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Le livre Le directeur convoque Malka et son frère Nathan : ils doi-vent quitter le foyer. Dans un premier temps c'est la panique. Pas question de retrouver leur mère qui les a abandonnés il y a des années pour faire le trottoir.
Mais ce n'est pas leur mère qui les réclame. C'est un domaine viticole, dans le Sud, avec chambres d'hôtes. Un paradis. Ils y travailleront au soleil, dans la paix et l'harmo-nie de leur nouvelle famille d'accueil. Comme si la paix et l'harmonie étaient de ce monde. Malka regrette déjà sa seule amie, Gabrielle, qui lui a
fait promettre, quand elle est partie, de ne jamais devenir une victime. Au domaine, il y a deux autres adolescents comme eux.
Deux garçons, Calvin et Éloi. Un ange et une brute épaisse. Et c'est de l'ange que Malka tombe tout de suite raide
amoureuse.
L'auteure Marie-Sophie Vermot est née à Montreuil et a passé son enfance en Bourgogne. Elle n'aimait pas l'école qui ne laissait pas assez de place selon elle à la fantaisie et à l'ima-gination. « J'ai eu des années d'adolescence difficiles, entre-coupées d'intérêts divers pour la danse contemporaine, la philosophie existentialiste et la peinture expressionniste. Je suis tombée alors sous le choc de la littérature américaine du XX
e siècle : Steinbeck, Faulkner, Hemingway, Carson McCullers (en qui je retrouve ma propre difficulté à vivre) », déclare-t-elle. « La peinture reste une alternative fréquente à mon besoin d'expression, mais depuis quelques années, l'écriture s'est imposée à moi en tant que thérapie constructive et salvatrice de bien des maux. »
Quand elle parle de l'adolescence et de ses tourments, on a tous quinze ans.
Marie-Sophie Vermot
Comme le font les garçons
Médium
11, rue de Sèvres, Paris 6e
En ces temps troublés
je rentre et allume un feu
Jim Harrison.
À Xavier.
1
L'année dernière à cette époque, Gabrielle
m'avait annoncé un grand changement dans
ma vie. Elle avait pris, pour la circonstance,
cet air hautain qui colle mal à son personnage
de fille délurée et je l'avais écoutée, bouche
bée, le cœur battant, comme une pauvre
gourde que je suis à toujours imaginer que je
vais tirer le gros lot.
J'étais presque certaine qu'il s'agissait d'un
truc sentimental dans le genre : tu vas rencon-
trer le type de ta vie. Ce coup-là, elle me
l'avait fait si souvent que je le redoutais
presque. Car des mecs, j'en avais en effet
croisé quelques-uns, tous plus paumés que
moi, et quand ils n'affichaient pas une allure
de détenu en cavale, ils dégageaient une telle
brutalité que je me tenais d'emblée à dis-
tance.
Méfiante et cruche par-dessus le marché,
prétendait Gabrielle. J'attendais autre chose ;
quoi, je ne sais pas exactement, mais pas ce
qui se présentait en tout cas.
Là, dans ses tarots tibétains, elle a vu que
le changement concernait plutôt une question
d'ordre général. Il n'y a pas eu moyen d'obte-
nir davantage de précisions.
Les mois ont passé, je n'y pensais plus à sa
prédiction d'ordre général. Un matin de mai,
le 13, je m'en souviens parce que c'était un
vendredi, Gaëlle, la responsable de notre
étage, est venue frapper à la porte de la
chambre :
– Malka, chez le directeur, en vitesse,
a-t-elle glapi.
Gabrielle était en train de planter des mil-
liers d'épingles à cheveux dans un maigre
queuton qu'elle avait réussi à tirer sur sa
nuque. Elle a fait volte-face, le sourire soup-
çonneux :
– Ça serait pas plutôt pour moi, l'invite
chez le dirlo ? a-t-elle demandé, des épingles
plein la bouche.
Gaëlle a juste aboyé : Malka. Et elle a cla-
qué la porte. C'était son habitude.
– Qu'est-ce que j'ai fait, encore ? ai-je
bougonné en serrant le lacet de ma chaussure.
– Va voir, on sait jamais, a dit Gabrielle en
continuant à se piquer le crâne comme un
cactus nain, ils ont peut-être retrouvé ta mère.
– M'étonnerait, ai-je dit.
Et j'y suis allée, au bureau.
En entrant, j'ai tout de suite pigé que
Gabrielle devait avoir des antennes encore
plus sensibles que son tarot tibétain. Sur une
chaise, dans l'angle le plus sombre de la pièce,
Nathan, mon demi-frère, était là. Bien raide,
les mains serrées sur ses muscles tendus à cra-
quer sous la toile de son jean.
Le dirlo épluchait un épais dossier, sans
doute moins par assiduité que par crainte de
devoir émettre quelques paroles de bienvenue
à mon intention.
Il y avait aussi l'assistante sociale, Mme
Merlu, qu'on appelle entre nous Merlu-c'est-
pour-votre-bien, parce que c'est un truc
qu'elle nous répète à chaque entretien, et un
type, un surveillant qui règne sur les ados gar-
çons au foyer.
J'ai jeté un coup d'œil à Nathan mais il n'a
pas bronché. Une ride, sa ride de méconten-
tement, barrait son front, bien au milieu. J'ai
compris ce qu'il craignait : qu'ils aient retrouvé
notre mère, comme l'avait suggéré Gabrielle,
qu'elle veuille nous récupérer et, pire encore,
qu'on soit obligés de retourner vivre chez elle.
Pas question, disait clairement la ride de
Nathan, plutôt crever que de retourner là-bas.
Je me suis assise sur la dernière chaise libre
après avoir vaguement bredouillé quelque
chose qui pouvait ressembler à bonjour.
Je commençais à avoir la trouille, moi aussi.
Pour me donner du courage, j'ai pensé à
Gabrielle, à ce qu'elle aurait fait dans un mo-
ment pareil.
« Salut ! » elle aurait clamé en entrant. En-
suite, elle se serait assise en retroussant sa jupe
très haut sur ses jolies jambes gainées de lycra
noir ou prune. « Alors, elle aurait continué sur
le même ton, c'est quoi le problème du jour ? »
Bien sûr, en face, ils l'auraient engueulée
mais au moins, ç'aurait mis de l'ambiance. Là,
il y avait des ébauches discrètes de raclements
de gorge et de pieds et chacun attendait que
le dirlo veuille bien cesser sa lecture et nous
regarder.
C'est ce qu'il a fini par faire, d'ailleurs. À
mon avis, il aurait été complètement nase de
nous garder autour de lui, serrés comme des
harengs. Ça commençait à sentir salement
mauvais, un conglomérat d'odeurs diverses,
incompatibles entre elles, si vous voyez ce que
je veux dire.
– Malka, Nathan, c'est vous.
Il avait l'air très satisfait de sa découverte.
– Eh oui ! ai-je cru bon d'ajouter, vu que
Nathan ne desserrait pas les lèvres.
– Bon, vous quittez le foyer, a-t-il déclaré
en continuant à feuilleter le dossier.
– Merde ! a lâché Nathan.
– Tu pourrais être poli, a sifflé le sur-
veillant.
– Merde, a encore dit Nathan, je re-
tourne pas chez la vieille. Pas question.
Encore un an à tirer ici. Vous pouvez pas me
virer comme ça, j'ai rien fait de mal.
– Hum, a dit le dirlo en regardant mon
frère, puis-je savoir qui est la vieille ?
– C'est sa mère, a précisé Merlu-c'est-
pour-votre-bien. Ils ont... euh... Malka et
Nathan sont ici... euh... c'est inscrit dans le
dossier, monsieur le directeur, si vous voulez
bien constater.
– Ma mère est une pute, pas besoin
d'éplucher le dossier, j'irai pas et Malka non
plus, a craché Nathan, le regard franchement
mauvais.
Un silence a suivi cette déclaration. Je me
demandais à quoi rimait cette entrevue. Notre
mère ne nous avait pas donné signe de vie
depuis tant d'années, je ne pouvais pas croire
qu'elle ait soudain manifesté l'envie de nous
revoir après tout ce temps et encore moins
celle de vivre avec nous.
La dernière fois que je l'avais vue remon-
tait à loin. Je n'avais même pas six ans. On
nous avait fourrés dans une voiture, Nathan et
moi, direction : un foyer.
Je me souviens de cette vision : ma mère,
de dos, une valise à ses pieds, le regard déjà très
loin de nous. C'est sans doute à cause de cette
image que j'ai fugué si souvent par la suite.
On nous avait parlé d'hôtels. Plus tard,
Nathan m'a dit qu'il s'agissait d'hôtels de
passe, que notre mère n'était qu'une pute. J'ai
jamais plus relancé le sujet sur le tapis, j'ai pré-
féré enfouir ça très loin.
Le premier foyer qu'on nous avait dégoté
était nul sur bien des points. Je ne m'y suis
jamais fait d'amis et les réprimandes tombaient
comme la grêle par temps d'orage, chaque fois
qu'on me remettait la main dessus.
À la fin, c'était plus possible de rester et
Nathan a fait ce qu'il fallait pour qu'on se fasse
virer. Des têtes brûlées, ils disaient de nous, les
éducateurs. C'était pas exactement ça mais
comment on aurait pu leur faire comprendre ?
On a fini par atterrir ici et j'ai rencontré
Gabrielle. Ma vie a changé radicalement, je
n'ai plus jamais fugué. Gabrielle me faisait
thérapie sur thérapie, elle avait des solutions
en pagaille et toujours le dernier mot à mes
problèmes métaphysiques.
Nathan avait raison, moi non plus, je
n'avais pas envie de quitter le foyer.
Le dirlo a achevé tranquillement sa lecture
et il a toussé de nouveau en s'adressant à mon
frère.
– Vous allez dans une famille d'accueil,
dans le Sud, ça sera bien pour vous. Tu veux
travailler dans les vignes, n'est-ce pas ?
– Ben... a bredouillé Nathan, déconte-
nancé.
– C'est inscrit sur ton dernier bilan...
– Ouais, j'aime bien être dehors.
– Et toi, a ajouté le dirlo en me regardant
enfin, alors que jusque-là j'avais eu le senti-
ment de n'être qu'une misérable poussière, ça
n'a pas été folichon ton année scolaire, tu vas
avoir seize ans, si je ne m'abuse...
– Oui, ai-je dit.
– Qu'envisageais-tu, après ta troisième ?
– Eh bien, je ne sais pas...
J'ai pris mon souffle en évitant leurs
regards braqués sur moi et j'ai lancé ma
tirade :
– J'avais pensé à coiffeuse ou danseuse
mais plutôt coiffeuse, vu que pour la danse, je
suis trop vieille.
– Oui ma petite, mais moi, au vu de tes
résultats, je peux d'ores et déjà t'annoncer que
c'est mal parti, même pour la coiffure. Tu n'as
pas beaucoup travaillé et je te fais remarquer
que tu triples ta classe... C'est très négatif,
vraiment très négatif... Tu n'obtiendras
même pas ton BEPC... très très négatif...
Moi, ce que je trouvais négatif, c'était sur-
tout sa façon de laisser sa phrase en suspens.
On en était au bilan et j'avais bien compris
que mes notes l'embêtaient.
– Les Martel ont une exploitation dans le
Sud. Ils ont déjà deux garçons qui viennent
d'un autre foyer, vous allez les rejoindre dans
trois semaines. Pour l'instant, Malka, tu seras
la seule fille mais d'ici quelques mois, ils
devraient en prendre une autre.
– Qu'est-ce que je ferai là-bas ? ai-je
hasardé.
– Mme Martel a des chambres d'hôtes, je
suppose que tu pourras lui donner un coup de
main pour l'entretien. On est en train de voir
ce qu'il adviendra de tes études en septembre
prochain. C'est bon, les enfants, vous pouvez
disposer.
Il a claqué son dossier et tout à coup tout
le monde s'est levé. Dans le couloir, Nathan
m'a serré le bras :
– J'ai eu les boules, j'avais pas l'intention
de retourner chez la vieille, a-t-il ricané.
– Y avait pas de raison, ai-je répliqué.
Puis je l'ai planté là et j'ai couru jusqu'à ma
chambre. Dans mon dos je l'ai entendu hurler
et demander ce qu'il avait bien pu faire pour
avoir une sœur qui soit une pareille sauvage.
Je me fichais de ce qu'il pensait. Il venait
d'obtenir ce dont il rêvait depuis toujours :
une vie au grand air, un patron et sans doute
des copains avec qui déconner quand les
temps sont durs. Sa vie tracée.
Moi, en quittant le foyer, je perdais Ga-
brielle et Gabrielle était tout ce qu'il y avait
de réjouissant dans mon existence.
Aujourd'hui, quand je revois les derniers
mois écoulés, je pense à elle, forcément. Tous
ces mois à espérer, chacune de notre côté,
que la place pour une autre fille, chez les
Martel, serait pour elle.
Pour rien, en fin de compte.
Dans sa dernière lettre, au moins, Ga-
brielle ne se leurre plus. « Tous des cons, elle
écrit, m'avoir fait miroiter qu'il y aurait une place pour moi dans votre planque. Tous des cons, ces salopards d'éducateurs et le dirlo et les Martel dans le même sac. »
Et aussi, le mot HAINE, écrit un peu par-
tout en travers de la lettre. Je ne l'ai pas pris
pour moi. Je sais bien, cette haine qui la tient
depuis toujours, n'a rien à voir avec moi.
Parce que c'est elle qui a raison, la
planque, je l'ai eue.
J'aide vaguement Emma au ménage. Les
garçons travaillent sur l'exploitation avec
Angelo.
J'aimerais bien le contraire, parfois. Cette
distribution des tâches a quelque chose
d'humiliant qui me range sans conteste du
côté de la soumission.
Je déteste ça. Silencieusement.
Gabrielle serait là, ça ne se passerait pas
ainsi, j'en suis sûre. D'ailleurs, il me suffit de
revoir ses yeux bruns, luisant de larmes
contenues le jour de mon départ, quand elle
m'a fait promettre un truc insensé : « Jamais
une victime, tu entends, ne les laisse pas faire
de toi une victime, montre-leur qui tu es,
pour que je reprenne courage. »
Un jour, c'est certain, je leur dirai qui je
suis.
2
Les garçons.
Je vis avec eux, alors forcément, je les
regarde.
Le matin du départ pour le mas des Mar-
tel, j'avais l'estomac noué par la certitude de
ne jamais revoir Gabrielle, malgré l'infime
lueur d'espoir que je lui avais promis d'entre-
tenir.
« Si t'y crois pas, c'est pas la peine »,
m'avait-elle soutenu. J'avais promis mais en
sourdine, ma propre certitude s'installait et ça
faisait très mal.
Je suis montée dans la voiture, à l'arrière.
Nathan s'est affalé à l'avant, à côté du sur-
veillant, Marc, chargé de nous conduire là-bas.
Nos bagages étaient dans le coffre. Quand j'ai
entendu le clac définitif de la portière de Marc,
suivi sans délai du ronflement du moteur, j'ai
évité de regarder du côté du bâtiment des filles.
Je savais que Gabrielle était à la fenêtre, pas dis-
simulée derrière le rideau, la larme à l'œil
comme je l'aurais fait à sa place. Elle avait dû
tout ouvrir en grand et s'installer à califourchon
sur la rampe. Bien arrimée au bastingage, elle
devait s'apprêter à lancer de sa voix profonde :
« C'est ça ! barre-toi, c'est ce que t'as de mieux
à faire ! La vie est belle ! HOURRA !!! »
J'imaginais les signaux déments qu'elle
devait envoyer de là-haut.
Je ne voulais surtout pas voir ça et je n'ai
vu que ça durant tout le voyage. Les grands
bras de Gabrielle agités de spasmes comiques.
De temps à autre, la voix de Nathan sif-
flait :
– Putain, Malka, vise un peu le paradis !
Il était bien, lui, à l'aise et tout.
J'arrivais même pas à l'envier un tout petit
peu. J'avais les yeux secs et le cœur en lam-
beaux.
À l'approche du mas, Marc a ralenti
l'allure, nous étions dans les collines et la
végétation très dense partait à l'assaut des
roches brunes et rouges.
Il n'y avait pas âme qui vive à des kilo-
mètres à la ronde.
– Putain, le pied ! disait Nathan à tout
bout de champ.
Emma Martel nous attendait devant la
maison, une longue bâtisse surmontée d'une
terrasse rugueuse.
Elle a serré les mains de Marc et de
Nathan, et moi elle m'a embrassée.
– Bienvenue, les jeunes, elle a dit avec un
bon sourire.
À ce moment, un type est sorti d'une
grange, l'air furieux, une clef anglaise pleine
de cambouis à la main.
– Nom de Dieu, où c'est qu'il est
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© 1998, l'école des loisirs, Paris, pour l'édition papier © 2015, l'école des loisirs, Paris, pour l'édition numérique
Loi n° 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : octobre 1998
ISBN 978-2-211-22677-6 978-2-211-22679-0
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