutecente278 Over et Carpenter se sont inteacuteresseacutees agrave faire la somme des influences subies par lenfant et qui pourraient expliquer que sa forme dimitation diffegravere dune situation agrave lautre Elles concluent que limitation ne peut pas ecirctre comprise sans prendre ne compte le contexte social Lenfant disent ces auteurs (1) poursuit agrave la fois des buts dapprentissage et des buts sociaux (2) sidentifie plus ou moins au modegravele et au groupe social en geacuteneacuteral et (3) est soumis agrave des pressions sociales qui le poussent agrave imiter dune certaine maniegravere

Ainsi dans une situation ougrave les enfants ressentent une forte pression sociale agrave imiter (par exemple en face dun maicirctre ou geacuteneacuteralement dun adulte) ils peuvent agir dune maniegravere qui paraicirct irrationnelle comme lorsquils imitent des actions de toute eacutevidence inutile

Chez les chiens aussi

La capaciteacute dimitation seacutelective manifestant une analyse fine de laction dun agent intentionnel peut-elle ecirctre observeacutee chez le chien

276 Gergely G Bekkering H amp Kiraacutely I (2002) Rational imitation in preverbal infants Nature 415 755 Un meacutemoire interne de 2001 intituleacute Rational imitation of goal-directed actions in 14-month-olds contient un peu plus de deacutetails et dillustrations 277 Meltzoff et Moore (1977) sont les chercheurs qui ont reacutealiseacute des eacutetudes controcircleacutees de limitation de la protrusion de la langue de louverture de la bouche et de la protrusion des legravevres chez des nouveau-neacutes 278 Over H amp Carpenter M (2012) Putting the social into social learning Explaining both selectivity and fidelity in childrens copying behavior Journal of Comparative Psychology 126(2) 182

139

Range279 et al (2007) ont fait une expeacuterience semblable agrave celle de Gergely sur limitation seacutelective chez lenfant dans laquelle des chiens devaient obtenir une reacutecompense en agissant sur une poigneacutee en tirant dessus la nourriture qui eacutetait dans une boicircte au-dessus de lindividu tombait au sol Un chien-modegravele avait eacuteteacute dresseacute agrave agir sur la poigneacutee non avec la bouche (ce qui est le comportement naturel des chiens dans cette situation) mais avec la patte De plus ce modegravele pouvait avoir la bouche occupeacutee par une balle ou non

Les chiens sont testeacutes un par un reacutepartis en trois groupes denviron 20 sujets chacun un groupe controcircle (qui na pas affaire agrave un modegravele) un groupe qui voit le modegravele agir avec la patte alors quil a la gueule occupeacutee et ne peut donc pas lutiliser un groupe qui voit le modegravele agir avec la patte alors quil a la gueule libre (pas de balle) Chaque chien apregraves avoir vu le modegravele agrave lœuvre est libre dessayer agrave son tour dobtenir la nourriture

Les chiens du groupe controcircle utilisent majoritairement la bouche pour tirer sur la poigneacutee (comme on sy attendait) Il en va de mecircme pour les chiens qui ont vu le chien-modegravele utiliser sa patte avec la bouche occupeacutee dans ce cas-ci ils ne suivent pas le modegravele Par contre les chiens qui ont vu le dernier cas - le modegravele utilise sa patte alors que sa bouche est libre - vont en majoriteacute utiliser la patte pour agir sur la poigneacutee Cest donc quils nimitent le comportement exact du modegravele que quand celui-ci semble bien avoir lintention dutiliser la patte (puisquil na rien dans la bouche il pourrait utiliser la bouche mais il ne le fait pas)

Ces capaciteacutes du chien sont donc tout agrave fait semblables agrave celles que lon observe chez les enfants de 14 mois ce qui est tout de mecircme surprenant pour un carnivore ayant un cerveau nettement moins complexe que celui dun primate anthropoiumlde

Retour aux singes de Tomasello

Tomasello et al avaient conclu de leurs divers reacutesultats that a human-like sociocultural environment is an essential component in the development of human-like social-cognitive and imitative learning skills for chimpanzees and perhaps for human beings as well Ces auteurs supposent donc que lenvironnement socioculturel de type humain est neacutecessaire au deacuteveloppement de compeacutetences socio-cognitives et imitatives de type humain

Dans cette optique pour reproduire les strateacutegies comportementales dautrui il faut comprendre ses intentions et cette compreacutehension ne se deacuteveloppe que dans le contexte de certains types dinteractions avec autrui En particulier lindividu qui apprend doit ecirctre traiteacute comme ayant des intentions lautrui encourage lattention et les comportements de lapprenti qui ont pour cible un objet dinteacuterecirct mutuel

Cortex preacutefrontal et utilisation doutils

[BRA-185 et suivantes] Lutilisation complexe doutils est eacutevidemment un sous-ensemble des actions intentionnelles planifieacutees orienteacutees vers un but Lecirctre humain y excelle en effet relativement aux autres espegraveces de verteacutebreacutes les humains ont acquis une capaciteacute particuliegravere agrave preacutedire et agrave planifier et agrave initier les

279 Range F Viranyi S amp Huber L (2007) Selective imitation in domestic dogs Current Biology 17 868-872

140

reacuteponses approprieacutees tout en inhibant celles qui ne le sont pas Cette capaciteacute avanceacutee quon peut deacutecrire par le terme geacuteneacuteral de fonctions exeacutecutives est sous le controcircle du cortex preacutefrontal cest lui qui sous-tend notre capaciteacute agrave penser agrave planifier agrave modeacuteliser la reacutealiteacute

Ces reacutegions frontales280 ont longtemps constitueacute un mystegravere On sait maintenant quelles nont pas de fonction sensorielle ou motrice simple et quelles jouent surtout un rocircle de planification et dexeacutecution de supervision organisant les buts les intentions et seacutelectionnant les seacutequences dactions volontaires qui megravenent agrave la reacutealisation de ces buts Cest en grande partie dans les reacutegions preacutefrontales que reacuteside notre personnaliteacute

Chez lhumain les reacutegions frontales sont tregraves grandes elles repreacutesentent un tiers du neacuteocortex On a longtemps cru quelles eacutetaient plus grandes chez lhumain que chez les singes cest vrai si on considegravere les primates non humains en bloc mais en reacutealiteacute le lobe frontal est pratiquement aussi deacuteveloppeacute proportionnellement chez les anthropoiumldes (agrave lexception des gibbons) que chez les humains comme le montre pex une eacutetude par IRM structurelle sur des sujets vivants (une technique qui eacutevite les erreurs dues au reacutetreacutecissement des cerveaux disseacutequeacutes) reacutealiseacutee par Semendeferi et al (2002)281 Sil y a avantage frontal chez lhumain il reacuteside plus dans la connectiviteacute supeacuterieure (ie il y a davantage de matiegravere blanche) et dans les aires speacutecialiseacutees que dans le simple volume du cortex frontal

Des outils quasi-oldowayens latelier des singes

Leacutequipe de Boesch282 a appliqueacute les techniques archeacuteologiques classiques agrave lexcavation de sites (anciens ateliers de cassage de noix) dans la forecirct de Taiuml

Les outils excaveacutes dans ces ateliers fossiles vieux de 4300 ans et davantage tombent selon les auteurs283 dans lempan de paramegravetres morphologiques et de taille qui correspondent aux plus anciens artefacts oldowayens (lieacutes typiquement

280 Le lobe frontal est diviseacute en six reacutegions Le cortex moteur speacutecialiseacute dans le controcircle volontaire des mouvements (notamment des mouvements fins) il intervient peu dans les mouvements automatiques non appris (2) Le cortex lateacuteral preacutemoteur reccediloit des entreacutees du cortex parieacutetal (aspects spatiaux) et du cervelet (coordination musculaire) et assure en sortie vers le cortex moteur la seacutelection des mouvements approprieacutes (3) Le cortex preacutemoteur meacutesial (incluant laire motrice suppleacutementaire) est impliqueacute dans les activiteacutes volontaires geacuteneacutereacutees de maniegravere interne plutocirct quen reacuteponse agrave un stimulus il reccediloit des entreacutees du ganglion basal via le thalamus en lien avec le seacutequenccedilage du comportement Les aires motrice suppleacutementaires ferment la boucle en ayant des sorties sur le cortex moteur le cervelet et le ganglion basal (4) Les champs visuels frontaux se situent devant le cortex preacutemoteur et assurent le controcircle des mouvements exploratoires des yeux et les fixations (5) Le cortex preacutefrontal dorso-lateacuteral est encore plus en avant son rocircle est plus geacuteneacuteral il est impliqueacute lorsque la reacuteponse doit ecirctre retardeacutee ou lorsque des deacutecisions doivent ecirctre prises (geacuteneacuteration dhypothegraveses planification orientation vers un but) ses outputs vont vers les cortex lateacuteral et preacutemoteur meacutesial ainsi que vers le ganglion basal (6) Le cortex ventral (orbitofrontal) est agrave la base des lobes frontaux et reccediloit des entreacutees des reacutegions limbiques du lobe temporal de lhippocampe et de lamygdale ses sorties suivent le mecircme chemin et ciblent le systegraveme nerveux autonome (pulsions reacutecompenses recherche de nouveauteacute exploration) il agit aussi sur le systegraveme dopaminergique [BRA-186 ssq] 281 Semendeferi K Lu A Schenker N Damasio H (2002) Humans and great apes share a large frontal cortex Nature Neuroscience 5 272-276 282 Mercader J Panger M Boesch C (2002) Excavation of a chimpanzee stone tool site in the african rainforest Science 5572 1452-1455 Mercader J et al (2007) 4300-year-old chimpanzee sites and the origins of percussive stone technology PNAS 104 (9) 3043-3048 283 Mais ce nest pas lavis de tout le monde

141

aux australopithegraveques de type robuste ou paranthropes)284 Et pourtant eacutevidemment ces outils-ci ont eacuteteacute fabriqueacutes par des chimpanzeacutes

Les chimpanzeacutes sont-ils sur le mecircme chemin culturel que nos ancecirctres mais avec du retard Et dailleurs que sest-il passeacute agrave partir du moment ougrave les australopithegraveques etou les premiers repreacutesentants du genre Homo peut-ecirctre de la mecircme maniegravere que ces chimpanzeacutes actuels ont commenceacute agrave maicirctriser les techniques de cassage de pierres Comment et agrave quelle vitesse ont eacutevolueacute les techniques lithiques Devra-t-on supposer des transmissions de ces techniques par eacutemulation ou par imitation

10052017

Cognition sociale et Theacuteorie de lEsprit

Quatre espegraveces contemporaines

Ainsi quon la deacutejagrave mentionneacute aux alentours de -18 millions danneacutees quatre espegraveces dhominineacutes (au moins) peuplent les mecircmes reacutegions dAfrique aux alentours du lac Turkana Paranthropus boisei Homo rudolfensis Homo habilis et Homo ergaster285 Le premier est un australopithegraveque et les deux suivants sont maintenant consideacutereacutes comme appartenant aussi agrave ce genre Par contre Homo ergaster (ou early African H erectus) est le premier humain incontesteacute Ses proportions ressemblent deacutejagrave beaucoup agrave celles des humains modernes Les macircchoires et les dents sont semblables en dimension agrave celles des humains actuels le cerveau par contre na que 800-900 cm3 au deacutebut

Vers -25 millions danneacutees les australopithegraveques vrais disparaissent Vers -10 millions danneacutees cest au tour des paranthropes (australopithegraveques tardifs comme Paranthropus robustus et boisei) peut-ecirctre en raison dun reacutegime speacutecialiseacute en nourriture de faible qualiteacute (cf leurs macircchoire et dentition robustes voir plus loin)

Erectus et les bifaces de lAcheuleacuteen

Degraves environ -15 millions danneacutees et jusquagrave -300000 ans en Afrique Homo ergastererectus est systeacutematiquement associeacute agrave la culture dite acheuleacuteenne286 caracteacuteriseacutee par des outils plus aboutis (en particulier les bifaces) dabord de taille comparable aux choppers oldowayens puis devenant progressivement miniaturiseacutes Il faut noter cependant quon continuera tregraves longtemps agrave cocircteacute de ces outils sophistiqueacutes et dautres agrave faire des outils plus simples sans doute parce que ceux-ci suffisent dans bien des cas

[BRA-181] Alors que ces artefacts oldowayens simples semblaient nexiger quun modegravele mental tregraves simple (cest essentiellement la taille forme et nature du

284 Voir aussi Bradshaw [BRA] pages 178 ssq 285 Des eacutetudes reacutecentes (publieacutees en septembre 2013) de leacutequipe de Zollikofer agrave Zurich baseacutees sur la deacutecouverte dune seacuterie de cracircnes bien conserveacutes en Geacuteorgie qui montrent une grande variation alors quils proviennent sans doute de la mecircme espegravece remettent en cause cette multipliciteacute despegraveces contemporaines Et sil seacutetait agi de variations morphologiques agrave linteacuterieur dune seule espegravece Cf Lordkipanidze D et al (2013) A complete skull from Dmanisi Georgia and the evolutionary biology of early Homo Science 342 326-331 286 De St-Acheul une localiteacute franccedilaise en Picardie pregraves dAmiens

142

mateacuteriel brut - le galet - qui deacutetermine le reacutesultat mecircme si les artisans eacutetaient capables didentifier les bons angles de frappe) les artefacts acheuleacuteens avec leur standardisation et leur symeacutetrie indiquent que lartisan avait une repreacutesentation preacutecise du but agrave atteindre

Par ailleurs leur manufacture est cognitivement plus exigeante impliquant des aires ceacutereacutebrales diffeacuterentes avec notamment une plus grande implication de la meacutemoire de travail visuo-spatiale (gyrus precentral ventral) de linteacutegration multisensorielle (cortex temporal) et de la planification (aire motrice suppleacutementaire) Ceci a eacuteteacute montreacute dans une eacutetude287 ougrave des sujets avaient eacuteteacute entraicircneacutes agrave fabriquer des outils oldowayens ou acheuleacuteens et ensuite le faisaient alors quon enregistrait leur activiteacute corticale par fNIRS (functional near-infrared spectroscopy spectroscopie fonctionnelle par infrarouge proche) on pouvait donc comparer leur activiteacute ceacutereacutebrale pour les deux types doutils

La raison decirctre de la forme des bifaces reste un mystegravere symeacutetrique aplatie en forme de goutte et avec une lame tout autour - pourquoi faire On peut peut-ecirctre se demander si la forme eacutetonnante de ces artefacts provient de consideacuterations estheacutetiques ainsi dans le contexte du choix de partenaire sexuel la symeacutetrie des ornements (plumes bois) et de lanatomie est perccedilue comme attirante dans le regravegne animal en geacuteneacuteral car elle traduit une plus grande reacutesistance aux perturbations de deacuteveloppement288 Parfois la symeacutetrie qui sert de critegravere de choix sest exporteacutee au cours de leacutevolution vers des eacuteleacutements exteacuterieurs au corps Ainsi le macircle de loiseau satin (Ptilonorhynchus violaceus) construit un berceau en forme dalleacutee qui deacutebouche sur une esplanade ougrave sont exposeacutees des deacutecorations coquilles cailloux plumes objets manufactureacutes La femelle de passage explore les berceaux et deacutecide si elle accepte ou non de saccoupler avec le constructeur La symeacutetrie du berceau semble ecirctre un des critegraveres qui influencent le choix de la femelle

Chez Homo ergaster la symeacutetrie - ou plus geacuteneacuteralement la qualiteacute - du biface rendait-elle lartisan (macircle ou femelle) plus deacutesirable aux yeux de lautre sexe Cette explication est proposeacutee par Denis Dutton dans une merveilleuse confeacuterence de TED illustreacutee presque en temps reacuteel par Andrew Park289 Il est vrai que lartisan H ergaster qui reacutealiserait un biface de belle qualiteacute montrerait des capaciteacutes cognitives (notamment perceptives de controcircle moteur fin et de planification) au-dessus de la moyenne et eacutevidemment ces capaciteacutes sont utiles dans dautres contextes (protection chasse et cueillette soins aux jeunes constructionhellip) ce qui leur donne une valeur adaptative et peut ecirctre inteacuteressant aux yeux du partenaire potentiel290

287 Putt S S Wijeakumar S Franciscus R G amp Spencer J P (2017) The functional brain networks that underlie Early Stone Age tool manufacture Nature Human Behaviour 1 0102 288 Cela est montreacute par les donneacutees expeacuterimentales en lien avec la question de lasymeacutetrie fluctuante 289 TED (Technology Entertainment Design - Ideas Worth Spreading) 2010 confeacuterence intituleacutee A Darwinian theory of beauty) lien vers la confeacuterence httpwwwtedcomtalkslangendenis_dutton_a_darwinian_theory_of_beautyhtml -- aller agrave 937 pour les bifaces) On la trouve aussi sous Youtube en cherchant ted dutton 290 Voir aussi pour une explication leacutegegraverement diffeacuterente Hiscock P (2014) Learning in lithic landscapes a reconsideration of the hominid ldquotoolmakingrdquo niche Biological Theory 9(1) 27-41 (Artifacts and their manufacturing processes probably acquired functions as social signalsmdashas honest signals of valuable capacities The magnification of these signals through competition

143

Plus simplement peut-ecirctre la symeacutetrie des bifaces rend leur prise en main rapide facile et efficace il suffit den saisir un pour sen convaincre De plus la forme complexe en fait de veacuteritables couteaux suisses du paleacuteolithique la pointe pour percer le talon pour frapper et casser la partie rectiligne pour couper et racler Le passage dune fonction agrave lautre se fait tregraves simplement par un changement de prise291 Il faut noter cependant quagrave ma connaissance aucun marquage (trace dusure) sur les bifaces trouveacutes ne vient confirmer un usage multiple de type couteau suisse Lapparente polyvalence de ces outils naurait donc eacuteteacute que latente Quant agrave leur eacuteventuel usage comme arme (suggeacutereacute par leur pointe redoutable il est vrai) aucun article que jai pu trouver ne le mentionne si cette forme suggegravere un fer de lance les bifaces ne montrent pas non plus de trace davoir eacuteteacute emmancheacutes

Homo ergaster erectus conquiert lAncien Monde

Tregraves tocirct (avant mecircme la mise au point des outils acheuleacuteens292) le genre Homo migre hors de lAfrique Homo ergaster Homo erectus293 conquiert tout lrsquoAncien Monde non atteint par la glaciation Afrique Europe du Sud Indoneacutesie Asie ses repreacutesentants les plus orientaux sont lHomme de Peacutekin et lHomme de Java

Mais tout porte agrave croire que lhistoire complegravete est encore plus eacutetonnante agrave Dmanisi en Geacuteorgie (agrave mi-chemin entre la Mer Noire et la Mer Caspienne) on a fait des trouvailles eacutetonnantes des petits cracircnes primitifs (600 cm3) Ces cracircnes dHomo georgicus sont les plus vieux cracircnes dhominideacutes hors dAfrique puisquils sont dateacutes de 1750000 ans et ce pourraient ecirctre dans ce cas les ancecirctres dHomo erectus (la forme asiatique plus tardive de H ergaster) Ils seraient alors originaires dune des premiegraveres radiations hors de lAfrique Lenvironnement de Dmanisi eacutetait rude (climat preacutedateurs) quest-ce qui a permis agrave ces hominideacutes dy migrer Quest-ce qui les y a pousseacutes Le mystegravere reste entier

Notons aussi que les cinq cracircnes trouveacutes cocircte agrave cocircte et donc issus de la mecircme espegravece preacutesentent (en raison des variations interindividuelles) des caractegraveres suffisamment diffeacuterents pour que sils avaient eacuteteacute trouveacutes en des endroits seacutepareacutes ils aient risqueacute decirctre attribueacutes agrave des espegraveces diffeacuterentes294 Cela souligne une fois

between knappers and through inspiring later craftspeople may account for a substantial amount of the accumulated elaboration visible in the archaeological record Consequently lithic artifacts operated as material symbols from an early time in hominid evolution) 291 Cest juste mon propre avis apregraves mecirctre amuseacute quelque temps avec mon biface mauritanien une tregraves belle piegravece acheuleacuteenne vieille de 300000 ans acheteacutee agrave un collectionneur 292 Ceci explique quau nord dune ligne est-ouest qui traverse lEurope et lAsie on ne trouve pas doutils acheuleacuteens les erectus qui sont alleacutes coloniser ces terres ne posseacutedaient pas encore cette technique 293 Homo ergaster lHomme artisan Homo erectus lHomme debout Suivant les auteurs ce sont une ou deux espegraveces Cf En 1991 Bernard Wood agrave leacutepoque agrave luniversiteacute de Liverpool [a proposeacute] de deacutesigner sous le nom dHomo ergaster le groupe africain [de fossiles dH erectus] plus geacuteneacuteraliste et plus primitif que le groupe indoneacutesien et chinois raquo Dans cette optique Homo erectus eacutetait deacutesormais consideacutereacute comme exclusivement eurasiatique Ce point de vue a eacuteteacute assez largement adopteacute et les fossiles africains autrefois attribueacutes agrave H erectus sont souvent preacutesenteacutes aujourdhui comme relevant dHomo ergaster une espegravece assez proche des H erectus asiatiques mais plus primitive Certains scientifiques sont cependant hostiles agrave une telle distinction (Wikipedia) 294 Lordkipanidze D de Leoacuten M S P Margvelashvili A Rak Y Rightmire G P Vekua A amp Zollikofer C P (2013) A complete skull from Dmanisi Georgia and the evolutionary biology of early Homo Science 342(6156) 326-331

144

encore la difficulteacute agrave reconstituer exactement larbre eacutevolutif des humains - pas par manque de fossiles mais en quelque sorte par excegraves

Caractegraveres

H ergaster est grand mince il a de longues jambes cest un vrai bipegravede terrestre de milieu aride Son intestin est court ce qui traduit une nourriture de meilleure qualiteacute Son cerveau de 900-1000 cm3 et donc deacutejagrave deacutemarqueacute nettement de tous les autres primates australopithegraveques compris absorbe deacutejagrave 17 de son budget eacutenergeacutetique total

Il est tregraves probablement sans pelage et nu car des eacutetudes geacuteneacutetiques indiquent que le pelage humain aurait disparu au plus tard il y a environ 1200000 ans et peut-ecirctre bien plus tocirct et les vecirctements ne semblent pas dater de plus de 170000 ans295 en tout cas chez Homo sapiens

Compareacute agrave ses preacutedeacutecesseurs ergastererectus preacutesente un moindre dimorphisme sexuel ce qui traduit probablement un remaniement du comportement socio-sexuel seacuteloignant du modegravele harem Ceci implique eacutegalement une plus grande similitude des comportements des macircles et des femelles

Ses dents sont franchement humaines son volume cracircnien passera progressivement agrave 1250 cm3 (chez erectus) Il taille eacutevidemment la pierre et finalement utilisera mecircme le feu

Quest-ce qui a pousseacute vers une augmentation du cerveau

Le cerveau a donc beaucoup grossi dans cette espegravece relativement agrave ses preacutedeacutecesseurs Une explication parfois invoqueacutee pour expliquer ce changement anatomique lusage doutils ne tient eacutevidemment pas On a vu plus haut que les outils les plus anciens dataient de bien avant ergaster vers -33 millions danneacutees

La reacuteponse tient sans doute au climat encore une fois Des changements climatiques (seacutecheresse et refroidissement progressifs) se sont accompagneacutes dune diminution dans la varieacuteteacute de la nourriture Alors que les australopithegraveques tardifs (paranthropes) reacutepondaient agrave cette pression de seacutelection en se speacutecialisant morphologiquement pour lexploitation des plantes tregraves dures (macircchoires robustes dentition renforceacutee comme le montre la comparaison avec celle dergaster) les Homo se speacutecialisaient eux cognitivement pour lrsquoexploitation de ressources exigeantes (difficiles agrave trouver et agrave apprecircter mais tregraves rentables) deux voies eacutevolutives divergentes deux morphologies speacutecialiseacutees tregraves diffeacuterentes296

Quest-ce qui a permis cette augmentation

Une autre part de la raison tient agrave des adaptations nouvelles qui permettent une meilleure thermoreacutegulation du cerveau un organe sensible agrave la tempeacuterature et

295 Rogers Iltis amp Wooding (2004) citeacute par Toups M A Kitchen A Light J E amp Reed D L (2011) Origin of clothing lice indicates early clothing use by anatomically modern humans in Africa Molecular biology and evolution 28(1) 29-32 Rogers et al ont utiliseacute les mutations du reacutecepteur agrave la meacutelanocortine I pour estimer lacircge de disparition du pelage Et dapregraves les eacutetudes de Toups et al sur les poux les vecirctements seraient eux apparus vers -170000 ans chez les humains modernes Par contre on na pas de donneacutees concernant lusage de vecirctements chez les erectus (car on na pas pu eacutetudier leurs poux) 296 Voir aussi les fossiles scanneacutes en 3D httpafricanfossilsorghominidsknmer-406o=1 et httpafricanfossilsorghominidsknmer-3733o=1

145

dautant plus quil est plus grand La station debout la minceur et les cheveux sur la tecircte constituent autant de protections contre le soleil297

Le refroidissement corporel par transpiration du corps nu qui remplace le refroidissement par halegravetement (quon observe par exemple chez les chiens) libegravere la respiration pour dautres fonctions et on peut supposer que cette eacutetape eacutetait neacutecessaire pour permettre plus tard lapparition dun langage vocal

Finalement laccroissement de la taille du cerveau gourmand en eacutenergie est aussi rendu possible par un reacutegime riche en calories Mais est-ce le fait de la consommation de viande (10 fois plus riche en eacutenergie que les feuilles deux fois plus que les fruits) ou de tubercules comme chez les australopithegraveques mais cuits cette fois

La chasse

Certains chercheurs pensent que cest la consommation accrue de viande qui a permis lamplification du cerveau des humains en libeacuterant des ressources deacutevolues au systegraveme digestif on se souviendra de Leslie Aiello et de limage repreacutesentant les proportions respectives de cerveau et dintestin telles quon les attendrait chez un primate moyen et telles quon les trouve chez lhomme La viande en effet est riche en calories et sa digestion est aiseacutee (moins de ressources neacutecessaires)

La consommation de viande aurait neacutecessiteacute des activiteacutes de chasse coordonneacutee par les macircles Ce type dexploitation neacutecessite un grand territoire 10 fois plus grand que celui que neacutecessite la cueillette est-ce lagrave la source des grandes migrations de cette espegravece

Quelques arguments ont eacuteteacute avanceacutes en faveur de lhypothegravese chasse

On trouve des associations de restes de grands onguleacutes et drsquooutils de pierre

On trouve des traces de transport des proies agrave un site lointain

Chez les chasseurs-cueilleurs actuels la structure est celle de familles nucleacuteaires avec division du travail les hommes allant agrave la chasse

A ces arguments on peut opposer les suivants

Il peut sagir de traces de deacutepeccedilage de charognes pas neacutecessairement de traces de chasse

Les indications de transports de proies ne sont pas sucircres

Comme on le voit dans les socieacuteteacutes de chasseurs-cueilleurs actuelles le rendement de la chasse au gros gibier est en fait infeacuterieur au rendement de la cueillette

297 La perte du pelage (on ne sait rien sur le pelage dergaster mais eacutevidemment on sait que sapiens na plus de pelage) est souvent expliqueacutee par lhypothegravese que ce serait un facteur de thermoreacutegulation Le passage de la forecirct agrave la savane aurait impliqueacute une plus grande exposition au soleil et nos ancecirctres auraient donc perdu leur couverture pileuse parce que cela leur permettait deacuteviter le surchauffement En fait la comparaison avec dautres espegraveces indique que ce raisonnement est faux les singes de savane ont en geacuteneacuteral une couverture pileuse plus dense que leurs cousins de forecirct car les poils assurent une bonne thermoreacutegulation Il existe toute une seacuterie dautres hypothegraveses pour expliquer la nuditeacute acquise des Homo Pour une revue de ces hypothegraveses voir Rantala M J (2007) Evolution of nakedness in Homo sapiens Journal of Zoology 273 1-7

146

De plus les traces attesteacutees de chasse organiseacutee ne datent que du Pleacuteistocegravene Moyen qui deacutebute en -780000 ans (encore que pas de trace ne veut pas dire pas de chasse et on sait au moins gracircce agrave des traces fossiles298 que des groupes derectus de sexe masculin se deacuteplaccedilaient ensemble)

[PIC-156] En fin de compte cette hypothegravese de la chasse est inteacuteressante et peut-ecirctre partiellement justifieacutee Mais si on compare les humains aux singes frugivores omnivores (et pas agrave tous les singes) la morphologie de leur tractus intestinal na rien de speacutecial (il nest pas si petit que ccedila) le reacutegime des erectus devait ecirctre encore fortement baseacute sur des veacutegeacutetaux

La cuisson des tubercules

Notre reacutegime au fond est encore aujourdhui celui des australopithegraveques Par contre un progregraves est venu changer la donne la cuisson (qui rend inutile en particulier pour les parties souterraines des plantes la mastication soutenue et la digestion longue et complexe)

Les plus anciennes traces dutilisation du feu incertaines datent de 14 million danneacutees cette peacuteriode charniegravere ougrave cohabitent plusieurs espegraveces Des traces de foyer associeacute agrave des traces derectus datent de plus dun million danneacutees (ceci implique eacutegalement une maicirctrise de la peur du feu)

Lrsquoutilisation reacuteguliegravere du feu en un seul endroit impliquant maicirctrise de lrsquoallumage est attesteacutee depuis 790000 ans299 en Israeumll Les traces claires de foyers structureacutes napparaissent que plus tard (600000-500000) mais il ny a pas besoin de foyers pour faire cuire des aliments (ainsi les feux des Pygmeacutees ne laissent aucune trace dans la forecirct au bout de quelques semaines)

Des chercheurs pensent que le chemin vers les grands cerveaux a pu passer par la cuisson des aliments les tubercules une fois cuits libegraverent facilement lamidon et fournissent le double deacutenergie En effet bien que tous les hominideacutes (y compris les australopithegraveques et les chimpanzeacutes) soient des mangeurs de viande leur reacutegime repose essentiellement sur des veacutegeacutetaux (cf appareil masticatoire) Cuire les tubercules ce qui double la possibiliteacute dassimiler lamidon a donc eacuteteacute un progregraves important300

Les grands-megraveres moteur de leacutevolution du cerveau

Hawkes OConnell301 et al (1999) proposent en addition agrave ce qui preacutecegravede un rocircle pour les grands-megraveres dans leacutevolution de la taille du cerveau humain Selon eux

298 Hatala K G Roach N T Ostrofsky K R Wunderlich R E Dingwall H L Villmoare B A amp Richmond B G (2016) Footprints reveal direct evidence of group behavior and locomotion in Homo erectus Scientific Reports 6 28766 299 Au site dit GBY Cf Goren-Inbar N et al (2004) Evidence of Hominin control of fire at Gesher Benot Yaaqov Israel Science 304 725-727 et Alperson-Afil N (2008) Continual fire-making by Hominins at Gesher Benot Yaaqov Israel Quaternary Science Reviews 27 1733-1739 300 En ce qui concerne la viande il en va dailleurs de mecircme Le temps de mastication de la viande cuite diminue dun facteur 5 ce qui libegravere du temps pour autre chose les calories sont plus facilement assimileacutees la macircchoire peut ecirctre moins puissante le cracircne voit sa morphologie se modifier ce qui autorise une augmentation du volume du cerveau 301 Hawkes K OConnell J F Blurton Jones N G Alvarez H amp Charnov E L (1999) Grandmothering menopause and the evolution of human life histories Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA 95 1336-1339

147

(ils se basent sur des observations sur des populations de chasseurs-cueilleurs actuelles) les femmes meacutenopauseacutees contribuaient (indirectement) agrave leur propre succegraves reproducteur en utilisant les tubercules quelles extrayaient du sol pour se nourrir elles-mecircmes et surtout pour nourrir leurs petits-enfants en voie de sevrage

En fait la meacutenopause des femmes est elle-mecircme un mystegravere eacutevolutif que cette hypothegravese essaie dexpliquer Aucune autre femelle de primate ne survit reacuteellement au-delagrave de sa peacuteriode reproductive302 et de maniegravere plus geacuteneacuterale on ne connaicirct de femelles meacutenopauseacutees agrave part chez les humains que chez des ceacutetaceacutes les orques les globiceacutephales tropicaux et les fausses orques303

Du fait de la longeacuteviteacute des grand-megraveres au-delagrave de leur peacuteriode de reproduction les megraveres (les filles de ces grand-megraveres) pouvaient sevrer leurs enfants (nourris aussi par les grands-megraveres) plus tocirct et donc recommencer un cycle de reproduction plus tocirct Les femmes meacutenopauseacutees (ces grand-megraveres justement) qui avaient une espeacuterance de vie supeacuterieure eacutetaient donc avantageacutees du point de vue reproducteur bien que neacutetant plus des reproductrices elles-mecircmes gracircce agrave leur longeacuteviteacute elles permettaient agrave leurs filles (et donc agrave elles-mecircmes) davoir plus de descendants304

Si on raisonne en termes eacutevolutifs ces femmes agrave plus grande longeacuteviteacute avaient donc plus de descendants que les femmes agrave moindre longeacuteviteacute et si la longeacuteviteacute est partiellement heacuteritable il sen suit que peu agrave peu lespeacuterance de vie post-meacutenopausale a ducirc augmenter (et par la mecircme occasion lespeacuterance de vie des macircles car elle est au moins partiellement lieacutee agrave celle des femelles) Selon les auteurs cet allongement de la vie a entraicircneacute agrave son tour une cascade de changements augmentation de la taille et surtout allongement de la dureacutee du deacuteveloppement et maturation ralentie ce qui agrave son tour aurait permis le deacuteveloppement dun plus grand cerveau305

302 Humans are unique among primates in a definitive postmenopausal phase of life that may have co-evolved with our exceptional longevity The chimpanzee age at menopause at about 52 years observed in captivity is close to their maximum lifespan In natural populations no postreproductive phase has been observed for chimpanzees or for shorter lived monkeys which also have definitive menopause in captivity The evolution of the extended post-reproductive phase of the human life history is a definitive human innovation () Finch C E (2014) The menopause and aging a comparative perspective The Journal of steroid biochemistry and molecular biology 142 132-141 303 Brent L J Franks D W Foster E A Balcomb K C Cant M A amp Croft D P (2015) Ecological knowledge leadership and the evolution of menopause in killer whales Current Biology 25(6) 746-750 Chez les orques le succegraves reproducteur des femelles meacutenopauseacutees se fait via celui de leurs fils quelles accompagnent et aident en effet les vieilles femelles sont les deacutetentrices de lexpeacuterience et conduisent le groupe lorsque la nourriture est difficile agrave trouver De maniegravere inteacuteressante alors quil en va de mecircme chez les eacuteleacutephants dAfrique il ny a pas de meacutenopause chez ceux-ci cf Lee P C Fishlock V Webber C E amp Moss C J (2016) The reproductive advantages of a long life longevity and senescence in wild female African elephants Behavioral ecology and sociobiology 70(3) 337-345 304 Bien entendu le succegraves reproducteur donc lrsquoeacutevolution est lieacute au nombre de descendants mais contrairement agrave ce qursquoon pense sans y reacutefleacutechir plus ce nrsquoest pas uniquement laquo les descendants qursquoon a soi-mecircme raquo 305 Ainsi que releveacute par une eacutetudiante une pression de seacutelection similaire est agrave lœuvre sur les megraveres elles-mecircmes Agrave partir dun certain acircge le risque de mourir en couches lors dune nouvelle grossesse avec le coucirct quil implique pour les enfants encore jeunes dont la megravere soccupe toujours nest plus compenseacute par le beacuteneacutefice reproducteur direct ducirc agrave la naissance suivante ce qui peut mettre en place une meacutenopause preacuteceacutedant la fin de la vie Il est agrave noter que dans ce cas cette dureacutee ne devrait augmenter que du temps neacutecessaire agrave rendre indeacutependants ses propres enfants

148

Cette hypothegravese tregraves inteacuteressante de par le fait qursquoelle explique lrsquoexistence de femmes acircgeacutees non reproductrices est neacuteanmoins difficile agrave veacuterifier On peut y opposer la constatation que pour que les grand-megraveres puissent jouer le rocircle que cette hypothegravese postule il faut quelles restent associeacutees agrave leurs petits-enfants donc quil y ait une philopatrie femelle Or chez les humains actuels cest la philopatrie macircle (ce sont les macircles qui restent sur place les femelles qui changent dendroit de vie et quittent le groupe pour un autre) qui est la regravegle et ceacutetait deacutejagrave le cas semble-t-il chez lHomme de Neacuteandertal306 Cependant la philopatrie est tregraves relative et partageacutee entre hommes et femmes chez les chasseurs-cueilleurs actuels307 la question reste donc ouverte

Conseacutequences sociales

Aussi bien la consommation de gros gibier que celle de tubercules cuits entraicircne des conseacutequences sur le plan des interactions sociales La chasse neacutecessite une coordination entre individus mais plus encore le partage des piegraveces de viande saccompagne neacutecessairement de comportements sociaux complexes impliquant eacutegalement une organisation spatiale particuliegravere (campements avec endroits speacutecialiseacutes pour le deacutebitage des piegraveces etc) Il en va de mecircme pour la nourriture cuite aussi bien en ce qui concerne la preacuteparation de la cuisson que le partage et la consommation elle-mecircme

[PIC-161] Si on propose agrave des chimpanzeacutes de la nourriture tregraves appreacutecieacutee les individus se livrent agrave des manifestations de joie et de contacts amicaux Ces comportements ont pour fonction de reacuteguler la distribution et de limiter le risque de conflits Chez les chimpanzeacutes comme chez les humains les repas sont formels les individus occupent toujours la mecircme place agrave table en fonction de leur statut En nature ce sont les nourritures les plus difficiles agrave obtenir et agrave preacuteparer (noix viande fourmis) qui font lobjet du plus grand investissement social deacutechange

Toutes ces coordinations sociales rendent la socieacuteteacute cognitivement complexe et il est avantageux pour les individus davoir un cerveau complexe permettant de geacuterer cette complexiteacute par un effet en retour un cerveau plus puissant autorise aussi la socieacuteteacute agrave devenir plus complexe avec des regravegles de plus en plus compliqueacutees impliquant de plus en plus de monde et ainsi de suite Ce nest sans doute pas un accident que chez les primates la taille relative du neacuteocortex est fortement lieacutee agrave la dimension des groupes sociaux308

Retour aux chimpanzeacutes

Les primates et la vie en socieacuteteacute pourquoi

[PIC-212] La motivation eacutevolutionnaire la plus probable pour leacutemergence de la vie en commun chez les primates diurnes est la pression de preacutedation la vie en commun offre une meilleure protection (deacutetection avanceacutee deacutefense plus efficace cf mobbing chez le merle)

306 Lalueza-Fox C et al (2010) Genetic evidence for patrilocal mating behavior among Neandertal groups PNAS 108 (1) 250-253 307 Marlowe FW (2005) Hunter-gatherers and human evolution Evolutionary Anthropology 14 54-67 308 Dunbar R I M (1998) The social brain hypothesis Evolutionary Anthropology 6(5) 178-190

149

Mais la vie en groupe a aussi des deacutesavantages notamment une concurrence accrue pour la nourriture (ainsi pour trouver assez de nourriture pour tous les macaques de grands groupes doivent se deacuteplacer plus longtemps) mais aussi pour les partenaires sociaux ou sexuels

Pression de preacutedation et concurrence sont donc opposeacutees309

Ces pressions opposeacutees ont donneacute lieu agrave une grande varieacuteteacute (encore grandement inexpliqueacutee) dorganisations socio-sexuelles chez les primates

Un facteur deacuteterminant semble ecirctre le type de ressource (nourriture partenaires sociaux sexuels) est-ce une ressource monopolisable ou non

Si elle est monopolisable on aura davantage dinteractions de type combat et une exacerbation des relations de dominance plus un animal est fort plus il peut sapproprier la ressource donc leacutevolution a meneacute agrave des dispositions orienteacutees vers la dominance (et des relations de neacutepotisme agrave cause de linclusive fitness formation de coalitions entre apparenteacutes)

Si la ressource est tregraves disperseacutee non monopolisable cest alors simplement le premier arriveacute qui est le premier servi ce qui est la cause dune plus grande eacutegaliteacute entre les individus mais si ressources sont limiteacutees cela implique eacutegalement une limitation active de la taille des groupes par exemple par exclusion des nouveaux venus

Chimpanzeacutes des relations entre macircles

Une particulariteacute est commune aux humains et aux chimpanzeacutes (et agrave eux seuls) il y a toleacuterance des macircles les uns envers les autres qui conduisent agrave des collaborations et agrave des alliances dans diffeacuterents contextes

Pour la chasse

[PIC-184]310 La chasse de verteacutebreacutes est rare chez primates mais toutes les populations de chimpanzeacutes chassent un peu Les chimpanzeacutes de Taiuml par contre sont de vrais chasseurs Ils chassent et consomment de la viande reacuteguliegraverement (186 g de viande par jour en moyenne pour les macircles) une activiteacute dont dautres singes les colobes font particuliegraverement les frais Dans ce milieu de forecirct dense un chasseur seul na pratiquement aucune chance dattraper sa victime La meilleure rentabiliteacute est obtenue par des groupes de 3-5 individus (voir pic de la partie supeacuterieure de la figure) Au contraire agrave Gombe un milieu plus ouvert il suffit de moins dindividus et un seul peut deacutejagrave avoir du succegraves

Une reacuteelle collaboration

La chasse a lieu en groupe mais est-elle collaborative Lexistence dun groupe nimplique pas collaboration (il faut coordination) le simple fait que les individus soient en mecircme temps en train de chasser nimplique pas coordination (ccedila peut

309 Ceci a donneacute lieu parfois agrave des associations entre espegraveces ayant des niches eacutecologiques diffeacuterentes les individus vivent ensemble (alarme plus efficace) mais ils ne sont pas en concurrence 310 Certains deacutetails relatifs agrave la chasse et quon trouve dans une monographie de bachelor reacutecente de la section de Biologie eacutecrite par Emilie Cavallo devraient ecirctre inteacutegreacutes ici dans lavenir

150

ecirctre simple coordination spatiale accidentelle tous attaquent en mecircme temps individuellement la mecircme proie)

La deacutefinition de la collaboration implique des actions diffeacuterentes et compleacutementaires faites de concert pour attraper la proie Chez les chimpanzeacutes on peut effectivement observer des rocircles speacutecifiques conducteur bloqueur rabatteur chasseur agrave laffucirct qui va pieacuteger la proie

Les diffeacuterentes populations de chimpanzeacutes nont pas la mecircme collaboration elle est eacuteleveacutee agrave Taiuml (77 des chasses en groupe) faible agrave Gombe (19) absente agrave Mahale et Ngogo Ceci sexplique par la difficulteacute de la chasse agrave Taiuml (un solitaire ne reacuteussit qu 16 des chasses un groupe 36)

Le partage

La capture dun singe (comme on la vu un colobe typiquement) est suivie par une phase dexcitation intense mais le partage suit des regravegles Ces regravegles deacutependent des pressions lieacutees agrave la collaboration lors de la chasse (est-elle neacutecessaire ou moins)

A Taiuml milieu de forecirct tropicale ougrave la chasse neacutecessite collaboration de 3-6 individus le partage est eacutetroitement lieacute au rocircle tenu par les individus lors de la chasse (les plus actifs sont plus reacutecompenseacutes) ce qui se traduit par lingestion eacutenergeacutetique moyenne diffeacuterente selon le rocircle joueacute (voir courbes diffeacuterentes sur la figure supeacuterieure) Les plus reacutecompenseacutes sont les chasseurs actifs ensuite viennent les simples spectateurs ceux qui reccediloivent le moins de nourriture sont les chasseurs retardataires autrement dit ceux qui nont pas tenu correctement leur rocircle lors de la chasse

Curieusement les femelles (elles ne repreacutesentent quune minoriteacute des chasseurs) reccediloivent la mecircme quantiteacute de nourriture quel que soit leur rocircle cela laisse supposer que dautres motivations sont en jeu quand il sagit de partager avec des femelles

A Gombe (ougrave la collaboration est moins neacutecessaire) les regravegles de partage privileacutegient les individus preacutesents lors du partage et suivent la hieacuterarchie et non le rocircle des chasseurs il y a moins de diffeacuterence entre les ingestions eacutenergeacutetiques

Donc le partage de nourriture permet de maintenir la coheacutesion du groupe et les strateacutegies de chasse coopeacuterative agrave Taiuml ougrave cest justement neacutecessaire bien plus quagrave Gombe Les regravegles sociales sont donc issues ici in fine des caracteacuteristiques eacutecologiques du milieu

Ce partage met par ailleurs en eacutevidence la deacutependance de certaines classes dindividus envers dautres (expeacuterimenteacuteinexpeacuterimenteacute chasseurnon chasseur macirclefemelle) agrave linteacuterieur dun mecircme groupe social Il recoupe un nombre important de caracteacuteristiques attribueacutees aux humains

Coopeacuteration entre macircles pour la deacutefense du territoire

[PIC-185] Il y a eacutegalement coopeacuteration entre macircles lors des activiteacutes de deacutefense territoriale entre communauteacutes voisines Constitueacutees autour de plusieurs macircles et femelles adultes elles peuvent regrouper de trente agrave plus de cent individus Lorganisation en est souple avec de nombreuses interactions entre sous-groupes toujours variables La communauteacute couvre 15-25 km2 et elle est activement

151

deacutefendue contre les voisins Cette deacutefense entraicircne des actes de violence et parfois des morts voire lextermination dune communauteacute faible par une autre311

On a parfois voulu expliquer la violence de ces affrontements en invoquant un effet des pressions eacutecologiques dues aux ecirctres humains Une meacuteta-analyse reacutecente312 a montreacute que ce neacutetait pas le cas et a aussi eacutetabli que ceacutetaient bien les macircles qui eacutetaient le plus impliqueacutes et le plus souvent dans des attaques inter-communautaires Les auteurs ont compileacute les donneacutees de 18 communauteacutes de chimpanzeacutes et 4 communauteacutes de bonobos eacutetudieacutees durant plus de cinq deacutecennies Elles comprennent 152 meurtres commis par les chimpanzeacutes dans 15 communauteacutes et un seul meurtre (preacutesumeacute seulement) par un bonobo Les macircles eacutetaient les attaquants les plus freacutequents (92) mais aussi les victimes les plus nombreuses (73) La plupart des meurtres impliquaient (66) des attaques inter-communautaires dans des situations ougrave les attaquants eacutetaient beaucoup plus nombreux que leurs victimes (rapport meacutedian 8 contre 1) La variation du taux de meurtres eacutetait sans rapport avec les diffeacuterentes mesures relatives aux impacts humains sur le milieu des singes

Outre ces geacuteneacuteraliteacutes et de maniegravere plus proches des questions cognitives on sait que les chimpanzeacutes de Taiuml ont diffeacuterentes strateacutegies dattaque quils appliquent en fonction des circonstances

Attaque frontale directe

Attaque avec arriegravere-garde bruyante qui trompe les adversaires sur la distance effective ougrave se trouvent les premiers attaquants (qui sont eux silencieux)

Attaque avec changement de front les attaquants sapprochent dabord dun groupe mais changent de cible au dernier moment (tactique mise en œuvre quand les attaquants sont peu nombreux elle deacutesorganise la deacutefense)

Attaque de type commando (incursion profondes dans le territoire agression par surprise de petits groupes)

Dans toutes ces attaques il y a collaboration et coordination entre macircles et le comportement global (le type dattaque si on attaque ou pas) deacutepend du nombre de macircles dans le groupe et du nombre dopposants Il sagit donc dun comportement cognitivement exigeant qui demande danticiper ce que les autres (amis ou ennemis) vont faire Il est agrave noter dans ce contexte que souvent les groupes de patrouilleurs sont composeacutes des mecircmes individus que les groupes de chasseurs ces individus se connaissent donc bien

La socieacuteteacute est source de conflits

Les singes qui ont une grande longeacuteviteacute eacutetablissent entre eux des relations privileacutegieacutees qui peuvent durer toute une vie La plus grande menace sur les relations sociales de ce type ne vient pas de lexteacuterieur du groupe mais de

311 Au passage il faut rappeler que les chimpanzeacutes en captiviteacute ou eacuteleveacutes comme animaux domestiques sont extrecircmement dangereux Les macircles sont grands et ils ont une force herculeacuteenne En novembre 2009 un macircle de 90 kg censeacutement domestiqueacute a attaqueacute une femme et la deacutefigureacutee agrave Stamford Connecticut [site de Scientific American] 312 Wilson M L Boesch C Fruth B Furuichi T Gilby I C Hashimoto C amp Lloyd J N (2014) Lethal aggression in Pan is better explained by adaptive strategies than human impacts Nature 513(7518) 414-417

152

linteacuterieur les querelles entre partenaires Pour assurer malgreacute les ineacutevitables situations de compeacutetition la stabiliteacute du groupe social il a fallu que se mettent en place des meacutecanismes de protection des relations sociales

Reacutesolution de conflits

Souvent des individus jouent un rocircle actif dans la reacutesolution ou le deacutesamorccedilage de conflits chez les singes Le macircle dominant (par exemple chez les macaques) pourra par exemple proteacuteger un individu plus faible contre un agresseur en jouant un rocircle darbitrage Il peut eacutegalement sagir dune intervention pacifique un contact affiliatif envers lagresseur va le pacifier sans que la relation sociale entre celui qui agit et lautre nen souffre

[de Waal et Thierry dans PIC-426] Chez les chimpanzeacutes () un individu tiers - le meacutediateur - reacuteunit deux adversaires qui sans lui ne pourraient se reacuteconcilier Voici un exemple de la tactique adopteacutee par une femelle adulte lors des graves conflits qui opposegraverent deux chimpanzeacutes macircles au cours dun renversement de dominance laquo La femelle approchait lun des macircles se preacutesentait agrave lui ou bien le touchait ou encore lui donnait un baiser sur la bouche Elle se dirigeait ensuite lentement vers lautre macircle si le premier la suivait ce dernier marchait sur ses pas souvent en lui inspectant la croupe et sans regarder le second macircle Quelquefois la femelle tournait la tecircte vers le macircle qui restait en arriegravere et lui passait le bras autour des eacutepaules pour linciter agrave la suivre Quand la femelle arrivait aupregraves du second macircle les deux macircles commenccedilaient agrave la toiletter Apregraves quelle fut partie ils continuaient simplement agrave se toiletter lun lautre raquo (De Waal et Van Roosmalen 1979)

17052017

Consolation

Un autre comportement participe agrave reacuteduire les tensions sociales celui quon a nommeacute par analogie avec le comportement humain consolation Un individu impliqueacute dans un conflit cherche alors refuge aupregraves dun autre qui lui prodiguera eacutetreintes montes ou toilettage Parfois cest un tiers qui simplique spontaneacutement et sen va consoler un des opposants De Waal a deacutecrit un chimpanzeacute juveacutenile qui sapprochait dun macircle adulte vaincu dans une confrontation et lembrassait Parmi les grands singes ces comportements ne sont attesteacutes que chez les chimpanzeacutes et bonobos

Il faut comprendre les autres pour les consoler ou pas

Comme le remarque Frans de Waal il semble difficile de comprendre les consolations actives et les meacutediations attesteacutees chez les chimpanzeacutes et bonobos sans eacutemettre lhypothegravese quils sont capables de reconnaicirctre les eacutemotions ou les objectifs dun autre individu et den eacutevaluer les effets ainsi que les effets de leur propre intervention Cela reviendrait alors agrave dire que les individus auraient une repreacutesentation de ce qui se passe dans lesprit dautrui

Comme dans le domaine de la cognition rien nest simple on peut se demander si cette infeacuterence est vraiment solide En effet on trouve des comportements de consolation aux endroits ougrave on ne sy attendrait pas

153

Une eacutequipe comprenant justement Frans de Waal ainsi que Larry Young313 a montreacute reacutecemment314 que les campagnols des prairies petits rongeurs sociaux et monogames reacuteagissent agrave la preacutesence dun conspeacutecifique stresseacute en le toilettant Lexpeacuterience bien controcircleacutee eacutetait la suivante

Deux campagnols sont mis ensemble dans une cage durant 30 minutes Ensuite un des deux est enleveacute de la cage et mis durant 24 minutes dans une condition parmi deux soit il est simplement laisseacute dans une autre cage soit il subit une expeacuterience stressante (en eacutetant soumis agrave des leacutegers chocs eacutelectriques et des sons deacutesagreacuteables) finalement il est remis en preacutesence du premier individu

Les reacutesultats montrent que lindividu resteacute dans la cage va se mettre agrave toiletter lindividu revenu et beaucoup plus lorsque ce dernier a veacutecu une situation anxiogegravene et montre donc des signes de stress Il est agrave noter que ce comportement de consolation (appelons-le comme cela faute de mieux) ne se produit que si lindividu stresseacute est un familier du premier Lexpeacuterience montre aussi (a) que les signes de stress (y compris hormonaux) diminuent plus vite quand lindividu est toiletteacute (b) que le comportement de toilettage repose sur une forme dempathie car lindividu toiletteur montre lui aussi des signes de stress (auto-toilettage) en preacutesence dun individu stresseacute et (c) que ce comportement de consolation repose sur les effets de locytocine hormone de la socialiteacute de la confiance et de lattachement eacutevolutivement conserveacutee puisquon la trouve aussi bien chez les poissons315 que chez les humains

Faudra-t-il en conclure que les campagnols des prairies sont capables au moins un peu de tout ce quon attribue volontiers aux chimpanzeacutes agrave savoir reconnaicirctre les eacutemotions dun autre individu et anticiper les effets de leur propre intervention Nous choisirons peut-ecirctre de penser que la reacuteponse est neacutegative (eacuteventuellement en la ponctuant dun meacuteprisant ce ne sont que des rongeurs) mais lhonnecircteteacute intellectuelle commande je crois de laisser la question ouverte

Pour en revenir au chimpanzeacute heureusement bien plus proche de nous (et dont il nous semble agrave tort ou agrave raison plus facile dinterpreacuteter le comportement par des meacutecanismes sous-jacents proches de ceux des humains) ce que nous savons agrave son sujet sur la consolation la chasse coordonneacutee et le partage nous conduit directement agrave nous demander si cette espegravece possegravede une repreacutesentation de comment les autres fonctionnent psychologiquement une theacuteorie de lesprit

La question de la theacuteorie de lesprit

La theacuteorie de lesprit

Le terme de theacuteorie de lesprit quon pense issue de la psychologie vient en fait de la primatologie et plus preacuteciseacutement de Premack et Woodruff en 1978 dans le titre de leur article Does the Chimpanzee have a Theory of Mind

313 Le speacutecialiste des soubassements biologiques de lattachement 314 Burkett J P Andari E Johnson Z V Curry D C de Waal F B amp Young L J (2016) Oxytocin-dependent consolation behavior in rodents Science 351(6271) 375-378 315 Une variante de cette hormone lisotocine est ainsi (conjointement avec une variante de larginine vasopressine) agrave la base des comportements parentaux des poissons-clowns macircles (Amphiprion ocellaris cf Le Monde de Nemo chez Disney) Voir DeAngelis R Gogola J Dodd L amp Rhodes J S (2017) Opposite effects of nonapeptide antagonists on paternal behavior in the teleost fish Amphiprion ocellaris Hormones and Behavior 90 113-119

154

Avoir une theacuteorie de lesprit (TE) cest avoir la capaciteacute dattribution de croyances de connaissances deacutetats mentaux agrave lautre On trouve dautres mots qui traduisent la mecircme capaciteacute ou des capaciteacutes semblables meacutetacognition mind reading

Donc avoir une TE cest posseacuteder des concepts deacutetats mentaux croire savoir deacutesirer mais aussi simplement voir (le fait de voir est un eacutetat mental et il est eacutevidemment lieacute au fait dacqueacuterir des connaissances - un savoir - par voie visuelle)

Le concept de TE est lieacute agrave celui dintentionnaliteacute (la tromperie par exemple repose sur la capaciteacute dattribuer une croyance et de sen servir)

Intuitivement Vous avez une theacuteorie de lesprit vous pouvez interpreacuteter de maniegravere immeacutediate automatique non reacutefleacutechie les signaux ou le comportement des autres en termes de leur eacutetat interne Ainsi vous attribuez immeacutediatement un eacutetat interne (ennui ou tristesse peut-ecirctre) au singe Joni dessineacute par Nadejda Ladygyna-Kohts

Comme le suggegraverent Gallagher et Frith (2003)316 Les meacutecanismes de la TE deacutependent dune repreacutesentation de circonstances imaginaires deacutecoupleacutees de la reacutealiteacute En effet lorsque nous expliquons le comportement dune personne en termes de croyances nous devons admettre que ces croyances peuvent ne pas correspondre agrave la reacutealiteacute Neacuteanmoins cest la croyance de lindividu et pas la reacutealiteacute qui deacuteterminera son comportement

Pour avoir une TE nous devons

savoir que les individus ont un comportement deacutetermineacute par des buts

savoir quils ont un autre point de vue sur le monde que nous317

Une TE incomplegravete avant 4 ans

Avant 4 ans les enfants humains narrivent pas agrave faire explicitement cette dissociation entre le contenu de la penseacutee des autres et la reacutealiteacute queux connaissent leur TE est incomplegravete ou inexistante Ceci a eacuteteacute montreacute depuis longtemps agrave laide de paradigmes dits de fausse croyance de type Sally-Ann tels que proposeacutes dans les anneacutees 80 par Simon Baron-Cohen

Dans ce paradigme lenfant est confronteacute agrave une petite histoire dans laquelle Sally met une balle dans un panier Sally sabsente un moment et pendant ce temps Ann deacuteplace la balle dans une boicircte qui se trouve agrave cocircteacute du panier Lorsque Sally revient on dit agrave lenfant quelle veut jouer avec la balle et alors ougrave va-t-elle chercher cette balle dans le panier ou dans la boicircte Avant 4 ans les enfants reacutepondent dans la boicircte ne pouvant dissocier leur repreacutesentation de la situation (ils ont vu que la balle est dans la boicircte) de celle que doit avoir Sally (qui a laisseacute la balle dans le panier)

Tregraves reacutecemment une eacutetude de tractographie par IRMf a montreacute que la maicirctrise tardive (mais apparaissant relativement subitement) de ces tacircches de fausses

316 Gallagher H L amp Frith C D (2003) Functional imaging of theory of mind Trends in Cognitive Sciences 72(2) 77-83 317 Ceci est manifeste dans le cas ougrave il y a des croyances erroneacutees Christian sait que Julie veut des chocolats Il sait aussi que Julie croit que les chocolats sont dans larmoire Lui-mecircme sait que les chocolats sont dans le tiroir Va-t-il degraves lors penser que Julie va aller les chercher dans le tiroir Non car il tient compte de ce que Julie croit

155

croyances est notamment concomitante dune maturation du faisceau arqueacute qui relie des zones temporoparieacutetales et frontales infeacuterieures318 Comme on peut le voir le faisceau arqueacute passe eacutegalement par les aires de Broca et de Wernicke impliqueacutees dans le langage ce qui pourrait laisser supposer que cest la repreacutesentation explicite des fausses croyances et de leurs conseacutequences lieacutee agrave la compreacutehension et agrave la production du langage qui se met finalement en place agrave ce moment-lagrave

Mais tout de mecircme des compeacutetences preacutecoces

En ce qui concerne la repreacutesentation implicite des (fausses) croyances dautrui les travaux de leacutequipe de la queacutebeacutecoise Reneacutee Baillargeon ont montreacute depuis longtemps quelle est bien plus preacutecoce319 Par exemple degraves 15 mois les beacutebeacutes semblent sattendre agrave un comportement dautrui controcircleacute par ses croyances et reacuteussissent agrave deacutecoupler la croyance dautrui de la leur Dans ces expeacuteriences qui se deacuteroulent quand mecircme en gros sur le modegravele du paradigme Sally-Ann les beacutebeacutes ne doivent eacutevidemment pas donner une reacuteponse verbale on mesure simplement le temps quils passent agrave regarder la situation finale dun petit sceacutenario qui se joue devant eux Sils regardent une fin plus longtemps quune autre cest quelle les surprend davantage cest donc quils avaient une attente concernant le comportement de la personne den face et que la fin proposeacutee contredit cette attente

Par exemple dans la situation la plus simple (datant de 2006) il y a deux boicirctes une jaune et une verte en face du beacutebeacute Le beacutebeacute voit dabord une personne mettre un objet dans la boicircte verte et apregraves mettre deux fois de plus sa main dans la mecircme boicircte verte Ensuite un rideau tombe empecircchant la personne (mais pas le beacutebeacute) de voir que lobjet cacheacute passe de la boicircte verte agrave la jaune Le rideau se relegraveve et la personne den face met sa main dans une des boicirctes visiblement pour reprendre lobjet Les beacutebeacutes regardent plus longtemps la situation ougrave la personne cherche lobjet dans la boicircte jaune puisque normalement elle ne devrait pas sattendre agrave le trouver (elle ne la pas vu passer de la boicircte verte agrave la jaune) Ceci indique que le beacutebeacute sattend agrave une action guideacutee par la fausse croyance qua la personne den face ce qui teacutemoigne dune compreacutehension (implicite) de cette fausse croyance Evidemment de nombreuses situations de controcircle (p ex une ougrave la boicircte fait un aller-retour boicircte verte - boicircte jaune - boicircte verte agrave linsu de la personne den face) permettent dexclure des explications alternatives

Alors si les beacutebeacutes se repreacutesentent les fausses croyances pourquoi ratent-ils les tacircches de type Sally-Ann Dapregraves Baillargeon parce que dans ces tacircches explicites il faut au beacutebeacute trois processus (1) une repreacutesentation de la fausse croyance de lautre (2) un processus de seacutelection de la reacuteponse explicite (3) un processus

318 Tract-based spatial statistics and probabilistic tractography show that the developmental breakthrough in false belief understanding is associated with age-related changes in local white matter structure in temporoparietal regions the precuneus and medial prefrontal cortex and with increased dorsal white matter connectivity between temporoparietal and inferior frontal regions Wiesmann C G Schreiber J Singer T Steinbeis N amp Friederici A D (2017) White matter maturation is associated with the emergence of Theory of Mind in early childhood Nature Communications 8 14692 319 Voir par exemple la revue de question Baillargeon R Scott R M amp He Z (2010) False-belief understanding in infants Trends in Cognitive Sciences 14(3) 110-118

156

dinhibition de la tendance agrave reacutepondre dapregraves leur propre croyance Dans les tacircches agrave reacuteponse spontaneacutee par le regard (2) et (3) tombent

Un deacuteficit chez les personnes autistes

Gallagher et Frith dans larticle preacuteceacutedemment citeacute rappellent quon peut deacutevelopper des paires de situations tregraves semblables dont lune neacutecessite quon se repreacutesente leacutetat mental dautrui et lautre pas et que ceci constitue donc un bon test pour cibler les deacuteficits speacutecifiques en TE

On soupccedilonnait depuis longtemps que les personnes souffrant dun trouble du spectre autistique avaient une TE eacutegalement incomplegravete Ceci a eacuteteacute confirmeacute par nombre deacutetudes par exemple une expeacuterience ancienne320 comportant la double situation suivante Cette expeacuterience portait sur un eacutechantillon denfants normaux denfants autistes et denfants souffrant de retard mental de mecircme acircge mental que les enfants autistes

On met en vue du sujet un bonbon dans un coffret Deux marionnettes apparaissent eacutegalement dans cette situation lune deacutecrite comme un ami lautre comme un voleur on dit au sujet de toujours aider lami et de ne jamais aider le voleur

Dans la situation non-TE (appeleacutee Sabotage) le coffret peut ecirctre verrouilleacute Lorsque lami respectivement le voleur approche on demande agrave lenfant que vas-tu faire Les enfants normaux les controcircles aussi bien que les enfants autistes reacuteussissent tous la tacircche si cest le voleur qui approche ils verrouillent le coffret

Dans la situation TE (appeleacutee Deception cest-agrave-dire Tromperie en anglais) le coffret ne peut pas ecirctre verrouilleacute et on demande agrave lenfant que vas-tu dire Les enfants normaux et les controcircles reacuteussissent la tacircche si cest le voleur qui approche les enfants lui disent le coffret est verrouilleacute - ce qui implique quils se repreacutesentent quainsi ils plantent une croyance dans le cerveau du voleur et dautre part quils savent que le voleur va agir en suivant sa croyance (et non leacutetat reacuteel de la situation) Les enfants autistes par contre eacutechouent Puisquils reacuteussissent dans lautre situation cest donc que cet eacutechec nest pas ducirc au fait quils ne comprennent pas la situation cest bien plutocirct lesprit de lautre quils ne comprennent pas

Substrat neural

Les mecircmes auteurs (ainsi que dautres) ont deacutetermineacute quanatomiquement la TE semble reposer sur quelques zones circonscrites du cerveau le cortex paracingulaire anteacuterieur (aires 9 et 32 de Brodmann) tregraves fortement lieacute agrave la capaciteacute de TE et accessoirement laire STS (sillon temporal supeacuterieur)

Ceci a eacuteteacute mis en eacutevidence par des expeacuteriences du type suivant on a mis les sujets dont on enregistrait lactiviteacute ceacutereacutebrale par PET321 (ou en franccedilais TEP tomographie

320 Sodian B amp Frith U (1992) Deception and sabotage in autistic retarded and normal children Journal of Child Psychology and Psychiatry 33 591-605 321 Dans la TEP on injecte au sujet de leau marqueacutee radioactivement Latome doxygegravene de la moleacutecule est remplaceacute par un atome dO15 dont le noyau a un excegraves de protons la demi-vie de cet isotope est de quelque 2 minutes seulement Durant la deacutesinteacutegration le proton exceacutedentaire devient un neutron alors quest produite une paire neutrino-positon Ce dernier qui est en fait un antieacutelectron emporte la charge exceacutedentaire positive Le positon se combine rapidement dans le

157

par eacutemission de positons) face agrave une version informatique du jeu papier caillou ciseaux En reacutealiteacute lopposant eacutetait un ordinateur Une partie des sujets savait quil sagissait dun ordinateur mais lautre partie croyait avoir affaire agrave un ecirctre humain Selon les auteurs ceux qui pensaient ecirctre face agrave un humain passaient dans un mode intentionnel (intentional stance) interpreacutetant lopposant comme ayant des intentions et cherchant les deacuteterminer En comparant les PET des deux groupes (on soustrait lactiviteacute PET du groupe controcircle de celle du groupe intentionnel) on peut mettre en eacutevidence la (ou les) zone(s) diffeacuterentiellement activeacutee(s) Il ressort de cette comparaison que la diffeacuterence reacuteside dans une activiteacute bilateacuterale du cortex paracingulaire anteacuterieur Cette activiteacute paracingulaire anteacuterieure a eacuteteacute mise en eacutevidence dans diverses autres eacutetudes (cf losanges mauves sur limage)

Plus geacuteneacuteralement on constate aussi une activiteacute dans laire STS (sillon temporal supeacuterieur) une aire lieacutee agrave la compreacutehension de sceacutenarios de causaliteacute dintentionnaliteacute la prise de perspective ainsi que la perception de mouvements des mains du visage et de ses expressions du corps les signaux qui signalent les actions et les intentions des autres Les aires temporales (lieacutees agrave la meacutemoire notamment eacutepisodique) sont aussi actives pour savoir les croyances de quelquun il faut eacutevidemment sen souvenir Lamygdale ne semble par contre pas directement impliqueacutee dans la theacuteorie de lesprit du moins pas dans ces circonstances

Evolution convergente de neurones particuliers

Pour certains auteurs le cortex paracingulaire anteacuterieur (aire 32 de Brodmann) fait partie du cortex cingulaire anteacuterieur (avec les aires 24 25 et 33) Le CCA qui fait partie du lobe limbique possegravede uniquement chez lhomme et les singes anthropoiumldes (mais pas chez les autres singes) chez certains ceacutetaceacutes (baleines agrave bosse orques cachalots et dauphins322) et chez les eacuteleacutephants323 un type particulier de neurone les cellules fusiformes (spindle cells) ou cellules de Von Economo plus allongeacutees que les cellules pyramidales Ces cellules ne se deacuteveloppent chez lhumain quagrave partir de lacircge de 4 mois apregraves la naissance

Leur preacutesence chez les humains et les grands singes anthropoiumldes mais pas chez les autres primates laisse supposer quelles auraient eacutevolueacute il y a 15 millions danneacutees chez les primates Chez les ceacutetaceacutes elles seraient apparues il y a au moins 30

milieu avec un eacutelectron libre ou peu lieacute cette rencontre antimatiegravere-matiegravere aboutit agrave la deacutemateacuterialisation des particules en deux photons de 511 keV chacun sur des trajectoires antiparallegraveles Ce sont ces deux photons qui sont deacutetecteacutes par des scintillateurs entourant la tecircte du sujet La ligne rejoignant les deux scintillateurs activeacutes passe par le point de deacutesinteacutegration des deux particules et est donc proche du point ougrave eacutetait latome doxygegravene initial La distribution de leau radioactive eacutetant un indicateur de la distribution du deacutebit sanguin dans le cerveau on a donc une image finale des zones ougrave ce deacutebit est eacuteleveacute La preacutecision spatiale est de lordre de 8 mm Par ailleurs lexposition agrave la radioactiviteacute durant un examen TEP est relativement faible elle correspond agrave lexposition agrave la radioactiviteacute naturelle durant un an Degraves lors il est interdit agrave une personne qui aurait subi un TEP den faire un autre durant lempan dune anneacutee [Houdeacute et al (2002) Cerveau et Psychologie Paris PUF] 322 En anglais respectivement humpback whale killer whale et sperm whale Les deux derniers sont des odontocegravetes Voir Marino L et al (2007) Cetaceans have complex brains for complex cognition PLOS Biology 5 (5) 966-972 Butti C Sherwood C C Hakeem A Y Allman J M amp Hof P R (2009) Total number and volume of Von Economo neurons in the cerebral cortex of cetaceans Journal of Comparative Neurology 515(2) 243-259 323 Hakeem AY et al (2009) Von Economo neurons in the elephant brain The Anatomical Record 292 242-248

158

millions danneacutees pour meacutemoire les ceacutetaceacutes sont originellement des onguleacutes artiodactyles324 et sont donc apparenteacutes aux hippopotames chameaux cerfs et girafes pour nen citer que quelques-uns Quant aux eacuteleacutephants ils ne sont pas apparenteacutes aux onguleacutes ce qui fait que ce type de neurone serait apparu de maniegravere indeacutependante au moins trois fois (constituant alors un cas rare deacutevolution convergente)

Ces cellules particuliegraveres seraient impliqueacutees dans le traitement rapide des informations eacutemotionnelles dans un contexte social Dans les mots de Patrick Hof un des auteurs de leacutetude sur les ceacutetaceacutes they are like the lsquoexpress trainsrsquo of the nervous system that bypass unnecessary connections enabling us to instantly process and act on emotional cues during complex social interactions Spindle cells are most likely to emerge in unusually large brains which need extra circuitry to handle increasingly complex social interactions

Dans la veine de ce qui preacutecegravede de nombreuses observations montrent que les dauphins observent les autres individus et adoptent seacutelectivement certains comportements de leurs modegraveles325 Par exemple quand une machine agrave faire des anneaux de bulles est introduite dans leur environnement les plus timides des dauphins commencent par observer les plus teacutemeacuteraires qui jouent avec les bulles pour ensuite adopter un comportement exactement identique La reproduction preacutecise de comportements arbitraires nayant aucun rendement particulier est un indice suggeacuterant de veacuteritables capaciteacutes imitatives impliquant de comprendre le modegravele comme eacutetant un agent intentionnel

Une theacuteorie de lesprit ou pas chez les singes

En raison de la complexiteacute des relations sociales des chimpanzeacutes (et de beaucoup de primates) on va naturellement tendre agrave penser quils doivent posseacuteder une Theacuteorie de lEsprit (TE) une repreacutesentation des eacutetats mentaux des autres individus

Cependant on se souvient que les expeacuteriences de Povinelli avaient mis en eacutevidence que les chimpanzeacutes auxquels on tend agrave attribuer un fonctionnement psychologique proche du nocirctre en raison de la similitude apparente des comportements se reacutevegravelent eacutetonnamment diffeacuterents dans certaines situations La maniegravere dont ils semblent ne pas comprendre parfois la causaliteacute physique en est un exemple

Dans les anneacutees 2000 Tomasello relevait que peu de temps auparavant en 1997 on pensait encore que les primates non humains comprennent le comportement mais pas les eacutetats psychologiques On pensait quils apprennent (assez) facilement des relations de cause agrave effet (je tire ici jobtiens la nourriture ou bien dans le domaine psychologique il y a un bruit mes congeacutenegraveres fuient) mais tout semblait indiquer quils ne comprennent pas les causes sous-jacentes les causes physiques comme on la vu dans certains cas mais les causes psychologiques encore moins

Cette opinion eacutetait partageacutee par les deux grands laboratoires qui travaillaient dans ce domaine celui de Tomasello et celui de Povinelli Dans les deux eacutequipes les

324 Artiodactyles ayant un nombre pair de doigts (contrairement aux peacuterissodactyles comme le cheval) Pour lhistoire des ceacutetaceacutes voir pex Thewissen JGM et al (2009) From land to water the origin of whales dolphins and porpoises Evolution Education and Outreach 2 272-288 325 Kuczaj I I Stan A Yeater D amp Highfill L (2012) How selective is social learning in dolphins International Journal of Comparative Psychology 25(3)

159

reacutesultats allaient dans le mecircme sens Plus reacutecemment les positions de ces deux eacutequipes ont divergeacute comme on le verra ci-dessous

Alors comment savoir si et agrave quel degreacute les primates anthropoiumldes possegravedent une theacuteorie de lesprit Quelle est la faccedilon la plus simple de sattaquer agrave cette question

Le rocircle du regard

Regard du papillon regard humain

Chez beaucoup de verteacutebreacutes et pas seulement les mammifegraveres supeacuterieurs les yeux jouent un rocircle de signal la preacutesence dyeux scheacutematiseacutes un stimulus antipreacutedation suffit agrave provoquer un comportement de fuite ou de surprise chez les oiseaux mis en preacutesence des ailes ouvertes de papillons (pex les papillons indoneacutesiens Taenaris catops) Dans la mecircme veine plusieurs eacutetudes montrent que les animaux reacuteagissent dautant plus agrave lapproche dun humain que la tecircte de celui-ci est tourneacutee vers eux et que ses yeux sont visibles

A cocircteacute de sa fonction dans les interactions agonistiques chez les animaux sociaux la perception du regard pourrait jouer un rocircle dans la communication deacutetecter la direction de lattention dun conspeacutecifique (sur la base dindices comportementaux dont le regard) est adaptatif car cette direction est preacutedictive des actions agrave venir de cet individu

Chez les humains les yeux sont la premiegravere source de ce type dinformation Il est dailleurs probable que le contraste eacuteleveacute entre iris et scleacuterotique (contraste qui existe uniquement chez notre espegravece et par exemple pas chez le chimpanzeacute) reacutesulte de pressions de seacutelection sur la qualiteacute et la lisibiliteacute de cette information326

Voir eacutemergence chez lenfant humain

[POV-19] Les yeux sont on la vu plus haut une fenecirctre sur lesprit des autres La relation entre les yeux et les eacuteleacutements du monde est conccedilue par les humains comme une expeacuterience psychologique elle me voit

Ce niveau de compreacutehension semble eacutemerger vers deux ans chez les beacutebeacutes Il est sous-jacent agrave toute la question de la TE toutes les interactions sociales commencent par la deacutetermination de leacutetat attentionnel de lautre Pour les animaux sociaux le regard donne des informations importantes sur les interactions sociales qui vont se produire En outre le regard des uns fournit aux autres des informations sur la direction dans laquelle peut se trouver un danger

Peut-ecirctre des 6 mois et en tout cas agrave 18 lenfant va suivre le regard de quelquun dautre localisant sa cible avec preacutecision mecircme si la tecircte de la personne observeacutee ne bouge pas et que seuls ses yeux sorientent vers une cible

Pour certains (pex Simon Baron-Cohen) ceci indique les enfants sont conscients de la connexion psychologique entre eux et les autres lenfant tourne la tecircte pour suivre le regard de leur megravere parce quils savent quelle regarde quelque chose Dautres notamment Povinelli et Tomasello pensent que suivre le regard pourrait

326 Kobayashi H amp Kohshima S (2001) Unique morphology of the human eye and its adaptive meaning comparative studies on external morphology of the primate eye Journal of human evolution 40(5) 419-435

160

potentiellement navoir rien agrave faire avec une compreacutehension de leacutetat psychologique dautrui (selon ces auteurs les reacuteflexes lapprentissage associatif lamorccedilage attentionnel font potentiellement laffaire pour lexpliquer)

Les expeacuteriences sur voir donc savoir

Avoir une TE cest posseacuteder entre autres une repreacutesentation que voir implique savoir Parmi les concepts deacutetats mentaux eacuteventuellement preacutesents dans lesprit des beacutebeacutes et des animaux la repreacutesentation de voir donc savoir est peut-ecirctre celle dont lexistence est la plus facile agrave tester Peut-on en particulier mettre en eacutevidence que les chimpanzeacutes se repreacutesentent quautrui voit (donc sait)

Les expeacuteriences de Povinelli

Les expeacuteriences les plus analytiques dans ce domaine sont celles de Daniel Povinelli agrave Atlanta (USA)327 Povinelli et ses collegravegues ont creacuteeacute une situation ougrave le chimpanzeacute est derriegravere une vitre perceacutee de deux trous En face de lui deux humains le singe sait quil peut demander une reacutecompense aux humains pour cela il doit passer la main dans un des trous (celui qui est en face de lhumain quil choisit) et faire un signe de queacutemandage agrave lhumain

Si lun des deux humains porte un bandeau sur les yeux le chimpanzeacute va-t-il adresser son geste preacutefeacuterentiellement agrave lautre celui qui voit comme on sy attendrait

Etonnamment les chimpanzeacutes sadressent indiffeacuteremment agrave lhumain aux yeux bandeacutes ou agrave lhumain voyant Povinelli en deacuteduit que les chimpanzeacutes nont pas le concept de voir autrement dit ne se repreacutesentent pas que leacutetat des connaissances dautrui deacutepend de ce que cet autrui peut voir De nombeuses autres expeacuteriences de son eacutequipe vont dans le mecircme sens

Les expeacuteriences de Tomasello

Les expeacuteriences de Povinelli impliquent un contexte collaboratif (le chimpanzeacute doit demander que lon partage la nourriture avec lui) qui nest pas du tout typique des chimpanzeacutes en nature normalement et sauf dans les cas de chasse les chimpanzeacutes ne partagent pas la nourriture au contraire ils cherchent agrave la chaparder Pour eacuteviter les biais eacuteventuellement induits par cette situation pas naturelle Michael Tomasello (Leipzig) propose aux chimpanzeacutes non une situation de coopeacuteration avec un humain mais une situation de compeacutetition avec un autre chimpanzeacute Un subordonneacute est derriegravere une porte ajoureacutee en face de lui une autre porte retient un dominant Deux items de nourriture se trouvent agrave mi-chemin entre les deux de part et dautre Un eacutecran cache une des deux nourritures agrave la vue du dominant par contre le subordonneacute peut voir les deux

Si un subordonneacute et un dominant se retrouvent agrave vouloir prendre en mecircme temps la mecircme nourriture eacutevidemment le dominant va chasser le subordonneacute et sapproprier la nourriture Il est donc avantageux pour le subordonneacute dessayer de se saisir de la piegravece de nourriture que le dominant ne va pas cibler quand il y en a plusieurs Le chimpanzeacute subordonneacute est-il capable danticiper dans cette situation vers quelle nourriture le dominant va se preacutecipiter

327 deacutetailleacutees dans POV

161

On libegravere le subordonneacute quelques secondes avant de libeacuterer le dominant Le subordonneacute se preacutecipite alors du cocircteacute ougrave la nourriture est invisible pour le dominant ce qui indique selon Tomasello quil sait que le dominant na pas pu voir cette nourriture-lagrave (et quil va donc aller vers lautre laissant ainsi le subordonneacute semparer de la premiegravere) Il aurait donc bien ce que nous pourrions appeler une repreacutesentation de voir (lautre voit donc il sait)

Comme on peut le constater nous avons ici des donneacutees irreacuteconciliables et il faudra bien expliquer cette contradiction

Rappel les trois controcircles

Ainsi que nous lavons vu dans la section sur leacutevolution des cerveaux ceux-ci ont eacutevolueacute en tant que protection contre la variabiliteacute (impreacutevisibiliteacute) du milieu

[GEA-4] Geary suggeacuterait quils ont eacutevolueacute comme moyen de controcircler le milieu physique biologique et social Cela implique quil existerait donc des domaines de compeacutetences relatives agrave ces trois volets

La compreacutehension inheacuterente et intuitive du monde physique (folk physics theacuteorie de la causaliteacute physique)

La compreacutehension des espegraveces biologiques (folk biology)

La compreacutehension des autres individus (folk psychology theacuteorie de lrsquoesprit [des autres])

Pour illustrer le controcircle que lon peut exercer sur le milieu social si on en a une repreacutesentation approprieacutee (de quelque niveau que ce soit) nous pouvons nous reacutefeacuterer agrave une observation de Toshisada Nishida rapporteacutee par Josep Call (2001)328 Un chimpanzeacute juveacutenile (KB) voulait ecirctre allaiteacute par sa megravere (CH) mais celle-ci le repoussait reacutepeacutetitivement occupeacutee quelle eacutetait agrave toiletter un macircle adulte KB a alors produit des gestes et des vocalisations qui laissaient supposer quil eacutetait attaqueacute par un adolescent (MS) qui pourtant se tenait tranquillement agrave son cocircteacute La megravere venant alors (inutilement) agrave son secours il a pu en profiter pour se faire allaiter Cet exemple peut servir pour analyser les niveaux de repreacutesentation que lon peut supposer agrave lœuvre

Repreacutesentations bas niveau haut niveau

[Call 2001] Une compeacutetence importante dans les situations coopeacuteratives et compeacutetitives est la possibiliteacute de preacutedire et danticiper (Geary dirait mecircme controcircler) le comportement des conspeacutecifiques Les animaux qui peuvent preacutedire ce comportement rapidement et avec preacutecision (agrave la maniegravere du bon joueur deacutechecs qui voit les coups plus loin dans le futur) et cela mecircme si la situation est nouvelle auront un avantage clair sur ceux qui nont pas cette capaciteacute Donc les meacutecanismes cognitifs qui rendent possibles ces preacutedictions efficaces auront eacuteteacute favoriseacutes particuliegraverement dans les espegraveces ougrave lenvironnement social est complexe

Les meacutecanismes permettant la preacutediction comportementale sont encore mal compris De maniegravere geacuteneacuterale on a postuleacute deux classes de meacutecanismes

328 Toutes les citations Call (2001) font reacutefeacuterence agrave un article de revue qui en cite de nombreux autres Call J (2001) Chimpanzee social cognition Trends in Cognitive Sciences 5 (9) 388-393

162

Selon la premiegravere explication (meacutecanismes reposant sur des repreacutesentations de bas niveau) baseacutee sur des indices les individus reacutepondent bien agrave certaines situations (aux indices ou stimulus comportementaux des autres individus) mais sans comprendre les pheacutenomegravenes et sans pouvoir geacuteneacuteraliser agrave de nouvelles situations

La seconde explication (meacutecanismes reposant sur des repreacutesentations de plus haut niveau) est baseacutee sur lacquisition de connaissances Non seulement les animaux arrivent agrave associer certains stimuli agrave certaines reacuteponses mais ils sont aussi capables dextraire les relations entre stimuli et de former des regravegles geacuteneacuterales qui ne sont pas attacheacutees aux stimuli speacutecifiques agrave une situation Ce sont ces regravegles qui leur permettent de preacutedire le comportement des autres Au plus haut niveau les meacutecanismes impliquent la repreacutesentation des repreacutesentations dautrui donc une TE

Revenons un instant sur la situation de tromperie deacutecrite ci-dessus un jeune chimpanzeacute fait semblant decirctre attaqueacute par un adolescent pour que sa megravere soccupe agrave nouveau de lui

Cette situation peut toujours sexpliquer de trois maniegraveres diffeacuterentes formant une gradation dans les niveaux de repreacutesentation La toute premiegravere (qui correspond agrave une hypothegravese du plus bas niveau) nimplique aucune repreacutesentation329 mais de simples apprentissages associatifs Le petit a associeacute le fait que lorsquil crie ensuite il est dans la situation agreacuteable decirctre consoleacute par sa megravere

Dans la seconde (une hypothegravese de bas niveau impliquant des repreacutesentations quant aux comportements uniquement) le petit a une repreacutesentation anticipeacutee des eacuteveacutenements sociaux qui vont se passer (mais pas des penseacutees des autres individus) il se repreacutesente que sil crie sa megravere va venir chasser ladolescent et ensuite il va ecirctre consoleacute

Dans la troisiegraveme qui correspond agrave lhypothegravese de plus haut niveau le petit se repreacutesente les repreacutesentations des autres En loccurrence il se repreacutesente que sil crie sa megravere va penser quil est attaqueacute et agir en conseacutequence

Expeacuteriences sur suivre la direction du regard

Povinelli a fait lexpeacuterience suivante le chimpanzeacute est en face de lexpeacuterimentateur et il sait que ce dernier va lui donner une reacutecompense parmi deux devant lui Controcircle lexpeacuterimentateur regarde le singe avant de donner le fruit expeacuterimentaux il regarde lun des deux fruits ou bien il regarde par-dessus le singe Le fait est que les chimpanzeacutes regardent ougrave regardent les gens suivent la direction du regard de lhumain dans la piegravece

Mais est-ce que ccedila veut dire que le singe essaie de savoir ce que vous regardez (hypothegravese qui fait appel agrave des repreacutesentations de haut niveau)

Ou bien ne fonctionne-t-il quen surface c-agrave-d sur la base de votre comportement se tournant et regardant dans la mecircme direction que vous sans avoir la moindre ideacutee de votre eacutetat attentionnel interne Par lusage donc dun simple indice directionnel (hypothegravese faisant appel agrave des repreacutesentations de bas niveau)

329 Cest-agrave-dire si on considegravere que la meacutemoire dassociations (de contingences) ne constitue pas une repreacutesentation

163

Evidemment le simple fait de regarder mecircme approximativement dans la direction ougrave lautre regarde aurait eacuteteacute renforceacute lors de leacutevolution (quon pense agrave la deacutetection de preacutedateurs Mecircme si la viseacutee nest pas exacte sil y a quelque chose agrave voir le reacuteflexe dorientation visuelle finit alors le travail de foveacutealisation) Il nest donc pas neacutecessaire de postuler des repreacutesentations de haut niveau

Pour aller plus loin on peut se demander ce qui se passe quand la ligne de vision est interrompue par un obstacle Si cest lexplication de haut niveau qui est la bonne lanimal devrait savoir que lautre voit ce que lui ne voit pas et donc se deacuteplacer pour obtenir une meilleure vue Si lexplication de bas niveau est la bonne le singe devrait alors faire comme avant simplement projeter son regard le long du mecircme vecteur

Lexpeacuterience a eacuteteacute meneacutee de la maniegravere suivante la paroi qui divisait verticalement le labo a eacuteteacute rendue opaque sur la moitieacute Lorsque le chimpanzeacute entrait dans la piegravece lexpeacuterimentateur faisait le mouvement de regarder attentivement la partie opaque de la vitre Selon lHBN le singe devrait regarder le mur derriegravere lui selon lHHN essayer de contourner la partie opaque de la vitre pour voir ce que voit lhumain

Cest bien cette derniegravere chose quils font (mais pas dans une situation controcircle quand les mouvements de lhumain sont deacutesordonneacutes et ne correspondent pas agrave regarder) Ils semblent donc comprendre que le regard permet de voir et pas simplement quils suivent la direction pointeacutee par la flegraveche du regard

Le rocircle reacutefeacuterentiel du regard

Ces expeacuteriences avec la paroi opaque semblent indiquer que lanimal peut comprendre laspect attentionnel du regard alors que les expeacuteriences des bandeaux et autres obstacles au regard dont nous avons vu plus haut un exemple montrent le contraire Il nest pas aiseacute de reacuteconcilier ces deux faits

Le regard en raison de son aspect attentionnel a aussi une composante reacutefeacuterentielle le regard indique ougrave porte lattention de celui qui regarde il fait reacutefeacuterence agrave lobjet ou agrave lindividu regardeacute Il est possible de tirer des informations de cette reacutefeacuterence Une expeacuterience a voulu deacuteterminer si les chimpanzeacutes comprennent et peuvent utiliser laspect reacutefeacuterentiel du regard

Dans cette expeacuterience des singes et des jeunes enfants (3 ans) apprennent agrave chercher une reacutecompense sous une boicircte opaque parmi deux Dans certains essais il y a un humain qui soit regarde la bonne boicircte soit regarde le plafond Si les chimpanzeacutes comprennent laspect reacutefeacuterentiel du regard ils devraient chercher sous la bonne boicircte dans le premier cas au hasard dans le second Cest ce que font les enfants mais pas les chimpanzeacutes Pourtant ces derniers voient bien le regard et le suivent par-dessus leur propre eacutepaule (71 des essais plafond) quand lexpeacuterimentateur regarde dans le vide ils ont donc dexcellentes capaciteacutes de suivre le regard mais ils ne comprennent peut-ecirctre pas en quoi le regard est lieacute agrave des eacutetats dattention subjectifs

Les chiens agrave nouveau plus humains que les singes

Dans cette tacircche des deux boicirctes opaques dont lune contient une reacutecompense les chiens se comportent comme les enfants humains quand lexpeacuterimentateur regarde une des boicirctes ils choisissent preacutefeacuterentiellement celle-lagrave quand il regarde au-

164

dessus dune des boicirctes (attitude distraite) ils choisissent au hasard Les chimpanzeacutes par contre continuent agrave choisir la boicircte du cocircteacute vers lequel est tourneacute le regard (pourtant au plafond) comme sils ne comprenaient pas laspect attentionnel du regard

Dans un article de 2004 Viraacutenyi et al330 deacutecrivent une expeacuterience subtile portant sur le chien Un ordre verbal eacutetait donneacute par le maicirctre du chien (Coucheacute) Il y avait quatre situations leacutegegraverement diffeacuterentes qui impliquaient toujours deux humains en plus du chien le maicirctre et un partenaire qui regardait toujours le maicirctre (a) le maicirctre regardait le chien et ne regardait pas le partenaire (b) le maicirctre eacutetait tourneacute vers le chien mais un eacutecran opaque lempecircchait de le voir (c) le maicirctre eacutetait tourneacute dans la direction du partenaire (d) le maicirctre eacutetait tourneacute dans la mecircme direction mais le partenaire eacutetait un peu de cocircteacute non aligneacute avec le regard du maicirctre Lordre verbal eacutetait donneacute par la voix enregistreacutee du maicirctre de sorte quil eacutetait eacutenonceacute exactement de la mecircme maniegravere dans les 4 situations La mesure eacutetait le degreacute de non-obeacuteissance du chien

Les reacutesultats sur 23 chiens indiquent que le chien obeacuteit bien quand le maicirctre le regarde (colonne marqueacutee A) et tregraves mal quand le maicirctre est derriegravere leacutecran ou bien regarde le partenaire (colonnes marqueacutees C) Quand le maicirctre regarde dans le vide (situation d ci-dessus) les reacutesultats sont intermeacutediaires Ceci suggegravere que les chiens sont capables de deacuteterminer sur quoi porte lattention de leur maicirctre ou des humains en geacuteneacuteral (cest particuliegraverement clair si on compare les situations c et d puisque le maicirctre preacutesente exactement le mecircme aspect et regarde dans la mecircme direction la seule diffeacuterence eacutetant la preacutesence ou labsence de la deuxiegraveme personne dans la direction ougrave regarde le maicirctre le chien distingue donc le cas ougrave le maicirctre parle agrave une tierce personne et donc probablement pas au chien de celui ougrave le maicirctre parle dans le vide et donc plus probablement au chien)

Le chien sait-il quon le voit

Alors si le chien sait quon le regarde ou quon sadresse agrave lui ou pas sait-il vraiment quon le voit Des observations anecdotiques (que chaque proprieacutetaire de chien a pu faire) montrent que parfois les chiens vont activement fuir le regard du maicirctre par exemple en allant se cacher derriegravere un obstacle pour consommer une nourriture que le maicirctre a interdit de consommer Quest-ce que les chiens savent en ce qui concerne la perception visuelle des humains

Plusieurs expeacuteriences montrent que les chiens en tout cas agissent comme sils savaient quon les voit ou pas Ainsi dans une expeacuterience portant sur 28 chiens de la nourriture eacutetait poseacutee au sol dans une salle obscurcie et le maicirctre avait donneacute lordre de ne pas la prendre331 Il y avait deux spots tregraves ponctuels lun eacuteclairant la nourriture lautre le maicirctre Chaque chien a eacuteteacute soumis agrave quatre situations diffeacuterentes correspondant aux quatre possibiliteacutes dallumage des deux lampes et on a mesureacute le temps dheacutesitation du chien avant quil craque et prenne la nourriture malgreacute linterdiction

330

Viraacutenyi Z Topal J Gacsi M Mikloacutesi A and Csanyi V (2004) Dogs respond appropriately to

cues of humans attentional focus Behavioural Processes 66 161-72 331 Kaminski J Pitsch A amp Tomasello M (2013) Dogs steal in the dark Animal cognition 16(3) 385-394 La zone eacuteclaireacutee recevait une illumination de 112 lux la zone sombre de 2 lux

165

Les reacutesultats montrent notamment que le chien heacutesite plus quand la nourriture est eacuteclaireacutee (donc quand le maicirctre peut le voir prendre la nourriture interdite) que quand elle ne lest pas332 Ceci est donc une indication que le chien sait quon le voit et ajuste son comportement en fonction de cette connaissance On verra dans la section suivante que les chimpanzeacutes savent aussi que pour chaparder il faut ecirctre invisible

Le chimpanzeacute sait aussi si on le voit ou pas

On sait que les chimpanzeacutes savent ce que les autres voient ou ne voient pas (cf expeacuteriences de compeacutetition contre un dominant) On peut se fonder sur cela pour faire un test pour savoir si non seulement ils savent que lautre voit ou ne voit pas mais sils utilisent cette connaissance pour manipuler la connaissance de lautre (en lempecircchant de voir) donc pour le tromper

Hare et coll333 (2006) sarrangent pour mettre le chimpanzeacute dans une situation ougrave il voudra chercher agrave tromper lhumain pour cela ils mettent sur pied une expeacuterience dont le contexte est compeacutetitif Cette situation a eacutegalement pour avantage quil ny a pas besoin de veacuteritable phase preacutealable dapprentissage

Un expeacuterimentateur E inconnu du singe est le compeacutetiteur qui ocircte toujours la nourriture hors de porteacutee du singe Il est agrave linteacuterieur dune sorte de cabine vitreacutee dans laquelle des tirettes une agrave gauche lautre agrave droite portent de la nourriture Si les tirettes sont assez proches dune ouverture le singe peut attraper la nourriture Durant quelques essais de deacutepart E retire la nourriture chaque fois que le singe essaie de lattraper Cet humain au contraire des autres humains que le singe connaicirct se comporte donc comme les autres chimpanzeacutes

La tacircche pour le singe est de commencer lessai au milieu (face agrave la vitre centrale ougrave il reccediloit du jus par un tube) et de deacutecider de quel cocircteacute il va essayer datteindre la nourriture

Plusieurs situations sont proposeacutees qui diffegraverent par la vision que E a (ou non) du chimpanzeacute Par exemple E peut ecirctre tourneacute dun cocircteacute ou une des fenecirctres lateacuterales est fermeacutee par un eacutecran etc Les situations sont preacutesenteacutees dans un ordre aleacuteatoire

Dans chaque cas le singe part du distributeur de jus dorange et va essayer dacceacuteder agrave la nourriture dun cocircteacute ou de lautre On regarde de quel cocircteacute le singe va essayer dattraper la nourriture On constate que le singe va preacutefeacuterentiellement venir par le cocircteacute ougrave E ne peut pas le voir (dans son dos ou du cocircteacute ougrave la fenecirctre est opaque)

Bien plus inteacuteressant on constate aussi quil fait des approches visant agrave induire lhumain en erreur Depuis la vitre centrale le singe fait semblant de sen aller puis il revient en catimini par le cocircteacute ougrave on ne peut que difficilement le voir (en bas sur la figure)

332 Des situations de controcircle montrent que ce nest pas simplement que les chiens eacutevitent de prendre de la nourriture eacuteclaireacutee quand lhumain nest pas lagrave les chiens nheacutesitent pas au contraire ils prennent la nourriture plus vite quand elle est eacuteclaireacutee 333 Hare B Call J amp Tomasello M (2006) Chimpanzees deceive a human competitor by hiding Cognition 101 495-514

166

Cette expeacuterience de leacutequipe de Tomasello montre que les chimpanzeacutes ont les mecircmes capaciteacutes que le chien de fuir le regard de lecirctre humain qui leur interdit laccegraves agrave la nourriture

Une Theacuteorie de lEsprit peut-ecirctre mais laquelle

Si on revient aux situations de Tomasello vues plus haut (Tomasello Call et Hare 2003) qui impliquent deux chimpanzeacutes en compeacutetition elles indiquent bien que le chimpanzeacute si on sait lui poser la question de la bonne maniegravere manifeste une compreacutehension de ce quautrui sait ou ne sait pas Les conclusions de Povinelli par contre disent geacuteneacuteralement le contraire Au-delagrave des questions de meacutethode pourrait-on supposer que les chimpanzeacutes possegravedent bien une Theacuteorie de lEsprit mais incomplegravete Cela pourrait expliquer les conclusions opposeacutees auxquelles arrivent des eacutequipes diffeacuterentes testant sans le savoir des modules diffeacuterents de la TE

Comprendre que lautre sait pas que lautre croit

Dans une autre seacuterie dexpeacuteriences assez reacutecentes334 leacutequipe du Max-Planck de Leipzig arrive justement agrave montrer que si le chimpanzeacute sait ce que lautre sait par contre il semble ne pas pouvoir se repreacutesenter ce que lautre croit (agrave tort)

Comme on peut limaginer ces expeacuteriences sont complexes et ont requis la mise au point dune nouvelle meacutethode baseacutee elle aussi sur la compeacutetition avec un conspeacutecifique

Il sagit dun jeu ougrave le sujet et un concurrent choisissent agrave tour de rocircle un conteneur parmi trois dont certains contiennent de la nourriture On manipule la connaissance que les animaux ont de la situation en montrant agrave lun ou agrave lautre ougrave la nourriture est placeacutee

Dans la premiegravere eacutetude (savoir ce que lautre sait) 10 chimpanzeacutes (4-29 ans) 12 enfants (6 ans) et 12 adultes sont testeacutes Le sujet est dun cocircteacute dun dispositif (leacutegegraverement diffeacuterent pour les humains et pour les chimpanzeacutes) le concurrent est en face Entre les deux il y a trois conteneurs dans deux lexpeacuterimentateur va deacuteposer une reacutecompense en pleine vue du sujet Ce que le concurrent voit par contre deacutepend de la condition (a) il ne voit que la mise en place de la 1egravere reacutecompense (b) la mise en place des deux reacutecompenses lui est invisible (donc il ne sait rien) (c) il a tout vu Il y a 12 essais par condition (24 pour la a) Au cours dun essai une fois que la mise en place est faite lexpeacuterimentateur permet agrave lun ou lautre de choisir en premier Deacutetail fondamental ce premier choix nest pas visible pour lautre conspeacutecifique Donc lanimal qui choisit en second na pas vu ce que le premier a fait il doit infeacuterer ce qui a eacuteteacute fait sur la base de ce quil sait que lautre sait

Si le sujet choisit en second et quil sait que lautre na pas vu une des reacutecompenses il devrait donc choisir celle-lagrave (car le concurrent a probablement pris celle quil a vue) Sil choisit en premier il faut plutocirct prendre celle qui eacutetait visible pour lopposant (qui devra donc choisir au hasard entre les deux qui restent)

334 Kaminski J Call J amp Tomasello M (2008) Chimpanzees know what others know but not what they believe Cognition 109 224-234

167

Les reacutesultats sont que si le chimpanzeacute reacutepond en second il va choisir dans environ 60 des cas la reacutecompense qui eacutetait invisible pour son opposant Si par contre il reacutepond en premier il ne fait ce choix que dans 50 des cas et la diffeacuterence est significative Pour comparaison chez les humains enfants et adultes les diffeacuterences vont dans le mecircme sens mais sont bien plus marqueacutees (environ 75-40 et 80-35)

Les chimpanzeacutes adaptent donc leur reacuteponse agrave la situation en tenant compte de ce que lopposant a ducirc faire si lopposant a vu la mise en place de la reacutecompense il sait ougrave elle se trouve donc il est plus probable quil la prise Les humains font pareil mais il y a une diffeacuterence lorsquils choisissent en premier ils prennent la reacutecompense qui a eacuteteacute vue par lopposant probablement parce quils anticipent ce quils pourront faire quand ce sera agrave nouveau leur tour (agrave la maniegravere du joueur deacutechecs) ainsi ils diminuent les chances de succegraves de lopposant tout en augmentant les leurs

Dans la seconde eacutetude on introduit une variation sur le mecircme paradigme qui va permettre deacutetudier la capaciteacute qua le singe de se repreacutesenter que lautre agit sur la base de croyances (qui peuvent ecirctre diffeacuterentes de la reacutealiteacute) Dans cette variante le sujet observe lexpeacuterimentateur qui induit lopposant en erreur Lexpeacuterimentateur fait semblant de mettre la reacutecompense dans un conteneur mais en reacutealiteacute la deacuteplace ensuite dans un autre Le dispositif est essentiellement le mecircme sauf que

une seule reacutecompense est cacheacutee par lexpeacuterimentateur dans un des trois conteneurs

une petite table est placeacutee agrave cocircteacute du sujet avec une reacutecompense de peu de valeur toujours accessible une sorte de prix de consolation Si le chimpanzeacute choisit celle-ci cest donc probablement quil sait que la vraie reacutecompense a eacuteteacute prise par son opposant

Lexpeacuterimentateur en vue des deux individus place la reacutecompense dans un des conteneurs Ensuite qui voit quoi deacutepend de la condition

(a) les deux voient lexpeacuterimentateur deacuteplacer la reacutecompense dun conteneur agrave un autre

(b) les deux voient lexpeacuterimentateur soulever la reacutecompense et la remettre dans le mecircme conteneur

(c) seul le sujet voit lexpeacuterimentateur deacuteplacer la reacutecompense dun conteneur agrave un autre

(d) seul le sujet voit lexpeacuterimentateur soulever la reacutecompense et la remettre

Ensuite lopposant est toujours le premier agrave choisir et le sujet ne peut pas voir ce quil choisit Cest ensuite le tour du sujet qui va donc devoir choisir sur la base de ce quil imagine que son concurrent a fait Peut-il savoir que dans la situation (c) son opposant a une fausse croyance et a ducirc agir en fonction de cette fausse croyance

Les attentes sont donc les suivantes si le sujet a les moyens cognitifs de raisonner sur les fausses croyances de lopposant dans la situation (c) lopposant a ducirc agir sur la base de sa fausse croyance et donc se tromper la reacutecompense est probablement encore ougrave le sujet la vue en dernier il devrait donc soulever ce

168

conteneur Par contre dans les autres situations (a b et d) lopposant ne sest certainement pas trompeacute la reacutecompense est probablement prise et le sujet devrait se rabattre sur la reacutecompense de consolation La situation (c) devrait se distinguer de toutes les autres au niveau des reacutesultats

Cest ce quon voit pour les enfants de 6 ans (histogramme de droite sur la figure lhistogramme repreacutesente la proportion de choix du conteneur ougrave le sujet a vu la reacutecompense en dernier pour les situations (a) agrave (d) de gauche agrave droite) Les enfants savent que dans la situation (c) lopposant a ducirc se tromper et agissent significativement en fonction de cela

Les enfants de 3 ans (au centre) ne maicirctrisent pas du tout la situation et se rabattent majoritairement sur le prix de consolation sans traiter diffeacuteremment les quatre cas

Finalement les chimpanzeacutes (agrave gauche) vont davantage chercher la reacutecompense ougrave ils lont vue en dernier quand lopposant na rien vu (situations c et d) que quand lopposant a pu voir le placement final de la reacutecompense (situations a et b) mais ils ne raisonnent pas sur la fausse croyance (pas de diffeacuterence de choix entre c et d)

En reacutesumeacute le chimpanzeacute a bien une Theacuteorie de lEsprit mais incomplegravete si le chimpanzeacute sait ce que lautre sait par contre il ne peut pas se repreacutesenter ce que lautre croit Il peut donc adapter son comportement pour prendre lavantage sur un compeacutetiteur sur la base de ce que ce dernier a pu voir ou non mais il ne peut pas mettre agrave profit les situations ougrave le compeacutetiteur a acquis visuellement une information devenue fausse ensuite (parce que la situation a changeacute ensuite agrave linsu du compeacutetiteur)

Le singe peut donc se repreacutesenter assez bien ce que lautre sait et deacutecider dune strateacutegie sur cette base mais il ne semble pas pouvoir se repreacutesenter ce que lautre croit (et qui est diffeacuterent de ce que lui-mecircme sait) pour pouvoir en infeacuterer la meilleure strateacutegie335

Donc comme le montre aussi lexpeacuterience de 2008 il est probable que les chimpanzeacutes comprennent seulement certains eacutetats psychologiques notamment

335 Il faudrait sans doute ecirctre plus prudentNegative results are always tricky to interpret And

although Kaminski et als interpretation of the above findings is plausible it is not the only plausible interpretation Here is another It is quite possible that the subject animal in the test condition is confused by the novel introduction of the screen before the competitor while the experimenter manipulates the bait When this screen is lowered and then another is raised in front of the subject animal the subject animal may not understand that at this point the competitor is choosing a cup on the table For all the subject knows nothing is happening behind the screen in the critical test or perhaps the subject (not unreasonably) assumes that the experimenter is extending to the competitor the same courtesy of lifting or shifting the bait around as he did for the subject Either way the subject animal may well think that when the screen before it is removed it is actually choosing first not after the competitor This would explain why subjects in the unknown-lift and unknown-shift tests choose the higher-quality baited container on the table at the same rate -- they assume that in both cases they are choosing first It is not unreasonable then to suppose that chimpanzees failures on the knowledge-ignorance experiments are not indicative of their inability to attribute beliefs but of their difficultly with understanding when the competitor has chosen and when he has not This problem however could be addressed by some type of sound cue such as a buzzer which sounded whenever the competitor makes a choice The subject animal could then use the sound cue as evidence that the competitor is choosing a container behind the screen during the test trials [R Lurz dans Animal Minds amp Animal Ethics Connecting Two Separate Fields (ed Klaus Petrus Markus Wild)]

169

certains de ceux qui sont impliqueacutes par la direction du regard en mecircme temps ils nont pas une Theacuteorie de lEsprit aussi complegravete que les humains ne comprenant pas neacutecessairement les intentions ni les croyances

Mais lanalyse du regard semble indiquer autre chose

Des donneacutees tregraves fraicircches336 obtenues par leacutequipe de Tomasello agrave la maniegravere de Baillargeon en mettant en scegravene des situations de fausses croyances et en analysant le regard de grands singes (chimpanzeacutes bonobos orang-outans) semblent cependant indiquer que avec la mecircme compeacutetence que les beacutebeacutes de 15 mois les singes dirigent leur regard par anticipation vers le lieu de laction que fera lindividu den face (montreacute dans un film) sur la base de ses croyances y compris quand ces croyances sont fausses et sopposent agrave ce que le singe sait lui-mecircme Ces donneacutees qui meacuteritent confirmation parleraient en faveur dune TE chez les grands singes plus aboutie que ce quon croyait jusquici

En conclusion Povinelli a agrave la fois raison et tort

Simon Baron-Cohen337 disait que avec leacutemergence des systegravemes sociaux complexes la Nature nrsquoa pas eu drsquoautre alternative que drsquoeffectuer une seacutelection (au sens darwinien) en direction de la Theacuteorie de lEsprit (cest-agrave-dire quil eacutetait ineacutevitable selon lui quapparaisse la compeacutetence de se repreacutesenter lesprit dautrui)

Mais il existe en reacutealiteacute une alternative et en cela Povinelli a (et aura toujours) raison que se soit ameacutelioreacutee continuellement durant leacutevolution lrsquoaptitude agrave raisonner (en surface en quelque sorte) sur le comportement (et non les penseacutees) des autres Peut-ecirctre cela suffit-il pour que tous les pheacutenomegravenes sociaux qui nous donnent limpression de neacutecessiter une Theacuteorie de lEsprit soient rendus possibles

Cependant Tomasello Call et Hare dans un bref article338 de revue dateacute de 2003 font la remarque suivante Povinelli dit pour lessentiel que les humains ont une Theacuteorie de lEsprit et que les chimpanzeacutes nen ont pas Mais cest une image en noir et blanc manicheacuteiste En fait la question de la Theacuteorie de lEsprit nest pas agrave trancher en tout ou rien Il faut plutocirct consideacuterer que leacutetiquette Theacuteorie de lEsprit recouvre en fait toute une palette de processus de cognition sociale

Certes les chimpanzeacutes tregraves probablement ne comprennent pas les autres esprits de la mecircme maniegravere que nous ils comprennent certains processus psychologiques pas dautres Cela na rien deacutetonnant les enfants humains jusquagrave lacircge de 4 ans eux non plus ne se repreacutesentent pas bien par exemple les fausses croyances (comme on la vu plus haut) Et pourtant degraves 1-2 ans ils montrent dans diffeacuterents paradigmes expeacuterimentaux quils comprennent ce que veulent dire voir ecirctre attentif deacutesirer avoir lintention donc ils ont bien une Theacuteorie de lEsprit mais incomplegravete (cest-agrave-dire diffeacuterente de celle des adultes)

336 Krupenye C Kano F Hirata S Call J amp Tomasello M (2016) Great apes anticipate that other individuals will act according to false beliefs Science 354(6308) 110-114 337 Baron-Cohen a beaucoup travailleacute sur ce quon pouvait apprendre sur la theacuteorie de lesprit en eacutetudiant divers syndromes (Down autisme Williams) Chercher [theory of mind authors baron-cohen] sous Scholar Google 338 Tomasello M Call J amp Hare B (2003) Chimpanzees understand psychological states - the question is which ones and to what extent Trends in Cognitive Science 7 (4) 153-156

170

Pour sassurer que les singes nont pas pu avoir dexpeacuterience preacutealable qui leur aurait permis dapprendre par association (en soi un deacutesir honorable) Povinelli et ses collegravegues ont mis sur pied des situations tregraves nouvelles mais Tomasello et son eacutequipe trouvent que ces situations seacuteloignent trop de situations eacutecologiquement valables Par exemple mettre des seaux sur la tecircte ou agrave cocircteacute de la tecircte (une des variantes de lexpeacuteriences des bandeaux sur les yeux) na pas une signification eacutecologique tregraves pertinente et dailleurs on a montreacute que jusquagrave lacircge de scolariteacute les enfants comme les chimpanzeacutes eacutechouent souvent agrave des tests de ce type

Il reste possible disent Tomasello et collegravegues que les humains soient la seule espegravece qui comprend les processus psychologiques dautrui et dailleurs cest ce quils pensaient eux-mecircmes il ny a pas si longtemps (p ex dans Primate Cognition de Tomasello et Call en 1997) mais il y a de plus en plus de preuves que ce nest pas le cas

La question reste passablement ouverte il me semble mais la reacuteponse a une grande importance pour comprendre lrsquoeacutevolution du genre Homo

24052017

De la Theacuteorie de lEsprit agrave la conscience

Homo erectus cegravede le pas agrave dautres hominineacutes

Dans leacutepisode preacuteceacutedent nous avions laisseacute les humains alors que Homo ergaster contemporain de trois espegraveces daustralopithegraveques (Paranthropus boisei Homo rudolfensis Homo habilis339) eacutemergeait lentement en Afrique et sen allait coloniser en particulier lAsie sous une forme leacutegegraverement plus eacutevolueacutee plus enceacutephaliseacutee Homo erectus Cette espegravece occupe le continent entre -17 millions danneacutees et -50000 voire mecircme plus tard A leacutevidence cest une espegravece qui a du succegraves puisquelle occupe lAncien Monde durant si longtemps Neacuteanmoins en fin de compte elle seacutetiole et disparaicirct Ses plus reacutecents repreacutesentants sils sont confirmeacutes seraient les Hommes de Flores (Homo floresiensis) une espegravece dont les fossiles dateacutes de -11000 ans ont eacuteteacute reacutecemment deacutecouverts sur licircle indoneacutesienne du mecircme nom340 Cette espegravece a eacuteteacute passablement contesteacutee ne serait-ce quen raison de sa taille (1 m) qui en fait un veacuteritable Hobbit Sa capaciteacute cracircnienne et ses caractegraveres correspondraient assez bien agrave ceux derectus mis agrave leacutechelle On heacutesite toujours agrave le classer certains ont mecircme suggeacutereacute quil sagirait dun Homo sapiens pathologique atteint de microceacutephalie341 Les donneacutees plus reacutecentes confirment cependant quil sagit bien dune nouvelle espegravece et pas dune pathologie342 finalement une reacuteanalyse toute fraicircche343 (avril 2017) semble

339 Pour meacutemoire ces deux Homo tendent maintenant agrave ecirctre classeacutes parmi les australopithegraveques avec qui ils partagent plus de caractegraveres quavec le genre humain 340 Il est possible que la disparition de floresiensis soit due agrave une terrible explosion volcanique dans les parages de Flores En effet les fouilles montrent une couche de cendre dun megravetre deacutepaisseur au-dessus de laquelle on na plus trouveacute aucun fossile de steacutegodon (eacuteleacutephant nain) ni de floresiensis 341 Cf Vannucci R C Barron T F amp Holloway R L (2011) Craniometric ratios of microcephaly and LB1 Homo floresiensis using MRI and endocasts Proceedings of the National Academy of Sciences 108(34) 14043 -14048 342 Baab KL McNulty KP amp Harvati K (2013) Homo floresiensis contextualized a geometric morphometric comparative analysis of fossil and pathological human samples PLoS ONE 8 (7) e69119

171

indiquer que lHomme de Floregraves serait issu non derectus mais bien plutocirct de H habilis cette espegravece plus ancienne querectus dont les caractegraveres la placcedilaient agrave mi-chemin des australopithegraveques et des Homo

Mais voici qui nous concerne davantage En Afrique toujours erectus va donner naissance agrave Homo heidelbergensis344 une forme intermeacutediaire qui va migrer elle aussi et dont on va deacutejagrave trouver trace en France345 (p ex lhomme de Tautavel dans les Corbiegraveres dateacute de -400000 ans dont le classement est encore incertain mais qui semblait ignorer lusage du feu)

Les technologies se raffinent lentement On trouve des lances vieilles de 400000 ans La mecircme eacutepoque voit la naissance des outils en deux eacutetapes de lAcheuleacuteen moyen -800000 agrave -600000 une meacutethode dite de deacutebitage levallois ougrave les frappes successives finissent par deacutetacher un eacuteclat central dont la forme a eacuteteacute ainsi en quelque sorte preacute-calculeacutee ce qui teacutemoigne de capaciteacutes cognitives raffineacutees

Les Neacuteandertaliens premiers Europeacuteens

H heidelbergensis est probablement notre ancecirctre (c-agrave-d lancecirctre de Homo sapiens) mais il est aussi lancecirctre dune autre ligneacutee celle des premiers vrais Europeacuteens lHomme de Neacuteandertal (Homo neanderthalensis346)

Lhomme de Neacuteandertal347 est lieacute au continent europeacuteen mecircme si des Neacuteandertaliens ont eacutemigreacute par la suite au Proche-Orient348 en Asie centrale et peut-ecirctre en Sibeacuterie Leacutetendue du territoire occupeacute montre quil sagissait aussi dune espegravece agrave succegraves en deacutepit des rudes conditions

Il faut dire que pendant un million danneacutees depuis la glaciation de Guumlnz lEurope est une sorte dicircle cerneacutee par les glaciers dont les habitants sont resteacutes pratiquement isoleacutes du reste de lhumaniteacute La deacuterive geacuteneacutetique qui en a reacutesulteacute a donneacute un type dhomme particulier

343 Argue D Groves C P Lee M S amp Jungers W L (2017) The affinities of Homo floresiensis based on phylogenetic analyses of cranial dental and postcranial characters Journal of Human Evolution 107 107-133 344 Je simplifie un peu ici cf [Wikipedia] Homo heidelbergensis (Heidelberg Man) is an extinct species of the genus Homo and the direct ancestor of Homo neanderthalensis in Europe According to the Recent Out of Africa theory similar Archaic Homo sapiens found in Africa (ie Homo rhodesiensis and Homo sapiens idaltu) existing in Africa as a part of the operation of the Saharan pump and not the European forms of Homo heidelbergensis are thought to be direct ancestors of modern Homo sapiens Homo antecessor is likely a direct ancestor living 750000 years ago evolving into Homo heidelbergensis appearing in the fossil record living roughly 600000 to 250000 years ago through various areas of Europe Homo heidelbergensis remains were found in Mauer near Heidelberg Germany and then later in Arago France and Petralona Greece The best evidence found for these hominins date between 400000 and 500000 years ago H heidelbergensis stone tool technology was considerably close to that of the Acheulean tools used by Homo erectus 345 Un article reacutecent mentionne une implantation en Angleterre vers -700000 346 Lorthographe de ce nom pose toujours problegraveme La valleacutee (en Allemagne du cocircteacute de Duumlsseldorf) ougrave les premiers fossiles de cette espegravece furent deacutecouverts en 1856 sappelait Neanderthal la reacuteforme orthographique de lallemand ayant fait disparaicirctre le h du mot Tal (valleacutee) lorthographe du toponyme est maintenant Neandertal mais les regravegles de la nomenclature taxonomique interdisent de changer lorthographe du nom despegravece et cest donc toujours Homo neanderthalensis En franccedilais on est censeacute utiliser Neacuteandertal sans le h 347 Adapteacute agrave partir de Wikipedia et de GAL-328 ssq 348 sur les territoires actuels de lIraq de la Syrie et dIsraeumll

172

Les plus anciens fossiles indeacuteniablement neacuteandertaliens apparaissent entre -250000 et -110000 ans Les Neacuteandertaliens les plus typiques ont des ancienneteacutes comprises entre -100 000 ans et -28 000 ans date de leur disparition349

Des recherches conduites de 1999 agrave 2005 dans la grotte de Gorham agrave Gibraltar suggegraverent que les Neacuteandertaliens y ont veacutecu jusquagrave -28000 ans voire -24000 ans Ils auraient donc longuement cohabiteacute avec les Hommes anatomiquement modernes (Homo sapiens dits de Cro-Magnon) preacutesents dans la reacutegion depuis -32000 ans

Ce sont donc des habitants de pays froids mais il ne faut tout de mecircme pas imaginer leur vie dans un paysage du type du dessin animeacute LAcircge de Glace Mecircme si les glaciers avaient lors des maxima glaciaires une eacutetendue eacutenorme et que Genegraveve eacutetait enfouie sous un kilomegravetre de glace le paysage eacutetait typiquement celui de la steppe agrave mammouths

Caractegraveres

Les Neacuteandertaliens sont de corpulence souvent tregraves massive et robuste 90 kg et 165 m en moyenne pour les macircles et 70 kg et 155 m pour les femelles (des individus auraient atteint 190 m) Lensemble de leur structure et leurs attaches musculaires laissent entrevoir une tregraves importante force physique

Bien quils possegravedent certains caractegraveres archaiumlques (voir ci-dessous) ils sont loin de correspondre avec limage quon en a geacuteneacuteralement dindividus frustes et simiesques Les reconstitutions les plus modernes donnent deux une image au fond tregraves proche de ce que nous sommes comme le montre par exemple la reconstitution dune fillette neacuteandertalienne350 travail dune eacutequipe de Zurich (Zollikofer) baseacute sur une approche sophistiqueacutee combinant paleacuteontologie classique steacutereacuteolithographie et eacutetudes anatomiques

Une mosaiumlque de caractegraveres

Les Neacuteandertaliens preacutesentent quelques caractegraveres archaiumlques heacuteriteacutes de leur preacutedeacutecesseur (caractegraveres dits pleacutesiomorphes351)

la preacutesence dun eacutepaississement osseux au-dessus des orbites (dit bourrelet sus-orbitaire)

un front fuyant

labsence de menton

Ils preacutesentent eacutegalement des caractegraveres eacutevolueacutes (caractegraveres apomorphes) Les caractegraveres eacutevolueacutes peuvent ecirctre partageacutes avec les Homo sapiens (caractegraveres synapomorphes) ou bien ecirctre des caractegraveres deacuteriveacutes speacutecifiques (caractegraveres autapomorphes) Seuls ces derniers permettent didentifier lespegravece lors de lexamen dun fossile

349 Parmi les fossiles de Neacuteandertaliens classiques outre les vestiges de Neanderthal mecircme (env 42 000 ans) il faut mentionner les squelettes de La Chapelle-aux-Saints du Moustier de La Ferrassie de La Quina de Saint-Ceacutesaire dans le Sud-Ouest de la France ou de Spy en Belgique pour ne citer que les plus complets 350 Laspect familier de cette enfant tient aussi au fait que les caractegraveres neanderthaliens les plus frappants en particulier le bourrelet sus-orbitaire ne sont pas marqueacutes durant lenfance 351 Inutile de retenir cette terminologie

173

Les caractegraveres autapomorphes (c-agrave-d qui leur sont speacutecifiques) des Neacuteandertaliens sont par exemple352

une face allongeacutee de forme particuliegravere

des orbites hautes et arrondies

une vaste caviteacute nasale

Mais surtout ce qui nous inteacuteresse ici ils partagent des caractegraveres synapomorphes avec Homo sapiens

des molaires de dimensions reacuteduites

et surtout un cerveau eacutetonnamment volumineux leur capaciteacute cracircnienne moyenne est mecircme leacutegegraverement supeacuterieure agrave celle de lhumain moderne si lHomme de Neanderthal disparaicirct apregraves tant de milleacutenaires de preacutesence ce nest pas faute de cerveau le sien est donc de fait plus grand (jusquagrave 1750 cmsup3) que celui de nos ancecirctres de Cro-Magnon (1350-1650 cmsup3) Cependant le deacuteveloppement du cerveau moderne et celui du cerveau de Neanderthal montrent une diffeacuterence marqueacutee dans la premiegravere anneacutee qui donne agrave lacircge adulte des cerveaux de forme diffeacuterente353 Evidemment ceci ne nous renseigne pas sur les eacuteventuelles diffeacuterences cognitives qui en auraient reacutesulteacute

Les traits speacutecifiques aux Neacuteandertaliens ont souvent eacuteteacute preacutesenteacutes comme des adaptations au froid Cela est vrai en partie et les membres courts et robustes des Neacuteandertaliens trouvent des analogues modernes dans les populations vivant dans les reacutegions proches du pocircle (pex les Inuit)

Un cousin lointainhellip et pas le seul

Le seacutequenccedilage degraves 2010 par leacutequipe de Svante Paumlaumlbo354 du geacutenome neacuteandertalien agrave partir de la chromatine reacutecupeacutereacutee dans les fossiles avait permis

352 Les autres sont une arcade dentaire et un nez avanceacutes des pommettes en retrait la preacutesence dun espace seacuteparant les dents du fond de la branche montante de la mandibule dit laquo espace reacutetro-molaire raquo un cracircne au profil circulaire en vue posteacuterieure (alors que le cracircne de tous les autres Hominideacutes preacutesente un profil pentagonal) un os occipital formant une sorte de chignon et preacutesentant une fosse en son centre dite fosse sus-iniaque 353 Seul le cerveau de sapiens passe dune forme allongeacutee agrave la naissance agrave une forme globulaire agrave la fin de la premiegravere anneacutee Le cerveau de Neanderthal reste allongeacute Ces trajectoires deacuteveloppementales diffeacuterentes laissent supposer que des reacuteorganisations neurales diffeacuterentes sous-tendent les deux cerveaux et suggegraverent des systegravemes cognitifs diffeacuterents Voir Gunz P et al (2010) Brain development after birth differs between Neanderthals and modern humans Current Biology 20 R921-R922 354 Par leacutequipe du geacuteneacuteticien sueacutedois Svante Paumlaumlbo directeur du Department of Evolutionary Genetics Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology Leipzig When I started this field 25 years ago I thought we might be able to extract DNA from bones of people born a few thousand years ago and learn something about the ancient Egyptians or about the people who brought agriculture into Europe says Paumlaumlbo It was beyond my wildest dreams to think we could resurrect genomes that are hundreds of thousands of years old To have done that well its really cool It is also incredibly difficult DNA the stuff from which our genes are made decays the moment an organism dies The long coils break down into fragments and the longer the passage of time the shorter the fragments become Trying to put these tiny pieces together is a stunningly complex task that has been likened by writer Elizabeth Kolbert to trying to reassemble a Manhattan telephone book from pages that have been put through a shredder mixed with yesterdays trash and left to rot in a landfill Yet Paumlaumlbo has succeeded in this remarkable task a story he recalls with striking frankness in Neanderthal Man In Search of Lost Genomes published by Basic Books later this

174

deacutetablir que les populations de sapiens et de neanderthalensis se sont complegravetement seacutepareacutees il y a 370000 ans On croyait il y a encore peu de temps quil ny avait pratiquement plus eu de flux geacuteneacutetique entre les deux espegraveces depuis leacutepoque de leur seacuteparation Les progregraves dans le seacutequenccedilage du geacutenome des Neacuteandertaliens et sa comparaison avec notre propre geacutenome ont montreacute de maniegravere surprenante mais au fond assez sympathique que chacun dentre nous est porteur de 1 agrave 4 de gegravenes speacutecifiquement neacuteandertaliens355 (ceci nest vrai que pour les humains modernes dorigine eurasienne ceux qui sont dorigine sub-saharienne ne preacutesentent pas de gegravenes dorigine neanderthalienne ce qui est tout agrave fait logique dailleurs) De plus comme les diffeacuterents individus portent des bouts diffeacuterents de ce geacutenome ancien cest en tout quelque 40 du geacutenome de Neacuteandertal que lon peut trouver en nous

Pour une raison inconnue il semble que les actes sexuels inter-espegraveces agrave lorigine de ces traces geacuteneacutetiques aient eacuteteacute asymeacutetriques les macircles de neanderthalensis couchaient plus volontiers avec les femelles de sapiens que le contraire

En 2010 et 2011 on a trouveacute dans la grotte de Denisov en Sibeacuterie meacuteridionale une dent et deux petits os dont la deacutetermination geacuteneacutetique356 a montreacute quils eacutetaient issus dune espegravece distincte contemporaine de H neanderthalensis et qui a contribueacute pour 4 agrave 6 au geacutenome des actuels meacutelaneacutesiens (mais pas des eurasiens) notamment certains gegravenes permettant aux Tibeacutetains de prospeacuterer aux tregraves hautes altitudes trouveraient leur origine chez ces Denisoviens357 Ceux-ci auraient divergeacute des Neacuteanderthaliens apregraves que ceux-ci aient divergeacute des humains vrais

Une vie organiseacutee mais difficile

Des donneacutees reacutecentes indiquent une vie sociale complexe des traditions culturelles distinctes existaient dans les diffeacuterentes populations358 De plus on a pu montrer que lorganisation spatiale des campements (notamment dans les cavernes en

month Near the beginning the 58-year-old geneticist says he was inspired to a life scientific by his biochemist father It is only later that he reveals how odd was this paternal inspiration I grew up as the secret extra-marital son of Sune Bergstroumlm who won the 1982 Nobel prize for discovering prostaglandins he says Bergstroumlms official family knew nothing of the existence of Paumlaumlbo and his mother the Estonian chemist Karin Paumlaumlbo with whom the Nobel laureate had had an affair He would only visit us on Saturdays says Paumlaumlbo It was pretty weird with hindsight Bergstrom died in 2005 It was only then my half-brother learned about me says Paumlaumlbo Fortunately he adjusted and we get on all right [httpswwwtheguardiancomscience2014feb15svante-paabo-dna-neanderthal-genetics] 355 Cf Green RE et al (2010) A draft sequence of the Neandertal genome Science 328 710-722 Les auteurs ont utiliseacute 400 mg de poudre dos pour geacuteneacuterer 53 gigabases de la seacutequence ADN ce qui montre lefficaciteacute actuelle de ces meacutethodes 356 Reich D Green R E Kircher M Krause J Patterson N Durand E Y Viola B et al (2010) Genetic history of an archaic hominin group from Denisova Cave in Siberia Nature 468(7327) 1053-1060 357 Huerta-Saacutenchez E Jin X Bianba Z Peter B M Vinckenbosch N Liang Y amp Nielsen R (2014) Altitude adaptation in Tibetans caused by introgression of Denisovan-like DNA Nature 512(7513) 194-197 358 Ruebens K (2013) Regional behaviour among late Neanderthal groups in Western Europe A comparative assessment of late Middle Palaeolithic bifacial tool variability Journal of Human Evolution 65 (4) 341-362

175

Italie) eacutetait tout agrave fait speacutecifique avec des endroits preacutevus pour des fonctions diffeacuterentes359

La vie des Neacuteandertaliens devait ecirctre rude et difficile Ils semblent avoir souffert freacutequemment de fractures360 Ces fractures sont souvent ressoudeacutees et ne montrent pas ou peu de signes dinfection ce qui suggegravere que les individus eacutetaient pris en charge au cours de leur peacuteriode dinvaliditeacute Dautres traces de traumatismes semblent lieacutees agrave des blessures perforantes Ils eacutetaient eacutegalement toucheacutes par des maladies deacutegeacuteneacuteratives tregraves reacutepandues parmi eux arthrite arthrose

Tregraves souvent les Neacuteandertaliens devaient souffrir de sous-alimentation Une eacutetude a montreacute des signes dhypoplasie de leacutemail dentaire (indiquant un stress survenu durant le deacuteveloppement des dents) plus ou moins prononceacutes sur 75 dentre elles Les carences alimentaires en eacutetaient la cause principale pouvant aller jusquagrave entraicircner la perte des dents

Dans le tartre des dents justement on a retrouveacute des restes daliments indiquant que les Neacuteandertaliens avaient probablement des connaissances sur les proprieacuteteacutes de certaines espegraveces biologiques des restes de peuplier (le peuplier comme le saule contient de lacide salicylique autrement dit de laspirine) et de nourriture portant de la pourriture de type penicillium (qui produit un antibiotique la peacutenicilline)361

Malgreacute leurs connaissances avanceacutees leurs techniques et leur reacutesistance physique les Neacuteandertaliens avaient une espeacuterance de vie courte plus de la moitieacute dentre eux natteignaient pas lacircge de vingt ans Une faible proportion moins de 5 atteignaient tout de mecircme la cinquantaine362

Pour finir la disparition

Apregraves avoir occupeacute lEurope et le Moyen-Orient les Neacuteandertaliens ont disparu de maniegravere assez surprenante il y a environ 28000-24000 ans Leur disparition est encore en grande partie inexpliqueacutee Les donneacutees archeacuteologiques montrent quil ny a pas eu une extinction massive mais au contraire une disparition progressive

La disparition des Neacuteandertaliens semble coiumlncider avec larriveacutee de groupes dHommes anatomiquement modernes (H sapiens) ayant quitteacute le Proche-Orient pour lEurope il y a environ 40000 ans sans doute agrave la faveur dun eacutepisode climatique tempeacutereacute de la derniegravere glaciation363

359 Riel-Salvatore J Ludeke IC Negrino F amp Holt BM (2013) A spatial analysis of the late Mousterian levels of Riparo Bombrini (Balzi Rossi Italy) Canadian Journal of Archaeology 37 (1) 070-092 360 En particulier au niveau des cocirctes du feacutemur du peacuteroneacute de la colonne verteacutebrale et du cracircne 361 Weyrich L S Duchene S Soubrier J Arriola L Llamas B Breen J amp Farrell M (2017) Neanderthal behaviour diet and disease inferred from ancient DNA in dental calculus Nature 544(7650) 357-361 362 Source GAL p 333 363 Parfois appeleacutes Hommes de Cro-Magnon du nom dun abri sous roche situeacute en France aux Eyzies-de-Tayac Dordogne ougrave furent mis au jour en 1868 lors des travaux de construction dune route des ossements humains et des outils en silex Ces hommes sont porteurs dune nouvelle culture mateacuterielle appeleacutee Aurignacien caracteacuteriseacutee par son type de deacutebitage et la fabrication doutils en matiegraveres dures animales (notamment des pointes de sagaies en os) Les hommes de lAurignacien sont eacutegalement les auteurs des plus anciennes œuvres de lart parieacutetal et mobilier dEurope

176

Il est probable que les Hommes de Neacuteandertal et les Hommes modernes aient cohabiteacute pendant quelques milleacutenaires mecircme si aucune preuve claire dinteraction (hormis eacutevidemment les traces geacuteneacutetiques dhybridisation) na eacuteteacute eacutetablie Il est notable cependant que les techniques des Neacuteandertaliens subissent pendant ces milleacutenaires dinteraction possible des modifications laissant supposer des eacutechanges entre les deux espegraveces

Parmi les hypothegraveses proposeacutees pour expliquer la disparition des Neacuteandertaliens nous en mentionnerons ici uniquement quelques-unes qui semblent avoir actuellement la faveur des chercheurs364 Les Neacuteandertaliens auraient eacuteteacute deacutecimeacutes par une eacutepideacutemie lieacutee agrave une infection virale ou bacteacuterienne cette hypothegravese est plausible dans la mesure ougrave les groupes dhommes modernes ont pu apporter des maladies eacutepideacutemiques dorigine tropicale auxquelles eux eacutetaient reacutesistants mais pas les Neacuteandertaliens Une autre hypothegravese est que sapiens et neanderthalensis aient eacuteteacute en concurrence pour la mecircme niche eacutecologique et que cette concurrence deacutemographique et en ressources ait eacuteteacute en deacutefaveur des Neacuteandertaliens parce quils eacutetaient deacutejagrave peu nombreux avant larriveacutee des sapiens Finalement il se peut aussi que ce qui restait de la population des Neacuteandertaliens ait simplement eacuteteacute assimileacute parmi les humains modernes nos gegravenes Neacuteandertaliens seraient alors les traces de cette assimilation

364 Autres hypothegraveses encore admises (a) Problegravemes dordre geacuteneacutetique lieacutes agrave une forte consanguiniteacute etou des mutations spontaneacutees ayant entraicircneacute des tares telles que lheacutemophilie le diabegravete insulino-deacutependant ou une forme de steacuteriliteacute ayant suffisamment affecteacute la deacutemographie de la population pour la faire disparaicirctre (b) Disparition progressive de la population neanderthalienne lieacutee agrave la possibiliteacute daccouplements feacuteconds mais donnant des hybrides steacuteriles chez les Neanderthaliennes hypothegravese eacutemise par le paleacuteontologue finlandais Bjoumlrn Kurteacuten inteacuteressante mais difficile agrave tester Hypothegraveses abandonneacutees ou peu vraisemblables (c) Eacutelimination physique des Neacuteandertaliens par les hommes modernes par conflits violents sur les zones de contact et reacuteduction des territoires Neacuteandertaliens hypothegravese deacutementie par les donneacutees archeacuteologiques (aucune preuve de mort violente aucune trace de cohabitation prolongeacutee sur un mecircme territoire) (d) Disparition des Neacuteandertaliens lieacutee agrave larriveacutee des hommes modernes et agrave la compeacutetition territoriale pour lexploitation des ressources hypothegravese peu probable dans la mesure ougrave les deux groupes ne devaient pas occuper lensemble du territoire europeacuteen et ougrave les Neacuteandertaliens avaient une meilleure connaissance du territoire europeacuteen et de ses ressources que les nouveaux arrivants (e) Disparition lieacutee aux difficulteacutes dadaptation des Neacuteandertaliens face agrave un changement environnemental (disparition du gibier modifications climatiques etc) hypothegravese deacutementie par la longue histoire des Neacuteandertaliens (pregraves de 200 000 ans) et leurs capaciteacutes dadaptation agrave des conditions climatiques fluctuantes (f) Intoxication alimentaire par des produits toxiques (champignons veacuteneacuteneux ou levures sels meacutetalliques de plomb de cuivre darsenichellip) hypothegravese peu probable agrave leacutechelle dune population continentale (g) Carence alimentaire notamment en vitamine (A B6 ou B12 E F etc) ou en sels mineacuteraux essentiels (iodure iodate ferriquehellip) ayant entraicircneacute progressivement un taux de mortaliteacute tregraves eacuteleveacute non compensable par la reproduction hypothegravese peu probable dans la mesure ougrave mecircme les populations animales arrivent agrave assurer leur subsistance dans leur milieu naturel (h) Deacutecalage entre les dynamiques deacutemographiques respectives des deux populations les Neanderthaliennes ayant leacutegegraverement moins denfants que les femelles H sapiens hypothegravese peu probable dans la mesure ougrave les facteurs deacutemographiques sont tregraves difficiles agrave appreacutehender pour des populations fossiles et surtout dans la mesure ougrave la population neanderthalienne seacutetait maintenue jusque lagrave (i) Dissolution de la population neanderthalienne dans la population Homo sapiens par accouplement feacutecond Cette hypothegravese pourrait reprendre du poil de la becircte depuis les indications geacuteneacutetiques dhybridisation des deux espegraveces

177

Une vie symbolique Tout lindique

Outillage complexe

H neanderthalensis est lauteur dun outillage complexe et eacutelaboreacute et notamment des industries dites du Mousteacuterien (racloirs pointes scies lames formant un outillage varieacute faits de pierre rectifieacutees sur une seule face) Ses meacutethodes de deacutebitage apportent en outre la preuve de ses capaciteacutes dabstraction et danticipation en particulier en ce qui concerne le deacutebitage de type Levallois deacutecrit plus haut

Des preuves directes (traces dadheacutesif naturel en bitume ou en reacutesine) ou indirectes (reacutepartition des traces dutilisation) montrent que certains outils eacutetaient utiliseacutes avec des manches (qui ne se sont pas conserveacutes) En revanche des conditions particuliegraverement favorables ont permis la conservation de quelques objets en bois Le plus spectaculaire est sans conteste un fragment deacutepieu en if ficheacute dans le thorax dun eacuteleacutephant agrave deacutefenses droites mis au jour agrave Lehringen (Basse-Saxe) et dateacute dil y a 125000 ans Dans le mecircme site ont eacuteteacute deacutecouverts des eacuteclats Levallois ayant servi agrave deacutecouper de la peau et de la viande

Chasse coordonneacutee

Ce qui preacutecegravede est la preuve directe que les Neacuteandertaliens pratiquaient la chasse aux grands herbivores (donc la chasse coordonneacutee) autant on nen est pas sucircr pour Homo ergaster autant cela ne fait pas de doute ici A certains endroits on trouve aussi des accumulations dos de bovideacutes (bison aurochs) dont on suppose quelles reacutesultent de la chasse saisonniegravere Il est probable que les Neacuteandertaliens exploitaient aussi des charognes (en eacutecartant les preacutedateurs ayant tueacute une proie ou en reacutecupeacuterant des animaux morts accidentellement)

Un langage articuleacute

Laptitude physique au langage articuleacute des Neacuteandertaliens a longtemps eacuteteacute controverseacutee En 1983 un os hyoiumlde neanderthalien tregraves semblable agrave celui de lhomme moderne a eacuteteacute deacutecouvert agrave Keacutebara (Israeumll) Los hyoiumlde est un petit os qui maintient la base de la langue et qui est indispensable agrave leacutelocution

De nombreux chercheurs considegraverent de toute maniegravere que la complexiteacute de loutillage mousteacuterien attribueacute agrave lHomme de Neacuteandertal est une preuve indirecte de ses capaciteacutes cognitives incluant une forme de langage articuleacute365

En outre Neacuteandertal eacutetait porteur de la variante moderne du gegravene FOXP2 qui est semble-t-il impliqueacute dans le deacuteveloppement du langage et de la parole366 Ceci ferait alors remonter le langage agrave une eacutepoque dapparition bien plus ancienne (un

365 Dapregraves une eacutetude reacutecente le larynx des Neacuteandertaliens aurait eacuteteacute plus court que celui des hommes modernes Le ton moyen eacutemis par les Neacuteandertaliens aurait donc eacuteteacute plus aigu que chez Homo sapiens agrave lopposeacute des grognements simiesques que leur attribue limagerie populaire Notons cependant que dautres chercheurs comme Jean-Louis Heim reconstituent une voix tregraves proche de ladulte moderne Voir httpwwwbugue-perigord-noirinfofrprehistoireheimmainhtml Heim est professeur au Museacuteum National dHistoire Naturelle agrave Paris 366 Krause J Lalueza-Fox C Orlando L Enard W Green R E Burbano H A Hublin J-J et al (2007) The derived FOXP2 variant of modern humans was shared with Neandertals Current Biology 17(21) 1908-1912

178

demi-million danneacutees) que ce quon admet habituellement (cinquante mille agrave cent mille ans)367

Preacuteoccupations estheacutetiques ou symboliques

Au Paleacuteolithique moyen apparaissent eacutegalement - toujours chez Neanderthal - les premiegraveres manifestations de preacuteoccupations estheacutetiques ou symboliques notamment

On trouve trace de collections de fossiles ou de mineacuteraux rares clairement assembleacutes uniquement pour des raisons estheacutetiques des perles de diffeacuterentes matiegraveres perceacutees suggegraverent lusage dornementations comme des colliers Plus impressionnant des serres (griffes) de rapaces avec des deacutecoupes suggeacuterant quelles ont eacuteteacute monteacutees sur des ornements368 ainsi que des coquillages perceacutes portant des traces de pigment rouge (ocre)

Les premiers exemples de gravure de traits de lignes ou de signes geacuteomeacutetriques simples graveacutes sur des os ou des pierres (comme dans la grotte de Gorham) sont eacutegalement associeacutes aux Neacuteandertaliens neacuteanmoins des signes graveacutes attribuables agrave erectus et donc bien plus anciens ont reacutecemment eacuteteacute trouveacutes sur un coquillage369

Mecircme sil est difficile de connaicirctre le sens de ces gravures (peut-ecirctre mecircme navaient-elles quun but pratique) tout parle en faveur dune vie symbolique dorigine ancienne neacuteandertalienne ou plus preacutecoce encore

Rites de seacutepulture

Les premiegraveres veacuteritables seacutepultures370 connues sont neanderthaliennes Les plus anciennes datent denviron -100000 ans et ont eacuteteacute mises au jour au Proche-Orient Elles se multiplient ensuite et on en trouve en France (La Chapelle-aux-Saints La Ferrassie La Quina Le Moustier Saint-Ceacutesaire) en Belgique (Spy) en Israeumll (Keacutebara Amud) au Kurdistan irakien (Shanidar) en Ouzbeacutekistan (Teshik-Tash) Dans certains cas elles comprennent des deacutepocircts funeacuteraires (outils lithiques fragments de faune fleurs coloreacutees) dont on ne sait pas sils eacutetaient volontaires ou accidentels

Ces seacutepultures comportent souvent des fosses intentionnelles et sont pratiquement toujours associeacutees agrave des habitats Il est peu probable quelles naient eu quun rocircle fonctionnel simplement destineacute agrave se deacutebarrasser dune deacutepouille mecircme si leur interpreacutetation en termes de religiositeacute est sujette agrave discussion

Autres rites

La chose la plus mysteacuterieuse reste agrave ce jour la construction eacutetrange trouveacutee par des speacuteleacuteologues agrave 330 m agrave linteacuterieur de la grotte de Bruniquel dans le Tarn-et-

367 Dediu D amp Levinson S C (2013) On the antiquity of language the reinterpretation of Neandertal linguistic capacities and its consequences Frontiers in psychology 4 397 368 Radovčić D Sršen A O Radovčić J amp Frayer D W (2015) Evidence for Neandertal jewelry modified white-tailed eagle claws at Krapina PloS one 10(3) e0119802 369 Joordens J C drsquoErrico F Wesselingh F P Munro S de Vos J Wallinga J amp Roebroeks W (in press in 2014) Homo erectus at Trinil on Java used shells for tool production and engraving Nature 370 Le scheacutema montre la seacutepulture de Keacutebara avec des outils lithiques associeacutes agrave la deacutepouille

179

Garonne (sud de la France) Dateacutee derniegraverement371 de -176500 ans composeacutee de 400 morceaux de stalagmites briseacutes disposeacutes en cercles et pesant en tout plus de deux tonnes cet assemblage unique au monde est la plus ancienne structure connue ameacutenageacutee par lHomme dans une grotte Oeuvre de Neacuteandertaliens anciens (preacutedatant la peacuteriode typique de cette espegravece) elle montre que ces humains archaiumlques se sont approprieacutes le monde souterrain une chose agrave laquelle on ne sattendait pas Cela implique capaciteacute agrave se deacuteplacer dans ces espaces par endroit tregraves eacutetroits et agrave seacuteclairer Finalement comme le remarquent les anthropologues preacutehistoriques qui ont fait ces eacutetudes on ne va pas au fond dune telle grotte pour trouver de la nourriture Peut-ecirctre sagissait-il alors dun rite particulier du domaine du symbolique Les Neacuteandertaliens avaient-ils donc une vie symbolique bien plus riche que ce quon en pensait jusquagrave preacutesent

Une conscience de la mort chez les chimpanzeacutes

Lexistence de rites de seacutepulture indique en tout cas que chez les Neacuteandertaliens il existait une conscience de la mort et peut-ecirctre une interrogation agrave son propos Trouve-t-on une eacutebauche de conscience du mecircme type chez les singes anthropoiumldes Cette question nous fera deacuteboucher ensuite sur le problegraveme plus geacuteneacuteral de la conscience

Pour avoir un deacutebut de reacuteponse citons ici des observations de Boesch [PIC-197 chapitre de Boesch]

Pour nombre dauteurs la notion de mort reflegravete la complexiteacute de la penseacutee abstraite de lhomme et cest avec fascination que nous prenons connaissance des premiers indices du culte des morts chez nos ancecirctres Toutefois la non-existence de cette notion chez les animaux reste agrave deacutemontrer Cette ideacutee repose principalement sur le fait que nous connaissons mal le comportement des animaux placeacutes dans une telle situation Deux exemples illustrent cependant le comportement des chimpanzeacutes face agrave la mort (Boesch et Boesch-Achermann 2000)

Le 8 mars 1989 dans la forecirct de Taiuml un groupe de douze chimpanzeacutes entoure le corps inerte de Tina une jeune femelle de dix ans terrasseacutee par une panthegravere Chacun dentre eux inspecte le corps Ulysse secoue la main de Tina guettant vainement sa reacuteaction avant deacutepouiller longuement son cadavre aideacute de Macho et de Brutus Pendant six heures les trois macircles monteront activement la garde empecircchant les membres infeacuterieurs du groupe et les jeunes dapprocher - agrave lexception de Tarzan le jeune fregravere de Tina - et veillant agrave linteacutegriteacute du corps Ils ocircteront les oeufs de mouches fraicircchement pondus dans les oreilles et les yeux de Tina Le long eacutepouillement du corps de la femelle effectueacute par ses congeacutenegraveres est particuliegraverement frappant car ils nauraient jamais eu ce comportement de son vivant En revanche aucun dentre eux na leacutecheacute le sang de la victime alors quune telle attitude est freacutequente agrave leacutegard des blesseacutes

Sans vouloir sur-interpreacuteter ces observations il nen reste pas moins que le comportement de chimpanzeacutes femelles vis-agrave-vis de leur petit deacuteceacutedeacute laisse songeur

371 Jaubert J Verheyden S Genty D Soulier M Cheng H Blamart D amp Edwards R L (2016) Early Neanderthal constructions deep in Bruniquel Cave in southwestern France Nature 534(7605) 111-114

180

Griffin un pionnier contesteacute

Le pionnier de leacutetude de la conscience celui qui a voulu redonner agrave cette question une leacutegitimiteacute scientifique eacutetait Donald Griffin (1915-2003) Ses travaux et prises de position ont eacuteteacute cependant (et sont encore) tregraves contesteacutes Cest lui qui a inventeacute le terme eacutethologie cognitive pour parler de leacutetude de la conscience chez lanimal ce terme a pris un autre sens ensuite celui plus geacuteneacuteral de leacutetude des processus cognitifs chez lanimal - y compris la conscience

En effet comme le soutenait Griffin agrave raison la conscience est clairement un pheacutenomegravene biologique elle deacutepend des opeacuterations dun organe le cerveau Mais elle se distingue des autres pheacutenomegravenes biologiques nous navons pas dexplication concernant comment lactiviteacute du cerveau produit la conscience nous navons mecircme pas de vrai modegravele pouvant nous dire agrave quoi une telle explication doit ressembler (contrairement par exemple agrave la naissance de la vie) Cela dit des chercheurs comme Christoph Koch372 en neurosciences ou Stephen Grossberg373 en modeacutelisation neuromimeacutetique travaillent dans cette direction

Notons que la conscience humaine nest pas hors du champ dinvestigation de la science sous preacutetexte quelle est priveacutee Ainsi les illusions doptique ou les images conseacutecutives (after-effects comme lorsque vous regardez longtemps une chute deau et quensuite quand vous deacutetournez le regard tout le paysage vous semble monter) sont pourtant tout aussi priveacutees et pourtant les psychologues les eacutetudient scientifiquement

Les degreacutes de la conscience

Bien quil y ait plusieurs deacutefinitions des degreacutes de la conscience nous choisirons ici de parler de ceux indiqueacutes dans la Stanford Encyclopaedia of Philosophy374

On distingue classiquement cinq degreacutes de conscience

Degreacute 1 Leacutetat qui diffegravere du sommeil ou du coma

Degreacute 2 La conscience perceptuelle La capaciteacute de base des organismes de percevoir et de reacutepondre agrave des traits de lenvironnement - ce qui les rend conscients de ces traits (ils sont conscients de ce qui est en train decirctre traiteacute mais ils ne sont pas conscients quils en sont conscients)

Dans ces deux premiegraveres acceptions la conscience est eacutevidemment preacutesente dans des organismes dun grand nombre de groupes taxonomiques

Degreacute 3 La conscience daccegraves se reacutefegravere agrave lutilisation de repreacutesentations mentales precirctes agrave ecirctre utiliseacutees pour le controcircle rationnel de laction Le retour de la fourmi du deacutesert au nid (mentionneacute dans le cours sur les arthropodes) neacutecessite une repreacutesentation mentale qui nest pas utiliseacutee avant le retour celle de la distance et de la direction entre le nid et lanimal Chez labeille cest cette mecircme repreacutesentation qui est agrave la base de la danse en huit qui la communique aux autres

372 Christoph Koch lactuel directeur du Allen Institute for Brain Science (Seattle) postule que la conscience est une proprieacuteteacute eacutemergente des entiteacutes complexes organiseacutees en reacuteseau Cf son livre The Quest for Consciousness 373 Stephen Grossberg (Boston University) cherche depuis la fin des anneacutees 50 agrave modeacuteliser les reacuteseaux de neurones biologiques et sinteacuteresse agrave la conscience agrave travers une classe de modegraveles lAdaptive Resonance Theory 374 Cf Griffin D (1998) From cognition to consciousness Animal Cognition 1 3-16

181

abeilles Descartes qui niait la raison chez lanimal sopposait agrave lexistence de la conscience mecircme de ce degreacute

Degreacute 4 La conscience pheacutenomeacutenologique correspond aux aspects qualitatifs subjectifs de lexpeacuterience consciente autrement dit comment cest (Nagel 1974)375 decirctre un chien ou un vautour (pour le vautour lodeur de pourriture est-elle agreacuteable) Comment cest pour la chauve-souris decirctre une chauve-souris Il est peut-ecirctre impossible dimaginer ou de deacutecrire en termes scientifiques (objectifs) comment cest decirctre une chauve-souris mais on peut supposer quil y a un tel comment On saccorde geacuteneacuteralement (mais sur quelle base) pour penser que la conscience pheacutenomeacutenologique est plus probable chez les oiseaux et mammifegraveres que chez les inverteacutebreacutes alors que pour les reptiles amphibiens et poissons on nen sait rien (les requins et raies qui sont plus enceacutephaliseacutes que les autres poissons sont-ils papables pour la conscience pheacutenomeacutenologique)

Degreacute 5 La conscience de soi est la capaciteacute pour un organisme davoir une repreacutesentation de ses propres eacutetats mentaux En raison de ce caractegravere de second ordre (une penseacutee agrave propos de sa propre penseacutee) cette forme de conscience est lieacutee aux questions sur la theacuteorie de lesprit - ie agrave la question de savoir si certains animaux sont capables dattribuer des eacutetats mentaux agrave dautres individus de penser agrave la penseacutee des autres Ces questions font comme on la vu lobjet deacutetudes scientifiques par des moyens empiriques (au travers dexpeacuteriences)

Cest eacutevidemment ce dernier type de conscience qui a le plus intrigueacute les philosophes les chercheurs mais aussi monsieur et madame tout-le-monde Et comme le remarque Griffin (op cit) beaucoup de scientifiques et de philosophes pensent quecirctre conscient cest avoir cette conscience-lagrave

Une conscience chez lanimal

Comme les animaux et les humains partagent la mecircme biologie de base il ny a pas de raison biologique fondamentale de ne pas attribuer de conscience aux animaux cela mecircme sil ny a pas de consensus quant au substrat physique ou neurologique de la conscience

De fait les ressemblances entre humains et animaux non humains sont nombreuses et diverses de par la continuiteacute historique (eacutevolutive) entre les uns et les autres nous sommes cousins des autres espegraveces avec lesquelles nous avons donc des caractegraveres communs Par exemple

Ressemblances de perception

Ressemblances de comportement (eacutevidemment)

Ressemblances danatomie et de physiologie (pex en ce qui concerne la douleur on utilise les mecircmes anestheacutesiques antidouleurs etc)

Des ressemblances de perception inattendues

Le triangle de Kanisza376 et ses variantes rectangulaires font apparaicirctre agrave lecirctre humain qui les regarde des contours illusoires triangle ou bien rectangle en

375 Nagel T (1974) What is it like to be a bat Philosophical Review 83(4) 435-50 376 Illusion preacutesenteacutee par Gaetano Kanisza en 1976

182

fonction des eacuteleacutements preacutesents dans limage On peut se demander si un animal bien plus simple labeille perccediloit aussi des formes illusoires

Evidemment on ne peut pas lui poser la question donc il faut proceacuteder agrave laide dun paradigme dapprentissage discriminatif comme la fait Srinivasan377 Dans son expeacuterience les abeilles eacutetaient entraicircneacutees agrave trouver reacutepeacutetitivement de la nourriture dans un labyrinthe en Y La nourriture eacutetait toujours du cocircteacute (gauche ou droite aleacuteatoirement) ougrave des barres diagonales eacutetaient orienteacutees den bas agrave gauche vers en haut agrave droite de lautre cocircteacute leur sens eacutetait inverseacute Une fois lapprentissage termineacute on testait les abeilles sans nourriture soit avec des stimuli semblables agrave ceux de lapprentissage soit avec des rectangles en diagonale soit encore avec des figures de Kanisza Dans tous les cas les abeilles vont preacutefeacuterentiellement du cocircteacute preacutedit par lorientation de la figure y compris quand la figure (rectangle) nest quillusoire Ceci deacutemontre que les abeilles comme les humains voient un rectangle lagrave ougrave il ny en a pas

Ressemblance continuiteacute est-ce un argument

Mais les ressemblances et la continuiteacute font un dossier faible ce nest pas parce que nous posseacutedons un trait que nos plus proches cousins lont aussi (les bonobos ne jouent pas aux eacutechecs) De plus des observations semblables en surface ne garantissent pas que les meacutecanismes cognitifs soient les mecircmes (jusquagrave quel point peut-on dire que les meacutecanismes cognitifs de labeille qui lui font voir des contours illusoires ougrave nous les voyons sont les mecircmes que les nocirctres avec seulement 960000 neurones contre nos dix milliards) Alors conscience ou pas

Philosophes

Bien des philosophes mecircme actuels (pex Daniel Dennett) pensent comme Descartes quil ny a pas de conscience chez les animaux en cela il font eacutecho agrave Nicolas Malebranche qui en 1689 disait (et son argument nest pas stupide)

ils mangent sans plaisir ils crient sans douleur ils ne savent ni ne deacutesirent rien et sils ont lair decirctre intelligents et dagir en fonction de buts ce nest que parce que Dieu les a fait propres agrave survivre et a construit leur corps de telle maniegravere quils eacutevitent (automatiquement sans le savoir) tout ce qui risquerait de les deacutetruire ils donnent donc limpression den avoir peur (on dirait eacutevolution pour Dieu maintenant)

Pas de langage pas de conscience

Pour ceux qui pensent que les animaux ont une vie mentale beaucoup pensent que cette vie mentale est dune qualiteacute infeacuterieure agrave la nocirctre en particulier parce que les animaux nont pas de langage et ne pourraient donc formuler des concepts geacuteneacuteraux

Des concepts et meacutetaconnaissances sans langage

On peut se demander si le langage est vraiment neacutecessaire pour former des concepts geacuteneacuteraux Deux exemples les concepts sociaux chez les macaques et les

377 Srinivasan M V (1993) Even insects experience visual illusions Current Science 64(9) 649-655

183

cris dalarme chez les vervets (quon naura pas le temps de voir) laissent supposer que non

Concepts sociaux chez les macaques

Verena Dasser (chez Hans Kummer agrave Zurich)378 a travailleacute sur les macaques de Java (Macaca fascicularis) et a voulu savoir si ces animaux pouvaient se repreacutesenter le concept de filiation (ecirctre le fils de)

Pour cela elle a utiliseacute le paradigme suivant consistant agrave preacutesenter trois diapositives cocircte agrave cocircte Celle au centre est le modegravele les lateacuterales forment maniegravere de poser la question On entraicircne le sujet sur une seacuterie de triplets de photos preacutesentant une megravere (centre) - son enfant - un autre enfant et on reacutecompense le macaque quand il choisit son enfant jusquagrave ce que le singe reacuteussisse reacuteguliegraverement A-t-il simplement appris des associations entre paires de stimuli ou bien a-t-il extrait le concept fils de de cette seacuterie dexemples Pour le savoir Dasser preacutesente ensuite des triplets de diapos nouvelles une autre megravere son enfant un autre enfant (NB le plus souvent un animal de la mecircme ligneacutee matrilineacuteaire donc un cousin) Lanimal reacutepond correctement sur ces nouveaux stimuli il semble donc bien faire reacutefeacuterence agrave une cateacutegorie abstraite la filiation megravereenfant379

On peut aussi se demander sil y a un lien neacutecessaire entre langage et conscience de soi Certes le langage donne la capaciteacute de penser en mots agrave propos de soi-mecircme ce qui donne une sorte de recul ougrave une partie de moi regarde moi Mais le langage est-il reacuteellement neacutecessaire pour ce recul380

Connaissance sur la connaissance

Les humains ont un des capaciteacutes de meacutetaconnaissance ils savent ce quils savent Ceci semble indiquer un degreacute supeacuterieur de conscience car la connaissance sur la connaissance est souvent consideacutereacutee comme un indicateur de conscience Mais en trouve-t-on des eacutequivalents chez lanimal

Lorsque des primates ou des dauphins doivent faire un choix discriminatif dans une expeacuterience et quon leur donne la possibiliteacute de reacutepondre leacutequivalent de je ne peux pas reacutepondre je ne sais pas ils prennent cette voie de sortie dune maniegravere qui rappelle exactement celle des humains

Lexpeacuterience bien connue de Hampton381 notamment montre que les macaques rheacutesus savent sils se souviennent ou pas Une image leur est dabord montreacutee ils devront sen souvenir plus tard pour faire un choix discriminatif parmi 4 Sils reacuteussissent ils reccediloivent une nourriture quils aiment beaucoup sils eacutechouent ils ne reccediloivent rien Mais entre-deux il y a dabord apregraves un deacutelai une eacutetape ougrave les singes peuvent deacutecider sils vont essayer la tacircche ou sils renoncent agrave se tester et reccediloivent doffice une nourriture moins bonne Pour cela ils choisissent sur une

378 Dasser V (1988) A social concept in Java monkeys Animal Behaviour 36 225-230 379 Notons au passage que expeacuteriences du mecircme type sur les relations de dominance (2 diapos agrave la fois dominant - domineacute) donnent les mecircmes reacutesultats les macaques ont un concept abstrait de hieacuterarchie 380 Je me souviens de recircves sans paroles ougrave je me voyais (et je savais que celui que je voyais eacutetait moi) 381 Hampton R R (2001) Rhesus monkeys know when they remember PNAS 98 5359-5362 Jai leacutegegraverement simplifieacute lexpeacuterience

184

nouvelle image parmi deux symboles lun voulant dire essayer lautre voulant dire renoncer

Si le deacutelai eacutetait court (15 agrave 30 s) ils se testent mais apregraves 2-4 min ils choisissent souvent de renoncer agrave faire le test et de recevoir la nourriture moins bonne (mais qui est toujours mieux que rien) Apparemment ils savent quils ne savent pas ils ont une connaissance sur la qualiteacute de leur connaissance

Cette meacuteta-connaissance est-elle un indicateur fiable de conscience En tout cas cela montre un parallegravele fonctionnel important avec la meacutemoire consciente chez les humains Les donneacutees montrent que les animaux ont des traits qui sont fonctionnellement semblables agrave ceux de la cognition consciente chez lhumain

La conscience de soi

[PIC-368] Viki cinq ans saffaire sous les yeux de deux psychologues Depuis trois ans les eacutepoux Hayes eacutelegravevent cette jeune chimpanzeacute pourvoyant agrave tous ses besoins Leur projet vise agrave lui apprendre agrave vivre dans un environnement humain ce qui inclut des tentatives - infructueuses - pour lui enseigner la langue anglaise Aujourdhui la tacircche de Viki consiste agrave classer quarante photographies en deux cateacutegories laquo animaux raquo et laquo ecirctres humains raquo Viki scrute attentivement chaque photographie et la place sur la bonne pile Confronteacutee agrave la photo dun autre chimpanzeacute - son pegravere en loccurrence - la jeune femelle le classe sans heacutesitation avec les autres animaux En revanche se reconnaissant sur lun des clicheacutes Viki place son portrait parmi les laquo ecirctres humains raquo

Viki a-t-elle conscience delle-mecircme et alors se considegravere-t-elle comme un ecirctre humain

Un soi pour se repreacutesenter dans le contexte social

[PIC-370] Lacquisition du concept de soi est consideacutereacutee comme fondamentale dans leacutevolution de lintelligence humaine

On la vu la chasse lusage doutils la vie en commun sont souvent preacutesenteacutes comme des eacuteleacutements importants parmi la mosaiumlque des facteurs qui ont deacutetermineacute notre eacutevolution Dans ce type dactiviteacute les capaciteacutes cognitives baseacutees sur une repreacutesentation de soi sont eacutevidemment avantageuses Il faut un soi pour eacutelaborer (et reacutepeacuteter mentalement) des strateacutegies sociales complexes dans lesquelles soi joue un rocircle au mecircme titre que les autres individus

Conscience de soi et meacutemoire eacutepisodique

La conscience de la mort surtout telle quelle est indiqueacutee par le fait que les vivants depuis lHomme de Neacuteandertal probablement approvisionnent les morts en ajoutant dans la tombe nourriture et objets utiles indique une capaciteacute de penser au futur (mecircme assez lointain) de se projeter dans le futur

Parmi les regards reacutecents sur la question de la conscience celui dEndel Tulving382 se rapporte directement agrave cette ideacutee de projection dans le futur Il avance que la conscience de soi (self-reflective consciousness que lui appelle autonoetic consciousness) est unique aux humains elle implique la possibiliteacute de se deacuteplacer

382 [TER] Terrace HJ Metcalfe J (2005) The Missing Link in Cognition Origins of Self-Reflective Consciousness Oxford University Press

185

mentalement vers le passeacute (ce qui correspond agrave la meacutemoire eacutepisodique383) et vers le futur - en mecircme temps quon peut dalleurs se deacuteplacer mentalement en dautres endroits Selon Tulving la meacutemoire eacutepisodique est une forme particuliegravere fonctionnellement diffeacuterente des autres formes de meacutemoire (ce sur quoi tout le monde saccorde) et serait propre aux humains seuls384 - ce qui par contre fait problegraveme

La meacutemoire eacutepisodique semble fortement lieacutee agrave lhippocampe385 une structure du lobe temporal meacutedian De rares patients ayant subi des leacutesions tregraves particuliegraveres sont priveacutes uniquement de leur meacutemoire eacutepisodique386 tout en ayant une meacutemoire seacutemantique preacuteserveacutee De maniegravere significative pour ce qui nous occupe ici ils sont eacutegalement incapables de penser agrave leur futur ce quils vont faire plus tard dans la journeacutee etc

Mais les animaux aussi voyagent dans le temps

Comme le suggegravere Tulving il y a sans doute un lien entre meacutemoire eacutepisodique et conscience de soi Mais la meacutemoire eacutepisodique nest sans doute pas propre aux humains Quelles indications avons-nous que les animaux contrairement agrave lideacutee de Tulving voyagent eux aussi en penseacutee sur la ligne du temps vers le passeacute ou vers le futur

383 La meacutemoire est habituellement deacutecrite comme portant sur trois empans de temps de tregraves bref agrave tregraves long (1) La meacutemoire sensorielle (ou registre sensoriel) est tregraves bregraveve une seconde environ pour la meacutemoire visuelle environ trois pour la meacutemoire auditive elle correspond au court moment ougrave les informations sont conserveacutees dans les structures danalyse sensorielle comme en eacutecho agrave la stimulation originelle (2) La meacutemoire agrave court terme recouvre le concept de meacutemoire de travail elle correspond agrave un espace de meacutemoire ougrave les eacuteleacutements sont stockeacutes temporairement pour pouvoir ecirctre traiteacutes (lanalogie informatique serait sans doute la meacutemoire vive ou encore les registres du processeur) et certains auteurs comme Baddeley y voient plusieurs sous-systegravemes boucle phonologique calepin visuo-spatial et un meacutecanisme attentionnel interne nommeacute lexeacutecutif central (3) La meacutemoire agrave long terme se subdivise en (3a) meacutemoire proceacutedurale ou implicite qui concerne les habileteacutes automatiseacutees et (3b) meacutemoire deacuteclarative qui concerne ce qui peut ecirctre consciemment rappeleacute Dans cette derniegravere on distingue encore meacutemoire eacutepisodique (meacutemoire des eacuteveacutenements veacutecus) et meacutemoire seacutemantique (meacutemoire des connaissances geacuteneacuterales) savoir que les chutes du Niagara sont agrave la frontiegravere Canada-USA implique la meacutemoire seacutemantique par contre savoir ce qui sest passeacute durant la leccedilon de geacuteo ougrave on a appris cela implique la meacutemoire eacutepisodique Des structures neurales diffeacuterentes sous-tendent tous ces diffeacuterents types de meacutemoire 384 Tulving mentionne un peu agrave la maniegravere de Povinelli que ce qui semble des manifestations de la meacutemoire eacutepisodique chez lanimal pourrait bien ne pas en ecirctre Ainsi dit-il lorsque vous cherchez votre voiture dans un parking vous essayez de vous souvenir de leacutepisode je lai parqueacutee lagrave vous faites donc appel agrave votre meacutemoire eacutepisodique Lorsque vous voyez un chien deacuteterrer un os vous supposez quil utilise le mecircme meacutecanisme Il ne vous vient pas agrave lideacutee que ce meacutecanisme est terriblement complexe eacutevolutivement reacutecent et mecircme pas disponible pour un enfant de moins de 4 ans Le chien retrouve peut-ecirctre los sur la base dune meacutemoire seacutemantique il sait ougrave est los sans se souvenir de leacutepisode concernant le moment ougrave il la enterreacute Tulving remarque que la terminologie meacutemoire seacutemantique est un heacuteritage historique et quon ferait mieux dappeler cela connaissance sur le monde en effet si le langage facilite les opeacuterations de la meacutemoire il nest pas neacutecessaire pour quelles puissent avoir lieu [TER-1213] Voir sa deacutefinition preacutecise en TER-9 et une table des proprieacuteteacutes compareacutees de la meacutemoire seacutemantique et de la meacutemoire eacutepisodique en TER-11 385 Whishaw et Wallace (2003) reacutepliquent agrave Tulving que linteacutegration du chemin (dans laquelle lhippocampe est impliqueacute) pourrait ecirctre agrave lorigine de la meacutemoire autobiographique dont les anteacuteceacutedents seraient donc tregraves anciens 386 Voir Rosenbaum et al (2005) The case of KC contributions of a memory-impaired person to memory theory Neuropsychologia 43 989-1021

186

Corvideacutes cacheurs

En nature les corvideacutes cacheurs comme les geais ou les casse-noix anticipent leurs besoins agrave tregraves long terme puisquils stockent de la nourriture pour lhiver en des milliers de caches quils vont retrouver des mois plus tard sur la base de repegraveres visuels - un extraordinaire exploit de meacutemoire Mais possegravedent-ils quelque chose comme une meacutemoire eacutepisodique La possibiliteacute danticiper Des expeacuteriences deacutejagrave anciennes (Clayton et Dickinson 1998) avaient montreacute par exemple que les geais (ici Aphelocoma coerulescens) se souviennent de quand ils ont cacheacute quoi ougrave387 et quandquoiougrave est effectivement le triplet de classes dinformation qui correspond agrave la deacutefinition du contenu de la meacutemoire eacutepisodique

Une vaste seacuterie dexpeacuteriences plus reacutecentes par les mecircmes auteurs et leurs collegravegues ont eacutetabli les speacutecificiteacutes du traitement cognitif reacutealiseacute par ces oiseaux mais on naura pas le temps den parler ici dans tous les deacutetails Par exemple dans des expeacuteriences388 sur Aphelocoma californica les auteurs ont exploiteacute le fait connu suivant si on donne aux geais beaucoup dune certaine nourriture jusquagrave ce que les oiseaux en quelque sorte en aient marre ensuite les oiseaux consomment et cachent preacutefeacuterentiellement une autre nourriture

Pour exploiter cela on leur fait subir lexpeacuterience suivante ils sont nourris agrave satieacuteteacute de la nourriture A on leur laisse lopportuniteacute de cacher de la nourriture A et B librement on laisse passer une demi-heure on les nourrit agrave satieacuteteacute de la nourriture B et finalement on les laisse retrouver la nourriture quils ont eux-mecircmes cacheacutee auparavant On fait les preacutedictions suivantes Si seul leur eacutetat motivationnel immeacutediat pilote leur comportement dans le moment ougrave ils ont lopportuniteacute de cacher la nourriture ils vont cacher le type B (puisquils ont eacuteteacute nourris juste avant agrave satieacuteteacute avec A) Par contre sils peuvent anticiper leur eacutetat motivationnel futur ils vont cacher le type A (ils en sont actuellement deacutegoucircteacutes mais ils savent que plus tard cest de lautre nourriture quils seront deacutegoucircteacutes)

Les reacutesultats sont les suivants Au premier essai les oiseaux gaveacutes de A et qui ne connaissent pas encore le deacuteroulement de lexpeacuterience cachent eacutevidemment la nourriture autre (B) Degraves le deuxiegraveme essai cependant ils cachent presque 80 de nourriture de type A (dont ils ont pourtant mangeacute agrave satieacuteteacute juste auparavant) au troisiegraveme essai ils cachent uniquement de la nourriture de ce mecircme type Ces reacutesultats indiquent que les oiseaux anticipent leur eacutetat motivationnel futur ils cachent non en fonction de comment ils se sentent maintenant mais de comment ils pensent () quils se sentiront plus tard Sous une forme ou sous une autre ils ont donc une repreacutesentation de ce quils seront dans le futur

Singes anthropoiumldes

On se souviendra par exemple quen nature les chimpanzeacutes anticipent leur utilisation de cailloux pour casser des noix en laboratoire Mulcahy et Call (2006) montrent389 que les anthropoiumldes anticipent leur utilisation doutils Ces chercheurs

387 Dans ces expeacuteriences on faisait cacher des cacahuegravetes ou des vers aux geais et on les laissait les deacuteterrer apregraves un deacutelai variable (4h 120h) Les geais deacuteterraient preacutefeacuterentiellement les vers apregraves un deacutelai court mais les cacahuegravetes apregraves un deacutelai long (car les vers pourrissent mais pas les cacahuegravetes) 388 Correia SPC et al (2007) Western scrub-jays anticipate future needs independently of their current motivational state Current Biology 17 856-861 389 Mulcahy NJ amp Call J (2006) Apes save tools for future use Science 312 1038-1040

187

preacutesentent aux animaux (des bonobos et des orangs-outans deux espegraveces qui en nature nutilisent pas doutils) une palette doutils et un distributeur de reacutecompenses auquel sadapte un des outils (les singes ont eacuteteacute entraicircneacutes preacutealablement agrave utiliser loutil pour obtenir la reacutecompense) puis ils sortent lanimal de la piegravece et lui montrent quon enlegraveve les outils agrave ce moment Lanimal reste hors de la piegravece pendant un certain deacutelai (1h ou toute la nuit) et ensuite ils le remettent dans la piegravece avec le meacutecanisme sur lequel il faut opeacuterer pour obtenir une reacutecompense

Une fois quils ont compris de quoi il sagit les sujets prennent davance le bon outil avec eux et le reprennent au retour avec un taux de succegraves supeacuterieur au hasard voire franchement bon Ainsi dans les tests avec 14 heures dintervalle le bonobo testeacute a pratiquement reacuteussi tous les essais agrave partir du second390

Comme le disent les auteurs Planning for future needs not just current ones is one of the most formidable human cognitive achievements Whether this skill is a uniquely human adaptation is a controversial issue (hellip) These findings suggest that the precursor skills for planning for the future evolved in great apes before 14 million years ago when all extant great ape species shared a common ancestor

Dautres observations moins expeacuterimentales et plus anecdotiques rapporteacutes par Frans de Waal vont dans le mecircme sens Une femelle bonobo semi-captive qui portait son petit a ainsi mis sur son dos un gros caillou et a continueacute son chemin sur un demi-kilomegravetre ramassant en route des noix pour finalement arriver agrave un rocher-enclume ougrave elle a utiliseacute son caillou-marteau pour casser les noix Lensemble demandait eacutevidemment une projection de soi dans le futur

Cest toujours de Waal qui raconte que les chimpanzeacutes planifient avec un jour davance les agressions quils feront pour grimper dans la hieacuterarchie En effet un jour avant le conflit (quils vont eux-mecircmes deacuteclencher) on les voit toiletter longuement des conspeacutecifiques qui se comporteront ensuite le lendemain en allieacutes Cela suppose lagrave aussi de la part de lindividu qui toilette les allieacutes potentiels (pour renforcer les liens) une capaciteacute de penser au futur sous quelque forme que ce soit

La reconnaissance de soi

[PIC-371 chapitre de James R Anderson] Au niveau le plus eacuteleacutementaire la capaciteacute agrave se reconnaicirctre dans un miroir teacutemoignerait de la conscience de soi cest du moins lavis de nombreux chercheurs

Enfants

[MOU-119 et passim] Les enfants en bas acircge reacuteagissent rapidement au miroir notamment par des reacuteactions dexcitation et de plaisir (sourires vocalises attouchements) quon observe sur un empan tregraves long de 1 agrave 24 mois avec un maximum au cours de la seconde anneacutee Disons grossiegraverement jusquagrave deux ans les enfants manifestent des comportements tregraves sociaux envers leur image dans le miroir regard soutenu embrassement tapotement Ces comportements dirigeacutes vers le miroir ressemblent selon certains auteurs agrave des comportements adresseacutes agrave

390 Des observations en nature vont dans le mecircme sens Crickette Sanz et ses collegravegues ont observeacute que les chimpanzeacutes arrivent aux termitiegraveres eacutequipeacutes des outils quil faut et mecircme de deux types doutils diffeacuterents quand cela simpose [voir Tool Use in Animals p 59]

188

dautres personnes au cours de la seconde anneacutee ce type de comportement tend agrave diminuer

Comme ces comportements sont difficilement interpreacutetables en termes de concept de soi on a chercheacute agrave mettre au point une tacircche qui leacutetablisse sans ambiguiteacute

Cest Amsterdam (dans sa thegravese en 1968 Mirror behavior in children under two years of age qui a donneacute lieu agrave une publication ensuite391) qui a inventeacute la situation la plus communeacutement utiliseacutee (aujourdhui encore) chez lhumain A linsu du sujet son visage est marqueacute par une tache de peinture rouge on enregistre ensuite ses reacuteactions face au miroir Opeacuterationnellement la reconnaissance de soi est signaleacutee par des comportements dirigeacutes vers la marque par exemple la toucher avec la main (le sujet doit reconnaicirctre que limage dans le miroir est en fait la sienne et que la marque se trouve non sur limage mais sur lui-mecircme)

Ce comportement nest jamais observeacute chez les beacutebeacutes avant 15 mois Entre 15 et 18 mois une minoriteacute denfants (0-25 selon les eacutetudes) le produisent De 18 agrave 20 mois il y a une augmentation importante Entre 18 et 24 mois 75 des beacutebeacutes le manifestent Bien entendu on prend garde dexclure les explications alternatives392 On peut en conclure que vers deux ans les beacutebeacutes identifient la personne dans limage speacuteculaire comme moi

La reconnaissance de soi sur une videacuteo ou une photographie est pratiquement contemporaine [PIC-371] et elle lest eacutegalement dautres comportements indicateurs dune conscience de soi imitation empathie description verbales des eacutetats internes

Une fois la capaciteacute agrave se reconnaicirctre eacutetablie lenfant va suivre un deacuteveloppement qui lui permettra de prendre en compte le point de vue dautrui de comprendre les penseacutees des autres et leurs eacutemotions leurs intentions Vers 4 ans il attribue des eacutetats mentaux aux autres personnes

391 Amsterdam BK (1972) Mirror self-images reactions before age two Developmental Psychology 5 297-305 392 [Lewis et Brooks-Gunn 1979 repris dans MOU p 126] Tout dabord le fait dappliquer la marque pourrait sensibiliser lenfant et provoquer des attouchements de son corps Neacuteanmoins le fait de toucher le nez sans y appliquer du rouge ne saccompagne pas dune augmentation des comportements dirigeacutes vers le nez invalidant ainsi cette explication Ensuite le temps passeacute devant le miroir pourrait faciliter lapparition de comportements dirigeacutes vers la marque agrave la maniegravere dont les beacutebeacutes se touchent spontaneacutement le nez si le temps passeacute devant le miroir est suffisamment long Mais des modifications dans la dureacutee du temps passeacute devant le miroir et de lordre temporel des essais (temps dobservation dans le miroir avant ou apregraves le marquage) nont pas modifieacute nos reacutesultats De plus les beacutebeacutes ont tendance agrave toucher la marque immeacutediatement ou alors pas du tout Finalement Gallup (l977) a suggeacutereacute que des indices olfactifs et visuels (des parties du nez peuvent ecirctre vues en louchant) pourraient intervenir dans ces reacutesultats Les indices visuels relatifs agrave la marque sur le nez ne semblent pas pertinents eacutetant donneacute que des adultes marqueacutes de rouge sont incapables de voir la marque De plus aucun observateur na mentionneacute des conduites de strabisme convergent La meilleure faccedilon de rendre compte des comportements dirigeacutes vers la marque est de dire que les beacutebeacutes ont deacutecouvert la marque en sobservant dans le miroir Ces comportements sont clairement la mesure la plus pertinente de reconnaissance de soi disponible dans les eacutetudes utilisant le miroir Le deacuteveloppement de la capaciteacute motrice agrave pointer et le deacuteveloppement neuromusculaire de cette habileteacute suggegravere que le pointage est une conduite qui donne lieu agrave une genegravese et nappartiendrait pas au reacutepertoire des conduites de lenfant avant lacircge de 15 mois Par conseacutequent le recours agrave cette seule reacuteponse pour infeacuterer la reconnaissance de soi doit ecirctre utiliseacute avec preacutecaution

189

Cercopitheacutecoiumldes

Malgreacute une multitude dapproches expeacuterimentales qui ont tenteacute doptimaliser la compreacutehension de ce quest le reflet dans le miroir aucune technique na abouti agrave un reacutesultat positif chez les singes non anthropoiumldes (cercopitheacutecoiumldes singes agrave queue) Ces singes manifestent uniquement des reacuteponses sociales - souvent agressives - envers le miroir (comme si ceacutetait un autre individu) qui diminuent avec le temps mais aucun signe dauto-reconnaissance

Cela est dautant plus curieux que les macaques par exemple comprennent dans une certaine mesure la correspondance entre le monde reacuteel et le reflet dans le miroir ils peuvent ainsi apprendre (tregraves lentement il est vrai) agrave utiliser un miroir pour controcircler le deacuteplacement de la main vers une friandise invisible

En fait des donneacutees assez reacutecentes ont montreacute que des macaques rheacutesus dans certaines circonstances accidentelles peuvent sauto-explorer dans un miroir En loccurrence ces animaux avaient des implants sur le cracircne car ils allaient subir par la suite des enregistrements eacutelectrophysiologiques et ils ont observeacute dans le miroir les implants quils ne pouvaient pas voir directement ainsi que leurs organes geacutenitaux et se sont habitueacutes agrave se regarder dans le miroir Comme le disent les auteurs393 ces donneacutees montrent que si on narrive en geacuteneacuteral pas agrave mettre en eacutevidence une reconnaissance de soi dans le miroir car les reacuteponses sociales (agression deacutetournement des yeux) dominent elle semble ecirctre possible quand lanimal parvient agrave deacutepasser leacutetape de ces reacuteponses primaires Il semble y avoir donc une plus grande continuiteacute eacutevolutive quon le pensait en ce qui concerne la reconnaissance de soi

Chimpanzeacutes

Par contre mis en preacutesence dun miroir les chimpanzeacutes ont pratiquement immeacutediatement des reacuteactions dauto-toilettage (comme nous le faisons dans la glace de lascenseur nous cherchons agrave reacuteajuster notre apparence physique agrave limage mentale que nous avons de nous-mecircmes) ce qui semble indiquer quils sidentifient rapidement dans le miroir et auraient donc conscience deux-mecircmes

393 Rajala AZ Reininger KR Lancaster KM amp Populin LC (2010) Rhesus monkeys (Macaca mulatta) do recognize themselves in the mirror implications for the evolution of self-recognition PLoS ONE 5(9) e12865 Cf leur abstract Self-recognition in front of a mirror is used as an indicator of self-awareness Along with humans some chimpanzees and orangutans have been shown to be self-aware using the mark test Monkeys are conspicuously absent from this list because they fail the mark test and show persistent signs of social responses to mirrors despite prolonged exposure which has been interpreted as evidence of a cognitive divide between hominoids and other species In stark contrast with those reports the rhesus monkeys in this study who had been prepared for electrophysiological recordings with a head implant showed consistent self-directed behaviors in front of the mirror and showed social responses that subsided quickly during the first experimental session The self-directed behaviors which were performed in front of the mirror and did not take place in its absence included extensive observation of the implant and genital areas that cannot be observed directly without a mirror We hypothesize that the head implant a most salient mark prompted the monkeys to overcome gaze aversion inhibition or lack of interest in order to look and examine themselves in front of the mirror The results of this study demonstrate that rhesus monkeys do recognize themselves in the mirror and therefore have some form of self-awareness Accordingly instead of a cognitive divide they support the notion of an evolutionary continuity of mental functions

190

Le paradigme de la tache

Ayant constateacute les reacuteactions des chimpanzeacutes au miroir Gordon Gallup a adapteacute la tacircche dAmsterdam au chimpanzeacute394 en 1970 pour poser la question de la reconnaissance de soi de maniegravere plus formelle et mieux controcircleacutee

Lanimal est anestheacutesieacute et deux taches de peinture sont apposeacutees lune sur son front lautre sur son oreille Lorsque lanimal se reacuteveille on veacuterifie dabord quil na aucune reacuteaction vis-agrave-vis de ces taches (invisibles pour lui) ensuite on lui donne un miroir Typiquement le chimpanzeacute va utiliser le miroir pour explorer les taches et les frotter avec la main

Cette compeacutetence apparait chez les chimpanzeacutes au mecircme acircge que chez les enfants humains mais il y a une tregraves grande variabiliteacute entre individus beaucoup nutilisent pas le miroir pour sexplorer

Au final Gallup avance une diffeacuterence cognitive fondamentale entre cercopitheacutecoiumldes et anthropoiumldes seuls les humains et les anthropoiumldes auraient une conscience de soi suffisamment bien inteacutegreacutee pour permettre la reconnaissance de sa propre image (ou en tout cas au vu des donneacutees reacutecentes la reconnaissance et lexploitation faciles de sa propre image)

Pourquoi une conscience de soi

Diverses hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees pour rendre compte de lexistence dune conscience de soi chez les primates non humains

A-t-elle eacutevolueacute en raison de limportance croissante de lapprentissage technique dans lusage doutils (donc lavantage de se repreacutesenter soi-mecircme en interaction avec loutil et les autres) Comme on la vu les capucins sont de bons utilisateurs doutils mais (comme tous les cercopitheacutecoiumldes) ils ne se reconnaissent pas ou pas facilement dans le miroir

[PIC-387] A-t-elle eacutevolueacute en lien avec lintelligence sociale et la repreacutesentation de lesprit des autres Gallup deacutejagrave pensait quil devait y avoir de plus grandes compeacutetences socio-cognitives chez les espegraveces qui se reconnaissent que chez les autres Si un animal est capable de focaliser son attention sur lui-mecircme il peut le faire sur ses penseacutees ses intentions et les utiliser pour eacutelaborer une repreacutesentation de ce quelles sont chez les autres Le soi de soi-mecircme servirait donc de modegravele pour comprendre le soi des autres (on peut utiliser lexpeacuterience quon a de soi-mecircme pour modeacuteliser lexistence de processus semblables chez les autres) Il y aurait donc correacutelation entre reconnaissance de soi et Theacuteorie de lEsprit

La capaciteacute dinfeacuterer des eacutetats mentaux chez les autres serait donc un effet collateacuteral du fait decirctre conscient de soi-mecircme ou vice versa Se pourrait-il donc en fin de compte que la conscience soit une adaptation sociale apparue car elle facilite la construction et la perception dautres esprits

394 Gallup GG Jr (1970) Chimpanzees Self-recognition Science 167 86-87

191

Les origines phylogeacuteneacutetiques de la conscience de soi

Chez les primates

Si leacutemergence de la conscience de soi est monophyleacutetique chez les primates (ie tous les cas de conscience de soi actuellement observables seraient descendus dune seule eacutemergence) cet eacuteveacutenement important a ducirc se produire au cours du Miocegravene il y a environ 14 millions danneacutees apregraves la seacuteparation de la ligneacutee qui aboutit aux gibbons (les moins anthropoiumldes des singes anthropoiumldes) et avant lapparition des orangs-outans

Si les observations de reconnaissance dans le miroir de macaques se confirment il faudra revoir cette datation pour la faire remonter agrave lancecirctre commun des anthropoiumldes et des macaques - ce qui est eacutevidemment bien plus ancien aux alentours de 25 millions danneacutees

Dautres espegraveces sont hautement sociales

Dautres espegraveces que les primates dont nous avons parleacute ont des vies sociales extrecircmement complexes et sont tregraves enceacutephaliseacutees les espegraveces qui viennent agrave lesprit immeacutediatement sont les corvideacutes les dauphins (et autres ceacutetaceacutes) et les eacuteleacutephants395 Chez ces derniers on note eacutegalement un comportement particulier vis-agrave-vis des congeacutenegraveres morts et une sorte de fascination pour les ossements et les deacutefenses dindividus deacuteceacutedeacutes

En deacutepit de la phylogenegravese tregraves diffeacuterente y a-t-il eu eacutevolution convergente des capaciteacutes de raisonnement sur soi-mecircme lieacutees alors agrave la neacutecessiteacute de raisonner sur les autres individus du groupe social Si cest le cas on devrait trouver des indices de la reconnaissance de soi aussi bien chez les dauphins que chez les eacuteleacutephants ou chez les corvideacutes

Conscience de soi chez les dauphins

Diana Reiss et Lori Marino en 2001396 ont placeacute un miroir dans le bassin de dauphins (Tursiops truncatus grand dauphin bottlenose dolphin) ce qui comme chez le chimpanzeacute na pas provoqueacute de reacuteponses sociales (agression invitation au jeu) envers le reflet Au contraire au bout dun moment de familiarisation

395 [encarta] Les eacuteleacutephants sont greacutegaires et tregraves sensibles aux appels et aux mouvements de leurs congeacutenegraveres Ils sont organiseacutes en socieacuteteacutes matriarcales formant des groupes familiaux de quinze agrave trente animaux ou plus composeacutes de femelles et de jeunes meneacutes par une femelle dominante plus ou moins acircgeacutee Les macircles ayant atteint leur maturiteacute sexuelle vivent en solitaires (eacuteleacutephant drsquoAsie) ou constituent des troupes temporaires (eacuteleacutephants drsquoAfrique) La structure sociale est acquise tregraves tocirct dans la vie de lrsquoanimal alors que les jeunes femelles restent aupregraves de leur megravere et des autres femelles de la famille les jeunes macircles srsquoeacuteloignent souvent pour aller jouer avec les membres drsquoun autre groupe La communication chez les eacuteleacutephants neacutecessaire agrave la reconnaissance entre individus et agrave la coheacutesion des groupes est complexe Elle comprend des signaux visuels (mouvements drsquooreilles postures diverses) olfactifs (reconnaissance de lrsquoodeur des diffeacuterents individus) tactiles (caresses donneacutees avec la trompe) et auditifs (barrissements mais aussi infrasons eacutemis par les femelles mdash deacutepart du groupe appel des jeunes etc mdash et par le macircle comme la femelle agrave la saison des amours) Des recherches ont deacutemontreacute que les eacuteleacutephants sont capables de meacutemoriser les barrissements speacutecifiques des individus qursquoils rencontrent reacuteguliegraverement et ce pendant des anneacutees Une femelle acircgeacutee peut ainsi faire la diffeacuterence entre quelque 150 eacuteleacutephants diffeacuterents au seul son de leur voix 396 Reiss D amp Marino L (2001) Mirror self-recognition in the bottlenose dolphin A case of cognitive convergence PNAS 98 (10) 5937-5942

192

lindividu sest mis agrave explorer son propre reflet agrave ouvir la bouche pour en regarder linteacuterieur voire mecircme agrave tirer la langue ou agrave se retourner pour regarder son ventre ou encore agrave produire des bulles tecircte en bas Ce genre de comportement est dailleurs typique de tous les dauphins face au miroir

Ensuite au cours de plusieurs essais ils ont pendant le nourrissage marqueacute le corps et la tecircte dun individu de 17 ans agrave diffeacuterents endroits agrave laide dun marqueur non-toxique en prenant soin pour les controcircles de pseudo-marquer le dauphin sans mettre de peinture vraiment avec un marqueur rempli deau

Les reacutesultats (releveacutes par des juges travaillant sur videacuteo et qui ne pouvaient pas voir la marque sur le dauphin) indiquent que durant la peacuteriode dobservation qui suit le marquage le dauphin marqueacute passe beaucoup plus de temps en face des miroirs que dans la situation controcircle (sham) et oriente eacutegalement son corps de maniegravere agrave pouvoir reacutepeacutetitivement regarder la marque (ce quils ne fait pas quand la marque est invisible)

Ces expeacuteriences ont eacuteteacute reacutepliqueacutees sur un second individu avec la mecircme proceacutedure et les mecircmes reacutesultats Dautres observations de Diana Reiss ont montreacute que ces capaciteacutes se deacuteveloppent chez les dauphins au mecircme acircge quelles se deacuteveloppent chez les enfants humains voire mecircme plus tocirct

Conscience de soi chez les eacuteleacutephants

Les eacuteleacutephants on le sait ont un comportement curieux en preacutesence des ossements dun des leurs deacuteceacutedeacutes ils les explorent de la trompe les manipulent les prennent en bouche et les poussent avec leurs pattes Ils ont vis-agrave-vis de la mort dun membre du groupe des attitudes qui laissent supposer quils ont des eacutemotions intenses face agrave cela Est-ce agrave dire quils auraient eux aussi un degreacute de conscience de soi

Plotnik de Waal et Reiss ont publieacute en octobre 2006 une eacutetude397 reacutealiseacutee en installant un grand miroir dans lenclos des eacuteleacutephants dAsie dun zoo

Dans un premier temps on a constateacute que des comportements de type auto-exploration devant le miroir apparaissaient progressivement en quelques jours Par exemple lanimal mettait sa trompe dans sa bouche pour eacutecarter ses legravevres comme pour regarder dedans Ou alors il se saisissait de son oreille et leacutecartait de sa tecircte en direction du miroir Ce type de comportement neacutetait jamais observeacute dans la peacuteriode qui preacuteceacutedait linstallation du miroir ni agrave dautres moments seulement en face du miroir

Une fois cette phase de familiarisation passeacutee les auteurs ont apposeacute deux marques sur la tecircte de lanimal La peinture utiliseacutee eacutetait pigmenteacutee pour une marque non pigmenteacutee pour lautre (donc invisible agrave titre de controcircle)

Un des eacuteleacutephants (un seul) devant le miroir a reacuteagi immeacutediatement agrave la preacutesence de la marque visible en la touchant de maniegravere reacutepeacuteteacutee avec sa trompe et sans toucher la marque invisible (voir aussi la videacuteo)

397 Plotnik J M de Waal F B M amp Reiss D (2006) Self-recognition in an Asian elephant PNAS 103 (45) 17053-17057

193

Conscience de soi chez les pies

Finalement des donneacutees398 dune autre eacutequipe (incluant Helmut Prior et Onur Guumlntuumlrkuumln) indiquent quun autre corvideacute la pie (Pica pica) est capable aussi (du moins certains individus sont capables) de reconnaissance de soi dans un miroir Lexpeacuterience a eacuteteacute faite de la maniegravere usuelle dabord les individus ont eacuteteacute mis en preacutesence dun miroir et leurs reacuteactions ont eacuteteacute observeacutees On a constateacute que les oiseaux manifestent en preacutesence du miroir des comportements de nature diffeacuterente selon les individus Comme le montrent les videacuteos alors que certains agressent le miroir comme si le reflet eacutetait un conspeacutecifique dautres explorent visuellement les caracteacuteristiques du reflet et analysent ses proprieacuteteacutes contingentes (cest-agrave-dire semblent veacuterifier le fait que le reflet agit en eacutecho agrave soi-mecircme)

Dans un deuxiegraveme temps on a proceacutedeacute en en marquant lanimal en un endroit quil ne peut pas voir directement (une tache jaune ou rouge sur le plumage en-dessous du bec la condition controcircle eacutetant une marque noire et donc invisible sur le plumage noir) Chez certains individus (qui sont ceux qui avaient des comportements dexploration des proprieacuteteacutes contingentes du reflet) les marquages suscitent des tentatives daction sur la tache agrave laide du bec ou des pattes

Ces reacuteactions des individus mis en preacutesence ou non dun miroir qui occupe une paroi de la cage sont eacutevalueacutees suivant des critegraveres stricts pour identifier les comportements qui indiquent une activiteacute dirigeacutee vers soi-mecircme susciteacutee par la vision dans le miroir de la tache sur le plumage Les reacutesultats ainsi quantifieacutes indiquent que deux ou trois individus sur les cinq testeacutes (Gerti et Goldie et Schatzi dans une moindre mesure) manifestent des comportements significativement plus marqueacutes en direction de la zone ougrave figure la tache quand il y a un miroir dans la cage que quand il ny a pas de miroir

Comme le concluent les auteurs si on juge les pies selon les mecircmes critegraveres que les primates elles montrent des signes de reconnaissance de soi (ce qui ne veut pas dire que cette reconnaissance est aussi deacuteveloppeacutee et complexe que chez nous) Les eacutetudes de la derniegravere deacutecennie ont montreacute que les oiseaux et les mammifegraveres ont subi des pressions de seacutelection semblables en ce qui concerne leurs capaciteacutes cognitives ce qui a meneacute agrave leacutevolution dune architecture neurale (notamment sagissant des aires associatives) et cognitive semblable chez les uns et les autres Mecircme la capaciteacute de distinguer soi et les autres aurait donc eacutevolueacute indeacutependamment dans ces deux classes de verteacutebreacutes

En fin de comptehellip

Chez certains individus au moins chez les pies et les eacuteleacutephants comme chez les dauphins il semble donc y avoir capaciteacute (du moins selon ce test) agrave se reconnaicirctre dans le miroir autrement dit agrave savoir que lindividu dans le miroir est en reacutealiteacute soi-mecircme Et encore une fois on remarque au passage les eacutetonnantes diffeacuterences interindividuelles existant dans les capaciteacutes cognitiveshellip

En fin de compte tout porte donc agrave penser que la conscience de soi apparaicirct de maniegravere manifeste chez des espegraveces hautement sociales celles-lagrave mecircme ougrave se sont

398 Prior H Schwarz A amp Guumlntuumlrkuumln O (2008) Mirror-induced behavior in the magpie (Pica pica) Evidence of self-recognition PLoS Biology 6(8) e202 1642-1650

194

deacuteveloppeacutees les capaciteacutes lieacutees agrave la theacuteorie de lesprit On a peine agrave croire quil sagisse dune coiumlncidence

La conscience de soi que nous consideacuterons souvent comme le summum des compeacutetences mentales presque (ou totalement) magique ou spirituelle dans sa nature et propre aux humains seuls ne serait-elle alors peut-ecirctre que le reacutesultat de lavantage de comprendre et anticiper les situations sociales un meacutecanisme ayant agrave cause de cela co-eacutevolueacute avec la theacuteorie de lesprit une sorte de simple effet collateacuteral ni unique dans sa forme (puisque les degreacutes de theacuteorie de lesprit varient dune espegravece agrave lautre dun individu agrave lautre) ni propre agrave lecirctre humain Elle descendrait alors de son pieacutedestal pour devenir un processus cognitif comme les autres sans rien de plus mysteacuterieux quun autre

En guise de conclusion rapide

Sapiens le dernier des Homo

Evidemment nous navons pas eu le temps de parler du dernier des Homo Homo sapiens lui aussi issu en Afrique des formes anciennes de H heidelbergensis Leacutemergence de sapiens saccompagne de progregraves techniques reacuteguliers en ce qui concerne notamment le deacutebitage des pierres et lutilisation de matiegraveres comme los Seacuteloignant de la culture chacirctelperronienne (deacutejagrave bien avanceacutee) des derniers Neacuteanderthal (vers -38000 agrave -32000) les techniques des nouveaux humains se raffinent jusquau Magdaleacutenien (-17000 agrave -10000) derniegravere peacuteriode du paleacuteolithique (acircge de la pierre tailleacutee)

Ensuite ce sera la fin des temps glaciaires une peacuteriode intermeacutediaire ougrave lEurope se couvrira de forecircts et le deacutebut du neacuteolithique (acircge de la pierre polie vers -7000) et de la seacutedentarisation la domestication des animaux et la naissance de lagriculture Mais tout ceci est une autre histoire

La progression du symbolique

Aux alentours de -30000 les œuvres symboliques se limitent encore agrave des gravures simples et geacuteomeacutetriques mais ensuite apparaissent les figures animales et humaines dabord simples mais devenant de plus en plus extraordinaires quon pense aux grottes peintes Lascaux Chauvet Cosquer pour les plus connues Heacutelas toutes ces grottes sont fermeacutees au public et on nen peut visiter que les copies ce qui ocircte toute dimension eacutemotionnelle agrave la visite

Il reste cependant un autre bijou une grotte plus modeste mais encore visitable elle Pech-Merle dans le Lot aux oeuvres dateacutees de -29000 agrave -20000 ans Belle grotte du point de vue des concreacutetions geacuteologiques elle contient des images de mammouths de chevaux de mains en neacutegatif au pochoir mais aussi la trace dans le sol dun pas dadolescent vieille de plus de 10000 ans Pech-Merle est je lai dit encore ouverte au public contrairement agrave bien dautres alors ne tardez pas agrave y aller ccedila ne va pas durer

195

Reacutefeacuterences et lectures suggeacutereacutees

Beaucoup dindications bibliographiques sont donneacutees dans le texte en notes de bas de page en particulier pour les articles Si des reacutefeacuterences vous manquent nheacutesitez pas agrave me les demander

La plupart des livres citeacutes sont indiqueacutes dans le texte mecircme du cours sous forme abreacutegeacutee par exemple [COP-nnn] ougrave nnn (pas toujours indiqueacute) repreacutesente le numeacutero de la page Ce code se retrouve eacutegalement parfois dans les noms des fichiers image

Il manque probablement des livres dans cette liste il y en a aussi passablement en trop les sujets dont ils traitent nayant pas eu le temps decirctre abordeacutes en cours (ou les ouvrages reacutecemment deacutecouverts nayant pas encore trouveacute le chemin du cours) cette liste sert donc aussi de suggestion de lectures additionnelles

Pour les personnes qui seraient inteacuteresseacutees je possegravede la plupart des livres et pratiquement tous les articles citeacutes en notes de bas de page pour ces derniers cest en geacuteneacuteral sous forme de PDF que je peux vous fournir rapidement sur demande (rolandmaurerunigech) Une partie non neacutegligeable des ouvrages sont eacutegalement disponibles agrave la bibliothegraveque de la FPSE mais je nai pas eu leacutenergie de veacuterifier pour chacun dentre eux

Mise agrave jour de la bibliographie mai 2017

Sur leacutevolution en geacuteneacuteral

LEG Lecointre G Fortin C amp Guillot G (2009) Guide critique de lrsquoeacutevolution Paris Belin

Sur leacutethologieeacutecologie cognitive (ou la psychologie compareacutee) en geacuteneacuteral

BAL Balda RP Pepperberg IM Kamil AC (1998) Animal Cognition in Nature The Convergence of Psychology and Biology in Laboratory and Field San Diego Academic Press

DEW Dewsbury DA (1990) Contemporary issues in Comparative Psychology Sunderland Massachusetts Sinauer

DUK Dukas R (1998) Cognitive Ecology The Evolutionary Ecology of Information Processing and Decision Making University of Chicago Press

GER Gervet J Pratte M (1999) Eleacutements dEthologie Cognitive Du Deacuteterminisme Biologique au Fonctionnement Cognitif Paris Hermegraves

POU Pouydebat E (2017) Lintelligence animale Cervelle doiseaux et meacutemoire deacuteleacutephants Paris Odile Jacob

TOM Tommasi L Peterson MA amp Nadel L (2009) Cognitive Biology Evolutionary and Developmental Perspectives on Mind Brain and Behavior Cambridge Mass MIT Press

196

VAK Vauclair J Kreutzer M (2004) LEthologie Cognitive Paris Editions Ophrys

VAU Vauclair J (1996) Animal Cognition An Introduction to Modern Comparative Psychology Cambridge Mass Harvard University Press

WAB de Waal F (2016) Sommes-nous trop becirctes pour comprendre lintelligence des animaux Paris Les Liens qui Libegraverent

WAS Wasserman E A amp Zentall T R (Eds) (2006) Comparative cognition Experimental explorations of animal intelligence Oxford University Press

Sur leacutevolution des systegravemes nerveux

ALL Allman J (2000) Evolving Brains New York Scientific American Library

CAL Calvin WH (2004) A Brief History of the Mind From Apes to intellect and Beyond Oxford University Press

GEA Geary D C (2005) The Origin of Mind Evolution of Brain Cognition and General Intelligence Washington DC American Psychological Association

STR Striedter GF (2005) Principles of Brain Evolution Sunderland Mass Sinauer

Sur lorientation spatiale

DOL Dolins FL Mitchell RW (2010) Spatial Cognition Spatial Perception Mapping the Self and Space Cambridge University Press

DUD Dudchenko PA (2010) Why people get lost The psychology and neuroscience of spatial cognition Oxford University Press

GOL Golledge RG (1999) Wayfinding Behavior Cognitive Mapping and Other Spatial Processes Baltimore Johns Hopkins University Press

HEA Healy S (1998) Spatial Representation in Animals Oxford Oxford University Press

WAL Waller D Nadel L (2013) Handbook of Spatial Cognition Washington DC American Psychological Association

Sur leacutevolution des humains

GAL Gallien C-L (2002) Homo Histoire plurielle dun genre tregraves singulier Paris Presses Universitaires de France

PAT Patou-Mathis M (2006) Neanderthal Une autre humaniteacute Paris Perrin

Sur leacutevolution des humains regards particuliers

BJO Bjorklund DF Pellegrini AD (2002) The Origins of Human Nature Evolutionary Developmental Psychology Washington DC American Psychological Association

197

BOY Boyd R Richardson PJ (2005) The Origin and Evolution of Cultures Oxford University Press

BRA Bradshaw JL (2003 eacutedition originale en anglais 1997) Evolution Humaine Une Perspective Neuropsychologique Bruxelles De Boeck

COC Cochran G Harpending H (2009) The 10000 Year Explosion How Civilization Accelerated Evolution New York Basic Books

DON Donald M (1999) Les origines de lesprit moderne Trois eacutetapes dans leacutevolution de la culture et de la cognition Paris De Boeck

KAP Kappeler PM Silk JB (2010) Mind the Gap Tracing the Origins of Human Universals Heidelberg Springer

TOP Tommasi L Peterson MA Nadel L (2009) Cognitive Biology Evolutionary and Developmental Perspectives on Mind Brain and Behavior Cambridge Mass MIT Press

VAN Van der Henst JB Mercier H (2009) Darwin en tecircte LEvolution et les Sciences Cognitives Presses Universitaires de Grenoble

Sur leacutevolution des humains et la comparaison avec les primates non humains

COP Coppens Y Picq P (2002) Aux Origines de lHumaniteacute (volume 1) Paris Fayard

PIC Picq P Coppens Y (2002) Aux Origines de lHumaniteacute (volume 2) Paris Fayard

Sur la cognition chez les primates

LAD Ladygina-Kohts N N (2002 eacutedition originale 1935) Infant Chimpanzee and Human Child A Classic 1935 Comparative Study of Ape Emotions and Intelligence Oxford University Press

POV Povinelli DJ (2000) Folk Physics for Apes The Chimpanzees Theory of How the World Works Oxford University Press

PRE Premack D Premack A (2003) Le beacutebeacute le singe et lhomme Paris Odile Jacob

SAN Sanz CM Call J amp Boesch C (2013) Tool Use in Animals Cognition and Ecology Cambridge University Press

TOC Tomasello M Call J (1997) Primate Cognition Oxford University Press

Sur la cognition chez les chiens

HAW Hare B amp Woods V (2013) The genius of dogs how dogs are smarter than you think Penguin

MIK Mikloacutesi Aacute (2015) Dog behaviour evolution and cognition (2nd edition) Oxford University Press

198

Sur les eacutemotions chez les primates

DEW de Waal F (2006) Le singe en nous Paris Fayard Assez anecdotique il compare le comportement des humains et des grands singes en contrastant les chimpanzeacutes (notre face agressive) et les bonobos (notre versant doux et empathique)

SUS Sussman RW amp Cloninger CR (2011) Origins of Altruism and Cooperation New York Springer

Sur la question du langage

SAV Savage-Rumbaugh S (1986) Ape Language From Conditioned Response to Symbol Oxford University Press

Sur la question de la conscience

KOC Koch C (2004) The Quest for Consciousness A Neurobiological Approach Englewood Colorado Roberts amp Co

MOU Mounoud P Vinter A (1981) La reconnaissance de son image chez lenfant et lanimal Neuchacirctel Delachaux et Niestleacute

TER Terrace HS Metcalfe J (2005) The Missing Link in Cognition Origins of Self-Reflective Consciousness Oxford University Press

Sur les compeacutetences cognitives des oiseaux

EME Emery N (2016) Bird brain An exploration of avian intelligence Lewes UK Ivy Press

PEP Pepperberg IM (1999) The Alex Studies Cognitive and Communicative Abilities of Grey Parrots Cambridge Mass Harvard University Press

199

Notes personnelles

200

Page 4: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 5: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 6: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 7: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 8: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 9: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 10: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 11: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 12: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 13: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 14: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 15: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 16: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 17: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 18: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 19: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 20: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 21: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 22: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 23: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 24: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 25: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 26: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 27: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 28: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 29: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 30: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 31: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 32: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 33: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 34: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 35: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 36: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 37: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 38: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 39: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 40: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 41: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 42: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 43: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 44: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 45: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 46: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 47: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 48: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 49: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 50: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 51: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 52: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 53: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 54: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 55: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 56: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 57: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 58: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 59: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 60: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 61: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 62: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 63: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 64: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 65: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 66: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 67: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 68: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 69: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 70: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 71: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 72: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 73: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 74: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 75: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 76: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 77: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 78: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 79: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 80: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 81: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 82: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 83: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 84: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 85: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 86: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 87: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 88: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 89: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 90: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 91: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 92: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 93: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 94: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 95: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 96: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 97: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 98: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 99: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 100: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 101: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 102: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 103: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 104: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 105: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 106: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 107: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 108: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 109: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 110: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 111: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 112: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 113: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 114: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 115: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 116: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 117: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 118: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 119: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 120: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 121: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 122: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 123: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 124: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 125: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 126: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 127: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 128: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 129: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 130: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 131: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 132: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 133: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 134: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 135: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 136: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 137: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 138: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 139: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 140: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 141: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 142: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 143: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 144: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 145: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 146: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 147: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 148: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 149: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 150: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 151: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 152: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 153: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 154: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 155: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 156: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 157: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 158: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 159: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 160: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 161: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 162: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 163: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 164: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 165: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 166: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 167: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 168: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 169: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 170: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 171: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 172: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 173: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 174: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 175: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 176: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 177: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 178: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 179: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 180: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 181: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 182: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 183: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 184: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 185: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 186: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 187: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 188: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 189: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 190: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 191: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 192: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 193: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 194: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 195: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 196: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 197: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 198: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie
Page 199: COGNITION COMPAREE AUX ORIGINES DE L'ESPRITethologie.unige.ch/etho4.16/par.date/Roland.Maurer... · COGNITION COMPAREE : AUX ORIGINES DE L'ESPRIT Roland Maurer Faculté de Psychologie