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UNIVERSITE DE LIMOGES Ecole Doctorale Sciences de l’Homme et de la Société FACULTE DE DROIT ET DES SCIENCES ECONOMIQUES Observatoire des mutations institutionnelles et juridiques THESE POUR LOBTENTION DU GRADE DE DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE LIMOGES Discipline : Droit public Présentée et soutenue publiquement le 4 décembre 2008 par Laurent DAUPHIN COLLECTIVITES TERRITORIALES ET EXPERIMENTATION Directeurs de recherche Mme Hélène PAULIAT, Professeur à l’Université de Limoges, Doyen de la Faculté de Droit et des Sciences Economiques Mme Nadine POULET-GIBOT LECLERC, Maître de conférences à l’Université de Limoges Rapporteurs M. Jean-François BRISSON, Professeur à l’Université Montesquieu – Bordeaux IV M. Jean GOURDOU, Professeur à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour Suffragants M. Jean-François LACHAUME, Professeur émérite à l’Université de Poitiers M. Philippe RAIMBAULT, Professeur à l’Université de Limoges

Collectivités territoriales et expérimentation - …aurore.unilim.fr/theses/nxfile/default/001ef7ad-23fb-4120-b6c6... · Doc. Parl. Sénat Document parlementaire – Sénat DOM

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  • UNIVERSITE DE LIMOGES

    Ecole Doctorale Sciences de lHomme et de la Socit

    FACULTE DE DROIT ET DES SCIENCES ECONOMIQUES

    Observatoire des mutations institutionnelles et juridiques

    THESE

    POUR LOBTENTION DU GRADE DE

    DOCTEUR DE LUNIVERSITE DE LIMOGES

    Discipline : Droit public

    Prsente et soutenue publiquement le 4 dcembre 2008 par

    Laurent DAUPHIN

    COLLECTIVITES TERRITORIALES ET EXPERIMENTATION

    Directeurs de recherche

    Mme Hlne PAULIAT, Professeur lUniversit de Limoges, Doyen de la Facult de Droit et des Sciences Economiques

    Mme Nadine POULET-GIBOT LECLERC, Matre de confrences lUniversit de Limoges

    Rapporteurs

    M. Jean-Franois BRISSON, Professeur lUniversit Montesquieu Bordeaux IV

    M. Jean GOURDOU, Professeur lUniversit de Pau et des Pays de lAdour

    Suffragants

    M. Jean-Franois LACHAUME, Professeur mrite lUniversit de Poitiers

    M. Philippe RAIMBAULT, Professeur lUniversit de Limoges

  • Avertissement

    La Facult nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans

    cette thse ; ces opinions doivent tre considres comme propres leur auteur.

  • REMERCIEMENTS

    Jadresse mes sincres remerciements Madame Hlne Pauliat et Madame Nadine Poulet-

    Gibot Leclerc, pour la confiance quelles mont tmoigne, la libert quelles mont accorde

    dans mes recherches, ainsi que pour leur disponibilit, leurs encouragements et leurs conseils,

    toujours prcieux.

    Je remercie galement tous ceux qui, famille, amis, personnel de la bibliothque de droit de la

    facult de Limoges, mont accompagn et soutenu tout au long de ces annes de recherche.

  • PRINCIPALES ABREVIATIONS

    AJDA Actualit juridique droit administratif

    ANPE Agence nationale pour lemploi

    Art. Article

    Ass. Nat. Assemble nationale

    Cass., Ass. Pln. Assemble plnire de la Cour de cassation

    CAA Cour administrative dappel

    CFPC Centre de formation des personnels communaux

    CE Conseil dEtat

    CE, Ass. Assemble du Conseil dEtat

    CE, Sect. Section du contentieux du Conseil dEtat

    CEDH Convention europenne des droits de lHomme

    CERTU Centre dtudes sur les rseaux, les transports, lurbanisme et la construction

    Cf. Confer (se reporter )

    CGCT Code gnral des collectivits territoriales

    Chr. Chronique

    CJCE Cour de justice des communauts europennes

    Cons. Const. Conseil constitutionnel

    C.R. Compte-rendu

    CURAPP Centre universitaire de recherches sur laction publique et le politique de Picardie

    Dir. Sous la direction de

    Doc. Parl. Ass. Nat. Document parlementaire Assemble nationale

    Doc. Parl. Snat Document parlementaire Snat

    DOM Dpartement doutre-mer

  • Ed. Edition

    EDCE Etudes et documents du Conseil dEtat

    EPCI Etablissement public de coopration intercommunale

    GAJA Grands arrts de la jurisprudence administrative

    GDCC Grandes dcisions du Conseil constitutionnel

    JCP La semaine juridique

    JORF Journal officiel de la Rpublique franaise

    LGDJ Librairie gnrale de droit et de jurisprudence

    LPA Les Petites affiches

    Op. cit. Opus citatum (uvre cite)

    PSD Prestation spcifique dpendance

    PUAM Presses universitaires dAix-Marseille

    PUF Presses universitaires de France

    RDP Revue du droit public

    Rec. Recueil

    Req. Requte

    RFDA Revue franaise de droit administratif

    RFDC Revue franaise de droit constitutionnel

    RJC Recueil de jurisprudence constitutionnelle

    RMA Revenu minimum dactivit

    RMI Revenu minimum dinsertion

    RRJ Revue de la recherche juridique, Droit prospectif

    RSA Revenu de solidarit active

    RTDC Revue trimestrielle de droit civil

    SNCF Socit nationale des chemins de fer franais

    TA Tribunal administratif

    TGV Train grande vitesse

    TOM Territoire doutre-mer

  • Lexprience est la source unique de la vrit : elle seule

    peut nous apprendre quelque chose de nouveau ; elle

    seule peut nous donner la certitude .

    Henri Poincar, La science et lhypothse, 1902.

  • SOMMAIRE

    PREMIERE PARTIE LEXPERIMENTATION, UNE AVANCEE ATTENDUE DE

    LAUTONOMIE LOCALE

    TITRE PREMIER LEXPERIMENTATION FONCTIONNELLE LOCALE, EXPRESSION DUNE

    DECENTRALISATION EXCLUSIVEMENT ADMINISTRATIVE

    Chapitre 1er Des exprimentations locales contraintes par le droit national

    Chapitre 2nd Des exprimentations fonctionnelles

    TITRE SECOND LEXPERIMENTATION NORMATIVE LOCALE, PREMICES DUNE

    DECENTRALISATION POLITIQUE

    Chapitre 1er Une consolidation juridique de lautonomie locale

    Chapitre 2nd Une adaptation pragmatique de laction locale

    DEUXIEME PARTIE LEXPERIMENTATION, UNE AVANCEE INACHEVEE DE

    LAUTONOMIE LOCALE

    TITRE PREMIER UNE AUTONOMIE LOCALE CONDITIONNEE

    Chapitre 1er Un encadrement procdural des exprimentations locales

    Chapitre 2nd Un encadrement matriel des exprimentations locales

    TITRE SECOND UNE AUTONOMIE LOCALE LIMITEE

    Chapitre 1er Une autonomie locale administrative

    Chapitre 2nd Une autonomie locale subsidiaire

  • INTRODUCTION

    Faire de lhomme un inventeur de phnomnes, un vritable contrematre de la cration ,

    telle est pour Claude Bernard, fondateur de la mdecine exprimentale, lessence mme de

    lexprimentation1. Tel est aussi, dans une moindre mesure, lobjet des exprimentations

    juridiques. Emile Littr a donn de lexprimentation une dfinition clairante : exprimenter,

    crit-il, cest solliciter la production de faits quon veut observer, afin de parvenir en

    assigner la loi, en dterminer les causes, reconnatre la manire dont ces causes

    agissent . L rside toute la spcificit de lexprimentation, qui doit, toujours selon Littr,

    tre distingue de lexprience. Alors que la seconde renvoie la connaissance acquise par

    suite de ce que lon a vu ou prouv depuis longtemps , la premire est lopration que

    lon fait pour parvenir une certaine connaissance . La dmarche exprimentale se

    distingue de ce point de vue de lobservation : observer, cest constater des faits quon ne

    modifie pas ou quon ne peut modifier ; linverse, exprimenter, cest modifier les

    conditions des phnomnes pour reconnatre comment ils se passent . A la diffrence de

    lobservation ou de lexprience, lexprimentation a donc pour vritable objet disoler, de

    reproduire et / ou de modifier un phnomne indpendant de lobservateur, selon une

    procdure mthodique bien dfinie, susceptible dtre rpte lenvi par tout autre

    exprimentateur et permettant lobservation prcise de ce phnomne 2.

    Ainsi dfinie, lexprimentation renvoie en premire analyse aux sciences exactes, qualifies

    pour cette raison de sciences exprimentales, dans lesquelles le procd est couramment

    utilis. Lexprimentation constitue dans ces disciplines une source essentielle de

    connaissances, et par l mme, une condition essentielle du progrs scientifique. Le

    philosophe des sciences Karl Popper estimait en effet quune thorie nest scientifique qu la

    condition de pouvoir tre infirme par lexprience. Tel est justement lobjet de

    1 Claude BERNARD, Introduction la mdecine exprimentale, Flammarion, 1984. 2 J.-L. PISSALOUX, Rflexions sur lexprimentation normative , Droit administratif, novembre 2003, p. 15.

  • Introduction 14

    lexprimentation, qui sapparente une vritable opration de vrification des thories

    mises par le chercheur. Exprimenter, cest en effet soumettre lpreuve des faits une ou

    plusieurs hypothses, qui seront ainsi confirmes ou rfutes ; cest aussi sassurer que des

    effets pervers ou inattendus ne se sont pas produits. Le cur de la mthode exprimentale se

    situe donc dans cette confrontation des ides la ralit 3.

    Consacrer une thse de droit un procd habituellement et originairement utilis dans les

    sciences exactes peut dans ces conditions surprendre. Contrairement ce quune analyse trop

    rapide pouvait laisser prsager, lexprimentation sest pourtant acclimate aux sciences

    sociales, et plus particulirement au domaine juridique : elle consiste alors tester une

    nouvelle rforme, une nouvelle rgle de droit, le plus souvent sur une chelle rduite, avant de

    dcider des suites lui rserver au vu de ses premiers effets concrets. Elle constitue ainsi un

    procd pragmatique de rforme (paragraphe premier).

    Dabord tenues lcart, les collectivits territoriales ont t progressivement associes au

    procd exprimental. Si lexprimentation locale nest pas une nouveaut, ses perspectives

    ont t trs largement renouveles avec la rforme constitutionnelle de mars 2003, qui en fait

    un pilier essentiel de lacte II de la dcentralisation. Le sens dune telle conscration de

    lexprimentation nest toutefois pas sans soulever de difficults (paragraphe second).

    1 | Lexprimentation, procd pragmatique daction publique

    La dmarche exprimentale constitue, dans les sciences exactes, une condition essentielle du

    progrs des connaissances ; on peut donc alors stonner que, au moins pendant longtemps,

    lexprimentation nait pas t utilise en matire politique ou administrative, avant de

    procder des rformes importantes qui engagent lavenir 4. Lvolution de la rgle de droit

    a toutefois permis un recours croissant lexprimentation dans le domaine juridique (A), o

    elle est devenue un instrument privilgi de rforme et daction publique (B).

    3 C. MAMONTOFF, Rflexions sur lexprimentation du droit , RDP, 1998, p. 367. 4 R. DRAGO, Le droit de lexprimentation , in Mlanges Franois Terr, Dalloz, PUF et Editions du Juris-

    classeur, 1999, p. 229.

  • Introduction 15

    A | Une rationalisation attendue de laction publique

    Il faudra pour lessentiel attendre les annes 1950 pour voir le procd exprimental tre

    utilis dans le domaine juridique et administratif. La transposition en la matire dun procd

    issu des sciences exactes ntait pas sans soulever de difficults : la conception traditionnelle

    de la loi et, plus gnralement, du droit, sopposait en effet au recours lexprimentation

    juridique (1). Lvolution de la rgle de droit allait toutefois constituer un contexte plus

    favorable au procd exprimental (2).

    1 | Une opposition de principe lexprimentation normative

    Le recours lexprimentation dans le domaine juridique tait en effet loin daller de soi : a

    priori au contraire, tout sembl[ait] linterdire 5. La premire difficult est dordre

    mthodologique : les sciences sociales, et plus particulirement le droit, sont en gnral

    dans lincapacit de disposer de ces laboratoires faute desquels il ny a pas de vritable

    science exprimentale 6. Ces disciplines se prtent en effet moins facilement

    lexprimentation que les sciences exactes : leur objet mme les faits sociaux rendent plus

    difficile, et donc incertaine, la reconstitution des phnomnes concerns, quil est par ailleurs

    impossible disoler. La difficult est dautant plus grande que dans le domaine juridique, les

    phnomnes ne sont pas des phnomnes objectifs rgis par des lois positives procdant du

    dterminisme mais, pour lessentiel, des processus normatifs de caractre volontariste 7.

    Mais au-del de ces difficults mthodologiques, les mots exprimentation et droit

    semblent profondment antinomiques 8. Le premier renvoie une dmarche

    fondamentalement pragmatique : destine tablir la vracit ou linexactitude dune

    hypothse prtablie, lexprimentation relve du domaine du doute, du ttonnement, du

    5 V. PERROCHEAU, Lexprimentation, un nouveau mode de cration lgislative , Revue franaise des

    affaires sociales, 2000, n 1, p. 12. 6 J. BOULOUIS, Note sur lutilisation de la mthode exprimentale en matire de rformes , in Mlanges

    Louis Trotabas, LGDJ, 1970, p. 32. 7 J. BOULOUIS, Note sur lutilisation de la mthode exprimentale en matire de rformes , op. cit., p.

    32. 8 J.-C. RICCI, Regards juridiques sur lexprimentation en matire de collectivits territoriales , in Ministre

    de lintrieur, de la scurit intrieure et des liberts locales, Centre dtudes et de prospective, Les collectivits

    locales et lexprimentation : perspectives nationales et europennes, La Documentation franaise, 2004, p. 197.

  • Introduction 16

    pragmatisme. Elle rvle une certaine forme dhumilit des pouvoirs publics qui, plutt que

    dimposer une nouvelle rforme, prfrent lprouver par un test pralable. A linverse, le

    droit renvoie lide de certitude : la loi ordonne, permet ou interdit , crivait Portalis. Les

    deux dmarches ne se situent pas sur le mme plan, et semblent ainsi sexclure lune lautre.

    La norme juridique se caractrise fondamentalement par son caractre prescriptif : elle dcrit

    ce qui doit tre ; lexprimentation cherche quant elle vrifier la validit dune hypothse

    en la confrontant la ralit : elle est alors essentiellement descriptive. La premire constitue

    un acte de volont , la seconde un acte de ralit 9. En ce sens, la rgle de droit na pas

    besoin dtre exprimente : dans la mesure o elle prescrit ce qui doit tre, la norme

    juridique, comme toute norme thique, nest pas susceptible dtre juste ou fausse ; elle ne

    prsente aucune valeur de vrit ; cest pourquoi le droit na pas besoin de recourir, en

    principe, la mthode exprimentale : ses normes expriment un devoir-tre qui na pas tre

    vrifi empiriquement 10.

    Lmergence de lexprimentation normative a t rendue encore plus difficile en France,

    dont la tradition juridique a longtemps mis en avant lide de la toute-puissance cratrice du

    droit, notamment de la loi. Celle-ci nest certes plus, depuis la rvolution de 1789,

    lmanation de la volont divine. Si la rvolution a mis fin cette conception thocratique de

    la souverainet, elle na pas pour autant rompu avec la conception antrieure de la loi, qui

    reste sacre et incontestable : cristallisation positive de la volont gnrale ou de la

    solidarit organique du corps social, son autorit ne pouvait tre remise en cause 11.

    Expression de la souverainet du corps social, elle est place sous lempire de la Vrit et de

    la Raison : son autorit, sa lgitimit ou son efficacit ne sauraient alors tre contestes. Cette

    conception sest ainsi longtemps oppose ce que la rgularit juridique de la loi fasse lobjet

    du moindre contrle ou du moindre jugement : elle fera par exemple obstacle linstauration

    dun vritable contrle de constitutionnalit ; elle sopposera de la mme manire ce que son

    opportunit ou son efficacit soit value. Ds lors quelle existe, la loi bnficie dun

    postulat defficacit, qui ne saurait tre mis en doute par une valuation de ses effets concrets.

    Or exprimenter, cest pour le lgislateur reconnatre par avance les imperfections de son

    9 Pour reprendre la distinction propose par Jean-Claude Ricci dans son article prcit (p. 198). 10 C. GROULIER, Norme permissive et droit public, Thse, Limoges, 2006, p. 13. 11 D. MOCKLE, Crise et transformation du modle lgicentrique , in J. BOULAD-AYOUB, B. MELKEVIC,

    P. ROBERT (Dir.), Lamour des lois : la crise de la loi moderne dans les socits dmocratiques ,

    LHarmattan, 1996, p. 43.

  • Introduction 17

    travail ; cest admettre que les lois quil adopte pourront tre remises en cause au vu de leur

    premire application concrte. Toute ide dexprimentation parat alors condamne.

    Lvolution de la rgle de droit allait pourtant faciliter ce qui semblait jusqualors impossible.

    2 | Un contexte favorable lexprimentation normative

    La conception de la rgle de droit, et notamment de la loi, sest en effet progressivement

    transforme, crant un contexte favorable au dveloppement de la procdure exprimentale :

    la thse de linfaillibilit de la loi et du lgislateur fait maintenant place une vision plus

    raliste du droit, et singulirement de la norme lgislative, qui doit sans cesse apprhender

    des contraintes du rel multiformes et mouvantes 12.

    La conception de la loi expression de la volont gnrale sest dabord partiellement efface :

    alors que tout dans la loi semblait attester quelle tait lincarnation mme de la Raison

    (), ces attributs imminents se sont dissips : cest la fin de la confiance absolue place en la

    loi 13. Si elle reste incontestablement une norme importante, la loi nest plus la norme

    fondamentale, nexprimant la volont gnrale que dans le respect de la Constitution et des

    normes internationales. En tablissant le premier vritable contrle de constitutionnalit des

    lois, la Constitution de 1958 a ainsi fait perdre la loi une partie de sa majest. La loi est par

    ailleurs de plus en plus concurrence par le droit international, mais aussi communautaire,

    dont les nombreuses dispositions descendent toujours plus avant dans le dtail : lextension

    continue du champ de comptences de la Communaut et de lUnion europennes transforme

    [ainsi] une partie non ngligeable de la lgislation nationale en actes dapplication du droit

    communautaire 14.

    Cette dsacralisation de la loi tient aussi un certain essoufflement du modle dmocratique

    traditionnel, et notamment de la dmocratie reprsentative : la source dmocratique du

    pouvoir ne suffit plus lgitimer ses dcisions, si bien quil faut encore en dmontrer les

    12 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,

    Doc. Parl., Ass. Nat., n 955, 18 juin 2003, p. 5. 13 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , in C.-A. MORAND (Dir.), Evaluation

    lgislative et lois exprimentales, PUAM, 1993, p. 148. 14 B. MATHIEU, La loi, Dalloz, 1996, p. 45.

  • Introduction 18

    justifications et lefficacit 15. Par sa fonction de test pralable, lexprimentation permet

    ainsi aux pouvoirs publics de convaincre les citoyens de la ncessit ou de la pertinence de

    leurs choix avant quils ne soient prenniss et gnraliss.

    Mais l nest pas la seule remise en cause de la reprsentation idalise de la loi. Celle-ci a

    aussi, et peut-tre surtout, chang profondment de nature avec lavnement de lEtat

    interventionniste. La loi est dsormais moins destine encadrer les comportements qu

    produire certains effets, conomiques ou sociaux par exemple. Instrument de ralisation des

    politiques publiques, elle nest donc plus assure dune lgitimit ab initio, tenant ses

    caractristiques propres, aux valeurs quelle incarne, sa puissance normative intrinsque :

    sa lgitimit dpend de son aptitude assurer la ralisation de certains objectifs, de

    lefficacit des rsultats enregistrs 16. Les autorits publiques ne peuvent donc plus se

    contenter ddicter des rgles de droit ; elles doivent galement sassurer de leur effectivit et

    de leur efficacit17. La politique de rationalisation des choix budgtaires engage dans les

    annes 1970, ou encore la loi organique du 1er aot 2001 relative aux lois de finances

    illustrent bien cette volution18 : la nouvelle Constitution financire de lEtat traduit en effet le

    passage dune logique de moyens une logique de rsultats, lautorisation budgtaire tant

    donne en fonction dobjectifs atteindre. Cette exigence est dautant plus importante que le

    lgislateur est confront des questions de plus en plus complexes et techniques. La

    recherche de lefficacit du droit est ainsi devenue indissociable de lvaluation de ses effets

    concrets, ce que permet lexprimentation.

    Cest pourquoi sest dvelopp, en dpit dune culture politique et administrative peu

    favorable, tout un dispositif institutionnel destin valuer les effets de la lgislation et des

    politiques publiques. Longtemps destinataire de travaux dvaluation, le Parlement sest par

    15 G. MARCOU, Exprimentation et collectivits locales : expriences europennes , in Ministre de

    lintrieur, de la scurit intrieure et des liberts locales, Centre dtudes et de prospective, Les collectivits

    locales et lexprimentation : perspectives nationales et europennes, op. cit., p. 17. 16 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , op. cit., p. 148. 17 Une telle volution nest dailleurs pas sans soulever de difficults : si la recherche de lefficacit normative

    nest pas contestable, cette conception purement utilitariste du droit lest davantage : assimiler la dmarche

    juridique une dmarche technologique cherchant amliorer loutil juridique, le rendre plus performant, ce

    serait transformer le juriste en ingnieur social et oublier que le droit est aussi et peut-tre avant tout un systme

    de valeurs (F. RANGEON, Rflexions sur leffectivit du droit , in C.U.R.A.P.P., Les usages sociaux du

    droit, PUF, 1989, p. 132). 18 Loi organique n 2001-692 du 1er aot 2001 relative aux lois de finances, J.O.R.F. du 02.08.2001, p. 12480.

  • Introduction 19

    exemple dot de ses propres structures dvaluation, comme loffice parlementaire

    dvaluation des choix scientifiques et technologiques, ou loffice parlementaire dvaluation

    de la lgislation, communs aux deux assembles, tandis que lAssemble nationale instituait

    en son sein une mission dvaluation et de contrle. Le gouvernement, mais aussi les

    collectivits territoriales, disposent galement de leurs propres organes dvaluation. Il faut

    toutefois observer que si une certaine culture de lvaluation tend se dvelopper, lutilisation

    de ces tudes dans le processus dcisionnel reste ponctuelle : lvaluation semble ainsi navoir

    encore quun impact limit sur la dcision publique.

    Place sous le signe de lefficacit, la rgle de droit est galement soumise depuis quelques

    annes une exigence croissante de scurit juridique. Sans doute la proccupation nest-elle

    pas compltement nouvelle, mais elle a pris ces dernires annes un caractre plus prgnant.

    Le Conseil dEtat sen tait ainsi alarm dans son rapport public 199119 : outre linflation

    lgislative, la qualit mme des textes se dgrade tant dun point de vue formel que matriel.

    Les rgles de droit se rvlent souvent inutilement complexes ou mal rdiges. Sur le fond, de

    nombreuses dispositions apparaissent inacheves, et doivent ainsi tre corriges par la suite,

    quand elles ne sont pas dpourvues de toute porte normative.

    Quinze ans plus tard, la situation ne sest pas vritablement amliore, comme le dmontre un

    nouveau rapport public du Conseil dEtat : les proccupations exprimes, ds 1991, par le

    Conseil dtat, dans ses considrations gnrales consacres la scurit juridique sur

    cette complexit du droit, () nont eu que peu deffets, lexception de progrs significatifs

    en matire daccessibilit des textes 20. Sans doute une partie de ces drives rsulte-t-elle de

    contraintes objectives, pour partie inluctables : la multiplication des sources du droit,

    lextension de la lgislation des domaines techniques ou complexes, ou la dcentralisation

    participent invitablement cette inscurit juridique. Mais cela nexplique pas

    compltement lvolution : des facteurs pathognes viennent amplifier les effets de ces causes

    objectives et, dans une certaine mesure au moins, lgitimes 21. Si elle a subi une rosion

    incontestable, la reprsentation idalise de la loi na ainsi pas compltement disparu : perue

    comme un remde toutes les difficults, la loi est toujours conue comme le passage oblig

    19 Conseil dEtat, Rapport public 1991, De la scurit juridique, La Documentation franaise, 1992. 20 Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit juridique et complexit du droit, Etudes et documents du

    Conseil dEtat, n 57, La Documentation franaise, 2006, p. 230. 21 Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit juridique et complexit du droit, op. cit., p. 231.

  • Introduction 20

    de toute action publique, alors que des solutions non normatives se rvleraient parfois plus

    adaptes.

    Une raction semble toutefois se faire jour : les autorits publiques semblent avoir pris

    conscience de ces drives, sans toutefois en tirer toujours toutes les consquences. La rvision

    constitutionnelle du 23 juillet 2008 relative la modernisation des institutions de la

    Cinquime Rpublique a ainsi introduit dans la loi fondamentale plusieurs dispositions

    destines amliorer la qualit des lois22 : linstar des projets de lois, les propositions de loi

    peuvent dsormais tre soumises pour avis lexamen pralable du Conseil dEtat ; la loi

    constitutionnelle a galement prvu lintervention dune loi organique qui pourrait, selon ses

    rapporteurs, subordonner la validit des projets de loi la ralisation dune tude dimpact.

    Le juge est lui-mme plus sensible quauparavant aux exigences de la scurit juridique.

    Celle-ci, explique le Conseil dEtat dans son rapport public 2006, implique que les citoyens

    soient, sans que cela appelle de leur part des efforts insurmontables, en mesure de dterminer

    ce qui est permis et ce qui est dfendu par le droit applicable 23. Ainsi conue, la scurit

    juridique prsente une double dimension, lune formelle, lautre temporelle. Elle tient dabord

    la qualit de la loi, dont les dispositions doivent tre non seulement normatives, mais aussi

    lisibles, claires et prcises. Elle suppose ensuite que le droit soit prvisible et que les

    situations juridiques restent relativement stables 24. Il ne sagit pas ici de sopposer toute

    volution de la rgle de droit, qui pourrait sapparenter un habillage moderne du

    conservatisme juridique , mais dinciter les pouvoirs publics le faire avec mesure et

    discernement25.

    Alors que les juridictions europennes et communautaires lavaient consacr depuis

    longtemps, le principe de scurit juridique en tant que tel navait jusquen 2006 aucune

    valeur en droit franais. Cette lacune est dsormais partiellement comble : dans un arrt

    remarqu du 24 mars 2006, Socit KPMG et autres, le Conseil dEtat a rig en effet la

    22 Loi constitutionnelle n 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Cinquime

    Rpublique, J.O.R.F. du 24.07.2008, p. 11890. 23 Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit juridique et complexit du droit, op. cit., p. 281. 24 Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit juridique et complexit du droit, op. cit., p. 282. 25 M. PINAULT, Incertitude et scurit juridique , Rapport du Groupe de travail n1 du sminaire de la Cour

    de cassation, de lInstitut des hautes tudes sur la justice, du Centre des hautes tudes sur lassurance et de

  • Introduction 21

    scurit juridique au rang des principes gnraux du droit26. Si le Conseil constitutionnel a

    jusqu prsent refus dy voir un vritable principe constitutionnel, lexigence de scurit

    juridique nen reste pas moins une rfrence implicite majeure du contrle de

    constitutionnalit des lois aujourdhui 27. Cest ainsi que le principe de clart de la loi ()

    et l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilit et d'accessibilit de la loi () imposent

    [au lgislateur] d'adopter des dispositions suffisamment prcises et des formules non

    quivoques 28. Le Conseil sest par ailleurs attach prserver la normativit de la loi.

    Conjugue la fin de la reprsentation idalise de la loi, cette prise en compte croissante des

    impratifs defficacit de la norme et de scurit juridique cre un contexte favorable au

    dveloppement de lexprimentation. En permettant aux pouvoirs publics dvaluer les effets

    dune nouvelle mesure avant de dcider des suites lui rserver, lexprimentation sinscrit

    pleinement dans cette dmarche de rationalisation de laction publique.

    B | Une rationalisation pragmatique de laction publique

    Faire de la rgle de droit le produit dun calcul objectif : telle est lune des principales

    vertus prtes lexprimentation normative29. A linstar dautres procds dont elle doit tre

    distingue, sa dmarche fondamentalement pragmatique (1) fait de lexprimentation un

    procd privilgi de rationalisation de la production normative et, plus gnralement, de

    laction publique (2).

    lcole nationale suprieure de scurit sociale, 22 mars 2005 (cf. Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit

    juridique et complexit du droit, op. cit., p. 282). 26 C.E., Ass., 24 mars 2006, Socit KPMG et a., Rec. p. 154. Lexigence nest toutefois pas compltement

    indite : la conscration du principe ne doit pas masquer que les considrations de scurit juridique irriguent

    de longue date, et de faon renforce dans les annes rcentes, la jurisprudence administrative , comme

    lillustre le principe de non-rtroactivit des actes (C. LANDAIS et F. LENICA, Chronique gnrale de

    jurisprudence administrative gnrale , AJDA, 2006, p. 1028) 27 O. DUTHEILLET DE LAMOTHE, La scurit juridique : le point de vue du juge constitutionnel , in

    Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit juridique et complexit du droit, op. cit., p. 369. 28 Cons. const., dcision n 2004-500 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 116, J.O.R.F. du 30.07.2004, p. 13562. 29 P. AMSELEK, Lvolution gnrale de la technique juridique dans les socits occidentales , RDP, 1982,

    p. 275.

  • Introduction 22

    1 | Un renouvellement des processus de dcision publique

    Jacques Chevallier la justement observ : par sa dmarche cyberntique, fonctionnant par

    rtroaction et ajustement , lexprimentation se situe aux antipodes de la rationalit

    juridique traditionnelle 30. Sur son principe mme, le procd est simple : il sagit de

    sassurer prventivement des effets dune nouvelle mesure, avant quelle ne soit

    dfinitivement adopte. Mais quest-ce plus prcisment quexprimenter ? La question ne

    peut tre aborde quen partant dune dfinition stricto sensu du procd exprimental. Au

    sens le plus large, toute rgle de droit, toute politique publique est exprimentale : visant

    atteindre certains objectifs, obtenir certains rsultats, elle constitue toujours un pari sur

    lavenir 31. Une loi pourra ainsi tre remise en cause si, en pratique, elle ne rpond pas aux

    objectifs qui lui taient assigns. Il faut donc partir dune dfinition plus troite de

    lexprimentation, sous peine de diluer la spcificit de la dmarche.

    Lexprimentation suppose toujours la ralisation de deux tapes successives. La premire est

    celle de lexprimentation proprement dite, qui consiste appliquer, pour une dure limite et

    le plus souvent sur une chelle rduite, le nouveau dispositif ou la nouvelle rgle de droit.

    Destine tester pralablement une mesure indite, lexprimentation na pas vocation

    durer : elle suppose donc quun terme soit fix ab initio. Limite par sa dure,

    lexprimentation lest aussi le plus souvent par son champ dapplication. Il existe certes des

    exprimentations qui, limites dans le temps, sont applicables lensemble de la population

    concerne et sur lensemble du territoire. Ces exprimentations globales ne sont toutefois pas

    les plus nombreuses. Mises en uvre au profit de certaines catgories de destinataires

    (exprimentation sectorielle) et/ou sur une portion limite du territoire national

    (exprimentation locale), les exprimentations partielles sont quant elles nettement plus

    frquentes. Lexprimentation normative se traduit alors par lapplication dun droit

    drogatoire, qui devra coexister avec le droit commun applicable en dehors du champ

    exprimental.

    Lexprimentation ne doit pas rester un acte sans suite ; elle se justifie linverse par la

    ncessit dadopter les mesures qui, soumises lpreuve des faits, auront fait la preuve de

    30 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , op. cit., p. 125. 31 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , op. cit., p. 119.

  • Introduction 23

    leur efficacit ou de leur pertinence. Lexprimentation ne peut donc se concevoir sans une

    valuation de ses effets, prvue ab initio, et ralise selon des formes diversifies. Il sagit de

    sassurer que le dispositif expriment a produit les effets attendus de lui, que des effets

    pervers ou inattendus ne se sont pas produits. Sil ne peut donc y avoir dexprimentation sans

    valuation, encore est-il ncessaire que le sort du dispositif expriment dpende directement

    des rsultats de lvaluation. Cest en effet en fonction de ces derniers que la nouvelle norme

    ou la nouvelle politique publique sera gnralise, en y apportant, le cas chant, les

    corrections ncessaires, prolonge ou encore abandonne.

    Ainsi entendue, lexprimentation se diffrencie des autres procds destins amliorer la

    prparation pralable des rgles de droit. Ladoption des lois est ainsi parfois prcde

    denqutes sociologiques pralables, avec lesquelles lexprimentation, qui consiste

    soumettre une norme lpreuve des faits, ne se confond donc pas. Les simulations et les

    tudes dimpact, qui visent anticiper le plus prcisment possible les effets dune mesure,

    sen rapprochent davantage. Les deux dmarches rpondent la mme proccupation :

    comme lexprimentation, la simulation ou ltude dimpact doit permettre dclairer les

    pouvoirs publics sur la porte et les incidences des mesures quils se proposent de prendre :

    dans les deux cas, il sagit dvaluer les effets positifs ou non, prvus ou inattendus, dune

    nouvelle norme, pour ensuite en tirer les consquences qui simposent. Les deux procds se

    diffrencient toutefois sur un point essentiel : alors que ltude dimpact sefforce dvaluer a

    priori, et donc abstraitement, les effets de la mesure, lexprimentation tire ses enseignements

    concrets de lpreuve pralable des faits. Ltude dimpact constitue en quelque sorte une

    exprimentation juridique fictive , alors que lexprimentation normative suppose une

    premire application concrte de la rgle de droit32.

    Si elle est indissociable de lvaluation, lexprimentation ne se confond toutefois pas avec

    elle. Les deux procds sont certes lun comme lautre destins apprcier les effets concrets

    dune mesure ayant dj fait lobjet dune premire application. Ils ninterviennent toutefois

    pas au mme stade du processus dcisionnel : lexprimentation constitue un essai avant la

    gnralisation ventuelle de la norme ; lvaluation traditionnelle porte quant elle sur un

    texte dfinitif , appliqu sur la totalit du territoire national et lensemble de la population

    32 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , op. cit., p. 120.

  • Introduction 24

    concerne. La premire sexerce donc a priori, avant ladoption de la norme dfinitive, la

    seconde a posteriori.

    Ltude plus spcifique de lexprimentation des collectivits territoriales appelle une double

    dlimitation. La premire tient la notion mme dexprimentation locale, qui prend en

    ralit trois principales formes. Elle dsigne dabord les exprimentations mises en uvre par

    les collectivits territoriales soit dans le cadre de lexercice de leurs comptences habituelles,

    soit par la voie de drogations aux lois et rglements nationaux. A ces deux formes

    dexprimentations purement locales sajoutent les exprimentations nationales. Ces

    exprimentations de lEtat semblent en premire analyse trangres au sujet, centr sur les

    collectivits territoriales. Il nen est rien. La dcentralisation constitue en effet un domaine

    privilgi de mise en uvre des exprimentations nationales, qui associent alors les

    collectivits territoriales. Les autorits locales exprimentent, dans cette hypothse, pour le

    compte de lEtat.

    La seconde dlimitation tient lobjet des exprimentations locales. Celles-ci peuvent en effet

    porter soit sur une nouvelle politique publique, par exemple un dispositif indit dinsertion

    sociale, soit sur une nouvelle rgle de droit : conduisant dicter une nouvelle norme, le plus

    souvent drogatoire au droit commun, elle est alors qualifie dexprimentation normative. La

    frontire entre ces deux principaux types dexprimentations nest certes pas tanche, tant la

    loi est aujourdhui devenue indissociable des politiques publiques quelle met en uvre : la

    loi nest plus conue comme un acte isol et autonome, trouvant en lui-mme sa propre

    cohrence : relevant dun programme daction plus large, elle constitue une tape et un

    moyen de ralisation de ce programme 33. Exprimenter une nouvelle norme revient alors

    exprimenter la politique publique dont elle constitue la traduction juridique. La rgle de droit

    ne sera donc pas seulement juge pour ses qualits propres, en fonction de critres purement

    juridiques comme la clart et la cohrence de ses dispositions, ou encore son intgration dans

    lordonnancement juridique ; elle sera aussi, et peut-tre surtout, value au regard de sa

    capacit raliser les objectifs attendus delle. Lexprimentation du revenu de solidarit

    active (R.S.A.) le dmontre : en faisant tester aux dpartements les dispositions lgislatives et

    rglementaires encadrant ce dispositif indit, lEtat souhaitait ainsi sassurer de lefficacit

    dune nouvelle politique dinsertion.

    33 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , op. cit., p. 138.

  • Introduction 25

    Lexprimentation normative ne se confond toutefois pas systmatiquement avec

    lexprimentation de nouvelles politiques publiques. Laction publique ne se ralise en effet

    pas seulement par ldiction de rgles gnrales ; elle rside aussi dans la ralisation

    doprations matrielles, dans la conclusion de contrats, lintrieur du cadre trac par les lois

    et les rglements. Des exprimentations peuvent ainsi tre mises en uvre sans supposer

    ldiction dune nouvelle rgle de droit, la condition toutefois que les autorits concernes

    disposent dune certaine autonomie, ou dune marge de pouvoir discrtionnaire dans

    lexercice de la comptence qui leur est attribue. Tel est par exemple le cas des

    exprimentations sociales lances en 2008 dans le cadre du Grenelle de linsertion . Ces

    exprimentations, destines lutter contre la pauvret et les ingalits sociales, doivent en

    principe nimpliquer aucune drogation au droit en vigueur. Lappel projet prcisait ainsi

    clairement que, dans la mesure du possible, les exprimentations seront conduites droit

    constant 34.

    Ltude de lexprimentation des collectivits territoriales implique a priori de ncarter

    aucune de ces deux principales formes dexprimentations. Elle privilgiera toutefois

    nettement les exprimentations normatives, qui supposent ldiction dune nouvelle rgle de

    droit ou encore la drogation une norme existante, plutt que les exprimentations ralises

    droit constant. Le choix se justifie : alors que les secondes ne soulvent pas de difficults

    juridiques particulires, les premires sont, de ce point de vue, riches dinterrogations et

    denjeux. Ce nest dailleurs pas un hasard si ce sont seulement ces exprimentations qui ont

    t constitutionnalises en 2003. Les atteintes quelles sont susceptibles de porter aux

    principes dgalit et dindivisibilit de la Rpublique rendent en effet malaise leur

    intgration dans le systme juridique. De manire plus positive, les exprimentations

    normatives ouvrent des perspectives indites en termes de dcentralisation ou de

    territorialisation du droit. Les exprimentations non normatives des autorits locales ne sont

    toutefois pas dnues dintrt : leur mthodologie spcifique en fait, linstar des

    exprimentations normatives, un procd privilgi de rforme et dinnovation.

    34 Haut-commissaire aux solidarits actives contre la pauvret, Appel projet dexprimentation sociale 2008, p.

    5. Toute drogation au droit en vigueur nest toutefois pas exclue, dont le champ devra tre dtermin avec

    prcision dans la dclaration dintention.

  • Introduction 26

    Avec lexprimentation, la norme aurait donc un caractre de plus en plus empirique ; elle

    sappuierait sur lexprience et lobservation, et non plus sur la seule thorie 35. Elle

    constitue alors un procd pragmatique dlaboration de la rgle de droit et, plus

    gnralement, de rforme.

    2 | Une amlioration des processus de dcision publique

    Ainsi entendue, lexprimentation constitue un procd privilgi de rationalisation de la

    production normative et, plus gnralement, de laction publique. Le Conseil dEtat stait

    certes montr plus rserv lgard du procd exprimental, y voyant dans son rapport

    public 2006 une source dinscurit et de complexit juridiques. Si elle constitue dans un

    premier temps une source dinstabilit du droit, lexprimentation pourrait contribuer in fine

    restaurer la qualit de la production normative et, par l mme, la scurit juridique.

    Pragmatique, la dmarche exprimentale parat ainsi de nature renforcer la cohrence

    interne du systme juridique.

    Sur le fond dabord, lexprimentation normative remplit en effet une fonction de test des

    nouvelles rgles de droit. A linstar des exprimentations scientifiques, destines vrifier la

    validit dune ou plusieurs hypothses, elle permet de sassurer de la pertinence du nouveau

    dispositif. La scurit juridique devrait ds lors sen trouver conforte, dans la mesure o une

    norme qui ne produirait pas les effets attendus devra logiquement tre abandonne :

    lexprimentation permet ainsi dviter que ne sajoutent une lgislation ou une

    rglementation dj foisonnante de nouvelles dispositions inutiles. Seules des mesures ayant

    dmontr leur efficacit ou leur pertinence pourront tre prennises. Dmarche rtroactive,

    lexprimentation permet en outre de corriger la rgle de droit, en y apportant les adaptations

    juges ncessaires au terme dune premire application concrte. La stabilit du droit pourrait

    alors y gagner : pralablement teste, le cas chant corrige, la nouvelle norme ne devrait

    logiquement pas tre modifie sitt adopte, comme lont t de nombreuses lois ordinaires.

    Dun point de vue formel ensuite, la procdure mme dlaboration des lois et rglements

    pourrait se trouver renouvele avec le dveloppement de lexprimentation normative. Le

    procd est certes en lui-mme parfaitement neutre : si la norme exprimentale est dicte

    35 C. MAMONTOFF, Rflexions sur lexprimentation du droit , op. cit., p. 353.

  • Introduction 27

    dans les mmes conditions que les rgles de droit traditionnelles, la dmarche napportera

    gure damliorations. Elle prsentera en revanche plus dintrt si elle permet dassocier, au-

    del de lautorit normalement comptente, les tiers llaboration des rgles de droit qui les

    concernent. De ce point de vue, lexprimentation nest pas sans rappeler la technique des

    livres verts et des livres blancs, utilise par de nombreux Etats ou la Commission europenne.

    Les livres verts contiennent tout un ventail dides, de propositions sur une thmatique ou

    une politique donne. Les parties intresses sont alors invites faire connatre leur avis.

    Lobjectif est de lancer le dbat, de tester les propositions mises auprs des personnes et des

    organisations concernes. Peut alors lui faire suite un livre blanc, qui tire les conclusions du

    dbat engag par le livre vert. Il sagit de stabiliser les orientations et les propositions

    pralablement dbattues, avant quelles ne soient ensuite dfinitivement arrtes par les

    pouvoirs publics36. Sil ne sagit pas dexprimentation proprement parler, la logique est

    comparable : il sagit dintgrer lavis ou les propositions des organismes et des personnes

    intresss dans le document final, en loccurrence le livre blanc.

    Il en va de mme dans la dmarche exprimentale, dans laquelle lassociation des parties

    prenantes peut prendre au moins deux formes. Il est dabord possible, et mme souhaitable,

    dassocier les acteurs de lexprimentation llaboration du dispositif final, et tout

    particulirement les collectivits territoriales qui interviennent dans de nombreuses politiques

    publiques. Ceux-ci pourraient ainsi tre invits participer lvaluation des normes quils

    ont testes, voire laborer eux-mmes les rgles de droit quils exprimentent. Lintrt est

    alors de reconnatre aux parties lexprimentation un vritable rle dentrainement et

    dexemplarit. Encore faut-il que les autorits exprimentatrices disposent dun minimum

    dautonomie, notamment normative.

    Lexprimentation est aussi un moyen dassocier les citoyens llaboration des rgles qui les

    concernent. Elle correspond en effet des proccupations actuelles, que lon peut rsumer

    autour du thme de la dmocratie de proximit 37. En prvoyant la constitution de conseils

    de quartier dans les agglomrations les plus importantes, ou en rnovant la participation du

    public llaboration des grands projets, la loi du 27 fvrier 2002 relative la dmocratie de

    36 Voir par exemple le livre vert de la Commission europenne sur les services dintrt gnral, 21 mai 2003,

    COM(2003) 270 final, suivi par le livre blanc du mme nom en date du 12 mai 2004, COM(2004) 374 final. 37 J.-L. PISSALOUX, Rflexions sur lexprimentation normative , Droit administratif, novembre 2003, p.

    19.

  • Introduction 28

    proximit avait marqu une avance en ce sens. Le procd exprimental sinscrit dans cette

    perspective, en suscitant un systme participatif incitant les acteurs sengager dans la

    ralisation des objectifs poursuivis 38. Lexprimentation rend ainsi possible la consultation

    ou la concertation avec les citoyens, avant que la nouvelle norme ne soit dfinitivement

    adopte. Si les expriences passes de dmocratie participative incitent, par leurs rsultats

    contrasts, la prudence, il nest toutefois pas inenvisageable que lavis des usagers puisse

    inflchir, au moins dans une certaine mesure, le nouveau dispositif. Par sa force probatoire et

    la concertation dont elle peut saccompagner, lexprimentation pourrait par ailleurs

    constituer un puissant vecteur dadhsion des citoyens aux rformes qui leurs sont proposes.

    Dmarche fondamentalement pragmatique, lexprimentation constitue incontestablement un

    procd privilgi de rationalisation de laction publique. Cette approche risque toutefois

    dtre brouille par le dveloppement des exprimentations des collectivits territoriales.

    2 | Lexprimentation, procd ambigu de dcentralisation

    Au dpart rticents, les pouvoirs publics se sont progressivement rallis la dmarche

    exprimentale. Elle a, dans un premier temps, t utilise par les seules autorits nationales. Il

    faudra attendre le milieu des annes 1980, et surtout les annes 1990 pour voir le procd

    gagner les collectivits territoriales. Cest en effet dans le cadre des lois de dcentralisation

    que lexprimentation lchelon local a connu un dveloppement particulirement

    important 39. Une nouvelle tape a t franchie 2003, avec la conscration constitutionnelle

    de lexprimentation normative des collectivits territoriales. Si elle na pas cr

    lexprimentation locale, la rvision constitutionnelle du 28 mars 2003 lui fait accomplir un

    vritable saut qualitatif (A), dont la porte exacte reste toutefois ambige (B).

    38 B. FAURE, Lintgration de lexprimentation au droit public franais , in Mlanges Franck Moderne,

    Dalloz, 2004, p. 166. 39 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,

    op. cit., p. 10.

  • Introduction 29

    A | Un dveloppement progressif de lexprimentation locale

    Dabord mise en uvre par lEtat, lexprimentation sest en effet progressivement tendue au

    domaine de la dcentralisation, dont elle est devenue un terrain de prdilection (1). Si les

    premires exprimentations des collectivits territoriales franaises remontent au milieu des

    annes 1980, cest toutefois avec sa conscration constitutionnelle que le procd va

    vritablement prendre toute son ampleur (2).

    1 | Un recours croissant lexprimentation locale

    Si les collectivits territoriales sont devenues aujourdhui des acteurs privilgis des

    exprimentations administratives et juridiques, il nen a pas toujours t ainsi. Dun point de

    vue historique, lexprimentation est dabord une pratique exclusive de lEtat. Les autorits

    nationales y ont ainsi eu recours de multiples reprises, sans y associer directement les

    collectivits territoriales. Initie par lEtat, lexprimentation tait alors mise en uvre par ses

    propres services, lchelon central ou dconcentr. La premire de ces exprimentations a

    t celle de la loi Debr du 31 dcembre 1959 sur lenseignement priv, qui instituait un

    rgime contractuel au profit des tablissements denseignement priv le souhaitant40.

    Depuis lors, les exprimentations de lEtat se sont multiplies, sous les formes les plus

    diverses. Certaines dentre elles taient simplement administratives, et nimpliquaient donc

    pas lintervention de la loi. Lorganisation administrative en a constitu un terrain privilgi,

    comme en tmoigne lexprimentation de la rorganisation des services dconcentrs de lEtat

    autour des Prfets, entame en 1962. Les exprimentations lgislatives seront plus tardives. A

    lexception de lexprimentation de la loi Debr, reste une initiative isole, il faudra attendre

    les annes 1970 pour voir lEtat exprimenter de nouvelles dispositions lgislatives. Tel sera

    notamment le cas en 1975 avec lexprimentation de linterruption volontaire de grossesse, ou

    encore avec celle du revenu minimum dinsertion, partir de dcembre 198841. Si des

    40 Loi n 59-1557 du 31 dcembre 1959 sur les rapports entre lEtat et les tablissements denseignement privs,

    J.O.R.F. du 03.01.1960, p. 66. 41 Loi n 75-17 du 17 janvier 1975 relative linterruption volontaire de grossesse, J.O.R.F. du 18.01.1975, p.

    739, et loi n 88-1088 du 1er dcembre 1988 relative au revenu minimum dinsertion, J.O.R.F. du 03.12.1988, p.

    15119.

  • Introduction 30

    exprimentations globales ou sectorielles ont pu tre conduites, les exprimentations locales,

    limites certaines portions du territoire national, ont rencontr un plus grand succs. Les

    exprimentations destines rorganiser les services dconcentrs de lEtat, tester la

    globalisation des crdits des prfectures, ou encore rformer la tarification conomique et

    sociale en constituent des exemples privilgis. Mises en uvre sans le concours des

    collectivits territoriales, ces exprimentations taient alors conduites dans le cadre de

    certaines circonscriptions administratives de lEtat.

    Autant lexprimentation ne soulve gure de difficults dans certains secteurs, voire parat

    naturelle , autant elle soulve des rticences dans le domaine de ladministration

    dcentralise 42. La difficult est dabord juridique, lexprimentation locale portant atteinte

    plusieurs des principes constitutionnels les mieux tablis. Celle-ci implique dabord une

    diffrenciation des rgles de droit entre les diffrentes parties du territoire national : elle est

    par dfinition hors-norme ; elle cre en principe un droit drogatoire, qui cohabite dans

    lEtat avec un texte de droit commun qui nest pas abrog, instituant de ce fait deux rgimes

    juridiques diffrents applicables au mme type de situation 43. Lexprimentation locale se

    heurte en consquence directement au principe dgalit qui, sil nimpose pas ncessairement

    luniformit, nen exige pas moins que les diffrences de traitement soient justifies par une

    diffrence de situation ou un but dintrt gnral en rapport avec le texte qui les institue. Sil

    ninterdit pas tout recours lexprimentation locale, le principe dindivisibilit de la

    Rpublique en limite par ailleurs singulirement la porte : si les collectivits peuvent

    exprimenter dans le cadre dun texte drogatoire, elles ne pourront en revanche dfinir ce

    quelles exprimentent que de manire limite : aucune drogation locale des dispositions

    lgislatives ne saurait par exemple tre admise, ft-ce titre exprimental. Au-del ces

    obstacles juridiques, la difficult est aussi politique : la conception traditionnelle des rapports

    entre lEtat et les collectivits territoriales nest gure favorable lexprimentation locale :

    les craintes pour lunit nationale ressurgissent en effet chaque fois quune rforme, en

    prvoyant des rgimes drogatoires, menace de rompre luniformit et la gnralit de la rgle

    de droit.

    Il faudra attendre le milieu des annes 1980 et surtout les annes 1990 pour voir les

    collectivits territoriales exprimenter. Cest en effet avec lacte I de la dcentralisation que se

    42 J.-M. PONTIER, Lexprimentation et les collectivits locales , Revue administrative, n 320, 2001, p. 171.

  • Introduction 31

    dvelopperont les exprimentations des autorits locales. Deux formes dexprimentations

    doivent ici tre distingues. Les premires ont t engages de la propre initiative des

    collectivits territoriales : ces dernires ont ainsi pu exprimenter, dans le cadre de leurs

    comptences, des mesures indites, des dispositifs innovants. Lexemple le plus couramment

    cit est celui du complment local de ressources expriment par le Conseil gnral dIlle-et-

    Vilaine en 1986, qui prfigurera le revenu minimum dinsertion institu, galement par la voie

    de lexprimentation, deux ans plus tard.

    A lexception de quelques exemples, relativement ponctuels, dont linitiative relve des seules

    collectivits territoriales, les exprimentations des collectivits territoriales ont, pour

    lessentiel, t le fruit dune initiative de lEtat44. Mises en uvre par les collectivits

    territoriales, ces exprimentations restent fondamentalement des exprimentations de lEtat :

    si les autorits locales peuvent y participer, cest toujours la demande et sous la direction des

    autorits nationales. Ces exprimentations ont jusqualors eu le mme objet : faire tester aux

    collectivits territoriales de nouvelles comptences, avant quelles ne soient dfinitivement

    transfres lensemble des collectivits concernes. Les dpartements ont ainsi t sollicits

    partir de 1994 pour exprimenter une nouvelle prestation sociale destine prendre en

    charge la dpendance des personnes ges45. Cette exprimentation sera rapidement suivie de

    plusieurs autres. Les rgions ont par exemple t autorises exprimenter les fonctions

    dautorit organisatrice des transports ferroviaires rgionaux46.

    Cest toutefois avec la rforme constitutionnelle de mars 2003 que lexprimentation des

    collectivits territoriales prendra vritablement toute sa dimension.

    2 | La constitutionnalisation de lexprimentation locale

    Les exemples prcdents le dmontrent : avant mme sa constitutionnalisation,

    lexprimentation pouvait tre prsente comme une pratique prouve, dabord par lEtat,

    43 C. MAMONTOFF, Rflexions sur lexprimentation du droit , op. cit., p. 355. 44 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,

    op. cit., p. 10. 45 Loi n 94-637 du 25 juillet 1994 relative la scurit sociale, J.O.R.F. du 27.07.1994, p. 10815.

  • Introduction 32

    puis par les collectivits territoriales. Rpondant un souci pragmatique defficacit de la

    norme, la pratique de lexprimentation est [toutefois] reste longtemps ignore de la thorie

    juridique 47. La problmatique navait en effet quassez peu suscit lattention de la doctrine

    avant la rforme constitutionnelle48. Lexprimentation, et tout particulirement celle des

    collectivits territoriales, soulve pourtant de relles difficults juridiques, tenant latteinte

    porte aux principes dgalit et dindivisibilit de la Rpublique. Les exprimentations,

    nationales comme locales, ne sen sont pas moins dployes sans quaucun texte ne vienne

    vritablement les encadrer, dfinir quelles conditions et selon quelles modalits elles

    pouvaient tre mises en uvre.

    Face au dveloppement de la norme exprimentale, il a pourtant bien fallu que le juge tente

    une approche juridique 49. Les plus hautes juridictions franaises ont ainsi t amenes

    prciser le statut juridique de lexprimentation, quelle soit nationale ou locale,

    administrative ou lgislative. Il en ressort que si lexprimentation est conciliable avec une

    vision constructive du droit positif, cest toutefois au prix dun encadrement strict, qui en

    rduit sensiblement lintrt pour les collectivits territoriales : admise comme instrument

    rationnel daide la dcision publique, elle ne saurait constituer une vritable libert

    normative locale.

    Si les premires exprimentations locales remontent au milieu des annes 1980 et surtout aux

    annes 1990, il faudra toutefois attendre la dcennie suivante pour voir pose la question

    dune reconnaissance dun droit lexprimentation pour les collectivits territoriales. Devant

    les succs des premires expriences, diverses voix se sont en effet leves pour demander

    46 Lois n 95-115 du 4 fvrier 1995 dorientation pour lamnagement et le dveloppement du territoire, J.O.R.F.

    du 05.02.1995, p. 1973 et n 97-135 du 13 fvrier 1997 portant cration de ltablissement public Rseau ferr

    de France en vue du renouveau du transport ferroviaire, J.O.R.F. du 15.02.1997, p. 2592. 47 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,

    op. cit., p. 10. 48 Certains travaux sy taient toutefois intresss. Voir, entre autres exemples : J. BOULOUIS, Note sur

    lutilisation de la mthode exprimentale en matire de rformes , op. cit., p. 29 ; R. DRAGO, Le droit de

    lexprimentation , op. cit., p. 229 ; C. MAMONTOFF, Rflexions sur lexprimentation du droit , op. cit.,

    p. 351 ; C.-A. MORAND (Dir.), Evaluation lgislative et lois exprimentales, PUAM, 1993 ; B. NICOLAIEFF,

    Lexprimentation, nouvelle frontire de la gouvernance ? , Pouvoirs locaux, n 49, 2001, p. 96 ; V.

    PERROCHEAU, Lexprimentation, un nouveau mode de cration lgislative , op. cit., p. 11 ; J.-M.

    PONTIER, Lexprimentation et les collectivits locales , op. cit., p. 169. 49 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,

    op. cit., p. 11.

  • Introduction 33

    une vritable reconnaissance des exprimentations locales. Dans son rapport sur lavenir de la

    dcentralisation, la Commission prside par Pierre Mauroy reconnat [qu] il nexiste pas

    aujourdhui de politique publique qui ne doive faire sa part la dimension territoriale. Il est

    de moins en moins possible dagir uniformment sur lensemble du territoire 50. Alors que

    lapplication uniforme du droit demeure, en grande partie, la rgle, il apparat au contraire

    indispensable de davantage prendre en compte la diversit et les spcificits des territoires.

    Cest pourquoi la Commission sest interroge sur les conditions et les limites du droit

    lexprimentation revendiqu par un certain nombre de collectivits territoriales 51. Elle a

    ainsi envisag la mise en uvre dactions exprimentales, telles quelles ont t mises en

    place en vue du transfert aux rgions des transports ferroviaires, comme premire tape

    dune gnralisation ventuelle . Prfiguration des rformes nationales, lexprimentation

    locale pourrait permettre de mieux prendre en compte la diversit des situations et la

    complexit des problmes conomiques et sociaux. Le rapport ne tire toutefois pas les

    consquences des contraintes constitutionnelles, qui limitent trs sensiblement les possibilits

    dexprimentation.

    Le rapport Mercier a lui aussi plaid en faveur dune reconnaissance de lexprimentation

    locale. Afin de mieux tenir compte des spcificits locales et de renforcer lefficacit de

    laction publique, le rapport propose de permettre aux collectivits locales, par une

    dmarche volontaire, dexprimenter des formules institutionnelles nouvelles qui en fonction

    des rsultats de lexprimentation, pourraient, le cas chant, tre tendues ultrieurement

    dautres collectivits 52. Le rapport a galement insist sur la ncessaire adaptation

    permanente de laction publique locale, qui implique une certaine souplesse dans le cadre

    juridique dexercice des comptences , et justifie quavant que de nouvelles comptences

    ne leur soient transfres, les collectivits locales puissent les avoir exprimentes . Cest

    50 P. MAUROY, Refonder laction publique locale, Rapport au Premier ministre, La Documentation franaise,

    2000, p. 20. 51 P. MAUROY, Refonder laction publique locale, op. cit., p. 20. 52 M. MERCIER, Rapport dinformation fait au nom de la mission commune dinformation charge de dresser le

    bilan de la dcentralisation et de proposer les amliorations de nature faciliter lexercice des comptences

    locales, Pour une Rpublique territoriale : lunit dans la diversit , Doc. Parl., Snat, n 447, 28 juin 2000, p.

    495.

  • Introduction 34

    pourquoi la mission dinformation a souhait quun vritable droit lexprimentation

    [leur] soit reconnu () dans le domaine des comptences 53.

    Lune des premires tentatives pour reconnatre le droit lexprimentation des collectivits

    territoriales a t lgislative. Au-del des textes organisant ponctuellement des

    exprimentations, la loi du 22 janvier 2002 relative la Corse avait souhait offrir la cette

    collectivit une facult gnrale dexprimentation. Le dispositif prvu tait indit pour une

    collectivit mtropolitaine : il sagissait de reconnatre la Corse une facult dadaptation,

    titre exprimental, des lois qui rgissent lexercice de ses comptences. Le Conseil

    constitutionnel sy est fermement oppos dans sa dcision du 17 janvier 2002, jugeant que le

    lgislateur ne pouvait dlguer sa comptence dans des cas non prvus par la Constitution54 :

    bien que prvisible, cette dcision met fin toute vellit de raisonner dans le cadre non

    modifi de la Constitution de 1958 55. La reconnaissance de lexprimentation locale ne

    pouvait donc tre que constitutionnelle : parce quelle porte atteinte certains principes de

    notre systme juridique, lexprimentation, pour pouvoir tre gnralise (), appelle un

    statut particulier impliquant une rforme constitutionnelle 56.

    Plusieurs propositions de loi constitutionnelle ont t dposes en ce sens. LAssemble

    nationale a ainsi adopt en janvier 2001 la proposition de Pierre Mhaignerie et de plusieurs

    autres dputs, qui tendait introduire dans la Constitution un droit lexprimentation

    locale57. Prcise par lAssemble, la proposition prvoyait, sur le modle de larticle 38 de la

    Constitution, dautoriser les collectivits exprimenter des adaptations aux lois et

    rglements qui rgissent leur organisation, leurs comptences ou leurs ressources. Transmis

    au Snat, le texte ne sera jamais examin. Une autre proposition de loi constitutionnelle a

    souhait favoriser lclosion dinitiatives locales en autorisant, par notre Constitution, les

    collectivits territoriales exercer, titre exprimental, des comptences relevant de lEtat

    53 M. MERCIER, Rapport prcit, p. 510. 54 Cons. const., dcision n 2001-454 DC du 17 janvier 2002, Rec. p. 70. 55 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,

    op. cit., p. 14. 56 J.-M. PONTIER, Lexprimentation et les collectivits locales , op. cit., p. 175. 57 Proposition de loi constitutionnelle tendant introduire dans la Constitution un droit lexprimentation pour

    les collectivits locales, Doc. Parl., Ass. Nat., n 2278, 24 mars 2000.

  • Introduction 35

    ou dvolues dautres catgories de collectivits 58. Une extension du primtre de ce droit

    lexprimentation lorganisation ou aux ressources locales tait mme envisage.

    Cest toutefois avec la rforme constitutionnelle du 28 mars 2003 relative lorganisation

    dcentralise de la Rpublique que lexprimentation locale sera dfinitivement consacre. Le

    procd exprimental nest pas la seule avance dune rforme souvent prsente comme

    lacte II de la dcentralisation. En dpit de russites incontestables, commencer par un assez

    bon bilan gestionnaire, le modle franais de dcentralisation semble tre arriv ses limites.

    Un large accord sest en effet form pour relever les principales insuffisances de la

    dcentralisation la franaise : lempilement mal coordonn de nombreux chelons

    territoriaux, un certain dficit dmocratique, lenchevtrement des comptences, les tentations

    de recentralisation insidieuse, ou encore larchasme des finances locales justifiaient un

    nouvel lan de la dcentralisation.

    Cest pour faire merger une Rpublique plus responsable, plus efficace et plus

    dmocratique , et ainsi rpondre une partie de ces difficults, que le gouvernement a

    souhait rformer un ordre constitutionnel arriv son point de rupture59. Contrairement

    1982, o la question ne sest pas pose, la refonte du droit constitutionnel local a t conue

    comme le pralable ncessaire toute volution dcentralisatrice, parce que, prcisment,

    le cadre constitutionnel ntait plus adapt 60. Dsormais constitutionnalis, le principe selon

    lequel lorganisation de la France est dcentralise a t parfois contest ; il nen traduit pas

    moins lambition de la rforme, qui est dinscrire plus profondment la dcentralisation

    dans la loi fondamentale, mais aussi den permettre la relance en faisant sauter les obstacles

    constitutionnels quavaient laisss subsister les rformes de 1982-1983 61.

    Cest pourquoi la Constitution reconnat pour la premire fois le pouvoir rglementaire dont

    disposent les collectivits territoriales pour lexercice de leurs comptences ; elle garantit par

    ailleurs leur autonomie financire et fiscale. La rvision constitutionnelle fournit en outre de

    nouvelles cls de rpartition des comptences entre lEtat et les diffrents chelons

    58 Expos des motifs de la proposition de loi constitutionnelle relative la libre administration des collectivits

    territoriales, Doc. Parl., Snat, n 402, 18 septembre 2002. 59 Expos des motifs du projet de loi constitutionnelle relative lorganisation dcentralise de la Rpublique,

    Doc. Parl., Snat, n 24 rectifi, 16 octobre 2002. 60 M. VERPEAUX, La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative lorganisation dcentralise de la

    rpublique : libres propos , RFDA, 2003, p. 662.

  • Introduction 36

    territoriaux, travers la conscration du principe de subsidiarit et de la notion de collectivit

    chef de file. La rforme constitutionnelle a galement approfondi la dcentralisation en

    instituant de nouveaux moyens dexpression directe des citoyens, tels le droit de ptition ou

    lorganisation de rfrendums dcisionnels. Dun point de vue institutionnel, la rforme a

    actualis lnumration constitutionnelle des collectivits territoriales, en y ajoutant

    notamment la rgion qui navait jusqualors quune existence lgislative, et rcrit le statut

    des collectivits doutre-mer : les dpartements et rgions doutre-mer se voient ainsi

    reconnatre des possibilits dadaptation normative plus tendues, tandis que les collectivits

    doutre-mer, hritires des territoires doutre-mer, pourront tre dotes de statuts sur mesure62.

    Cest dans cette vaste rforme de la dcentralisation que sinscrit la reconnaissance de

    lexprimentation des collectivits territoriales. La rvision du 28 mars 2003 institue plus

    prcisment deux formes dexprimentation, toutes les deux susceptibles dtre mises en

    uvre par les collectivits territoriales. Le nouvel article 37-1 raffirme dabord, dans le

    prolongement de la jurisprudence antrieure, le droit pour lEtat dexprimenter travers la

    loi ou un dcret. Cest ainsi quaux termes de cet article, la loi et le rglement peuvent

    comporter, pour un objet et une dure limits, des dispositions caractre exprimental .

    Ces exprimentations nationales peuvent concerner tous les domaines de laction publique,

    dont la dcentralisation. Comme auparavant, les collectivits territoriales peuvent ainsi tre

    amenes exprimenter pour le compte et sous la direction de lEtat, dans le cadre dune loi

    ou dun rglement drogatoire. Le lgislateur en fera une premire application avec la loi du

    13 aot 2004 relative aux liberts et responsabilits locales63.

    61 Y. JEGOUZO, Un Etat dcentralis , AJDA, 2003, p. 513. 62 Les dispositions relatives loutre-mer ont toutefois t lgrement retouches par la loi constitutionnelle n

    2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Cinquime Rpublique, prcite. La rvision

    de 2008 a ainsi actualis lnumration constitutionnelle des collectivits territoriales (Saint-Barthlemy et Saint-

    Martin ont notamment t ajoutes la liste des collectivits doutre-mer). Elle permet galement aux

    dpartements et rgions doutre-mer dtre habilits par le pouvoir rglementaire, et non plus par la loi,

    modifier des dispositions de nature rglementaire. La rforme de 2008 tend enfin le champ des ordonnances de

    larticle 74-1 de la Constitution : elle permet ainsi au gouvernement de prendre par ordonnances, et dans les

    matires qui demeurent de la comptence de lEtat, des mesures dadaptation des dispositions lgislatives en

    vigueur la situation particulire des collectivits doutre-mer et de la Nouvelle-Caldonie. 63 Loi n 2004-809 du 13 aot 2004 relative aux liberts et responsabilits locales, J.O.R.F. du 17.08.2004, p.

    14545.

  • Introduction 37

    Ce nest toutefois pas dans ce dispositif que rside la vritable innovation, mais bien plutt

    dans le nouvel article 72 alina 4 de la Constitution, complt par la loi organique du 1er aot

    200364. Celui-ci autorise dsormais les collectivits territoriales droger, titre

    exprimental et pour un objet et une dure limits, aux dispositions lgislatives ou

    rglementaires qui rgissent l'exercice de leurs comptences . Davantage que le nouvel

    article 37-1 de la Constitution, qui apporte une confirmation utile une pratique dj

    existante, le nouvel 72 alina 4 renouvelle considrablement lintrt du sujet. Linnovation

    est remarquable : ce nest pas tant le recours lexprimentation locale qui est nouveau, que

    son changement fondamental de nature. Il ne sagit plus pour les autorits locales

    dexprimenter une nouvelle comptence dans le cadre dune loi ou dun rglement

    drogatoire, mais dlaborer elles-mmes la norme, en saffranchissant de la rgle nationale

    gnrale.

    La problmatique des exprimentations locales pourrait galement tre renouvele avec les

    travaux du comit pour la rforme des collectivits locales, que le Prsident de la Rpublique

    a install le 22 octobre 2008. Prsid par Edouard Balladur, ce comit est charg dtudier

    les mesures propres simplifier les structures des collectivits locales, clarifier la

    rpartition de leurs comptences et permettre une meilleure allocation de leurs moyens

    financiers, et de formuler toute autre recommandation qu'il jugera utile 65. Dans son

    allocution du mme jour, le Prsident a galement soulev la question de la diversification des

    solutions selon les territoires, ou encore celle de la taille des collectivits territoriales66.

    Lexprimentation pourrait constituer un instrument privilgi de prparation ou de mise en

    uvre de lambitieuse rforme de lorganisation locale appele par le Prsident de la

    Rpublique.

    Si elle renouvelle donc trs sensiblement le sujet, la constitutionnalisation de

    lexprimentation des collectivits territoriales nen apparat pas moins fondamentalement

    ambige.

    64 Loi organique n 2003-704 du 1er aot 2003 relative lexprimentation par les collectivits territoriales,

    J.O.R.F. du 02.08.2003, p. 13217. 65 Dcret n 2008-1078 du 22 octobre 2008 portant cration du comit pour la rforme des collectivits locales,

    J.O.R.F. du 24.10.2008, p. 16202. 66 Allocution prononce par le Prsident de la Rpublique le 22 octobre 2008 lors de linstallation du comit

    pour la rforme des collectivits locales.

    Voir : http://www.elysee.fr/documents/index.php?lang=fr&mode=view&cat_id=7&press_id=1953.

  • Introduction 38

    B | Un dveloppement ambigu de lexprimentation locale

    La reconnaissance des exprimentations locales constitue lune des principales avances de

    lacte II de la dcentralisation engag en 2003. Sa porte exacte soulve toutefois des

    interrogations. Indite bien des gards (1), la conscration constitutionnelle de

    lexprimentation des collectivits territoriales se rvle en effet ambige (2).

    1 | Une constitutionnalisation indite de lexprimentation locale

    La constitutionnalisation de lexprimentation locale est indite un double titre. Elle lest

    dabord en France, o jamais aucune collectivit territoriale de droit commun navait t

    autorise exercer, ft-ce titre exprimental, un pouvoir normatif dans le domaine de la loi.

    La dcentralisation lgislative tait jusquen 2003 exclusivement rserve aux territoires

    doutre-mer et la Nouvelle-Caldonie. En terme dautonomie locale, lavance est

    considrable.

    La conscration de lexprimentation locale est aussi trs largement indite au regard de la

    situation des autres pays. En matire dexprimentation, la France a en effet accumul, par

    rapport aux autres pays europens, une exprience la fois riche et originale 67. Lanalyse

    se limitera ici aux seules exprimentations lgislatives stricto sensu, telles quelles ont t

    dfinies prcdemment. De ce point de vue, il faut constater que la pratique de

    lexprimentation nest pas une spcificit franaise, mais sest galement rpandue

    ltranger. Si la lgislation exprimentale y est reste modeste, lexemple de la Suisse nen est

    pas moins rvlateur dune propension nettement accrue lgifrer titre dessai,

    propension qui ne se limite dailleurs pas quelques rares domaines bien identifis, mais

    concerne des champs lgislatifs nombreux et divers 68. Une ordonnance du 21 octobre 1992

    avait par exemple pour but dvaluer lefficacit et la rentabilit de projets de prvention de la

    toxicomanie ; dautres exprimentations ont port sur la constitution de bases de donnes

    informatiques. Au-del de ces quelques exemples, les domaines de lorganisation

    administrative, du droit pnal, de la dfense nationale, des tlcommunications ou encore de

    67 G. MARCOU, Exprimentation et collectivits locales : expriences europennes , op. cit., p. 26. 68 L. MADER, La lgislation exprimentale en Suisse , in C.-A. MORAND (Dir.), Evaluation lgislative et

    lois exprimentales, op. cit., p. 221-222.

  • Introduction 39

    la sant publique ont ainsi fait lobjet de diverses exprimentations de la part de lEtat.

    LAllemagne connat galement la pratique de lexprimentation lgislative dans des

    domaines divers, tels lducation, la protection des donnes, la construction, la politique des

    mdias ou des transports. Source de connaissances, le procd exprimental a galement pu

    tre utilis pour engager une rforme controverse ou, de manire plus contestable, pour

    lviter69. Dans ces deux pays, le procd exprimental semble avoir t principalement utilis

    dans une perspective fonctionnelle : rationaliser la procdure dlaboration du droit par une

    prise en compte, dans la dcision finale, de ses effets concrets : en tant que telle, la loi

    exprimentale est un soutien important dans laccomplissement des tches du lgislateur 70.

    Le modle amricain des sunset laws doit en revanche tre mis lcart. La premire

    dentre elles est apparue en 1976 au Colorado pour la mise en uvre de programmes sociaux.

    Tirant profit de la faible autorit de la loi aux Etats-Unis, ces normes se sont dveloppes pour

    toucher de nombreux Etats fdrs et des domaines varis. Sans doute ces lois runissent-elles

    de prime abord toutes les caractristiques de lois exprimentales : elles dsignent en effet des

    textes temporaires qui ne peuvent tre prolongs quaprs une valuation en ayant dmontr la

    pertinence. Il ne sagit pas pour autant dune vritable exprimentation lgislative. Les

    insuffisances manifestes de leur valuation le dmontrent : les sunset laws () ne

    poursuivent nullement un but exprimental (). Les Etats-Unis nont en effet pas besoin de

    lois exprimentales comme telles : les statutes, de par leur nature passagre et volatile en

    tiennent fort bien lieu . Les sunset laws sont en ralit nes de la volont de certains

    citoyens dconomiser les deniers de lEtat () en liminant les activits tatiques superflues,

    redondantes ou simplement sans grand avantage pour le bien public 71. Lobjectif est donc

    moins de rduire les incertitudes ou de perfectionner le processus lgislatif que de contraindre

    lEtat amliorer ses prestations et, en pratique, de drglementer : dun moyen pour rendre

    ladministration mieux contrle, les sunset laws devenaient un moyen de freiner

    linterventionnisme tatique 72.

    69 W. HOFFMANN-RIEM, Lgislation exprimentale en Allemagne , in C.-A. MORAND (Dir.), Evaluation

    lgislative et lois exprimentales, op. cit., p. 188 et s. 70 W. HOFFMANN-RIEM, Lgislation exprimentale en Allemagne , op. cit., p. 214. 71 B. COTTIER, Les sunset laws : des lois exprimentales la mode amricaine ? , in C.-A. MORAND (Dir.),

    Evaluation lgislative et lois exprimentales, op. cit., p. 170. 72 B. COTTIER, Les sunset laws : des lois exprimentales la mode amricaine ? , op. cit., p. 171.

  • Introduction 40

    Les collectivits territoriales ne sont pas restes lcart de ce mouvement en faveur de

    lexprimentation lgislative. Plusieurs Etats trangers ont ainsi permis leurs composantes

    territoriales, et notamment aux Etats fdrs, de mener des exprimentations. Tel a par

    exemple t le cas en Allemagne : sans utiliser expressment le mot, la loi sur la magistrature

    a ainsi donn aux Lnder la possibilit dexprimenter lintroduction dun contrle continu et

    des enseignements pratiques dans les tudes de droit : le caractre exprimental a permis de

    dcentraliser linnovation (). Les Lnder qui taient prts au changement ont obtenu une

    libert de manuvre et, par consquent, la possibilit dutiliser limpulsion rformatrice

    comme un premier pas vers ltablissement des rformes sur leur territoire, ou mme ()

    pour lensemble des Lnder 73. La Suisse a, dans le mme sens, permis aux cantons

    dexprimenter et dvaluer de nouvelles formes dexcution des peines. Ldiction de lois

    exprimentales nest dailleurs pas dans ce pays une exclusivit du lgislateur fdral. On

    peut trouver des exemples aussi au niveau des cantons et des communes et ceci surtout dans

    le domaine de la lgislation scolaire 74. Le canton de Berne avait par exemple autoris dans

    les annes 1980 la direction de linstruction publique effectuer, ou faire effectuer, des

    essais portant sur de nouvelles formes dorganisation de lcole. Des exprimentations ont

    galement t conduites en matire de circulation routire ou de taxation des dchets.

    Ces diffrentes expriences trangres le dmontrent : mme si aucun autre pays ne semble

    avoir linscrit lexprimentation dans sa Constitution, la dmarche nest pas une spcificit

    franaise. Lexprimentation normative locale du nouvel article 72 alina 4 de la Constitution

    lest bien davantage : il ne sagit en effet plus tant pour les collectivits territoriales

    dexprimenter dans le cadre dune loi drogatoire que de droger elles-mmes aux lois et

    rglements qui les concernent. Telle quelle est prvue par le nouvel article 72 alina 4 de la

    Constitution, lexprimentation lgislative mise en uvre par les collectivits locales () ne

    peut tre compare qu un petit nombre dexpriences en Europe. Il sagit de lexprience

    dite de la commune libre en Sude au cours des annes 1980, qui a t imite trs

    rapidement en Norvge, au Danemark et en Finlande, et de manire plus modeste par les

    Lnder allemands dans les annes 1990 75.

    73 W. HOFFMANN-RIEM, Lgislation exprimentale en Allemagne , op. cit., p. 196. Le changement de

    gouvernement a toutefois mis fin cette exprimentation, dont les leons ne furent pas vritablement tires. 74 L. MADER, La lgislation exprimentale en Suisse , op. cit., p. 230. 75 G. MARCOU, Exprimentation et collectivits locales : expriences europennes , op. cit., p. 18.

  • Introduction 41

    Lexprience sudoise de la commune libre est sans doute la plus proche de lexprimentation

    locale que la rforme constitutionnelle de 2003 vient de consacrer. Jusqu la loi de 1991

    issue de lexprimentation, la commune tait organise autour dun comit excutif

    communal et de plusieurs comits excutifs spcialiss76. Les plus importants dentre eux,

    comme le comit des services sociaux ou le comit de lducation, taient crs par la loi, qui

    dfinissait leurs attributions. Chacun de ces comits excutifs spcialiss dirigeait une

    division de ladministration municipale. Le comit excutif communal tait, quant lui,

    charg de la direction gnrale, de la coordination et du contrle de ces diffrents comits

    excutifs spcialiss, sans pouvoir interfrer dans lexercice de leurs attributions lgales. Les

    comts taient organiss de la mme manire77.

    Lance par la loi du 7 juin 1984, lexprimentation tait destine rechercher les

    possibilits dune augmentation significative de lautonomie communale. Lide des travaux

    prparatoires est quil faut ouvrir aux communes et aux conseils de comt la possibilit de

    prendre part lexprience () dcarter la rglementation tatique dans le but de mieux

    pouvoir adapter lorganisation communale aux conditions locales, de mieux tirer parti de

    lensemble des ressources locales, ainsi que de parvenir accrotre la coordination et

    lefficacit dans les activits communales 78. Il sagissait plus prcisment pour les

    communes et les conseils de comt dexprimenter de nouvelles formes dorganisation de

    leurs comits excutifs spcialiss, diffrentes de celle qui tait prvue par les textes. A

    lintrieur du primtre quelles avaient elles-mmes dfinies, les autorits locales taient

    ainsi autorises regrouper ou crer de nouveaux comits, et en dfinir les attributions

    dans des conditions drogatoires au droit commun. La loi a par ailleurs affranchi les

    collectivits exprimentatrices de lapplication de certaines rglementations nationales qui

    pouvaient constituer un obstacle une administration efficace. Les collectivits pouvaient

    ainsi abandonner la structure sectorielle traditionnelle de ladministration et des comits,

    disposer plus librement des dotations de lEtat, tre libres de certaines formes de tutelle, ou

    76 Les communes sudoises ne peuvent tre compares aux communes franaises : moins nombreuses, elles

    disposent de comptences plus tendues, notamment dans le domaine social ou ducatif. 77 Sur cette question et, plus gnralement le modle sudois dexprimentation locale, voir plus largement : G.

    MARCOU, Lexprimentation locale en Sude , in Ministre de lintrieur, de la scurit intrieure et des

    liberts locales, Centre dtudes et de prospective, Les collectivits locales et lexprimentation : perspectives

    nationales et europennes, op. cit., p. 53 et s. 78 Expos des motifs de la proposition du gouvernement sur lactivit exprimentale relative laugmentation de

    lautonomie communale, traduit par G. MARCOU, Lexprimentation locale en Sude , op. cit., p. 58.

  • Introduction 42

    encore explorer les voies dune coopration renforce entre les diffrents chelons

    territoriaux.

    Tirant les leons dune exprimentation juge globalement concluante, la loi sur

    ladministration locale de 1991 a consacr la libert des conseils locaux de dterminer leur

    propre organisation des comits excutifs spcialiss, dont ils dterminent la comptence

    territoriale et matrielle. La remise en cause de la structure sectorielle traditionnelle de

    ladministration locale a galement conduit une globalisation partielle des dotations de

    lEtat et une redfinition de la tutelle tatique. Cette exprience de la commune libre a t

    imite par les autres pays nordiques (Norvge, Finlande, Danemark) et, plus modestement par

    lAllemagne, o elle sest rsume la suspension de rgles budgtaires trop contraignantes

    en terme de gestion locale.

    Si elle en est sans doute la plus proche, lexprimentation locale sudoise ne peut tre

    compltement compare au modle franais. Lexprience de la commune libre a certes

    permis aux collectivits territoriales dcarter des dispositions nationales pour y substituer

    leurs propres normes. La comparaison sarrte avec cette exprience. Dautres

    exprimentations locales ont certes suivi : cest le cas du transfert des soins infirmiers

    domicile des conseils de comt aux communes, de la cration de conseils dtablissement

    scolaire majorit de parents dlves, ou encore de la rgionalisation exprimentale engage

    partir de 1997 avec la cration dunions rgionales et le transfert des organes

    dautonomie rgionale de comptences jusqualors exerces par ladministration dEtat du

    comt. Mais ces diffrentes exprimentations nont pas impliqu de drogations locales aux

    dispositions lgislatives et rglementaires nationales. Il faut par ailleurs constater que ces

    exprimentations ont toutes port sur lorganisation administrative, sans donc avoir de

    consquence sur les droits et obligations des administrs ; les exprimentations normatives

    locales franaises les concernent en revanche plus directement, dans la mesure o elles

    portent sur les dispositions qui rgissent lexercice des comptences locales. Cest pourquoi la

    question dune atteinte au principe dgalit sest pose en France, et non en Sude.

    Si elle ne constitue pas une totale nouveaut, lexprimentation normative des collectivits

    territoriales nest pas pour autant une pratique courante. En grande partie indite, elle nen est

    pas moins fondamentalement ambige.

  • Introduction 43

    2 | Une constitutionnalisation ambige de lexprimentation locale

    Jusqualors admise dans dtroites limites par la jurisprudence, lexprimentation locale

    dispose depuis 2003 dun socle constitutionnel bien affirm. Si son existence est dsormais

    bien assure, sa reconnaissance nest pas sans prsenter une certaine ambigut. La dmarche

    est en effet place au centre dun double mouvement de rationalisation et de dcentralisation

    de laction publique. Procd fondamentalement pragmatique, lexprimentation locale

    sinscrit dabord dans une dmarche de rationalisation de la production normative et, plus

    gnralement, de laction publique. Elle constitue alor