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À propos des Mémoires de Robert Loffroy Les Cahiers d’Adiamos 89 n°13 (mai 2015) Communisme rural et Résistance dans l’Yonne

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À propos des Mémoires de Robert Loffroy

Communisme rural et Résistance dans l’Yonne

Petit paysan de Guerchy, village de l’Aillantais, Robert Loffroy a pris la plume dans les années 1980 pour raconter sa vie et surtout parler de la Résistance communiste, dont il a été localement l’un des principaux acteurs. Récemment publiées par les soins de l’ARORY, ses Mémoires constituent un document aussi exceptionnel que passionnant sur l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et sur l’évolution de la société rurale icaunaise, des années 1920 aux années 2000.Par sa grande précision et son honnêteté, le récit de Robert Loffroy nous permet d’approfondir notre réflexion sur cette histoire encore proche, en mettant en miroir la réalité locale et la réalité nationale, mais aussi d’étendre notre réflexion aux problématiques de l’engagement. Pourquoi et comment un jeune paysan devient-il communiste dans les années 1930 ? Puis un des plus hauts responsables de la Résistance FTPF dans son département ? Comment prolonge-t-il après-guerre son engagement ? En quoi la réflexion sur l’itinéraire hors du commun de Robert Loffroy peut-elle éclairer d’une façon plus large les engagements d’une génération de jeunes gens qui ont été confrontés à la guerre ?C’est à ces questions – et à bien d’autres – que les communica-tions présentées lors du colloque organisé à Auxerre dans le cadre de la commémoration du 70e anniversaire de la Libéra-tion ont tenté d’apporter des éléments de réponse.

Couverture réalisée par Fabrice Delasselle à partir de documents privés.

Les Cahiers d’Adiamos 89 n°13 (mai 2015)

Prix : 14 €

ISSN : 2100-8957

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Communisme rural etRésistance dans l’Yonne

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robert loffroy et la résistance non communiste de l’yonne

Thierry Roblin

« Rassemblant mes souvenirs, je vais m’efforcer de retracer, telle que je l’ai vécue, l’épopée des FTP de l’Yonne, de février 1944 à la Libé-ration. Je vais essayer de réaliser ce travail, mois par mois, en évitant de rompre les fils de cette trame compliquée qui unissait les groupes, les détachements, puis par la suite, les compagnies1 (…) »

Lorsqu’il rédige ses Mémoires à partir des années 1980, Robert Loffroy se fixe pour objectif de retracer l’histoire de la Résistance communiste dans l’Yonne, en particulier celle des FTP dont il a été un des principaux responsables. Il y décrit alors la naissance puis la montée en puissance de la Résistance communiste, écrivant qu’en juin 1942, « le Parti communiste était, dans l’Yonne, pratiquement seul pour appeler à la Résistance et l’organiser. » Plus loin, dans un chapitre intitulé « Nous ne sommes plus seuls2 », il évoque la Résistance non communiste en soulignant qu’elle n’apparaît qu’à partir du printemps 1943. Pourtant, comme l’ont montré les travaux menés dans l’Yonne par l’ARORY qui attestent de l’existence d’une Résistance non communiste avant même l’entrée en résistance du Parti communiste au printemps 1941, c’est là une affirmation qui est fortement à nuancer3.

1. Robert Loffroy, Mémoires d’un résistant et militant communiste de l’Yonne, Auxerre, ARORY, 2014, p. 189.2. Ibid., p. 138.3. Voir l’ouvrage de l’ARORY, Un département dans la guerre, Paris, Tirésias, 2007.

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Aussi est-il intéressant de chercher à comprendre pourquoi Robert Loffroy ne prend pas toute la mesure de la Résistance non communiste quand il est dans l’action résistante, puis à expliquer pourquoi, quand il rédige ses Mémoires, il la minore ou l’ignore.

Trois points seront donc abordés successivement ici : la Résistance non communiste telle qu’elle est évoquée par Robert Loffroy, celle qu’il ignore bien qu’elle soit active dans l’Yonne, et enfin les raisons pouvant expliquer ce silence.

robert Loffroy et La résistance non communiste

« Maintenant [après la bataille de Stalingrad] il existait, paraît-il, d’autres organisations de Résistance que les nôtres mais, jusqu’en ce prin-temps de 1943, rien ne m’en révélait la présence4. » On mesure, à la lecture de cette citation, tout le scepticisme éprouvé par Robert Loffroy face à la résistance non communiste. Mais qu’en sait-il exactement ? Comment la perçoit-il ? Quels contacts a-t-il réellement eu avec elle et jusqu’à quel point en ignore-t-il encore la réalité au moment où il rédige ses Mémoires ?

La Résistance non communiste telle qu’elle est évoquée par Robert Loffroy

Le premier contact entre Robert Loffroy et la Résistance non commu-niste a lieu au printemps 1943 à Guerchy, où, après avoir été sollicité par son ami Marcel Lods, il accepte de rencontrer une jeune femme, Lise Huti-nel (née Coulon), que la captivité en Allemagne de son mari, officier, a obligé à retourner vivre auprès de sa famille à Guerchy, et que Lods lui a présentée comme une éventuelle recrue pour le Front national. Aussi prudent que méfiant – conformément à l’attitude qui sera constamment la sienne pendant ses années de Résistance –, Loffroy prend alors contact chez son ami avec celle qu’il décrit comme « la belle madame Hutinel ». Paul Dubois (« Charlot »), responsable régional des Jeunesses communistes à ce moment-là hébergé chez Lods, assiste également à cette rencontre qui dure près d’une heure.

Loffroy comprend rapidement que Mme Hutinel appartient à une orga-nisation de résistance non communiste, mais il ne cite pas son nom. Il s’agit du mouvement Ceux de la Libération, implanté dans le Sénonais depuis 1942, qui recrute majoritairement dans les milieux militaires, bourgeois et surtout de la droite nationaliste, comme le Parti social français du colonel de la Rocque. Loffroy n’est pas convaincu par celle qu’il décrit comme « ner-

4. R. Loffroy, Mémoires…, op. cit., p. 130.

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veuse et mal à l’aise ». Aussi, il décide de ne pas poursuivre les contacts, d’autant plus qu’il semble y avoir un malentendu : « Visiblement cette femme cherchait des renseignements sur une organisation de Résistance qui existait dans l’Aillantais et dont je n’entendais parler que pour la première fois5 (…). »

L’organisation en question est le ré-seau Jean-Marie Buckmaster, en fait une des principales organisations de résis-tance de l’Yonne. Elle est principalement implantée dans l’Aillantais, canton natal de Robert Loffroy, qui est aussi le secteur principal de son action résistante, du moins jusqu’en janvier 1944. Pour ces raisons, cette organisation ne le laisse pas indifférent. « En cette fin du printemps de 1943 allait se manifester, dans le Jo-vinien et plus particulièrement dans la région d’Aillant-sur-Tholon, toute une activité, plus ou moins clandestine, qui allait m’apporter la preuve que les orga-nisations dépendantes du Parti commu-niste n’étaient plus seules dans la Résistance6. »

Le réseau Jean-Marie Buckmaster dépend des Anglais, plus exactement du SOE (Special Operations Executive). C’est Henri Frager, résistant parisien ancien membre de Carte, un des premiers réseaux SOE apparus dès 1941, qui l’a créé et le dirige7.

Henri Frager est en contact étroit avec les services londoniens du SOE. Il se rend clandestinement à de nombreuses reprises en Angleterre. Ce réseau possède des antennes dans de nombreux départements français dont l’Yonne, où, à partir de février 1943, deux résistants aux caractères aussi différents que complémentaires dirigent l’organisation, Alain de la Roussilhe, fils du notaire de Chassy dans l’Aillantais, et Pierre Argoud,

5. Op. cit., p. 131.6. Op. cit., p. 135.7. Pour l’historique de cette organisation, voir le livre de Thomas Rabino, Le réseau Carte, Paris, Perrin, 2008.

Henri Frager.Fondateur et responsable du réseau Jean-Marie Buckmaster. Arrêté le 2 juil-let 1944 par l’Abwher, il est déporté à Buchenwald où il est exécuté le 6 oc-tobre 1944.

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vétérinaire à Aillant-sur-Tholon. De la Roussilhe dispose d’une liaison radio avec Londres, indispensable pour organiser des parachutages, tandis qu’Argoud, notable respecté, recrute beaucoup de volontaires aillantais.

D’autres organisations de la Résistance non communiste sont évoquées ailleurs par Robert Loffroy, mais de manière plus succincte. Il cite notamment le mouvement Libération-Nord, implanté dans le Jovinien au printemps 1943 par Pierre Vauthier, secrétaire fédéral de la SFIO en 1939. Ce mouvement s’est développé dans une bonne partie du département en intégrant des groupes de résistance, comme le groupe jovinien Bayard qu’a créé et que dirige Paul Herbin, un ancien militaire également mentionné par Loffroy.

Ce dernier évoque aussi le BOA, Bureau des opérations aériennes, dont

une antenne était implantée dans la partie auboise de la forêt d’Othe, un des secteurs géographiques dont il avait la responsabilité. Robert Loffroy avoue avoir été impressionné par la prestance et l’autorité que dégage Jean-Marie Raynaud (« Francoeur »), le responsable du BOA. Il accepte sans broncher les critiques de celui-ci sur les libérations anticipées décidées par le Parti communiste après le Débarquement. À noter que le BOA était aussi présent dans le Sénonais jusqu’à son démantèlement provoqué par la répression de l’automne 1943. Le BOA se restructure de nouveau en 1944 en Puisaye, afin d’organiser les parachutages destinés au Service Natio-nal Maquis (désigné par Robert Loffroy comme l’« Organisation National Maquis »).

Robert Loffroy cite encore l’OCM (Organisation Civile et militaire), présente à Sens et dirigée par Jean Ferry, décrit comme « un patriote convaincu qui avait un pied dans le Front national et l’autre dans l’OCM. »

Enfin, Robert Loffroy parle longuement des résistants non communistes qui ont rejoint le Front national. Il est vrai que ce mouvement de résistance

Pierre Argoud.Responsable dans l’Yonne de l’antenne du réseau Jean-Marie Buckmaster jusqu’à son arrestation à Dijon en jan-vier 1944. Déporté à Dachau puis au camp de Flossenburg, il y meurt d’épui-sement le 20 octobre 1944.

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créé à l’initiative du Parti communiste au printemps 1941, marquant ainsi « l’aube de la Résistance » selon Loffroy, a beaucoup recruté, et ce dans tous les milieux sociaux et politiques : « Avec évidemment les communistes, on y trouvait beaucoup de socialistes, des chrétiens et des nationalistes, par-fois anciens membres des Croix-de-Feu ou des ligues fascisantes d’avant-guerre (…)8. »

Selon Loffroy, à la tête du Front national régnait « un excellent climat, une parfaite entente », mais il reconnaît que le Parti « devait faire montre de beaucoup de doigté, de beaucoup de souplesse dans son rôle d’orienta-tion et d’impulsion de l’action du Front national. » Preuve que le Parti com-muniste dans l’Yonne ne contrôlait pas complètement la direction du Front national, qui n’était pas communiste, à la différence de celle des groupes FTP (Francs-Tireurs et Partisans). Toutefois des problèmes se posaient à la base, et Robert Loffroy dénonce l’anticommunisme virulent de certains membres du Front national, en citant l’exemple du Front national implanté à Saint-Florentin où, d’après lui, « les notables ont cherché à évincer les communistes des responsabilités9. »

Une perception négative de la Résistance non communiste

S’il ne l’ignore pas, Robert Loffroy voit pourtant la Résistance non com-muniste au mieux comme attentiste et au pire comme douteuse, peu fré-quentable, inféodée aux Anglais et infiltrée par les Allemands.

Une organisation concentre une grande partie de ses critiques, il s’agit du réseau Jean-Marie Buckmaster. De la Roussilhe est décrit comme « un paresseux, jouisseur et débauché », et Argoud est vilipendé pour son anti-communisme, avec cette phrase qui lui est attribuée : « Débarrassons-nous d’abord des Allemands et ensuite, nous réglerons leur compte aux commu-nistes ! » Toutefois Robert Loffroy lui reconnaît des qualités, le décrivant comme étant « très courageux, intrépide même (…)10 ».

Mais Robert Loffroy ne considère pas les membres du réseau Jean-Ma-rie comme d’authentiques résistants et les qualifie, avec un certain mé-pris, d’« agents de l’IS », c’est-à-dire des Anglais. « Nous avions une très grande méfiance envers ces agents de l’Intelligence Service, non seulement parce que l’anticommunisme perçait dans leur comportement, mais sur-tout parce que le Comité militaire national des FTP nous mettait en garde

8. Robert Loffroy, Mémoires…, op. cit., p. 127.9. Op. cit., p. 186.10. Op. cit., p. 139.

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avec insistance contre ces réseaux dans lesquels l’ennemi avait infiltré bon nombre d’agents doubles11. » Aussi, lorsqu’il évoque le réseau Jean-Marie Buckmaster, c’est toujours pour le discréditer en rappelant son infiltration par l’Abwehr à partir de mars 1943, et les agissements troubles et douteux de certains de ses membres, comme Alain de la Roussilhe, accusé d’avoir des liens avec le commissaire spécial Grégoire, chargé de la répression de la Résistance dans l’Yonne, ou encore Roger Bardet, accusé d’avoir trahi.

Le cas de ce dernier illustre bien les problèmes liés au réseau Jean-Ma-rie. Roger Bardet est entré en Résistance en 1941, année où il intègre le réseau Carte, puis rejoint, fin 1942, Frager au sein du réseau Jean-Marie. À la suite d’une dénonciation, il est arrêté en avril 1943 par Bleicher, agent de l’Abwehr, service d’espionnage allemand spécialisé dans le « retourne-ment » de résistants. Bardet accepte alors la mission d’agent double que lui propose Bleicher et l’informe des parachutages et des sabotages menés par le réseau Buckmaster. Bardet, devenu l’agent « Dick », est grassement payé, preuve qu’il remplit sa mission avec zèle. Mais sentant le vent tour-ner, il décide en mai 1944 d’échapper à l’Abwehr et se réfugie dans l’Ail-lantais, où le PC du réseau est installé. Devenu le « commandant Roger », Bardet en impose par son autorité. Il devient dès lors un chef suscitant le respect et l’admiration des résistants de l’Yonne, lesquels ignorent bien entendu tout de son passé d’agent double. Mais ce rôle d’agent double est découvert après la Libération, juste au moment où il venait de former le 1er Régiment des volontaires de l’Yonne. Emprisonné, jugé puis condamné à mort en 1949, il est finalement gracié en 1959. Certes Robert Loffroy ne pouvait pas savoir tout cela en 1943 et 1944, cependant on peut esti-mer rétrospectivement qu’il avait de bonnes raisons de se méfier du réseau Jean-Marie, même si la trahison de Bardet n’a pas eu de conséquences graves dans l’Yonne, alors qu’elle en a eu dans d’autres régions.

Robert Loffroy voit aussi la Résistance non communiste comme une résistance concurrente. Ainsi pour lui, l’implantation forte, et même quasi-exclusive, du Service National Maquis en Puisaye s’expliquerait par l’ar-restation, début mars 1944, de Paul Dubois, le recruteur FTP : « Celui-ci arrêté, personne n’allait reprendre contact avec tous ces garçons si résolus, qui, plus tard, en désespoir de cause, rejoindront le Service National Ma-quis. Il en sera de même pour presque tous les résistants du Front national dans la Puisaye12. » C’est donc selon lui par défaut que la Résistance non communiste se développe.

11. Op. cit., p. 141.12. Op. cit., p. 204.

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Robert Loffroy perçoit même parfois la Résistance non communiste comme un adversaire, surtout quand elle est issue des milieux de la bour-geoisie et de la droite nationaliste. Ainsi, concernant sa décision prise en juin 1943 de ne pas poursuivre les contacts avec le mouvement Ceux de la Libération, il se justifie en déclarant à son ami Marcel Lods qu’il considère cette organisation « comme une organisation adversaire13. »

Contacts avec la Résistance non communiste

Malgré cette perception très négative de la Résistance non communiste, Robert Loffroy est pourtant obligé, en tant que responsable FTP, de déve-lopper des contacts avec des organisations non communistes afin d’obtenir des armes, et de solliciter des résistants non communistes pour bénéficier des planques devenues indispensables au résistant clandestin qu’il est à par-tir de janvier 1944.

Dans sa recherche d’hébergements, Robert Loffroy affirme avoir reçu le soutien de résistants non communistes : « C’étaient des gens de toutes conditions sociales qui me recevaient, qui m’hébergeaient. Ils étaient de diverses religions, ou sans religion, et d’opinions politiques très différentes (…) C’étaient des communistes ou d’anciens supporters de La Rocque, ils étaient athées comme les Desbordes à la poste de Theil-sur-Vanne ou catholiques fervents14 (…). »

Mais les relations apparaissent plus problématiques en ce qui concerne la recherche d’armes. Loffroy évoque des contacts noués avec ces organi-sations qui assuraient les parachutages, en particulier avec le réseau Jean-Marie. C’est ainsi qu’une partie des armes réceptionnées en juillet 1943 lors du premier parachutage du centre Yonne, au Four à Chaux sur la com-mune de Chassy, est récupérée par des résistants FTP, preuve qu’à la base le cloisonnement était assez peu étanche entre organisations communistes et non communistes. Les FTP bénéficient ailleurs de parachutages récep-tionnés en forêt d’Othe, même si Loffroy regrette après guerre la nature de certains contacts, en particulier ceux entre Michel Roussey (« Malopat »), membre du réseau Jean-Marie, et Henri Lefèvre (« Blondot »), chef d’un maquis FTP.

Mais dans l’ensemble, les relations entre la Résistance communiste et la Résistance non communiste sont très compliquées, voire conflictuelles. Robert Loffroy rejette les accusations de vols d’armes proférées par les responsables du réseau Jean-Marie et dénonce surtout l’anticommunisme

13. Témoignage de Marcel Lods en juin 1945, Archives départementales de l’Yonne, 1130 W 17.14. Robert Loffroy, Mémoires…, op. cit., p. 179.

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exprimé par la Résistance gaulliste, accusée d’ignorer les FTP : « J’étais catastrophé et je retournais mon indignation contre le BOA qui ignorait les FTP, sans doute sur ordres supérieurs. Je savais que des parachutages avaient lieu dans le département et que leurs bénéficiaires ne savaient souvent qu’en faire, risquant leur vie uniquement pour des questions de stockage. Hargneux, je me disais : “Ils auront des comptes à rendre après la guerre”15. »

Ces propos de Robert Loffroy sont à nuancer, car la France Libre a bien organisé des parachutages destinés à armer la Résistance communiste. Des recherches récentes ont en effet mis à jour l’existence de missions parachu-tées dans le nord de l’Yonne destinées à entrer en contact avec la résistance communiste, certes implantée à Paris. Cela confirme que les liens entre la résistance communiste et la France Libre ont été plus actifs qu’on l’a sou-vent affirmé16.

On voit donc que quand Robert Loffroy évoque dans ses Mémoires la Résistance non communiste, la perception qu’il en a reste très négative. Pour le militant communiste et résistant FTP, cette Résistance n’est pas jugée crédible, elle n’est pas « authentique », terme employé par des res-ponsables politiques communistes après guerre. Ce jugement lui permet de placer au premier plan la Résistance communiste dans l’Yonne.

Toutefois Robert Loffroy est loin de prendre toute la mesure de la Résistance non communiste, dont nos travaux ont révélé plusieurs aspects.

Les siLences concernant La résistance non communiste

Pour Robert Loffroy, la Résistance non communiste est inexistante avant le printemps 1943. Ce n’est évidemment pas exact : la Résistance non com-muniste existait bel et bien dans l’Yonne avant cette date.

Les groupes pionniers

Dans l’Yonne, les premières manifestations d’un esprit de Résistance apparaissent dès l’automne 1940, alors que le Parti communiste n’est pas encore engagé. On sait qu’au niveau national, le Parti a tenté de négocier avec les Allemands la reparution du journal L’Humanité à partir du 18 juin 1940 ; les contacts n’ont été rompus que fin août17. Dans l’Yonne, les

15. Op. cit., p. 207.16. Sur ce sujet, se reporter au bulletin de l’ARORY, Yonne-Mémoire, numéros 24 et 30, dans lesquels sont évoquées les missions du BCRA dans l’Yonne.17. À lire le livre de Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier, La négociation secrète, Paris, Éd. de l’Atelier, 2006.

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premiers tracts distribués par le Parti communiste sont anti-anglais et anti-gaullistes, de Gaulle y étant qualifié « de marionnette entre les mains des Anglais18 ».

Contrairement à ce qu’écrit Robert Loffroy, « l’aube de la Résistance » n’est pas l’entrée du Parti communiste en Résistance au printemps 1941, mais bien le fait de non communistes. Ces initiatives sont individuelles, comme celle des époux Cherpi en forêt d’Othe, ou collectives, avec la nais-sance de petits groupes nés de solidarités familiales et professionnelles. Ci-tons le groupe Bayard, qui se crée pendant l’année 1941 à Joigny, le groupe Georges Manoury à Saint-Maurice-Thizouaille en 1941 également, le groupe du colonel Mathis, du pharmacien Paul Picot et d’Alice Guilhem à Sens, de René Aubin et du docteur Seguin à Auxerre…

Certes, cette Résistance manque de moyens et ses actions se limitent à la mise en place de filières d’évasions pour les soldats prisonniers à l’au-tomne 1940, ou encore à dessiner des croix de Lorraine sur les façades de bâtiments réquisitionnés par l’Occupant. Il s’agit de manifestations patrio-tiques qui sont la preuve d’une volonté de résistance.

Ces groupes s’implantent dans des secteurs géographiques limités qui correspondent au rayon d’action de résistants sédentaires comme Argoud, dont Robert Loffroy dresse le portrait dans ses Mémoires en disant « que sa compétence était remarquée (et) lui apportait la considération des milieux agricoles. Ceux-ci lui faisaient confiance et bien des agriculteurs de l’Ail-lantais n’ont participé à la Résistance que parce qu’ils avaient été sollicités par Pierre Argoud19. »

Les mouvements de Résistance

De nombreux mouvements nationaux se créent ensuite dans l’Yonne, la proximité avec Paris ayant facilité leur implantation, tout comme celle de nombreux groupes locaux créés avant 1943. Loffroy évoque ces mouvements, mais très succinctement, ce qui ne lui permet pas d’appréhender véritablement leur impact dans la Résistance icaunaise. Ainsi, il est surprenant de constater qu’il parle peu ou pas de la filière de Libération-Nord animée dans le Tonnerrois et l’Avallonnais par Jean Chapelle (« Verneuil »), qui constitue en juillet 1944, en limite de la Nièvre, le maquis des Îles Ménéfrier, le plus important maquis de l’Yonne par ses effectifs.

18. R. Loffroy, Mémoires…, op. cit., p. 110.19. Opus cité, p. 139.

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Jean Chapelle « Verneuil » (assis).Responsable départemental de Libération-Nord, Jean Chapelle dirige, à 19 ans, le maquis des Îles Ménéfrier, le maquis le plus important de l’Yonne.

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Robert Loffroy n’évoque pas non plus le mouvement Résistance, pour-tant solidement implanté en Puisaye jusqu’à l’automne 1943. Ce mouve-ment recrutait principalement dans les rangs de la droite chrétienne, au-tour des curés de Puisaye et des proches de l’abbé Deschamps à Auxerre. Le mouvement Résistance ayant été démantelé à la suite d’une impor-tante vague d’arrestations à l’automne 1943, le Service National Maquis lui succède au printemps 1944. Certes, cette organisation paramilitaire qui dépendait des MUR (Mouvements de Résistance Unis) est citée en passant par Robert Loffroy, mais il passe sous silence l’existence des maquis pour-tant nombreux créés par le Service National Maquis, notamment en Pui-saye, et dont certains ont mené des combats importants et spectaculaires contre les troupes allemandes, comme le combat du Bois Blanc le 3 juillet 1944. Il avoue juste sa surprise lorsqu’il apprend après la guerre que cette organisation était contrôlée par des militants communistes, en citant le cas de Bernard Cunin, chef départemental du Service National Maquis. Peut-on ici parler de noyautage des organisations non communistes par le Parti communiste ? Nos travaux ne nous ont pas permis d’éclairer ce point. Mais il pourrait s’agir dans ce cas d’initiatives individuelles, et non d’une déci-sion des instances supérieures, auquel cas Loffroy aurait été au courant.

D’une manière générale, Robert Loffroy surestime l’importance et l’ac-tion des maquis FTP, lesquels ne deviennent que tardivement des maquis de combat 20, et il sous-estime au contraire ceux qui dépendaient des orga-nisations non communistes, comme le Service National Maquis, le réseau Jean-Marie, ou encore Libération-Nord.

Les réseaux et leur grande diversité

À l’exception du réseau Jean-Marie, qui est d’ailleurs davantage qu’un simple réseau, Robert Loffroy ne fait pas mention des réseaux, pourtant très nombreux dans l’Yonne. « L’arrivée des trois aviateurs allait provo-quer une véritable fête au sein de la famille Cherpi. J’avais cependant des remords. J’avais assuré le fermier que ces trois pensionnaires ne seraient chez lui que pendant quelques jours, le temps de se mettre en rapport avec une filière d’évasion qui leur ferait gagner l’Angleterre. En fait, je savais qu’il n’y avait guère de possibilités de faire évacuer les trois aviateurs, à moins que le hasard ne me mette en relation avec ces services qui, paraît-il, agissaient efficacement21. »

20. Sur la typologie et l’évolution des maquis, voir l’ouvrage de Jacques Canaud, Le temps des Maquis, Clermont-Ferrand, De Borée, 2011.21. Op. cit., p. 209.

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Les réseaux sont des organisations spécialisées dans des actions comme le renseignement, les filières d’évasion, les parachutages. Robert Loffroy, qui semble avoir conscience de leur existence, les appelle « les services », mais il ne les connaît pas, faute de contacts. C’est là le résultat direct du cloisonnement qui est de règle au sein de la Résistance, mais qui résulte aussi de la prudence stricte que s’impose Robert Loffroy.

Pourtant ces réseaux étaient très actifs, en particulier dans le Jovinien et l’Aillantais, secteur d’action de Robert Loffroy. Deux réseaux se sont particulièrement illustrés dans la récupération des aviateurs alliés, action mentionnée par Loffroy. Il s’agit du réseau Bordeaux-Loupiac, regroupant des membres de Bayard et de Jean-Marie, qui a récupéré une trentaine de pilotes alliés pendant l’été 1943, et du réseau sénonais Vélite-Thermopyles qu’animait Catherine Janot. On peut aussi citer une troisième organisation, le réseau Alliance, localisé dans l’Avallonnais et dirigé par l’abbé Ferrand.

La Résistance non communiste est donc très présente dans l’Yonne, même si son implantation, en mouvements ou en réseaux, reste très locali-sée. Bien organisée, disposant pour certaines organisations patronnées par les Anglais de moyens importants en armes et en argent, la Résistance non communiste joue un rôle important en réceptionnant notamment des parachutages et en créant des maquis. La question se pose donc de com-prendre pourquoi Robert Loffroy qui, certes, n’a rencontré qu’une partie de cette Résistance pendant son action résistante, en minore l’importance lorsqu’il rédige ses Mémoires.

Les raisons d’un siLence

Le résistant Robert Loffroy a sillonné à vélo de nombreux secteurs géographiques de l’Yonne, mais pas le département dans son ensemble, et donc il n’a pas pu rencontrer toute la Résistance présente dans l’Yonne. Certes, et c’est tout à son honneur, lorsqu’il entreprend la rédaction de ses Mémoires, sa rigueur et son honnêteté l’incitent à compléter ses souvenirs en recueillant des renseignements (sans toutefois consulter les archives publiques). Toutes ces raisons expliquent donc sa méconnaissance d’une partie de la Résistance non communiste, en particulier celle des groupes pionniers, puis des réseaux aux actions moins visibles, comme les activités de renseignements, l’animation de filières d’évasion et la récupération des aviateurs alliés. Cette méconnaissance, Robert Loffroy en avait d’ailleurs conscience car, après avoir assisté à une conférence d’un membre de

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l’ARORY en 1997, il affirma avoir bien besoin des historiens pour connaître toutes les organisations de Résistance22.

Une Résistance difficile à appréhender

L’exemple qui témoigne le mieux de sa difficulté à appréhender cette résistance est la présentation que Robert Loffroy fait du réseau Jean-Marie. Aveuglé par sa défiance, mais surtout victime de sa méconnaissance, il n’a pas pris toute la mesure du rôle joué par cette organisation dans la Résistance icaunaise. Sans nier la réalité de l’infiltration, il paraît difficile de résumer son histoire à la seule trahison de Roger Bardet, même si celle-ci a provoqué, dans d’autres départements que l’Yonne, l’arrestation et la déportation de nombreux résistants.

22. Correspondance privée entre Robert Loffroy et Joël Drogland, 1997.

Catherine Janot.Catherine de Serbonne, épouse Janot, membre du réseau Vélite-Thermopyles, organisation chargée de récupérer des aviateurs alliés tombés en cours de mission et de les acheminer en Angleterre.

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Plus généralement, on peut dire que l’existence des réseaux anglais, tout comme l’apport des agents missionnés par le SOE, est longtemps restée ignorée, voire délibérément occultée dans l’Yonne – comme en France d’une manière générale –, les mémoires de la Résistance gaulliste et de la Résistance communiste ayant durablement fait obstacle à la diffusion de publications évoquant la Résistance anglaise, car elles écornaient l’image complaisamment entretenue selon laquelle la Résistance avait été une af-faire purement franco-française. Ainsi, bien qu’écrit en 1966, le livre de l’historien Michael R. D. Foot consacré aux réseaux SOE implantés en France n’a été traduit en français qu’en 200823. Pourtant ce livre permet d’appréhender l’histoire et le fonctionnement des réseaux du SOE implan-tés en France et par conséquent dans l’Yonne. Ayant accédé aux archives les plus secrètes, l’historien anglais révèle également des statistiques im-pressionnantes concernant le nombre d’agents (près de 1 800) parachutés en France par le SOE.

La prégnance d’une culture politique

Une autre raison explique les préventions dont Robert Loffroy fait preuve vis-à-vis de la Résistance non communiste. Sa vision de la Résis-tance reste très marquée idéologiquement du fait de sa culture politique, celle d’un militant resté fidèle à l’appareil.

Il le revendique d’ailleurs d’une certaine manière : « À la différence des membres de diverses familles idéologiques qui participaient à la Résistance exclusivement en tant que membres de leur groupement, mouvement ou réseau, les communistes luttaient dans la Résistance en tant que membres de leur parti24. » Pour lui, l’engagement dans la Résistance ne se conçoit que comme la continuité du militantisme communiste. Cette affirmation montre l’influence et le poids de sa culture politique dans l’écriture de ses Mémoires : selon la version communiste orthodoxe de la Résistance qui a prévalu pendant 30 ans, la bourgeoisie avait trahi et collaboré, alors que le peuple avait résisté dans ses profondeurs. D’où une vision très négative de la Résistance non communiste, en particulier celle qui est animée par des personnes issues de la droite, qualifiée de « réactionnaire » ou « d’adversaire ».

23. D’une manière générale, l’histoire des réseaux reste à faire même s’il existe des études solides comme Le réseau Carte, op. cit., ou encore le livre de Julien Blanc, Au commencement de la Résistance, Le réseau du Musée de l’Homme, Paris, Le Seuil, 2010.24. Robert Loffroy, Mémoires…, op. cit., p. 288.

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Toutefois, rappelons-le, jusqu’au printemps 1941 le Parti communiste n’a pas appelé explicitement à la Résistance contre l’occupant allemand, sa position restant alors dictée par la Troisième Internationale, elle-même soumise aux impératifs de la politique soviétique. De plus, aucun parti, à l’exception de la SFIO reconstituée, ne devient une organisation de résis-tance. Ce sont des organisations nouvelles, appelées mouvements, qui se créent sur les ruines des anciens partis.

Cette attitude attentiste adoptée par le Parti communiste entre juin 1940 et le printemps 1941 a certainement aggravé l’anticommunisme, par ail-leurs dénoncé par Loffroy. Cet anticommunisme a vraisemblablement nourri ou conforté le poids de sa culture politique : « Les discriminations dont nous étions les victimes nous braquaient contre n’importe quel résis-tant qui n’appartenait pas au FN ou aux FTP. Réfugiés dans un isolement hautain, nous écrasions de notre mépris tous ces hommes que nous qua-lifiions d’attentistes. Ce mépris, une partie de ceux-ci, débordant d’une haine anticommuniste aveugle et bornée, nous le rendait largement25. »

Un autre passage de ses Mémoires illustre l’influence de sa culture poli-tique dans sa perception de la Résistance non communiste. Il y est question de l’arrestation en juin 1945 de Lise Hutinel. Cette dernière est accusée d’avoir eu des relations avec le commissaire Grégoire. Dans ses Mémoires, Robert Loffroy s’interroge sur le comportement de Mme Hutinel pendant l’Occupation : « Quel avait été le rôle joué par cette femme pendant les événements tragiques de juin 1944 à Guerchy26 ? (…) » Cette interrogation laisse à penser qu’elle pourrait avoir été mêlée à la dénonciation de la fa-mille Dumont, dont trois membres furent tués par des soldats allemands le 13 juin 1944 à Guerchy. Toutefois, les doutes de Robert Loffroy exprimés dans les années 1980 sont en contradiction avec son propre témoignage en date du 12 juin 1945, témoignage qui a permis, entre autres, d’innocenter la résistante. En effet, il affirme alors ne pas douter de son patriotisme : « Jamais Mme Hutinel ne nous est apparue suspecte. Chacun est resté sur ses positions, l’entretien n’a pas eu de suite. Aucun projet envisagé. Par la suite j’ai rencontré plusieurs fois Mme Hutinel, aucune parole ne fut échan-gée, mais j’ai eu confiance en cette femme (…) animée des plus grands sen-timents patriotiques27. » Comment expliquer ce revirement, 25 ans après, lorsqu’il écrit ses Mémoires, si ce n’est que le poids de la culture politique

25. Op. cit., p. 289.26. Op. cit., p. 122.27. Arch. dép. de l’Yonne, 1130 W 17.

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chez Robert Loffroy est certainement plus lourd lorsqu’il écrit ses Mémoires que lorsqu’il était résistant28.

Le poids de sa culture politique, auquel il faut bien entendu ajouter le contexte de la Guerre froide, a empêché Robert Loffroy de prendre toute la mesure de la Résistance non communiste dans l’Yonne, en particulier celle qui était composée d’hommes et de femmes venus de la droite natio-naliste, dont l’engagement et l’activité ne souffrent d’aucune contestation, aussi bien à l’échelle départementale que nationale.

Ainsi, dans le département, on compte un nombre important de résis-tantes et résistants issus des milieux de la droite conservatrice, catholique, voire nationaliste. Citons par exemple François de Montaudouin, qui a dirigé l’ORA dans l’Yonne avant sa mort au combat le 26 juillet 1944, Catherine Janot proche de l’Action française mais aussi imprégnée d’hu-manisme chrétien, qui appartenait à plusieurs organisations de résistance dans le Sénonais, Jean-Paul Allard et Raymond Thomasset, membres du Service National Maquis, René Aubin, membre de Libération-Nord, ou certains des animateurs des premiers réseaux de renseignement, comme Marcel Choupot, Adrien Sadoul et l’entourage de ce dernier. Au niveau national, Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin, que l’on connaît mieux depuis la parution de ses mémoires Alias Caracalla, symbolise ceux et celles qui, venus de la droite nationaliste, se sont pourtant engagés dans la Résistance par patriotisme. On pourrait également citer Marie-Madeleine Fourcade et le réseau Alliance, l’essentiel de l’entourage de De Gaulle, et bien sûr de Gaulle lui-même !

La construction d’une mémoire communiste

En écrivant ses Mémoires, Robert Loffroy entend en fait contribuer à la construction de la mémoire de la Résistance communiste icaunaise. Loca-lement, il existe en effet une concurrence des mémoires. Le groupe Bayard prétend incarner quasiment à lui seul la Résistance dans le Jovinien ; dans l’Aillantais, l’Association « Les premiers compagnons de Pierre Argoud » n’a de cesse de célébrer la mémoire de celui qui est qualifié de « héros de la Résistance ». C’est donc aussi pour redonner au Parti communiste et aux FTP la place qu’il estime leur être due que Robert Loffroy prend sa plume.

Robert Loffroy se montre ainsi très critique envers le groupe Bayard « dont l’activité était très en retrait par rapport à la nôtre », et il accuse Paul

28. Toutefois, Robert Loffroy apparaît moins rigide dans l’exercice de son métier d’agriculteur puisqu’il s’est associé pendant près de 30 ans avec Hubert Gros, fervent catholique. Cette associa-tion fut même qualifiée par certains, non sans ironie, « d’axe Rome-Moscou » !

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Herbin d’avoir cherché à surestimer le rôle de son groupe en s’appropriant tous les honneurs après la Libération. « Après la libération de l’Yonne, dans laquelle il avait joué un rôle non négligeable, le Groupe Bayard allait avec complaisance se laisser manipuler par le pouvoir politique en place et projeter sur le devant de la scène comme ayant été l’essentiel de la Résistance dans l’Yonne29. »

La volonté exprimée par Paul Herbin de présenter Bayard comme un groupe incontournable dans l’histoire de la Résistance de l’Yonne est très vite perceptible avec la création, dès 1945, d’une Amicale qui préfigure la naissance du futur musée Bayard à Joigny. En consultant les dossiers de demande de carte de Combattant Volontaire de la Résistance à l’ONAC, nous avons remarqué qu’Herbin avait généreusement multiplié les attestations de « complaisance » en faveur de résistants

qu’on pourrait qualifier « de la dernière heure », certainement dans le but de « gonfler » les effectifs de son groupe. Remarquons cependant qu’il n’est pas le seul chef de groupe de résistance à avoir agi ainsi…

Dans l’Aillantais, l’association « Les premiers compagnons de Pierre Argoud » se crée début 1946 et se montre, elle aussi, rapidement très active, en organisant une souscription pour ériger un monument à la gloire de celui qu’elle considère comme le héros local. C’est ainsi qu’en décembre 1946, en présence d’une foule nombreuse, est inauguré devant le domicile de l’ancien résistant aillantais, mort en déportation en octobre 1944, l’un des tout premiers monuments de l’Yonne. Cette inauguration est aussi l’occasion pour les représentants de la Résistance non communiste de s’exprimer, tels Jean Marot, ancien de Bayard et président de l’Association des Déportés et Internés Politiques de l’Yonne, l’abbé Bruni ou René Aubin30.

De son côté, Robert Loffroy ne reste pas inactif. Il est l’un des fondateurs en 1945 de l’association des anciens FTP-FFI et du Comité d’entente de la Résistance. Il est donc engagé dans l’Yonne, et particulièrement

29. Robert Loffroy, Mémoires…, op. cit., p. 191.30. Toujours en 1946, un livre écrit par Jacqueline Gavet, nièce de Pierre Argoud, édité par L’Yonne Républicaine, participe également à l’héroïsation du résistant aillantais.

Paul Herbin.Responsable du groupe Bayard, Paul Herbin fonde dès 1945 une Amicale qui donnera naissance à un musée Bayard à Joigny. Il en-tend donner à son groupe une place essentielle dans l’histoire et la mémoire de la Résistance icaunaise.

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dans l’Aillantais, dans la transmission de la mémoire de la Résistance communiste. Mais son action se heurte à certaines oppositions. Ainsi, à Guerchy, pourtant qualifié par lui de « berceau de la Résistance », la mairie refuse un temps de s’associer à l’inauguration d’une plaque en hommage au résistant communiste Pierre Houchot, ami d’enfance de Loffroy. À Champvallon, si une plaque est bien inaugurée en 1946 en l’honneur de Charlotte Dupuis, résistante FTP morte en déportation le 8 mars 1943, la municipalité refuse d’inscrire son nom sur le monument aux morts de la commune.

Cette différence de traitement par rapport à la Résistance non commu-niste est durement ressentie par Robert Loffroy, qui y voit la manifestation d’un anticommunisme déjà dénoncé pendant la guerre.

« En toute justice, le PCF aurait dû être reconnu officiellement comme mouvement de la Résistance au même titre que les orga-nisations qu’il avait créées, et cela quoi qu’on pense de sa doctrine politique proprement dite. C’est du moins ma conviction person-nelle. Cela ne devait pas être fait car, dans les milieux dirigeants de la bourgeoisie, on ne voulait pas valoriser le parti qui se réclamait de la classe ouvrière et qui luttait avec tant d’acharnement pour l’éman-cipation de celle-ci31. »

Pour tenter de contrer cet ostracisme, Robert Loffroy organise des conférences et des expositions sur la Résistance dans l’Yonne, et particuliè-rement dans l’Aillantais, pour que soit reconnu le rôle majeur de la Résis-tance communiste. La rédaction de ses Mémoires, même tardive, contribue également à conforter la mémoire communiste de la Résistance qui s’est largement imposée dans l’Yonne dès 194532, et que les écrits de Robert Bailly ont ensuite contribué à diffuser et à enraciner.

** *

Les Mémoires de Robert Loffroy constituent un témoignage remarquable et irremplaçable pour la connaissance de la Résistance communiste de l’Yonne. Toutefois, comme nous venons de le voir, la Résistance dans notre département ne se limite pas aux seules organisations communistes, la Ré-

31. Robert Loffroy, Mémoires…, op. cit., p. 289.32. Lors de sa venue au cimetière des Conches à Auxerre le 9 septembre 1945, Maurice Thorez présente le Parti communiste français comme étant le principal initiateur et organisateur de la Résistance française.

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sistance dans notre département ayant été aussi diverse que complexe, tant sur le plan organisationnel que sur le plan politique. Robert Loffroy évoque parfois la Résistance non communiste, mais, le plus souvent, il la minore quand il ne l’ignore pas. Ce sont là les limites de son témoignage, même si l’honnêteté et la respectabilité de l’auteur sont indiscutables.

Mais il est un fait que nous devons garder à l’esprit : Robert Loffroy est resté toute sa vie fortement marqué par l’influence de son militantisme poli-tique, ce qui explique sa lecture partisane de la Résistance, que le contexte de la Guerre froide a certainement renforcée. Du même coup, ses Mémoires sont très instructives sur la mentalité et les représentations de son auteur, qui fait du Parti communiste le principal initiateur et organisateur de la Résistance dans l’Yonne. C’est là une thèse qui sera largement développée dans les ouvrages de Robert Bailly, pour qui les Mémoires de son ami Robert Loffroy ont constitué une source essentielle.

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