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COMMENT GOUVERNER UN « ESPACE EUROPÉEN DE LA RECHERCHE » ET DES « CHERCHEURS-ENTREPRENEURS » ? Le recours au management comme technologie politique Isabelle Bruno De Boeck Supérieur | Innovations 2011/3 - n°36 pages 65 à 82 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2011-3-page-65.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Bruno Isabelle, « Comment gouverner un « espace européen de la recherche » et des « chercheurs-entrepreneurs » ? » Le recours au management comme technologie politique, Innovations, 2011/3 n°36, p. 65-82. DOI : 10.3917/inno.036.0065 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 02h31. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 02h31. © De Boeck Supérieur

Comment gouverner un « espace européen de la recherche » et des « chercheurs-entrepreneurs » ?

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COMMENT GOUVERNER UN « ESPACE EUROPÉEN DE LARECHERCHE » ET DES « CHERCHEURS-ENTREPRENEURS » ?Le recours au management comme technologie politiqueIsabelle Bruno De Boeck Supérieur | Innovations 2011/3 - n°36pages 65 à 82

ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2011-3-page-65.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bruno Isabelle, « Comment gouverner un « espace européen de la recherche » et des

« chercheurs-entrepreneurs » ? » Le recours au management comme technologie politique,

Innovations, 2011/3 n°36, p. 65-82. DOI : 10.3917/inno.036.0065

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COMMENT GOUVERNERUN « ESPACE EUROPÉENDE LA RECHERCHE » ET

DES « CHERCHEURS-ENTREPRENEURS » ?

LE RECOURS AUMANAGEMENT COMME

TECHNOLOGIE POLITIQUE 1

Isabelle BRUNOCERAPS / Université Lille [email protected]

Comment gouverner ? En l’occurrence, comment aménager un Espaceeuropéen de la recherche (EER) et le peupler de « chercheurs entrepreneurs » ?Cette question renvoie à la problématique classique du gouvernement desterritoires et des populations qu’il s’agit de traiter ici à travers les pratiquesnormatives et prescriptives, les techniques de quantification et les dispositifsqui équipent le gouvernement des activités scientifiques en Europe (Desro-sières, 2008 ; Lascoumes, Le Galès, 2005). Or, gouverner les activités scien-tifiques en Europe suppose de prendre en compte et de mettre en ordrel’ensemble des politiques scientifiques – prises au sens large de lignes de con-duite, de stratégies – et ce, à tous les échelons (local, régional, national, inte-rétatique, communautaire), aussi bien dans le secteur public que dans lesecteur privé, au niveau individuel des chercheurs comme au niveau collec-tif de leur laboratoire. Cette prise en compte et cette mise en ordre ont étérationalisées dans une méthode, c’est-à-dire dans un ensemble de moyens

1. Cet article est issu d’une communication présentée le 6 mai 2010 dans le cadre du colloque« Programmer la recherche ? » organisé par le Centre interdisciplinaire d’étude de l’évolutiondes idées, des sciences et des techniques (centre d’Alembert), Université Paris-Sud. Je remercieles organisateurs, notamment Jean-François Ternay, de m’avoir invitée à intervenir sur le thèmedes « modèles et présupposés qui président au management de la recherche ».

DOI: 10.3917/inno.036.0065

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raisonnés et arrangés pour atteindre un objectif exprimé en termes d’effica-cité organisationnelle et de compétitivité économique. La méthode adoptéerelève d’une démarche de type managérial, et non pas juridique ou diploma-tique. Elle recourt aux savoirs et aux savoir-faire du management qu’on peutdéfinir avec Jean-Pierre Le Goff comme un art, dont le sens étymologiquerenvoie à une façon d’être et d’agir, à une manière de disposer et de combinerhabilement les activités humaines, de les ordonner et de les coordonner,dans une perspective de rationalisation gestionnaire (Le Goff, 2000, p. 20).

Autrement dit, la méthode envisagée consiste en un discours qui énonceles règles d’un art, et en cela, on peut dire qu’elle forme à proprement parlerune technologie. Plus précisément, c’est une technologie politique dans lamesure où elle concerne l’art de gouverner les hommes, l’art d’administrer leschoses, l’art d’exercer le pouvoir dans une organisation sociale. Cette techno-logie politique est ici prise comme objet, pour tenter d’y discerner les modèleset présupposés présidant au gouvernement européen de la recherche. Elle sedonne à voir dans les discours programmatiques, produits par les promoteursde l’EER au cours de ces quinze dernières années. En reprenant le fil des rap-ports de la Commission et des conclusions du Conseil européen, on peutdégager les principes gestionnaires et les règles pratiques d’un art de gouver-ner sur lequel diverses étiquettes ont pu être collées : « nouvelle gestionpublique » – New Public Management (NPM), « gouvernance multiniveau »– Multi-level Governance, ou encore gouvernementalité néolibérale, voireordolibérale. Quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est bien cet art de gou-verner, cette technologie politique que nous interrogerons, sans préjugerpour autant de son efficacité à plier la réalité sociale à son idéal.

Cet article n’apprendra donc rien au lecteur sur l’état des lieux ou la pro-grammation effective de la recherche européenne. En revanche, nous espé-rons qu’il lui apportera un éclairage sur les idées forces et les outils, sur lesmodes d’action et d’expertise mobilisés pour construire un « espace euro-péen de la recherche » ; bref, sur la manière dont ce projet est réfléchi et surla façon jugée pertinente de le réaliser. À cet effet, il retrace tout d’abord lagénéalogie d’un chantier ouvert à Lisbonne en 2000 avec comme échéanceoriginelle 2010, prorogé par la suite dans le cadre du programme « Europe2020 ». Puis à grands traits, il brosse le portrait de la figure emblématique du« chercheur-entrepreneur » qui, d’une certaine manière, est à la gouverne-mentalité néolibérale ce que l’homo œconomicus est au libéralisme, à savoirun type idéal de sujet qui sert de principe d’intelligibilité et de régulationpour gouverner une population (Foucault, 2004). Enfin, il tente de discernerles contours de la technologie politique à l’œuvre dans l’EER en examinantle dispositif managérial qui agence un environnement incitatif plutôt que decontraindre par la force ou le droit.

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L’ESPACE EUROPÉEN DE LA RECHERCHE : DE LA « SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION » A L’« ÉCONOMIE DE LA CONNAISSANCE »

Aux prémices de l’EER2, il y a l’idée d’édifier une « société de l’information »sur les fondations du « grand marché intérieur ». Cette perspective a étéouverte en 1993 par la Commission Delors, dans son fameux Livre blancCroissance, compétitivité, emploi, sous-titré Les défis et les pistes pour entrer dansle 21e siècle. Parmi ces pistes, le Livre blanc envisage d’ouvrir la voie à un« espace européen de la recherche et du développement technologique », etce dans un souci de compétitivité industrielle. Ce souci est alimenté par leconstat d’un « paradoxe européen » selon lequel l’Union serait pénaliséedans la compétition internationale par « sa capacité comparativement limi-tée de transformer les percées scientifiques et les réalisations technologiquesen réussites industrielles et commerciales » (Commission européenne, 1993,p. 89). Comme les politiques de recherche relèvent toujours de la souverai-neté étatique, la Commission européenne se propose alors modestementd’endosser un rôle de médiateur pour lutter contre la dispersion des effortsfinanciers et humains. Par son entremise, il s’agit de jeter des passerellesentre le monde des affaires, les sphères gouvernementales et les milieux aca-démiques et scientifiques. Il s’agit aussi de canaliser les politiques nationalesvers des objectifs communs : en particulier, le Livre blanc suggère d’augmen-ter le nombre absolu de travailleurs scientifiques dans la population active,ou encore d’accroître la part des dépenses dans la recherche à hauteur de 3 %du PIB – un objectif qui sera repris par le Conseil européen de Barcelone en2002 (cf. infra).

Or 1993 est l’année d’entrée en vigueur du traité de Maastricht et de sescritères de convergence. Comment alors concilier ces objectifs d’investisse-ments avec la discipline monétariste et la rigueur budgétaire que s’imposentles gouvernants ? En fait, la contradiction n’est qu’apparente : les gouverne-ments nationaux ne sont pas encouragés à contribuer directement, par la dé-pense publique, à l’intensification de l’effort de recherche, mais ils sont plutôtincités à soutenir les investissements privés par des dispositions réglementaireset fiscales. De même, la Commission n’exhorte pas l’employeur public à recru-ter massivement des chercheurs et des ingénieurs, mais préconise plutôt uneintervention étatique en vue d’alléger des charges sociales sur les emplois crééspar les entreprises. Dans la seconde moitié de la décennie 1990, le modèle dela « société de l’information » est éclipsé par un autre paradigme diffusé par lesorganisations internationales, celui de l’« économie de la connaissance ».

2. Pour une généalogie plus approfondie de l’EER, voir (Bruno, 2008a).

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Parmi les promoteurs actifs de ce paradigme, qui va en quelques annéesdominer le champ des politiques afférentes à la science et l’industrie, figure enbonne place l’Organisation de coopération et de développement économi-ques (OCDE). En 1996, elle publie un rapport intitulé L’économie fondée surle savoir qui annonce sa « prise de conscience du rôle du savoir et de la tech-nologie dans la croissance économique » (OCDE, 1996, p. 9). Il reconnaîtbien sûr que le « savoir, en tant que ‘capital humain’ et inclus dans les technolo-gies, a toujours été au centre du développement économique » (ibid.), mais sonimportance grandissante ne serait pas encore suffisamment reconnue par lesgouvernants. Avec ce rapport, l’OCDE manifeste ainsi sa volonté d’y remé-dier. Comment ? En répertoriant « les meilleures pratiques à appliquer àl’économie du savoir » pour encourager ses États membres à évaluer le« produit du savoir » comme critère pour décrire et comparer leurs perfor-mances économiques. Cette organisation internationale les incite égalementà repenser et à mettre en cohérence leurs politiques dans les domaines de larecherche, de l’éducation et de l’industrie, ainsi qu’à y « reconnaître le rôle cen-tral de l’entreprise et l’importance des systèmes nationaux d’innovation » (ib.,p. 19). D’après l’OCDE, « [p]our traduire le progrès technique en gains de produc-tivité, il faut procéder à toute une série de changements organisationnels au niveaude l’entreprise pour en accroître la flexibilité ». À cette fin, il incombe aux gou-vernants de « mettre en place les conditions et les infrastructures indispensables àces changements par l’application de mesures dans les domaines de la finance, de laconcurrence, de l’information ou autres » (ib., p. 20).

D’autres études de l’OCDE, conduites notamment par les économistesDominique Foray et Bengt-Åke Lundvall (OECD, 1996), sont venues nourrirce paradigme qui va gagner en audience à la faveur de la montée en puissanced’une « nouvelle économie », dite immatérielle. Ces études recommandentdes pratiques gouvernementales adaptées au projet d’une « société du savoir »,conçue sur le modèle managérial des « organisations apprenantes » (learningorganization). Pour adapter les pratiques gouvernementales, il faut les équiperadéquatement, et pour ce faire il existe la boîte à outils du « knowledgemanagement », c’est-à-dire un ensemble de concepts, de méthodes, de techni-ques pour gérer les connaissances. Il appartient désormais aux pouvoirs publicsde stimuler la production des connaissances par la recherche, leur distributionpar l’enseignement, ainsi que leur valorisation économique par l’innovation.Il s’agit donc de penser ensemble et d’articuler les politiques scientifiques, édu-catives et technologiques, comme les rouages d’une même machine. Recher-che – enseignement – innovation forment le fameux « triangle de laconnaissance », au fondement d’une « société de la connaissance ».

Édifier une « société de la connaissance » : tel est le projet porté en 1997par Édith Cresson, alors commissaire européenne chargée de la science, de la

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recherche et du développement. Elle la définit comme une « société danslaquelle la performance économique et la qualité de la vie dépendront davantage dela production, la transmission et l’exploitation des connaissances que de la fabricationet de l’échange de biens matériels » (Caracostas, Muldur, 1997, p. 2). L’ambitiond’un « espace scientifique et technologique européen » dépend, selon elle, desgouvernements nationaux qui devraient donner la priorité aux « politiques dela connaissance », c’est-à-dire prendre des mesures qui activent les facteurs dela « croissance endogène », à la fois le « progrès technique » et le « capitalhumain ». Le mandat de Cresson sera écourté en 1999, mais ce projet n’a pasété enterré. Il est même devenu le cheval de bataille de son successeur, Phi-lippe Busquin.

En janvier 2000, au moment où la Présidence portugaise du Conseil euro-péen prépare un programme d’action tourné vers une « économie européennede la connaissance », la Commission peut y contribuer en s’appuyant sur untravail de plusieurs années à ce sujet réalisé par la direction générale de laRecherche. Elle publie immédiatement une communication intitulée « Versun espace européen de la recherche », dans laquelle elle part du constatsuivant : « Le marché européen d’offre et de demande de connaissances et de tech-nologies est encore largement à créer » (Commission européenne, 2000, p. 8).Sans entrer dans les détails de ce projet, il est intéressant de noter que l’EERy est explicitement conçu en termes de marché. La Commission chercherad’ailleurs à populariser ce projet en diffusant en 2002 une brochure publiquede petit format, illustrée en couleur, au titre éloquent : The European ResearchArea. An internal knowledge market (European Commission, 2002). De même,dans son magazine d’information sur la recherche européenne (RDT Info), unarticle intitulé « Vers un marché des connaissances » affiche clairement dansson chapeau la révolution que l’EER entend opérer : « Le temps où, traditionnel-lement, les savoirs acquis dans l’espace scientifique académique constituaient unpatrimoine ouvert, mis à la disposition de tous, appartient au passé. Dans le champdes connaissances, production rime aujourd’hui avec protection et exploitation »(Commission européenne, 2002, p. 16). Ces documents donnent à voir l’épured’un plan. On verra plus loin comment la Commission entend l’exécuter mais,au préalable, revenons au printemps 2000.

Les 23 et 24 mars 2000, au sommet de Lisbonne, le Conseil européen assi-gne à l’Union un « nouvel objectif stratégique pour la décennie à venir : devenirl’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde »(Conseil européen, 2000, p. 5). Dans ce but, les chefs d’État et de gouverne-ment s’engagent à aménager, dans leur pays respectif et au niveau commu-nautaire, les conditions structurelles – aussi bien réglementaires, fiscales,sociales que culturelles – censées rendre possible l’avènement et la crois-sance d’une « économie de la connaissance » compétitive. Afin d’encadrer

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les initiatives nationales et d’éviter une dispersion des efforts, ils convien-nent du besoin de coordonner leurs politiques publiques qui n’en demeurentpas moins souveraines. Ils acceptent par conséquent d’inscrire leur élabora-tion dans un dispositif de coopération intergouvernementale. Ce dispositifn’a pas pour fonction d’intégrer les politiques nationales dans une politiquecommune, au moyen du droit communautaire. Il vise simplement à les infor-mer, au double sens terme : non seulement à les renseigner mais aussi à leurdonner forme par la mise à disposition d’indicateurs statistiques, de chiffresclés, de tableaux de bord, de guides de « bonnes pratiques », de plans et decalendriers d’action, d’objectifs et de cibles chiffrées. Cet équipement statisti-que et gestionnaire permet de mesurer et de comparer les performances natio-nales suivant une démarche inspirée du management stratégique d’entreprise.Ce dispositif s’est d’ailleurs fait connaître sous le nom de « stratégie deLisbonne » et s’adosse à une méthode sui generis, baptisée « méthode ouvertede coordination » (MOC).

Ce plan de bataille se veut donc méthodique, pragmatique mais aussi globalen ce qu’il embrasse tous les secteurs d’intervention publique. Il projette dixlignes d’action distribuées en deux volets : l’un vise à « préparer la transitionvers une économie compétitive, dynamique et fondée sur la connaissance », etouvre entre autres le chantier d’« un espace européen de la recherche et del’innovation » ; l’autre se propose de « moderniser le modèle social européenen investissant dans les ressources humaines et en créant un État social actif ».Dans ce programme, la recherche est donc attachée au volet économique.

En 2002, ce rattachement a été institutionnalisé au sein du Conseil del’Union européenne. Le Conseil réunit les ministres des États membres parsecteur d’activité, tel que les Affaires économiques et financières. Ces configu-rations sectorielles s’appellent les « formations » du Conseil. Or, en 2002, lesformations « Marché intérieur », « Industrie » et « Recherche » ont fusionnédans une formation unique, significativement baptisée « Compétitivité ».Pourquoi ce choix ? Associer la Recherche au Marché et à l’Industrie n’avaitrien d’évident. Les documents préparatoires prévoyaient plutôt la créationd’un Conseil regroupant la Recherche avec l’Éducation, la Formation pro-fessionnelle et la Culture. Mais le commissaire Busquin et son cabinet sontalors intervenus pour interrompre cette union. Ils ont défendu avec succèsl’idée que « la recherche avait davantage d’affinités, ou en tout cas un rôlebeaucoup plus important à jouer avec le marché et l’industrie dans un soucide compétitivité économique », qu’avec l’éducation et la culture ; qu’elleétait une pièce maîtresse du dispositif de Lisbonne et devait donc être traitéeau sein du Conseil dédié à la « Compétitivité » 3. Et comme cette affiliation

3. Extrait d’un entretien de l’auteur avec un membre du cabinet de Philippe Busquin (Bruxelles,mai 2003).

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est exclusive de toute autre appartenance, les décisions à prendre en matièrede recherche sont dorénavant uniquement négociées avec les responsablesdes politiques industrielles, de la concurrence et du marché intérieur.

Autre lien qui amarre solidement la recherche au seul objectif de compé-titivité économique : l’exercice du benchmarking comme technique de coor-dination des politiques nationales de recherche. Le recours à ce procédémanagérial est congruent à l’objectif de compétitivité. C’est une techniqued’étalonnage des performances, expérimentée dès les années 1950-1960 auJapon puis codifiée aux États-Unis avec l’essor du Total Quality Managementdans les années 1980-1990, avant d’être implantée dans l’administrationpublique sous l’influence du New Public Management et sous la pressiond’organisations internationales comme l’OCDE. Les théoriciens du manage-ment appréhendent le benchmarking comme une technique de « collaborationcompétitive » ; ils parlent même de « co-opétition ». Ce mot-valise composéde « coopération » et de « compétition » exprime l’idée selon laquelle le bench-marking hybride le principe coopératif régissant les organisations et la loiconcurrentielle du marché. En introduisant la concurrence dans les relationsde travail, et en favorisant la coopération entre « partenaires de bench-marking » par l’échange de « bonnes pratiques », il est censé agir comme unlevier de compétitivité. De fait, il agit plutôt comme une matrice decompétitivité : il produit la grandeur compétitive en construisant des perfor-mances, c’est-à-dire en chiffrant des résultats dans un espace d’équivalenceet en rendant visible leur comparaison dans des classements (Bruno, 2009).Ces classements sont à l’image de palmarès sportifs : ils servent à distribueréloges et blâmes, suivant la formule célèbre du « naming, faming, shaming ».On distingue les « meilleurs », les « champions », et on montre du doigt les« retardataires », les « derniers de la classe ». Cet exercice d’évaluation com-parative est supposé optimiser la compétitivité d’un collectif parce qu’il meten compétition ses membres pour qu’ils s’entraînent les uns les autres et enressortent plus aptes à affronter la concurrence extérieure. S’unir avec le ben-chmarking, c’est donc concourir : tendre vers un but partagé tout en rivali-sant pour être dans le « peloton de tête », ou du moins ne pas apparaîtrecomme la « lanterne rouge ».

Les quatre étapes de la MOC correspondent à la démarche du benchmar-king. Cependant, la méthode n’a pas pu s’appliquer complètement dans tousles domaines concernés par la stratégie de Lisbonne faute de statistiquescomparables et d’objectifs chiffrés – les benchmarks en jargon managérial 4.Mais ce n’est pas le cas des politiques de recherche. Grâce à l’effort d’harmo-nisation internationale des statistiques scientifiques et techniques, entrepris

4. C’est en particulier le cas de la lutte contre l’exclusion sociale et la pauvreté (Bruno, 2010).

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par l’OCDE depuis les années 1960, les indicateurs sont disponibles. Et dès2002, une cible chiffrée est fixée par le Conseil européen (Bruno, 2008b).Afin de « réduire l’écart entre l’UE est ses principaux concurrents », il conclutque « l’ensemble des dépenses en matière de R&D et d’innovation dans l’Uniondoit augmenter pour approcher 3 % du PIB d’ici 2010 » ; en précisant que « lesdeux tiers de ce nouvel investissement devraient provenir du secteur privé » (Con-seil européen, 2002). Cependant, à mi-parcours de la stratégie de Lisbonne,en 2005, un groupe d’experts réputés indépendants remet un rapport d’éva-luation qui dresse un bilan très décevant. Ce que la Commission et le Conseileuropéen concèdent bien volontiers. Le benchmark des 3 % est là pour illus-trer l’échec : au lieu de s’en approcher, l’Union européenne s’en est éloignée,d’autant plus qu’elle s’est élargie à des pays dont l’intensité de recherche estinférieure à la moyenne des anciens (Commission européenne, 2004). Pour-tant, ni les uns ni les autres n’appellent à l’abandon de la stratégie ou à unchangement de méthode. Tout au contraire, ils considèrent qu’elle est plusque jamais d’actualité et qu’il convient donc de la « relancer ». Cette relancepasse par une rationalisation gestionnaire (streamlining). Elle consiste en un« recentrage des priorités », un raccourcissement des listes d’indicateurs deperformance utilisés, et une concentration des efforts sur les priorités écono-miques au détriment des objectifs sociaux et environnementaux. En outre,les cycles de benchmarking sont mis à profit pour exercer une pression sansrelâche sur les gouvernants des États membres en leur donnant à voir lesécarts de performance qui se creusent entre l’Union européenne et les États-Unis ou le Japon, mais aussi entre leurs pays. Ils s’accompagnent de discoursmobilisateurs qui ont recours au registre de l’urgence, de la course, du sprintfinal, du retard à rattraper 5.

2010 approchant, 2020 a pris le relais comme point de fuite pour assurer lacontinuité des efforts. Dès 2008, le processus le Ljubljana a été lancé pouractualiser le projet d’EER dans un programme baptisé « Vision 2020 ». Dansce scénario, les activités scientifiques ont pour seule fin de déboucher sur desinnovations technologiques, et les principaux acteurs de l’EER sont les entre-prises. Il est néanmoins admis qu’il faut leur adjoindre un metteur en scènepour poser le décor et régler leur jeu. Ce metteur en scène n’est autre que lapuissance publique. Il appartient ainsi aux autorités européennes, nationaleset régionales, d’encourager indirectement les entreprises « à innover et àinvestir dans la R&D » – indirectement car leur action politique ne doit êtrequ’incitative. Leurs interventions doivent se limiter à façonner un environne-ment fiscal, réglementaire, social, culturel attractif aux yeux des investisseursprivés. Elles doivent faire en sorte que les entreprises puissent « facilementnouer des partenariats de recherche avec la base scientifique publique européenne et

5. Pour une analyse des discours sur le retard dans le cas français, voir (Bouchard, 2008).

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bénéficie[r] de conditions-cadres intéressantes » 6. À l’échelle européenne, un telenvironnement suppose « un marché unique de la connaissance », et « un cadreopérationnel en matière de droits de propriété intellectuelle » (ibid., p. 4 et p. 8).

Début 2010, la Commission a intégré cette « Vision 2020 » de l’EER dansun programme plus large, baptisé « Europe 2020 : une stratégie pour une crois-sance intelligente, durable et inclusive » 7. Elle y propose un volet consacré à« l’économie de la connaissance » comprenant trois plans d’action relatifs àl’innovation, la mobilité de la jeunesse, et l’agenda numérique. Le premier, quiconcerne la recherche même si le terme a disparu 8, vise un double objectif :« réduire le fossé entre la science et les exigences du marché » d’une part, et d’autrepart « cibler les investissements plus efficacement de manière à permettre aux idéesinnovantes d’être transformées en produits et services créateurs de croissance etd’emplois ». Le communiqué de presse annonçant le lancement de ce plan pré-cise qu’il s’agit de « permettre au secteur public d’intervenir pour stimuler le secteurprivé et pour lever les obstacles qui empêchent les idées d’accéder au marché »(Commission européenne, 2010). Aussi les États membres sont-ils appelés,entre autres, à « réformer leurs systèmes nationaux et régionaux de recherche etd’innovation de façon à créer l’excellence et à renforcer la coopération entre les uni-versités, la recherche et les entreprises » ; à « promouvoir les investissements privéspar le recours à des incitations fiscales et autres instruments financiers » ; à « créerdes partenariats de l’innovation publics-privés afin d’accélérer l’entrée sur le marchédes produits et services novateurs » ; ou encore à « étalonner les performances desuniversités et des programmes de soutien à la mobilité des jeunes professionnels pourencourager la modernisation et l’esprit d’entreprise ». Quant à la Commissioneuropéenne, elle se propose notamment d’ajouter « un nouvel indicateur sur lapart des entreprises innovantes à croissance rapide dans l’économie » aux 25 qu’ellepublie déjà dans son « tableau de bord de l’Union de l’innovation ».

LE « CHERCHEUR-ENTREPRENEUR » : FIGURE D’UNE SUBJECTIVITÉ NÉOLIBÉRALE

Dans la mesure où l’EER a été envisagé sur le modèle du « marché intérieur »,sa réalisation nécessitait d’éliminer les obstacles à la libre circulation des con-

6. Extrait du document « Vision 2020 pour l’Espace européen de la recherche » de la Commis-sion européenne, adopté par le Conseil « Compétitivité » des 1-2 décembre 2008 (Conseil del’Union européenne, 2008, p. 8).7. Voir les pages Internet dédiées à « Europe 2020 » sur le site officiel de la Commission <URL :http://ec.europa.eu/europe2020/index_en.htm>.8. Au projet phare d’un « Espace européen de la recherche » s’est ainsi substitué celui d’une« Union de l’innovation » qui subsume le précédent <URL : http://ec.europa.eu/research/inno-vation-union/index_en.cfm#>.

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naissances. Tout comme la construction du marché commun s’est fondée surles quatre libertés fondamentales reconnues par le traité de Rome – à savoirla libre circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs –,la volonté d’édifier un « marché des connaissances » a ainsi amené le Conseileuropéen à instaurer en 2008 une « cinquième liberté ». Outre la libre circu-lation des produits et services de la connaissance, sous forme de licences oud’expertises, les entreprises ont également besoin de « cerveaux » mobiles.D’où la mission incombant aux gouvernants de lever « les obstacles finan-ciers et administratifs » à l’établissement d’un « marché unique du travail quipermette une mobilité entre pays et entre secteurs [public et privé] » (Con-seil européen, 2008, §8). En d’autres termes, la liberté de circulation accor-dée aux connaissances renvoie non seulement à leur marchandisation, c’est-à-dire à leur valorisation et à leur échange sous forme de marchandises com-mercialisables, mais aussi à leur incarnation sous les traits de « chercheurs-entrepreneurs » mobiles, porteurs d’un « capital humain » déterritorialisé,facilement délocalisable vers des pôles plus attractifs.

De ce point de vue, l’« espace européen de la connaissance » ne consistepas en un simple changement d’échelle, mais en un changement de para-digme. Ses promoteurs parlent littéralement d’une « révolution culturelle ».Pour opérer cette révolution, les gouvernants doivent mettre les scientifi-ques en condition de devenir des « chercheurs-entrepreneurs ». Ils doiventleur insuffler la culture du résultat, le goût de la prise de risque, l’envie decréer leur propre entreprise. Par des dispositions juridiques, financières oufiscales, il s’agit de les placer dans un environnement concurrentiel, où les res-sources sont rares, ce qui conduit les chercheurs à s’engager dans une compéti-tion avec leurs pairs pour obtenir les financements nécessaires à leursrecherches ; à répondre à des appels d’offre, à monter des projets collectifs, à lesgérer, les évaluer suivant un calcul utilitariste ; à entrer dans une logique deperformance, en se pliant aux obligations de reporting, de benchmarking,d’« assurance qualité », ou encore de valorisation que le ministère françaisde l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) définit comme « latraduction des découvertes scientifiques en applications industrielles et commerciales,que ce soit sous forme de licences, de partenariats industriels, de création d’entrepri-ses, ou encore de mobilité des chercheurs publics vers le privé »9.

9. Extrait du glossaire consultable dans le dossier thématique « Investissements d’avenir » sur lesite du MESR <URL : http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/> (consulté le 15/02/2011). Voir également dans la rubrique « Concours, emploi et carrières » / « Personnel ensei-gnant du supérieur et chercheurs » le « Vade-mecum des passerelles public-privé » qui propose :un guide des coopérations avec les entreprises ; les « chiffres-clés des chercheurs entrepreneurs » ;et « douze portraits d’entrepreneurs-chercheurs ».

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Cette mise en compétition doit être distinguée de la marchandisation àproprement parler. Il faut bien voir que la mise en marché des connaissancesprésente une double facette à analyser. D’une part, il s’agit de bâtir un marchédes biens et des services produits par la recherche, ce qui passe par une certaineintégration juridique, observable notamment dans le domaine des droits depropriété intellectuelle avec le dossier épineux d’un brevet unitaire européen.D’autre part, il s’agit d’organiser une compétition durable au sein de ce marchéqui mette aux prises des organisations compétitives, dont l’entreprise est lemodèle par excellence. Dans un cas, on a une logique d’intégration, d’unifor-misation ou d’harmonisation normative ; dans l’autre, une logique de différen-ciation, de classement et de distinction, de hiérarchisation, de polarisation, dedualisation. S’agissant de l’« espace européen de la connaissance », il n’ajamais été question d’intégrer les « systèmes nationaux de recherche etd’innovation » dans un système unique régi par une politique scientifiquecommune. Il s’agit de procéder à leur mise en concurrence, dans un souci decompétitivité, toujours suivant le postulat managérial qu’on ne devientcompétitif qu’en étant soumis à la compétition. Et cette compétition est sup-posée universelle en principe, si bien qu’elle est généralisée en pratique. Elleconcerne aussi bien les individus « chercheurs-entrepreneurs », les labora-toires et leur territoire d’implantation formant des « pôles d’excellence » ou« de compétitivité », que les gouvernants eux-mêmes aux échelons local,régional ou national, et même européen. Comme tous les managers, ils doi-vent eux-mêmes se plier aux exigences d’une gestion stratégique de la perfor-mance qui englobe les employés comme les cadres, les gouvernés comme lesgouvernants.

Le principe concurrentiel est en quelque sorte mis en abyme. Il dessineune nouvelle géographie politique qui emboîte des espaces de compétitivitédans les espaces de compétition. L’EER est ainsi conçu comme un lieu decompétitivité dans un espace concurrentiel mondialisé, mais pour rendre lesacteurs en son sein compétitifs, il doit lui-même être aménagé comme unterrain de compétition. De même, les gouvernements doivent assurer lacompétitivité de leur système national de recherche, en organisant la com-pétition entre toutes leurs composantes : chercheurs, sites, revues, projets,réseaux, etc. Au principe de péréquation qui visait une certaine cohésionsociale et territoriale se substitue ainsi un principe de sélection des meilleurs,qui s’apparente si bien au darwinisme social que le MESR n’hésite pas à par-ler d’« écosystème de l’innovation ».

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GOUVERNER AU MOYEN D’UNE TECHNOLOGIE« ENVIRONNEMENTALE »

Dans cette optique, les gouvernants sont investis d’une mission stratégique :agencer un environnement compétitif. Ce type d’intervention gouverne-mentale ne relève pas tant de la souveraineté étatique que d’une gouverne-mentalité néolibérale qui consiste à agir sur « l’environnement » du jeuéconomique, sur ses conditions-cadres, en laissant les joueurs aussi libres quepossible. Michel Foucault nous rappelle que le programme du libéralismeéconomique a toujours projeté « une société dans laquelle il y aurait optimisa-tion des systèmes de différence, […] dans laquelle il y aurait une action non pas surles joueurs du jeu, mais sur les règles de jeu, et enfin dans laquelle il y aurait uneintervention qui ne serait pas du type de l’assujettissement interne des individus,mais une intervention de type environnemental » (Foucault, 2004, p. 265). À laquestion « Comment gouverner un Espace européen de la recherche et deschercheurs-entrepreneurs ? », le néolibéralisme apporte ainsi une réponse enproposant une technologie « environnementale » de gouvernement qui apour fonction de favoriser le jeu économique et les initiatives entrepreneu-riales. C’est bien cette rationalité qu’on trouve à l’œuvre dans les présuppo-sés qui président à ladite « gouvernance » des universités et des centres derecherche. Dans un discours prononcé à l’université d’Orsay, en 2007, le Pre-mier ministre français, François Fillon, a clairement énoncé les principes decet art de gouverner.

« Nous allons créer, dès maintenant, les conditions d’un renforcement del’autonomie et donc de la responsabilité des établissements. Il convient de permet-tre à ceux-ci de s’inscrire dans une logique de performance où la réflexion sur laqualité même de la performance devient en soi un acte de responsabilité. Ici, sepose naturellement le problème de leur gouvernance. […] Encore trop nombreuxsont ceux qui pensent, au nom d’un idéal de réalisation immédiat ou encore aunom d’une nostalgie planificatrice, que l’intervention de l’État réclame un néces-saire contrôle a priori. Or, tout l’art de l’État consiste à voir dans l’action desacteurs la promesse d’une production de qualité mesurable plutôt que la révérenceà un cadre pré-établi. Certains diront qu’en acceptant la diversification, l’Étatjoue la concurrence ‘sauvage’. Nous leur répondrons “émulation, génie propre,efficacité”. […]

En incitant les acteurs les plus concernés à s’engager dans une organisation quireconnaît la diversité des compétences, des environnements, des objectifs et desambitions, le renouvellement de la gouvernance s’en trouvera renforcé. C’est doncfavoriser “une meilleure division du travail pour répondre aux enjeux de la compé-tition internationale” 10. »

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Pour saisir cette rationalité gouvernementale, il faut se débarrasser du pré-jugé répandu selon lequel les tenants du « libre marché » seraient par défini-tion non interventionnistes et anti-étatiques. Bien au contraire, le marchéconcurrentiel est toujours le produit socio-historique d’une gouvernementa-lité active. Il n’est plus à démontrer que toute dérégulation libérale est enpratique une re-réglementation caractérisée par une forte inflation législa-tive, par une intense activité normative, réglementaire, administrative ; bref,par un interventionnisme sans relâche des pouvoirs publics qui endossent laresponsabilité d’édicter et de faire respecter les règles concurrentielles du jeuéconomique ainsi que d’entretenir un « environnement », social et culturel,propice à l’esprit d’entreprise. S’il fallait encore s’en convaincre, on pourraitconvoquer Karl Polanyi qui a bien montré que : « Le laissez-faire n’est pas uneméthode permettant de réaliser quelque chose, c’est la chose à réaliser » (Polanyi,1983, p. 189). Les promoteurs de l’EER le savent bien.

Dès 1997, la Commission européenne s’est attelée à élaborer le moded’emploi d’un bon gouvernement des activités scientifiques. C’est notam-ment l’objet d’un rapport publié par la direction générale chargée alors de laScience, Recherche et Développement (DG XII) sous le titre : « La Société,Ultime Frontière. Une vision européenne des politiques de recherche etd’innovation pour le 21e siècle ». On peut y lire que le « nouveau contexte del’innovation » commande une coopération entre les entreprises, les universités et lespouvoirs publics pour « investir dans la R&D, dans l’éducation et la formation,dans l’information, et plus généralement dans l’immatériel » (Caracostas, Muldur,1997, p. 133). Au-delà des programmes-cadres qui, depuis 1984, contribuentà poser les jalons d’un « système européen de recherche et d’innovation », lerapport propose de « tirer davantage profit des complémentarités entre spé-cialisations nationales » en approfondissant la coordination à plusieursniveaux : entre les échelons européens, nationaux et régionaux ; entre lesactions communautaires et intergouvernementales ; également, entre lespolitiques scientifiques et technologiques, et les autres politiques publiques.Dans cette perspective, il n’est pas souhaitable d’intégrer les systèmes natio-naux en les uniformisant. Il est préférable d’exploiter leur diversité commeun atout compétitif, et ce en introduisant les outils propres à la « gestion del’innovation » dans la « gouvernance » aussi bien des entreprises que desÉtats. Le rapport encourage donc l’interventionnisme étatique, mais suivantdes modalités qui n’ont rien à voir avec l’action redistributive de l’Étatsocial. Un court extrait permet de saisir l’esprit de ce mode d’intervention :

10. Discours disponible en ligne <URL : http://www.gouvernement.fr/premier-ministre/inter-vention-de-francois-fillon-a-l-universite-d-orsay>.

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« Le débat sur ‘plus ou moins d’État’ de ces dernières décennies est révolu, ils’agit de parvenir maintenant à ‘mieux d’État’, c’est-à-dire à un État catalyseur etopérateur, apte à relever les défis socio-économiques du présent et de l’avenir. Lesarguments classiques en matière de justification économique de l’action publiquedoivent donc être complétés par une prise en compte des nouvelles caractéristiquesde l’innovation, dans une économie et une société de l’mmatériel et dans un con-texte de mondialisation. Dans ce nouveau cadre, la seule véritable contrainte àl’élargissement des champs d’intervention publique est l’efficacité avec laquellecelle-ci parvient à accroître le rendement privé et social des investissements techno-logiques et à satisfaire les besoins croissants de l’économie et de la société dans sonensemble. Les pouvoirs publics sont également obligés de prouver la pertinence etl’efficacité de leurs actions en matière de R&D, en démontrant que celles-ci abou-tiront à des performances visibles et tangibles, c’est-à-dire de nouveaux produits,procédés et services, les seuls résultats perceptibles au grand public » (Ibid., p.137-138).

En pratique, le rapport prescrit une « professionnalisation de l’actionpublique » 11 par le développement de « compétences, pour l’essentiel mana-gériales et organisationnelles », et par l’usage d’« instruments quantitatifsd’aide à la décision », tel le benchmarking pour « comparer, évaluer et sélec-tionner » les projets prioritaires (ib., p. 161-162). Il propose aussi de systéma-tiser les pratiques de surveillance (monitoring), de classement (rating) et de« prime au succès » qui présupposent la fixation d’« objectifs mesurables », ladisponibilité d’« indicateurs fiables et harmonisés », ainsi qu’une cultured’« obligation de résultats ». Bref, il s’agit d’équiper les gouvernements denouvelles techniques managériales, conformément au modèle mis en avantd’un « État entrepreneur », avec une double casquette : celle de « pilote stra-tégique des partenariats public/privé » et celle d’« accompagnateur du chan-gement » vers une « société de la connaissance ». Quant à la Commission,elle se cantonnerait à une aide logistique en produisant tous les supports à une« collaboration compétitive » entre États, à savoir des statistiques compara-bles, des batteries d’indicateurs de performance, des tableaux de bord, des pal-marès, etc.

Cette « conception ‘entrepreneuriale’ et ‘apprenante’ de l’action publique »(ib., p. 167) a imprégné le dispositif de Lisbonne, et se déploie toujours avecla stratégie « Europe 2020 ». Elle anime une façon managériale de gouverneret de programmer la recherche dont les méthodes ne sont pas sans précédent.D’aucuns y perçoivent une certaine continuité avec les procédés employéspar la planification soviétique. Ce qui au premier abord peut paraître para-

11. C’est le propos du chapitre 5 intitulé « Favoriser les coalitions innovantes par la profession-nalisation de l’action publique (Des modes d’action innovants) » (p. 160-171).

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doxal, voire provocateur, prend sens dès lors qu’on considère le managementcomme une technologie politique.

CONCLUSION : DE LA GOUVERNEMENTALITÉMANAGÉRIALEDans le Nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello envisa-gent le management « comme la systématisation et comme l’inscription dans desrègles de conduite à caractère général, de pratiques forgées au sein des entreprises »(Boltanski, Chiapello, 1999, p. 96). Son histoire est celle « d’une sophistica-tion permanente des moyens de maîtriser ce qui se passe dans l’entreprise [maisaussi dans] son environnement » (ibid., p. 124). Depuis leur première mise aupoint par Frederick Taylor et Henri Fayol, les techniques managériales ontévidemment évolué, mais elles se sont surtout disséminées hors de l’usine. Eneffet, cette discipline a toujours projeté sa volonté de faire science sur toutesles formes d’organisation, en postulant notamment un « isomorphisme fonction-nel entre gestion privée et gestion publique » (Cochoy, 1999, p. 211). Ainsi la« nouvelle gestion publique » (ou NPM) se propose rien de moins que de« réinventer le gouvernement » pour reprendre le titre de l’ouvrage de TedGaebler et David Osborne (1992) qui fait référence en la matière.

Tout comme le corporate governance et ses dispositifs de gestion par objec-tifs visent à « encadrer les cadres », le NPM entend « gouverner les gouver-nants ». Il désigne une technologie politique qui ne permet pas d’exercer unpouvoir de type souverain ou disciplinaire, mais un contrôle à distance.L’action gouvernementale qu’il préconise consiste à informer une libertéd’action coextensive à la production de performances. C’est ce qu’aménage laMOC dans le cadre de l’Union européenne : le but n’est pas d’uniformiser lessystèmes nationaux sous la contrainte juridique, mais bien de différencier leursperformances en faisant jouer la liberté souveraine des États membres. Ce jeus’inscrit dans un cadre commun qui rend possible la production de performan-ces, c’est-à-dire de résultats chiffrés et comparables. Poser ce cadre consiste àfixer des objectifs précis et à prévoir des délais pour les atteindre. Autrementdit, il s’agit de programmer, de planifier. La « planification stratégique » estune technique managériale en vogue depuis les années 1980. Mais avant elle,la planification soviétique a aussi connu son heure de gloire. Entre les objectifsquantitatifs fixés au temps du productivisme, voire du stakhanovisme, et lesbenchmarks que comporte aujourd’hui toute stratégie d’entreprise, l’analogieest souvent ébauchée. De même, entre les plans quinquennaux français ousoviétiques et les Programmes-cadres de recherche et de développement(PCRD) européens. La programmation de la recherche qui est au cœur de cenuméro procède d’un exercice classique de rationalisation gestionnaire.

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On ne peut pas comprendre le phénomène managérial tel qu’il se mani-feste aujourd’hui avec la « nouvelle gestion publique » et sa « bonne gouver-nance », sans récuser l’alternative entre (néo)libéralisme et socialisme(soviétique). Si l’on s’en tient aux technologies de gouvernement, alors le« socialisme n’est pas l’alternative au libéralisme » (Foucault, 2004, p. 95). C’estla thèse que Foucault soutient dans sa leçon du 31 janvier 1979 du cours auCollège de France. Selon lui, le socialisme présente une lacune fondamen-tale : il lui manque rien de moins qu’une rationalité gouvernementale.Autrement dit, « il n’y a pas de gouvernementalité socialiste autonome ». Ellereste à inventer. Historiquement, empirement, le socialisme n’a pu « être misen œuvre que branché sur des types de gouvernementalité divers » (ibid., p. 93). Ilexiste bien sûr des techniques d’organisation socialiste comme la coopérativeou l’autogestion, mais elles n’ont encore jamais franchi le seuil technologique.Socialisme et libéralisme ne sont donc pas de même niveau, ils ne forment pasune alternative exclusive. « D’où leur possibilité de symbiose malheureuse » pourreprendre la formule de Foucault. Et cette symbiose s’ouvre avec l’ère desmanagers, figure incarnée notamment par Taylor dont le modèle de direc-tion scientifique des entreprises nourrit la réflexion et la pratique gouverne-mentale de Lénine lui-même (Linhart, 1976). Tout au long du 20e siècle, lasophistication et l’universalisation de la discipline managériale ont nourri unprocessus de gouvernementalisation des conduites qui n’est pas sectoriel. Lamanagérialisation des activités industrielles concerne tout autant les autressecteurs d’activité humaine : la santé, la culture, la justice, l’éducation,… etla recherche n’est évidemment pas épargnée. La logique englobante, exclu-sive, expansionniste – pour ne pas dire impérialiste – de cette technologiegouvernementale contrevient à l’autonomie politique au sens large. Enmatière scientifique, ce sont les principes d’indépendance matérielle et deliberté intellectuelle qui perdent ainsi leur valeur cardinale, au profit d’autresgrandeurs exprimées en termes de performance et de compétitivité. D’oùl’intérêt fondamental d’interroger les modèles et les présupposés d’une pro-grammation managériale de la recherche.

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